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Il y a toujours du soleil sur la Grande Rivière Jean-Louis Grosmaire VERMILLON COLLECTION ROMANS

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Il y a toujours du soleil sur la Grande Rivière

Jean-Louis Grosmaire

VERMILLONCOLLECTION ROMANS

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Les Éditions du Vermillon reconnaissent l’aide financièrepour leurs activités d’édition

du Conseil des Arts du Canada,du Conseil des arts de l’Ontario, de la Ville d’Ottawa,

et du programme du Fonds du livre du Canada, ministère du Patrimoine canadien.

Les Éditions du Vermillon305, rue Saint-Patrick Ottawa (Ontario) K1N 5K4

Téléphone : (613) 241-4032 Télécopieur : (613) 241-3109Courriel : [email protected]

DistributeursAu Canada Prologue

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En Suisse Albert le Grand20, rue de Beaumont CH 1701 Fribourg

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Téléphone : 01 43 54 49 02 Télécopieur : 01 43 54 39 15

ISBN 978-1-926628-42-4 Édition numérique : ISBN 978-1-926628-48-6COPYRIGHT © Les Éditions du Vermillon, 2011

Dépôt légal, deuxième trimestre de 2011Bibliothèque et Archives Canada

Tous droits réservés. La reproduction de ce livre,en totalité ou en partie, par quelque procédé que ce soit,

tant électronique que mécanique, et en particulierpar photocopie, par microfilm et dans Internet,

est interdite sans l’autorisation préalable écrite de l’éditeur.

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada

Grosmaire, Jean-LouisIl y a toujours du soleil sur la Grande Rivière : roman /

Jean-Louis Grosmaire(Collection Romans ; no 53)ISBN 978-1-926628-42-4

I. Titre.

PS8563.R59515 2011 C843'.54 C2011-902606-6

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Jean-Louis Grosmaire

Il y a toujours du soleil sur la Grande Rivière

Roman

Collection Romans, n o 53

Vermillon

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Toute ma gratitude à

Brigitte et Jérôme BoillotMichel Bouffard

Françoise HubertHenri Lessard

Liliane Fèry-PinardEliane Rittener.

Merci Eliane de l’attention apportée au manuscrit.

Et à Pierre Vennat, en hommage à son père décédé lors du raid de Dieppe et à tous les Canadiennes et

Canadiens morts pour la France. Merci à Micheline Vennat.

Je dédie ce livre à l’écrivain André Besson, qui eut l’idée de cette saga.

Avec toute mon amitié.

JLG

Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé, toute homonymie seraient pure coïncidence.

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Première partie

« JE NE LÂCHERAI PAS»

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« JE NE LÂCHERAI PAS» 1

Au début, il y eut l’euphorie du retour, un bonheur inouï,insensé. Paul Javelier était rentré sain et sauf de la GrandeGuerre, tout comme sa fille Louison et son époux James.Même l’ami de Paul, le fidèle André Boilat avait rejoint indemnele village d’Apreval en Franche-Comté. Que demander de plus?

En 1919, on ne croisait plus beaucoup d’uniformes enville, à Ottawa il n’y avait presque plus de défilés.

Les affiches des « Bons de la victoire » étaient parties auvent et à la pluie.

Pour les gens, la guerre c’était le passé, on se tournaitvers l’avenir.

Paul non plus ne voulait plus en parler.L’essentiel, il ne le confiait à personne, cette douleur qui,

encore aujourd’hui, se kyste dans l’âme fragile. Heureusement,il y a Madeleine, plus attentive que jamais. Elle a tout compris,comme d’habitude. Elle compte sur le temps pour l’aider àrevigorer son homme. Il y aussi les enfants, Louison et sonmari James; James est comme un fils pour Paul. Louison,James et Paul ont tous trois souffert au front. Comme ils sontplus jeunes que Paul, ils veulent croquer la vie à pleines dents.Paul envie leur force, leur spontanéité. Les deux fils de Paulet Madeleine, Benjamin et Nicolas, grandissent. Paul essaied’être un père joyeux. Dès qu’il le peut, dès que le travail lelibère, il se joint à eux, ils partent ensemble se promener vers

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la rivière, voir les bateaux et s’attarder aux écluses du canalRideau.

Et puis, oh! le sourire de Renée Ting Ying, la petite-fille,la fille de Louison et de James, voilà le meilleur médicamentde Paul. Lorsqu’il la tient sur ses genoux, qu’il joue au petitcheval avec elle, Paul oublie tout. Il lui chante des airs com-tois, qu’elle fredonne ensuite dans son babil d’enfant. RenéeTing Ying ressemble à James, elle a les mêmes cheveux noirs,les yeux en douce amande, elle est la Chine toute jeune, fra-gile et forte à la fois. De sa mère Louison, elle a hérité le visagegracieux, et de sa grand-mère Renée, la première épousedéfunte de Paul, ce regard profond, pétillant et radieux. Renéesans souffrance, Renée auprès d’eux en cette petite-fille sijolie et si solide. Louison a bien compris que Renée Ting Yingapportait la paix à Paul.

Habitant avec James à Ottawa, Louison vient à la maisonfamiliale de Hull aussi souvent que possible. Chaque fois,Paul et Renée Ting Ying sont inséparables. Les rires de l’en-fant couvrent les bruits des canons, l’enfer des tranchées,cicatrisent les atroces blessures. Lorsqu’ils partent, RenéeTing Ying, Louison et James, c’est un peu de la guerre quirevient, même si Madeleine et Ermance, la grande amie qué-bécoise, Nicolas et Benjamin entourent Paul.

– Vous me gâtez, je mesure mon bonheur, pardonnez-moi, je suis trop souvent là-bas. Il faut m’excuser.

– Prends ton temps Paul, nous comprenons, répondLouison à son père.

– Maudite guerre ! Elle a meurtri les familles. Si vousvoulez encore en parler, libérez-vous Paul.

– Ce n’est pas facile, Ermance.– Je l’sais Paul, sont touts pareils les soldats. Ceux que

je vois ont le même regard que vous.– C’est-à-dire?

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– Il y a du fer, du métal, du froid, quelque chose de dur,qui s’est glissé en eux. Chassez tout ça. Moi, quand j’en peuxplus, je prie.

– J’ai souvent prié, maintenant, je me tourne vers Notre-Dame de Gray, vers le Seigneur et je lui demande pourquoitout cela?

– Paul, ce n’est pas à Dieu qu’il faut poser la question!C’est aux hommes, aux chefs d’État. Dieu ne nous a pasconduits là! Je me tais, la guerre, je ne l’ai pas faite.

– Non, continuez, vous connaissez la vie plus que moi.– J’étais pas à la guerre, c’est la différence. Comme dit

votre femme : « Prenez votre temps » et « les petits bonheurs »quand ils passent. Peut-être que cela vous aidera.

– Merci Ermance.– Ne me remerciez pas. Bon, je retourne à ma couture.

C’est encore ce que je fais de moins mal à mon âge.– Et moi, je vais couper du bois pour allumer le feu. Cela

me rappellera le temps où je travaillais en forêt et puis enComté.

Paul embrassa Madeleine sur le front, il sortit dans lacour arrière, un sourire se dessina sur ses lèvres. Madeleinenota que les yeux de Paul avaient retrouvé un peu de douceur.

Ermance savait dire la vérité et la vie, elle prodiguait tou-jours du réconfort. Lorsque Paul fut dehors, Madeleine serrala main d’Ermance.

– Merci.– On va réussir à l’avoir votre homme! Faut en finir avec

cette guerre !

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Non, non et non! Paul ne se reconnaissait plus lui-même.La guerre l’avait profondément blessé. Ses pensées retour-naient toujours au front. Pourtant, il avait tout ici, et la familleétait en santé et heureuse. Comparé à d’autres, il s’en sortaitplutôt bien, alors?

Le lendemain, il se rendit au bord de l’eau. Il arrêta lecheval près de la Grande Rivière, comme il se plaisait à appelerla rivière des Outaouais, en utilisant un des vieux noms de cecours d’eau qui en avait tant. L’Outaouais, c’était sa Saônecanadienne à lui. Il s’assit en amont des chutes, pas loin del’ancien chemin de portage, passé le ruisseau de la Brasserieet les usines, il contempla les flots.

C’était une journée collante du mois de juin 1920. Unevague de chaleur pesait sur la région. L’air moite, immobile,nimbait les contours, même près de l’eau vive. Pas un souffle devent.

Les chevaux et les hommes peinaient à l’ouvrage. Les moustiques affluaient sur les bras, les visages, vrom-

bissaient jusque dans le creux des oreilles. Les feuilles pen-daient, molles, dans la vapeur. Pas un oiseau, pas de nuages,juste une opacité tenace qui persistait depuis déjà quelquesjours. L’ombre des arbres ne recelait aucune fraîcheur. Paul,comme beaucoup de Hullois, pensait à l’hiver, au vent glacé,au ciel bleu, aux contours nets, au soleil vif. Il ne se plaignait

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pas de cette brume chaude, il avait connu pire et puis, letemps, il l’acceptait tel qu’il venait, même si cette caniculesubite anéantissait toute vigueur. Il s’accorda une pause alorsqu’il revenait d’Aylmer, cela lui permit d’abreuver la jument deson patron, de la laisser prendre un peu d’herbe et de repos,et pour lui, de saisir quelques instants de détente.

– Ils ne m’auront pas! Nenni ma foi ! La guerre est finiepour moi aussi.

Il mesura le chemin parcouru depuis sa venue au Canada,puis la guerre, maintenant il voulait se tracer un avenir. Ilsavait bien qu’il est prétentieux de croire que l’on forge soi-même tout son destin. Il voulait reprendre pied, vivre, savourerla vie, cultiver les petits bonheurs, dont parlait Ermance,entourer, guider les enfants et Renée Ting Ying, choyer Madeleine,les siens, vivre, vivre, vivre !

Il remonta dans le temps de son enfance en Franche-Comté. Il se revoyait dans la maison de ses parents. Il étaitassis sur le banc de pierre, c’était un après-midi torride,comme aujourd’hui, un ciel voilé, des brumes de chaleur surla vallée de la Saône, un soleil laiteux diffusant une lumièreblanche. Dans la torpeur qui étouffait le village où même lesmouches et les taons économisaient leur énergie, en ces heuresoù le temps semblait s’être arrêté, il se souvenait qu’il pensaitdéjà, à cette époque-là, à son avenir. Que ferait-il plus tard?Agriculteur? Facteur? Employé des chemins de fer? Il obser-vait devant lui, au-delà de la courette, les clapiers des lapins;à gauche et à droite, deux petites bergeries où l’on rentraitles quatre chèvres pour la nuit. Entre les deux, juste en facede lui, le four à pain où sa mère faisait cuire les grosses michespour la semaine. Lors des grandes vacances, il passait sesjournées d’été à garder les chèvres en compagnie de la chienne,la Taupette, gentille, fidèle, qui, avec les années avait les téti-nes pendantes d’avoir trop donné à ses nombreuses portées.Un chat tout aussi éternel que la chienne, gambadait dans

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les prairies, Blanc-Blanc, qui faisait bon ménage avec tout lemonde et menait sa vie sagement entre la cuisine en hiver,les champs l’été, le fenil à l’automne et au printemps. Un chatqui, par temps froids, trouvait le coin chaud dans la grangeou à la maison. Blanc-Blanc était toujours impeccablementpropre et soyeux, même si les chemins étaient parsemés debouses de vaches ou de flaques de purin.

Aujourd’hui, il était au bord de la rivière des Outaouais,ses parents avaient rejoint la maison du père éternel. LaFranche-Comté, il l’avait trop rapidement revue juste à la finde la guerre.

Plus de parents, de Taupette, de Blanc-Blanc, de chèvres,de lapins, de ferme, plus de Franche-Comté, maintenant unautre trésor : une famille au Canada.

L’eau coulait sur les pierres grises, comme le banc de sonenfance, l’eau coulait sur les jours de jadis. Il se redit qu’il nes’en sortait pas si mal de cette traversée des années, que la vieétait belle, malgré tout.

La jument, la Belle (depuis son enfance, il appelait ainsitoutes les juments), chassait mouches et moustiques à grandscoups de queue, secouait sa tignasse aux longs crins, l’ob-servait calmement. Il avait toujours aimé les chevaux. De nosjours, on parlait de voitures automobiles. La jument, compagnequ’il avait retrouvée après la guerre, qui l’avait tout de suitereconnu, finirait-elle tranquillement ses jours dans un pré?Paul deviendrait-il chauffeur d’automobile d’un patron, mon-sieur Germain, d’Ottawa? S’il fallait apprendre à conduire,mettre son œil dans les moteurs, pourquoi pas? À la guerre,il en avait assez vu de ces camions et autres véhicules quel’on poussait sur les routes défoncées, tirait des ornières et quiau moins ne souffraient pas comme les chevaux effrayés parla mitraille, animaux au regard si humain, frères de martyrs.

Le jour de son retour, La Belle, la solide jument, il s’ensouviendra toujours, avait collé son chanfrein contre lui enquête de caresses. Après des années de guerre, elle le recon-naissait, elle aussi l’avait attendu. Il en avait pleuré de bonheur.

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Cette maudite guerre revenait au détour d’une pensée,elle surgissait en prenant l’espace, en déroulant ses paysagessinistres, ses calamités innommables. Il s’efforça de regarderles rapides, il laissa son esprit dériver parmi les flots tourbillon-nants, les volutes et autres arabesques de l’onde joyeuse. Il seretourna, la jument broutait toujours, il se leva. Elle tenditla tête vers lui et amicalement elle lui donna une bourrée surla poitrine.

– Brave bête ! Il lui caressa les ganaches, remonta sontoupet, démêla un peu sa crinière, la tapota sur le flanc.

Elle releva la tête, l’œil fier et heureux. Oui ! Ermanceavait raison, il restait encore des petits bonheurs à cueillir.

– On y va, ma Belle ! On reviendra ici de temps à autre.Elle secoua la tête pour chasser les insectes. Son épi-

derme se plissa pour contrer les attaques ailées.– En route ! Il parcourut le chemin de retour sans prêter attention au

paysage. La jument connaissait le trajet, lui voguait dans sespensées.

Il se rappelait le fromage de chèvre que faisait sa mère.Une pâte aérienne, blanche comme lait, douce et qui au fildes jours s’affermissait. Enfant, il étalait ce fromage sur leslanguettes de miche trempées dans le lait onctueux des mêmeschèvres. Il petit-déjeunait tandis que sa mère s’affairait aupoêle et que son père, levé dès potron-minet, était déjà à l’ou-vrage. Le lait de chèvre coulait dans sa bouche, suave, légè-rement relevé, régénérateur, porteur des herbes folles etodoriférantes des terrains pierreux et des buissons touffus.Paul ajoutait une cuillère du miel paternel dans le bol de lait.Le filet d’or glissait vers le fond du bol et parfumait jusqu’auxdernières gouttes de ce nectar. Les après-midi d’été, il condui-sait les chèvres vers les espaces communaux en friche. Il s’as-seyait, jetait un coup d’œil aux quatre sœurs caprines etplongeait dans un livre. Il s’évadait. Est-ce par ses routes de

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lecture qu’il se retrouva au Canada? Au village, à Apreval, ily avait peu de livres, quelques revues, les gens se les pas-saient de maison en maison, entre amis, assez rares, car lamoitié des habitants était fâchée contre l’autre, depuis desgénérations, ne se souvenant plus vraiment pourquoi. Leslivres et les feuillets, on les gardait précieusement, on en pre-nait grand soin. Il fallait surtout ne pas les salir et dès qu’onles avait, on les protégeait d’un papier afin de ne pas souillerla couverture. Un livre ! On le relisait, on écrivait son nom surla première page en faisant bien attention que l’encre sèchesous le buvard. Le livre était nôtre pour la vie !

La jument allait bon train, Paul s’engagea sur le pont oùune petite brise l’accueillit. Les tours du Parlement fédéral sefondaient dans la brume chaude, les billots roulaient dans larivière, empruntant les couloirs dans lesquels le courant lespoussait. Tant d’arbres qui partiraient vers l’Europe! Le meilleurde notre région, pensa Paul. Papier pour des livres qui ferontrêver les adolescents, qui viendront peut-être comme lui auCanada? Bois de charpente, bois de navires, de maisons, lesgéants de la forêt, les pins majestueux flottaient vers un autredestin. Paul se souvint de ses mois de bûcheron, du labeurdans la neige, des longues journées de froid et aussi delumière, de sueur et de promiscuité. À l’époque, il n’avait pasle choix, il devait, comme les autres, gagner sa vie.

C’était le passé. Le travail dans les chantiers continuait,plus loin, plus au nord et pourtant la forêt n’était pas inépui-sable. Qui s’en souciait, qui se préoccupait des animaux etde leur milieu de vie? Les piles de bois s’entassaient sur lesîles entre les deux rives. Les barons du bois s’enrichissaientcomme en témoignaient leurs imposantes demeures. Pauln’enviait pas ces hommes d’affaires. Jamais il n’avait jalouséles nantis. Ils faisaient leur travail, lui le sien, chacun sa place.

Il arriva chez monsieur Germain.

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Depuis des années déjà, Paul était homme à tout fairepour les Germain. Paul appréciait grandement la relation qu’ilavait avec monsieur et madame Germain. C’étaient des gensrespectueux, qui connaissaient toute la famille et qui, dès lespremiers jours de Paul et Madeleine dans la région, s’étaientmontrés particulièrement serviables envers eux.

Sa tâche, Paul l’accomplissait minutieusement, il condui-sait monsieur Germain à ses différents rendez-vous avec la voi-ture à cheval, s’occupait de la résidence, entretenait le jardin.Il allait à son rythme, sans avoir constamment quelqu’un luidonnant des ordres ou exigeant de lui une attitude servile.Même chose pour Madeleine, qui taillait et cousait dans sonatelier à la maison et qui rencontrait les dames de la hautesociété ottavienne.

Paul et Madeleine aimaient leur travail et la possibilitéde gérer leur temps à leur manière. À part les rendez-vous demonsieur Germain, Paul pouvait planifier sa journée et il necomptait ni ses heures, ni son énergie.

Monsieur Germain était architecte. Il avait des contratsavec le gouvernement fédéral, parfois pour des particuliersqui lui demandaient de dessiner une résidence originale.

Sa demeure de type victorien n’était pas son œuvre.Couverte de briques d’un rose vieilli, sur lesquelles poussaitune vigne vierge, entourée d’un jardin avec de beaux érableset quelques épinettes, le tout délimité par une haie de cèdres,elle apparaissait, dans ce quartier proche du Parlement,comme un vestige de ce que fut Ottawa aux premiers tempsde son histoire. Des arbres aussi majestueux, on n’en trouvaitplus guère dans le centre-ville.

Ottawa grossissait rapidement et monsieur Germain enétait un des architectes. Il voyait très bien que leur maisonétait de plus en plus cernée par la ville. Mais, telle était laphilosophie de monsieur Germain : à quoi bon s’inquiéter

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pour demain, vivons aujourd’hui. Que deviendraient cettemaison, ces arbres? Pour l’instant, le quartier n’était pasencore trop bruyant, ni trop poussiéreux, alors les Germainprofitaient de la vie ici au centre-ville.

Paul était plus préoccupé par l’avenir que monsieurGermain. Il se disait qu’un jour, il faudrait protéger cette pro-priété, qui serait entourée par des immeubles de plus en plusnombreux et hauts.

Monsieur et madame Germain vivaient heureux, dans cehavre de paix. Paul espérait que ce bon temps allait conti-nuer longtemps. Un couple parfait, hélas sans enfants, pas decris joyeux dans le jardin, si ce n’est, rarement, ceux desneveux où nièces. Voilà pourquoi les Germain avaient tou-jours accueilli Louison et ses frères, puis la fille de Louison etJames, Renée Ting Ying, comme leurs propres enfants.

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Du même auteur

Tout le monde vous aime, monsieur Salim. Roman, Les Édi-tions du Vermillon, Ottawa, 2009, 144 pages.

Tu n’aurais pas dû partir. Roman, Les Éditions du Vermillon,Ottawa, Canada/Éditions Mon Village, Vulliens (VD),Suisse, 2007, 368 pages. PRIX LOUIS-PERGAUD 2007.

Les Petites Âmes. Récits, GREF, Toronto, 2005, 240 pages.Paris-Saint-Louis du Sénégal. Roman jeunesse (à partir de

12 ans), Les Éditions du Vermillon, Ottawa, 2005, 336 pages,FINALISTE PRIX DES LECTEURS RADIO-CANADA JEUNESSE 2007.

Palmiers dans la neige. Roman jeunesse (à partir de 12 ans),Les Éditions du Vermillon, Ottawa, 2003, 129 pages.

L’homme qui regardait vers l’Ouest. Roman, Les Éditions duVermillon, Ottawa, Canada/Éditions Mon Village, Vulliens(VD), Suisse, 2002, 400 pages.

Paris-New York. Roman jeunesse (à partir de 12 ans), Les Édi-tions du Vermillon, Ottawa, 2002, 178 pages.

Les Petites Âmes, Éditions Le Grand Large, Aylmer, 2000,176 pages.

Vous les jeunes! Réponses à des questions qui vous hantent,en collaboration avec Paul Gay, Publications Marie etNotre Temps, Montréal, 1999, 144 pages.

Les Petites Mains. Récit, Les Éditions du Vermillon, Ottawa,1999, 100 pages.

Paris-Hanoi. Roman jeunesse (à partir de 12 ans), Les Édi-tions du Vermillon, Ottawa, 1998, 222 pages.

Le Loup au Québec. Roman jeunesse (à partir de 12 ans), LesÉditions du Vermillon, Ottawa, 1997, 220 pages.

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Lettres à deux mains. Un Amour de guerre. Récit, Les Éditionsdu Vermillon, Ottawa, 1996, 160 pages.

Une île pour deux. Roman, Les Éditions du Vermillon, Ottawa,1995, 172 pages.

Les chiens de Cahuita. Roman, Les Éditions du Vermillon,Ottawa, 1994, 240 pages.

Rendez-vous à Hong Kong. Roman, Les Éditions du Vermillon,Ottawa, 1993, 272 pages.

Paris-Québec. Roman jeunesse (à partir de 12 ans), Les Édi-tions du Vermillon, Ottawa, 1990, 236 pages.

Un clown en hiver. Roman, Les Éditions du Vermillon, Ottawa,1988, 178 pages.

L’attrape-mouche. Récit, Les Éditions du Vermillon, Ottawa,1985, 128 pages.

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Dans la collection Romans

1. Jean-Louis Grosmaire, Un clown en hiver, 1988, 176 pages. Prix

littéraire Le Droit, 1989.

3. Yvonne Bouchard, Les migrations de Marie-Jo, 1991, 196 pages.

6. Jean-Louis Grosmaire, Rendez-vous à Hong Kong, 1993,

276 pages.

7. Jean-Louis Grosmaire, Les chiens de Cahuita, 1994, 240 pages.

10. Hédi Bouraoui, Bangkok blues, 1994, 166 pages.

11. Jean-Louis Grosmaire, Une île pour deux, 1995, 194 pages.

12. Jean-François Somain, Une affaire de famille, 1995, 228 pages.

15. Éliane P. Lavergne. La roche pousse en hiver, 1996, 188 pages.

16. Martine L. Jacquot, Les Glycines, 1996, 208 pages.

17. Jean-Eudes Dubé, Beaurivage. Tome I, 1996, 196 pages.

18. Pierre Raphaël Pelletier, La voie de Laum, 1997, 164 pages.

19. Jean-Eudes Dubé, Beaurivage. Tome II, 1998, 196 pages.

20. Geneviève Georges, L’oiseau et le diamant, 1999, 136 pages.

21. Gabrielle Poulin, Un cri trop grand, 1999, 240 pages.

22. Jean-François Somain, Un baobab rouge, 1999, 248 pages.

23. Jacques Lalonde, Dérives secrètes, 1999, 248 pages.

24. Jean Taillefer, Ottawa, P.Q., 2000, 180 pages.

25. Didier Leclair, Toronto, je t’aime, 2000, 232 pages. Prix Trillium

2001.

26. Hélène Brodeur. Marie-Julie, 2001, 180 pages.

27. Paul Prud’Homme. Kosovo… et l’amour, 2002, 108 pages.

28. Nancy Vickers. Les satins du diable, 2002, 268 pages.

29. Lise Bédard. Un soir, la vieille maison a parlé, 2002, 300 pages.

30. Lucie Brosseau, Le combat de Philippe St-Laurent, 2002,

180 pages.

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31. Jean-François Somain, Tranches de soleil, 2003, 348 pages.32. Didier Leclair, Ce pays qui est le mien, 2003, 246 pages.33. Céline Forcier, Le chêne, 2004, 284 pages.34. Paul Prud’Homme, Apolline, 2005, 268 pages.35. Jacqueline Vecquemans, Deux lèvres pour se taire, 2005,

288 pages.36. Yves Breton, Duluth. Ce pionnier au destin sans pareil, 2005,

124 pages.37. Jean-François Somain, La vie, sens unique, 2005, 288 pages.38. Lise Bédard. Wilfrid… la quête de l’impossible, 2005, 292 pages.39. Jacques Lalonde. L’Utime dérive, 2008, 152 pages.40. Jean-louis Grosmaire. Tu n’aurais pas dû partir, 2007, 368 pages.41. Paul Genuist. Avec le temps, 2008, 296 pages.42. Yves Breton. Metaminens. La vie et l’époque valeureuses de

Nicolas Perrot, 2007, 160 pages.43. Jean-François Somain. Une fille sur le pied de guerre, 2007,

324 pages.44. Didier Leclair. Un passage vers l’Occident, 2007, 204 pages.

45. Hédi Bouraoui, Cap Nord, 2008, 272 pages.

46. Jean-Louis Grosmaire, Tout le monde vous aime, monsieur Salim,

2009, 152 pages.

47. Didier Leclair, Le soixantième parallèle, à paraître.

48. Hédi Bouraoui, Les aléas d’une odyssée, 2009, 392 pages

49. Jean-François Somain, La jeune femme de Tokyo, 2010, 216 pages.

50. Louis L’Allier, Les danseurs de Kamilari, 2010, 254 pages.

51. Hédi Bouraoui, Méditerranée à voile toute, 2010, 348 pages.

52. Lise Bédard, La rose des sources, 2011, 370 pages.

Il y a toujours du soleil sur la Grande Rivière568

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Table des matières

PREMIÈRE PARTIE« JE NE LÂCHERAI PAS» . . . . . . . . . . . 9

DEUXIÈME PARTIELE GRAND LARGE . . . . . . . . . . . . . . 95

TROISIÈME PARTIEPIERRE, JEAN ET MICHEL . . . . . . 367

ARBRE GÉNÉALOGIQUE . . . . . . . . . . . 554BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE . . . . . . . . 555NOTES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 559DU MÊME AUTEUR . . . . . . . . . . . . . . . . 565DANS LA COLLECTION ROMANS . . . . . . 567

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Il y a toujours du soleil sur la Grande Rivièreest le trois cent quatre-vingt-quatorzième titre

publié par les Éditions du Vermillon

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Composition

en Bookman, corps onze sur quinze

et mise en page

Atelier graphique du Vermillon

Ottawa (Ontario)

Films de couverture

Impression et reliure

Imprimerie Gauvin

Gatineau (Québec)

Achevé d’imprimer

en avril deux mille onze

sur les presses de

l’imprimerie Gauvin

pour les Éditions du Vermillon

ISBN 978-1-926628-42-4

Édition numérique : ISBN 978-1-926628-48-6

Imprimé au Canada

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Photo de l’auteur : Michel BouffardCouverture : Gordon Harrison, Lingering Afternoon, McGregor Lake,

(Outaouais), huile sur toile, 10 po x 10 po, 2010, www.gordonharrisongallery.com

9 781926 628486

ISBN 1-926628-48-9

VERMILLON

Jean-Louis Grosmaire est né en Côte d’Ivoire

et a vécu son enfance en alternance entre

Saint-Louis du Sénégal et la Franche-Comté.

Émigré en 1969 au Québec, il habite dans

l’Outaouais. Écrivain-géographe, professeur,

il se définit comme un Québécomtois de cœur.

omment parents, enfants et petits-enfants Javelier

traversent-ils la dépression de 1929 et la Seconde Guerre

mondiale? L’esprit comtois parvient-il à se régénérer au soleil

de la Grande Rivière, l’Outaouais, ce majestueux affluent du

fleuve Saint-Laurent?

Dans cette fresque, l’auteur rend hommage à la Grande

Rivière, source de réconfort, et à la ténacité comtoise transmise,

au Québec, de génération en génération.

Il y a toujours du soleil sur la Grande Rivière,troisième tome d’une saga dont L’homme qui regardait versl’Ouest et Tu n’aurais pas dû partir (Prix Louis-Pergaud 2007)

ont déjà captivé des milliers de personnes tant en Europe

qu’au Canada. Chaque tome peut être lu de façon autonome.

ISBN 978-1-926628-48-6

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