3
32 14 FÉVRIER 2019 VIE INTÉRIEURE SHAFIQUE KESHAVJEE «Il y a dans l’islam un projet de L a couverture attire l’œil par ses couleurs vives, mais plus encore par un titre qui interpelle: L’islam conquérant. Le livre est signé Sha- fique Keshavjee, pasteur protestant né en 1955, docteur en sciences des religions de l’Université de Lausanne et responsable pendant des années de la Maison du dialogue L’Arziller à Lausanne. Son livre lui a demandé cinq ans de recherches et d’études in- tensives. Le résultat est un texte clair et concis qui reflète la surprise de l’auteur quand il a découvert la vision hégémonique présente dans le Coran et dans les paroles attribuées au pro- phète Mohammed. Vous êtes une des grandes figures du dialogue interreligieux en Suisse romande. Avec un titre comme  L’is- lam conquérant, n’êtes-vous pas en train de montrer du doigt la com- munauté musulmane? Shafique Keshavjee: – Ma recherche n’est pas étrangère au dialogue inter- religieux, elle en est aussi le fruit. A travers le dialogue, j’ai découvert la diversité des musulmans et aussi le fait que ceux qui désirent être libé- raux souffrent eux-mêmes de cet is- lam conquérant. Il ne faut pas perdre de vue que d’autres croyants ont subi et subissent encore douloureusement cet islam politique tels les baha’is, les hindous, les bouddhistes, les juifs et bien sûr les chrétiens. A qui s’adresse en premier lieu vo- tre livre? – Il est d’abord destiné aux citoyens occidentaux, puis aux politiciens afin qu’ils découvrent l’existence d’un pro- jet de conquête qui les concerne di- rectement. Je pense aussi qu’il y a une réelle méconnaissance de la comple- xité de l’islam. De plus, comment se fait-il que ce projet de conquête soit décrit noir sur blanc et que personne ne prenne position? La conquête est donc le grand pro- jet de l’islam? – Pour les musulmans qui se limitent à une spiritualité communautaire, non. Par contre, ceux qui se basent sur l’ensemble des sources de l’islam et sur la volonté explicite d’Allah et de Mohammed ont clairement ce pro- jet-là. Pour eux, cette religion a voca- tion à dominer le monde. Elle est à la fois une spiritualité communautaire, un projet politique et une stratégie militaire. Des mots qui résonnent bi- zarrement lorsqu’on parle de religion. Et qui ne correspondent absolument pas à nos catégories religieuses. Nos catégories sont-elles donc faus- ses? – Clairement. J’ai d’ailleurs été le pre- mier à le réaliser. En projetant naïve- ment sur l’islam le fait qu’en Occident nous avons assimilé la séparation en- tre l’Etat et l’Eglise, avec une concep- tion de la société intégrant les droits humains fondamentaux et la laïcité, nous faisons fausse route. Souvent, nous opérons une séparation entre islam, islamisme et djihadisme. L’is- lam serait une religion de paix, l’isla- Pasteur protestant et partisan du dialogue entre les religions, Shafique Keshavjee s’est intéressé à la vio- lence dans les textes fondateurs de l’islam. Il y a découvert un discours conquérant difficilement compatible avec les valeurs occidentales. Shafique Keshavjee sous la neige, lors de l’interview sur un islam qu’il juge conquérant. Myriam Bettens

«Il y a dans l’islam un projet de · 2019. 6. 13. · et dans les paroles attribuées au pro-phète Mohammed. ... Le futur prophète Mohammed se forme à l’usage des armes (ici

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: «Il y a dans l’islam un projet de · 2019. 6. 13. · et dans les paroles attribuées au pro-phète Mohammed. ... Le futur prophète Mohammed se forme à l’usage des armes (ici

3214

FÉV

RIE

R 2

019

VIE

INTÉ

RIE

UR

E

SHAFIQUE KESHAVJEE

«Il y a dans l’islam un projet de

La couverture attire l’œil par sescouleurs vives, mais plus encore

par un titre qui interpelle: L’islamconquérant. Le livre est signé Sha-fique Keshavjee, pasteur protestantné en 1955, docteur en sciences desreligions de l’Université de Lausanneet responsable pendant des années dela Maison du dialogue L’Arziller àLausanne. Son livre lui a demandécinq ans de recherches et d’études in-tensives. Le résultat est un texte clairet concis qui reflète la surprise del’auteur quand il a découvert la visionhégémonique présente dans le Coranet dans les paroles attribuées au pro-phète Mohammed.

Vous êtes une des grandes figuresdu dialogue interreligieux en Suisseromande. Avec un titre comme  L’is-lam conquérant, n’êtes-vous pas entrain de montrer du doigt la com-munauté musulmane?Shafique Keshavjee: – Ma recherchen’est pas étrangère au dialogue inter-religieux, elle en est aussi le fruit. A

travers le dialogue, j’ai découvert ladiversité des musulmans et aussi lefait que ceux qui désirent être libé-raux souffrent eux-mêmes de cet is-lam conquérant. Il ne faut pas perdrede vue que d’autres croyants ont subiet subissent encore douloureusementcet islam politique tels les baha’is, leshindous, les bouddhistes, les juifs etbien sûr les chrétiens.

A qui s’adresse en premier lieu vo-tre livre? – Il est d’abord destiné aux citoyensoccidentaux, puis aux politiciens afinqu’ils découvrent l’existence d’un pro-jet de conquête qui les concerne di-rectement. Je pense aussi qu’il y a uneréelle méconnaissance de la comple-xité de l’islam. De plus, comment sefait-il que ce projet de conquête soitdécrit noir sur blanc et que personnene prenne position?

La conquête est donc le grand pro-jet de l’islam? – Pour les musulmans qui se limitent à

une spiritualité communautaire, non.Par contre, ceux qui se basent surl’ensemble des sources de l’islam etsur la volonté explicite d’Allah et deMohammed ont clairement ce pro-jet-là. Pour eux, cette religion a voca-tion à dominer le monde. Elle est à lafois une spiritualité communautaire,un projet politique et une stratégiemilitaire. Des mots qui résonnent bi-zarrement lorsqu’on parle de religion.Et qui ne correspondent absolumentpas à nos catégories religieuses.

Nos catégories sont-elles donc faus-ses?– Clairement. J’ai d’ailleurs été le pre-mier à le réaliser. En projetant naïve-ment sur l’islam le fait qu’en Occidentnous avons assimilé la séparation en-tre l’Etat et l’Eglise, avec une concep-tion de la société intégrant les droitshumains fondamentaux et la laïcité,nous faisons fausse route. Souvent,nous opérons une séparation entreislam, islamisme et djihadisme. L’is-lam serait une religion de paix, l’isla-

Pasteur protestant et partisan dudialogue entre les religions, Shafique

Keshavjee s’est intéressé à la vio-lence dans les textes fondateurs del’islam. Il y a découvert un discours

conquérant difficilement compatibleavec les valeurs occidentales.

Shafique Keshavjee sous la neige,lors de l’interview sur un islam qu’il

juge conquérant. Myriam Bettens

Page 2: «Il y a dans l’islam un projet de · 2019. 6. 13. · et dans les paroles attribuées au pro-phète Mohammed. ... Le futur prophète Mohammed se forme à l’usage des armes (ici

33

misme un projet politique sans rap-port avec l’islam et enfin, le djihadis-me une violence inacceptable parcequ’extrémiste. Mais ces catégories nerendent pas compte de la complexitéde l’islam qui est tout cela à la fois.

Cela signifie-t-il qu’il faut cadrerl’islam?– Si nous tenons à nos valeurs huma-nistes et démocratiques, un compro-mis n’est pas possible. Face à l’islampolitique, il faut garder en mémoireque la loi islamique l’emportera tou-jours sur les lois humaines. Dire ex-plicitement que les valeurs démocra-tiques sont non négociables pousserales musulmans qui veulent rester enOccident à faire des choix.

Vous voulez donc imposer des exi-gences à la communauté musulma-ne?– Dire nos valeurs démocratiques etdemander aux communautés musul-manes de les reconnaître n’est passuffisant. Par contre, déterminer de

quelle manière les communautés mu-sulmanes habitent ces valeurs et re-connaître ce qui, dans la traditionmusulmane, est unecontestation directede ces valeurs est né-cessaire. Un exemple:la liberté de conscien-ce telle que nous lacomprenons n’est pascelle que propose la Déclaration is-lamique des droits de l’homme (LeCaire, 1990). Cette dernière doit tou-jours être en conformité avec la cha-ria, ce qui fait une énorme différence.

Neutraliser les passages probléma-tiques du Coran ou les hadits duprophète, est-ce possible ?– De plus en plus de musulmans li-béraux le font. Transposer tel quelpour aujourd’hui ce que le prophètea dit sans tenir compte de la distan-ce historique n’est plus acceptable. Ilss’attellent donc au travail de contex-tualisation des textes violents ou dis-criminatoires. D’autres musulmans,

plus proches des sources, considèrentque personne ne peut contester ceque le prophète a dit, car le Coran est

fondamentalement laParole d’Allah direc-tement transmise auprophète. Elle n’estdonc jamais sujette à interprétation, maisseulement à exégèse.

C’est une grosse tension entre les mu-sulmans eux-mêmes.

A vos yeux, l’islam peut-il s’adapterà la modernité?– Une fois de plus, cela dépend desmusulmans avec lesquels nous dia-loguons. Avec les libéraux, la réponseest oui. Permettre aux musulmansradicaux (très présents en Suisse et enEurope) de représenter l’ensembledes musulmans est une grave erreur.Ce n’est pas parce qu’ils sont mieuxorganisés qu’ils représentent la foi quevivent 80% des autres musulmans,qui ne vont pas dans les centres isla-miques.

Le futur prophèteMohammed seforme à l’usage des armes (ici avec un arc), dans une imageriedu 19e siècle.

conquête»

Leemage

«Pour eux, cette religion a

vocation à dominerle monde.»

Page 3: «Il y a dans l’islam un projet de · 2019. 6. 13. · et dans les paroles attribuées au pro-phète Mohammed. ... Le futur prophète Mohammed se forme à l’usage des armes (ici

3414

FÉV

RIE

R 2

019

VIE

INTÉ

RIE

UR

E

24 Heures a publié le 5 février la réactioncritique de Pascal Gemperli, secrétaire del’Union vaudoise des musulmans: «J’ai l’im-pression que vingt ans de dialogue interre-ligieux ont laissé peu de traces chez Sha-fique Keshavjee et c’est regrettable. Ce li-vre s’inscrit dans une tendance, hélas con-nue, qui consiste à isoler des textes sansrecul ni interprétation et de les considérer

comme normatifs pour autrui. M. Keshav-jee rappelle que Mohammed aurait dit «Ce-lui qui change de religion, tuez-le», alorsqu’étant musulman depuis bientôt vingtans, je n’ai jamais entendu un imam ou unautre propager de telles bêtises. (...) Lesmusulmans suisses respectent la loi et cher-chent la paix avec leurs concitoyens ». n

EM

«Ce sont des bêtises»

Dans ce cas, une reconnaissance del’islam par l’Etat est-elle envisagea-ble?– Il est dangereux de reconnaître descommunautés musulmanes qui ontun projet politique. Cela signifie qu’unEtat accepte une communauté dontle projet fondamental est d’islamiserprogressivement l’Etat démocratique.Par contre, reconnaître des communau-tés libérales, soufies ou ismaéliennesdésirant s’intégrer pleinement est en-visageable. Le problème est que, dansla grande majorité des cas, ceux quidemandent la reconnaissance par l’Etatsont proches d’un islam politique.

Cela signifie-t-il que l’islam radicalest en train de gagner?

– Le nombre de musulmans qui sedétachent d’un islam radical est im-portant, mais il y a aussi un mouve-ment de retour aux sources dans latroisième ou la quatrième génération.La polarisation du monde musulmanest bien réelle. Qui va gagner ? Je n’enai pas la moindre idée. Par contre, jepense qu’en tant qu’Etat ou Eglise,nous devons soutenir les musulmanslibéraux.

Si on pense au vote des Genevoissur la laïcité, pourquoi ne pas re-connaître le voile islamique commela croix ou la kippa?– La portée de ces trois symboles n’estpas du tout la même. La croix est trans-mise par des chrétiens qui se fon-

dent sur les évangiles. Même si celan’a pas toujours été le cas dans la pra-tique, le message de Jésus est clair:rendre à Dieu ce qui est à Dieu et àCésar ce qui est à César. La séparationentre l’Eglise et l’Etat trouve là un fon-dement. Quant à la kippa, elle est com-prise comme un signe de soumissionà Dieu, mais elle ne sous-entend enrien la création d’un Etat juif en Oc-cident. Le voile islamique, lui, peutêtre un signe de spiritualité pour cer-tains, mais aussi un retour littéral autexte fondateur et un retour au projetpolitique et de conquête.

La manière de pratiquer notre foiest-elle une alternative intéressantepour les musulmans?– S’ils s’attachent uniquement à cequ’ils voient autour d’eux, c’est l’ar-gent qui prime sur tout le reste, laconsommation à outrance et le be-soin de pouvoir omniprésent. Je nesuis pas certain que cela leur donneenvie de changer quoi que ce soit. Parcontre, découvrir les évangiles et cequ’ils contiennent, aller à la rencon-tre de paroisses vivantes pourrait lesamener à comparer la manière dontnous pratiquons notre foi et la leur.J’ai connu plusieurs musulmans réel-lement touchés par la lecture du Ser-mon sur la montagne.

Votre livre peut-il permettre demieux vivre ensemble?– C’est mon objectif premier en tantque citoyen, chrétien et pasteur. Pourcela, je voulais mettre en lumière lapart d’ombre de nos traditions, y com-pris dans le comportement des chré-tiens. Créer une base solide sur la-quelle construire sans cacher les su-jets qui fâchent fait partie de ce tra-vail. Ce n’est que de cette manièreque nous pourrons avancer dans uneconfiance réciproque. n

Recueilli par Myriam Bettens

L’islam conquérant, 232 pages, estpublié par IQRI, L’Institut pour lesquestions relatives à l’islam, qui estun groupe de travail du Réseau évan-gélique. Voir https://iqri.org

La couverture du livre de Sha-fique Keshavjee

à la conquête du monde.

DR