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Il y avait le jour, il y avait la nuit, il y avait l'incesteekladata.com/RvCVtMRVU1sRvfhsQvIF8AgKBRo/Il_y_avait_le_jour_il_y... · À Fabien, « Cria cuervos y te sacarán los ojos

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MathildeBRASILIER

Ilyavaitlejour,ilyavaitlanuit,ilyavaitl’inceste

ÉditionsMélibée

ÉditionsMélibée,201418placeRoguet–31300Toulouse

Confiez-nousvotretalent:

[email protected]–www.editions-melibee.com

ISBN978-2-36252-862-0

LeCodedelapropriétéintellectuelleetartistiquen’autorisant,auxtermesdesalinéas2et3del’articleL.122-5,d’unepart,que«lescopiesoureproductionsstrictementréservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple etd’illustration,«toutereprésentationoureproductionintégrale,oupartielle,faitesansleconsentementdel’auteuroudesesayantsdroitouayantscause,estillicite»(alinéa1erdel’articleL.122-4).Cettereprésentationoureproduction,parquelqueprocédéquecesoit,constitueraitunecontrefaçonsanctionnéeparlesarticles425etsuivantsduCodepénal.

ÀFabien,

«Criacuervosytesacaránlosojos.»«Nourrisdescorbeauxetilstecrèverontlesyeux.»

«Jenesaispeut-êtrepascommentc’estparcequejesuispetite

maiscen’estpasparcequejesuisuntoutpetitpeupetitequetupeuxmediren’importequoi.

Maiscomment,s’ilteplaît,tupourraissavoirsic’estbienoupasbienpuisquetun’asjamaisessayécettechose-làavecpersonne.»

Bernard-MarieKoltèsQuaiOuest

Paris,mars2005

Ilyavaitlejour.Ilyavaitlanuit.Ilyavaitl’Inceste.C’étaitle21marslejouroùmonpèreestmort.J’aipenséaumomentoùlesoleildisparaîtderrièrelesnuages,accumuléssur lamêmeligned’horizon.J’aipenséquejeprendrais touteslessouffrancesavecmois’il le fallait,puisque j’avais tous lesbonheurs,ceuxquin’appartenaientqu’àmoi. Jemecroyaissemblableàcetteimageinhumainedumondequ’étaitmaproprevie.Labêtemeurt…Labêteestmorte.Il existe un chant deBrahmsqui paraphrase l’Ecclésiaste. Il dit : « Il faut que la bêtemeure,maisl’hommeaussi.L’unetl’autredoiventmourir.»Leblessén’appelleraplus.Ets’ilmeurtdansmamémoirepourquejepuissevivreaprès,jesuisbienobligéedecroirequecetteamnésieétaitjuste.Lavéritépeutêtreinacceptablepourceluiquilatrouve.Aujourd’hui,j’aimal,j’aiphysiquementmal.Lorsquelejourcommenceàfaiblirdesadurée,touteslesamarresdumondenesauraientleretenir,leciel est purmaisunpeuoppressant, le soleil semutine.Si chacunvoit ledisque rougedu soleil à safaçon,d’aprèsladistanceoùl’onseplace,ilestplusoumoinsgrand.Peut-être est-ce pour cela que je mets au-dessus de tout la beauté de ce paysage, qui n’est payéed’aucuneinjustice.Mêmelamortestuneraisondevivre…C’estparcequejesenstouteladouleurdelaperdrequej’aimecettevie.Ilyaunesouffranceplusterribleencorequetouteslesautres,c’estdes’apercevoirquelessouffranceselles-mêmesnedurentpas.Lebonheurestunhasardquiseprolonge.Lessolsticesfixent.Laseulechoseque jevoulaisdire, j’enaiété incapable jusqu’iciet jene ladiraisansdoute jamais.C’estlelienquivadumondeàmoi,cedoublerefletquifaitquemoncœurpeutinterveniretdicterlebonheurjusqu’àunelimiteprécise,oùlemondepeutalorsl’acheverouledétruire.Onpeutdemanderàlasouffrancedejustifiersesraisonsetnecompatiràpresquerien.Cequim’étonnetoujours,alorsquenoussommessipromptssurd’autressujets,c’estlapauvretédenosidéessurlamort.Celaprouveaussiquetoutcequiestsimplenousdépasse.Quelquesétéss’effaçaientdesautomnes.Quelquesautomness’échappaientdesétés.C’étaithier.Lavraiegénérositéenversl’avenirconsisteàtoutdonnerauprésent.Ilyaunechroniqueducorpsquireste à faire et dont on imaginemal l’importance. J’avais besoin de l’appartenance que certains êtresm’avaientdonnéepourquejeredeviennemoi-même.Etquandbienmêmejeserreraiscontremoitouslesêtresdumonde,jeneseraisdéfenduecontrerien.Pourquoi si longtempsavais-je refusédeproduire ce faible témoignage? Jevoulais juste croirequej’étaisplushumainequen’importequi.Jel’avaisoubliéS.Steiner.

Moncorpsmefaitpeuretnem’emmènenullepart.J’aipeurdel’automnequipeutsurvenird’unjouràl’autre.Jenesaisqueltyped’aliénationm’agréeauplusprès.Jevislavie.Jenesuispasvécueparelle.L’œilestbientroppensant,intelligent.J’avais envie d’une chose qui soit juste, quelque chose qui va plus loin que la morale, mais je nepouvaisarriverà rienquine transcende le jeumorteldesapparences.Jevousprometsque jen’ysuispourrien…Laviemeparaissaitdeplusenplusbelle,vivredeplusenplusdifficile.Avoirletemps,c’étaitàlafois la plus belle et la plus dangereuse des expériences. J’ai une carte d’identité avec comme nomSteiner,MaudSteiner.À l’intérieurdeceschoses tangibles,c’estcommesi jen’étaispasnée.Aujourd'hui,c’estcommeunpréalablenécessaireauquelj’airecours.Avec Fabien, on avait toujours essayé de défendre son allié avant de se défendre soi-même. Lesnumérosd’immatriculation:Steiner6,Maud,Steiner7,Fabien,c’étaitcommeunealtéritéreconnuequinousrendaitproches.S’essayeraubonheur,c’étaitpermis.Hier,j’avaispenséquejepourraisgérercetteschizophrénieconcertée.CommesileregarddeFabienmeparvenaitd’uneétoilemorte,d’uneexistencedisparue.Comme si ses yeux avaient voyagé jusqu’àmoi, à travers les steppes d’un paysageminéral, afin deparvenirimprégnésdefroideuretdesilenceirrémédiable.Cequej’aisouffertleplusdurement,c’estd’avoirvutravestirceuxquej’aimais,Anna,Alexis,Fabien.Écrire, c’est ne pas pouvoir éviter de le faire, c’est ne pas pouvoir y échapper. Les écrits les plusachevésnesontquedesaspectstrèséloignésdecequiaétéentrevu.Latotalitéinaccessiblequiéchappeàtoutentendementnecèdeenrienàlafolieetàcequiladétruit…CequejevisavecmonfilsAlexis,jeletransfèreversdesphrasesquitransformentlesconditionsdudrame,maisn’enmodifientenrienl’issue.J’aurais voulu écrire un roman où il n’y eût pas de coupable. J’aurais voulu écrire une biographieinsignifiante et absurde, avec des années comme des vagues annuelles, dont le poids et la splendeurdéferlentsurlesablejaune.Jeparsaujourd’huiauhasardetjenesaiscequiviendraaprès.L’essentielestinavouable.L’essentielestaberration.L’interditestmonopéra.Certainsjours,j’aibesoind’écriredeschosesquim’échappentenpartie,quiprécisémentsontlapreuvequecequiestenmoiestplus fortquemoi. Jevoudraisun«si»quin’existepas,parcequ’un«si»représente toujours une chose qui ne s’est pas produite… Et puisqu’elle ne s’est pas produite, c’estqu’elle auraitpunepas être. Jepensaisquechaque jourme rapprochaitunpeud’unautre, commeunchangementdeprotocole.C’estunpeucommeuntrèsvieuxpaysquiremontejusqu’àmoienunseulmatin.Lafindel’hiveresttraverséedesoleil.Cesoleilvatuer.Beaucoup de législations considèrent comme plus grave le crime prémédité que le crime de pureviolence. Mais la peur qui m’a été imposée, elle est bien plus terrible que la mort. La torture parl’espérancealterneaveclesaffresdudésespoiranimal.

À mesure que les années passent, espoir et désespoir grandissent et deviennent égalementinsupportables.Lapeuraciden’exceptepersonne.Lavieestuneconvergenceoùl’êtrequejesuisserassembleenfin.Sijemesensàuntournantdemavie,cen’estpasàcausedecequej’aiacquis,c’estàcausedecequej’aiperdu.Jen’aipluslesconditionsphysiquesdel’existence.J’aifermélesyeuxausoleil…L’autre,lesautres,messemblables,cesontceuxquim’aimentcontreladéchéance,contrelatrahison,moietnoncequej’aifaitoucequejeferai,quim’aimeraientjusqu’ausuicidecompris.Je me retourne sous un soleil vertical qui tue toutes les ombres. Le soleil de ce jour a l’air d’unemaladie.C’estcommes’ils’étaitliquéfiéenmoilesoleil…Je regarde se produire en moi une chose plus grande que moi. Après l’accidentel, comment vivrejusqu’àcejour?J’aifiniparêtresubmergéepartoutescesimagesdupassé.C’estpeut-êtrehierqueFabienestmort.C’était le6mars1985 le soiroù il estmort.Le jour finissait. Jen’aipas souffert,pas toutde suite.C’estaprèsqueçaacommencé.Une fois assise au milieu de l’extraordinaire silence qui m’accueillait soudain, je me suis sentiedélivrée.Jel’entendaisencorecommeunsilencequim’attendait.Tout vous est donné et aumême instant retiré, traduisant dans ce retournement ce qui se passe dansl’épaisseurd’unevie.Sesjambesrepliées,sesbrasétendus,saboucheentr’ouverte,ilestmort.C’estçaquiestarrivé.C’estpeut-êtreçaquim’arriveencoreaujourd’hui,samedi19mars2005.Peut-êtresuis-jecoupablesanslesavoir?L’histoireestpeut-êtrefacileàpensermaiselleestdifficileàvoir pour ceuxqui la subissent dans leur chair, qui la vivent dans l’anonymat de la chute exemplaire.Quand on voit la souffrance de l’autre, on voudrait mourir à sa place, mais c’est trop tard, c’estviscéralementtroptard,ausensétymologiquelatin«visceralis»,«dechair».Mesmainsneconnaissentriendesgestesqu’ilauraitfallufaire.Lecontrairedel’humiliationetdelamort,cen’estpaslaliberté,c’estlafraternité.Quelquepart,cesdoublesdepapiernouspermettaientdecontinueràexisterensembleetvoulaientnousteniràl’écart,dansunlieuquiauraitpuavoirlesapparencesd’uncercueil.J’avaispenséquecequelesuicideavaitfaitducorpsdeFabien,l’encreécritesurlafeuilleblanchemelerendraitenvieetdonnaitsaformeàl’espoir.D’elles-mêmes,lesphrasesmetiraientverslui…Danscettecoursequileprécipitaittouslesjoursunpeuplusverslachute,soncorpsgardaitl’avanceirréparablequ’onttoutesleschosesphysiquesquisetiennentelles-mêmesbienenmain.Enrusse,«volia»signifievolontéet liberté.Maisqu’estcequ’une liberté totale?Onest libreparrapportàquelquechose…Onestlibreparrapportàquelqu’un.Aujourd’huiqueStéphaneSteinerestmort,le21mars2005,toutm’estprétextepouraimersansmesure.J’achèteraisbientouslesjournauxpourquejen’entrouvepasunquinesachedansquelcharnierjevis.Cequialieuunefois,riennel’efface.J’aipeurd’uneinjusticequejenepuissepasréparer.J’aifroid.Laseulechoseque jevoulaisdire, j’enai été incapable jusqu’ici, et jene ladirai sansdoute jamais,parcequejenem’ensouvienspasvraiment.Jevousprometsquejen’ysuispourrien.Jevouspromets.Onm’abattueunpeu,maispasbeaucoup…Onm’abattuebeaucoup.J’étaispetite.Laplusinsignifianteérafluresuffitàdisqualifier.AvecFabien,onn’ajamaisrienditàpersonne.Làcommencenotrehistoire.J’aicinqans,Fabienquatreetpresque riennenous sépare.L’arc-en-cield’unecorrespondancenous

donnedesrendez-vouspartout.Onnesaitjamaisquandonvaserevoir.Le bonheur était un hasard qui se prolongeait tous les jours. Sur le sable, on traçait des chiffres, oncomptaitlesable.Fabien, il est entré dansmavie, commeça, pour rien, commeunevague. Je suis la sixièmeSteiner,Fabienleseptièmeetledernier.Aveclui,j’aitrouvéunendroitquimeressemble.Quandd’autresqueluis’appuientsurmonépaule,jelestueraissanssourireàlesvoirfairelesgestesquin’appartiennentqu’àlui.Aveclui,certainesjournéessonttellementbellesqu’ellesnoustransmettentl’idéed’êtreàdemain.Noussommesdeceuxdonts’occupelebonheur.Nousnoussommesinventéscommenoussommesmaisjen’aipassesyeux.Àcinqans,lesoleilrougedusoirnousenlevaitàsacirconférenceparfaite.Fabien,çalefaisaitpleurer,paslongtemps…unpeu.Nous étions heureux des soirs verts qui ferment les blessures et de cette complicité qui nous avaitconquistantdejoies.Lesoleilcoulaitets’attardaitsurnosvisages.Nous connaissions par cœur la couleur des ciels, l’inclinaison des arbres, le souffle du vent, lesderniersassautsdusoleil.Fabien,ilsaitquelanuitnetombepassurlamer.Ilsaitqu’ellemonteaucontraireverslecielencorecalme.Pourtant,nousallionsviteperdrel’été.Jen’aijamaiseucinqans.C’étaittropcher.Touteslesduretésd’êtreregardée,çameblessaitparlaconnaissancequej’avaisdecettedureté.À cinq ans, il nous a fallu renoncer aux raisonsde l’aimer,S.Steiner, parceque toutemutilationdel’hommeestsansretour.Ilnousafalluaccepterlesrouilles,lescorpssansdate,faceàl’indifférencedesarbres et des feuilles, face aux routes qui plient sous le poids de l’horizon…Le soleil faisait fondrel’asphaltedelaroutecomme«unsoleild’enterrement».Etc’étaittouslesjourspareil…Jen’aipaseuuneenfanceheureuse.Mêmesil’innocencealesommeilqu’ellemérite,jen’aipaseucesommeil. La raison profonde de l’intransigeance révoltée n’était-elle pas ici, vers l’exigence mêmed’«êtrepetit»?N’est-ellepasàelleseulelaplusinjustedesfaiblesses?Lesseulsparadissontceuxqu’onaperdus.Lesouvenirdubonheur,c’estpeut-êtreencorelebonheur.Pour que l’enfance puisse être retrouvée, encore faut-il qu’elle ait été quittée un jour. Les épreuvesinhabituelles que les autres vivaient, me semblaient dérisoires au regard de celles que nous avionsconnues.Lesquelles?Jenesavaispas…Jenemesouvenaispas…Quelquechosenousempêchaitdegrandircommelesautresgrandissent.MAUD, ça commencepar «M»,mais après, je ne suis plus très sûre…Unevoyelle ? Je nemesouviensplus.J’étaisl’êtrefacticed’uncorpsquin’avaitjamaisexisté,ausensmédicalde«corps»,consistancequeprendunliquidequ’onépaissit,j’aitellementl’idéed’êtrececorpsliquide.Personnenemedemandeplusjamais«commentjem’appelle»,alorsquetellementlesavent…C’estun peu cela qui m’est arrivé, plus personne pour m’attendre. Excepté celui qui m’a donné ce nom,S.Steiner,ceprénom,Maud.J’auraisaiméêtreàl’écart.Biensûr,celan’apasétépossible,celavaplusloinquemoncorps.

L’histoire de deux êtres peut paraître insoutenable. Mais la mienne, je veux la comprendre avecdiscernement. Seule la logique du corpsme reliait encore à la vie, et presque rien nem’attachait auxêtres.J’avais le sentiment d’avoir perdu le nom que les autres ne prononçaient plus, le corps qu’ils nevoyaientplus.Commenttraiterlescorpsdansledésastredutemps?Jeregardaislesphotos.Lesphotospouvaients’abstraire,dégagerleurvrairegard,jusqu’àlafermetured’elles-mêmes.Oubien,àtraverselles,pouvais-jegagnerlasignificationdeschosesquilesdépassent?Jevérifiequetoutcelaabienété.Jenevoisaucuneraisondemepriverdel’évidencedesphotos.Leclichédécoupeunrectangleabsurdeetsansrelief,oùtoutestdéséquilibré.Quandladouleurestàpeineatténuée,levisages’ouvre.Lecielselèvedanslaprofondeurprochedubleu,foncéjusqu’àêtrenoir.6mars2005.–Fabien,appelle-moi.Jenemerésouspasàcesilence.Lemacabredeslégendesneditrien d’autre que la vérité, la vérité d’une histoire qui ne s’achève pas. Je savais que les prisonniersincarcérés dans les cellules où rien ne fixe le regard, ils deviennent fous.Et au fond de l’humiliationcommeaufonddeladouleur,lebourreauadeschancesd’êtreplusfortquelavictime.Onditqueceuxquidisparaissentmeurentdeuxfoisdans laviolence.Lorsque leursoufflecesse,uneagonie invisible se poursuit et la société les assassine encore. À celui ou à celle qui pleure, on va,répétantqu’undevoirmoral s’impose, conservant lamémoiredeceluiqui aétéperdu.Cela s’appelle«faireledeuil».Ladettequenousavonsàl’égarddesmorts,rienn’interditdel’acquitteraveclafaussemonnaied’unetristessepassagère,rienn’interditdel’acquittercommeunjourdedeuilavantlamort.L’impossibleadditiondel’instantprésent,dupassé,del’avenirsesoustraitàladouleurd’être.Ilyavaitl’inceste…L’incesteentredanslecorpsavecunerapiditédouloureuse,levide,l’ouvreàunesortedeviolpasseulementphysique.Après,iln’yaplusrienàdire…Toutcequis’estpassén’estguèreplusavéréqu’uncontetropdefoisraconté.La fragilité blanche de ce corps à conquérir, au gré d’une stratégie de sensualité libertine, elle estopaque.L’incertitudeadesconséquencesincalculables,immédiatesetdéfinitives.Cequiseraitirrationnel,c’estdepenserquecelan’apaseulieu,quecen’estquel’errancedequelquetoucher.Jevoudraisun«si»quin’existepas,parcequ’un«si»représentetoujoursunechosequines’estpasproduite.Maispuisqu’elles’estproduite…J’étais triste jusqu’àmoncorps.Sanssavoiràquelcorps recourir, j’étais sûreque jesurvivraisà laplussourdedesconsciences.Jenemesentaispaslibreàl’égarddemonpasséetdecequej’avaisperdu.J’enmultiplieraislachutepourmieuxleviderdetoutevraisemblance.J’essaieraisqueseformedansmatêtecommeungrandvideblanc,quimeprotégeraitjusqu’àlafindelacourse,mêmes’ilestdifficilededifférerl’inévitable.Seuleslespierres,dontonaperçoitparfoisleslongstracésdanslesable,sansqu’onpuissecomprendrequepeut-êtrelevent,aveclesoleildeceslieux,lesafaitavancer.Seuleslespierresnemententjamais,mêmeenfaced’unmondequilesinsulte.Peuàpeu,elleséclatent,seréduisentensablequedemainlevent,revenantàlacharge,vajetercontretoutcequirésisteencoreàl’horizon.Danslescampsdelamort,seuleslespierressontinnocentes,lesenfantsaussibiensûr…Détruirelapierren’estpaspossible.Onlachangeseulementdeplace,mêmesi

c’estinutile.La guerre apprend à tout perdre et à devenir ce qu’on n’était pas. Il est bien lâche de vouloir s’enécarter, sousprétexteque l’onn’estpas responsable…Sous les rafalesdeventoudemitraillettes,onperçoitl’existencedescorps.Jen’avaisplusdechair,c’estçaquej’étais.Lapeurauventre,c’estlapiredespeurs,cellequifaitleprixduvoyagedemesseptans.Unréflexe,unseulsuffit,lesautressuivent…L’inceste tue lepeud’êtrequipeutveniraumondepar lacomplicitédeshommesentreeux.C’estunmal,doublementmal,pourlepréjudiceauquelils’identifie.Ma survenance avait été un hasard.Celle de Fabien aussi. Je remercie ce hasard. Je crois que l’onsurvit à tout. Depuis toujours, ce sont les questions qui me maintiennent en vie. Seules les réponsesassurentlatranquillité.Peut-êtreceschoses-lànesecomprennent-ellespas…L’inceste,cen’estpasunehalteauborddel’automne,cen’estpasplushautquel’été.Auboutdelatragédie,ilyalamortquidépasselapeurdemourir.Aprèsleschosesphysiques,ilesttroptard.Lecorpsestouvert,cachésousdespeauxinformes,vidédesonsang,commeceluidesaccidentésdesurgences.Mes mains ne connaissent rien des gestes qu’il aurait fallu faire. L’inceste détruit les exigencesphysiquesetmentales,telunabsurdeconsentementàlamort.Lecorpsquej’étais,jerefusaisdelaisserlesautresledireàmaplace.Lavéritépeutêtreinacceptablepourceluiqui la trouve.Elleparled’uneautreviequin’étaitpas lamienne,oùtoutmanquecequienfaisaitlesens.Quisaitdansquelcaniveaufinissentnosenfances?Unpeuplushaut,lesfalaisesdéchiquetéesquientourentleplateaus’accroupissentdanslamercommedes bêtes rouges. Plus haut encore, de grands tourbillons de soleil et de vent recouvrent, aèrent etconfondentlavilledisperséeauxquatrecoinsd’unpaysagerocheux.Pournepasavoiràlesaimerenparticulier,j’aiaimélesêtresengénéral…L’incestemarqueleplusgranddesécarts.C’estdifficileàdéfinir.Aucunethéorie,aucunethèsen’affectentl’airqu’onrespire.Jen’aimeraispassavoirmentir.Ledésertaquelquechosed’implacable.Ladouleurestprivéedesens.Elleest sansalibi,ouplutôt,elleestprivéedesalibisde la raison…Quand toutes les raisons sont possibles, il n’y a pas vraiment de raison de choisir la plus banale.L’exaltationdescorpsoul’abandondesmouvementsphysiquesn’estlégitime,quesil’onfaitpreuvededésintéressement.L’incesteestd’autantplusillégitimequ’ilfaitunsautdanslamatièrequiestsaproprechair.J’ai la disponibilité du condamné à mort devant qui les portes de prison s’ouvrent et cedésintéressementà l’égardde tout,excepté :vivre.Cen’estpassi facilededevenircequ’onest.Unefemmeabstraite,c’estçaquejesuis.Eté1966.–Fabio,tucroisqu’elleserabientôtfinielaguerre?Avecquoifait-onlaguerrequandonestpetit?Peut-êtreavecledésespoirdeceuxquineveulentpaslafaire? Ilsuffitderecevoircetétécommeunechaleurquin’enfinitpas,unedouceursur tout,quelquechosequel’onnedevraitpasposséderetquel’onpossèdetout-de-même.Fabienavaitdesbleussurlecorps.

Àseptans,jemedemandeoùétaitlaguerre…Jem’aperçoisquejel’aienmoi.Decesnuitsdeplusenplusexiguës,laneigeaccouraitdansnosmainsd’enfants.ÀParis, unenuit avait suffi pour que laSeine se couvrede cette neige fragile, dont on imaginemalqu’ellepuisserésisteraufroidautomnal.Dèsquejerepenselamatièredecessouvenirs, leschoseslespluspermanentessontjustementcellesquienfaisaientl’apparence,lablancheurdufroid,leblancdesenfantsquimeurent.Quand lecielétait rouge,onavaitenviedeprendreunbaindechairetdesoleil,onavaitenviedessoirsrapidesàserrerlecœuretdeleurtiédeurquiattiresanscesse.Laguerrenousavaitapprisàtoutperdreetàdevenircequenousn’étionspas.Lesolétaitcharnel.Lesarbresindifférentsetlamortdifférée,cedésertsinguliern’étaitsensiblequ’àceuxcapablesd’yvivre.Lesoleilbrûlantfaisaitfondrel’asphaltecommeunsoleild’enterrement.EtpuisFabienestmort…commeça…pourrien,ilyalongtemps.Àseptans,cettecoursed’unsoleilàunautresoleil,nousl’avionstouslesjoursgagnée.Monsouvenirafonducesimagessuperposées,pourenfaireunseulvisage.Onaimaitlestouspremierssoleils,deceuxquibrûlentàpeineetquimettentdanslecielunelumièrecommeunmarbreliquide.Lesoleils’étaitliquéfiéetrépandudansl’épaisseurdesnuages.Pourcescorpssanschair,réduitsàdeslignes,lamainchaudedusoleilcaressaitlesorganeslesplusinternes.Ellenousfaisaitdescorpsvrais,desvraiscorpsd’enfants.Nousétionsheureuxcertainsjours,maispastous…Quelquechoseallaitvenirrelayerlesoleilathlétiquedel’Eté.J’avaiscinqansetdansleventre,unepeur acide et douloureuse. J'avais l’impression de respirer la respiration des autres, sans qu’ellen’assèneaucunevérité.Onsavaitbienoùlesoleils’attardaitenhiver,maisonn’avaitjamaisrienditàpersonne,avectoutel’abnégationquecelacomporte…Aujourd’hui,Fabien,jenet’attendsplus.Jeveuxjustecesserdet’attendre.Jenesaisplusêtrelesingulierdenotreplurield’avant.Ilfaitbeaucommeaprèslaguerre.Jenesavaispasoualorsjenem’ensouvenaisplus.J’avaiscinqans,peut-êtresept.La question biographique n’est jamais posée dans son amplitude réelle de vérité. Quand toutes lesraisonssontpossibles,iln’yapasvraimentderaisondechoisirlaplusbanale.Lesarbresrappellentdessuppliciésquin’enpeuventplus.Leurombreestunpiègedontjenesorsplus.Lecielasa trame laplus fine, transparenteetbleue,gonfléed’un lourdpoidsd’eaudorée.Lesilences’évertueàsesubstituerautemps,àl’épaisseuramnésiquedeladurée.L’histoire s’écrit et tombe à froid, comme ces phrases qui savent s’insinuer… J’ai l’impression deconvalescencecommeunesorted’automnequiexcèdel’été.DepuisqueFabienétaitmort,j’avaispeurdelui,S.Steiner.Oncomprendrarementquecen’estjamaispardésespoirqu’unhommeabandonnecequifaisaitsavie.Jesuisensursis,unsursisquin’enfinitplus,au bout duquel j’espère un bonheur possible.À l’intérieur de ces choses tangibles, c’est comme si jen’étaispasnée…Jevoudraisqueletempss’arrête.Ilya tantdeneigedansmamémoire, tantdeblanc.Lamêmebrumequiouvre ici lesplisépaisdesnuages, les referme là-bas. Un soir, dans le désir vague d’un ciel trop gris, trop terne, ces heuresreviennentlentementd’elles-mêmes.Jeregardeseproduireunechoseplusgrandequemoi…Ilyatoujoursunmomentdelajournéeoùl’hommeestlâche.C’estdecetteheuredontj’aipeur.Comme

de tout cequi fait lapermanenceaumonde, lanatureest toujours là,opposant sesciels calmeset sesraisonsàlafoliedesêtres.Septembre2000–Tusais,Fabien.Alexisestautiste.Aujourd’hui,iln’yaplusquemoiquil’entende.Celam’estégal,complètementégal.La sourde résonance qui court au long de ces journées, elle est nécessaire, même si je restitue auremordssoninutilité.Jem’envoudraisdeluienvouloir,lorsqu’ilessayeperpétuellementdemedirequerienn’achangé.Ilapréféréunesouffranceéclatanteàuneagonieinterminable.Iln’yapluspersonneàquiilpuisseparler.Il est habillé par les linges de ta mort et c’est injuste. Comme il est facile de manquer le bonheurpuisqu’il est toujours immérité.L’inceste, c’était ça l’indicible àdire, où l’histoirenedemandait qu’às’écrireenlettresetenchiffresordinaires.Àtroisans,onn’apasl’idéedemourir,maisdesidées,onenaplusquejamais…Celuiquirefusedeparlernesaitpascequ’ilsaitetpeut-êtrequecequiestsuparluiestplusgrandquelui,plusgrandquenous.L’opacitédesmots,c’estaussicelledesmortsqu’onaoubliéd’enterrerouqu’onaenterrévivants.Lasyntaxedesyeuxd’Alexis,c’estcellequ’aucunephrasen’enferme,qu’ilestimpossibled’appeler,celledelamercontrelafalaise.L’inceste,c’est lesaisissementd’unevieàgoûtdepierrechaude.C’estcequimerendfaibledevantcertains êtres. C’est une contradiction propre à la structure objective de la situation. C’est presquel’exactedéfinitiondelatortureetdesesfroidssadiquessansbarquefunéraire.C’étaitle29novembre1989lejouroùestnéAlexisSteiner.J’appellelejourpourlevoirànouveaucoulersursonvisage,mêmes’ilfauttoujoursattendred’êtredépossédéedeluipourlesavoir.Jem’enveuxdel’aimertellement.C’étaitchaquematinquim'aséparéunpeuplusde lui.Ouplutôt,aucunmatinn'estplus jamaisvenusanslui,Alexis.Sonsilenceatoutenvahi.Sonsilencem’atransformée,ilafaitdemoiuneautrequemoi-même,etpuisilmelaisseseule,encoreplusseulequ’avant.Lesbruitsdedehorsmeparaissentatténués,commeunepluie légère, semblableàcellequicoulesurlespierrestombales.J’ailesentimentdeschosesquipassent,maisquineréussissentjamaisàseproduire.Jeseraisbienlâchededésespérerdesévénements.Maisladouleurnousaunpeuséparésdumonde…Jamaispersonnenem’auraportéeàlafoissiloinetsiprèsdemoi-même.Ilaacquiscebonheurqui interceptelescorpsphysiquement,celuiquelaplupartdesêtresn’arriventpasàcroire.Ilsaitqu’ilestmortdanslaphrase,que«mort»estunadjectifquiinterromptlapenséeetdéplace quelque chose au dehors. Il sait la vérité qu’on ne peut pas dire, où toute erreur vient d’uneexclusion.Alexisn’estpasdecemonde,parcequ’illerefusedetoutsonêtreettoutétaitpartidelà.Ilmeramèneau désert des phrases, il me rappelle le silence de Fabien, lorsque S. Steiner nous persuadait de labanalitégraduelledesesactes…Certainsjours,toutsepassaitenluicommesilemondeétaitunprétextesansimportance.Sesphrasesontcetteindisciplinedelaponctuation,certainessuggèrentdesexplications…Certainessontmieuxdites,mieuxécritesqued’autres.C’estsoncœuretsachairquilesontécrites,passonintelligence.Ilpenseàundépart, à unedate indéterminée, c'est-à-dire situé dans un temps inexistant. Peut-être aujourd’hui…

demain.Jesaisissurseslèvresvivanteslesensdequelquechosed’inhumain,commeunsilenceenfermédanssabouche.Jeluicaresselanuque.Mesmainsneconnaissentriendesgestesqu’ilauraitfallufaire.Cegeste-là,defaire aller et venirmamain sur sanuque, il nous emmène làoùpersonnenepeutnous rejoindre.Uneheureparjour,ilmeforceàprêterattentionàcequin’apasd’importance.Jemesoumetsàl’écart,jeleprendspourcequ’ilest.Cen’estpas luiquiavait renoncéauxêtresetauxchoses.Cesont leschoseset lesêtresquiavaientrenoncéàluiet,danssaconscienceattentive,iln’yavaitplusdeplacepourl’espoir.Ilaccédaitàcequiéchappeàtoutegrammaire.Quandlesêtresneveulentplusécouter,ilss’invententdespublics.Quand ilsaiment, ilsapprennentuneautre languequi leurassène toutevérité. Jen’aimaispasque ledictionnaireétymologiquesoittoujoursuneréférenceàcequ’ilnedisaitplus.Quepeutmedire«sabouchesanslèvres»,sinoncequedituneautrevoixsilencieuseenmoi-mêmequim’apprendtouslesjoursmonignoranceetmonbonheur?Jesaisqu’ilfautlaisserlanégationlexicalesedéfairedanssesyeux,jusqu’àdirelesphysiquesphrases,etcellesensuspensquin’ontpaslieud’être.Touslesmatinsontl’aird’êtrelespremiersdumonde…Touslessoirssansmesureprennentunvisagedefindumonde.Ilyavaitlesphrasesditestranquillementqui,sansenavoirl’air,exprimaientunedétresseindépassable.Lesphrasesd’Alexisétaienttristes.Ellessemblaients’étendreàtraversl’immobilitévégétale.De cette sentence, la justice humaine ne laissait-elle pas unemarge suffisante pour que l’éventuelleerreurpuisseêtreréparée?AlexisSteiner est un hommequi dit « non».C’est aussi un hommequi dit « oui » dès sonpremiermouvement.Voilàlecontenudece«non».Nousavonsouvertlesyeuxensembleetjeveuxquesesyeuxregardentlesmiens.Jefaisensortequemonregardailleenlui,qu’ileffacelablessure,qu’ilaitlesensdesapropremain,quelatranslations’effectuedesamainàlamienne,àtouteslesautres.C’estdeloinqu’ilrevient…Iln’aplusjamaisparlédecequ’«on»luiavaitfaitetjepensaisalorsàtoutcequejeneluiavaispasdonné…L’opacitédesphrases,c’estaussicelledesmortsqu’onaoubliéd’enterrer,ouqu’onaenterrévivants,dontAlexisrestituelecriinforme.Lasyntaxedesesyeuxportelapourritureàsadouceurextrême.Peut-êtrearrive-t-ilunmomentoùl’onseséparedesoi,c’estunjourindéterminé…Le possible du roman ne se conçoit pas sans l’impossible du réel.Afin d’y parvenir, je devraismedéfairedemarhétoriqueancienneetneplusrienréfléchird’autrequelemouvementdel’inscription,del’effacementsurlafeuille.Il y avait cet envers des choses où vivaient les morts, exempts de linéarité biologique. Diminuerarithmétiquementladouleurn’avaitpasétépossible.Letempscomptésevide,exceptédesinstantsoùlenéantfaisaitnaîtreenmoiunsilencetoutpeuplédelarmes, quimemettait à unemain de la délivrance.Alexis a raison. Je pensais avoir le temps. Je nel’avaisplus.L’attitudelapluscohérentesur lanon-significationdumondeserait lesilenceabsolu,si lesilencenesignifiait.Mais jem’enveuxdesessilences.Jesais trop lasouffrancequ’ils lui font.J’avaiscomprisquesonhistoireetlamienneserejoignaientdansundeceshasards.

Àvraidire, jene sentaisquecela, son innocence irréparable…Personnenemedéchargerade cettedouleur.Elleestpournousetpournousseuls.Parce qu’il restait toujours l’enfant à qui ilmanquait une année, puis deux, trois… Je regardais soncorps,sesformes,seslignes,sespeauxquiledéfinissaientencoremieux.Ladérélictionàpertedevue.Alexis,lecielestfroid,maisunineffablesoleils’attardesursonvisageàmesurequelejouravance…Aujourd’hui,19mars,ilestseizeheures.C’est dur d’entrer dans ce point inextricable d’accusations, de vengeances durcies, de rancunesinlassablesserelayantl’unel’autre,commedanscesprocèsoùlesargumentss’accumulentpendantdesgénérations,àcepointquelesjugeslesplushumainsnepeuvents’yretrouver.Ilyadesheuresoùjenepeuxplussupporterlacontradiction.Ilyadesheuresoùj’étaisprêteàêtrecemortqu’ilfaut.Alexisacepressentimentdecequiestdestituédelavie.Ilsemblaitcertainsjours,commelesrésistantsrevenus de déportation de Buchenwald. Le camp de concentration leur paraissait aussi beau que laliberté.CefilmDVDd’Almodovar«ParleavecElle»,Alexismel’avaitmisentrelesmainscejour-làavecplusd’insistancequed’habitude.Ilavaitunrepentirfroid.Ilportaitdéjàdansleregardl’évaluationajustéedudramequeseulel’enfance,quicomprendtoutdanslesnuancesd’unblancd’inconscienceetd’unnoirdeconscienceavaitl’énergiedesurmonter.Jesaisqu’iln’yarienàfaire,parcequ’alors,iln’yaqu’unechoseàdire:lajustificationqu’ilapporteà ma vie. Il justifie certains bonheurs. Certains jours, à travers le bleu d’une vitre éclatante, Alexisécrasaitseslarmesetseslèvressurleverrefroid.Jevoulaiscegrand froideffaçant levisageordinairedumonde,posant sur lui sa féeriegracieuse. Ilavait effacé de sesmains la buée de la vitre. Il regardait avidement les longues lignes que ses doigtsavaientlaisséessurleverre,commepouraffirmerunesolidaritéaveclemonde.L’histoireapeut-êtreunefin.Lajoieétrangequiaideàvivreetàmourir,jerefusedelarenvoyeràplustard…C’estpeut-êtrecedemi-tourdemarellequej’effectuaisàseptans,oùils’agitdeseretourneretreveniràl’enversdelacoursequ’aujourd’huij’aienviedefaire.D’ailleurs,jenesaismêmeplusavecquij’airendez-vous…S.Steiner, il était à ce lieugéométriquede l’hommeetde l’inhumain. J’avais entendudireque touteautobiographies’écrivaitpresqueàtraverslecercueil.AvecS.Steiner,j’avaiseucequ’onpeutappelerunevraiechance,unjourdedeuilavantlamort.Et parce que le hasard nous a placés sur lamême route, il a fallu admettre que nous pouvions nousentendre.J’eusletempscommeunecoïncidence…–S.Steiner,jevaisl’appeler,Alexis,puisquetuleveux,etjeleveuxsansdoutemoi-même.N’ya-t-ilpasunendroitetunenversdeschosesdelavie?Il avait acquiescé tout de suite. Il n’y avait pas d’envers, pas d’endroit, peut-être une voie ferrée àtraverserversunlaisser-aller,oùlafragilitédeceschèmedescorpsestindescriptible.Commesilacausequiluifaitdirecettephrase«ParleavecElle»,fairecegeste,ellen’étaitpasenlui,maisenmoi.Lavraiegénérositéenvers l’avenirneconsistait-ellepasà toutdonnerauprésent?C’estcommeunemanièrededernièreintégritéquivaseperdre,quiestauplusprèsdeseperdremaisquisubsiste.C’est

presquehumiliantdesesentirtenueàl’écartdeça.Ilesttroptôt,peut-êtretroptard.Pourmemettreenrègleaveclapeur,lapeurd’avoircontrariéoudéçuAlexis,ilfautvoircequ’ellesignifieetcequ’ellerefuse,cettepeur.Celuiquineparlepasnesaitpascequ’ilsait,etpeut-êtrequetoutcequiestsuenluiestplusgrandquenous.J’aiunepeurphysique.Jepenseàlaséparationdesmondes.Jenefaisqu’êtrelàaveclui.Peut-êtrelapeurest-ellelaplusefficacedesvigilances?Jemesoumetsàunesorted’étiagequifaitcoulerversunemertrèsancienneetlaisseveniràelleunesouffrancephysique.Jen’adhèrequ’àunecertainepartdemoi-même,commeundénuementsansretraitquirompttouteslesamarres.J’ai l’ambiguïté d’un corps qui ne s’appartient pas. Cependant, je vous promets que je ne suis pascoupable…L’asymptotedelabanalitéà la tragédieexiged’être«àlagéométried’Alexis».Ilapris la tangenteversuneplénitudecertesincommensurablemaisoùilesttriste.Quellemortdenepouvoirmouriràtroisans?L’histoired’Alexisestuncontesemblabledeterreuretdetendressequiseditàl’enversetcommenceparlafin.Ondescendsurunevillemorteparunelonguerouteenlacetsquilaprometàchacundesestournantsetnelalivrevraimentqu’àlafindutrajet.Commec’estbeaulesoird’automne,quandc’estencoretièdeàParis,surlaSeine,lorsquelesfeuillessepressentcontrelesfeuilles…Alexis, écoute l’inaudible sonated’automne, l’automnequidescendses lumières rougesà travers lesarbresparisiens…J’aiapprisàmevoirparsesyeux.Ilyamillefaçonsdes’entendreet lesyeuxéclipsent lesalterneslangages,ladéclivitédesphrases,l’épaisseurdeschoses.Hier,c’étaitcommeunephrasequejevoulaisécrire.Jesavaisbienquejen’arrivaispasàydonnerréellementcorps.Je savais que je ne m’approcherais jamais assez du monde, qu’il était recouvert d’un ciel dur.J’éprouvaislachutelongueetprofondequimeramenaitaufonddemoi-même.Celaestvraienmoimaisjelesaistoujourstroptard.Comme une lave tellurique qui coule, j’ai la sensation qu’alors, le passé ne cessera de commencer,trouvantdesinstancesdilatoiresquil’entravent.J’aiuncompteàrégleraveclepaysage,parcequevivre,c’estd’abordsetenirprêtàrecevoirlecielsurlatête.Etunefoislaguerresurvenue,ilestvaindevouloirs’enéchappersousprétextequ’onn’estpasresponsable.Chacunestinculpéd’unecertainemanière.Paris,aujourd’hui,19mars2005,j’aidécidédel’appeler,S.Steiner,sanssavoirexactementcequ’ilallaitmedire.J’attendais ladéfaillanceoùilseraitprésent, ladéfaillancede« fallere» :«échapperà»…àlui-même,peut-êtreàlavie.Onesttousvenuspourquelqu’un.Aujourd’huijesuisvenueàlui,àd’autresaussibiensûr.C’étaitunjourplusdifficilequelesprécédents.Lesarbresavaientdifféréleurscouleurslinéaires.Leciel s’était liquéfié et répandu dans l’épaisseur des nuages. Je savais bien que le soleil s’attardait enhivermaisjen’avaisjamaisrienditàpersonne,malgrétoutel’abnégationquecelacomporte.

Ilyavaituneraisonducœurdontjenevoulaisplus,parcequ’elleneservaitàpersonne.Jesavaisqueleslendemainsneressembleraientplusauxjoursd’avant.Commes'ilmeramenaitdemanièreextrêmementténueàl’éventualitédesamortquiarrive.«Unjourdedeuilavantlamort»,çanouslaisseletemps.La relationque j’avaisavecmonpère,elle ressemblaitpeut-êtreàcelled’un rescapédescampsquiretrouvesontortionnaireaprèsdesannées.L’insignifiancen’estpasunechoserelative.S. Steiner, ce n’était pas un homme difficile à connaître, c’était un homme qu’on ne pouvait pasconnaître.Iln’étaitpasd’ici,pasd’ailleursnonplus.Ilétaitseizeheures.Jel’aiappelé:0146356178.Jemesens toujoursen fautequand jenepartagepasunpeucequim’arrive. Jesuis rentréedansmapesanteurdechairetj’aifroid.Certainsnuagesétaientdedimensionsincertaines.Peut-êtres’agissait-ildedeuxnuagesoubiend’unseulquivaseséparerendeux?Àdixans,jevoulaisqu’ilmeure,S.Steiner.Fabien, lui, il pensait qu’il se tuerait un jour… Aujourd’hui, personne ne me déchargera de cettedouleur.Elleestpournous,pournousseuls.Leromand’AlexisSteiners’écritaujourd’huicommedesphrasesobligées,envahissantes.C’estcommeunefaussemonnaiequicircule,commelacauseindiscutabled’unprocessusdedévaluationdessens,quiaffecte,comprometetjoueàl’inutilitéd’untexte,quiaccepteraitencoredejouerlarègledujeu.Le romand’AlexisSteiner se trouve relégué sur lesmargesde lavraievie, de lavieque la sociétéconsidèrecomme«vraie».Leromancertesestalorspossible.Il l’estàproportiondesoninnocencequi lecondamneà l’inexistence.Ilest le langagetransitoiredecette destruction répétée du langage qu’accomplit l’écriture. Écrire l’autobiographie, c’est peut-êtrechercheràsurvivreparunsuicideperpétueld’inexistence.Lespaysagesdisparaissentpeuàpeu…Lesêtresquipassentdevantlui,Alexisnelesdistingueplusdeceuxquilesontprécédés.Ils’engouffredans l’espacedemesbras.C’est le territoiredesasouffrancequej’embrassed’abord.C’estcommeunedéductiondesaproximité.Jesuivaisquelquechosequin’étaitpasàmoi,maisdelui,quelquechosequinousétaitcommundanssesabdications.Jeretrouvaissanseffortlesouvenirdesconversationspassées.Lesphrasesnepeuventplusservirqu’àdire leréelpassé.Jeretrouvesanseffort lessouvenirsdecesconversationsabsentes,dontcertainesnesesontjamaispassées…–P____,Alexistedit:–va-t’en.Ilesttroptôtoupeut-êtretroptard.Lavraievieestailleurs.C’étaitcommeunrendez-vousoùpersonneneviendraitlejourd’après.Lesphrasesnesontpasnécessairementlesmeilleuresalliéespuisqu’ellescréentl’accident.Jesavaisbienque la chuted’Alexis s’était insinuéeen luiprogressivement.Elle avaitgrandi en lui commeunemaladie.Je savais bien que j'étais condamnée à revivre le passé. Je savais que je n’approcherais assez dumonde,qu’ilétaitrecouvertd’uncieldur.J’aipenséaudésert,àcecielminéral,àcesarbresetàleurenduitdepoussière,àcesconvergences.Desnuagesnoirs,àl’estpourtant,unebandebleue,transparente:ilm’estimpossibledelaregarder.Labeautéestinsupportable.Ellemedésespère.

C’estl’éternitéd’uneminutequejevoudraisétirertoutletemps.L’éternitéestlà.Jel’attendais.Avecpersonned’autrequelui,jel’attendais.Aujourd’hui,jenevoulaispassavoiroùlesphrasesdevaientêtredites.Siellesétaientdites,l’histoiresetransformeraitinéluctablementenunéboulisvertigineux,lelongduqueljedévalerais.J’aipeurd’êtrelivréeàunesortedefolie,pourrejoindrelesautresdansleursvaleurscommunes.J’aimaisl’idéequelesphrasesnefassentquesedireàtraversmoi,maisqu’ellesviennentenréalitédelui.Lesphrasesnenaissaientplusdenotrepassé,letraduisant,maisc’étaitlepasséqui,insensiblementprenaitlaformedemesphrasesetsemodifiait…Écrireaccentuaitlarapiditéduphénomène.Écriremedépossédaitdemavie.Cequej’exigedemoi,c’estjustementdevivre,seulementdevivreaveccequejesais.Jevoulaisdesjourscommedulingepropre,deslingesdenullepartouunclaquementdelingequisedéplie.Jevoulaiscroireàcerespectdétachédemoi-mêmequel’onappelleprécisémentpropreté.Aujourd’hui,c’estpeut-êtrecedemi-tourde jeudemarelleque j’effectuaisàseptans. Ils’agitdeseretourneretreveniràl’enversdelacourse.Àlalimitedel’intelligence, jesaisqu’ilyaduvraidanstoutethéorie.Aucunedesgrandesexpériencesdel’humanité,mêmesiapparemmentellessonttrèsopposées,aucunen’estàprioriinsignifiante.Ilyadelarelativitédansl’insignifiance.D’ailleurs,qu’est-cequel’insignifiance?Cetteinsignifianceestunerelationàquelquechosequin’estpasdel’insignifiance,quiadusens.Jecroisauhasardexactementcommejevoisauhasardavecuneobstinationconstante.Dèsquejesensunelogiquetroplogique, jevaisà l’illogisme.Plus lecheminquiymènemeparaîtabsurde,pluscelam’intéressedeleparcourir.C’étaitpeut-être lacoïncidencequinousavait faitêtreensemble.Cequimeniedanscettevie,c’estd’abordcequimetue.Souffrirn’apasdefin,sicen’estlasouffrance…Uneidéem’estvenuedenepasavoiréchappéàlamort,maisdel’avoirtraversée.Ouplutôtd’avoirététraverséeparelle,del’avoirparcourued’unboutàl’autreetd’enêtrerevenuecommeonrevientd’unvoyage.Celafaittoujourspeurlesrevenants.Vivre,c’estnepasserésigner.Le19mars,jen’aiplusétéseulementdansl’évidence,j’aiétédansl’urgence.Sansdouteceschoses-lànes’expliquentpas.Sansdouteçanesertàriendelesexpliquer.Jeme suis dessaisie de lui, S. Steiner. Peut-être était-il déjà un êtremort vivant enmoi, comme unacquiescementaunéant,unrapt?Jepleured’êtreaudehorsdelaplussimpledeschoses:vivre.Jem’attardejusteunpeusurlui.Iln’yaplusrienendehorsdelui,commesilemonden’étaitplusqu’unprétextesansimportanceouunsystèmepournejamaisinvestiruncorpssocial…J’aicedénuementprésentetcepressentimentdecequiestdestituédelavie.J’aidécidédel’attendresanssavoircequ’ilallaitmedire.Jenesuislàpourpersonned’autrequelui,S.Steiner.Lematinnevoulutpas,nevoulut rien,découragea touteavancéedesphrases,commeunprincipequidonnelesilencecommeressentiment.Jesaisqu’ilvapartir.Luinelesaitpasencore.Letempsquiresten’estpassûr.Maislasouffrancenedonnepasdedroit,ledroitderetenirl’hiverquis’enva.Jevoislamarqued’uneluciditéquiserenonce.Ilnevoulaitpas«êtrejugé»,maisilnevoulaitpas«nepasl’être».Jen’avaisjamaisdemandéàla

souffrancedejustifiersesraisons.Jel’appellerai.J’ydescellerailesassonancesetlescontradictions.Jecomprendraipeut-êtrequ’ellesrépètentlesphrasesillisibles,l’énonciationd’unsensirréductible.Ilfautbiencommenceràécrirelavérité,arrêterdeséparergéographiquementlesphrases.Qu’est-ce-quelavérité?N’est-ellepaslaconcordancedulangageaveclaréalité?Le«Je»desphrasesn’estpasceluideschoses.Le«Je»réelestmanifeste,réel,entendului-mêmecomme impossible. Le « Je » s’éprouve comme une expérience de vérité conduite à la proximitéimpensable de l’impossible réel. La vérité que je réclame, je la veux aussi pour eux :Alexis,Anna,Fabien.S.Steiner,ilm’avaitfaitpleurercequenousfontpleurerlesmorts.Aujourd’hui, je n’ai plus peur.Rien ne peut altérermon jugement.Au fond, il n’y a pas d’idée, pasd’histoireàlaquellejefinisseparm’habituer,iln’yapasdesouffrancescontinues,iln’yapasdedestinsobligatoirementfaits.Jedéclinesonidentité.Jedétachelessyllabes.Jelestuemêmesicesontlesmiennes.Jerefusetousles«plustard»dumonde.Aujourd’hui,jenefaisqu’êtrelàavecluietpeut-êtrelapeurest-ellelaplusefficacedesvigilances…Aujourd’hui, je ne parle à personne d’autre qu’à lui et je l’envahis de phrases. Je suis inapte del’inconcevable.Ladéclinaisondifféréede l’identité«Steiner»mettaitsasignaturedans lesmargesdumonde.Noussommestenusd’abolirlesdistancesquelehasardaplacéesentrenous.–P____.Jenevoulaispas.Quesignifie«êtreàl’écart»?Quefaitlamouetteauxailescasséesexactementparlemilieu?Leventviolents’enempared’unseulcoup,malgréleursmusclesinépuisables,alorsquel’étépeutsurvenird’unjouràl’autre…Lesêtresysuffisent,leslarmesmeviennent,alorsqu’ilesttrèsrarequejemelaisseàexprimerdevantlesautresladouleurphysiquequej’aieue.Désormais,nousdévalonslapentedélayéedutemps.Unjourvientquiaccomplittout.Ilfautalorsselaissercouler,commeceuxquinagèrentjusqu’àépuisement,commeceuxquinesontpluschezeuxnullepart.J’aibesoindumatinquirassérène.Ilfautbeaucoupdetempspourallerauxautres.Pouralleràsoi,ilenfautencoreplus.Lesphraseshabitentledestinataired’uneinvisibilitésonore,lancéecommeuncoupdedés.Letempsjoueaveclesphrases.Illesinstallepourqu’ellesdurent.Dèsl’instantoùestcetteguerre,toutjugementquinepeutl’intégrerestfaux.Onprétendquec’estlepremieraveuleplusdifficile…–Quiétais-jeàdixans?Jusqu’oùallaientlesnuitsquinem’appartenaientplus?Onesttoujoursl’enfantetlepasséquiaétécetenfant.Lavérité,jevoulaislajeterauxyeuxdesautres,leurdonnercommeunemarquenoiresurlaneige,cefilbarbelédanslachair.Jevoulaisunefinfinie.Jevoulaisleschosesvraimentdites,dontilnepuisseplussedéfaire,S.Steiner.Àquinevoitrien,jenepeuxriendonneràvoir.Jemesentaisfaibledevantlui,commedevantcertainsêtres.Jenedemandaispluslavie,maislesraisonsdelavie.Laviedescorps,réduiteàelle-même,produitparadoxalementunmondeabstraitetgratuit.Aujourd’hui, je sais ce que je ne savais pas. Aujourd’hui, le tic-tac reptilien du temps, c’est ces

minutes-làaveclui,cen’estriend’autrequeça.Decerendez-vousaveclui,j’avaisbesoin.Dehors,leshommessemblentmarcherauralenti.Cemondeestuneréuniondehasard.Ceuxquineseconnaissentpasentreeuxetsetrouventensembleparcoïncidence,sedispersent,sanssavoirqu’ilsnesereverrontpas.LesinformationscontradictoiresetinconciliablesdesfaitsdiffusésparlesSteinerétaientparallèlementlesmêmes que les faits diffusés par lesmédias, en avril 1937, lorsqu’ils présentèrent les événementscontroversésdelaguerrecivileespagnoleetlespremiersgrandsfroidsdelaguerred’Espagne.Fabienavaitdisparu,commeondisparaîtàsoi-même,deminuteenminute,commeunpaysagequelacoursedelalumièreemportesanscesse.Ilétaitmortàvingt-quatreans,d’un«coupderevolver»…quiluiavaitététirédanslatêteoùpeut-êtreailleurs,alorsqu’iln’avaitmêmepasquatreans.C’était comme une fraction du temps qui ne lui appartiendrait jamais et cette perpétuelle guerregénéalogiquelepréoccupait.Unjour,ilm’avaitditqu’iln’yavaitpasdemalheurplusaccablantquinefutjustelarétributiond’êtrenéSteiner,filsdeStéphaneSteiner,néàFerrièresen1926.Poursesoustraireàlaloideladouleur,l’anéantissementdesoi-mêmeétaitlavoie.Lemouvementsuicidairetournecourt.Ildemandeàl’imprévisiblededécevoirl’inattendu.Ilentresansjoiedansunmondeàjamaisperdu.Ilestl’impossibleadditiondel’instantprésent,dupassé,del’avenir.Fabien était mort en contemplant un ciel qui dure. Il s’était tué sur les pierres humides de pluiesrécentes,àcôtédeslongsglissementsmouillésdesautosquidonnaientunreliefinquiétantàcettescènevenued’unautremonde.Ilrefusaitsesraisonsàlaraison.Aumilieudecedésertparisien,Fabienn’avaitpluscetteconfiancequ’unhommenormalpromènedansunmondequiestfaitpourlui.Voirtuerceluiqu’onaimeestuneexpériencequicompte.Uncorpsatroplesouvenird’unautrecorps.C’estde«ça»queFabienestmort.Uncertaintrait,laisséàlui-même,meurtdanssaligne:«jesaismaintenantquejenechangeraipas».Àtraverslarupture,ils’agitdetenirlapérennité.Àtraversl’immédiat,laligneverticaledelachutegagneunefulgurance.C’estici,commeunequestionquiaattendulongtempslaréponse.Ilsepeutquepluspersonnenevousattende.Peut-êtreserait-cecommel’avanceetleretardsimultané,oùl’onsouffredequelqu’unquel’onaensoi?Sanssavoiràquelcorpsrecourir,touteidéederecoursestabsurde.Àsixans,Fabienavaitdit:«Cepaysesttriste.Jeneveuxpasfairelaguerre».Àcinqans,onnetrouvepasmieuxàfairequed’accuserlesautresens’accusantsoi-même.–Thilde.EtAlexis?Quiest-ilaujourd’hui?–Alexis, ilnes’estplusjamaisretourné.C’était l’automnedesestroisansetça, tulesais tellementbien,tellementmal.C’est impossiblede toutdireavecdesmots.Lesphrasesneconstituentpas lesélémentsd’unéternelreportage.Ceàquoilaplupartdesêtreslesréduisent.Ellesdétiennentquelquechosede trèshaut, altérépar l’usage.Àcertainesphrases, il est impossibled’apporter des corrections, alors que quelque chose entre elles est incompatible…Elles prennent lesinflexionspropresdel’incoercibledouleur.Ilyadeschosesquisepassent.C’estencelaquetoutestintéressant.

– P____. J’avais en moi un être qui était d’ailleurs. L’inceste, c’est une douleur dont on n’est pascapabledemesurerl’intensité,tantqu’onnel’apasreçue.Lasouffranceestpeut-êtrecelajustement,ceàquoionn’estjamaissupérieur.Lesmédecinsquipendantlaguerresoignentlesblessésquines’éveillentpas,peuventenmourireux-mêmes.C’estlejeudesrougestraversésdu«bleu»desenfantsblessés,etjerêvaisdepuistoujoursd’unjeuquin’auraitpasdefin.Rouge.Bleu…etqu’au-delàvienneunnouveauciel…Delaverticaletangencedelachute,onestsûrdemourir.J’avaisbesoinparfoisd’écriredeschosesquim’échappaientenpartie,maisquiprécisémentfaisaientlapreuve,quecequiestenmoiétaitplusfortquemoi.Lesphrasesnecoïncidentpastoujoursaveclapensée,ellessontenavance,enretard,ellesécriventleschosescommejelesvois.Ellessontinattendues,maisellesnelesprennentpasdanscequejeleurfaissignifier.Jepensaisauxcadavresnonidentifiésqu’onmélangedansuneultimehumiliationàlamainbriséedel’unoudel’autre,peut-êtreceluideFabien…–P____.C’estdeçaqueFabienestmort.De«ça».–Oui,Maud,de«ça».–P____,çan’arrivepastouslesjours«unêtrequis’éclipse»,etcecieldélivrédetouthorizon,ils’imposelorsqu’ilesttraversédeviolenceeffective.Lesilencedelamortestunecondamnationauxyeuxdeceuxquisuivent.C’étaitcommelaphraseditequ’ilnefallaitpasdire,c’étaitcelled'undélateurquitientsesétatsàjour.Sesphrasessontendessousde la réalitéouailleurs…Elless’avèrent irrecevableseten réalité,ellestouchentlavérité,cellequ’ilmefaut.C’estimpossibledeparlerde«ça»,demettredesphrases,detrouverlestermesexactsquiviendraientàmonsecours.Celuiquiaraisonestceluiquin’ajamaistué.Ilconstruisaitdéjà laphilosophiedurenoncementqui justifieraitsonéchecetsa lâcheté.Lesphrasess’arrêtent,ferméesdansletemps,ferméesdansl’accomplissementduverbal.Ilyauneformeaulangagequipermetlejeudel’achèvement.Ilyaunprolongementdanslavariationdeschoses.Ilyadesabsencesdephrasesquirésonnentcommedescoupsdetonnerre.Lesilenceestinaliénable.Lemacabrefaciledescontesneditriend’autrequelavérité.–P____.Unehistoirecompliquée…Unvoyageauboutdelanuit.Ilyalamortquidépasselapeurdemourir.Jen’étaispasprêteàcequeladernièrephrasesoitdite.StéphaneSteiner…Lesidéess’échappaientautournantd’unegareetselaissaientressaisir,poursuivrejusqu’àsesconséquences.Même quand la lumière tombait à plein et nous faisait pleurer, elle entrait dans nos yeux avec unerapiditédouloureuse,recouverted’uncieldur,levidait,l’ouvraitàunesortedevioltoutphysiqueetlenettoyaitenmêmetemps.Quandonvoit lasouffrancedel’autre,quandl’autremeurt,onvoudraitmouriràsaplace,maisc’esttroptard,c’estviscéralementtroptard.Se suicider, c’est faire preuve de sa liberté, contrairement au condamné àmort qui a le recours dupourvoi.Onnesoignepluslesblessésquis’éveillent.Ilsontunepudeurqu’onsentdéjàprèsdelafin.Ils

neveulentquemourir.Je me dis aujourd’hui que si je l’avais réellement suivi dans ce qu’il pensait, Stéphane Steiner, jedevraisluidonnerraisondanscequ’ilafait.C’esttellementgravequ’ilfautbienquejem’yarrêteetqueças’arrête.J’effaçaisunecorruption,uneinutilitéintrinsèque.Sesphrases,ellessedonnentaujourd’huicommedesphrasesobligées,envahissantescommeunefaussemonnaie qui circule, comme la cause indiscutable d’unprocessus de dévaluation des sens qui affecte,compromet,corromptetvoueàl’inutilitétouttextequiaccepteraitdejouerlarègledujeu.Jecomprenaisquec’étaitautempsquejedevaism’accorder.Avoir le temps,c’étaitpeut-être laplusbelleet laplusdangereusedesexpériences. J’aiconjugué leverbe«être»àtouslestemps…C’estleprésentletempsleplusdifficile,l’accordaveclesêtresetlemondedansleprésent.Jemesenstoujoursenfautequandjenepartagepasunpeucequim’arrive…Àl’originedetoutephrase,ilyaunehistoireetdanslaphrase,l’histoireestrentrée.Laphrasedanslaquellel’histoireelle-mêmeadisparu,redevientun:«ilya…»jamaisentendu.C’est làqu’ilfauts’arrêter,à l’éclipse,à l’intérieurdececercleoùseproduisent leséclipses.C’estchaquesoirunpeudemoiquimeurt.–P____.C’étaientlesquellesmesinitiales?Justelesinitiales.Lesmiennes.Jenelessaisplus.Quellessont-elles?Jevoulaisavoirletempsdegrandir…arrêterd’êtrepetite.Toutétaitpartidelà…Ilfallaitattendreques’éteignentunàunlejourdesautres.IlfallaitattendrequelesdernièresbranchesduBoulevardSaint-Germainsegraventdanslanuit.Jen’aiplusjamaisenviedefermerlesyeux.Aujourd’hui encore, j’ai peur que tu viennes. J’ai peur quand le soleil se couche, même si c’estimpossibled’allercontreetdelesuspendre.Le sommeil s’insère dans les branches des arbres. Les arbres deviennent de plus en plus sombres,presqueplussombresquelanuit…Ilsabritentlesommeildesfeuilles,maispaslemien.L’errance et l’exil, en allemand : «unheimlich » sont desmanières de n’être chez soi nulle part. Jen’adhère qu’à une certaine part de moi-même, comme un dénuement sans retrait qui rompt toutes lesamarres.S.Steiner,sesphrasessont«entravers»delavéritéouailleurs.Elless’avèrent irrecevables.Ellestouchent à sa vérité. Ses silences, des violences elliptiques, ils m’entraînent en-deçà du monde oùs’écrivent leshistoires,versunperpétueldéfi à la logique. Ilpensaitdifféremment.Etçan’avaitplusd’importance…–P____.Tuavaisécrittoi-même:«JesuisDieu».Tuparlaissanscessed’undieuquin’existepas.Lapropriété,c’estdéjàlemeurtreetdevenirDieu,c’estaccepterlecrime.Tunevoulaispastransigeravecleshabitudesdelaviesociale.Ettoutétaitpartidelà…Iln’yapasdevoieroyaleverslaservitude.Lesdieuxnoustraitentcommenoustraitonstoutcequinousestinférieur.T’eslà?–Thilde.Thilda…EnInde,ilexisteunmilliondedieuxparcerefusd’instrumentalisationsystématique,quiestàl’originedetantd’angoissespourlesmonothéistes.Certainesdesesphrasessontcommedescorpspalpables.Ellessontdénuéesdesens.Ellesdérivent,changentsanscesseetsesuccèdentsansfinàelles-mêmes.

Jene laisserai rienéchapperdeceque jenefaisqu’entrevoir,deceque jenevoispasencoreetnepourraivoirqueplustard.Aujourd’hui, letempsaimeàsedireprométhéen,maisl’est-ilvraiment?Sanscontredit,certainsdestraitsprométhéensreviventencoredansl’histoirerévoltée.Laréflexiongrecque,commeunepenséeàdeuxvisages,laissepresquetoujourscourir,aprèsseslignesdésespérées,l’éternellephrased’Œdipequiditquetoutestbien,quele«oui»s’équilibreau«non».À travers ce mur de phrases qui nous entoure, et tragiquement nous sépare, les respirations seconjuguentausilence.Latienne,ellemefaitmal.–P____.L’absencededouleur,c’estlebonheurdespierres…J’auraisvouluqu’onmefasseapparteniràquelqu’und’autre.Commesilesformesnes’évanouissaientréellementjamaishorsdelamatièred’oùellesémergent,j’étais«devous»,S.etL.Steiner.La douleur, elle était parfois dans les contours physiques « steiner », pas dans les lignes. StéphaneSteiner,professeurd’Architecture,prixdequelquechose…L.Steiner,sculpteur,c’étaitbiencequ’elleauraitpufaire…Maisellenel'avaitjamaisfait.La ligne, elle se casse virtuellement sur son expression.La ligne invertébrée,maismusclée, devientcontour. Elle détermine un corps. La ligne, elle est équilibre et meurt épuisée de cet état permanentd’effraction.Laligne,elleestundéroulementdutemps,ellecoule.–P____.Fabien,jesavaisdanssesbrasdetroisansquej’étaisunêtrehumain.Aujourd’hui,jenelesuisplus.Qu’avait-ildoncd’inégalablepourdéliertantdechosesenmoi?Ilétaitl’audaceetj’étaisl’attente.Ses yeux, ils justifiaient le ciel qui s’égoutte de ses dernières lumières. Je tenais à lui par tous sesgestes.Fabien,jel’aimaissansrienluidemander,sansqu’ilnemedonnerien.Lesjoursfinissentparrejoindreles jours jusqu’à l’automne demes cinq ans… Je savais que les vrais paradis étaient faits pour êtreperdus.Lesouvenirdecesjoiesnemelesfaitpasregretteretjereconnaisqu’ellesétaientbien.Quandjepenseàtoutcequej’aiprisàlaviedeFabienpourêtreheureuse,alorsquejen’étaismêmepasheureuse.Unevieauvisagedelarmesetdesoleil.LesSSquidiffusaientdansleshaut-parleurs:«SchonistdasLeben»(lavieestbelle)savaient trèsbienque la séparationaffaiblissait lesdétenus etdiminuait la chair.Certains journalistes avaient écritqu’ilssesentaientspoliés,lorsquelesrésistantssejetaientsurlesbarbelésélectrifiés…–P____,jen’avaisplusdechairetc’estçaquej’étais.Fabien,oùest-il?Oùest-il?Quiétais-jeàdixans?Jusqu’oùallaientlesnuitsquinem’appartenaientplus?Jenesaisplusquijesuis…Tulesaismieuxquepersonne.J’auraisaiméêtreàl’écart.Biensûr,celan’apasétépossible,celavaplusloinquelescorps.Unjour,nousétionsau«MuséeduJeudePaume»avecFabien.«LesPommesdeCézanne»,jenesaispourquoi ce tableau. Tu nous apprenais tellement de choses et d’autres…Ce jour-là, c’est ça que tudisais:«Vousvoyez,lespommesdeCézanne,parexemple,aucunen’estidentique.»Tulesdécrivaisl’uneaprèsl’autre.Noust’aimionsbien.Pourtant,ilm'afalluadmettrequelafinestinjustifiable.J’ail’idéequepersonnenerépondeàmonappel.

J’aiconsciencedesafragilitéetdesperspectivesdesafinitude.J’aidonnéauxautrescequin’appartenaitqu’àmoi,qu’àlui.Sous les rafales de vent ou de mitraillettes, on perçoit l’existence de la peau de son corps. Lesvêtementss’imprègnentd’odeurqu’ilsnesaventplusquitter.Ilyalaguerrepourl’êtrequivoittrop,quientendtrop,quialesnerfstropfragiles,quiensaittrop.Lesoleilluiaussipeutmourir.Silesphrasesprennenttoujourslacouleurdesactionsoudessacrificesqu’ilssuscitent,leblancestlacouleurdusilence.Touts’ymettraitàsuivreuncourspropre,quin’étaitpascelui,réversibleetimmotivédelavie,maisledéveloppementincalculabled’untexteoùchaqueséquenceporteenellelafin.Lessilencess’expliquent,ilss’écriventaussi.Ilssaventêtreviolents,n’est-cepas?Celuiàquituasvolélesphrases,c’estAlexis,peut-êtreparcequelesilencenerenierien.LesyndromedeBuchenwaldlaissaitlesenfantsrescapésdescampssilencieux,lepoingserrédanslabouche,commedansundésertaffectif.Il est des phrases absentes qui expriment une détresse indépassable, qui restent en suspens et nouslaissentimmobiles.Maissanslui,mesnuitsseraientplusfroidesquelestombes.J’aihâtedetrouverunpaysoùlesoleiltuelesquestions.Fabiennedisaitpastellementdephrases,maislesphrasesqu’ildisait,ellesvenaientcommedestraits.Ellesétaientrapides,mates.Ellesétaienturgentes,abruptes,intelligentes.Jenesaispassicemondeaunsensquiledépasse,jeneconnaispascesens.Iln’yapersonned’autrequetoiàquijepuisseréclamercequ’onm’apris.Jenesaismêmepaslesphrasesquiferaientsentircelieuenmoi,oùtoutcequej’étaisestdéfait.Lavie,enmoi,ellenevapasassezvite.Alorsjel’accélère.Pourquoi,P____?Pourquoi?C’étaitune journée identiqueauxprécédentes,decellequiporteenelle laséparation inéluctable,decellequinepeutpassevivrecommelesautres,cellequejen’auraisjamaispensévivre,cellequejen’aipaspuadmettre.Ilm’afalluvingtans.Fabien,peut-êtreleseulmoyendeterendrejustice,c’estdepenserques’estbienécouléel’heuredelachute.Aujourd’hui,jesaisqu’iln’yarienàfaire.Ilyaunechosequejen’aipasàdire,lajustificationqu’ilapporteàmavie.Jen’avaispaspenséquec’estlapeurquifaitleprixduvoyage.Fabien,decetteappartenancequ’ilm’avaitdonnée, j’avaisbesoin.Nousnousaimionsd’uneaffectionqu’aucuneespérancededésircharnelneviendraitjamaisdéconcerter.Jenemesouvienspas…Etc’étaitinutiledelesituercepointd’inflexion.Ilétaitenchacundenous,ilétaitdanstoutescesquestionsquel’onseposeetquinenousavancentàrien.S.Steiner,jevoislesyeuxdétournésd’unêtresansparveniràl’identifier.Ilrequiertmaprésenceàsescôtés.Jelesuis,jelesuivraijusqu’àcequ’ilmedisedepartir.Ilyadeshasardsquidurenttouteunevie.C’estluiquiavouluquejeparte.Ils’estenferméenlui-même,commesileschosesetlesêtresavaientrenoncéàlui.

–P____.Fairesesgammestouslesjours,sourdesetinaccentuées,peut-être«enutmajeur»verscequiacessédemonteretnedescendpasencore,c’estcommeunesyntaxedetesyeux…–Vienspas.Viensplus,çamefaitmal,tellementmal,tellementpeur.Tuveuxtoutdétruire.Setuer,c’estavouerquecelanevautpluslapeine,quelasouffranceestinutile.–C’estça,Thilde.Quandjeluiavaisditcesphrases,jen’avaispasimaginéleurcouleurenlesdisant.Jelesavaisécritesdans l’urgence de voir toujours plus loin. J’avais oublié qu’au sens s’attachait la couleur. Le soleilpardonnetout.Oupresque.Certainsjours,onfinitparadmettrecequenousnousefforçonstousdenepascomprendre.Lacouleurdesphrasesportelatransparencejusqu’àlacalcination…Lesécrire,lesdire,c’estnepouvoiréviterdelefaire.C’était peut-être la plus belle et la plus dangereuse des expériences. La frénésie des danses montegraduellement, dépasse le sensuel, rapproche les danseurs qui dansent jusqu’au délire sans savoirpourquoi.–P____.Attends.Après l’accident, j’étais toujours l’enfant à qui ilmanque des années.Ces annéesd’enfance nous avaient empêché de connaître l’addition uniforme des jours par lesquels les autresgrandissent. Ilmesembleêtreobservéederrièreunevitre, réduiteà l’élémentaire,commeunautomatemalheureuxquivitdanslaplusmachinaledescohérences.Cemalentendumefaitmal.Exténuéed’avoireucinqansunjour,exténuéed’unefauteintransitive.Qu’aumoinslavienesoitpasseulement l’attente insupportable que tu reviennes…Après l’inceste, je suis l’enfant, la femme à qui« quelque chose est arrivé ».Quelque chose s’est passé. Je ne parviens plus que par intermittence àl’existence.S.Steineravançaitverslamortsansconditionderenoncement.Jeleramenaisàl’épaisseurinachevéedelatristesse.Ilavaitgardéintacteunevéritéqu’ilavaitperdue,quiseulejustifiaitqu’ilvive.Jenesaispasàquoirépondlasommeérigéedesessilences.Pendantcetemps,ilm’estimpossibledesavoircequ’ilentredepeuroudevéritédanscequechacunditetcommentonenvientauxchoseslesplussimples…Lavérité,elleétaitdanstoutescesquestionsquel’onseposeetquinenousavancentàrien.Comprendre,çacompliquetout.Laseuleréalitéressentieparsoi-mêmeestpeut-êtrelaseuleintéressante.Entrel’incapacitéd’êtreseuleetcelledenepasl’être,onacceptelesdeux.Jelesuisdansl’inflexiondescirconstances.J’aimal,prisonnièred’unesolitudeinhumaine,decetemps,decelieuplusgrandsquenous-mêmesquenousportonsennous.Ilavait«décalqué»lesphrasesexténuées,cellesqu’ilnefautpasdire,cellesquionttoutlesensdequelquechosed’inhumain.Ilyavaitdeslettresquis’inscrivaient,desphrases,desvisages,desarbres,desciels.Unlointainintérieur,unendroitdifficilementaccessibleàl’autre,oùil laissait lerivagedelavie,S.Steiner.J’aipenséàlamerquirépèteinlassablementlesmêmesphrasesetrejettelesmêmesêtresétonnésdevivre.

Paris,mars1985

C’étaitle6mars1985,lesoiroùFabienestmort.Ilétaittombéd’unseulcoup,surlesol.J’ai eu l’idée que Fabien avait perdu la vie, mais seulement l’idée. Plus jamais personne nem’appelleraitcommeluim'appelait,FabienSteiner.Jen’aipassoufferttoutdesuite.Monapparencen’avaitpaschangé.J’envoulaisàmoncorpsdeneriendire.C’estaprèsqueçaacommencé.J’aieupeurquelejourrevienne.Unedéfaillanceinvisibleannonçaitlafindelanuit.Était-celedeuildetouscesprintempsmorts?Après la douceur subite des soirs, il est injuste qu’il soit trop tard. Savoir que certains soirs d’étéreviendraientaprèslui,celam’avaitfaitmal,physiquementmal…Ilestinjustequeleprolongementdecettenuitl’aitrenduàlui-même.Letempsdefermerlesyeux,delesouvrir.Letempsétaitlent.La fin du jour. Son corps s’est penché au-dehors, jusqu’à toucher les pierres, l’air, le sol, jusqu’àatteindrecetairminéral.Cequis’étaitpasséavaitquelquechosedecommunaveccequis’appelle«mourir».Lamortétaitlà,vraimentlà.Jelatenaisdanslecielbleuetdansl’indifférencedumonde.JenesavaispasmourircommeFabien.IlyavaitFabien.IlyavaitFabienquiétaitmort.Lamortétaitlà.Jemesuraislàtoutlebonheurdontj’étaiscapable.Laguerreapprendàtoutperdreetàdevenircequ’onn’étaitpas.Cejour-là,c’était lamort.Desesjambesrepliées,desesbrasétendus,desaboucheentrouverte,Fabienétaitmort.C’estçaquiétaitarrivé.Hier.Unechutesansdélai.Mafatigue.Cetteenviedelarmes.Cetteenvied’aimer.J’ail’impressiond’avoiroubliéquelquechose.C’estquelquechosed’important.Jelesaisetjen’arrivepasàm’ensouvenir…IlétaitunefoisFabienSteiner,MaudSteiner.Ilsétaientpresquetoujoursensemble.Après,jenemesouvienspas…Fabien,lebâtimentqu’ilaimaitlemieuxdansParis,c’étaitBeaubourg.P____,lebâtimentqu’ilaimaitlemoins,c’étaitBeaubourg.D’unpas égal, il s’étaitmis àmarcher plus vite que d’habitudevers la seule chose qu’il voulait, lachute.Descendreauplusbasetrefaire«levoyageauboutdelanuit».Ilmarchaitverslaseulejustificationqu’ilreconnaisse.Aulieuderevenirsursespas,ilavaitcontinué.Ilavaiteuletempsdevoirlanuitblanchirunpeuetd’entendrelecoucherdumonde,commeunimmenseappeldetendresseetd’espoir.

Peuaprès,lesoleilétaitmontéd’undegrédansleciel.C’étaitl’idéed’unevilletoutàcoupétrangère.L’exilé court à la fin, sur un lieu élevé, il ne s’invente pas le destin. C’est le commencement d’unecourseeffrénéeentrecequidureetcequinedurepas.Unjour,toutdevientplusurgent.Lachutelibrerectiligneincalculablenelaisseraitaucuneplaceauhasard.Ilavançaplusvite,perditlaprofondeurquis’étendaitsoussespiedsetarrêtasonmouvement.L’hommequimarcheneregardepas.Iln’estdéjàplusdanslavie.Ilétaitarrivéunmomentoùils’étaitséparédelui.Ilétaitrentrédanssonhistoireessentielle.Quelque chose l’avait séparé dumonde. Répéter cemonde, c’était peut-être le trahir plus sûrement,puisquelameilleuredesphotographiesestdéjàunetrahison.Unjourvientquiaccomplittout…C’estlachute.J’aipeurdecetteheureoù lescorps tombentetce laisser-allerphysiquenousprendsi facilement lamain.Hier, le soleil s’est couché à lamême heure qu’avant-hier, ou presque. Il faut en conclure qu’il estindifférentdechangerl’ordredeschoses.S’enaller…L’annulationdernièredetoutcequiavaitété.Lachuteachèvel’épuisement.LachuteétaitlatraductionmêmedeladuplicitéqueFabienavait.Unappeldechosesaléatoires, làoùellesmanquent initialement, làoù le corps faitdéfaut, làoù leslignesincidentesdeviennentlepassé.Jusqu’àpenserquecelapuisseallerjusqu’àl’absurde…Non,ilnem’estpaspossibled’appeler«absurde»cequiestessentiellement«organique»,sansquoionnepeutvivre.Jepenseàl’absurditédumonde.Fabienestmorthier.C’étaitcommeunesyncopeenrienprévisible.Latêtequisaignecontrel’asphalte,lesjambesrepliées,lesbrasétendus.C’est«ça»quiestarrivé,lafind’unjourfroid.Fabiens’estsuicidé.Ettouteslestraductionsdisentquec’est«ça».L’absurde de sa mort, c’est le contraire de l’irrationnel. La fragilité de ce schéma interne estindescriptible.J’aipenséqu’ilétaitnormaldedonnerunpeudesaviepournepaslaperdretoutentière.Unpeudesavie–FabienSteiner–.Fabienavaitemportéletempsaveclui,cesautàpiedsjointshorsdeladurée,cejeude«marelle»oùs'arrêtelecercledesjours.Parcequelaverticalitédelachuterefusetous«lesplustard»dumonde.Elleouvre,aussiirrépressiblequebrusque,undramelatéral.Fabienavaitcesensdurisqued’unalpinistequisaitqu’iln’auradesalutqueparlesommet.Lachuteestuntémoignageirrécusabledecequidevraitsemettreenquestion.AprèslachuteinterminabledeFabien,j’acquittemaverticalité,jem’endéfaisàjamais…Trentemètres.Certainsjours,trentemille.Il avait tout lecieldans sesyeux,une libertéqui ledéliaitde lui-mêmeetdesautres,unevéritéquiallaitdelui-mêmeàlamort.Lachuten’estpasunconsentementdevantcequeFabiennepouvaitpaséviter.Lachutesuicidaire,c’estlamétaphysiquedupire.Àcejeu-là,Fabienétaitsûrdegagner.

Ilyavaitaumoinsunlieudedélivranceaumondeoùilpourraitpourl’éternitéseperdresansjamaisseretrouver.Peut-êtreFabienavait-ilconfonduletragiqueetledésespoir?Jen’aipasledroitdeledire.Jel’écris,parcequejenepréfèrepasunFabienabstraitàunFabiendechair.Jenemetspasderessentimentàlaplacedel’amour.Lachuteaquelquechosed’achevé,d’accompli,delibre,derapideoùlacertitudequetouts’arrêten’estjamaismiseentreparenthèses.Seules les pierres, lesminérales pierres, elles sont innocentes. Certaines dettes sont inépuisables etrendent les corps en déshérence…Vivre pour quelqu’unouquelque chose n’a plus de sens.Le corpsfunambule,ensuspenssurlefildelavie,estuneconvergencedelachute.Ils’agitdeneplusêtre,soitenacceptantd’êtrequoiquecesoit,soitenacceptantd’êtren’importequoi.Fabiennedemandepluslavie,maislesraisonsdelavie.Il joue sa vie, faute de pouvoir la vivre jusqu’à ce que la mort ne le reprenne enmain. Il acceptesciemment ledilemmede lachute.L’agitationmaintenuede l’existenceentraînedans lamortceluiquiétaitvivant.L’essentielestsituéàcettevacuitéverticale.LàoùlaviedeFabiens’achève,commencepourMaudcevoyagecélinienauboutdelanuit.JenesavaispasmourircommeFabien.Àtraversdesphrasesquej’écrivais,letexteintégraitlesavoirdelamort.Jenevoulaispaslelaissers’écrire.Jenevoulaispassavoir.J’avaispeurdecequ’ellesmerévéleraient.J’avaispenséquedenepaslaissers’écrirecesphrasesverslesquellestoutmeportait,permettraitd’endifférer,voired’annulerlavéritédecequis’étaitpassé.Aujourd’hui que Fabien était mort, j’imaginais l’absurdité inverse. Écrire le ramènerait à la vie etdétruiraitlamiseàmortdelachute.Lanégligencedel’œilcomptepeut-êtretropsurlamémoireetlaisseserecouvrir,s’effacerlesscènes…CequelesuicideavaitfaitducorpsdeFabien,l’encreécritesurlafeuilleblanchemelerendraitenvieetdonnaitsaformeàl’espoir.Lesphrasesmetiraientd’elles-mêmesversFabien.C’était une forme particulièrement perverse de l’oubli qui laissait s’entrevoir la possibilité d’unlendemainheureux.PleurermedélivraitunpeudelamortdeFabienmaisenmêmetemps,m’enfaisaitmesurerl’immensitésanslimites.JenepeuxmêmepasdirequejepleuraisFabien.Étrangement, c’est lorsque jeme défaisais de sa pensée que les larmesme venaient, enveloppant enréalité la forme même du monde… Je pleurais lorsqu’il m’arrivait de céder à l’oubli de tout, dansl’absencederéellepensée,oùFabienauraiteusaplace.Ceslarmesnedisaientpaslatristesse.Ellesétaientvenuesdenullepart.Elless’étaientapprochéesdeplusenplusnombreuses,inégales,dispersées.EllesnedisaientriendeFabien.Jepouvaisalorspenserquetoutesleshistoiressetrouvaientcontenuesenelles…Unjeuquin’auraitpasdefin.Fabiens’étaitcachéderrièrel’arbre.Iln’avaitpasvuquejepleurais.Si,biensûrqu’ill’avaitvu…Il

avaitdéjàdans lesyeux l’évaluationajustéedudramequeseule l’enfancequicomprend tout,dans lesnuances d’un blanc d’inconscience et d’un noir de conscience, avait l’énergie de surmonter.Alors, ilpassaitsamainsurmesyeux.Jefermaislesyeux.FabienSteinerétaitmortle6mars1985.Ilavaitralenti.Àl’angle,l’hommequimarchaitavaitatteintlepointdesonparcours,oùtoutàl’heureils’étaitarrêté.Ilavaithésitédevantl’irréalitédecethorizonàquarante-cinqdegrés,maisdéjàtoutenluil’avaitreconnu.Ils’étaitretourné,ilavaitattendu,ilregardaitencore.Ilvenait,ilétaitarrivé.Ilavaitcouru.Etensuitelachute.J’avais rendez-vous tous les soirs avec un coucher de soleil, avec son disque qui disparaît derrièrel’anthracite des nuages. Seuls les ciels déferlent au rythme de leur déclinaison dans leur déplacementcontinu.Jenevoulaispassavoiroùlesphrasesmeconduisaient,maisuneligneinvisibleétaittracée,au-delàdelaquelleilyavaitlamortdeFabien…Peut-être qu’il n’aurait jamais autant senti son accord et sa cadence avec lemonde ? Commencer àdonner,n’est-cepassecondamneràdonnerassez,mêmesil’ondonnetout.Après,c’estl’interminablechute…La perspective contraire n’était pas réalisable. L’axe de la verticalité s’était incliné. C’est par ledéséquilibredel’hommequicourtpournepastomberquelavieavaitétépossible.Fabienévoluaitinéluctablementverslamort.Ilcourait.Ilesttombé.Lachutedanslamatièrequiestsaproprechair.FabienSteiner.Cequiarriveestimpensable.Lachutedanslevide.Lescerclesconcentriquesdesachute,ilsétaientdéjàdessinésausoldepuislongtemps.Il avait fini par se jeter dans cemouvement uniformément accéléré. Rien ne l’arrêtait plus dans sesconséquences,toutjustifiaitladestructiontotale,l’épuisementàvivre,lachute…Fabienavaiteuunsoirdelavie,quil’avaitenlevéàsonhistoire.L’engagementducorpsestindispensable.Le révolté fait volte-face, au sens étymologique. Je pensais à l’aspect physique dumouvement de lachute.Elleouvreàl’infinilessouffrancesquireviennentdeloinetqueletempsnesaisitplus.Auxyeuxdumonde,Fabienestmort…C’estlecontrairedel’inachèvement,quiintroduitunecohérencelàoùiln’yenapas.Jepensaisaupremiermouvementduprisonnierquidécidelaconséquenceextrême.Levide.Ettoutseconfonddanslecercueil.C’estuneséquencedetroismilleclichés,auxquelss’ajoutentd’autresmilliersdeclichés…Pourvuquejamaisneseterminecemouvement,qu’ilnefassequedurerinterminablement…La chute ne comporte ni degrés, ni probabilités. C’est une mort nette, instantanée qui a toute laconsciencedecequisurvient.Fabienavaitjouésaviesurunjeuplusgrandquelui.Ceuxquiontvraimentquelquechoseàdire,ilsn’enparlentjamais.Ilss’envont.Lachute,onfinitparpassersavieàlavivre.Touslesjours,trentemètres.Onesthabitédecettemortquinousvide.Onestcevide.Trentemètres.LastasedeFabienSteiner.–Alorsvivre,est-cecouriràsaperte?J’ai l’idéeque lachutedeFabiensubstitueàmavieunerupturecontingente,unecoupure,des lèvresrouges.

Ilyaunbonheurmétaphysiqueàsoutenirl’absurditédumondeetàlamultiplieràtraverslachute.Lachuteintroduitdelaconséquencelàoùiln’yapasdesuite.C’estundénuementquin’estpasarbitraire.Leblessén’appelleraplus.L’absurden’apprendrienmaisilditFIN.FIN.VingtansaprèslachutedeFabien,l’irréelestintact,leréelnel’estplus.J’aiaimélevertige,j’enaisaisilesdimensions,leschances,j’aiévaluétouslespossibles,j’aimesurédemetuer,denepasmetuer.J’aigagnédepouvoirmepromenersurl’abîmecommes’ilétaittendudecordes,maisjen’aipasfaitdechute.Allerjusqu’auboutdesoimaisnepasêtreacrobatedelamort…Lachutenelaisseaucunrépit.Onnemeurtpasdeuxfois…Lachuteestundénouementquinenieplusrien,oùseretrouvelacomplicitéaveclemonde.J’avaispeurdenejamaismourir.J’étaislaplusdifféréedesêtresappelés«Steiner».J’aipeurdesgestesqu’onoublie.J’aipeurdelachute.D’ailleurs,quin’a-t-ilpaspeurdelachute?J’aipenséquenousavionsseptans…J’aivoulurestreindrelasurfaceausolducorpsétendudeFabien.Àseptans,onarrêtelesimages, lesflash-back.Fabienétaitremontéenhautdubâtimentet toutavaitrecommencé…Jem’étaissouvenuealorsdecejeudemarellequirecommençaitinterminablementpourMaudetFabienSteiner…Fabienavaitsept,huitans.Trèsvite,ons’étaitinventédesjeuxoùons’imaginaitêtreenvoyage.Trèsvite,j’avaispenséqu’ildevaitdéjàsavoircommentfairepourneplusrevenir.Àseptans,ilvivaitcommes’ilallaitmourirlelendemain.Ilyavaitquelquechoseenluiquivoulaitmourir,commes’ilvoulaitêtrepardonné.Lamarelle…FabienSteiner.Lecorpsphysiquequitombe,d’hétérogène,ilpasseàhomogène.Ildécritlemouvementavecunralentiquiluiestdû…,entrelecorpssaignantétenduausoletlecorpsquicourtenavantverslachute.Fabiens’étaittuésurlespierreshumidesdepluiesrécentes,àcôtédeslongsglissementsmouillésdesautos,quidonnaientunreliefinquiétantàcettescènevenued’unautremonde.C’étaitl’heurebleue,lerayonvert.Jerevoisunesecondecespierrespasséesausol,surlesquellesavaitpus’écraseraujourd’huilecridesadélivrance.Onnevoyaitpasplusloinquecesquelquespasdevantnous.Longtemps,j’aipasséauralentilefilmdelachute,oùsedessinecettesuited’actionsquiétaitdevenuesondestin.Cequim’intéresseleplusdanscemouvement,c’estcequis’étaitdétachédelui,cequiallaitau-delàdelui,au-delàdelachute,au-delàdesesmembresarrachés,au-delàdelafoulequis’étaitouverte,au-delàde l’imagementalecoercitivequi l’habitait…Pourse justifierd’êtreunhomme, ildevaitêtreunautre…Unautresanslendemain.Unemortheureusedélivréedelapesanteur.Ilétaitenfinlibredecourirverticalement.Lachute,lesbrasenl’air,lecorpscommeunerançon.Ilavançaitverslamortsansconditionsderenoncement.Etceluiquigagnen’est-ilpasceluiquin’aplusrienàperdre?Commeceuxquiviennentdeloinsansseretourner.Lachuterefusetoutjugementdevaleur:Fabienétaitmortauxyeuxdumonde.Excludelui-même.

Ilavait finiparse jeterdanscemouvementuniformémentaccéléré.Rienne l’arrêteraitplusdanssesconséquencesetjustifieraitsachutesuicidaire.Ilaffirmaitunevaleurquiledépassaitlui-même.Danslaverticalitéduvide,lachuteestsanslendemain.Lesvaleurspour lesGrecsétaientpréexistantesà touteaction,dontellesmarquaientprécisément leslimites,alorsqu’unecertainephilosophiedesvaleursmodernesplacesesvaleursàlafindel’action.Lachute.Lafin.Etquandonaperdu,ilfauttoujourspayer.Labêtemeurt…Labêteestmorte…IlexisteunchantdeBrahms,quiparaphrasel’Ecclésiaste.Ildit:«Ilfautquelabêtemeure,maisl’hommeaussi.L’unetl’autredoiventmourir.»Lesmouettesreprennentl’airaurasdel’eaupendantquelquescentainesdemètres,sanspresquebattredel’aile,elleslefontvariersanseffortapparent,avantdes’immobilisersurunhaut-fondverslerivage.Ellessontnoires,grises,touchéesparlebleu.Ellestournoientfollemententoussens,puis,sansrienperdredeleurvitesse,quittentl’uneaprèsl’autrelamêlée, pour piquer vers lamer. Les coups de lamer un peu agitée viennent relayer les bruits desoiseaux.Lachute.C’estcommeunappelquin’appellerien,nipersonne.Alors,est-ceunappel?Lahouleaffleureetserésoutenéclatementsblancs.Après,onnelesvoitplus.Lesmouettesperduesdanslesbrumesviennentseheurteràtouteslesvitres.Leurmassegriseéclairéeparlablancheurdesailes,c’estcommedescimetièresflottantsetlumineux.Longtempsaprès,ellesreparaissent.Ellesselèventdansunextraordinairetumulted’ailesetdecris,puisvolent,s’abattent,baissentlatêteetrepartent…Ellesouvrentetfermentcecorpsblanccassé.Ellesdesserrentcommeuncrid’enfancecettezoneréflexequilessegmente.Les oiseaux de mer n’ont rien où se poser, malgré leurs muscles inépuisables, excepté le creuxchangeantdelahoule…L’étauserefermesurelles.Quandelless’essayentàleurproprevol,toutcequitoucheauréelestétranger.Toutesensemble,dansunlargetournant,ellesreviennentverslaplage,etl’enfantenmêmetempsqu’ilrit,voitcombienellessontlentesàrevenirversleurterredesable.Les mouettes qui remontent vers le sable, elles sont près de l’enfant. Elles se soulèvent à peine,exténuéesetretombentsurelles-mêmes.Danslesyeuxdel’enfant,ilyatoujourslapeurqu’ellesn’yarriventjamais,qu’ellessenoient.Lesanglesetleséquerresd’ailessansfinsepoursuivent,commedespenséesangulaires.Lorsque les vents ne lesmalmènent plus, c’est la fin. Elles planent unmoment et le poids de l’eauqu’ellestransportentlesplaquebrusquementàterre.Ellesappellentd’unsignedel’ailecequiviendraversellesetlesemmènera.Leurvolrectilignes’appuieàpeinesurlabrise.Aumatin,desmouettessontmortessurlaplage.Lamerlesemporte.Unjour,elless’envolentpourneplusrevenir.J’aioubliélecridesmouettes.J’aioubliélamortdeFabien.J’aipenséqueleplusgrandmalheurn’étaitpasdenepasêtreaimé,maisdenepasaimer.J’aipenséque«l’enviedececiel»n’avaitjamaisquittéFabien.

C’étaitversonzeheures,lelendemainmatinquej’avaisreçuunappeltéléphoniquedeP____:–Allô,Fabienestmort.Ças’estpassécettenuit.Onvousattendpourlecafé.Jel’avaiscru,maisjenel’avaispascompris.Onnepeutpasdemanderàlasouffrancedejustifiersesraisons.Ons’exposeraitànecompatiràpresquerien…Lamiseenplacedecetaccidentdansl’ordredeschosesnaturelles,elleestdansl’histoireetseréfèreàdesvaleursquidépassentl’histoire.Est-cepossible?Jevoudraisqueletempss’arrête.Lavoixautéléphoneétaitlégèrementaltéréecommeparlapeur.Ellepénétraitenforce.J’attendaistoujours,parcequecen’étaitpastoutàfaitsûr,etqu’ilyenavaitpeut-êtrepourunesecondeencore,parcequed’unesecondeàl’autre,Fabien«allait»peut-êtremourir,maiscen’étaitpasencorefait…Lamortestlàcommeseuleréalitéaveccequiéchappe,plutôtqu’aveccequel’ontient.Lesjeuxsontfaits.Le7mars,P____etM____étaientallésaucommissariatduquatrièmearrondissementpoursignerleprocès-verbal. C’était un protocole auquel ils avaient l’air de souscrire, celui de tout arranger en«histoire».Àl’interrogatoiredepolice,ilsn’avaientrienpourrestituerFabienSteineretjustifiersafin.C’étaitunaccidentquileurdonnaitraison.Lemondeétaitlemêmequ’hieretlesoir,lesoleils’étaitcouchéàlamêmeheure.M____,elleavaitsubstituél’«événement»àl’absencedeFabienquiétaitparti.Ellesemblaitnepluspenser àFabien.D’ailleurs, elle nepensait à rien, oupresque…Lavérité n’était pasdans cequ’elledisaitmaisdanscequ’ellenedisaitpas.M____,«çan’arrivequ’auxautres»,jusqu’àcejouroù«çan’arrivequ’àelle».Après le commissariat, où elle avait appris queFabien étaitmort, elle avait eu l’attitude linéairedel’ennui. Elle avait réitéré le scénario de tous les jours précédents. L’insignifiance s’identifie presquetoujoursàl’aspectmécaniquedeschosesetdesêtres,àl’habitudeleplussouvent…Scène1,10heures:acheteràmanger.Scène2,12heures:manger.Scène3,14heures:café.Scène4,16heures:allerdehorsacheterdeschosesquineserventàrien,surtoutquineserventàrien.Elleavaitpeurdecequines’achètepasetnes’achèterajamais.Commelessentimentsnonpayantsquin’étaientjamais«àvendre»…Lesinformationsfurentdansunpremiertempsdifférées,puisaprèscensurées,finalementdiffuséesendes termes contradictoires.Les versions divergentes de l’événement donnèrent lieu à une controverse.Alors,lapolicem’avaitappeléeafinquej’attestequelamortdeFabienétaitbienunsuicide…Le7mars,Fabienétaitàl’Institutmédico-légal,QuaidelaRapée,désormaisinutilementbeau,enrègleavec la mort, donc invulnérable. P____ était allé tout seul pour identifier le corps, comme il étaitadministrativementnécessaire.Ilm’avait interditdevoir lesautomates jetésà touteallure sur le linceuldeFabien, lecouvercle, letournevis…J’enavaispassédutempsàlesserrerlesvis,enpesantterriblementsurelles…Lafixationvientdesefaire.C’étaitunaccident.Auretour,ilavaitessayél’attitudedelatristesseetdumalheur,avecl’œilaffaiblid’uneétoilemorte,maisiln’enressentaitpaslapointe.Ilnerelevaitd’aucunedouleur,d’aucuneattente.Jenecomprenais

pascethommequidevaitvivreavecunepareilleimagedelamort.LescicatricesdeFabienne sevoyaientpas. Il était tombé sur lebitume. Il étaitmort trèsvite. Ilnes’étaitmêmepasfaitmal.Seules deux longues et étroites cicatrices sur le thorax et le dos témoignaient d’unemutilation. Sesarticulationsavaientétébrisées,etsesmainss’enfonçaientdanslachairdescuisses.Comme s’il devait justifier àmes yeux ses jambesmutilées, coupées, il s’était arrêté là, parce qu’iln’avaitdecomptesàrendreàpersonne.Ileffaçaitlessyllabes.Ilfaisaitmal.Laseulechosequel’onpuissefairedevantuncorpsblessé,c’estdel’embrasser.MaisP____nel’avaitpasfait.PourlesSteiner,Fabienétaitmortdepuisvingt-quatreans,le19juin1960.PourlesSteiner,iln’yavaitpasdecoupable.Pourmoi,c’étaithierqueFabienétaitmort.C’étaithier.Avec sa rhétoriquemaniériste habituelle, P____m’avait dissuadé d’aller voir Fabien à l’I.M. L. :«PasMaud,c’estimpossible,pasElle.Jeneveuxpasqu’ellevienne.»Une explication plausible ne valait pas une absence d’explication. Et quand toutes les raisons sontpossibles,iln’yavraimentpasderaisondechoisirlaplusbanale.Plustard,ilm’avaitinterditdevoirFabienmort.Ilm’avaitdit:«C’estdéjàbeaucoupdevivrevingt-quatreannées.».C’étaitlaphrasedefin.9rueDupuytren,deuxièmeétage,c’estl’adressed’unecondamnationsansappel,c’étaitlamienne.C’estlàquesontlesSteiner,avec«lesyeuxsteiner»,privésdesalibisdelaraison.Ilmanquepeut-êtrequelquechoseauxêtresqu’onyrencontre…Ilyaceuxquisontmortsversvingt-cinqans:«Desbas-reliefsantiques»faceàl’ÉcoledeMédecine,ceuxquivontmourir,etilyaceux,plusraresquiverrontlalibération.C’estuncimetièreenformation.C’estuneerreurdepenserquebeaucoupdebonheuryestattaché.Chacunestlàcommeilpeut,aveccequ’ilaàdireounedirapas,direqueFabienSteinerestmort.Maisiln’estpeut-êtrepasencoretempsdeparlerd’eux…Ilsavaientpuvivrevingt-quatreansàcôtédeFabien,etlevoirmourir,commes’iln’avaitjamaiseud’existence.DanscepaysageprécairedesSteiner,ladouleurétaitunesouffranceinégalable.L’immatriculationdeFabiensuivaitlamienne.Nousétionstimbrésàl’exportation,sanssavoircequiviendraitaprès…C’étaituneerreurquivenaitdel’exclusion,quinousécartaitdesêtres.Onnesavaitpasperdre.Entreeuxetnous,c’étaitcommelignededémarcation.Ilsenavaienttantfaitqu’ilsavaientfiniparnousfaireconsidérerlefaitd’êtreheureuxcommequelquechosequ’ilfallaitcacheravecunpeudehonte.Alors,àseptans,ons’étaitmisàdouterdecedroitaubonheur.Lafoulequis’écouleaudehorsvientmelivrerleplusépuisantdescombats.Elleavancesansrépit.Fabienestmort.Ilsnelesaventpasencoreetjevoudraisleurdire.Ladouleurabesoindeplace.Il y a beaucoup trop de monde dans les rues et tellement de visages immobiles qui espacent leurscicatrices,jevoudraisavancerseule.Le«laisser-aller»del’enfance…JevoudraisleurdirequeFabienestmort…

IlyavaitFabienquej’aimaispourvivre.FabienSteiner.J’étaislasixième,FabienleseptièmeetledernierSteiner.L’unétaitl’absencedel’autre.AvecFabien,nousétionscommeuneparenthèseàlafind’unephrase.LeverdictdesautresSteinernousconsidérait commedes étrangers.D’ailleurs,onn’additionnepasdesvisages…Fabienn’avait aucuneressemblanceaveclesautresSteiner.Jen’aijamaisvuunêtresusciterautantlebonheursurlevisagedeceuxquil’entourent.Sabeautéluiavaitvalubeaucoupdesouffrances.C’étaitleprixàpayer…M____.CommeFabienétaitlaplusbelledesesphotos,ellel’aimait.Je tenais à lui par toutes ses phrases. Il répondait tellement bien à mes questions qu’il les rendaitinutiles.Larapiditédesonvoll’emportaitsanscesseau-delà,commeuneurgence.Lemondeextérieurétaitpourluiuneréalitéintérieurequ’ilpercevaitavecuneprécisionchirurgicale.Àseptans,quandd’autresqueluis’appuientsurmonépaule,jelestueraissanssourireàlesvoirfairelesgestesd’unetendressequin’appartientqu’àlui.Ilyadesêtresquijustifientlemonde,quiaidentàvivreparleurseuleprésence.Fabien,c’estmarésolutionàvivre,c’estunbonheurquim’estdédié.Fabien.C’estcommelafind’unfilmquidurelongtemps.Çacommenceparun«F»,çatermineparun«N».FIN.Fabio.C’étaitmieux,çanefaisaitpas«findefilm».C’étaitFabienpourlesjourstristes.Fabiopourlesjoursdesoleil.Fabien.FIN…Fabio,ilestitalien.C’étaitbien.Nousnesommesquedeux,unefractionquinesedivisepas.Nousnoussommesinventéscommenoussommes,d’uneévidencequinoustouchaitbienau-dessousdelapeau.Jen’aipassesyeux,Nousn’étionspasd’ici,pasd’ailleursnonplus.Nousétionsheureuxcertainsjours,maispastous.Lesoleilnousarrachaitànous-mêmes.Aforcede« jouer lavie»,peut-êtreétait-ilvenuun jouroùnousl’avionscréée?Quandj’arboraismonmanteaupourallerjouerdehorsavecFabien,ilmesemblaitpasserdesmanchesducouvre-feuàcellesdubonheur.Onluiavaitrefusélesdroitsàl’éternité.Illesavaitpristouslesjours.Ilavaitcetteconfiancequ’unhommenormalpromènedansunmondequiestfaitpourlui.QuandFabienestmort,j’aicruàunefractureentremoietlemonde.Je ne savais pas. C’est ce qui fait le mensonge. Les corps étaient invisibles, intangibles, privésd’apparence.FabiennerépondaitplusauxquestionsdeP____,çalesrendaitinutiles…Lesêtresquis’attardaient,illesprivaitdequestionsetlesrenvoyaitàleurvieinsinuantedetouslesjours.Dans l’êtrecoercitif, ilyavait toujoursunefraîcheur indéfectible.Et la fraîcheurétonne…Ildonnaittoujours l’impressionde tenirunpeuplus auxêtres et auxchosesquequiconque,de les aimerunpeuplus,exceptéslesSteinerbiensûr.Iln’évaluaitjamaisleschosestroprapidement.Dansl’allurequ’ilavait,avecsesmembreslongilignes,ondiscernaitquelquechosed’abrupt,commechezlesêtresquimanquentdeconfianceetquisejettentàl’eau.

Parailleurs,ilavaitl’indolenceetleflegmed’unesilhouettefine,comme«unêtredestransitions»,àlafoisdéfenseuretattaquant,avecexigence,rectitude.Ilnes’aimaitpas.Ilétaitinsaisissable,insoumis,déjàdansunautreailleurs.Lorsqu’ils’engageaitdansuneaventure,àtortouàraison,ilnelaremettaitplusenquestion.Fabienétaitcynique.P____appelaitça«unesalementalité»d’êtrecommeça.Ilforçaitlesbarragestyrrhéniens.Sesvérités,S.Steiner,ellesétaient«vérifiables».L’histoiren’avaitpasdedieu.Ilrefusaitlesjugementscollectifs,libredetouteattachehiérarchiqueetidéologique.J’aipenséaurireinsensédeFabien,provoquantundieuquin’existaitpas.LàoùilsemblaitidentiqueavecS.Steiner,ildifférait.S.Steinerl’avaitjugéinapteaudessin,leseuldesSteinerquidiffusaitplusdephrasesécritesquedecroquis…ça,c’étaitcequ’ilpouvaityavoirdepire,auxyeuxdeS.Steiner…S.Steineremployaitsouventl’adjectif:«incapable»àcesujet.Ilyavaitlesêtressurdoués,ilsétaient«PrixdeRome».Ilyavaitlesautres.Ceuxqui«neserventàrien»etquilaissent,commeFabien,unpeupartoutleursempreintesdigitales…Fabien, il avait des tracés en noir et blanc, à traits impulsifs, que personne n’avait le droit de voir,exceptéeMaudbiensûr…– Fabien, comment c’était la guerre ? Il dessinait des avions bombardiers dans le ciel, des survolsmenaçants d’avions et d’hélicoptères, des bombes et des obus explosant, desmaisons détruites et desêtressouventreprésentésimmobiles.Ilavaitunathéismehégeliende«Dieusansl’hommen’estpasplusquel’hommesansDieu».Commeiln’yavaitquelesreligionspourrépondreàlamort,ellesétaientsansdoutenéespourça…J’aimaisFabienquandilétaitcynique.Ilassénaittoutcequ’ilvoulaitdireàP____,àM____,etàtouslesautres.J’étaisexceptée.Fabien,àsixans,illeuravaitdit:«Cepaysesttriste».Ilm’avaitditunpeuaprèsqu’ilvoulaitêtreorphelin.Etplustard,vivresousunnomd’emprunt,unnom«étranger».Défairelesliensdesang.Certainsjours,ilsouriaitsansrienrépondre.Ilportaitsurlecorpsunetristessebienplusanciennequelui,avec laduréede lavraiedouleurquepersonnen’achève.C’était lemêmevisagequeFabienavaittoujoursprésentéàlavie.Ildonnaittoutauprésent.Etaimerunseuljourdelavierevientàjustifierd’autresjours…Lebleu de ses yeux était si persuasif qu’au premier abord, on ne voyait rien,mais de plus près, onvoyaitquelétaitlevéritablesens,etlesstigmatesquitémoignaientlamesuredesonidentité,uncorpsàcorpsentrelesphrasesetlesidées.Il savait tenir les autres à distance sans rien leur expliquer de cette inattenduemise à l’écart.Nousdevions recevoir les coups assénés par ceux qui ne savaient rien, les Steiner. La souffrance del’exclusion,elleétaitlà,présente.J’étaiscecorps,MaudSteiner.JesuiscertainequeFabiencomprenaitquellefaiblessem’attachaitàlui.Fabien, il voulait changer le tatouage irréfutable « Steiner », et à six ans, il avaitmal accepté cettelimiteconstitutivedesonidentité.Ilvoulait«changerdemaison»,commesiçaavaitquelquechoseàvoiraveclefaitdelaisserderrièresoitoutlerestedesavie.C’est«l’aléatoiredel’existence».Lesproblèmesnousavaientchoisis,etnous,FabienetMaud,étions«àlaquestion».D’accidentenaccident,nousavancions,irréductiblesaujugementettoutsecompliquaitencoreplus…Ilregardaitsouventlavaleurinsoutenabledececieletdesespulsationsviolentesàdeuxheures.

Lasolitudeducoureurdefondseraitcapablededétruirejusqu’àl’affectionqueFabienseportaitàlui-même.Lamortdesautres,jenesavaispaslapenser,latoucher.Cettepartd’émotiontellementténueàd’autres,jenesavaispascequ’elleétait.Ouplutôt,j’avaispeur.Àseptans,jemedemandeoùestlaguerre.Jem’aperçoisquejel’aienmoi,qu’elleestceremordsquimefaitm’abstenirdedirelesphrases,jenesaispaslesquelles.Jenesaisplusl’incipitdel’histoire,lamienneetcelledeFabien…Àquelmomentlaviesechange-t-elleendestin?Unjourétaitvenu,oùFabienavaitsucequ’ilvoulait.Ilaimaitlejourquiéchappeàl’injustice.Ilaimaitlematinquirassérène.Peut-êtreavait-ilpenséunjourqu’ilfallaitnepasavoirconnulavie?Etpournepasl’avoirconnue,ils’étaittué.Ilterminaitsaviesurunecourse.Était-cecommelacoursedel’enfantquisembleavoirtrouvélaforcenécessairepouraffronterlavie?DeFabien,sedégageaitunesortedecalme,deforcequisedéprenddetoutetsurprendl’énoncé.JecomprendsqueFabienaitcourucommeçapourmourir.Jeveuxqu’onmelaissepenserqu’ilesttombéd’unebellechutelente.Çaadurédesheures,çadurepeut-êtreencoreaujourd’hui…Leralenti…atténuelasouffrancedu«sanslendemain».JesuisMaudSteiner–mai1959–,FabienSteiner–juin1960–.JedoisrépondreauxconséquencesincalculablesdecequeM____nevoulaitpasplusque3steiner,etcomme3plus2,çafaisait5steiner,les«chosesdelavie»avaientmalcommencé…«AusdemLebendermarionetten»:«Delaviedesmarionnettes».SteinerMaud.SteinerFabien.LesSteinerétaientàlaVillaMédicisàRomedepuis1957.S.Steineravaitobtenule«PrixdeRomed’Architecture»cetteannée-là.J’étaislaquatrième,etnéecyanosée,jenedevaispasvivrelongtemps.Fabienlecinquième,ledernier.Les théories peuvent changer,mais il y a quelque chosequi vaut toujours, c’est la cohérence, le faitd’êtreensemble.Jen’aipasdecarted’identitéàrefaire.CommeFabien,jen’aipasassezlecœuràaimer,c’est-à-direànepas renoncer.L’abstention a toujours été possible dans l’histoire,mais pas lamienne, pas celle deFabien.Àmoi,lesuiciden’estpaspermis,ilestmêmeinduit.J’ai l’air d’« aller bien », comme ils disent eux-mêmes, les Steiner. J’ai une carte d’identité aveccommenom«Steiner ».MaudSteiner.Et je n’y suis pour rien.C’est commeunpréalablenécessaireauqueljedoisavoirrecours.Lanuit,mesyeuxnesefermentpas,ilscontredisentlesommeil.C’estl’insomnieperpétuelledepuisquej’aiseptans.Lesommeilsemutine.Etc’estpeut-êtrelà,lamaladiequeM____m’avaittransmise.Lanuitétaitimminente,exiguë,jamaisadvenue.Maisjusqu’oùallaient-ellescesnuitsquinem’appartenaientplus,quin’allaientjamaisverslejour?Oùallaient-elles?Jenesuispascommelesautres.

Pour les Steiner, c’est un hasard qui se prolonge et qui revient régulièrement. L’asphyxie de la vieordinairemeprendàlagorgesansquejenem’yattende.D’ailleurs,lanuitnetombepassurlamer…Tantquej’étaisrueDupuytren,jesavaisquejepouvaisappelerFabientouteslesnuits.Cesheures,nouslesaimionsbien,ellesnousappartiennaientcomplètement.–Fabien,est-cequetudors?–Réponds-moi,est-cequetum’entends?J’aiseptans.Fabiensix.Lanuit estouverte,plusqu’ellene l’a jamais été.On s’envoledoucementavecPeterPan.Onmontedansunenacellequipasseau-dessusdeLondresendormie.Lesnuages s’écartentetnous survolons lePaysImaginaire…C’estun jeuauquelnousétionsdepuis longtempshabitués tous lesdeux, jouédenuitblancheennuitblancheoudoucementdanslesoirparfois.Jemelaissaisporterparlemouvementdesphrases.Jeleurfaisaisconfiance.Jepassaisenelles.Lesphrases répétéesdeFabiennousprécédaient etnouspouvionsavoir encore le sentimentdenouspromenerensemble.Fabien,sesphrases,jelesretenaisavecmoidurantdesannéessurleversantdelavie.Ellesétaienttoutesjustesetjepouvaisavoirencorelesentimentqu’ilyauraittoujoursunedernièrehistoire…LesSteiner.7mars1985.LesSteiner,«ilsneprennentjamaisleschosesmal»,«ilslesprennent»,c’esttout.C’estcommeçaqu’ilsavaientprislamortdeFabien,commeuneabsenceenferméedansleurbouche.C’est ce qu’ils appelaient « un départ », avec la finalité commerciale des phrases consentiesqu’assignent lesadultes.Commeles jourscontinueraientà rejoindre les jours, ilétait inutilede«s’enfaire»delamortdeFabien…Alors,lamortpeut-elleseconvertirenspectacle?Ets’iln’yapasdespectacle,lascèneestvide.Lareprésentationestannulée.Les Steiner, c’est le bruit d’une foule qui quitte la salle de concert, mais sans un détail, sans uneoccurrenceparticulièreaccrochéeàunedescription.Leconcertestterminéparunadieuquis’attacheàtoutegrandeur.Aujourd’hui,pasderappel,surtoutpasderappel.LesSteinernedisaientjamaisqu’uneseulechose.Lesphrasesexténuéesdetouslesjoursévaluentcequisedit,cequisevit.Elless’appuientsurlespauvresprivilèges,réservésàceuxqui«s’arrangentlemonde».L’histoiredesSteinernesemblentplusvouloirdenous:MaudetFabien.Uneinsignifiancetenaitdanslasignificationquinousavaitétéretirée,quenousn’avionsplus.Nousn’étionspasdes«êtresderien»,deschosessansimportance,desêtresdehasard,sanslendemainpossible,sansvérité.Les rapports humains des Steiner sont très faciles parce qu’ils n’existent pas. Le cliché des Steinerdécoupeunrectangled’êtres,dont1/7edelasurfaceestparti.Jen’aiaucuneraisondemepriverdel’évidencedecesphotos.Jevérifiequetoutcelaabienété…Lescirconstancespresquetoujourss’yopposent,maisils’agitdevivredansunmondeoùladispersion

estlarègle.C’estunesociétéoùlespersonnesvivantessontdéjàmortes.Le silencedesSteiner, c’est commeuncancer.Quelque chose est arrivé.Quelquechose s’est passé.Fabien.Jemedétourneafinqu’onnemevoitpaspleurer…Si les larmesviennentauxyeux,siellespeuventaussivoilerlavue,peut-êtrerévèlent-elles,danscecoursd’eauuneessencedel’œil?Aufond,l’œilneseraitpasdestinéàvoir,maisàpleurer…Lavéritédel’œilrévéleraitlatristesse,lajoieplutôtqueleregard.N’est-cepasceregardvoilédelarmesquirévèlelavérité-même?D’oùetdequicedeuil?C’étaitlecielnoirkafkaïen,l’hiverdesvisages.Uncieltellementnoirqu’ilendevientétrangeràtoutenuit.Maisc’estaussicequimemanque,celaseulparquoilatotalitéserestitue.Ainsi,lamortdeFabienexigedepenserqu’ilestabsent.JepensaisalorsauxregardsdespersonnagesfigésetbrûlantsdeGiotto…C’étaienttoujourslesmêmesphrasesquidisaientlesmêmesmensonges,dontcertainsneserévélaientjamais.S. etL.Steiner semblaient s’envouloir l’un à l’autredequelque chose, d’êtreSteinerpeut-être… Ilfallaitrejeterletragiqueaprèsl’avoirregardé,nonavant.Touts’emploieàprouverquelavien’estpastragique.Iln’yapasdetragédie,parcequ’iln’yaplusd’histoire.Fabienestmort.J’ai pensé au « dormeur du val » de Rimbaud : « Il dort dans le soleil la main sur la poitrine.Tranquille.Iladeuxtrousrougesaucôtédroit.»Celaavaitatténuélaviolencedesamort.Jepensaisquelàoùlachairneressentrien,ilresteladouleur.Non.SavoirlamortdeFabienlesavaitlaissésindigents.Commeaucinéma,ilsétaientserrésl’uncontrel’autre,sansseconnaître.L’hiverdesvisages.Ilyadesjoursoùlemondement,desjoursoùilditvrai.Ici,ilsmentaienttouslesjours.Fabienétaitmortetcesontdeschosesquiarrivent.Biensûr,çapeutarriverdetomber…Trèsvite«l’idéedel’enterrement»etcellede«violationdesépulture»étaientvenues.Pasd’inscription.Pasdepierre.Fabienétaitmortsur«lavoiepublique»,étendusurl’asphalte.Latêtebaignaitdanslesang.Ilsavaientpeurdel’autopsieàl’I.M.L.IlsavaientpeurquelecorpsdeFabiennesecomplèteetnerevienneàlavie.IlsavaientlapsychosequeFabienrevienneetvivaientcelacommeunemenacepermanente…J’apprendsqu’onpeut tout connaître, toutdisséquer,que rienn’est jamais irrésolu,que les autopsiessontlavéritémême,parcequedanscegenrededécès,laloiimposededéterminerlesconditionsexactesdelamort.Le crépuscule envahissait l’appartement comme une eau grise. Les rayons du couchant se reflétaientfaiblementdanslesvitres.Touteslesheuresétaientcellesdel’abandon.Onauraitditque lamortdeFabiennepassaitpasdevanteux,que l’événementde lamortdeFabien

n’étaitpasvenujusqu’àeux,oubiens’ilétaitvenujusqu’àeux,quel’onavanceoupas,aprèstout,celan’avaitpasd’importance…C’étaitlesilencedunon-dit,fustigeantlatyranniequis’estinstalléeetqu’ilseraitmalvenudesignifier.Vers sept ans, on s’était demandé où était la guerre, et ce qui en elle était injuste.On s’était aperçuqu’elle était là, vraiment là, rue Dupuytren, dans l’abjection que l’on sentait inscrite sur les visagessteiner.L’hiverétaittristepoureux.LesSteiner,ilsontlesregardsfixesdesPierodellaFrancesca.Ladéchiruredel’êtreestfascinante.C’estunemonarchiededroitdivinquel’ontransmetdegénérationengénération.Latragédien’étaitpasd’êtreseulmaisàl’inverse,qu’onnepuissel’être.Aveceux,j’ail’impressionderespirerlarespirationdesautres,quinem’assèneaucunevérité.Quelquesjoursavantsamort,Fabienavait«lancé»unephraseauxyeuxdeP____,aussilégerethabilequ’unacrobateàsedélierd’uncurseur,ayantrencontréenluitoutel’acceptationpossible,celled’êtreetcelledemourir:–Aprèscequetum’asfait,jen’aiplusrienàtedire.Unjourdedeuilavantlamort.Ilessayaitdedissimulerunappeldouloureuxqui,danssesintervalles,selaissaitdoucemententendre…Fabien,ilnevaplusêtrelàdemain,après-demain,ouunautrejour.Danssaconscienceattentive,iln’yavaitplusdeplacepourl’espoir.Jemesenstenueàl’écartdeça,éloignée.C’estpresquehumiliantcettedistanceobligée.Jesensqu’ilestprêtàtouteslesredditions,qu’ilestarrivéauboutdequelquechose,àuneextrémité.Ilyadesphrasesditestranquillementqui,sansenavoirl’air,exprimentunedétresseindépassable.Jesaisqu’ilvapartir,alorsque,Fabien,ilnelesaitpasencore.Lesbellesannéessontderrièrelui.Letempsquiresten’estpassûr.Jepense«aprèscequetum’asfait…».JenemesouvenaispascequeP____luiavaitfait,maisjesavaisqueletempsquirestaitàFabienn’étaitpassûr.C’estl’innocencequiestsomméedefournirsesjustifications…Pourenreveniràlaloidutalion,ilfautconstater que même dans sa forme primitive, elle ne peut jouer qu’entre deux êtres dont l’un estabsolumentinnocentetl’autreabsolumentcoupable.La justice humaine ne laisse pas autour de cette sentence, une marge suffisante pour que l’erreuréventuellepuisseêtreréparée.FabienSteinerestunhommequidit«non».L’exigencerectilignevajusqu’aubout.C’estcommeunefenêtrequisefermesurlesbruitsd’unerue.Lachuten’estpasunrenoncement.SiFabienrefusedevivre,ilnerenoncepasàlafin.C’estaussiunhommequidit«oui»dèssonpremiermouvement.Voilàlecontenudece«non».Quelquechoseallaitsedéfaire.Cettephrasequimontaitversmoi,jelapercevaiscommesiellevenaitdetrèsloin.Jamaisunephrasenem’aportéeàlafoissiloinetsiprèsdemoi-même…Lesjournéessuivantesétaientcellesd’undeuilàvenir.Tout«non»supposeun«oui».Lesimplefaitdedirenesuffitpasàexorciserl’absurde,àmaintenirlerocherdeSisypheprêtàs’écraser.Fabien.Lachute.C’estàçaquejepensais.Unemiseàmortimminente,maispasencoreadvenue.P____disaitsouventqueFabienétait«unêtrecynique».C’estvraiqueFabienétaitcynique.AveclesSteiner,ladissidenceétaitleseulrecours.Ausenslittéraldesphrasesdites,desinsuffisances

etdeserreurs,ildonnaitunsensjuste.Ilesquissaitunsourired’abnégation.Iln’yapasdedoutequ’ilfailleàtoutemoraleunpeudecynisme.Il«coupait»lesautresverbalement,ils’exceptaitd’euxparlesphraseslesplushautes.«S’excepter»,çapeut-êtreparlesilence…C’estpeut-êtrecejour-là,àcettephrase,quej’avaisperduFabien.Jesaisqu’ilvamouriretm’échapperpourtoujours.Jesaisqu’ilaladécencerelativedeceuxquinerenoncentpas.Jesaisquelecompteàreboursquiprécèdel’exécutiondescondamnés,acommencé.Jesaisquecequialieuunefois,riennel’efface.Après,iln’yaplusrienàdire.C’est versmoi, dans tout cequi avait été sa raisondevivrequi lui donnait une raisondemourir, ils’étaittournéversmoi.J’étais descendue dans sa souffrance comme dans un puits. Il m’était cependant impossible decirconscrireuneimagementaledeschosesdesatragédie.Lasienne.C’étaitcommeunimmensesoleilquimebrûlait.Latragédies’étaitsubitementexcluedemamémoireexténuée,exténuéeparunrêvequiseressasse…Toujourslemême.Singulièrement,c’estaprèslamortdeFabienqu’elleétaitvenuesoumettremesnuits.C’étaitl’assignationlaplusdiffuse,quirésonnaitjusquedanslesveines.Liéàtantdesouffrances,sonvisageexprimaituneépaisseur,semblableàceluiquisoudains’interrogeàl’heuredemourir.Ilavaitdanslesyeuxcettefragilitébleuequirendaitleschosesplusdures.Sasolitudeetsamultitude,illarendraitaumonde,quelquesjoursaprès…C’étaitladernièrefaiblessed’unhommequin’avaitpaseudepartàsavie.Maisl’heureuseimmuniténedurepas.Unsoir lapluies’étaitarrêtée, lavies’étaitéchappée.C’étaitcommeunefenêtrequisefermesur lebruitd’unerue.Il avait les yeux trop humains, un peu comme ceux des prisonniers des camps de concentration quilaissaientsurprendredansleurattitudelemêmedétachement,undétachementoùilavaitperdul’estimedelui-même.J’avaisvuqueL’ÉcoledeMédecineétaittoujourslà,j’avaisvuquelespassantsmarchaientencoreàl’heureoùj’avaisapprisqueFabiennereviendraitjamais.Cedrameétaitsansentracte.Cequej’aivu,c’estquerienn’avaitchangé.Lesoleils’étaitcouchéàlamêmeheurequed’habitude.Seulelalogiqueducorpslereliaitencoreàlavie,maisplusriennel’attachaitauxêtres,nicequ’ilenavaitreçu,nimêmecequ’ilsluiavaientdonné.Lesactionsinsenséessontlesseulessignifiantes,parcequ’ellesontunerelationavecquelquechosequin’estpasdel’insignifiance.M____. C’est elle qui nous avait ouvert. Elle avait le visage des détenues au garde-à-vous, où leslarmescoulentensilence.Sesyeuxbleus,l’opacitécharnelledeschevaux.Apeineunetristesserétivedanslesyeux,maisbrèveetviteliquéfiée.Ellenedisaitrienoupresque.Lecorpss’exceptait.Elleemployait leneutre,c’était l’inertieremaniéedesesyeux,c’était l’inaccessiblecorps,c’étaitcesourireadresséàpersonne,c’étaitunvisagequirejoignaitlagrandeurminéraledespaysages…Ellene

savait plus conjuguer le verbe « aimer » à tous les temps, elleme forçait à porter attention à ce quin’avaitplusd’importance.Elleavaiteupeurqu’onluidemanded’aller«reconnaîtrelecorps».Alors,iln’enavaitpasétéquestion.M____.Onnetirepasdechèquesurl’éternité.Elleétaitsimplementdanscetindicibleétonnementdeseretrouveravecledeuil.C’étaitcommel’indifférencequisuitlesgrandesfatigues…Ellen’avaitpascesinstantsoùl’imaginationsetourneversl’intelligence.Elleétaitcommeunefemmequi a « cherché la vie » là où on la met ordinairement et qui s’aperçoit un jour combien elle a étéétrangèreàsaproprevie.Elleavaitlejeuinadéquatdescorpsquiestengénéraldeséparerl’œilducorps.Dequelcorpss’agit-il?Fabienétaitmort.M____.Peut-êtred’avoireu«lesmainslissesetbourgeoises»,celal’avaitempêchédevoir?Ellenesavaitpasqu’unpointextrêmedepauvretérejointpeut-êtreuneplusgrandevie.Semblableàlaplupartdeshommesquin’ontaucunsensdubonheur,sansqu’ilsnelesachentréellementeux-mêmes,peut-êtreparcequ’il leurmanquel’apprentissagedelasouffrance…Elleestcommetoutlemonde…Ellesouritauxapparencesetfeintdes’ysoumettre.M____.Enfrançais,«désir»,çaveutdire«lapertedetouslesdroitsalorsqu’onlesavaittous».Cequi féminise tout. Le désir physique brutal est facile, mais le désir en même temps que la tendressedemandedutemps.Letempsqu’ellen’avaitjamaiseu.Ellefaitlaguerreavecledésespoirdeceuxquineveulentpaslafaire,etavecl’amourpropredeceuxquerienneforceàpartir,quipartentpournejamaisêtreseuls.Jelapasseaucribled’uneconscienceaussiimmédiateetsoudainequ’uneviolencenuancéeàl’infini,quin’assigneaucunefinetpeut-êtreaucunevérité.Peut-être était-ce la peur d’un videmoral qui la retenait ? L’événement de lamort de Fabien, là, iln’ajouteriend’autrequ’unediversionmineure.M____,elleétaitcommeça.–MaisM____,desenfantsquin’ontmêmepasseptans,quedeviennent-ils?Elleétaitcommeceuxquiviennentàlagaresansprendredetrain,sansavoirpersonneàvenirchercher.Sesdénouements,ousesabsencesdedénouementsuggèrentdesexplications.Iln’yenajamais.Ilyaunesolitudedanslapauvreté,maisunesolitudequirendsonprixàl’êtreetàchaquechose.Toutnes’achètepas.Ilestdesdettesinépuisables.DèsqueP____étaitentrédanslabiographiedecettefemme,ilavaitserré«lessanglesdesavie».Elleavaitalorsperdul’habituded’intervenirenelle-même.C’était comme un congé donné à la part intellectuelle de l’être, avec la volonté du renoncement.L’absencedel’êtrephysiquequiétaitenelle,j’aimisdutempsàl’expliquer.M____avaiteffacédulangagelesmotsinterdits,pasprononcés,«lesétoilesjaunesdudictionnaire»:sexe,sexuel,homosexuel,asexuéetc.Undictionnairesédentairedecequiestdit,decequin’estpasdit,decequiestfait,çal’avaitrassérénée…Vraisemblablement,«laconjugaison»deP____etM____n’estpasréelle.M____,ellen’avaitpasl’engagementtactiledutoucher.C’estlalignetactilequiétaitennous,FabienetMaud,quiréajustaitquelquepeula«relationàvivre».L.Steiner,lafemmedeS.Steiner,leclichénégatifdeS.Steiner.L.Steinern’avait pas eubesoind’aller jusqu’auxautres, qui sont cet autre soi-même,vous relaye et

peut-êtrevousdiseoùvousenêtes.Elleavaitl’étrangedéclivitédel’absence.Ellen’avaitpaseuenviederegarderenfacecequilaséparaitd’elle-même.Elle avait confondu l’érotisme et « aimer », comme une inaction pathogène perpétuelle pour ne pasconjurerl’ennui,l’immanence,unesurvivancemeurtriedumytheprométhéen.Fabienavaitneufans.J’enavaisdix.Ellenes’étaitpasrenducomptequ’ilpleuvaitsurnous,qu’ilgelait,quelesoleils’étaitaplatiparterresurlaneige,qu’onmarchaitdessus,qu’onsebrûlait.M____,elleattendaitdepuistoujoursqu’onla«prenne»,qu’on«l’arrache»àelle-même…AvecP___,elleavaitgagné.Unevieentempsdeguerre.Commeunsoldatdeplombquin’apasplusdepasséquededevenir.Ellepensaitquedemainseraitsemblableettouslesjoursaprès…encoreaprès…ettoujours.Elleétaitresponsabledecequ’elleétait.Ellementaitetunjouroul’autre,ellenes’apercevraitmêmeplusqu’elleavaitpassésavieàmentir.Ellen’auraitjamaissapartderéflexion,desilenceetcelledelasouffrancemorale.C’estindispensabledesavoirpourquoiVélasquezpossédaitplusdevingt-septnoirsetautantdeblancs.Chaquecouleurasaraisond’être.L’œils’engage.Au-delàdu sentiment, il s’engage, il retourne l’objetdu sentimentvers l’intérieur, il ne le laissepass’altéreràdécouvert…M_____. Tous les soirs parlaient dans tous les ciels de la même indifférence. Elle n’avait aucunehypothèsedu sensdes choses, des êtres.À sesyeux, c’était commeuneperpétuelle confusionentre leprintempsetl’hiver…Unerégularitémétronome.Uneinsuffisancequin’étaitqu’àelle,untoucherensuspens.Lasensualitéétaituneintelligencequ’ellen’avaitpas.Elleétaitun«trompe-l’œil».Elleusaitlessentimentsavantdelesavoirressentis,commesielleallaitlesvivreparprocuration.Cequesatêtenevoulaitpascomprendre,ellenelepercevaitmêmepasparlecorps.Alorsque toutvisagedoitsubiruncertainrenouvellement, lesien, immuable, ilne«faisait»pasdesigne.Ilyavaitdanssesyeuxtrèsbleus,l’insignifianceetlasoliditéd’unamourquicoûtetellementcherqu’aucunêtreaumondenepuisselepayer…Même pour Fabien, elle n’avait pas consenti à être triste. Juste un peu triste… Si les larmes neprouvaientrien,l’inexistencedelarmesaunsens.Elleprétendaitfairedesondésespoirunerègledevie.Cedésespoirlafaisait«seséparer»dumondecommepoursequitterelle-même.Nes’étantposéeaucunequestion,ellen’avaitpu«rentrer»,s’incorporeraumonde.Quelétaitcecorpsabsent,inscritdanslaprécaritédel’instantdontdépendlasecondesuivante?Elle n’avait jamais lu « Les enfants terribles » de Cocteau et le fait même de l’homosexualité deCocteaulerenvoyaitdéfinitivementaurangdesauteursexclus,quin’auraitjamaisdûêtrepublié…Pasdejugement,pasd’argumentation,elleétaitpermissive.J’avaisdûlelireversdixans,aprèsavoirvulefilmaucinémaLaPagode.Onn’avaitpasàdemander,ellepayaitlesfilms,leslivresettoutcequenousvoulions.Payer…C’étaittoujours«oui»pourledernierlevis565.Payer,çavalaittellementmoinscherqued’aimer…Lesfilms,

ellen’avaitpasd’avissurlesfilms.JemerappelleFabientriste,parcequ’ellenedemandaitjamaissic’étaitbien.LecinémaLaPagodeouunautre,touteslessallesdecinémaétaientlesmêmespourelle.Alors,allervoir«Lesenfantsterribles»aucinéma«LaPagode»,c’étaitinutile,insensé,maiselleavaitpayé.C’étaitcommeunemauvaiseactionquenousavionsfaite,simplementd’êtrelà,FabienetMaud.Certainsjoursfaisaientl’effetd’unegifle.La représentation de la mort de Fabien était pour elle une obscénité, non plus morale maismétaphysique, au sens grec meta ta physika : « après les choses physiques ». Elle avait cetteindifférence des romans-feuilletons, qui sont eux-mêmes mauvais, parce que pour la plupart, ils sontvrais.C’étaitunefemmetrèsbelle,exempted’unedégradationinexorable.Sursonvisageselisaitcequ’ellepouvait faire, ce qu’elle ne ferait jamais. Ses yeux froids, bleus-outremer, imprévisibles ne recelaientaucunecontinuité.Sacarencenousrendaitresponsablesden’êtrepasaimés…C’étaitunefemmesculpteur,exceptéqu’êtresculpteurengageunedéterminationà«faire».Elle aurait été belle de tous sesmouvements qu’elle aurait pu faire si elle les avait faits,mais ellen’avaitjamaisvoululesfaire.C’estcequirendaitfaibledevantelle.Elle passait son temps à adapter l’idée qu’elle avait formée des choses, aux faits nouveaux qui ladémentait. Elle aurait pu voyager en troisième, pas en première. Elle aurait eu des réductions sur lestrainsquicontraignentàresterdesjoursdansunemêmeville…Ellem’appelait«Thilda»,jel’aimais.J’aimaisbienqu’ellem’appelle«Thilda».M____.Commeilestfaciledemanquerlebonheurdanslejourquinevientpas.Ilfautdutempspourêtre heureux, beaucoup de temps.C’était un de ces êtres quimeurent sans cesse, chaque jour, chaquematin,etlesoir,unpeuplusencore.Avecelle,lesoleilavaitl’aird’unemaladie.Elleétait«l’œilquis’éloigne».Elleavaitusélessentimentssansmêmelesavoirressentis,commes’ilsuffisaitdeprésenteraumondeunefacequ’ilpuissecomprendreetquelaparesseetlalâchetéferaitlereste.–M____,jet’aimaisbienquandtum’appelaisThilda.Lesphrasesquivenaientétaientàpeinedesphrases.Lavraiehistoiren’étaitpascellequin’étaitpasdite,maiscellequipassedel’erranceàl’itinérance.Parcequecequiestdéjànommén’est-ilpasdéjàperdu?Sonated’automne…Höstsonaten.M____,elleavaitpeud’expressionsàsadisposition.Ellen’étaitattachéequ’àl’apparencevisibledeschoses.Lavietellequ’elleestconsidéréedanslescataloguesdemode,c’étaitsavie.Enlisantuncataloguedemode,c’estlàqu’elle«s’étaitinventé»desenfantsenphotos.Nousétionsdebellesphotos.Fabien,c’étaitlaplusbellede«sesphotos».Alors,elleavaitaiméFabiensurlesphotos,seulementsurlesphotos.QuandFabienluidemandaitdel’embrasser,ellenel’aimaitplus.Ellel’auraitaiméimpalpable,transparent.Commeilétaitledernierdesescinqenfants,M____avaitaiméFabien,quelquesjoursaprèssamort.

Unechutedetrentemètres.Undeuildeseptjours.J’aidansleventreunepeuracideetdouloureuse.M____, elle avait unemorale sommaire, c’était celle des autres. Elle voyait la religion comme uneentreprisedeblanchissageetlaseuleutilitédeDieuétaitdecréerl’innocence.Lamort,ellel’auraitaimée,commefaitdiversdesjournaux,commelesphotosdeParis-Match,commeunephrasesurlaversificationdesaffiches…D’unprotocolederecherchequ’elleavaitappliquéedurantcesvingt-quatreheuresd’observation,elleenétaitvenueàadmettrecequ’elles’efforçaitdenepascomprendre.Aumomentoùlesphrasessteineiriennesarrêtenttoutevieenmoi,jevousentendsparlerd’unautreêtrequeFabien.D’unefaçondistante,médicale,sansjustification.Lesphrasesviennent.Cesonttoujourslesmêmesquiviennent.D’ailleurs, être réveillée par la police à six heures dumatin, parce queFabien étaitmort, ce n’étaitvraimentpasuneheureàdirecegenredechose,«ça»pouvaitbienattendre.Queltypedechose?Aller au cinéma, un jour avant sa mort, ce n’était vraiment pas « la chose » à faire. Il y avaitcertainementmieuxàfaire.Quelfilm?Fabienétaitallévoir«Périlenlademeure».Peut-êtreavait-ellepeurd’unemauvaisetranscriptionquis’écrive«drameenlamaisonSteiner».–M____,quefait-onunjouravantdemourir?—Qu’est-cequelebleuetquepenserdubleu?Fabienn’avaitpas laisséderrière lui, l’idéequ’ilneput jamaisrevenir.Etc’est«ença»qu’elle ledisait«coupable».Coupabled’avoirlaissélesangdesoncadavrerueSaint-Martin,sansl’avoirlui-mêmelavé…M____,elleavaitapprisqu’onavaitmisundrapsurFabien,quepeud’êtresavaientdûlevoirdansuntel état, parce que la circulation avait continué autour…Voilà le commentaire et lamédiocrité de cemilieuquiétaitlemien,quiétaitlesien,quiétaitleleur,lesSteinerdelarueDupuytren,Paris6e.DeFabien, elle s’éclipserait àpeude frais enassénant ce lieucommunquenousétions touset elle-même,prisonniersdel’histoire.Elle avait eu juste un peu de mal et était passée à autre chose. Bien sûr qu’elle était capable decontinuer…LamortdeFabienétaitunemortdetrop,maisellen’étaitpasau-dessusdesesforces.M____, c’était une épure du désespoir réduite à sa plus terrible définition sans issue de secours.Commeunvaseoùtoujourslesmêmesfleurssecourbent.Ilyadeshasardsquidurenttouteunevie.Ilestnormaldedonnerunpeudesaviepournepaslaperdretouteentière.Laluciditéaussiestunelonguepatience.Mêmeladouceurqu’onpouvaitluitrouverdonnaitl’alerte.M____s’ennuyait.C’étaitcommeunrhumede l’âme, comme une souffrance sans souffrir, comme une volonté sans vouloir, comme ce qui n’aurajamaislieu…M____,ellenepenserien.Ellenepourraitpaspensercommentmarcheunmoteuràexplosion,nicequepenselemoteur,nicequenouspourrionspenser…Àcinqans,nousn’avionsrienàpenser.Nousnedevionspasêtreenvie…Siellenenousaimaitpaspournous-mêmes,elleauraitpupeut-êtrenousaimerpourtoutcequenouslui

rappelions d’elle, de tout ce qu’elle avait été, ou de tout ce qu’elle aurait pu être et qu’elle ne seraitjamais.Alors,elleadditionnaitlesmultiplesexactions.J’avais compris que la mort était entrée dans la vie de Fabien depuis toujours. Pour être néscoupablement, il fallait mourir innocemment. D’abord innocents sans le savoir, nous étions devenuscoupablessanslevouloir.Cen’estpas«ennefaisantrien»qu’elles’ennuyait,c’estaucontraireenfaisantdeschoses.Elle avait un de ces visages indéfiniment décalqués dans les églises toscanes, sur lesquelles onreconnaîtunesolitudesurchacunedesfacesmuettes.Au-dessusdesonlit,ilyavaitdesphotosd’anges.Lesanges,c’étaitsaseuleluxure.C’est après lamortdeFabienqu’elle avait commencéàmedire lesphrasesparoù se terminent leshistoires,lesphrasesvides.Dansl’œil,elleavaitunnoirpresqueminéral.Lecommentairequ’elleavaitdonné,c’étaitcommeunspectaclequ’elleauraitpucontempler.Scénario.Silence,ontourne.Commissariat.Marché.Manger.Café.Maudàl’heureducafé.Arrêtsurimage.Fabienestmort.L’histoire,elleétaitfacileàpensermaiselleétaitdifficileàvoirpourtousceuxquilasubissentdansleurchair.C’estl’injusticequel’onfaitàl’innocence.AusujetdelamortdeFabien,j’auraisaiméunsoleilinépuisablequiscelleleurslèvresetlesabstiennedetoutcommentaire.L. et S. Steiner, ils s’étaient dépêchés de juger pour ne pas l’être eux-mêmes, les Steiner. Personnen’étaitassezjustepoursedonnerledroitdejugersansappel.Ilsavaientlevisagedeceuxquicherchentleursraisonsetquiontpeur.Ilsnepensaientpasàlamort.Ilsnepensaientàrien.C’était là l’idée qu’ils avaient de la condition humaine, avec l’insignifiance de l’incertitude.M____avaitlapitiésilencieusequitransfigurelestragédies.Lesuicide,c’estunactequiappellelamort.LesSteiner,ilsavaientuneautreidée,uneidéedifférente.BiensûrqueFabienm’aécritavantdepartir.Biensûrquejetrouveraicequ’ilaécrit.BiensûrqueP____adéchirélalettredeFabien.M____apeurdupointd’incidence,peut-êtreunelettrequ’elleveutséparerdemesmains.Alors,ellemedissuadede rester rueDupuytren.Elleapeur.Elleapeurd’êtrecoupableelle-même.Elleestjusteasseztriste,justeassezphysique,justeunpeuinhumaine.Ce n’est pas qu’elle cachait son jeu, c’est qu’elle était « cachée à elle-même » par une éducationexemplaire,pudique,d’unjésuitismeenquelquesorte,àlafoisévidentetdangereux.Rienn’estmontrécommeonluiaappris,toutestnédeladéfaiteirréversibledesavie.ElleapeurqueFabiensoitcoupable.Elleapeurd’uneinjure.Elleniecequiestetaffirmecequin’estpas.Cequiconstitueuneoriginalesynthèsedel’affirmationetdelanégation…Jeneveuxpasqu’ellemeretienneavecl’asthéniedesesyeuxetdesavieentière.Ellenesecontractepasenseretirant,maisellerestelà,définitive,s’ouvrantdetoutessesinhumainesartères.

Là,ellem’exposeauxaléasdesoninadvertance.Elle a le sourire sceptique de la rétention, comme s’il fallait bien payer ce regard au prix d’uneexécutionentreelleetlesautres.Jeveuxqu’ellemelaissepasser,qu’ellenouslaisse…Jeveuxêtreàl’écart,êtreàl’écartavecFabienquiestmort.Laportedesonêtrequiclaque,elleestlà.J’ailesmainsblessées,àattendrecellequinevientpas.Ilm’afalluadmettrequetoutcequiestsimplenousdépasse.Après la dernière phrase qui compte toujours pour moi, j’ai compris que j’avais aimé Fabien etpourquoijel’avaisaimé.J’aicomprisquec’étaitseulqu’ilfallaitdécidersionaime,etquec’étaittoutseulqu’ilfallaitrépondreauxconséquencesduvéritableamour.Laliberté,c’estledroitdenepasmentir.IlyavaitunlivresurlelitdeFabien,avecunemarqueàunpassage.C’était«LesJustes»d’AlbertCamus,actedeuxième.Au-dessus du lit, le Guernica de Picasso, puis une photo de Guernica bombardée, avec une date :«26avril1937»etlecommentairedeGoeringàNuremberg:«LalégionAllemandeCondorbombardeGuernica:excellentterraind’expériencepourtesterdansdesconditionsréelleslesperformancesdelajeuneetencoreinexpérimentéeLuftwaffe».Peut-êtreparcequelaguerreestlaformeexemplairedelamort?Guernica.Raidaérienmeurtrier.DesétudesdeGuernica,laphaseoùlepetitchevalailés’envoled’uneouverturedansleventre,avaitétééliminéeparPicasso.L’étudesuivante,lechevalétaitbienréeldechair,desang.Lecheval…Jenesavaispaslaraison.Aujourd’hui,jesais.Sesmusclesétaienttendusetlecorpsrendaitdiversaspectsdelasouffrancephysique.Fabien,cerendez-vousdu«26avril1937»leconcernait.LesinformationscontradictoiresetinconciliablesdesfaitsdiffusésparlesSteinerétaientparallèlementlesmêmes que les faits diffusés par lesmédias, en avril 1937, lorsqu’ils présentèrent les événementscontroversésdelaguerrecivileespagnoledespremiersgrandsfroidsdelaguerred’Espagne.Toutcelan’effacepaslajournéeconvulsiveoùl’humanitéprituneformedeladémence,commedevantlabombeatomiqueàHiroshima.J’aicomprisquelaseulechosequejen’avaispudemanderàFabien,c’étaitdevivre.Vivrepourquelqu’unoupourquelquechosen’avaitplusdesens.Ilnepouvaitplusentrouverqu’àlapenséedemourirpourquelquechose.Ilm’avaitapprisquetouslesparadisétaientfaitspourêtreperdus.Aumilieudel’immensevacuitéquim’accueillaitsoudain,jem’étaissentiedélivrée.Meslarmesétaientdouces,melibéraientdeladouleur,etlarendaientinutile.Fabienavait« l’épaisseurd’être»,et toutsecompliquaitencoreplus…Cen’étaitpaspardésespoirqu’ilavaitabandonnécequifaisaitsavie.Cen’étaitpasseulementlesphrasesdeFabien.C’étaitFabien.Cequej’aimaisleplusenlui,c’étaitcettechoseirremplaçable:laviequiétaitenlui.C’estunvisagequinepeutplusinventerl’amouretnefaitquelerépéter.Ilnejugeaitpluslesautres.Ilavaitapprislapatienceàmourirquiserviraitsapropregrandeur.C’està l’angledecettephraseque j’avaisperduFabien,parcequ’il fallait leperdre,necroyantque

quelques syllabes pourraient suffire. Quarante-huit syllabes et deux phrases disent la rectitude de sesmains,l’encredesavie.SignéFabien.«Steiner»n’étaitpasmentionné.Danscemomentdesouffranceoùilécrit,qu’est-cequeledésespoir?–Fabien,laisse-moitedirelesphrasesparlesquellesterminetonhistoire.Afind’advenir,lesphrasestuentleschoses.LesphrasesdelaFINexistent-elles?«J’aiconnudesmomentsdebonheur,maisjesaismaintenantquejenechangeraipas.Jesuisseulresponsabledemonsuicide.Sachezaccepterl’acteaccompli.»FabienFabien,unCaligulaquin’accusepluslemondemaislui-même.Unêtresansqualité,sansqualitésparcequ’illespossèdetoutes.Aujourd’huiseulement,sasolitudedevenaitréelle,parcequ’aujourd’huiseulement,Fabiensesentaitliéàelle.Quiestceluiquinepensepasàlamortquandlejourasuffisammentgrandi?Jesaismaintenantqu’iln’yapasdebonheurdanslahaine…Les phrases s’arrêtaient là, sans envers, sans endroit, absentes de dédicace jusqu’à déficience de lamain.LaphrasedeFabienn’achèverien,mêmesitoutadieuestunephrase,dontonveutcroirequ’elleconclut.Onsesenttenuàl’écartdeça…Elles’inséraitdansl’évidenceelliptiquedesessouvenirs.Etcommelebonheurestprèsdeslarmes…Àcetteheureoùiln’avaitplusd’exigencesenverslui-même,j’étaistentéedecroirequec’étaitçalebonheur.Parce qu’il y a toujours un moment où l’on s’imagine que celui qui dort va se lever. On ne meurtvraimentquepoursoi.Onmeurtseul,parcequesetuer,c’estavouerquecelanevautpluslapeine.Oncroit tout détruire et emporter avec soi,mais de cettemortmême, je vois la valeurqui peut-êtreauraitméritéqueFabienvive.Ilsavaitqu’ilétaitmortdanslaphrase,que«mort»estunadjectifquiinterromptlapenséeetdéplacequelquechoseaudehors.Ilsavaitlavéritéqu’onnepeutpasdire.Cequiestirrationnel,c’estquecelavacesseretquecettemortpourraitêtreévitée.Laseulelogiqueducorpsrelieencoreàlavie.Cejour-làmarquaituntempsd’arrêt,uneminuted’éternitéquimeportaitàlafoissiloinetsiprèsdemoi-même.Samortavaitchangésavieendestinetnedonneraitpriseàaucuneformederessentiment,parcequeleressentimentestcetteviolencederéclusionàperpétuité.Cedont je n’ai aucune certitude, parceque ceverdict écrit acquitte unevérité qui doit êtreprise autragique.Est-cevraimentécritparFabien?Mourir. Une mort silencieuse qui laisserait pacifiés ceux qu’il aimait. La déclinaison différée del’identitéSteinermettaitsasignaturedanslesmargesdumonde.Unjour,Fabienm’avaitditqueceuxquiontquelquechoseàdire,ilsn’enparlentjamais.Iln’avaitpasécritpourdire.Ilavaitécritpournepasdire.Fabienquirépond«non»agitcommes’ilpensait«oui».Ilyadanslemondequelquechosedeplusquelamatière.Dèsl’instantoùl’onditquetoutestnon-sens,

onexprimequequelquechoseadusens…ToutenmoidisaitlecontraireàunesemblablerésignationdeFabien?FabienSteinern’étaitpasunêtrerésigné.Non,cen’étaientpaslesphrasesdeFabien.C’étaientcellesdeP____.C’estenrelisantle«FeuFollet»plusieursannéesaprèsquej’avaiscompris:«Jemetueparcequevous nem’avez pas assez aimé, parce que je ne vous ai pas assez aimés. Jeme tue parce que nosrapportsfurentlâchespourresserrernosrapports.Jelaisseraisurvousunetacheindélébile.».Fabien.Toutluiestprésent.Ilestcommeunhommequisaitquedemainserasemblableauxautresjours.Iln’yaplusrienàattendre.Quandvivrepourquelqu’unouquelquechosen’aplusdesens,ilnerestequeletragique.Onnepeutplustrouverdesensqu’àlapenséedemourirpourquelquechose…Toutepenséequirenonceàl’unité,exalteladiversité.Laseulepenséequilibèrel’espritestcellequilaisseFabien,seul,certaindeseslimitesetdesafinprochaine.Dansl’immobilitédesphrasesdeFabien,jeretrouvaisl’imagesecrèteetduredemaproprevie.Avectantdesoleildanslamémoire,jen’aipaspupariersurlenon-sens.C’étaitletémoignageobstinéd’uneviesansconsolation,oùriennepeutsereposeretsementiràsoi-même,pasmêmel’orgueil.Fabiensaluaitlaviejusquedanslasouffrance.C’estlàqu’ilavaittrouvéuneraisondemourir,danstoutcequiétaitsaraisondevivre.L’explicitedelaphraseavaitpuêtrecelled’unhommeentraindecourir…LesSteineryvoyaient«unfilmincorporel»,oùl’hommedechairmetjustementleressentimentàlaplacedel’amour.M____avaitlulaphrase,àdistance,commeonlitunjournalsurl’exemplaireduvoisindemétro.Lecommentaireétait :«çan’apasd’importance»,«ça»n’estqu’unephrase,«ça»neveut riendire,«ça»n’expliquerien…Voilàlafin.Lafinoùiln’yaaucunevérité.FabienSteiner.Non-lieu.Lecielcobaltsaigne.MaisFabienn’estpasledestinatairepartisanslaisserd’adresse.J’aicomprisd’oùvenait la tristessephysiquequim’accablait.Fabienvoulaitseulementque le tempss’arrête,sansinflexiondedurée,àlaplénitudedunéant.Sansdoutelamortétaitl’épuisementdetoutdésir,ycomprisceluidemourir.C’estencoreunréflexedeviequecedésirmortifère.Aumilieudecedésertparisien,touteslescertitudesétaientdevenuesdespierres.Fabienn’avaitpluscetteconfiancequ’unhommenormalpromènedansunmondequiestfaitpourlui.Enexerguedel’Enversetl’Endroit,A.Camusavaitécrit:«Oui,j’aibesoind’honneur,parcequejenesuispasassezgrandpourm’enpasser.».Scénarioavecdanslerôleprincipal,Fabien.Fabienesttombé.Fabienestmort.Labanalitéaussiestuneattitude.Quelqu’unavaittrouvélecorpsdeFabienexsangue,étenduenbasduMuséeBeaubourg,àl’endroitoùlesdallessontrectangulaires.C’estlàqu’ilétaitmort.Quelqu’und’autrel’avaitvuenhautdubâtiment,s’avancersurlesstructuresextérieures.Ils’étaitarrêtépuiss’étaitjetédanslevidelesbrasouverts.On avait étendu Fabien sur une civière.M____ avait ajouté que ses brasmutilés étaient coupés au-dessusducoude.Ensuite,elleavaittenuàdire,quelapersonnequil’avaittrouvéétenduausolrueSaint-Martin avaitmentionné à la Police que le cœur battait encore…mais que c’était trop tard parce queFabienétaittombésurl’asphalted’unetrentainedemètres…Lachuteauraitétédedixmètres,ileutétépossibledefairequelquechose.

M____avaitajoutélapiredeschoses.Lesangfaisaitunetracerougequ’ellequalifiaitd’inexplicable.Entreparenthèse,s’ilavaitpuéviterlerougeetrestersurlapelliculenoireetblanche,c’eutétémieuxpourlesSteiner.Ce qui tombene l’inquiétait nullement, et ça, elle ne l’avait pas dit.C’est le sang rouge sur la voiepubliquedeParisquilacontrariait.P____avaitécritlui-même:«JesuisDieu».Il étaitDieu.C’était un fait, c’était aussi un droit. ContreDieu, lematch nul estmal accueilli. Toutpartaitdelà.Ilexigeaitlapropriététotaledesêtres,auprixdeleurcorps.Ilétaitlemurinflexiblequisedressedevantlaservitudequimonte.Chacunedesespenséesétaituneraturesurl’homme.Ilparlaitsanscessed’unDieuquin’existepas.«LaseuleexcusequeDieuait,c’estqu’iln’existepas»,avaitécritStendhal.JeremercieStendhal.S.Steiner, il faisaitpartiedesêtresquis’endormentdusommeildesPharisiens.L’inhumanitéétait labase de ses déductions illégitimes, et à travers les commentaires sur les châtiments corporels des«étrangers»,ilmettaitenpratiquelaphrased’A.Hitler:«Traitezleshommescommedelaboue.Ilsdeviendrontréellementdelaboue.».LemystèredelaconditionhumainedesSteinerapparaissaitlà.Biensûr,desétrangersétaientresponsablesdelamortdeFabien.Ils l’avaientécartédubâtiment.Ilsétaientcoupables.Coupablesdequoi?CequeP____appelait«lamainfroidedesétrangers»,c’était lasienne,etsesinaliénablesmouvements.Et«ça»,biensûr,ilnel’avaitpasdit.Sonregardcernécompromettait l’impactdesordresetdescrisd’avant.Sesyeuxétaientvidesd’unetelleviolence,jenevoulaispaslesvoir.PrèsdeP____,étaitlaproximitéd’undangerdontjeneconnaissaispaslenom.Ilfermaittrèsvitetoutsystème.Ilétaitrédacteurenchefdesavieprivée.Presquetouslesjoursdesavie,ilsétaientfériés.C’est impossiblededécréter l’inhumanitédu«mal».La frontièredumaln’estpas l’inhumain,c’estautrechose.Sesmouvements,c’estquelquechosequemamainpressentaitsansavoirletempsdel’envisager.Iltenaitunlangagesansrecours,quineparvenaitjamaisjusqu’àl’autre.Ilavaitlatranquillitédesbêtessauvagesendormies.Ilavait lasouffrancedeceuxquivivent«d’après lescorps»,avecdesdélais impartispourfaire lacourse.Ilnemettaitpassesprincipesdanslesgrandeschoses.Ilparlaitsouventdu«prixàpayer»…Danssesyeuxc’étaitlaguerre.Souslapeau,ilmefaisaitl’effetdeverreébréché.Surlapeau,c’étaitleviol.Ilmefaisaitpenseràceschiensquicourentlesunsderrièrelesautres,chacundemandantaudésirdel’autre,lesoinderelayersonpropredésir.Unecertaineintensitédesavien’allaitpassansl’injustice,présentepartout,maisquin’étaitdéfinieoudélimitéenullepart…Ilvalidait lapersécutiondesJuifs, lemeurtredemillionsd’innocentsaux fourscrématoiresettouteslesactionsimputéesaufascisme.Ils’étaitorientédanslesensdel’efficacitéimmédiate,oùlemonden’étaitpluspartagéentre«justes»

et«injustes».P____,ilmefaisaitpenserauxtypesdelagestapoquijoueàsaute-moutonsurleurvictime.Ilauraitpuavoirunecroixgamméesurlapoitrine.C’étaientsesidées.Ildistribuaitlesphrasesassassinessanspréavisniindemnités.Celle-là,jen’auraisjamaispul’oublier.Elleétaitarrivéecommeunegifle.Fabienenétaitledestinataire.–Tusais,quelquefois,onobligelesgens à s’allonger sur les cadavres de ceux qui viennent les précéder, et on les fusille dans cetteposition.Fabienavaitdixans.J’enavaisonze.Unedensitéd’adultesuruncorpsd’enfant,onnesaitpascequ’ilfautdire,etpuiss’ilestutilededire.LalogiquedeP____,c’étaitcelled’IvanKaramazov:«Sirienn’estvrai, toutestpossible.Etàlaguerre,toutestpermis.Silemondepermetlesuppliced’unenfantparunebrute,jenem’opposepasàDieumaisjerendsmonbillet.».LalogiquedeFabien.Sirienn’estvrai,rienn’estpermis.P____, ilavaitune«TriumphSpitfire», ilenavaitmêmedeux…Alors,pourvoyager,onprenait letrain.AvecFabien,versseptouhuitans,onlisaitlaplaqueauxtroisinscriptions:«Epericolosporgersi.NichtHinauslehnen.»«Ilestdangereuxdesepencheraudehors.»Après,onpenchaitlatêteaudehors,onfermaitlesyeux,etonriaitdelacoursefolledutrain,aveclesidées qui s’échappent au tournant d’une gare et se laissent ressaisir. Le train avançait sur les railsglissants,puisralentissait.Le jour où nous avions pensé sauter du train, la journée avait été tellement belle, qu’elle nous avaittransmisl’«idéed’êtreàdemain»…P____.Unêtrevertical.Ilavaitsouventlesdeuxmainsenavant,lesavant-brasendéséquilibre,aveclegestedel’orateurquiadjureunesalledansl’excèsverbal.Ilavaitlathéoriedudespoteéclairéetquandleshommesquittentleuruniforme,ilsnesontpasbeauxàvoir.On peut lire dans « Caligula » que la tyrannie ne se justifie pas, même pour de hautes raisons.Simplement,Caligulalesaitetconsentàmourir,cequiluiconfèreunesortedegrandeurquelaplupartdesautrestyransn’ontjamaisconnue.Sesoublisanonymessontcassants.Sessilences,desviolenceselliptiques.Avec le temps, il avait fini par développer une envie à surplomber lemonde de ses « soi-disant »référencessurfaites.Ceméprisn’avaitpastardéàallerversunefroideexécution.LalogiquedeP____renversel’ordreduraisonnementetplacelaconclusionavantlesprémisses.Iln’yadelibertéquedansunmondeoùcequiestpossiblesetrouvedéfini,enmêmetempsquecequinel’estpas.Ilavaitécrit:«Jevoudraismejeterdansunvide-ordure.».Ilnel’avaitpasfait.Il avait une intransitivité absolue, comme un vide sans dialectique, où l’opprimé n’amême plus dedevoirréel,parcequ’iln’aplusdedroit.C’estundéportéqu’onfaitmettreànu.Puisqu’ilnepouvaitpluscondamner lesautres, il fallaitbiens’accablersoi-même.Ilmaniaitbienlecrand’arrêt,oùchaquemalentendususcitelamort.P_____,ildifféraitdesautreshommesetjenesavaispasquiilétait.Inhumain,certes.Ilavaitdesyeuxflagellairesqui«rentraientenvous»ety«restaient».L’objectifdesphotosfixaitun

visagedevenucommeabsentàlui-mêmeetaurestedumonde…C’était un type d’être hiératique, et puis en même temps qui exerçait un mélange d’attraction et derépulsion,qu’onpressentaitseulement.Ilavaitl’œilimmobiledespoissonsmortsetl’expressiond’uneattentecharnelle.C’étaitunvisagequieffacetout,exceptéelamerorageusequis’étaitdéposéeaufonddesesyeux,griseetverte.C’étaitunhommeblessé,quiblesse.Unaristocratedelamisèrehumaine.Nousvoulonstousfaireappeldequelquechose,etnepasseséparerdumonde.DeP____,onveutjustes’écarter.P_____,ilavait«l’aristocratiedel’AncienRégime».L’aristocratiequ’il revendiquait,c’étaitcellede la jouissancedecertainsdroits,commeparexemplecelui de faire jouer une situation sur quelques plans choisis, alors que c’est d’abord l’acceptation decertainsdevoirsqui,seulslégitimentlesdroits.Parexemple«entrerdansdescorps»,c’estundélit.Lapeurestunetechnique,elles’insinuaitpartout,ellecoupaitlemondeendeux.P____,toutluiestpermis.Sesactessontgratuitsetchers.Iln’estpasceluiquinecroitàrien.Ilestceluiquinecroitpasàcequenoussommes:MaudetFabien.Avoirdesidéessûresetdéfiniesaboutitàvivredansl’ignorancedeschosesetdenous-mêmes.L’aristocrateest-ilceluiquidonnesansrecevoir,qui«s’oblige»lui-même?Il n’est que deux aristocraties, celle du travail et celle de l’intelligence. C’est criminel de vouloirsoumettrel’uneàl’autre.Séparées,ellesselaisseraientréduireuneàuneparlesforcesdelatyrannie.LestyranscommeP____lesaventbien…P____,ilestlecontrairede«meilleur».Ladifformitéantisémite,laracedesseigneurs,iln’existeraitpasunjoursansqu’elleneluiéchappe.Ladoctrineartistiqueestunalibi,oùP____tentedejustifiersespropreslimitesetsesvices.«PremiergrandprixdeRome»,l’élite.Ilspéculesurl’autoritédel’Académisme.Maislacultureesttout autre chose…P____ pense queMaud et Fabien ont génétiquement gagné ce caractère de « géniesteinerien».Ilditqu’ilnousaime.P____,iln’estpasaussi«littéraire»quelelaisseraitsupposersonvocabulairede«prixdeRome»,ayantpassécinqannéesdesavieàlaVillaMédicis,de1957à1962.Iltientunlangage«sansrecours»,oùtouslesverbessontintransitifsetlesverbestransitifsn’ontpas«ledroit»aucomplémentd’objet,aussiindirectssoient-ils…La grammaire n’est pas légitime, et la syntaxe de ses phrases nous fait sous la peau, l’effet d’unecoupure.Maud,Fabien,noussommesdesêtresintransitifs.Fabien,ilavaitcequej’appellerais«l’aristocratiedusacrifice».Fabien etMaud, des Steiner, c’était toujours eux que P____ emmenait. Ses 3 autres enfants, jamais.Nousétions«désignés».P____,nousl’aimionsbien,peut-êtreparcequenousavionsl’impressionqu’iln’aimaitquenous,rienquenous.M____,souvent,elledisaitquej’étaisschizophrèneparcequejenem'endormaispascommelesautres.M____, elleparle commesi rienn’était arrivé.LesSteiner, ils sont commedeuxêtres l’unà l’autre

distants,maisquirelèventd’unehauteunité…Fabien,c’estlesujetd’uneinjusticequineseréparepas.7Mars1985.15heures.LesSteiner, je lesavais tous laissés,autourd’une tableoùs’étaientdites lesphrasesdeceuxquines’aimerontjamais,parcequ’ilsnesesontjamaisaimés…IlsétaientsemblablesàcespeinturesitaliennesdelaRenaissanceoùsurlesdallesfroides,deshommessonttorturés,tandisqued’autresregardentailleurs.Ilsavaientuneindifférenceetunméprispourtouteslessécuritésducorps,pourlavie,le«bien-être»,«êtrebien».ClasserlamortdeFabien,c’étaitpoureuxunefaçond’expliquercequeladiversitéadeplusmenaçant,c’était«leraptdesfablesoubliées»,uneimpossibleexigence…C’étaitclasserlecercleextrêmedel’absenceoùl’onvoussertdansdesverresébréchés,l’alcooldelonguesphrasesmensongères,l’alcooldemensongesappliqués,«l’alcooldedieu»à90°.Laphrasesteinerienneaccroîttoujourspluslechampdel’ignorance,mefaisantapercevoirdesabîmesdemensonges,desaccentsaigusoubliés,desgraves,descirconflexes,destrémasdifficiles…Jenelessoupçonnaispasl’instantprécédent,tantl’interditm’étaitsoudéaucorps.Ilsétaientpareilsàdesenfantsqui,envoyantlà,uneséquencedefilm,peuventconfondrelelieuetlacause.Mêmesidanslesjeuxd’enfants,onasouventbesoindelamortdesautrespoursurvivre…Lamortétaitunélémentparticulierparmid’autres.M____avait appelé la peur, la peur qui n’existait plus. Je sentais en elle l’immense vague d’unetendressesansamour,sansunelarmequidélivre.Cequej’avaissouffertleplusdurement,c’étaitdelesvoirtravestircequej’aimais.Fabien.Toute pensée se juge à ce qu’elle sait tirer de la souffrance. La souffrance est un fait.Une injusticedemeurecolléeàtoutesouffrance,mêmelaplusméritéeauxyeuxdesautres.L’innocentnecessepasdemourirdecesystème,oùpersonnen’estjamaisreconnu,oùpersonnen’estjamaisqu’unesyllabedanslasyntaxedesjours.EvidemmentqueFabiennelesavaitpasprévenusque,cesoir-là,s’ilallaitàBeaubourg,c’étaitpourmourir.Laraison,ill’avaittrouvéedanslecorps,laraisond’êtremort.Cesontlesmêmesphrasesquiserventàtouslesdésespoirs.Onentendtoujourslamêmerhétoriquesurladouleur.Alors,ilsavaientenvoyéunavisdedécèspourlesjournaux.Aprèsquoi,lesétésrecommenceraientetseraientsansrecours…Lesautomnessuivraientetaussilesfeuillesmortescolléespartoutausol…Dans leMondeduvendredi15mars1985, était écrit : «Onnousprie d’annoncer les obsèquesdeFabien Marie Gonzague STEINER, tombé mortellement blessé à l’âge de vingt-quatre ans sur leparvisduCentrePompidou.Lamesseà son intentionaura lieu le samedi16marsàdixheures, enl’églisedeFerrières,suiviedel’inhumationdanslecaveaudefamille.».Le parvis… Comme s’ils avaient acquis le droit de transformer le statut d’un bâtiment public enbâtimentreligieux.Gonzague, ça faisaitmieuxdans les journaux, surtout depuis qu’il n’était plus là, ça faisait tellementmieux.Lemondesouritauxapparencesetfeintdes’ysoumettre.Supprimerlesépithètesetytransposerd’autresmotsnesuffitpaspouryéchapper…Laphrasenedisaitrienquel’espaceoù«çaaeulieu».Ellemettaitdesformulesàlaplacedesvérités.Fauxindices…Faux-semblants…

Àcausedelasanctionqu’elleapportaitàleurvie,lesSteineravaienteubesoindefairedelamortdeFabien,unefaute.Ilsavaientpariésurlenon-sens.Lasentenceinsupportableestbiend’êtreaccusé.Laquestion:«FabienSteiner,coupabledequoi?»,ellen’avaitinduitaucuneréponse.Tout«non»supposeun«oui».Le simple fait de dire ne suffit pas à exorciser l’absurde, à maintenir le rocher de Sisyphe prêt às’écraser.Fabien.Lachute.C’estàçaquejepensais.Unemiseàmortimminente,maispasencoreadvenue.Larévoltenenaîtpasseulementchezl’opprimé.Lamienneétaitnéeaussiduspectacledel’oppressionsteinerienne, où je finissais parm’identifier au destin de Fabien, et de ce point de vue, la solidaritéhumaineestmétaphysique…Cen’étaitpasunroman,c’étaitunfilmproduitpourêtrediffusé…Cejour-là,j’aicomprisqu’ilyavaitdeux vérités dont l’une ne devait jamais être dite,mais que c’étaient toujours lesmêmes phrases quiservaientàtouslesdésespoirs.Ilsuffisaitdeprésenteraumondeunefacequ’ilpuissecomprendre.LesSteiner:ilyaceuxquiontpeur,etlesautres,ceuxquin’ontpaseuletemps,pasmêmeletempsdesenterrements…Onparledeladouleurdevivre,maiscelledenepasvivre,personnen’enparle.J’avaisditquejenevoulaispasêtreprésentelorsquelecercueildeFabienseraitrefermé.Jenevoulaispasvoirdecouvercleglissantsurlesarêtesdebois,effaçantl’apparencedeFabien…J’ai pensé à la photographie en noir et blanc de cetœil féminin, dans «LeChien Andalou » de L.Bunuel,horizontalementcoupéendeuxparunelamederasoir,comparéàunelunetraverséeparlavagued’encredesnuages.Jenesavaispasêtreenchargedesmortsdontl’identitésedéfait.Jevoudraistantpouvoircroirequ’iln’apassouffertetqu’ilaseulementeul’impressiondes’endormirenfaisantmilletoursdevalsedanssachute…Enréalité,j’avaispeurqueletravaildelamortnenoussurprenneensembleetnedépossèdeFabienduseulsemblantd’apparenced’oùilseraittoujoursunpeucequ’ilavaitété…C’étaituneaffaireentrenousquinerequéraitlaprésenced’aucuntémoin,aucentred’unestatiquemiseenscène.Pourtant, le passage immobile du temps suffisait à me faire progressivement prendre conscience del’irrémédiable.Commentnepasvoirdanssachutelamarqued’uneluciditéquiserenonce?Ilyadesjoursoùlemondement,l’œilunpeucoupable,lafind’unjourfroid.Lesoleilphysique.Lesoleilposthume.L’écart des dix jours entre le décès et l’enterrement, « l’autopsie délétère », c’était ça le deuil desSteiner.Ildifféraitladatedel’enterrement.M____avaitditquecen’étaitpasjustedeles«faireattendre»,eux,lesSteiner.Commeelleavaitmesurél’altitudeentrelahauteurdubâtimentetlesol:30mètres,ellecompteraitlesjoursentrelamortetl’inhumation.10jours.AprèsquelevéhiculedespompesfunèbresaitemmenéFabiendel’I.M.LàFerrières,l’histoireseraitviteoubliée.M____n’avaitplusrienà«compter».30mètres…10jours.FIN.

Un médecin m’avait expliqué que d’après la rhétorique professionnelle, le contrat passé avec lespompesfunèbresparlesSteinerincluaituneclause,prévoyantlapréparationducorpsdeFabienavantlesobsèques.L’injectiond’unproduitdanssesartèresmaintiendraitlecorpsdanslesjoursàvenir…M____avaitditquec’étaitcompliquéd’êtreinhuméenunlieuautrequeceluidesondécès,quel’I.M.Ln’aurait pas dû faire d’autopsie, et que d’ailleurs avec Fabien, les choses avaient toujours été«difficiles»…–Difficile,parceque…Maud,arrêteavectesquestions.Lachoselaplusdifficileàmaintenir,c’estlaconscience,parcequelescirconstancespresquetoujourss’yopposent.LesSteiner.Laconscience.Ilestpeut-êtrelàleproblème.Jenepeuxéluderaucundesélémentsdecequiestarrivé.Cettefiliation,elleestlà,devantmoi,terriblementconcrète.Toutpartd’uneerreurinitialejusqu’àladésinenceSTEINER.Nousn’avionsuneplacequedansl’«usagesteiner».–Fabien,oùest-il?–Oùest-il?–Oùest-il?Laquestionn’apasderéponse,parcequ’ellen’estpasposéeexplicitement.Ellenepeutêtreformuléecommeuneautrequestion,parcequ’iln’yapasdequestion.Onditqu’enpériodederévolution,cesontlesmeilleursquimeurent.Finalement,cesonttoujoursleslâchesquiontlaparolepuisquelesautresl’ontperdue,endonnantlemeilleurd’eux-mêmes.PourquelaviedeFabienchange,ilfallaitqu’ellesechangeenexemple.LecorpsdeFabienavaitétéenterrén’importeoù,«sansgranitsocial»,aucimetièredeFerrières,toutprèsduchâteaudesSteiner.UndesfrèresdeFabienétaitabsent.Ilavaitoubliédevenir.P____attribuaitaucorps,lesensmédicaldéfiniparAmbroiseParé.Nousavionsl’idéed’êtrececorpsliquide.J’auraisvoulupourluiuneplacedanslescimetièresarabes,quiontladouceurquetoutlemondesait,face à la mer, parfois plaqués contre le ciel bleu. Ce sont des champs de pierre crayeuse dont lablancheurestaveugle.C’étaitpeut-êtrehier…Jenesaisplus.L’histoiredeFabien,elleétaitpeut-êtredifficileàpenser,maisellel’étaitinfinimentplusparcellequil’avaitsubiedanssachair.Jenesavaispas…Dansleschoseslesplusadverses,ilyaunprincipepréalabled’unité,etaussidediscordance.Rimbaud, à l’heurede lamort, écrit à sa sœur : «J’irai sous la terre et, toi, tumarcheras sous lesoleil.»OnavaitjetéFabiendanslaterre,commeonjetteleschiensdanslespuitssansmargelle,recouvertsdeterrehumideetdeterreretournée,pourquelaterreéloignelapeurlivide.Onl’avait jetéenavantdansunebouenoireetfroide.QuandlecorpsdeFabienavaitétéaufond,jen’avaispasvouluentendrelebruitcreuxdelacaisse.Samort,elleétaitenmoi.16mars1985.LecimetièredeFerrières.Ilmesemblaitmarcherderrièrequelqu’undontj’entendaislespassurl’asphalte,maisqueplusjamaisjen’atteindrais.C’étaitFabien.L’imparfait et le passé-simple sont à toutes les phrases : ça s’est passé. C’était hier. Cela m’avaitsembléuneindécence.M____.Elleavaitpliéundrapdelitblancendiagonale,commeunsoldatdansuneactionautomatiquequ’ilaappriseetqu’ilfaitdansunralentiquifrappe,étonne.

Lelingeblancde«l’hommesanspassé».Leblancestlacouleurdesenfantsquimeurent…LamortdeFabienétaitcaptivedansleblanc.J’ai pensé qu’elle avait peur que Fabien ne soit « pas assez mort dans la mort ». Le verbe«défénestrer»,pourM____,ilnefallaitjamaisl’employer…Jemerappelaisceclaquementdelingequisedépliaitetqu’«ellemettaitausale»,parcequ’ilétaitsale…Ilestdesmoyensquines’excusentpas.Ce jour-là, j’avais compris qu’il y avait des vérités, dont certaines ne devaient jamais être dites.M____,ellen’avaitmêmepasfaitsemblantd’êtretristedelamortdeFabien,parcequefairesemblant,c’était déjà l’aimer. J’avais besoin qu’elle pleure à l’enterrement de Fabien.Après tout, on nemeurtqu’uneseulefois…Ilfallaitbienluifairepayerunpeusamort.Alors,ellen’avaitpaspleuré,M____.Ellen’avaitpas«payé».Etleprixàpayerdusuicide,ilétaitcher.Elle essaye d’échapper au prix des interprétations, des approximations. Et les 24 ans de Fabien lamettentd’embléedansledéséquilibre.L’amourétaitexclu,parcequ’ilétaitinconciliableavecl’errance.Fabien, peut-être était-il un êtremort vivant enmoi ? L’écrire, n’était-ce pas un acquiescement ? Ilfallaitqu’ilmeuredanssachair,etc’estbiencequ’ilavaitfait.C’étaitbien.Après,lesoleils’étaitdégagé,etunrayondroitcommeunebarreétaitvenuseposersurlecercueil.Si sa vie était un défaut, alors « la trace de sa vie » serait aussi un défaut. C’est intéressant lesautopsies.Laseulevéritéquisoitdonnée,c’est lecorpset l’uniquesolutionqu’ilsproposent.LesSteiner,c’estunevéritéqu’ilsneveulentpasregarderenface,cellede«l’hommejetésurlesol»,celled’unDieuquin’existepas,celled’unhommeréduitàsonhistoire…C’est lapreuvequelediagnosticétaitbonparcequ’onnedoutepasdescadavres.Rienn’égalepourmoilesensdeleurpenséeinappliquée.FabienSteiner.Commeonluiavaitprissavie,onluiprendraitsamort.PourlesSteiner:«suicide»,çavoulaitdire«pasdepierretombale»,çavoulaitdire«Buchenwaldsouslesoleil»,çavoulaitdirepasd’initialesserenvoyantl’uneàl’autre.F.B.(1960–1985).FIN.Surunmêmesujet,onnepensepaspareillematinoulesoir.Latombenescellepastouslessilences.CelledeFabienétaitouverte,etc’étaitpeut-êtreunechance.Fabien, ils l’avaient inhuménulle part, unedouleur déportée sans transaction avec lemonde.Pas depierretombale.Ladouleurs’alignaitsur lapunition.Auboutde toute liberté, ilyavaitunesentencesteinerienne.Lejugementdescriminelsdeguerre,oùlamortestcontingente.MêmeàBuchenwald,lesSSfaisaienttoutautantpartiedel’espècehumainequelesvictimes.La déficience de signature, de pierre tombale, c’était l’image même de la tragique existence deFabien…Etdelamienneaussi.Àvingt-quatreans,onneselibèrequeparunrefusquicoïncideaveclamort.C’est«l’aristocratiedusacrifice»deFabienquiadonnécorpsàunevaleurcharnellesuicidaire…quel’Incesterendimmanente.Unoublidesoi-même,alliéàunimmenseamourdelavie,lasienne,celledesautres,permetdecroire

qu’enreconnaissantlecaractèreinévitabledelaviolenceincestuelle,savieestinjustifiée.«Avoirraison»prendunsens.Cettemortn’estpasunemortpourrien.L’Incestetue…L’Incestetueparceuxquinousengendrent.Ilfallaitessayerdelefairemouriradministrativementd’«unehistoiresimple».Mêmepasunetombe.Mêmepas«ça».LesSteiner,c’estunetragédiedephrasesquisépareceuxquiauraientpus’aimer.Commesitoutétaitditavecn’importequellephrase,notamment«Lebonheurdesanges»…LesSteiner,jenelesaimaisplus,sic’estnepasaimerquededénoncercequin’estpasjustedanscequenousaimons.Lamortadesmainsquiécrasent,quidélivrentaussi.C’estvraiqu’ilyadesêtresplusgrandsetplusvraisqued’autres.LesSteiner, ils n’aimaient pas que le dictionnaire étymologique soit toujours une référence à ce quenousdisions,FabienetMaud.Ledictionnaire latin/français,où,undes sensde« resolvere », « c’ests’ouvrirlesveines»,c’estaussi«délier»,«dénouer»,«résoudre».L’interventiondudictionnaireinduisaitsouventuneexclusiondurepassteinerien.AveclecynismedeFabien, c’était facile. C’était aussi une immense chance d’être ensemble, Fabien et Maud Steiner,l’intransitivitédesSteiner.C’estcommeçaqu’ilsavaiententerréFabien,lesSteiner.Ilsagrafaientlemal.C’étaitcommeunesentencededéportation.C’est difficile de rentrer dans les grands hôtels quand on a été pauvre. Après un suicide, c’estimpossibled’avoirunepierreavecécrit«FabienSteiner»,c’esttellementfaciledetomber.Ilfautbienpayerunpeu.Pasdepierre.Pasdenom.Uneénigmeinsupportableadresséeauxvivants.P____ ne porterait pas le deuil de Fabien parce qu’il ne le supporterait jamais. Je ne l’avais pascompris.Peut-êtrenevoulais-jepaslecomprendre?Cettepesantepierretombale,àdéfautdel’avoirmisesurFabien,ilslamettentsurcellequiest,àleursyeux,responsable:Maud.Jesuisladéportéequel’onfaitmettreànu.Jen’habiteplusrueDupuytrendepuistroisans.Fabienesttriste.Fabienestmort.Jesuiscoupable.Ils avaient pensé que l’identité de Fabien ne devait pas persister dans le monde. Ne pas transcrirel’analogieSteineràl’êtreétranger,aliéné,suicidé,c’étaitbien.Ilseraitcerienaccidentel,ex/terminé,interditdesépulture.J’ai compris que son histoire et la mienne se rejoignaient dans un de ses hasards, et dans un sens,j’auraisdûmourircommelui.J’étaiscelleàquiquelquechoseétaitarrivé.Un jour, je serais capable de l’expliquer. Je neme souvenais pas encore…C’était commeune sorted’immanence fragmentaire qui restituait une profondeur très ancienne. Notre histoire était un contesemblabledeterreuretdetendressequiseditàl’enversetcommenceparlafin.Ets’ils’agitd’unequestiondechance,j’yconsens.Ce n’était pas le non-sens que je trouvais, mais l’énigme, l’énigme du milieu des océans, là oùl’existencedesrivagesparaîtimprobable.

Personnenevoulaitdecesecretetjen’envoulaispasmoi-mêmesansdoute.«Unnon-lieu»estunematièredestituéeetdéjàdétruite,celled’unmondequiestdéjàmort.Cequifaisaitmal,c’étaitlavieaveccecorps,quivalaitencoremieuxquel’anéantissement.ParcequeFabienavaitdit:«Jem’envais»,ilm’afalluaccepterdeluidire«adieu».Jesuistouchéedansmonaffectionlapluschère.Ledernieracteestinéluctablementsanglant,quellequesoitlatragédie.Ilmanqueunseulêtreaumondeetlevoilàdépeuplé.J’écoute sans répit ce silencedont jen’étaispas avertie.Fabien, à sept ans : –Maud, c’est quoi lesilence?–Aujourd’hui,Fabio,jesaiscequ’estlesilence.C’est toiquim’arépondu.Auborddecespierresfroides,quin’existentmêmepas,iln’yauraniinterrogation,niréponse…P____avaitdemandéquepersonnenepleuresamort,etqu’ilnefallaitplusparlerde«ça»,commeundélateurquitientsesétatsàjour.Le«ça»validaitunvisadeconscienceSteiner.«Silesuicideestpermis,c’estdansl’unedessituationsoùunhommeestdetropaumilieud’unefamille et où sa mort rendrait la paix à tous ceux qui ont troublé sa vie », avait écrit Camus.L’étrangeté, c’est d’entrevoir à quel point cette pierre étrangère qui n’existe pas nous est irréductible,plusquetouteslesautres.P____,ilclassaitCamusparmi«ceux»quinesavaientpasécrire.9rueDupuytren,ilétaitinterditdefaireréférenceàsonnom,etencoremoinsàsesidées.Les autres « steiner suicidés », 3 au cimetière de Ferrières, tous avaient une pierre, parce que, çan’avaitpasétédit:«lesuicide».Lesautressteiner,c’étaitunaccident.Commedespaysagesquidisparaissaientpeuàpeu, lesvisagesdesSteinerdécédés«passentdevantmoi»etjenelesdistingueplusdeceuxquilesontprécédés.«Steiner»,çafaitpenseràuncorpsquivapeut-êtremourirdemain…Qu’une tombe se referme et déjà on pensait que « le suivant steiner » mort était attendu… Aprèsl’autopsiedeFabien et le rapport depolicequi concluaient àun suicide, lesSteinern’avaientpaspumentirau-delàdetrentejours.Leschosesavaientétérenduesofficielles.Onn’estpasjustifiéparn’importequelamour,n’est-cepasFabien?Laplupartdeceuxquiétaientmorts,ilsétaientnésdanslesannéessoixante,commeFabien.Ilsétaientmortsdanslesannées80-85,commeFabien.Fabien,c’étaitun«enterrementdeplus»…LesSteinerdesdécenniesprécédentes,ilsétaientmortsaprèsavoireuvingtans,justeaprès…Maislesquestionsétaientinterdites,autantque«lescoudessurlatable».Fabienestmort.Laguerreestfinie.L’exécutiondélivre.Elleestjustedanssesapplicationscommedanssesintentions.L. Steiner, c’est comme si de « deux de plus, elle est passée à un demoins », comme une injusticemathématiquepascalienne.Pasvraiment.Trois années après, M____ avait téléphoné un jour : – Sébastien est mort. C’est samedil’enterrement…Après Fabien, j’ai refusé d’aller aux enterrements à Ferrières. Les Steiner pouvaientcontinueràdéployerleurspectacledesang.Jenelesvoyaisplus.Jenelesentendaisplus.

D’abordinnocentsanslesavoir,Fabienseraitpeut-êtrecoupablesanslevouloir.Lamortaussiadesmainspatriciennesquiécrasent,quidélivrent.J’aipeurquelaterre«n’avalelesmorts».Iln’yavaitpasdevoieroyaleverslaservitude.J’aidécidéderefusertoutcequi,deprèsoudeloin,pourdebonnesoumauvaisesraisonsfaitmourir,oujustifiequ’onfassemourir.Laréflexiongrecque,commeunepenséeàdeuxvisages,laissepresquetoujourscourir,aprèssesligneslesplusdésespérées,l’éternellephrased’Œdipequiditquetoutestbien,quele«oui»s’équilibreau«non».Ets’ilscroyaientaudestin,lesgrecscroyaientd’abordàlanature,àlaquelleilsparticipaient.Serévoltercontrelanaturerevientàserévoltercontresoi-même.Laseulerévoltecohérenteestalorslesuicide.Etlethéorèmesteiner,quelest-il?Jenecroispasauhasard…Fabienn’estpasuneombregalvaniquedesphotosd’Hiroshima.Riennepeutaltérermonjugement.Jeneveuxpasdeleuridentité…Jedétachelessyllabes…Jelestue.Jenesavaispas.Oualors,jenemesouvenaispas.Sielleétaitdite,l’histoires’ymettraitàsuivreuncours propre qui n’était pas celui, hasardeux, réversible, immotivé de la vie,mais le développementincalculabled’untexteoùchaquescèneporteenellelapromessedelafin.Ilyaunefatalitéuniquequiestlamortendehorsdequoi,iln’yaplusdefatalité.C’estunlieud’oùl’onrevient.Ilfautquej’apprenneàmedéprendredesautres,deFabien.Au sud de l’Espagne, on ne jette jamais les fleurs dans lesmaisons.Mêmemortes, on les laisse…Jusqu’àquaranteansaprèsledécès,onleslaisse…Ongardetoujourslesfleursmortesetellesgardentleurcouleurtoutletemps.Cequiaétédonnéesttoujoursreprisetmavies’appuiesurlesurplombambigudecettecertitudedepierrequin’existaitpas.Ilconvientdedonnerunnompropreàcequiadéjàunnomcommun,puisunsurnomaunompropre.Fabio,c’étaitlesjoursoùnousétionsheureux.Lecrimen’estpastantdefairemourir,quedenepasmourirsoi-même.Comment admettre, dès lors, quepar un simple jeude l’entendement, ils puissent nepas ressentir laperteimmensequirésultaitdesonabsence,làoùplusriennesubsistait?Touteerreurnevient-ellepasd’uneexclusion?Aucentred’undispositifsteinerien,lanécessitédelafuiterépondaitàl’altérité,laprésencedel’autre,l’identité permanente. Ils n’avaient pas su réapprendre à voir et à endormir la douleur. Ils avaient unsilencedéraisonnable.Cemortaumilieud’euxn’avaitplusaucunsens,ouplutôtilenavaittellementdesensqueplusviteilseraitenterré,mieuxçaserait…J’aimaislejourquiéchappeàl’injustice.Je mourais à moi-même pour renaître au monde. Il m’est advenu de découvrir la vie, après avoiréchappéàlamort.Jesuisunevoyageuse«déclassée».Jenepayeplus.Unévénementquin’auraitpasdûseproduire,dontlaprobabilitédesurvenanceestinfime.M____neveutpasd’exception…incompréhensible.Ladettequ’elleavaitàl’égarddeFabien,rienn’empêchaitdel’acquitteraveclafaussemonnaied’unetristessepassagère.Peut-êtremême je tirerais dudevenir une souffranceprivilégiée que j’aimerais pour l’éprouver sanscesse?

Commeunpactetaciteentrenous,lamortdonnaitsaformeàl’amour,commeelleladonnaitàlavie,latransformantendestin.Peut-êtreparcequelesimagesdelamortneseséparentjamaisdelavie…AprèslamortdeFabien,j’aiuneapprocheinhabituelledescorps.Jevaisverslesmouvementslesplusinsensibles,lesplusintérieurs,lesmoinsimmédiats,lesmoinsdéfinitifs.Lepasséal’apparenced’uneserrure,danslaquelleaucuneclén’auraitputourner.AprèsFabien, j’aipeuàpeudésapprisàvivre, làoù tous leshommesapprennentpeuàpeuàvivre.Maisjeneveuxpasmourir.C’estl’idéed’unecertainelenteur.Cen’estpaslamortquiestunechosesisérieuse,c’estladouleur,c’estaussilachairquisouffre.Elleestexemptedel’exigencehumaine.J’aiessayéd’écrireàFabiensansattendrederéponse.Finir,c’estfaireaccéderà lamatérialité.L’écritestsingulierdanssonacteetplurielparessence.Jesaisbienquec’estune tentativede rapprochementvouéeà l’échec, si l’onconsidèrequ’une lettren’ajamaisaboliunedistancephysique,maispeutêtreaboutiequandonpensequ’aumomentdel’écrire,jenepensequ’àFabien,àriend’autrequecequiestenlui,jesuistoutentièretournéeverslui.Ilestmort«entremesmains»maisjen’ysuispourrien.Écrire à Fabien, faut-il essayer de comprendre aussi cette lâcheté ? Comment comprendre que cesimagesdelamortneseséparentjamaisdemavie?QuelquesjoursavantqueFabiennemeure,j’avaisfaitcerêveoùilmedisaitenfant:–C’estunjeu,rienqu’unjeu,tucomprends.Unjeuquejenesuismêmepaslàpourjoueravectoi.Jenepeuxpasmepasserdequelquechosequiestplusgrandquemoi…quiestmavie.Jesensunegrandepartdehasardcommeunvertige,unechancedanslaforcequigardemalgrétoutsonvisagedechance.Cequ’aucunœilhumainn’estcapabled’attraper,aveclesensusuelquisertàcapterleréel,lesphrasesle«prennent»sanssavoircequec’est,etlefixentavecl’indifférenced’unemachine.Jem’inventecommejesuis.J’auraisvouluavoirletempsdemefatiguerdelui.J’avaisencorebeaucoupàluidonner.Le souvenir de ce ciel nem’avait jamais quittée. Ainsi, jemesuraisma chance et celle que Fabienn’avaitpaseue.J’ai fini par parler, j’ai utilisé des termes cliniques, des expressionsmédicales. J’ai relaté des faitsprécis,commeunprocès-verbal.J’aiprécisédesheures,deslieux,descirconstances.J’aifaitcelamécaniquement,parcequedirelesphrases,c’esttoujoursmieuxquerien,mieuxquedeneriendire.L’acteresté«non-sens»nepeuts’inscrirenullepart.Écrireexhumedesvéritésquiétaient…etquisontdechair.Fabien.N’oubliepasquejenevaispasmourir.Mapropremortappartientàl’impensableblancheurdesasphodèles.Jerestitueauremordssoninutilité.Ilyauntempspourvivreetuntempspourtémoignerdevivre.J’aibesoinqueFabienmedisedeschoses,parinadvertance,mêmeparhasard,mêmes’ilrépartitlesphrasesdifféremmentdanslejour,mêmes’ils’agitd’unmensongequ’illaisseraitéchapper,deschosesquejepourraisemporteravecmoi,deschosesquimetiendraientchaud,parcequej’aifroid…parcequel’attenteestunepensée.Ilmefautvivreseuleaveccettemémoirequimefaitmaletcesentimentapitoyédemalheur.

Ce qui importe, c’est ce qui est juste. L’accès, plus il est différent d’un être à l’autre, plus celam’intéressedeleparcourir.Jevérifiedemesyeuxl’improbablevéritédontlehasardm’afaittémoin,passeulementenraisondeschosesquis’ysontpassées,maisaussienraisondeschosesquinesesontpaspassées…Unrêvedontjemesouviens.19juin1990,peut-être.Fabienn’ajamaiseuquaranteans.Malgré ses blessures et ses flaques de sang dans lesquelles il baignait, on l’aurait dit seulementendormi…Fabiendormait…Dansquelquesheures,ilseréveillerait…Je pensais que les rêves viendraient vite. J’avais confiance en eux et je me disais qu’ils merestitueraient malgré tout, celui que je ne verrais plus. Tous me parlaient de son absence dans leléthargiqueétédelanuit.Jesavaisqu’unchangements’étaitproduitetjen’étaispasenmesuredeledéfinirprécisément…On ne sait pas acquérir l’habitude de la mort, pas plus que celle de la douleur, cette blancheurinsoutenabledeladouleur.Fabiensouriaitsansrienrépondre.Cequ’ilyavaitd’extraordinaire,c’estqu’ilsouriaitendormant.Jene l’avais jamaisvusouriredanssonsommeil.C’étaitvraiment lapremière fois…Jeretrouvaisalorssonvisaged’enfant…Ilparaissaitdétendu,heureux,complètementdétendu.Sonvisagen’étaitplusceluidelasouffrance.Ilavaitlesommeilpaisibledeceuxquin’ontriensurlaconscience…Onaurait dit que toutes les souffrancesqu’il avait endurées s’étaient effacées, la douleur éclipsée…J’avaisentendudirequelesridess’effacentdelamaindesmorts,et,commesij’avaisvoululesrevoiravant qu’elles ne disparaissent, j’avais regardé la paume desmains de Fabien, ses lignes de vie, seslignesdechance…Jevoulaisluiprendrelamain,maisçam’aréveillée.Ilmanquaitlachair,ilmanquaitlesang,ilmanquaitlavie.J’aiseptans…Fabienmeditqu’iln’aplusle tempspouraucunjeu,parcequ’ilestmort.Maisc’estimpossiblequ’ilmeure.Ilacesourirede«demi-excuse»,etjesaisqu’iln’ajamaismenti…Promenonsdanslesboispendantqueleloupn’yestpas…Sileloupyétait,ilnousmangerait,maiscommeiln’yestpas,ilnousmangerapas.Ilarrivetoujoursunmomentoùl’onseséparedesoi.Ilouvraitlamainetm’enmontraitleslignes.Ellesn’étaientpaslonguesetiln’avaitpasvouluquejeledise…Maislasouffrancenedonnepasdedroit,ledroitderetenirl’étéquis’enva.Êtreaimé,c’estpeut-êtrepouvoirattendredel’autrequ’ilsesauveavantqu’ilnesoittroptard…J’aipenséquemaintscorpsavaientétéplacésdansdescercueilsquin’étaientpaslesleurs.J’aipenséquependantlaSecondeGuerremondiale,lesenfantsrussesarrosaientd’eaulescadavresdessoldatsallemandstrouvésdanslaneigeet,aumatin,seservaientdescorpsgeléscommedeluges.J’airegardélesarbresduboulevardenhiver.Ilsrappellentdessuppliciésquin’enpeuventplus…J’ai pensé à l’extrait du film : «Nuit et Brouillard » où l’on voit àDachau la pile desmoribondscouchésenterre,dontladiarrhéecouledesunssurlesautres.Ildisaitquelasouffrance,à10ans,elleétait«régénératrice».CescorpsentassésdeNuitetBrouillard, ilsétaientcommecespierresdans ledésert,soudainentasséeslesunessurlesautres,àpeinedifférentes.J’avais12ans.Fabien11.J’ai pensé à l’homme qu’on a fait coucher contre sa sœur nue, parce qu’il y a la guerre. On croit

connaîtrel’extrémitédeladouleur.JesavaisqueFabiennemeseraitjamais«rendu».Onnepeutpasvivredesmorts…Iln’yapersonneàqui jepuisseréclamercequ’onm’apris.Ladistancequinoussépareest justementcellede lamort…Toutpassaitenlui,commes’ilremplissaitl’espace.L’expériencenuedutempsétaitdésormaiscelledel’absencedeFabien.–Fabio,n’oubliepasquetuvasmourir…quetuvasmourirauxautresetque tuvas«memouriràmoi»,Maud,mêmesiaucunesyntaxenevalidetouscestermes.Non,cen’étaientpaslesphrasesdeFabien.Ladésinencen’étaitpaslasienne.Rienn’estditunefoispourtoutes.Jerelèvelalittéralitédesphrases.LesphrasesdeFabienétaienthabituellementtrèsétayées,etpuis«lamortheureuse»neluiressemblepas…C’était«unêtred’exigence».Cen’estpasFabien.Lagraphie,peut-être,etjenesuismêmepassûre…Cen’estpasnormalqu’ellem’indiffère.L’ennui,c’estqu’oncroitquelesphrasesdoiventtoujourssignifierquelquechose.Non,cen’étaientpaslesphrasesdeFabien.C’étaientcellesdeP____.Fabienn’étaitpasun«êtreaccidentel».Fabienn’étaitpasl’enfantsurquitombelaneige,mêmesijenepeuxpasrendrecomptedece«blanc»àtraverslui.Cen’étaitpasunaccident.Et j’aienviededirequec’est impossiblesamort,àcausedeceque j’aiperdu…Jereçoiscelacommeuneinjusticequidevaitsurvenir.Uneinjusticeacquise.Écrirerajouteencoreàlahonted’êtrerestéevivante.Maislesuicideestpeut-êtreàinterprétercommeuneultimeformederésistanced’unelibertédusujet,duchoixqu’ils’impose,duchoixqu’ilcroitaccompliralorsqu’illesubit.L’étrangeté ne tient pas dans cette force de l’oubli, inaliénable, comme si elle n’était pas faite pourmarquer la mémoire. Elle n’est pas faite pour qu’un événement soit possible, qui ne cesserait de seproduiredansuntempsantérieuràtoutemémoire.–Fabien,jetedemandepardond’avance.Ilm’arriveradet’oublier,parcequejenepeuxpasvivretoutletempsdecettemémoiremortifère.Ilfautquesetaiseenmoicequirestedupassé.Cestristessessontlesplusbelles,maisquandjelessensfinir,jedemandelereposdel’indifférenceetdurenoncement.Cedeuilvidemedéchargeaitdupoidsdemaproprevie.Ilfallaitbienpourtantquejeleporteseule.J’achèteraisbientouslesjournauxpourquejen’entrouvejamaisaucunquinesachedansquelcharnierjevis.Jesuisinexplicablementintactejusqu’àmedire:toutcequisuitn’apasété.Jesuis«àcôtédecettevie»,troplongtempsdifférée.Cequiaeulieuunefois,riennel’efface.C’estunfilm.C’estunfilmsurledeuil.C’estunfilmpourmourirunpeu.Etjenepuismepasserdequelquechosequiestplusgrandquemoi,quiestmavie.C’estunfilmàfairequin’existerajamais.Voilà,nousysommes,danslefroidsansphrases.C’est«lasolitudeducoureurdefond»quiaccélèrecemouvementelliptiqueverslachutequim’avait

dessaisiedeFabien.C’estunfilmdifficileettragique.C’estunbruitquicouleenmoi,puisplusprèsdemoi,etbientôtj’auraicebruitenmoi.C’estpeut-êtreça la tragédie.Rienn’estvraimentgraveque lamort.Avoirquelqu’unàperdre,c’estirrémédiable.Sijepouvaisremonteràl’envers,desouvenirensouvenir,jeparviendraisàcepointdupassé,oùtouts’estdécidé.J’avaiseu5ans.J’avaiseu10ans.J’avaiseu25ans.Etaprès, jenevoisquelenoirautourdemoncorps.Ilsoulignedéjàlecontourdemesyeux,septansavantqueFabiennemeurt,commesijeprécédaiscefaire-partdedeuil.Pour des hommes que l’on a tués, une conversation sur la vie future n’arrange rien. Mais il m’estimpossibledecroirequelafossecommuneneterminetout…J’aiuncorpsquim’embarrasseàlafaçond’uneapparencequimentiraitmalgrémoi.Ilparled’uneautrevie qui n’est pas lamienne, où toutmanque ce qui en faisait le sens : Fabien Steiner. Une « femmeabstraite»,c’estcequejesuis.Latendremarellementale…–Fabien,tutesouviens,lamarelle…Il suffisait d’un membre pour avancer… Arrivés jusqu’au ciel, il fallait se retourner, et on jouaitdoucementetsansfin,chaquejourdavantage…Peut-être lamarellenousévitaitunpeulacraintedesevoirs’enaller?Danscejeu,Fabienmedisaitdéjàunadieuquejen’entendaispas.J’aipenséquenousavionspeut-êtrefaitdenotreviecejeud’éternelretour,degéométrierenversée.Fabiennel’avaitjamaisfaitcedemi-tour,«arrivéauciel».Nousensavionsbientropsurlesoleil…–Tutesouvienscommelesarbresrendentbleuleciel?L’idéequejemefaisdelamortdeFabienaujourd’hui,c’estcelle-ci.MaisnousallionsVivre.Vivre.Etnepasavoirmal,etnepasavoirpeur…Etvoirdans lesyeuxdeFabien,mêmesil’onnesaitpluscequ’onvoitdanslesyeuxpuisqu’ilsvousvoient.Aumilieu de l’hiver 1970/1971, nous apprenions qu’il y avait en nous un été invincible, comme unhiverfroidreçuenpleinvisage,dansladouleurd’êtrelà.Sansqu’entrenousriennesoitdit,letempsestvenuànotrerencontre,leciels’estréchauffépresquetropvite.Lelendemainmatin,laterres’étaitassouplie,elleavaitdégeléetellelaissaitl’eaunouvellesourdreàlasurface.Onpensaitquelesoleilétaitencoretièdedel’automne.L’odeurdufroid,l’odeurduvent,c’étaitl’été.Lesétésrecommençaientetétaientsansrecours.Nousétionsdesjournéesentièresàvivredanslesarbres,incorporéseneux.Lescavitéstelluriquesdesarbres,ellesconjuguaientlapermanencevasculaire,parcequ’ilfallaitdurer.Qu’unnuagecouvreetdécouvrelesoleil,unedouleurdisparaissaitetunejoiereparaissait,commesilemondeétaitcompensé,commesileschosesémergeaientdecesoleiléclatant…Tantdebeautépesantesemblaitvenird’unautremonde.Trèspeudegensaiment les ruinespourelles-mêmes,parceque leurenseignementnevientpasdesi

loin.Cenesontpasdeslieuxoùl’onpuissementir…Àseptans,ons’ycacheinlassablement.Cen’estpaslerapportdecequ’ellessontetdecequ’ellesontétéquinousintéresse,maislerapportdanscequ’ilyadepermanentetdanslerappelconstantqu’elleformulequelquechosequiduredevantnousquivoulonspasser,grandir…S’ilyadesjoursoùlanaturement,ilyadesjoursoùelleditvrai,etavecFabienc’esttouslesjours.Fabienmedisaitquel’allongementdesombres,c’étaitcommeundésordrededormeurs…Celasuffitàl’espoircesquelquessignesquiparaissentdanslescielsd’été,oucespromessesdusoirquifontaussinotreraisondevivre.Ilfallaitmettresesprincipesdanslesgrandeschoses,etnondanslamédiocritéSteiner.Lamerenétaitune.Ilyavaitsurtoutlesilencedessoirsd’été,où,dansleciel,soudainvidédesonsoleil,quelquechosesedétendait.Attendrel’été.Attendrequel’étévienne.Ilyavaitleventquisemblaitgrandiravecnousetremplirtoutlepaysage.L’étreintedecesnocesaveclemonde vers laquelle soupiraient « lèvres à lèvres » la terre et lamer, elle était contenue dans nosmainsd’enfants.C’étaitl’été.L’étésanslapeurdesouffrir.L’étéquibrûleunpeuau-dessusdesyeux.Cesoleiltransparentd’hier,ils’infiltraitdanslescorps.C’estquandlesoleiltapequenousavonsenvied’aimeretd’embrasser,desecoulerdanslescorps,deprendreunbaindechairetdesoleil.Etlevent,quandilsemêlaitauxsonoritésdusoleil,ilformaitunebarredelumièredontlebruitvenaitjusqu’ànous.Lessoirsd’étéprennentunvisagedefindumondeaveclecielquiduredansl’indifférenceanthracite…Pours’êtredonnéstoutl’étéausoleil,aprèsonsereposait,d’unechaleurquidissocieleschoses,unechaleurquirecouvrelecorpsetparaîtl’absorber.Onparlaitducield’étévidédesachaleur.L’usagedesyeuxl’emportaitsurceluidesphrases.M____,elleestcommeunestatuedegranitsansyeuxquinousregardedetoutsoncorps,latêtecontrelavitre. Jen’auraispasvouluquesoncorps fut lemien.Elleest réellement indifférente.Savéritéestpleinederides.J’aipeurdemesmainsetdecesentimentquime tétanise lorsque leschosesm’échappent. Je retiensFabienparlamain,jenereconnaispaslesmiennes.Maisl’étérevienttoujours,parcequel’apparencedubonheur,c’estpeut-êtredéjàlebonheur…Certainsjours,Fabienesttriste.S’ilenestlà,c’estqu’ilestplusavancéquemoidanslasouffrance.J’évaluelamienne.Denousdeux,peut-êtreest-ilceluiquisait,quisesouvient.Denousdeux,peut-êtresuis-jecellequiaraison?Làoùilm’amène,jenepeuxpaslerejoindrevraiment.Ilmeparaîtquelqu’unquineveutpasentendre.Jecouperaislesdistancesquelehasardavait,justeàcetinstant,placéesentrenousdeux.Sathèseestsimple:est«noir»cequej’aidit«bleu».Ellesedispersedanslafatiguedesoncorps.Jemedemandes’ilapeur.Ilafroidauxmainsetj’ailafacultédelesrendremoinsfroides.Je peux voir son visage imperceptiblement changer : les lèvres, les yeux empreints d’incessantessomnolences,latêtequipencheunpeusurlecôté…Jen’avaisjamaisrienvudeplusgrandquesesyeuxbleusetcetteacuitéduregard,commequelquechosequidescendaitaufonddesautres,quivaau-delàdetoutes lesapparences…Jenemesuis jamaissentieautant«utile»qu’àcespériodes-làde l’enfance.

C’estpeut-êtrecelal’espoir:êtreutile,êtreperçue,être…J’étaispersuadée,oupresque,queceuxquiparlentdesuicidenesesuicidentjamais.À treize ans, Fabien voulait mourir. Ces dernières années, lorsque j’étais avec Fabien, la viem’apparaissaitdeplusenplusbelle,maisvivre,deplusenplusdifficile.Nousétionsinscritsdanslaprécaritédel’instant.C’estpeut-êtrelàtouteladifférenceentre«créerlavie»,oulavivretellequ’elleest.Aveclevisagedelatristesse,celas’appelaitcependantdubonheur.Peudephrasesétaientdites,justel’essentiel,leminimum.Sachairétaitfatiguée,lorsqu’elles’imprimaitsurmondos.Ilécrivait,exprèsdansl’air,pourquejenepuissepasdéchiffrercettechoseblesséeenlui,etlesilenceopaquedesannéesimprononçables.Ilafroid.Jecomprendsqu’unediguepourraitlâcher.Jeneveuxpasquesaviesedéfasse.Cependant,danssareddition,ilentredéjàunepartnonnégligeabled’amertume…Lamort,jemedemandesic’estvéritablementunévénementqu’ilenvisage.Lachanceveutêtrejouée,rejouée,d’unjeuquilaperdsansfin,jusqu’àlaligneverticaledelachutequigagneunefulguranceàtraversl’immédiat.Lamort,c’estquelquechosedephysiqueetcharnel.Oublier lecorpsde l’autre,c’estquelquechosequej’avaisapprispeuàpeu.Illefallait.Lamort,ilavaitcomprisqu’enavoirpeursignifiaitavoirpeurdelavie.Lapeurquej’avaismoi-mêmedemourirjustifiaitunattachementdémesuréàcequiétait«vivre».Lapeurd’êtreprivédeluiétaitpresqueinformulable…Quandonaime,onatoutàdonner.Onsesenttoujoursresponsabledecequiarrive.Jevoulaisuntempsimmenseaveclui,untempséternel.J’avais10ans.Fabien exhibe la souffrance dont il est atteint. C’est l’expression d’un accablement presqueindépassable.C’estunlourdcheminementdelarmesquiétaitenlui,commeungoûtmêlédevieetdemort.Soncorpsquil’avaitportétoutàl’heureauxextrémitésdelajoie,leplongeaitmaintenantdansunedétressequiletenaitauventreetluifermaitlesyeux.Ilestsûrdelui-même.C’estdanslacouleurbleuedesyeuxcetteassurance.Ilestdéjàailleurs.Ilyavaitlà,entrenous,unecompréhensionimmédiate,facile,decellequel’oncroitimpossible.Trèsvite,ilavaitacquisl’intelligencedel’êtrequisaits’enteniràl’essentiel.Etcessouriresqu’ilm’adressait,n’étaient-ilspasdeceuxquisemblentreliésàriendeparticulieretqu’onnesauraitforcémentexpliquer?LejeudedéfensedeFabien:ils’excluaitdelui-même.Danslemêmetemps,ilcontinuaitdemeneruneviepropreetdétachéedel’êtrequ’ilétaitréellement.J’appréhendaisunpeul’épreuvefinale.Uneinjusticeadhèreàtoutesouffrance,mêmelaplusméritéeauxyeuxdeshommes.Onabesoindefonctionnerdifféremmentd’unechoseàl’autresansàpriori,d’unsoleilàl’autre.LesSteinernecomprennentpasquinoussommes,ettouteslesduretéssimplementd’êtreregardéeparceuxquinousfontmal,physiquementmal,m’affectentcommeuneinsulte.À être ailleurs, nous sommes les étrangers.Cemonde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable.Nousavonsbesoindequelquechosededémentpeut-être,maisquinesoitpasdecemonde…

L’éclipsedesSteiner.LalineaeclipticadeFabienetMaud.J’aisurleborddeslèvrestoutescesrancunesdel’enfance.J’aipresquehuitans.J’ail’idéedediminuerarithmétiquementsadouleur.Onvalaréparerdanstoutcequipeutl’être,toutcequidoitl’être…Onperçoit souventpar lecorpsceque le raisonnementnesaitpas faire.Lecorpsdénombre lapeurcommelapeurdénombrelecorps.Lesoleiln’estplusinitial.Iln’yapasdesoleilsansombre.Ilfautpeut-êtreconnaîtrelanuit.Fabienmedemande:–Sicesjoursétaientlesderniers?,commes’ilétaitprêtàrenoncer.Quelquechosequinevenaitpasdemoi,maisdelui,commeungoûtdelamortnousétaitcommun.Jefinisparcomprendrequ’iln’estpasnécessaired’avoirfaitquelquechosepourmourir.Fabienacceptaitdemourirunjour.Etrangeidéedanslatêted’unenfant,quinesavaitriendelamort,àfortioririendelasienne,quiaimaginéd’embléequ’ilattendraitlamortquelquesannéesaprès…Le corps ignore l’espoir, l’éternité qui lui est propre est faite d’indifférence. Ilme sourit alors plusfaiblement.Ilmedit:–çavaaller.–Ilfautattendrequeçapasse.Pour ça aussi, nous nous aimions, cette énigme que Fabien avait promis de me dire un jour. Elleparticipaitdenotreconnivence.Ilétaitdecesêtresquiestimentqu’ilnefautpasposerdequestionssionveutobtenirdesréponses.C’estsafaçonà luidedirequ’ilnedisposeplusde lui-même,quesa liberté luiaété retirée.Àsoncorpsquiconsentait,puisrefusait.Àseptans,j’avaispenséàundépartverslepaysde«jamais/jamais»,unjour indéterminé,c’est-à-dire situédansun temps inexistant.Ladouceurqui s’exprimedans le souriredeFabien,c’estpresquecommeunefatigue,quelquechosequicouledansuneanatomiefragile.Jepensequ’iln’arriverarien,alorsqu’ilmeditàtreizeansqu’iln’yapasd’autreissuequelamort,avecundétachementcommesirienn’étaitgrave,quetoutétaitpossible…Une force qui se déprend de tout et surprend l’énoncé. L’issue est calculable en millimètresquotidiennementgagnés…L’êtredesesyeuxpassedelapluspureindéterminationarithmétiqueaurougequ’enserreleplusdénuédesbleus.J’aimeleventrechauddelanuit,mêmesijen’aipluslecerveaud’unenfantquirêve…L’avenirdurelongtempsmaissavies’enfuitcommedel’eau,del’eaujusteetmédiane.Ilesttristeetcynique,lejouroùilmeditqueleplussouvent,ils’écouleplusieursjoursavantquelesmaréesramènentlesvictimesdelamer…Etcesontpresquetoujoursellesquilesramènent…Commentlelaisserdireàdixansqu’ilnevoulaitpasmourirdemaladie?Lamiseenprésencedelamort,c’étaitdéjàpresquelamort.Mêmes’ilmedisaitqu’ilm’aimeraittoujours,cequ’ilavaitditétaitdit.Commentlelaissers’enaller,ets'enteniràl’intenable?Lesphrases,ilnelesexcèdejamais…Enréalité,ils’estlaissédélibérémentalleràcettepropensionnaturelleausilence,aumystère.Fabiens’estabandonné,peut-êtredepuistoujours,peut-êtrejusqu’àlafin.C’étaitunpeucommesichaquematinleséparaitunpeudemoi.J’avaisunemaindéliéequicontinueunjeu,l’autremaindanscelledeFabien…Lesfroidsetlesbleusvenaientenavant.L’acuité de ses sens et de son regard, cette résistance qui lui dictait de ne pas trop dire, de ne pasutiliserdepenséesabstraiteslerendaitàl’exacterésonancedecequiestintact.Il avaitdéfini en lui cequ’il voulait et cequ’il nevoulait pas être.C’étaitFabien, sur fondnoir, en

lettresrougesetbleues.Lesrougesetlesbleuessurfondblanc,celles-là,Fabienmeleslaissait.L’enfant«lancéenavant»,transi,enfiévré,échappeàtoutparcoursbiographique.Ilrépondàtouteslesquestionsqueposelalumièred’hiver,immuablementverte.Enjanvier,devantcetteneigeindécisequiavaittiréledrapblanctrèsvite,nousnevoulionspasqu’onnousmente.J’écris«qu’ilneige»,parceque«l’idéedublanc»,ellenenousajamaisquittée.Laproximitéd’undangerdontnousneconnaissionspluslenom,maisl’auteur,çacommençaitparun«P»etçanes’arrêtaitjamais…Jenesavaispas.Jenem’ensouvenaispas.Fabien,ils’ensouvenait.Ilm’avaitditqu’unjour,ilmedirait…Un jour, j’avais insisté plus qu’un autre pour qu’ilme dise. Il avait refermémamain, l’avait serréelongtemps.Jemesuraiscombiencemouvementavaitdesens.Jeluiavaisrendueimmédiatement,dèsqu’ilavaitrelâchémonétreinte.Après,lesilence.J’embrassaisasouffranced’unregardcirculaire.J’aipeut-êtredixans.Jenesaisplus.Etpar-dessus lespseudonymes, les jeuxet lessourires, jesentaisapparaîtrecomme lepressentimentd’unevéritéquifaitlesaut.Maplusgrandetrahison,ç’avaitétédecroirequeFabiennesetueraitpas.Unefautedontnousn’étionspascoupabless’avèreirrecevable.Quelquechoseestsurlepointdes’abattre.Jenemesouvenaispas…Commeilestbeaulecriquimedonnesonsilence…Qu’iln’yait jamaisécrit lemot«FIN»etquejamaisçanes’arrête.Sa bouche réfrène le froid. Ses lèvres dessinent un sourire presque imperceptible, de ceux qui seforment sur le visage parfois, sans qu’on le décide, qui ne semblent ressembler à rien en particulier,qu’onnesauraitpasforcémentexpliquer.Ses lèvres disent « peut-être ». Il ne dit plus les phrases. L’espoir ne peut être éludé pour toujours.L’ellipseestuncommeunbonheurimparfaitetdéfinitquelquechosequimanque.«L’ellipsis»,ausensgrec,c’estbiencequimanque…M____nousaquittésdesyeux.Elleneveutjamaiss’agrégeràpersonne,parcequ’ellen’ajamaisbiencompris.J’aimelavoirtriste.C’estl’undesraresmomentsoùj’ail’impressionqu’elleestvraiment«dechair».Unjour,ellem’aditquejen’allaisjamaismourir,c’estàpeuprèslaseulechosequ’ellem’aapprise,aveclatiédeurdeseslèvres.Elleneveutpasdesliensqu’attendentlesêtresetleschosespourvivre.Elleestbellecommesaventl’êtrecesfemmesfaitespourlesautres.Elleestterriblementinhumaine.Elle nous a relégués, indifférente, comme indifférente aux tristesses de l’automne. L’inefficacité del’abstention.Elleestrestée«commeuneportequ’unenfantrêveencored’ouvrir»…Nousretournonsàladispersionglacéeetauhasard.P____,onacontinuéàl’aimer.Onn’amêmejamaisrienditàpersonne.Fabienfaittoujourspreuved’uneacuitéquineblessepaslevide,maisl’enraye.Ilpassaitlamainau-devantd’elle,s’attendaitàcequ’auprèsd’elle,viennesetenirsonvisagesurceversant-làinternedelamain.L.Steinerserefusaitàl’inclure,ànousinclure,àfairedesbraspournousétreindre…Sanssavoir

àquelcorpsrecourir,touteidéederecoursestabsurde.Fabienétaittriste.Jelisaisleslignesdesesmains.Elless’arrêtaientvite.Jen’avaisplusrienàdire.Mais chaque coup qui sonne mat retentit dans le corps même. L’enfant est ce prisonnier à usagesilencieux,quel’histoiredémentenunebiologieàusagedomestique.M____n’avaitpasvouluvoiruneévidencequinoustouchait,bienau-dessousdelapeau.Elleétaitsiopaque.Onauraitditqu’ellevoulaitnousaideràmourirdanslatiédeurdeseslèvresentrouvertes.M____,j’aimal.Fabien,ilamal.Tusaisoù?Tuneveuxpasqu’onledise.Ilnefautlivrerdesoiquecequin’estpasl’essentiel.S’ilyadumalheurànepasaimer,ilyadel’injusticeàn’êtrepasaimé.Cequejevoulaisqu’ellemedemande,illuisuffisaitdemeledemander.Ellenel’apasfait,commesicetteheuren’étaitpasinéluctablementlamêmepourellequepourmoi.Jemedemandecommentonsurvitàcela…Lesséquellessontmajeures,lecorpsretombe.Peut-êtreya-t-ildanslesévénementsdecetypeunpérilparticulierquidénatureladouleur?Loindel’instant désigné par la souffrance, le corps continue. Je sens cet impalpable instant glisser entremesmains.Avec Fabien, on faisait des têtes de « ça a l’air d’aller »,mais des traces foncées sur nos visagesdessinaient quelque chose de noir. M____, lorsqu’elle se détournait, j’avais l’impression de cesserd’exister.Parcequec’estcelal’idéequequelqu’uns’occupe,sansquevouslesachiez,s’occupedenous…Onnesaitpascequ’iladécidé,ets’iladécidédenousaimer.Àtraverslebleud’unevitreéclatante,jem’apercevaiscertainsjoursqueFabienécrasaitseslarmesetseslèvressurleverrefroid.Lesoleilcouleets’attardesursonvisage.Sesphrasessonttristes.LesphrasesdeFabiensonttristes.Lachutedusoleilestinhumaine.Soudain,ilyauneurgencedecourir,uneprécipitationàlacoursedevivre…À sept ans.Fabienmedit : –Aujourd’hui, nous avons duré un jour de plus. Il est souvent le frontappuyécontrelafenêtre.Ilécritsurlabuée.Ileffaceaveclamain.Ilmedit:–Jesuisailleurs.Etpuistouts’emmure,toutsetait.Lebonheuraussi,àsamanière,ilestsansraisonpuisqu’ilestinévitable.C’estlefluxdanslesartères.Lesoleilcouleàlongstraitsglacésdansmagorge.Leproblèmeestcomplexe,dèsl’instantoùl’ons’aperçoitquelecombatselivreau-dedansdel’êtremême.Jemesoumetsàl’écartdeFabien,jeleprendspourcequ’ilest.Certainsjours,Fabienétaittriste.Peut-êtrevalait-ilmieuxquejenesachepaslesraisons…Alors,nousfaisions la course avec l’ombre des nuages sur le sable. J’étais condamnée à être adulte.Même si laproximitépresqueviolentedescorpsdedixansnedélivrederien,lavie,elleétaitbelle.À cinq ans, Fabien menace de prendre les nuages, parce qu’ils sont comme « des boules de cotonsale»…Ilétaittombédel’échelleenessayantdeprendredesmesures.Commeilm’indiquaitlesmesuresqu’ildisait « chirurgicales », et qu’il souriait enmême temps, le ciel s’était obscurci demasses noires. –Fabien,c’étaitçalesnuages?Ettoutcommenceencore,écoute-moi,puisqu’ilétaitunefois…Écoutemoi.

Certainsétaientdedimensionsincertaines.Peut-êtres’agissait-ildedeuxnuagesoubien,d’unseulquivaseséparerendeux?On avait compté les nuages, on avait pensé qu’ils avaient été là, présents, à cause de nous, et quelorsqu’ilspasseraient,çaseraittoujoursunpeu«pournous»,étirantconfusémentleurfauxcieldispersé.Àcinqans,lesoleilrougedusoirqui«perdait»sacirconférencenousenlevaitàsaformecirculaireparfaite.Fabien,çalefaisaitpleurer…paslongtemps.Unpeu.Lavuedesesmouvementsmedonnedubonheur,unimmensebonheur.Jeluiprêtelamain,lasienne,lamienne.Non,c’estvraimentlasienne.Il faut vivre comme il nous est le plus facile de vivre, comme l’enfant, ne pas se forcer. C’est unrenoncementdanslesoleil.Maisnousnesommespascommelesautresenfants.Nousn’habitonspastoutàfaitlemêmemonde…AvecFabien, nous n’avions jamais joué à la guerre pour la transposer dans nos jeux par une faussereprésentationdelamortconventionnelleetréversible.Ontombe,onfaitlemortetonserelève.Nousn’avions jamais joué à la guerre, comme le font tous les enfants.Nous n’avions pas l’expérience descorpsdeseptans.Peut-êtrelaguerreétait-elleennous?Peut-êtreétions-nousfaitspourlavievégétale?Ilexistaitaumoinsunlieudedélivranceaumondeoùl’onpouvaitseperdre.Nousadhérionsàcetteviequinousrestituaitl’unité.Ons’étaitsouventretourné,commesilesoleilavaitlaissérienquepournousquelquechose,quelquechosequ’ilnouslaisseraittoujours…Ondisaitmerciàchaquefeuille.Ontravaillaitàparfairelesilence,àinventerlavie, l’inventerdifférentedemain,quoiqu’iladvienne.Lebleudurducielaussi,ils’invente.Lesgéographiesdessinéesparlesoleilétaienteffacéesparlevent.Onrespiraittoutlebonheurdontonétaitcapable.Lesphrasessemblaients’étendreàtraversl’immobilitévégétale.Àseptheures,onselevait.Oncroyaitsurprendrelesommeildesarbres,quicontenaitensuspenslesheuresacidesdelanuit,l’insignifiancedeschoses.Àcinqans,quand le soleilquittait le ciel etqu’ilpénétraitdans lamer,Fabiendisaitquec’était ça«mourir».Aveclepeud’innocencequ’ilfautpourcontinueràvivreàcinqans,onpensait:c’étaitpeut-êtreçamourir.Mourir,c’estcedontnousavionslepluspeur.Onmouraitd’envied’êtreimmortel…Alors,onjouaitàêtreimmorteletauboutdequelquessemaines,onnesavaitmêmeplussionpourraitdurerjusqu’aulendemain…Lesoleilnousbrûlait,àen«enlever»beaucoupplusquecequerequiertlapeau…C’estcequedisaitFabienpourmefairepeur.Ledialoguedenosrespirationsn’étaitplusdécalé.Lavraiegénérositéenversl’avenirneconsistait-ellepasàtoutdonnerauprésent?Àcinqans,entreDieuetl’histoire,onavaitchoisilemondeetlesarbres,exemptsdetoutenostalgie.Onn’étaitpastoutàfaitsûrquel’hommecoïncideavecl’histoire.Onouvraitlesyeuxàlagrandeurinsoutenabledececielgorgédechaleur.Onnepensaitqueparimage.Onlavaitlanuitdesonencreordinaire.Leventsemettaitàfairedessiennes.Nousétionsheureuxdessoirsvertsquifermentlesblessuresetde

cettecomplicitéquinousavaitconquistantdejoies.Lafoudre,elleétait sensuelle, injusteaussi.Àcinqans,ons’étaitconcertésur la façondedétournerl’orage.Fabienavaitdesidées,maisaucunenes’étaitavéréeefficace…Lebleudelamer,ilnouslavait.Fabienm’aditquelamer«faisaitdesphrases».Jesaisquetoutcequ’ilditestvrai.C’esten1968, lespremiersétésà l’IledeRé.Fin juin.Lespectresolaireestencorechargéd’infra-rougesauleverdusoleil.Lamersereplieenornières.Toutestcalmeàl’extérieurdescorps.Noussommesheureuxdeceslonguesvaguesquicoulentetquiécorchent,quiserépondent,s’attendent,secherchent,s’écoutent…Lavie,elleestàportéedesamainetdelamienne.JesuisFabienoùilm’emmène,làoùjenesuisjamaisallée.–Fabio,arrête-toi…Attends-moi.Dépêche-toi.Etc’esttantmieuxsil’avenirdurelongtemps.Nousnerespironsplusl’airpolluéàpleinspoumons.Toujours aussi détachée de ce que la situation peut contenir de plus dramatique,M_____ nous avaitregardéssansdésir.L’herbeétaitplusvertequed’ordinairecetété-là.Letempsdesombresétaitpresqueimperceptible.Cejourd’été1964,unevoiturequinousattendaitnousemmène.Ondescendsurunevillemorteparunelongue route en lacets, qui la promet à chacun de ses tournants, et ne la livre vraiment qu’à la fin dutrajet…Jem’étaisretournéeversFabienoùtantdeforcesétaientencoreintactes.Fabien,quefallait-ilfaire?Peut-êtreétions-nouscoupables?Maiscoupablesdequoi?Lecielétaitcommeunverrequibougeaitàpeineaupassagedel’airrafraîchi.Lesoleilfaisaitfondrel’asphaltedelaroutecommeun«soleild’enterrement»…Ildéversaittoutesaplénitude.Letempsprenaitalorstoutesonextension.Lemonden’existeplus,onl’effacedureversdelamainetonseretrouvedansleblancoùplusriennenousatteint,oùplusriennenousconcerne.Onavaitreçucegrandmorceaud’éternité,ceschosesquipassentetnerepassentjamais.Laguerrenousattendaitunpeuplusloinpeut-être,danslesgrandeslignesnocturnesdelaplaine,maislesoleilétaitlàsoudain,entier,immense.Jerefusaistous«lesplustard»dumonde.

L’IledeRé

1967

Commejereprendsmesphraseslàoùjelesailaisséeshier,ellesmereprennentlàoùjelesailaisséesl’étéprécédent.Uneasphyxievéritabledeblanc,demer,defleurstrémières,bellesaltérationsd’outre-mer,oùl’oxygèneSteinern’aplusderaisond’être.L’unités’exprimeicientermesdesoleiletdechair,desoleiletdemer.Touscesêtresquiviennentdetellementloinpourvoiràquoiressemblecebrasdemerquis’avancesurl’océan,ilsnesaventpasquinoussommes.Çan’estpasriend’êtreétrangeràcelittoraldeplages,desableblanc,defalaises…L’éclatanteblancheurdesmurspleinsdesoleil,alliéeàlabeautédeceslieuxtouchaitlecœuretn’étaitpayéed’aucuneinjustice.Unefacilitéàvivrenoushabitaittoutàcoup,lorsquenousétionsplongésdanslamerenété.Ons’asseyaitsurlesableblancetonregardaitlamersegonflersilencieusementsouslalumièredelalune,quimettaitseslongssourireserrants.Nous aimions aussi cette idéed’allerd’unemerversune autre, semêler à ceque la terre adepluschaud.Nousallionsverscettebarredelumière,àlarencontreducieletdelamer.Toute la journée, nous entrons dans l’eau. Après, nous séchons sur le sable. Certaines nuits où ladouceurseprolonge,ellenouslave,noustientdeboutdesessillonsstériles.C’estlamer.Soleiletmaisonsblanches,nuancesàpeineentendues.Là naissaient des bonheurs intacts, dont je mesurais l’exacte résonance vers ce blanc presqueinsoutenablequiobligeàdétournerlesyeux.Ainsi,unecertainecontinuitédans ledésespoirpeutallerversunegrandeur,une libertéphysiquequidélivredel’inhumain.Lahautemernouslibérait,ellenoustenaitdebout.Lecorpss’ouvriraitaumonde,decettecomplicitéquinousavaitdéjàvalutantdejoies.LameretlanuitdialoguaientsurlagrèvedeSaint-Martin-de-Ré.Ici,plusrienn’arrêtaitlevent…Làétaittoutnotreamourdevivre,unamourpourcequiallaitpeut-êtrenouséchapper…–Fabio,pourquoilesoleiln’est-iljamaisrouge?Pourquoilesbordsdemerrésonnaient,àl’horizonsonoredenotreécouteetléchaientlesplages?Le temps immobile de l’été, l’heure arrêtée demidi, les coups de sang qui rejoignent les pulsationsviolentesdusoleildedeuxheures.Cequicompte,c’estlavérité.Etj’appellevéritétoutcequicontinue.Àseptans,laseulevéritéquinousestdonnée,c’estcelleducorps.Lebonheurestinévitable.Ilestprèsdescoupsdelameroudesbattementsdelanuitdanslaprofondeurduciel.

Certainsjoursécrasésdesoleil,lavieestauralenti.C’est sur les visages, les couleurs foncées que l’onmontrera aux autres, c’est un bonheur teinté denostalgie.C’estlafindel’étéetçaterminecommetoujourslàoùçaacommencé…Unallersimple.L’éclipse du soleil atteint sa plus forte déclinaison, et au moment du solstice, le soleil paraît êtrestationnairependantplusieursjours.C’estavecFabienquej’avaisdécouvertquelesvaguesvenaientdel’est,invisibles,uneàune.Ellesarriventjusqu’ànousetrepartentversl’ouest,inconnues,uneàune…L’îledeRé.1967.C’estintact,net,lisse.C’estunterritoireinviolé.C’étaitlaterminaisond’unmonde,uneverticaleimpatiencequinousenlèvetouslesdeux,oùlesnotionsdeponctualité,d’horaire,deretardn’ontpluscours.C’estsansdoutecequel’onappelleunelibérationconditionnelle.Ici,nousfermonslaportedesSteiner,oùlapermanencedeschoses,etdeleursuniformesfatiguésnousmaintiennentversuneinsécuritéexplicite.Onsesenttenusàl’écartde«ça»,des«êtresderien»:lesSteiner,unmondequinousniesanscolère…LaviedeFabienetMaudestunhasardentredeuxparenthèses.Nousmesuronstoutcequinoussépare.DesSteiner.C’estjustecenomqu’ilsnousontattribuéquenousvoulonschanger.Lesêtresdontjeparlesontdesêtressanspassé,desêtresdetransactioncommerciale.La ligne bien droite de Fabien et Maud passe à travers les Steiner, parce qu’ils y sont placésdélibérément. La singularité qui nous est attribuée constitue en elle-même, le gage d’une affectionparticulière.Cesontdesêtresquinesaventpascequ’ilsontàfaire.Dechaquemaison,ilsyfontunsanctuaire.Ilfautadmettrequenousnepouvonsplusles«entendre»,les«comprendre».Larègleveutcela,leurrègle.Jenem’ysoumettraipas.Jeneveuxpasdequelquechosevenuden’importeoù.Jeneveuxpasêtreunprétexte.FabienSteiner,c’estl’acquiescementà«vivre».Ilmesuit.Lesoleilestsursonvisage.Nousvoulonsêtreailleurs,surtout.Lebesoinsefaitsentirdesedétournerd’eux,peut-êtrepardépit.L’essentielestdenepasdésespérer.Pourmoi,devantcemonde,jeneveuxpasmentir,niqu’onmemente.Etpuis,jenecomprendspascequ’ilsattendentdemoi.LesphrasesdeS.etL.Steinermeparviennentcommeamorties,irréelles.Nousapprenions lavie sans lesadultes, surtoutpasaveceux.Lesconventions sociales sont fausses.L’urgenceestdevivresansentravessociales,sanslanécessitéd’expliqueroucelledecomprendre.Avoirseptans.Nepasseretourner,fairevite.Seperdredanslesplisduvent,secoulerdansceuxdelameretcontemplerlecielquidure.Le bonheur, il était dans ces longues vagues qui coulent, qui écorchent. Les vagues certaines etimpossiblesdumatinréverbéraientlesoleilavecunbonheurindifférent.Lacourseauplusprèsdelamer, lebruitdecettecoursenousétaitfamilier.Elleétaitsemblableauxfroissementsdebêtessauvagesdanslebuissondesdunes.C’étaitunefractiondetempsquineleurappartiendraitjamais…PourlesSteiner,nosviessontaccidentelles.LamortdeFabienleseraitaussi.

Fabienétaitl’allié.J’étaisl’alliéedeFabien.Surlesable,onfaisaitdescercles,lesyeuxsefermaient.Fabienavaitapprisànecomptersurrien,àconsidérerleprésentcommelaseulevéritéquinousétaitdonnée.Uneperpétuelleguerregénéalogiquenouspréoccupe.Onauraitvoulun’avoirrienconservédesorigines,n’avoirpasd’origine.Ilnousfautlesteniràdistance.FabienetMaudSteiner,nousétionscommelesévadésreprisauxquelsoninscritunepancarte.Danscequ’ilsdisent,iln’yapasplusdetempspourrirequepourréfléchir.Cesontdescoupsassénésparceuxquinesaventrien,perclusderéflexesqu’onleurainculqués.Nouslesécoutonssansleurrépondre…Ilsnesaventpascequ’ilsfont…Lapermanencedeschoses,l’inertierassurentautantqu’ellefrappe.Ellesmaintiennentlesilence.Immanquablement,ilétaitadvenuuntempsoùnousavionscesséd’obéir.Versseptans.Steiner, c’est inscrit sur les papiers d’identité. Sur le sable, c’est rayé d’une barre quand nousl’écrivonsavecleschiffres:1959…1960.NoussommesdesSteiner,etl’épithète«dernier»,jen’aimepasqu’elleluiconvienne.Jeveuxlavie,seulementlavie.Jesuisl’uned’eux.Fabienestl’und’eux.Ilestdesrépartitionsauxquellesilestimpossibled’apporterdescorrections.Pourtant,quelquechoseentreeuxetnous,n’estpascompatible.OnessayedepiégerlescomplotsaudétourdesruellesblanchesdeRé.Celamerassurequ’ilestdeschosesquidemeurent intactes, inaltérables…Pour les initiés, lemonden’estpaspluslourdàporterquetouscesgaletsdemerquenoustenonsdansnosmainsd’enfants.Cetteperditionn’estpaspénible.C’estpeut-êtreparcequeFabienavaitadmiscelaimmédiatementquenousétionsvenusl’unàl’autreavecunteldegréd’évidence.Onaimaitlestoutpremierssoleils,deceuxquibrûlentàpeineetquimettentdanslecielunelumièrecommeunmarbreliquide,commesilesoleils’étaitliquéfiéetrépandudansl’épaisseurdesnuages.Pourcescorps«sanschair»,réduitsàdeslignesosseuses,lamainchaudedusoleil,pluspénétrante,caressaitlesorganeslesplusinternes…Ellenousfaisaitdescorpsvrais,desvraiscorpsd’enfants,etilyavaitquelquechosedesaturant.Quandlesoleiltapait,onvoulaitsecoulerdanslescorpsd’enfantsquiroulentdanslachaleurdusableetprennentunbaindechairetdesoleil.Certainsjours,lesoleilseplaquaitsurlesolavecunetelleforcequetouteviesemblaitarrêtée.Etreindemnes,êtreenfinmeilleurs.Lavieexigequ’onypense.Onnevoulaitqueceresserrement,celuidetenirsavieentresesmains.Pasunpaysagedecartepostale.Onsepartageaitl’immensegéographiedelamer.C’estunpaysagequisedonnecommeça,sansaucuneambiguïté,sansretenue.Lamer.C’estpresqueunequestiondesensualité.Onn’aimaitpasquandlesoleilsebrisaitsurl’eauenmilliersdepetitsmorceaux.Onesttellementpetitàcinqans.Onnesaitmêmepascequiestfixeetcequiestmobile.Iln’yaqu’àselaisserallercommeunemerquisesoulèveàpeine,exténuée,jusqu’àretombersurelle-même.Jenedésiraisriend’autrequecettejeunesseàpoursuivre,contrel’adversitéetcecouloirdemerquelalune éclaire, il descendait vers nous inlassablement. Nous étions « ces petits funambules » pressés

d’arriverdel’autrecôté…Lebonheurétaitunhasardquiseprolongeaittouslesjours,commeunsourireentrelespierres.Lamer, ellenousdélivraitde tout.Elle roulait surelle toutes les larmesde l’injustice ; lescourantsd’airqu’ellelaissaitsurlesplages,nousfaisaientallerdeplusenplusvite,deplusenplusprèsdecemouvementpermanent.Sesimmensesvaguesquivenaientsebriseravecviolencesurlesable,faisaientnaîtreunesorted’oragevertical.Avantqueleseauxnesefoncent,mêmesicen’estqu’uncourtinstant,lamerestrosed’uncôté,bleuedel’autre.Leverts’imprègnedelanuit,commeunverredesoleilcouchant.Onseretrouvaitpresqueassommésdanslachuterépétéedesgrandsrideauxsalésquinousétreignaient.Des courants incompréhensibles nous tiraient en avant, puis nous repoussaient en arrière, nousemportantsurlecôté.Peut-êtreétait-celeseulendroitdumondeoùl’onsesentaitvraimentinnocents?Fabienmedonnaitlamain.Mesmainssediluaientdanslessiennes,nosyeuxindéciss’interrogeaient.Onesttoujourslibreauxdépensdequelqu’un.Jel’étaisauxdépensdeFabien.Nous cherchions l’image de ces dessins que fait sur lamer l’eau rejetée par l’étrave et l’incessanteéclosiondesvaguessurlesable.Nousl’avionstrouvée,maispersonnen’avaitsunousdirequec’étaitvrai.Onversaitlesabledesheuresdurant,delendemainenlendemain.Surlaplage,onlançaitauloinunebranchequel’animalsedépêchaitdenousrapporter.Toutheureuxquenousétions,nousnel’étionspas.Nousétionscepaysagequisediluaitensaconsciencedelui-même.Cepaysage-làavaitlesyeuxpleinsdelarmes,desyeuxtristes,tantilrestaitdenousenlui.Onrenversaitlatêteausoleil.Onn’exigeaitrienquedenepasmourir.Fabienavaitlapeaufoncée,lisse,lisséeparlesoleilquiparaissaitrebondiràsasurface,uncorpsfaitpourl’eauavecunrelâchement,unedétente.À ce point où l’intelligence nie l’intelligence, on touchait la vérité de ces seules expériences, oùjustementtoutsetrouvaitêtrecommeonl’espérait.Onsepenchaitenavant,éprouvantlepoidsdusoleilsurlanuque,surlesépaulesetonrespiraitl’odeurpresqueabsentedefroid.À l’heure du plus grand apaisement dans le soir qui approche, le soleil descend, l’eau épaisse seternissaitunpeu.Lamerétaitdéjàoxydéeparlalumièreobscure,lecielégalement.Lecielsedistendait.Jesaisquelamermeprécèdeetmesuit.J’aiunefolietouteprête.Jemesureicitoutlebonheurdontnousétionscapables.Onvoulaitquelamerapprennelesphrasesparoùcommencentleshistoires…AvecFabien, lebonheurestunhasardquiseprolongetous les jours.Ilya lapermanenced’unemertoujourségale,etpuis,ilyalameretunraz-de-maréequiemportetoutsursonpassage…Nous avons une approche inhabituelle des corps, vers lesmouvements les plus insensibles, les plusintérieurs,lesplusimmédiats,parcequ’onatoutàdonner.Chacun bascule doucement dans son monde, parcourt les routes qui vaguement se croisent ets’effacent…Lejourselevaitsurunemerd’acier.Lecielétaitblancdechaleuretdebrume,d’unéclatmortmais

insoutenable,commesilesoleils’étaitliquéfiéetrépandudansl’épaisseurdesnuages.À mesure que la journée avançait, la chaleur « s’écrivait » dans l’air livide avec une applicationcorporelle.L’étéinterminables’insinuaitennous.Nousavionsconcluunpacteaveccettemerétrangèrequinousétaitsipeuétrangère.Septembre.JusteavantParis,uneultimejournéedesoleilsurRé.Le vent souffle bientôt sur les longues plages désertes et dessine sur le sable d’invraisemblablesdédalesderides.Danslecieldontonvoyaitlebleuprofond,degrosnuagesmettaientdestachesquimefaisaientpeur.Oncherchaitl’imagedecesdessinsquefaitsurlamerl’eaurejetéeparl’étrave,l’incessanteéclosiondesvaguessurlesable.Nousl’avionstrouvée,personnen’avaitsunousdirequec’étaitvrai.Lecorpsàcorpsdesenfantsdeseptansnousrendaitànous-mêmes.Noussavionsquemêmesurlamerlaplusvieille,notresilenceseraittoujourslepremier.Lesmatinsd’étésurlesplagesavaientl’aird’êtrelespremiersdumonde.Dansunmondeoùtoutestdonnéetrienn’estexpliqué,ilyavaitunecertitudeimplacable,c’étaitlapermanenced’unemertoujourségale…Cettetransparencedelamersecondensaitennous,parcequ’ellen’exigeaitriendenous.On l’apercevait de loin, bien avant d’arriver jusqu’à elle, comme une vapeur bleue et légère qui seconfondaitavecleciel.Ellesecondensaitpeuàpeu,àmesurequ’onavançaitverselle,jusqu’àprendrelacouleurdeseauxquil’entouraient.Lesoleilsecouchaitlentement…Ilyavaitsansdouteauloinlaformevagued’unnuage,commepourdirequeleschosesnepesaientplus…Hier,elleétaitbellelavie,ellen’étaitpasresponsable.L’heuredusoirétaitcelleduplusgrandapaisement,alorsquel’eauépaisseseternissaitàpeine…Lecielsedistendait.Lesarbresétaientpliéssouslevent.Lesoleil,danslelointain,ilétaitrougecommeunemenaceetbaspourunadieulent.Nousétionsdevantlamer,jusqu’aumomentoùlesoleildisparaîtderrièrelesnuages,accumuléssurlamêmeligned’horizon…Demainaussi,elleétaitbelle.Cetétéestsibeau.Ons’enveutdel’aimertellement.Chaquegesteretrouvénousrévèleànous-mêmes.Nous regardons le ciel passer du blanc au bleu pur, pour s’aérer bientôt jusqu’au vert et verser sadouceursurlesableencorechaud…Lamerestrecouvertedemilleroutesliquides,jusqu’àl’immensitécalme.Larévélationdecettelumièreétaitsiéclatantequ’elleendevenaitnoireetblanche.Unnuageesttoutàcouppassédevantlesoleil,effaçantlalumière.Iln’yavaitpasdecoupable.Enmêmetempsque l’onsourit,onvoyaitcombien lesmouettes,ellesétaient lentesà revenirvers lesable,pendantcesétésdepluieetdevent…C’est insupportable jusqu’à vouloir l’étirer tout le long du temps, ce roulement d’eau et de galets.Fabiennecessaitjamaisd’avancer,d’unelenteurconvulsée,obstinée.Lesoleilmonteetlachaleuralourditpeuàpeulebleudéjàdurducieldejuillet.N’est-ilpasvraiquelesoleildéversesaplénitude?

La chaleur se déhanche sur les pierres, appauvrissant l’air et décourageant les initiatives. Quelquesmouettesdescendentenpiquéverslamer…Il suffitde recevoir cet étécommeunechaleurquin’en finitpas,unedouceur sur tout.C’est commequelquechosequ’onnedevraitpasposséderetqu’onpossèdetoutdemême…Toutestprétextepouraimersansmesure.Lesolmêmeestcharnel.J’adhèreàunecertainepartdelui-même.Fabienadesbleussursoncorps.J’aidesbleus.Jen’aipastoujourssentimoncorps,exceptédanslameroùj’aitoujoursressentilesmusclesquimefaisaientavancer.L’enfantquisetaisaitavaitlesyeuxfermés.Néanmoins,rienneledistinguaitdesautresenfants.Ilavaittoutlecieldanssesyeux,FabienSteiner.Certainsjours,lamerétaitassezdangereuse.Onauraitvouluneplustrouverassezdeforcepourregagnerlaplageetquelesvaguesnouspassentpar-dessuslatête.Portéspardesvaguesdemersuccessivesquireviennentàintervallesrégulierssurunsabletoujourslemême,onattendaitseulementquelamernousretire.Certainsjours,l’eaudelamerétaitlourdeàporter.Elleétaitcommeunehuile.D’autresjours,elleétaitcommeunlingefrais.Lesoleilétaitbassurl’horizon,maispasencoreàcemomentoù,rouge,sacouleurledessineparfaitementdansleciel.Certains jours, on s’arrêtait en pleinemer. Tout ce qu’il y avait nous attirait comme le visage d’unmondeinconnu.Fabienmettaitdutempspourretournerverslarive.Jedevaisl’appeler,l’appeler,l’appeler…Parcequ’iln’existeaucunmoyenquipermette,àquiserendd’unehauteuràuneautrehauteur,d’éviterdedescendreverstoutcedontonn’apasvoululà-haut,dejustetomber.Fabiendisaitqu’ilavaitétéretenuaufondparunepierre,dontilavaitfiniparselibérer…Jen’aimaispaslorsqueFabienétaitcyniqueaveclamort.C’étaitquinzeansavantlachutedeFabienetleprolongementdecettenuitquilerendraitàlui-même.Certainsjours,lesoleilnemechauffaitqu’unseulcôtéduvisage,j’étaisdroitedanslevent.Lesmainsdel’unnesedétachaientpasdesmainsdel’autre.Je regardais couler cette heureunique sans savoir prononcer unephrase, sansvouloir prononcer unephrase.Je l’écoutais, j’habitais ses phrases. Il habitait les miennes depuis toujours. De l’autre côté desapparences,écriremeconduisaitdéjàau-delàdesroutesquimontentetquidescendent…Unechosedifficileàdire.L’absurden’étaitpasdanslemondeouennous,maisdanscettecontradictionentrelemondeetnotreexpérience.LorsqueFabienmarchaitlelongdelamer,ils’enfermaitenlui-même,commesilesêtresetleschosesavaientrenoncéàlui.Jepensaisquecen’étaitpasluiquiavaitrenoncéauxêtresetauxchoses…J’avaisapprisàpartagerlesilenceetcetteséquencemefaitmal,parcequec’estfaussementlamêmequecellequejevisavecAlexisvingtansaprès…Leparallélismedesdeuxêtresmefaitmal.

C’est faussement lemême :deuxêtrescapablesdesesoustraireà leurpropresurveillance,capablesd’êtredivinement«soi»,capablesden’êtrepaslà…Nousavionsl’amourdetouslesciels,l’ivreœil,lesarbres,l’airlibre,nousétionslibres.Fabienavaiteuplusieursviesetunemortvoulue.J’étaisrevenueseuledetoutescesvies.Latêtede«çaal’aird’aller»,jelafaisaismieuxqueFabien,aveclaconscienced’avoirfaitcoïncidermesgestesavecceuxdeMaudSteiner.Steiner,jepensaisêtreentréedansundestinfaitàl’avancequimefaisaitundevoird’êtreheureuse.L’ambiguïtéd’uncorpsquines’appartientpas.Personnenepeutécriresurcertainsbonheurs,maisonpeutlesdécrire,imaginerqu’onlesadissipés.Unéquilibreduraitmalgrétoutel’appréhensiondesaproprefin.Survivreet«vivresur»,et«vivrevite»,etvivredesmilliersd’étés.–Fabien,jeviens.Jeviens.Attends-moi.Je le retenaisparce tissumatriciel, formépar sesyeuxdansmesyeux, etmesmains sur les siennespresque insaisissables. Il suffisaitde se laisser aller…Nousavionsunedéfinitionde l’unpar l’autre,dansunénoncédebonheur,oùlepossessifnepossèderien.Nous connaissions par cœur la couleur des ciels, l’inclinaison des arbres, le souffle du vent, lesderniersassautsd’unsoleilestompé.Pourtant,nousallionsperdrel’Étéetlesoragesquilaventlesciels…–Aurevoir,lamer,disaitFabien.–Aurevoir,lamer,disaitMaud.L’adieuàlamer,ilentraitennouscommeunemarée.Lesvaguesviennentdel’Estinvisible,uneàune,patiemment.Ellesarriventjusqu’ànouset,patiemment,repartentversl’Ouestinconnu,uneàune.Commeunecoursejamaiscommencée,jamaisachevée.Onvoyaitlesoleilaufonddelamer.Lanuitnetombepassurlamer.L’histoire inspire des contes, puis ce sont les contes qui permettent de dire l’histoire et de lacomprendre.D’ailleurs,lemonden’aimepascesinlassablesvictimesetleursspasmeseffrénés.Ilestquelqueslieuxquej’avaisvusavecFabien…Jen’avaispasl’idéequ’unjour,ilmefaudraitlesdélivrerdelui.Aujourd’hui, je relis le texte d’« IndiaSong » et ses voix sans visagequi parlent de l’histoire d’unamour,vécuauxIndes,danslesannéestrente,danscettevilleaubordduGange.L’histoiredecetamour,lesvoixl’ontsueoulue,ilyalongtemps.Certainess’ensouviennentmieuxqued’autres.Maisaucunenes’ensouvienttoutàfaitetaucune,nonplus,nel’atoutàfaitoubliée.Onnesaitàaucunmomentquisontcesvoix.Enparallèleuneautrehistoire : famineet lèpremêlées,dans l’humiditépestilentiellede lamousson,immobiliséeelleaussidansunparoxysme.Jepensaisàdeuxenfantsquis’étaientaimés.MaudetFabienSteiner.J’entendaisunephrasedeFabienquis’étaitinventéecommeçapourrien…Jusqu’àaujourd’hui,elleétaitditetellementfaiblementquejenel’avaispasentendue.–Jeveuxbienmourirpourtoi,Maud,maisnemedemandepasdevivre.«LeTempsretrouvé»,c’est l’éternitésansdieu,parcequecemondedonneà l’éternitécevisagedel’homme. Proust y rassemble un monde dispersé et lui donne une signification au niveau même dudéchirement.Ilestdifficilederevenirsurleslieuxdubonheur,d’êtretoujoursdevantlamer.

Jeperdspeuàpeuledroitd’aimerFabien,jesuiscommecellequ’ilaaiméeetquiperdlepouvoirdel’être.J’aipum’extraire,sansrepentirs,delacourseincessantedesvaguespassées,parlesseulesvoiesdusouveniretdel’intelligence,lavraievieprésente.Elleestcedéchirementlui-même,l’intransigeanceexténuantedelamesure.Lamortétaitprésenteennousparcequenousétionstoujoursmenacésetdevantnous,parcequenousn’avionspascessédelavoir.Ceslonguessouffrancesnenousseraientjamaispayées.Ellesétaientlesalliagesdelavie.Ellesétaientladouleur.Lesmédecinsquipendantlesguerressoignentlesblessésquines’éveillentpas,ilspeuventeux-mêmesenmourir.Laguerrenousavaitapprisàtoutperdreetàdevenircequ’onn’étaitpas.Au-delàdeFabien,ilm’estdifficiled’êtrejuste.CommeFabien,j’aurail’obstinationdetoussesprintempsqu’unjourilfautdélivrerdelaplusinsenséedeshistoires.Jeluidonneraisesraisonscontreledestinlui-même.Lavies’étaitcouverted’espacesdetempsquiétaientvidescommedespeauxmortes.Ondit qu’il est impossibledediriger le jet d’un lance-flammes sur le visagedequelqu’unqui vousregarde.LesyeuxdeFabiencontenaientce«non»del’inacceptableblessure.J’ignoraisqu’unedouleurpasséeavaitexistéaupréalable.Toutprenaitunvisagedepassé.Les épreuves inhabituelles du corps des autres, que les autres vivaientme semblaient dérisoires auregarddecellesquenousavionsconnues…Lesquelles?Jenesavaispas.Jenemesouvenaispas.Quelquechosenousempêchaitdegrandircommelesautresgrandissent.J’aipenséauxyeuxdeFabien,prodigieusementbleus,prodigieusementtristesaussi.Sesyeuxavaientsurlarétinel’impactd’unesouffrance.–MaisFabien,quellehumiliationtamort,c’esttonplus«mauvaistourdecache-cache».–Ettun’esderrièreaucunarbre.Celui-làpeut-être?–Maisnon.Quellehumiliationd’êtreseule.Fallaitpasfaireça,commetumedisaisàseptans.Fallaitpas.Lejeuétaitperdud’avance.Cen’estpasjustelachute…J’aimeraispourtantpenserquenotrehistoiresepoursuit.Ilyavaitdéjàdanscetaccablementquelquechosequicommençaitàleperdre.J’ydécelaisunsautquisignifiaitl’oublidecequejustement,ilnepouvaitpasoublier.Fabienavaitdictésonbonheurjusqu’àunelimiteprécise,oùlemondepouvaitalorsl’acheveretletuer.Ilavaitcetteexigenced’accepterdetoutperdre,parcequelerisquedemourirnesedivisepas.Etunefoislaguerredéclarée,ilestlâchedevouloirs’enécarter…Ilavançaitd’accidentenaccidentjusqu’àl’illogisme.Onrêvaitdepuistoujoursd’unjeuquin’auraitpasdefin.Parcequ’ilfautquelaviecontinue,quelecorpsperdesonépaisseurdechair.Illefaut.Jemedisquelefléauestirréel,quec’estunmauvaisrêvequivapasser.Maisilnepassepas…AprèsFabien,letissudutempssedéfaisaitetjelesentaisbien.J’avaislesentimentetjel’aiencoreaujourd’hui,d’avoirperduuncorpsquis’étaitfaitintangible.Moncorpsrevenaitversmoisousformedefragmentsabsurdesettièdes.Àmesurequ’ellesprenaientleursdistances,leschosesaussiperdaientleurnom…Unsortilègedetotaleinvisibilitémedéfendaitdel’infatigableassiduitédumonde.

L’expériencedu tempsmis à nu était désormais celle de son absence. Je nepouvais plusm’inventercommej’étais.Jen’avaispasd’imaginationpourlamortdesautres.Maispourlasienne,jen’avaisqueçaàimaginer:lamortdeFabien.Penserque jamaisplus jene serais appeléeparFabien,m’incitait àneplusappelerpersonnepar leprénomdanslefilmdelavie.Lameilleuredesphotographiesdonnedeslimitesàcequin’enapas.Àforcedeluisurvivre,j’ailesentimentaujourd’huidelefairesouffrir…C’estuneexigenceimpossible.Ladouleurestvenuedanslanuit,meréveillant.Ellenem’apasquittéejusqu’aumatin.J’aipenséàFabienSteiner.J’aipenséquetoutêtredepapierdiffèred’unêtredechair.J’ai pensé que le préjudice auquel s’identifiait cette mort était pleine d’irrégularités. Tout celaressemblaitàuneprocédured’urgence.–Fabien,appelle-moi.Jenemerésouspasàcesilence.–Tutesouvienscommeritlaterregelée,quandlaneigeseréveillesurelle?Jesuiscommelemaladequinepeutcongédiersamaladie,sonangoisse,quilaporteperpétuellementenlui.Les autres Steiner, ils se tournaient vers moi avec sur le visage cette expression codée decondoléances…CeconcertSteiner,ilslejouaientbienavecdescrisdedièseàlaclé,queriennelaissaitensuspens.J’avais l’impression d’appartenir à un jeu, à une mise en scène sans plus de conséquences que lareprésentationd’unetragédietropsouventjouée.Autour de Fabien s’était défait toute possibilité de filiation et il s’était mis à flotter dans un videétrange, hors de toute référence à autrui… Le présent n’existait que par cette déchirure ouverte surl’horizon.Parsamort,l’avenircessaitd’exister.Letempssedéfaisaitàsasuite.Jen’avaisplusdeprisesurleschoses.Jenemesouvenaispas…Àquelprixdevrais-jepayerl’enfance?Après l’accidentel, jesuisdevenue l’enfantéternel. Je resterais toujours l’enfantàqui ilmanquedesannées.Cesannéesd’enfanceavecFabien,ellesnousavaientempêchésdeconnaître l’additionuniformedesjoursparlesquelslesautresgrandissent.L’histoire de Fabien et Maud, elle échappait à toute grammaire. Elle était faite de hasards et decoïncidences.Tantmieux.Ilyavaitcebalancement,cetartd’êtreàlafoisicietailleurs,commeundoublepresqueparfait,sansquepersonnenesacheoùsesituentréellementFabien,Maud.Tant mieux, parce qu’au-delà de cette terre froide, il n’y aura ni interrogation, ni réponse mais unsilencedéfinitif…FabienSteiner.Touttournaitautourdel’abstractionlaplusindéchiffrableetsouventblanche.Ilvoulaitêtreunhommejuste.Lerisqueirrémédiableétaitprisà10ansoupeut-êtreavant…C’étaitunenfant.LesSteinerespéraientquenousétionsencoredesenfants,alorsqu’ilssavaientbienquenousétionstoutàfait«autrechose».Jenepensaispasquelavéritéfutsisimple,etquetout,essentiellement,étaitsemblableaudessinquelaisseraientsurlapierredeFabienlescinqdoigtsdel’enfantquej’avaisété.

Cetexte«Ilyavaitlejour,ilyavaitlanuit,ilyavaitl'inceste»,ils’étaitfaitpresquemalgrémoi,m’obligeantàtoucherlepointextrêmedemavieoùl’être,s’étaitirrémédiablementdéfait.Ilm’avaitprisparlamain,commeFabienmeprenaitparlamain.J’aipenséàtoutesceschosesquiavaientétélesnôtres.Parcelamêmequ’ellesavaientétélesnôtres,ellesétaientdevenuesunpeudenous,àseptans.Afinquel’enfancepuisseêtreretrouvée,encorefallait-ilqu’elleaitétéquittéeunjour.AprèsFabien,l’horizongénéalogiqueavaitbasculé,etlescartesdemavieavaientétéredistribuéesdenouveau.J’avaisgrandidans lamatrice impensabled’unventre,puis j’avaisvécumaviedecorps, jouraprèsjour.Jen’avais jamaisété lasommedeceuxquim’avaientconçue…Justeunpeu.Souvent, jem’essuyaismachinalement lesmains et il se passait plusieursminutes avant que le sang ne s’arrête de couler. Jen’avaispasdesangsurlesmains…LamortdeFabien,enmeretournant,j’aicomprisqu’elleétaitdéjàentréedansmaviedepuistoujours.Jenesuispas sûreque la libertéexistedans l’écriture. Jemedemandemêmesicen’estpas lapirealiénation.Parcequec’estuneétrangeopérationdecontrebandequidéjouetoutevolontédesurveillanceexercéesurlelangage.Leromanestuneconfidencescellée,offerte.Fabien,jelerendsvivantparlesubterfugedemafolie.Jeretrouvesanseffort lessouvenirsdenosconversationspassées.Lesphrases,ellesnepeuventplusservirqu’àdire leréelpassé,essayerde l’éloignerunpeuetde lecontenir.Ceuxquenousnevoyonsplusn’ontpaschangé.Onvoitcequ’onn’apassoi-même.Cequ’onaperdu.Etcequ’onn’ajamaispossédé.Jelaissecourirmamainsurlepapieraveclafroideurchirurgicaledecellequianesthésielesmalades.FabienSteiner.Depuisquinzeans,ilétaitmort.Quand la première phrase s’est écrite, j’ai compris qu’il en viendrait tellement d’autres, qu’uneaventure commençait, qu’elle deviendrait quelque chose avec un début, une fin et que rien ne lasubstitueraitautemps.Jenesavaispas«parlerdeFabien»,commesiparlerdeluiseraitunetrahisonquivalideraitsamort,etouvriraitlejourparsonmilieu.Lesenfantsquiabritent labeautésont lesplusdifficilesàdéfendre, tantonvoudrait lesépargner. Ilssontlesvictimesdésignées,parcequ’ilyatoujoursunephilosophiepourlemanquedecourage.J’aipenséqu’ilyavaitunevéritéquidevaitêtredite.Aucunevériténepeutnousfaireregretternotreignoranceetsesaspérités.Unmort ne choisit pas entre ses déguisements.Elle ressemble à sa peau.DesSteiner, il y avait unecensuredeFabien,uneinterdictiondeFabien.Detempsentemps,uncadavreétaitjetéàl’eau…Iln’yavaitpasdequestions,pasderéponses…Lesêtrescroient toujoursqu’onsesuicidepouruneraison,maisonpeut trèsbien le fairepourdeuxraisons,oumilleetçan’aaucuneimportancepuisquelesconséquencessonttoujourslesmêmes.Partir pour le précipice bruyant où personne ne vous accompagne. Je n’étais pas prête à ce que ladernièrephrasesoitdite.Alorsvientlajoieétrangequiaideàvivreetàmourir,etquejerefuseraitoujoursderenvoyeràplustard.J’aiconsentipourfiniràcequelaréalitésefassesansFabien.J’avaisenmoiunsouriretranquillequi

medélivraitdecetteexceptionqu’étaitlamortdeFabien.J’enmultiplieraislachutepourmieuxlaviderdetoutevraisemblance.Parcequ’entrecequidureetcequinedurepas, laseulefaçondedurerétaitdedureréternellement.Fabien,j’auraisvoululuifairel’avancedetoussesanniversairesfuturspourl’obligeràrester…Jevoulaisseulementtenirsavieentremesmainsetquelamétaphysiquedeviennephysique.Ils’agitdecequin’estpaspossible,ouplutôtils’agitderendrepossiblecequinel’estpas.Jeressassedesenfances…L’encrebleues’estdoucementeffacée,illisibleetc’estbien.Lavéritéd’unhommeest-elledanscequ’ilaétéoudanscequ’ilestdevenu?Laquestionbiographiquen’estjamaisposéedanssonamplituderéelledevérité.Même s’il faut attendre. Peu importe, attendre, c’est sans doute ce que nous savions le mieux faireensemble,moietFabien…Pourquois’inquiéteràl’avance?Ilreviendrapeut-êtrecommeilestparti…C’étaitl’été.J’avaiscinqans.JemerappelleFabien,avecunesortedebonheurd’êtretoujoursenvie.Le ciel était comme un linge frais. Nous voulionsmêler le ciel à la terre, faire jaillir le rire de lasouffrance…Autourdenous,lesvisagessefaisaient,sedéfaisaient.Etnous,nousavionsdanslesveinesdessièclesd’enfance,refaisantleplurieldutemps.Ilyavaitcetenverslàdeschosesoùvivaientlesmorts,exemptsdelinéaritébiologique.J’avaisl’airtristequihabitel’enversdeschoses.Fabien,jeneveuxpaspénétrercemondegracieuxdudeuil,peupléparsesvisagesd’ivoire,traversédesesnuagesépanouis.Je voulais que tume parles ce langage que nous parlions à cinq ans, comme des enfantsmorts quicontinuentàjouerau-delàducercueil.J’avaislesentimentqueletemps,toutàcoupcommençaitàexisterdenouveau…Cettemythologiedeplagesetdesoleilscouchants,ellenousappelait.Jevoulaispouvoir luidonnermavieparuneballedans le cœur. Jecomprenais enmême tempsquecettefaiblesseneseraitpaslamienne…FabienSteinerétait l’hommelibrequi,acceptant lamortcommetelle,enacceptait lesconséquences,c’est-à-direlerenversementdetouteslesvaleurstraditionnellesdelavie.Dèsl’irréparablecertitude,setrouveunealtitudequin’estpascontrariéeparlachute.Elleprendlesinflexionspropresàl’incoercibledouleur.J’aipenséaupetitgarçonsurlabicyclettedufilm«Lavieestbelle».IlmerappelaitFabien…AprèslamortdeFabien,l’automnequiasuivi,j’avaisunétatphysiquequirejoignaitdemanièretrèssimilaireceluid’unenfantquiveutjouer.Desavolontédemort,j’avaisextraitunevolontéd’êtrevivante,perpétuellementvivante,queriennemeretiennenullepart.Commeilestdurdevoiraujourd’huimourircequ’hier,onserraitdanssesbras.Jen’avaispeurderienaumondesinonderenverserunenfant.Dans l’anonymat dumatin, il y avait des phrases plus faciles qui installaient dansma tête le coursliquidedeleursdroitesrégulières.C’étaientlesphrasesdeFabienquej’entendais.J’étaiscapabled’actionsoùlavolontén’eutpointprispartetjesouriaisauxapparences,afindem’y

soumettre.Jepensaisqu’ilétaitjustequelesenfantsmortscontinuentàjouerau-delàducercueil,qu’ilsaientdroitàcebonheur,au-delàdudésert,del’oubli.Jejouaisàcache-cacheavecFabien.Jel’appelaisetj’attendaislaréponse.Peut-êtreétais-jemortemoi-mêmepourainsiêtreàsescôtés?Aprèsvientlaminuteoùlecoursdujeunepeutplusêtreinversé.Leschosessurgissentets’effacent,sereplientàl’intérieurd’elles-mêmes,retournentdanscetenvers-làoùellesnecessentpasd’existeretd’attendreFabien.Jevoudraisqueçan’enfinissepasl’enfance…Vivreaveclesmorts,remonterletemps,celaprocurelecouraged’êtrevivant,d’échapperaucarnage,d’êtreencorelàmalgrétout.Etalors,toutserapossible.Toutrecommencera…Toutrecommencetoujours…Jesensdesimpactsdeballesquim’affaiblissentconsidérablement,alorsqu’ilmesuffiraitd’admettrelesconséquencesprévisiblesd’undeuilnonconsenti.Cesdeuxsyllabesde«Fabien»m’avaienttellementmanqué,quec’estunpeucommesilaviem’avaitjetéeversunlangagequisemblaitsedéfaire.Jenesaispasêtrelesingulierdenotreplurield’avant.J’aipenséàlaphrasedeA.Camusde«L’Enversetl’Endroit»:«Iln’yapasd’amourdevivresansdésespoirdevivre».Etlapierretombaleoùrienn’estécrit,disaitencorequ’iln’yavaitpasdemalheurplusaccablantquinefutlajusterétributiond’êtrené«Steiner».Poursesoustraireàlaloideladouleur,l’anéantissementdesoi-mêmeétaitlavoie.FabienSteiner.Unhommeestmort,cen’estpaslafindumondepourlesSteiner…M____,retourne-toi,regardeunpeuparici.Ellenes’estjamaisretournée.LemondeestdépeupléquandFabienvientàmemanquer.Laséancen’étaitpaslevée,lecorpsnonplusn’étaitpaslevé.RiennejustifiaitlanégationdesSteiner.J’endéchiffraismallesensdecettehistoire…Je croyais qu’il suffisait de renoncer à l’innocence pour s’admettre en coupable.Mais coupable dequoi?Et lesSteiner tiennent tête auxdrames.Lesvoilà condamnésà revivre cequ’ils croyaient enterré aufondde leurmémoire.Tout leurest redonné, intact.Fabien,c’estcommeune tachequinepartpas,unpéchéqu’aucundieun’absout.Les Steiner. Il y avait bien eu ce jour du 6mars 1985, excepté qu’ils ne l’avaient pas compté dansl’immense comptabilité du temps. C’était presque le lendemain de la mort de Fabien que le curseurfamilialquicomptelesenfants,étaitpasséde7à6.C’est peut-être là que tout avait commencé. «Tous les enfants grandissent sauf un ». La phrase deJamesBarrieétaitétaitjuste.J’étaisladernièredesSteiner.M____avaitimmédiatementfaitlaphrase:«Maud,c’estladernièredes4».Commesilaphrase,ellel’avaitintégréedepuisdesannées,commesiFabiennecomptaitplus,commesi laviede l’uncomptaitplusquecellede l’autre,celledeFabiennecomptaitplus.Enfin, lecorpsavaitcédé.J’étaisladernière.Enquelquesorte,Fabienétaitlasanctionqu’ilapportaitàlaviedeM____.

Jevoulais croireque j’étais juste aussihumainequen’importequi. J’étaisMaudSteiner, la sœurdeFabienSteiner.Unjourd’automne,aucimetièreduPèreLachaise,j'avaislulesinscriptionssurlesdallesfunérairesetsurlesex-votos.«IlfautquecelledeFabiensoitécrite»,avais-jeditàM____.Jeveuxunesépulture,unepierre,etsonnomgravésurlapierre,commeunetracequ’onlaisse,unlienaveccequifutFabienetcequefutMaud.L’histoire, la sienne, l’addition contingente de ce qu’il a vécu doivent lui être rendues, même si laquestionbiographiquen’estjamaisposéedanssonamplituderéelledevérité.LavéritédeFabienest-elledanscequ’ilaétéoudanscequ’ilestdevenu,jusqu’àsamort?FabienSteiner.19Juin1960–6mars1985.Touslesdeuilsontunefin,n’est-cepas?Letempsn’attendpas,ilexcelleàtrahirl’existencedeceluiquiétaitmonfrère.Jeneveuxpasd’unvisagequis’imprimedanslaboue,quiperdesaconsistance…LesSteiner,ilsdisentunehistoirequin’estpasvraie.Dire que les Steiner avaient voulu empêcher l’autopsie… Ils avaient prétendu que ce n’était pas àd’autres qu’eux de déterminer les causes exactes de la mort, les spéculations étant les plusinvraisemblables.Commejen’avaispasvuFabienàl’I.M.L.,jelecroyaisintactencoreaujourd’hui.MaudSteiner.J’étaiscellequipeuttoutentendre,toutrecevoir,peut-êtretoutcomprendredecequ’ilsdisent,lesSteiner.Jecroyaismêmeêtrecapabledevivretouslesscénarios.Jenel’étaispas.Jevoulaism’extrairedecetteimposture,oùleregarddesautresétaitsubicommeunviol. D’ailleurs, je n’étais là pour personne. Les autres deviennent indistincts. Je n’avais personne àrencontrer,nidemainnijamais.C’estécrit.Lepointfinalestposé.Pasencore…L’histoiren’estpassansyeux.Ça,lesSteinerl’avaitoublié.Je ne me souvenais pas, mais l’histoire avait commencé depuis longtemps. Elle s’était égalementterminéedepuislongtemps…Fabienavaitemportéavecluilesbellesannées,mais,enavait-ilrapportéesvraiment?Laconsolationdecemonde,c’estqu’iln’yapasdesouffrancescontinues.J’aipleurédanssabouche,çaneveutriendire,maisjenem’étaispas«faiteàl’idée»desesphrasesqui ne seraient plus. Je demande aux êtres une émotion permanente, c’est plus qu’ils ne peuventm’apporter.Certainsneserévèlentjamais.Mourirn’estpeut-êtrepaslapiredeschoses,enthéorie…Lesséparésdevivres’aperçoiventqu’ilsn’ontjamaiscesséd’espéreretc’estseulementaprès,celleoùilfautdéciderqu’ilsperdentl’espoir.Cequimemanquaitleplusaufond,c’estuncorpsetlesconditionsphysiquesdel’existencedeFabien.J’avaisfroid.Jen’aipas«repris»meshabitudespuisquejenelesavaisjamaisabandonnées.J’aireprismaplace.Ellem’attendait.Peut-être devenons-nous conscients de notre respiration que lorsqu’elle est coupée, de l’espoir,lorsqu’ilseretire?Laconspirationdesphrases,ilesttoujoursfaciledeladéjouer.Ilsuffitderemonterdoucementlapente

desphrases,celledessyllabes.Le caractère hybride des phrases est alors accentué, atteignant une certaine démesure par l’absenceinattenduedececorpshors«laloiSteiner».Àl’usure,jenesaisplusquiétaitdechairetquin’étaitpluscharnel.Certaineshistoiressontrécurrentes,commedescercleserratiquesquiseprennent lesunsdanslesautres,reviennentcommeunefintrèspropre…Une ligne invisible était tracée, au-delà de laquelle il y avait lamort de Fabien.Tout s’ymettrait àsuivreuncourspropre,quin’étaitpas celui, réversible et immotivéde lavie,mais ledéveloppementincalculabled’untexteoùchaqueséquenceporteenellelafin.Lesilence,lespierresmortes…Toutleresteappartientàl’histoire.AvecFabien,notrehistoireavaittrèsvitemaltourné.Lemensongedesincendiesmaléteintsn’estjamaisinnocent.VoilàcequejenepeuxpasleurpardonneràL.etS.Steiner,cecriinintelligibleadresséauxvivants.Jecontinued’émettredesdoutessurlefaitqu’unmensongepuisseservirlamoindrecause.Jechercheàdonneruncorpsaudélit.Jeneveuxpasasséneràcesêtrescequ’ilsontenvied’entendre.LaséquencedelachutedeFabienetdecequis’estpasséavantm’estnécessaire,sij’entendsrésisteràl’aliénationmentale.Queldélit?Jenem’ensouviensplus.Quelletêteçaauncoupable?Quelleéclipsedupasséestsurmesyeux?Voirsedissiperlesensdecettevie,disparaîtrenotreraisond’exister,voilàcequiestinsupportable.Onnepeutpasvivresansraison.Quandondéfenduneliberté,onladéfendtoujoursdansl’abstrait,jusqu’aumomentoùilfautpayer.Lesgrandessouffrancescommelesgrandsbonheurs,peuventêtreaudébutdesraisonnements.Lasouffranceneprovientpasdelaséparationphysique.C’estpeut-êtreautrechose,quiaàvoiraveclacertituded’être«incomplète»,denepassuffire…Ledéfautdesaprésencemefrappeencore.PourêtreMaud,ilfallaitquejesachequenousétionsdeux.Et lui, Fabien, il savait que je ne savais rien. Il savait ce qui m’échappait et restait pour moiindéchiffrable…–Oùes-tu,Fabio?Là-bas,tut’esencorecaché.Cette course d’un soleil à un autre soleil, si vite que le corps garde cette avance irréparable… J’aiappelé.D’abordensimulantlesaccentsd’unjeu.Personnen’arépondu.J’aicompris.C’était comme un rendez-vous, où personne n’était venu, où personne ne viendrait au rendez-vousd’après.Plusderendez-vous.Tout le poids du ciel s’appuie surmoimais le soleil a disparu.L’éclipse, cela dure une éternité, etchaque seconde qui se détache peut être comptabilisée, se sépare de celle qui la précède trèsdistinctement.J’ai voulu voir le film en commençant par la fin, en terminant au début. On peut toujours essayerd’inverserledénouementd’unehistoire…L’avenirdurelongtemps.Ilmefautaccepterl’inacceptableetmeteniràl’intenable:lamortn’estpasdansleslimitesmathématiques.J’entendaisFabien.

L’autre,lesautres,messemblables,cesontceuxquim’aimentcontreladéchéance,contrelatrahison,moietnoncequej’aifaitoucequejeferai,quim’aimeraientmoi-même,jusqu’ausuicidecompris.Quisaitdansquelcaniveaufinissentnosenfances?–Fabio,jeneveuxplusdormir.J’aivoulume jeterdans levidemais jene l’ai pas fait. J’ai eupeur à l’idéedeme retrouver seulelorsquetoutseraitfini.J’aieupeurqu’iln’yaitplusderuedevantlafenêtre.–Est-ce-quetum’entends?Jen’arrivepasàdormir.J’ai peur quand le soleil se couche, même si c’est impossible d’aller contre, de le suspendre. Lesommeils’insèredanslesbranchesdesarbres.Lesarbresdeviennentdeplusenplussombres,presqueplussombresquelanuit.Ilsabritentlesommeildesfeuilles,maispaslemien.FabienSteiner.J’ail’idéequepersonnenerépondeàmonappel.J’ouvrelesyeuxpourvoircequisepasse.Lesyeuxouverts,jenepeuxplusfermerlesyeuxdel’autrecôtédeschoses.L’effacementdesphrases,c’estquelquechosecommeunequestion.Unfroidretraceceparcoursoubliédelamémoire.J’appréhendedenepasêtreàl’heure,etd’ailleurs,jenesaismêmeplusavecquij’airendez-vous…Jepleured’êtreau-dehorsdelaplussimpledeschoses.Aujourd’hui,jenesaislequeldenousdeuxagagnédecedénouementquetun’asplus,decettechutesuicidaireconsentie.Jen’aipaspuempêchersamort.Lepremierquis’estdébarrassédetoutessescartesagagné,peut-êtreparcequ’ilnes’estrenducomptederien,peut-êtreparcequ’iln’enapaseuletemps…L’erreur, c’était peut-être de croire qu’il faut choisir, qu’il faut faire ce qu’on veut, qu’il y a desconditionsaubonheur.Depuis lamortdeFabien, j’avaisperdul’habitudedevoir l’essentield’unvisage,neretenantquecequisertàl’orientation.Jem’arrêteuninstantdevantlaphotographiedeFabienendeuxdimensions.Mêmesicen’estqu’uneimageimmobile,c’estmieuxquerien.Non,cen’estpassûr.DepuisquetoutescesphotographiesmeparlentdeFabien,j’aiétévolée,ouspoliéepeut-être…Ilm’a falluentendreque,mêmesiona laconsciencedesadisparition immédiate, rienque l’espaced’uneseconde,d’undixièmedeseconde,cetteparcelledetemps-làpèselepoidsd’uneexistenceentièreetsuffitpourqu’onsoitemportéparunesouffranceindépassable.C’étaitpeut-êtreunerupturequejenepouvaispasadmettre,parcequ’elleétaitdavantagequ’unsuicide,davantagequ’uneinjustice,davantagequelesuicidedeFabien.Unecertainesommed’annéesvécuesdifficilementsuffitàdétruireunêtre,etàlefairemourirdecettedémesure.C’étaitlarupturedel’ultimelienàl’histoiredeMaudSteiner,etàtoutcequ’ilsavaientvécuensemble,dontlesSteineravaientétéexclus.J’ailesangincompriscommelesautressilences.Qu’est-cequis’éteintendernier?Est-celeregardquiretientlavielepluslongtemps?C’estcommeunecléquitournedansmabouche.Lepuitsdemonenfance,quelest-il?Etsilemondeétaitcomme«lescontes»?Ilmesembleinsupportablequ’unepartiedemoijugeâtl’autre.Cen’étaitpasmoiquiavaisrenoncéauxêtresetauxchoses,c’étaientleschosesetlesêtresquiavaientrenoncéàmoi.C’estcequejecroyais.

À cinq ans, j’ai découvert la solidarité des corps, l’unité aumilieu de la souffrance,même s’il esthumiliantd’êtremalheureux.Fabien, il était le semblable, celui quim’aime contre tout, celui quim’aimerait toujours, tant que jem’aimeraismoi-même,jusqu’ausuicidecompris.Àcinqans.Lavieétaitdure,abrupte.J’avaisdesecchymosessurlecorps,conséquentsàdesaccidents.Je ne veux pas que la vie soit facile, mais je veux pouvoir m’égaler à elle si elle est difficile.Aujourd’hui,ellel’est.Peut-êtrequel’onaimepluscequiaétéperdu.Commeilvienttoujoursuntempsoùl’onatropvuunpaysage,demêmeilfautlongtempsavantqu’onl’aitassezvu.Laissez-moiavoireuunjourcinqans.Lamaisondevantlemonden’estpasunemaisonoùl’ons’amuse,maisunemaisonoùl’onestheureux.Jecroisentendrelebruitdesvaguesetlarespirationdeseaux.–Fabio,qu’est-cequiestplushautquel’air?Ilyaunehistoire.Jesaiscequ’ellecontient.Etquandelles’ouvre,elleachèvel’écartementdesyeux,elleachèvelacouleurdetesvoyelles.–Fabien, qu’est-cequi commenceparunF, qui termineparunN, et qui contient le I à la findechaquefilm?Fabienm’avaitrépondu:–C’estlemotFIN.J’avaiscontinué:–Qu’est-ce-quicommencepar…,ensixlettres?Fabienavaitdit:–C’estmonprénom.C’estcommelafind’unfilmquidurelongtemps,parcequ’ilapleinde lettres.Alors, j’avaispenséque«Fabio»,c’étaitmieux,parcequeçanefaisaitpas«findefilm.».Jet’avaissouventappelé«Fabio»depuiscejour.Tuaimaisbien.Onétaittellementpetits,qu’onavaitpenséquec’étaitpossibledechangerdepère.C’étaitFABIENpourlesjourstristes.FABIOpourlesjoursdesoleil.Etpersonnenedevraitjamaissavoirlesraisonsauxchosesdesavie.L’histoireétait:FABIO,ilestitalien.J’ai besoin de défaire les liens de sang. Sans appartenance, sans filiation, je suis « en libertéconditionnelle».Est-ce-quejecèderaisautempsavare,auxarbresnus,àl’hiverdumonde?Leretourengrecsedit«nostos».«Algos»signifiesouffrance.Lanostalgieestdonc lasouffranceinassouvie de retourner mais dans chaque langue, la valeur sémantique est différente. Les Allemandsinsèrentpeu le terme,d’après sa formeétymologique. Ilsdisent : «Sehnsucht » : enviede cequi estabsent,aussibiencequiaétéquecequin’ajamaisété,etellen’impliquepasnécessairementl’idéed’un«nostos»,d’unretourdontpersonneneveut.Laphrasetchèque:«stýskásemipotobě»:Jenepeuxsupporter ladouleurde tonabsence.Le senscatalande«enyorar » n’a pas d’équivalent en français,c’estlasouffrancedel’ignorance,l’ignorancedesavoiroùl’autreest.Aujourd’hui,lachairdevient«consciente»etellem’enlèveànotrehistoire,celledeFabienetMaud.Ces«flashs»nem’emmènentnullepart.Ailleurs…Jenemesouvenaisplus.Peut-êtrenevit-onpasplusoumoinslongtempsheureux?Onl’estjusqu’àuncertainjour.Toutpeutsegagnerets’acquérir.Tout…maispasvivre.Ilarrivetoujoursunmomentoùl’onseséparedel’autre.Ilfautsavoirl’accepter,maiscemomentestdur.C’estpeut-êtreplusdesoidontonsesépareréellement.Commentcontinueraveclaprivationdelui,ledéfautdelui?

J’avaisvécudeFabien.J’aiacceptésamort,aveclaprivationdescondamnés,l’ironietriomphantedeceuxquin’ontplusrienàattendre,pluspersonneàquiobéir,plusaucuneobligationàlaquelleseplier.LestypesdelaGestapo,ilsjouaientàsaute-moutonsurlesenfants,maiscen’étaitpasuneraisonpourqueP____,ilfassepareil.C’étaitpasuneraison.Ladouleurdecedéséquilibre,decetteenfanceauvisagedelarmesetdesoleil,ellenousenveloppait,commelesfeuillesde lierre,quis’attachentetpersévèrent.Toutescesforcesd’amouretdedésespoir,ellesseconjuguaient.

L’amnésie

Septembre2000(septembre1964/janvier1970)Ilyavaitlejour.Ilyavaitlanuit.Ilyavaitl’inceste.

«Situpars,tum’ôtestout,toutprojet,toutsouvenir,touteraisondemebouger,demelever,dem’habiller,etjusqu’ausouvenirdesgestesàfaire;situpars,tumelaissesplusaffreusementmorte

quesijel’étaisvraiment.Tuestoutcequejesais,tuestouslesmotsquejepeuxdire,tuesmonsommeil,tuesmesjournéesentières,tuesmaraison,Leslie,monLeslie,sanstoi,jesuisperdue.».

(Sallinger.B.M.KOLTES)«Unesclavequiareçudesordrestoutesavie,jugesoudaininacceptableunnouveaucommandement.

Quelestlecontenudece«Non»?»(L’HommeRévolté.A.CAMUS)

–Qu’est-cequetuveuxfaire,Fabien?Lesnuages…Lesnuages…Ilscontinuentdepasser.Ilspassenttoujours.Ilspasserontéternellement,étirantconfusémentleurcieldispersé.– Tu te souviens, Fabien ? Nous étions tellement petits, les yeux pleins de soleil, et partout unepelliculedefroidquienlèvelefroid,celuiquiresteaufonddel’air…J’auraisvoulucomprendreleschoses…Leschoses,jelesauraiscomprises.Etpeut-êtreFabienserait-ilvivantaujourd’hui?Lesréanimésnesesouviennentderien.Pastoujours.On dit que les juifs lorsqu’ils sortaient des camps de Buchenwald, le camp de concentration leurparaissaitaussibeauquelaliberté…Lefilmdemavie,cen’estpeut-êtrepasunfilmfini,c’estunfilmàpeinecommencé.L’absurdeestunmotdetrop.Ilestmortellementdésaxé.Jesuisenvie,parcequeFabienestenvie.Jen’ysuispourriendecemensonge.Jen’aiplusàavoirpeurdelapeur.Iln’yapasd’idéeàlaquellejefinisseparm’habituer.J’aifaitdemonmieuxpouratténuerlablessure.Peut-être était-ce lamort qu’il portait en lui quim’attirait le plus en Fabien ? J’avais pensé que jepourrais revenir dans la vie, oublierFabien, ne plus en tenir compte. Par ailleurs, je sentais une tropgrandepartdehasard,commeunvertigeperpétueldeprésent.–Fabio,lesoleilcouleets’attardesurtonvisage.Maisc’estimpossible,puisquetuesmort.Le corps de Fabien est mort… Lamort n’est pas une abstraction. Ce n’est pas une abstraction des

apparences.J’aiessayédelirelesoletlaneigedelapierretombalequin’existepas…Onn’imitepaslevrai,onlediluedanslequotidienouonletue.Inévitablement,ledoutes’insinue.Jeneveuxpasd’uneviequinecessedem’échapper.Aprèstout,jevoudraisbiensavoircommenttoutcelaacommencé…Entrerdans lemouvement irrésistibleetfaire lediagnosticd’unmal,par lequel l’absurdesedépasselui-même.Ilfautquejeconsente.Devantmoi,cetteneigerevientinépuisablement.Je suis sur une ligne indéterminée qui se perd dans la brume afin qu’il n’en reste que l’être au plusprocheduvide,nullepartailleurs…Jenedésigneriend’effectif,desaisissable,deréel.Jesuisailleurs.Jepenseaufroid,maiscommentpenseraufroid?Lacensuredesbuées.L’effacementdesphrases,d’unebuéeentreleslignes.Quelquechosecommeunequestion…Unairdeneigetoutelanuit.Jemesouviens…L’empreintedel’airestfroide.Ilfaitfroidetjevoudraisqu’ilyaitduvent.Jevoudraisquepersonnenes’avance.Fabienamal.J’ail’impressiond’avoirmentitoutemavie…J’aiunrepentirfroid.Toutseramèneaufroid.Jerevienssurcesblancslaissésensuspens.Lesjoursfinissentparrejoindrelesjoursjusqu’àl’automnedemescinqans…Onétaitsouventmalheureux.Oui,souvent.C’estàcausedeFabienquej’étaisheureuse.Jecroyaisquelesvraisparadisétaientfaitspourêtreperdus.Jenesavaispascequ’étaitlaviesansFabien…Aujourd’hui,ils’agitd’unamourpar-delàletombeau.Cen’étaitpasunaccident.Peut-êtreFabienavait-il penséun jourquepour trouverque lavie estbelle, il fallait nepas l’avoirconnue?Afindenepasl’avoirconnue,ils’étaittué.Unevieauvisagedelarmesetdesoleil.Jeme sentaispartout semblableàcette image inhumainedumondeoù l’œilnepeutplusprétendreàl’innocence.Lamortdonnesaformeàl’amourcommeellel’adonnéeàlavie.L’enfance,lamienneetcelledeFabiensembledécrireunnon-lieu.Commes’ilyavaitenmoiquelquechoseàjuger,jemesentaisendiagonaleavecl’exactituderectangulairedelavie.Coupabledequoi?Sijesavais…Unnon-lieu.Maisuncorpsatroplesouvenird’unautrecorps.Surlatableoùj’écris,sousmesyeux,desphotographiesennoiretblanc.Fabienà10ans.Suruneautre,ilasixans,lamainposéesurmonépaule.Noussommesassissurunebranched’arbre.L’objectifquinousaphotographiésnousrendprésents,ensemble,àjamais.Desenfantsquisetiennentlamain,ilscomptentl’unsurl’autre…Il me faut une volonté très concertée pour tenir les yeux ouverts sur ce qui m’aveugle depuis silongtemps.Laquestionn’estplusdepouvoirounonatténuerladouleurd’unlinceulinlassablementdéplié,replié.Unecoalescenceestinscritedansmesyeux,ellem’use.Ledeuilestsansraison.Jemesuistellementextérioriséeau-dedansdemoi,qu’enmoi,jen’existeplus.Physiquement,çamefait

mal.Parintermittence,unvoilesesoulèvequis’insinueluiaussi.Etl’onpeutimaginerquecequisurgitdelabrumeestl’échod’uneintérioritémalade.Lamienne.Fabien,jesuiscellequinet’apassauvélavie.Commec’estinjuste.Quandlamortétaitvenueàluipeuàpeu,jen’avaispasvoululavoir.Elleprenaitcequej’avaisdepluscher.J’avaispenséalorsquejeneteverraisplusl’hiverprochain,maisquelesuivantmelaisseraitpeut-êtreunechance…FABIEN/MAUD.Avec Fabien, mes yeux étaient libérés de tout ou presque. Après sa mort, je me sentais désormaisétrangèreàmaproprevie.J’aipenséquec’étaitpeut-êtreensouvenirdubonheur,quej’avaisfiniparaccepterlemalheurprésent,vivreavecluiplutôtquemourir.Alors,danslesilence,reviennentlesriressonores,lespromessesnondites,maisentendues,leslumièresviolentesdel’été1965…C’étaitécritFabien.J’écrisFabien.Oui,lebonheur…Fabien,lamortestinconsolable.–Continueàmedonnercesilencepuisquec’esttonchoix.J’aimistellementdetempsàteledire…Maintenant,jelesais,j’étaisincapabledevivreàsahauteur,lasienne.Jesaisqu’onnerejointjamaistoutàfaitlesêtresvivantsoumorts.L’absurdenemeurtquelorsqu’ons’endétourne.JenesuispasmorteàParis,le6mars1985.À cette heure où je me sentais si près de lui, je n’étais pas libre. J’avais appris qu’il fallait meretourner,pourregarderlesoleilenfaceetl’appeler.Jen’étaispasmorte.Acceptermêmedeperdremamortm’afaitchoisirlavie.Peuàpeu,leschosesétantdites,jemeretourne.Lavéritécommencentauxroutesquis’effacent…Ilfallaitfairecommesijen’avaisrienappris.C’étaitmafaçondedésespéreretmafaçond’enguérir.D’oùetdequiestcedeuil?C’estlatragédiedel’amnésie,decetroudanslapoche.À forced’approfondir lenoir, j’ai trouvé leblanc.Leblanc,c’est l’ineffaçable revenudes jours.Lebleudublanc.Lebleuindigo,cobalt,bleuciel.Lebleuacide.Lebleuorange.Lebleudel’arc-en-ciel.Continuitéentrelegris,legrisleplusfoncé,lenoir,leplusnoir,l’encoreplusnoir…Brusquement,onrencontre le blanc, il calque la vie, le soleil. Je vais à l’illogisme de ce passé et tout est remis enquestion…L’êtrequiréfléchitpassegénéralementletempsàadapterl’idéequ’ilaformédeschosesauxfaitsquilacontredisent.Mais les choses essentielles de la mémoire n’émergent jamais de l’intelligence… L’émergence dusouvenirmétaphysique,elledépendduhasardetpasn’importelequel.Lehasardquel’onappellesansl’appeler.Lehasardleplusparadoxal.J’utiliseuneformedehasard,deshasardsacceptés,etpuisuneautredécoupéedesimprévuspossiblesaveclerisquedeseperdreetdelesperdreaussi.…Lesbleusquej’aisurlecorpsnes’atténuentpas.Immuablesbleus.Lachairserappelleàmoiparlasouffrance.Jesuislaplusdifféréedesêtres.Jeveuxêtrecequemavieme«fait»etnonfairedemavieuneexpérience.Lamainquiécritessayed’écarterquelquechoseouquelqu’unpeut-être…

Cen’étaitpaspourmourirquejepensais,c’étaitpourvivre,pouravoirlalibertéabsolueàl’égarddemonpassé.Cequevousvouliezsavoirdemoi?Personnenepeutm’enlevercequejedis,cequejesais.Maisj’aitoutoublié,exceptécecri,d’oùl’onentendéclateruneàunelespierresdujour,quegèlelanuitsanstransition.J’aiaufonddesyeuxlaquiétuded’unsoirrouged’hiveraucouchant.Voir.Voirsuppose ladistance, lepouvoirden’êtrepasencontact.JesuisséparéedeFabienetcetteséparation est devenue ce rendez-vous que j’attendais depuis longtemps. Est-il vraimentmort ? Cettemise en contact avec l’apparence est saisissante et abrupte. Cela me touche dans une proximitéimmédiate.Celamesaisit,bienquecelalaisseFabienabsolumentàdistance…Chutelibre.C’estàl’extrémitédeladouleurquej’aiapprisàcomprendretousleshumiliés.C’estquandmapeurs’estdissipéequej’aivucettepeur,peut-êtreparcequel’onnetuepasaumêmeendroitoùl’onhumilie.Il y a de lamalchance à n’être pas aimé. La longue revendication de la justice épuise l’amour quipourtantluiadonnénaissance.–M____,j’aimaisbienquandtum’appelais«Thilda».M____,ellementsurl’ordredeschoses.Leschosessontphréatiques.Elleestfallacieuseetjelesais.Ellelesait.Peut-êtreétions-nousabstraits?Ellesignifiaitl’indifférence.Peut-êtreétions-nouscoupables,sanslesavoir?Quandsesyeuxrencontraient lesmiens, lesyeuxdeFabien,ellenemedonnaitpasenvied’être là…Thilda,Fabien,limitésàladescription,en-deça,au-delà,maisnonpas:là.Là-bas,ailleurs.Lesyeuxsemodèlentausilence.M____nousavaitquittésdesyeux,commeunêtrequinousréprimeencore.Ellen’étaitpaslà.Ellenevoulaitjamaiss’agrégeràpersonne.En excluant la mort de sa vie, elle survivait, mais ce silence jamais irrigué par quelque invisiblerésurgence,jenepeuxpasl’oublier.Aujourd’hui,jeveuxunmondesansflaquescommeunmoisdejuin.Depuis toujours,quelqu’unenmoia essayéden’êtrepersonne.Les soirsqui tombent alors sur cetteterredémesuréesontcruelsettristes.Est-ilpossibled’êtredansl’histoire,enseréférantàdesvaleursquidépassentl’histoire?J’avaisunrepentirfroid.Maisjen’yétaispourrien,parceque,dansledeuildemamémoire,toutseramenaitaufroid.Pourtant,j’avaisvécutoutemajeunesseavecl’idéedemoninnocence.Depuistoutepetite,c’estledeuildelamémoireoulamémoiredudeuil.Jenesavaisplus.Aujourd’hui,jesuisétrangèreà«laformeduprésent»,parcequematêteesttoujours«enavant».Ellevoittroploin,plusloinquelecorpsquiestdansleprésent,ouaucontraire,elleresteinachevée…L’histoiresortiraitduhasardpourmedirequijesuis.Aujourd’hui,Fabienestmort.Oupeut-êtrehier,jenesaispas…C’estpeut-êtrehier?C’étaithier.J’ail’airdenepasêtred’accordavecmoi-même.J’existesanslesavoiretjemourraisanslevouloir.Quisuis-je?L’histoiresortiraitduhasardpourmedirequijesuis.Cen’estpassifacilededevenircequ’onest,detrouversamesureprofonde.Arrivéeaupointoùlaluciditépeutserenverser,ilvienttoujoursunmomentoùjesenslacassure,celle

delachairillimitéeenexpérience.Unesyntaxedevivre,unephrase,unemain,pasunechosen’estexactementàsaplace.L’imposturesesentdénoncéeavantmêmed’avoirlieu.Ilfautmedétacherdecettethématiquequimelaissaitalleràunerelationquin’existaitplus.Fabienn’existaitplus.Fabienétaitmort.Je sais que lamort termine tout et j’ai peur de cette perpétuelle émotion quim’attend et envahit lesdoigts,latête,lecorpsetceluidesautresquej’aime.Elleestdémesurée…J’aimeraisunecontrainteàlarégularitémécaniquequime«tienne»,quimeretienne.J’aiétécontraintedesurvivreetd’apprendreàvivre. Jenepuism’empêcherdeprendrecommeunerésolutionàvivre.Jesaisbienquelapartiequejejoueestlaplussérieusedetoutes.Jesuisfatiguéedecequicouledansmesveinescommeuneéraflurequis’infecte.Ilyadanslaconstatationabsurdedenepasoublierl’aspectimpossibledelaréalitéoud’uneréalitéhétérogène,leprinciped’unelibertésatisfaisantequipeutêtreunerésurrectionaumonde.Dansletrainquifilaitàtraverslesoir,jesentaisquelquechosesedénouerenmoi.Jel’avaischerché,jeleretrouvaismaintenantdansl’ineffableglacédecevide.Ladéhiscencedupasséelliptiques’arrêteàunepeurindécise.C’estautempsqu’ilfauts’accorder.Avoirletemps,avoirletempsdevoirlecielsechargerd’étoiles,avoirletempsdeconjuguerl’espoiràtouslestemps.J’essayaisdefairetenirlasommeinimaginabledetoutesleshistoiresparlesquellesFabienavaitdonnéunsensàmaproprevie.J’essayais d’analyser les complexités de ma propre personne, d’expliquer ce qu’il est impossibled’expliquer.Ilmefautaccepterleschosestellesqu’ellessont.Dece«rien»quiétaitlamortdeFabien,jeveuxêtre«tout»parcequecettenotiondedépassementnousétaitcommune.Fabien avait préféré « la chance de lamort » à la négation de ce droit qu’il défendait, parce qu’ilplaçait ce droit au-dessus de lui-même. J’ai pensé que ce qu’il voulait, c’était peut-être n’être pas«pris»vivant…–Fabio,quelestl’êtrequit’afaitécrirelecontrairedecequetupenses,decequetuastoujourspensé?Aujourd’hui,àcetteheureoùjemeretourneverssonvisaged’enfantlassé,àtraverstantd’années,jecomprendsqu’àlavérité,c’étaitdenousaimerquinousdonnaittantdebonheur.Jeneveuxpasmelaisserporterencoreparlegrandnarcotiquedel’ombrepresqueabstraite.Ilfaudraitalleraufonddeschoses,maisquimepermettrad’yaller?De Fabien, il neme reste « d’avant » que ces images en noir et blanc, et ses sourires figés sur lesnégatifs.Lavierecommenceunjour.Il s’est passé beaucoupde temps. J’ai joué à disparaître sans laisser d’adresse.Lemonde n’existaitplus.Jel’effaçaisdureversdelamain.Jemeretrouvais«dansleblanc»oùplusriennem’atteignait,oùplus rien neme concernait. Le blanc pâle des crépuscules comprimait les distances, où le visible serétractait.

J’avais l’envers de ce visage hypomaniaque de défense, face à la perspective de devoir tôt ou tardaffronterlesouvenirdecequis’étaitpassé…Jenesavaispas…Jenemesouvenaispas…Lesjoursfinissenttoujoursparrejoindrelesjoursetlepassé.Maisdanslesegmentrescapéetinsulairedemavie,ilyavaituneenclave…J’aicinqans.J’ail’idée«quel’onmemetlamaindessus»,commeunemainmiseinsupportable.L’histoireapeut-êtreunefinetlajoieétrangequiaideàvivreetàmourir,jerefusedelarenvoyeràplustard.Jenem’intéressepasauxidées.Jem’intéresseauxpersonnes.Je fais l’inventaire, l’autopsie, le corps du monde. Je sépare mal mon amour de la vie du secretattachement pour l’expérience désespérée que j’ai voulu décrire. Je ne peux me résoudre à prendrecertaineshypothèsesplusqued’autres…Àl’originedetoutephrase,ilyaunehistoire.Depuisl’absencedesphrasesdemonfils,Alexis,l’histoireestrentrée.La phrase dans laquelle l’histoire elle-même a disparu, elle-même redevient un « il y a », sansantécédent,jamaisentendu.Làestsavéritéetlemensongedetoutlereste.Ilm’asemblé,unesecondeaumoins,àl’extrémitédelafatiguequejecomprenaisenfinlesecretdesêtresetquejeseraiscapableunjourdeledire.Maislafatiguedisparaissaitet,avecelle,lesecretdesesfigureshétérogènes…Onm’avaitmentiparcequ’ilyadesêtrescomme lesSteinerquiessayentdes’arrangeraveccequin’estpas…Ilyatantdeneigedansmamémoire,tantdeblanc,dephysiqueblanc…J’arpenteunnoman’slandcommeunnon-lieu,commeuneinfirmitéoriginelleenmoi.Lamêmebrumequiouvraiticilesplisépaisdesnuages,lesrefermaitlà-bas.Personnenepourraitjamaismedirequijesuis…Personnenesauraquij’aiété.Aujourd’hui,jesuisfrappéederévoltescontenues,assénéescommedescoupsdepoignarddansledos.C’est commeune joie étrange, inexprimable, privée des secours de la douleur, qui aide à vivre et àmourir,quin’exclutrien,quejevoudraisretenircontremoietquejerefuseraisderenvoyeràplustard.Unsentimentdesurvivance.C’estl’heureducrépuscule.Lalimitedecequirestedusoleilnemeconcerneplus.Jesuisassiseàunetable,lecorpstournéauxautres.L’inattendu…Unsensque jedéchiffremal,parcequ’ilm’éblouit,m’aliène,m’emmèneversunautretemps.Jenesuispluscapablequedecela,commeunerésolutionàvivre…C’estasphyxiantcommelerappelinsistantd’unpassérévolu.Jen’habitequ’uneincertituded’êtresadverses.J’avanceentreFabienetcetautrequin’estpasFabien.Ledésespoir,c’estquejeneconnaispaslesraisonsdelutter,ets’ilfautvraimentlutter.Lepaysagedel’écartbiographiquen’estjamaisneutre.Lecieldevientplusbleu,plusdur,àmesurequel’œilmonteets’éloignedesautres.LeTempsrisquemêmeleshasards…Ils’envaetrevientauxmargesduregardmental,àlamémoire.Sedéfaire…Sedéshabiter…Jem’endors…Jeperdsmoncorps…Jepenseàdessériesdeclichés,tous

différentssansêtrehétérogènes,tenantentreeuxparlecimentd’uneénigmeprésente…Lesoleilétaitbleucommeunœil,d’oùdescendaitune lumièrevibrante, semblable, lemêmecielaulongdesannées,insatiablelui-même.CommeAlexisnemedonnaitpluslesnomspourlesdistinguer,lesmotsd’hieretd’avant-hiern’avaientégalementplusdesenspourmoi,jusqu’àcequej’apprennecequejesais,que j’avaisoublié.L’exerciceestdifficile,parcequ’il implique l’arrachementvécuetpenséàtoutcequej’aiété.L’horizongénéalogiquebasculeautourdemoi.Des séquences de l’enfance que je ne peux pas retrouver,m’incitent à penser qu’elles n’ont pas étéquittées.Jenesavaispas…Oualors,jenemesouvenaispas…L’intelligenceestauxprisesavecuneréalitéquiladépasse,quidépasselaformeduvraisemblableàsesyeux.L’intuition, lamémoire, l’œil,Fabien,Alexiset survivre,c’estvivrevite,vivredesmilliersd’étés…Fabien, j’avaisdoublé tamort,commepourmesubstitueraudrame tropexplicite.Lehasardm’avaitprisdanssesbras.Quandjeriais,çamefaisaitrired’êtrevivante…LevraicorpsdeMaud,jelepossédaisquandFabienvivait.Jenem’appartenaisplus.J’auraisaiméquecetteguerrenechangeâtrienàmavie.J’auraisaiméêtreàl’écartet,biensûr,celan’apasétépossible,celavaplusloinquemoncorps.Àcausedeladouleur,ilyeutentremoietmoncorpsunpremierécart.Ilétaitsouventunpeuloindematête,moncorps.Lapeurd’êtreenferméeétaitàl’originedenombreuxmalaises.Lepirepourvoyeurdel’angoisseétaitlasyncope,d’autantplusqu’elletendaitverslecomaprolongéquihésiteentrelavieetlamort.Lasyncopemedétachaitdel’autreetjeperdaistout,exceptévivreetvivreencore…Quelaviesoitabsurdenemènepasfatalementausuicide.Àmoninsu,parallèlementàmonattachement,unetendanceaudétachementavecunaccidentphysiqueetpsychique,empêchaitl’usagedesmembresetdesbrasineptes.Commesij’étaismorte.Lapeausensibleneme limitaitplus. Ilmesemblaitquec’était à traverselleque s’établissaient lesmilleéchangesparlesquelsl’avenirdureounedurepas…Cetteinsensibilitécomplexefaitqueletoucherapresquedisparu…Cequej’avaisl’airdeteniraveclesmainsm’étaitarraché.Desmainsquines’ouvrentplusdécouvrentquelque chose, c’est qu’elles abandonnent la vie. Expliquer l’ambiguïté de la forme géométrique,plastiqueetorganiqueétaitimpossible.Lelisse,lecourbe,ledur.J’avaismal.J’avaislaisséenmoitoutlejoursedéfaireetprendrecorps.Lesyeuxdesautresm’affectaientcommeuneinsulte,presquephysique.Lecorpsdel’autreétaitd’autantplusirréelquej’aiperdularéalitédemapropresituation.Dans le Métro, je voulais me soustraire au regard des autres. Le désespoir de ne pouvoir m’enéchapper,suscitait,àluitoutseul«unsyndromedetétanie».J’auraisvouludéposerlachargedeleursregards,lesquelsn’étaientpasmauvais,maisjen’avaisplusdequoirésisteràlaviolenced’aucunregard…Cesêtresserréslesunscontrelesautres,ilsmefaisaientmal,physiquementmal.À travers leurs yeux, je cherchais « l’emploi demoi-même». Je n’en avais plus. J’avais à peine letempsdemedire:«Ilfautvitequetuparviennesà«t’absenter»,«t’enaller»,etques’exhalelemal-êtrequ’ilsont.Jenevoulaisplusavoir«lecorpsdel’autre»prèsdemoi.

Après,c’étaitlachute.Unemortsuicidairedequelquesminutes.J’entraisdansuneautrevie.Jevoulaisqueletempss’arrête.J’avaisl’impressiond’attendrel’hiver,enmêmetempsqueFabien.Jepouvaistoucherleschoses,passeulementlespenser.J’avaisuncorpsquiécartaitlesanalgésiques.Jen’avaispasmal,oupeut-êtrequ’aprèsavoireutellementmal,jen’avaisplusmal…Maisj’étaistristejusqu’àmoncorps.Mesmainsn‘étaientplusencoïncidence,inutilementàmoi,commeunepropositioninacceptable.J’étais allongée sur le quai de la station deMétro, presque toujours : station «Châtelet », les yeuxrévulsés.Lescontracturesmusculairesoùl’ensembleducorpsseraidissait,ellesnemeprotégeaientpasdetoutescestêtespenchéessurmoi,commedesarbresquimeprivaientdeciel,rejoignantl’extrémitédeleursbranches.J’étaisaucentrede«cesarbres»quisesuccédaientdansuneperspectiveverticalesansfin,oudecesêtrespenchéssurmoiquimefaisaientpeur.–Elleestmorte?–Jecroisqu’elleestmorte–Êtes-voussûrsqu’elleestmorte?–Oui,elleestinerte.Non, je n’étais pas morte. « L’enterrement à Ornans » ou ailleurs… quelle importance leurincompréhension.J’avaismalàlarétine,àl’œil.J’étaispeut-êtremorte. Jem’étais trouvéedanscet espace sans fin,vide,unespacequi était lamortmême.J’avaistoutperdu,saufvivre.Environunquartd’heureaprès,lesspasmespathologiquess’atténuaientpeu à peu, s’espaçaient, s’arrêtaient. Le sentiment même de soi revenait, sans que pour autant je necomprennelasituation…Laplusbanaleréalitém’échappait.Jereconnaissaisleschosesparanalogie,maisquelquechosed’euxn’étaitpluslà…Ilfallaitpasserduvirtuelàl’actuel,del’abstraitauconcret,del’immédiataulatent.L’Hôtel-Dieu : les urgences. Comme j’étais mineure, j’avais l’interdiction de rentrer seule. L. et S.Steinervenaient…P____m’aimait. Il avait peurde ces syncopes,même s’il savait en expliquer les raisons,mieuxquepersonne… Ilme tenait lamain et lisait sur samontre l’avance saccadée des aiguilles qui finissaienttoujoursparreprendrelamesurenormale.J’étais«rentrée»danslavieorganiquedemoncorps.Lemondecontinueraitdanslatiédeurdeleurslèvresentrouvertes…Fabienétaitlà.J’avaisseizeans,dix-sept,dix-huit.M____, tellement peu persuasive disait que « j’étais spasmophile », que je ne fixais pas certainséléments.Mais ces chutes pathologiques n’étaient-elles pas la conséquence fonctionnelle de violencespassées?Jen’attendaisriendefini.J’étaisinégale.Lesentimentmêmedesoirevenait,sanspourautantquejenecomprennelasituation.Lesbordsdemerrésonnaientencoreàl’infini.Jesaisbienqu’iln’yademaladiequechronique,que«chronos»estlamaladiemême.Àseptans,lerougeétaitlacouleurdudésirmaladequemamèrenem’embrassepas.

Rentrerdanslaviedemoncorps,c’étaitcommeunemaladie.Rentrerdanslaviedesautres,unepeurirréfutable.J’attendsqueFabienm’appelle.Jesaisqu’ilm’appelletouslesjours.Jeveuxvoirlaviesurseslèvres,nonpaslasienne.Elleesttroploin.Maisquesavie,elleviennedemoi,decesphrasesquim’échappent.J’entendsFabienquim’appelle:–Maud,viens…Dépêche-toi.«Maud»,çacommenceparun«M»,maisjenesuismêmepassûreque«ça»commenceàs’écrire,etqu’aprèsilyaitunevoyelle…C’estquelquechosededifficileàdéfinir.Cettedistance,elleestenmoi-même,ellevientdemoi…Ettouscesnomsquej’additionnenesontjamaislemien.Undéfautd’identité,oùl’amnésie«arrête»l’êtrequejesuis.Je suis un corps sans acte. Fabien n’était plus là. Fabien ne serait plus jamais là, et ça m’étaitinsupportable.Deplusenplusinsupportable…L’expérienceinflexibledelamortlaissepeuderetraitaucorps.Unfilmincorporel.Onfaitleschosesunefois,c’estfait,onnelesrefaitjamais.J’ailesyeuxtroppetitspourl’invasiondetoutesleschosesvisibles.J’ailapeaucommeunnerf.Les libérés des camps de concentration disaient souvent que la volonté de survivre était la pluspuissantepassiondel’homme,maisqueseulssurvivaientceuxquines’abandonnaientpas.Peut-êtreest-cecettevolontédevivrequifaisaitladifférence?J’essayejusted’êtresûred’êtreunpeuenvie.«Ilyavaitlejour.IlyavaitFabien».Lavieétaitbellequandlesnuitsd’oragenousmettaientdanslesyeuxdeslumièresoranges.L’incestemarqueleplusgranddesécarts.Machambreestsansparois,sansmurs,faitedevitresoùlaseulearchitecturevéritablementprésenteestlàpourvolerenéclats.LevraicorpsdeMaud,jel’aipresqueoublié…Personnen’estindemnedelasouffrance.Personne.Messalairesd’enfant,c’étaitlaprison,leviol.Touteslesmenacessontvaines.L’inertielesatuées.Qu’estcequelesyeuxfermés?Jenesaispas.J’aiunœilouvertau-dedansdemoi,unautreau-dehors.Etceréel,sansfiltre,sanséclipse,sansl’œildevivre,sansl’intentiondujouràvenir,sansprojetquicapturelecorps…Ceréel,telqu’ilest,ilestinsupportable.Ainsi,pourquelesujetquejesuisperdesonidentité,ilfallaitprobablementquelelieul’aitperdu,quele«là»de«l’être–là»soitauneutreetdéfait.C’était9rueDupuytren,Paris6e,làoùétaientlesSteiner.Jenesaispasdessiner lacaricaturedesbourreaux.Mêmesi ledestinest inséparabled’une injusticefondamentalequiestcelledemourir,cen’estpasuneraisonsuffisantepourl’arrêter.Lesacrificeseulpeutregarderdanslesyeuxdela torture.Et ilestdifficilederéunirdansuneunité, lesouvenirperdu,retrouvéetlasensationprésente,prochedelahaine.Ilmefaitmalderevenirsurleslieuxdubonheuretdel’enfance.Ilmefaitmalderevenir…J’habitecepointdutemps.L’errance est cemode d’être de l’être-là, parce qu’il fallait bien « être là ».Dans ce corps que jeretienscontremoi,jetiensaussicettejoieétrange.Avecletemps,jenevoudraispastravestirlavéritéet

nemontrerqueleboncôtédeschoses.Aujourd’hui,jeveuxêtrelibreàl’égarddemonpasséetdecequej’aiperdu.Jenesuispasseulementcellequinesaitpasoùhabiter,maisaussicellequinepeutplushabiter.Jenesaisplushabiterlemonde.Vivreavecsespassions,c’estaussivivreavecsessouffrances,cequienestl’équilibre,lepaiement.Sil’onpouvaittoutembrasser,réellement,ilyauraitunelassitude.Jeresteseuleàfaire tournermoncorpsdansl’enveloppedesdraps.Oui, j’aicontinuéd’avoirhonte,simplementd’exister,d’être,d’avoirdeuxtrousrougesaucôtédroitquimedifférenciaientdesautres.Jen’avaisjamaisvuavecunetelleprécisionlamarquedemaviesurmoncorps.Onm’avaitsouventdemandé:–Pourquoituasl’airtriste?À dix ans, Fabien répondait : –C’est juste une erreur d’arc-en-ciel. Les adultes n’avaient jamaiscomprissaréponse,«satêtedeçaàl’aird’aller».Aprèsl’inceste,«çan’apasl’aird’aller».Fabien,le6mars1985,ilnerestequeletragique.Savolontéd’enfinirestintacte.Lecorpsadesbesoinsaussiexigeants.Lanuit,lavraienuit,elleouvre,aussiirrépressiblequebrusque,unpointlatérald’éternité.La réaction d’un individu n’a aucune importance en soi. Elle peut servir à quelque chose, mais nejustifie rien. Vivre pour quelqu’un ou quelque chose n’a plus de sens. La souffrance use l’espoir oùs’ouvreuncrand’arrêt:l’inespérénedoitrienàl’espoir.Il reste solitaire, sans explication. Il ne peut plus en trouver qu’à la pensée demourir pour quelquechose…Ilestàlalimitequ’onnepeutatteindrequ’unefois,etaprèslaquelle,ilfautmourir.L’écritureestl’affirmationdesamortetcelledemavie,parcequejenemelaveraipaslesmainsdecesanglà.Peut-être,j’enveuxunpeuàFabiend’êtredisparusijeune,sansmêmel’excused’unemaladie,quasiment par inadvertance…Unemort silencieuse qui laisse les corps beaux et intacts. Irrésiliablescorpsentrelevidedel’œiletlablancheurinforme.Maisleseulpaysagequicompten’est-ilpascepaysageintérieur?Àl’heuredifficileoùnoussommes,quepuis-jedésirerd’autrequedenerienexclure,mêmelorsqueleschosessecontrarient?Letrainarriveengare.Letrainfile,àtoutevitesse,et ilestunpeuhumiliantcetrain, tellementilnes’arrête jamais… tellement il fait de bruit pour recouvrir les cris… Si je descendais du train à laprochainegare,quim’attendrait?J’auraispeut-êtrecettejoieétrangequiaideàvivreetàmourir,quejerefuseraisdésormaisderenvoyeràplustard.J’aibienvérifiélaplacedusoleil.Ledisquerougedusoleil,ilétaitbienlà.Etj’étaisvivante.J’étaisenvie,maisdeslignesrougesetbleuestraçaientdescésuresverticalessurmesyeux.L’absence de Fabien avait fait se dresser aumilieu de nulle part une sorte de forteresse, au sein delaquellej’abritaisledésespoir.Aujourd’hui,laluttedetouslesjoursatoutrecouvertetsij’enoublielesraisons,ilpeutm’arriverdelesperdredevue…J’étaislibre.Touteslesdimensionsdumondes’effaçaientdansuneverticalitéouvertesurlenoir.Maisl’histoirecorrompueoùsemêlaientlestechniqueslesplusexténuées,quelleétait-elle?PasunjoursansquelaphrasedeFabiennesefasseentendre.Cellequ’ilauraitécrite,elleauraitcommencédifféremment:«Jenepeuxattendrelamort,alorsc’estmoiquivaislarejoindre.».CellesécritessouslamenacedeP____,cenesontpas«sesphrases»,lessiennes,lasienne,celledeFabien…Aujourd’hui,j’ensuissûre.Jemerappelleaujourd’huicedernierjouroùjel’aivu…

LesoiroùFabienestmort,sursonlit, ilyavait«LesJustes»deA.Camus.Je l’aipris. Je l’avaisdéjà.Ce deuxième exemplaire, je ne l’ai jamais donné à personne. Pour les autres, c’est le deuxièmeexemplaire,maispourmoi,c’estlecentième.C’estleseul«objet»quej’aideFabien.Etjen’enauraispasvoulud’autre.Pasplusquelamortetlesoleilnepeuventseregarderenface,décelerlasouffrancepassée,lafairevoir,c’estforcémentla«filmer»àl’éclipsemême,aumomentoùcequilacache,rendpossibledelavoir.«Jesuisseulresponsabledemonsuicide.»Commesicen’étaitpasassezdemourir,etqu’ilfallaitenplusporterlaculpabilitédesaproprefin…Jedisaislesphrasesquen’importequirépète,quandiln’yaplusrienàdire…Jenesavaispas.Lavéritéestqu’onnesebatpascontrelamort,oubienc’estcontresoi-mêmequ’onsebat,contreceluiquiveutcrieràforcededouleurendurée,contreceluiquicherchelerefugedelafoliepourneplusriencomprendreenfindecequiluiarrive,contrelapaniquedesevoirs’enaller,oubiencontreladétressedevoircettepaniqueserefléterdanslesyeuxdeceuxquivousaiment.Certainsdisentque lorsqu’onsortvivantdesaccidents, il faut sedépêcherdeneplusypenser,maismalgré les césures, les lignes se poursuivent. De certains accidents, on peut sortir vivants, indemnesjamais.Certains jours, je ne sentais rien, je ne souffrais de rien. J’étais tributaire d’une imprécision, d’uneindéfinition,d’uneffetdefloudecenoirapparaissantdansleblanc,quiexcèdelecadreoud’unexcèsdenetteté.Mamain,jepensaisqu’ellen’étaitpluslamienne…C’estunejoieétrangequiaideàvivreetàmouriretquejerefusedésormaisderenvoyeràplustard.Cen’est pas la mélancolie des choses ruinées qui serre le cœur, mais l’amour désespéré de ce quiéternellementduredansl’enfance,l’amourdel’avenir.Je désigne l’espace à être, athlétiquement. Il me faut m’habituer à finir sans plus finir… L’histoirecontinue,nonpasletexte.Rienn’estpressé,toutsedéroule…Jen’avaisplusrienoùaccrocherunejoie.Cen’estpasunacteouungeste.Combiendefoislaviem’a-t-ellesembléabsurdeàl’idéedemourir?J’ailedroitd’aborderladeuxièmehypothèse.Lacondamnéeàmorts’estéchappée,unmouvementducorpsmepique lesyeuxd’une joie insensée.J’aiperduleparadisdelasouffrance.Jeleperds.J’aipenséqu’aimerFabien,et«n’aimerquelui»reviendraitunpeuà«tuertouslesautres».Unpasséquinesupported’êtreconfrontéaveclaréalitéprésente,estunpasséquinepeutdurer…Ilmefautaccentuerlesangles,lessouligner.Jelesavaistuésd’oubli.J’étaispasséedel’autrecôtédeschosesetjemerappelaisbien«lemaldeschoses»,lessiennes,sesblessures.Peut-être est-cede cet accord entreœil et cerveau, entreœil et instinct, entreœil et consciencequesurgitl’impulsiondedire?Jepensais.Laseulechoseque jevoudraisdire, j’enaiété incapable jusqu’ici,et jene ladirai sansdoutejamais,parcequejenem’ensouvienspas…Vivre est voir. Disposer de cet aimant qui attire les images les plus sales, les plus insoutenables,impénétrables,lesplusordinaires,extraordinaires.Ladimensiondufilmn’estpasqu’ennoiretblanc…Septembre2000.

J’ailaissés’éteindreunpeulesbruitsquim’entouraient,plusieursbruitsenmoi.J’auraisaiméécrireunehistoireoùiln’yeutpasdecoupable,unehistoiresansruptures.Jenesavaispas…Jenemesouvenaisplus…Jeneporteplus le cercueil deFabien.Lapierrequ’onm’avait attribuée, elle est bien trop lourde àporter.Elleestlelest,quisemblerésoudrel’équationdecequenousétionsl’unàl’autre,àdixans.LamortdeFabien«s’estfaiteavantdesefaire».Jepensesouventàmoi,jedoisresteravecmoi-mêmepluslongtempsqu’avecd’autres.Ce temps d’identité encore flou, ou l’identification d’une femme que je suis, serait le précipité quipermettraitd’identifierl’espaceetdes’accorderàlui.C’estunecoursedemoi-mêmeàmoi-même.C’estjustementcettetentativededépréciationquimetenvaleurunevéritéinterdite.J’entendslesveinesquibattentauxtempes.Pourquoisilongtempsavais-jerefusédeproduirecefaibletémoignage?J’envoulaisàmoncorpsdemetrahir,enm’affublantunefausseapparence.J’avaissouventcherchésurmoiunemarquetangibleetirréfutable,physique,decequej’avaisvécu,decellequej’avaisété.Jenemesouvenaispas.FABIEN,ilveutquejeparleàsaplace,etquejetransmette…Quelque chose me vient de lui dont je n’ai jamais su parler. C’est comme quelque chose qui nem’appartient pas, que je dois donner.Personneneveut de ce secret, je n’enveuxpasmoi-même sansdoute.Ilneigeait,ilyahuitjours.Aujourd’hui,ilfaitbeau.Aujourd’hui,jemarcheaveclamêmeivressequesijedécouvraisencoreFabien.L’hiveresttraversédesoleil.Cesoleilvatuer.CommeCézanne,ils’agitdefaireexisterleprocheetlelointainensemble,l’optiqueetl’haptiquedanslemêmeespace.Leréelestindépassable…Ildécidedel’outilquivalerendrevisible…LesphotosoùjesuisavecFabien,ellessontprisesenhiver,àcôtédeLyon.Detrèsbellesphotosennoiretblancprisesparunphotographeprofessionnelquifaisaitdeslivresdephotographiesd’oiseaux.Ilneige.J’aiseptans½,Fabiensixans½.C’estl’hiver.Nousvoulionscegrandfroid,effaçantlevisageordinairedumonde,posantsurluisaféeriegracieuseetordinaire.Jepensesouventàcetteséquencedevie.C’étaiten1966,1967.C’estàpeuprèslesseulesphotosdemonenfance.L.etS.Steinernefaisaientpasdephotos.Lecielresplendit.Nouscourons,nousn’avonsjamaisétéaussiheureux,peut-êtreest-ceparcequelesSteinernesontpaslà.S.SteinerestàParis.Dans ce pays où l’hiver a supprimé toute couleur, parce que tout est blanc, le froid a recouvert lesparfums.Ceblancnedisaitquesonpoudroiementimmobilesuspenduau-dessusduvide,s’accrochantaunullepart tranquille,vertigineusement incendiédevie. Ilestun langagequ’aujourd’hui, jesuisseuleàentendredansmonsouvenir…L’expression du sourire de Fabien est troublante. Ce renoncement réfléchi chez un enfant indique latristesse. Ses brasm’enserrent. Jeme souviens, Fabien traçait des yeux d’invisibles chiffres surmoncorps,etilmedisaitquec’étaitpourmeprotégerdumauvaissort.Unegrandedouleur,ettouslesjours,lesoleil.

Jel’aitoujoursattenduetilm’atoujoursattendue.Verslafindujour,redressantencoremacourse,jel’attendaissansjamaisl’atteindre.Jen’existaisplusen dehors de lui. Il y avait toujours ces images du passé qui se glissaient dans la représentation quej’essayaisdeconstruire.Levraidésespoir,c’estceluidecettepierretombalequin’existepas,c’estsoncercueildeverre.–Aujourd’hui,Fabio,jenet’attendsplus.Il était advenuun jouroù jeneparvenaisplusàmesouvenirde toi.Lespersiennes filtrait la lumièrechaudedudehors,quis’étaitatténuéed’elle-même.C’estpeut-êtreàcemoment-làquej’avaiscommencéàvivre.Quandj’avaissoulevélecouvercleducercueil,c’étaitbienFabienquiétaitmort…JetraverselaplaceDauphine.Jelaremonteauhasardd’unedesruesquiconvergentverselle,puisjeladescendsensensinverse,pourreveniràunpointdedépart.Vuducôtéopposé,laplaceDauphineestdifférente.Jenerecherchepasunbonheurpassé,maisdecesheuresquedufonddel’oubli,jeramèneàmoi,s’estsurtout conservé le souvenir intact. Ce sont des heures, des jours où nous avons aimé des bruits defeuillessèchessurlesdallesd’uneterrasse…C’estd’une«éternité»dontnousprenonsalorsconscience.Fabienétait«unmort convenable»,dont j’auraispuprendre laplace,unmortqui aurait continuéàvivresoussonproprenom,enhabitantmoncorps.IlmesemblaitqueFabienétait«lemortqu’ilfallait»pourcontinueràvivre.C’étaitjusteavantlanuit,àlalimiteduperceptible,justeavantquelescouleursnes’éteignent,sansquel’onnepuisserattraperlejour.Ilyavaitenmoiunvide,undéserteffrayant,uncercueilquin’étaitpasfermé.Etlasouffrancehumainequiintervient,ellechangetouslesplans.Silence…Ontourne.Ilfautdutempspourvivre.La mort de Fabien, je croyais qu’elle allait tout me prendre, et que je ne pourrais pas gérer cetteschizophrénieconcertée.J’avaistort.Ellem’avaittoutdonné.Jeredessinaissanscessesesyeux,commes’ilsmepermettaientdanslamargedemodifierletraitfinal.Jepenseàunfilmtoutàfaitdifférentdeceluiquej’avaisentête…Lesêtresnepeuvent-ilsrevivrequedanslamesureoùilsoublient l’expérience?Levraimalheurnemarquerait-ilmoinsvisiblementquelaplusbanaleblessure?J’airetrouvécenomquiétait«Steiner»etcetteviequiétaitdevivre.L’impensable n’est pas ce qui nous est caché, il n’implique rien.Ladouleur est la ville dont je suisl’uniquehabitante.Jelatiensàl’écart,maisellevitdemoi.Ellenepeutpasvivreailleurs.Jesaisqu’aucunedesexpériencesn’estàprioriinsignifiante.Lessouvenirssontlà,imminents,àportéedelamain.C’estcommelaconstitutiond’unpuzzle…Autermedeplusieursminutesd’essaisetd’erreurs,l’objetcessed’existerentantqu’objet.L’intensedifficultén’aplussaraisond’êtreetsemblen’enavoirjamaiseu,tantelleestdevenueévidente,cohérente.Un soir, dans le désir vague d’un ciel trop gris, trop terne, ces heures reviennent d’elles-mêmes,lentement,fortes,justes…Enchaquegeste,nousnousretrouvonsetcestristessessontlesplusbelles.Sij’avaisàdirecesheures,ceseraitavecunevoixquiseparle,plusqu’elleneparle.

Lorsqu’enfinlaroutes’arrêtedevantuneimmédiatenécessité,quelquechoses’effectuecommeunretoursurnous-mêmes.Noussentonsnotremalheur,etnousnousenaimonsquemieux,mêmesiunpeudehainenousréchauffelecœur.Cettetendressecomplaisante,lorsqu’ellesepenchesurlepassépourenrichirleprésent,nousrestituetout le registrehumain.Les imagesde lamortne se séparent jamaisde lavie…Pourquoi ai-jeperdul’innocencedeceluiquisepardonneàlui-même?L’essentielestinavouable…L’essentielestaberration.Commesiletempsn’avaitpasdepassé…C’esttrèsprèsettrèsloindemoi,commeunechosequiexisteensoi,unpeuembryonnaire.Une longueparenthèsedansmabiographie a laissé quelque chosed’irréel et des raccourcis presqueintraduisibles.Cen’estpasseulementlesouvenirdumalheurquimepoursuit,c’estlapuissanceinsidieusedelaviecapable de tout effacer, lorsque le corps n’est plus seulement « ce qui sert à souffrir ».Comme si lecerveauconstruisaitlessouvenirsdemanièredistribuée.Certainesinformationssontrestéesinactives.Lamémoireestinsaisissableetdéroutante.Letempsboitletempspartouslesangles,touteslessueurs.Jenesaispasexactementquel«typed’aliénation»m’agrééeauplusprès…La seule référence, c’est la douleur. Elle engage. Elle prend corps. Elle n’est pas le glissementinsensibleetindifférenciédel’opacitéàlatransparence.Elleforcel’impossible,maisl’impossiblem’aforcéebienavant…Ellem’adésignécedontonnerevientpas.Ellem’adésignélamort,l’impalpableentremesmains.Mêmesijen’ainilarmesnitristessesurmoi-même,j’aiunrepentirfroid.Quelquesétéss’effaçaientdesautomnes.Quelquesautomness’effaçaientdesétés.Quant au jaunequi s’y alliait, c’était un jaune commeonn’envoit rarement.Un jaune clair, presquefade,presqueinsignifiant,c’est-à-diresansarrière-planperceptible,niaucuneprofondeur,neselaissantcompareràrien,n’ouvrantapparemmentsurrien…M’enapprochernem’avançaitguère.Ilm’échappait.Ilm’échappait,maisjeretrouvaistoujoursuneconvergence…Peut-êtreenva-t-ilainsidetoutsouvenir,quandons’attacheàlerestituer,ens’efforçantdedireoudel’exprimer?J’enferme un passé… Et si l’on pouvait photographier la mémoire, on verrait peut-être les clichéscachésparl’inconscient,cesphrases,ceslieuxdedouleuretdebonheurd’oùresurgissentlesémotionsdesjours.Onnepeutpastouttuer.–Fabio,c’étaitlesquellesmesinitiales?Jenemesouvienspas.Justelesinitiales…Lesmiennes…Jenelessaisplus.Laréalitéaunequalitédelibertéenellequiestdifficileàexpliquer.Lesphrasesnesontpasréelles.Commelephotographede«Blow-up»,j’aicomprisbiendeschoses,ycompriscelledejoueravecuneballeimaginaire.C’estdurantunenuitd’insomnie,unenuitblanche.C’estlamainfraichedusoirsuruncœuragité.Partirenvitesse…Sortird’unmauvaisrêve…Uneballeimaginaire.Iln’yavaitpluscetécranblanccernédenuit.Jemelaissaisalleràcettefoliedepenserquelemondelui-mêmemedictaitlesgestesàaccomplir.Simafolieavaitétéentière,jemeseraismiseàcourirauhasard.J’aicouru…

Del’autrecôté,ilyavaitencoreuneroute,jel’imaginaisdenouveauparallèleauxdeuxprécédentes.Lemême bleu m’entourait, sur le bitume éclaté, j’avais la certitude de ne pas avancer. La lumière nedéclinaitpasencore…Commej’avaisoubliémamontre,ilmedevenaitdeplusenplusdifficiledemesurerletempsquis’étaitécoulé depuis mon départ. Le ciel était clair. Puisque tous les autres repères s’étaient dissous dansl’indifférencedupaysage,j’avaislesentimentqueFabien,seul,m’accompagnait…Jen’avaispaspeur,maisjemedemandaiscommentj’avaispumemettremoi-mêmedansl’absurdesituation.Danslebleuabsoludutemps,j’aiouvertànouveaulesyeux.Àcettedensitédecouleurautourdemoi,l’immensepesanteurinsignifianteduréelcoulaitsiviteetsidoucement.Jepromèneunetêtecreuseetuncœurvidedepuistellementd’années.Jemesouviens…C’estcommeunobjetquej’ailongtempscherchéettrouvé…Commeuneformed’anamnèsed’oùsefaitounesefaitpaslaréminiscence.Jeme révulse, comme unemer qui se révulse en vagues… petites, immenses. Le corps s’oriente etapplique ses termes à la défaillance des lettres, à tous les printemps du monde et à ses vestigesexemplaires.Ilmanquaitl’accessibilitédesévénementsantérieursàl’hiverdemesdixans.Ilmanquaitl’aptitudeàme rappeler. L’alternative était au centre. Comme si le temps avait oblitéré certains événementstraumatisantsdupassé,etquelessouvenirsautobiographiques«dangereux»étaienteffacés.C’est ledébutd’unehistoirequinenieplusrien,malgréladouceursubitedusoir.J’attendais lamersansjamaisl’atteindre.J’acquerraisuneimmenseparaphrasedupassé.L’enfancea-t-elletrèspeuduré?Oupeut-êtreaucontraire,avait-elletoujoursduré?Le soleil adisparuderrière lesnuages, accumulés sur la lignemêmede l’horizon,puis il est revenucoulant à longs traits glacés dansma gorge. D’immenses traînées rouges se disposent dans une vasteordonnance rouge,verte et noire, évoluantversdes éclairages lesplus changeants, selon laplusbellechorégraphie.LaToccata…Descrisinarticulés.Ilyadesfilmsquisontenmoi…Jesuisramenéeausilenceetàcequ’iladeplusvrai.L’impossibleadditiondel’instantprésent,dupassé,del’avenirs’enlèveàladouleurd’être.Le rêve déploie ses cinémas. Je ne pense pas aux séquences qui m’attendent. Je ne sais même pasquelles sont-elles…Le soleil se déverse surmon corps commequelque chosede dur, de douloureux,commequelquechosequidonnedescoupscontrelesparoisdemonventre.Ilm’interpelle…Ildevaitmeporterjusqu’ausoir.Ilfautattendrecehasardpourqu’iladvienne.Lavérité,jel’acquiesce.Leshasardsm’avaienttuée.LamortdeFabienn’étaitpasunnon-lieu.Lavérité,jevoulaislajeterauxyeuxdesautres,leurdonner.Cettemarquenoiresurlaneige,cefilbarbelédansmachair,c’étaitpeut-être ce vide, ce silence où s’éloigne toute la peur après les doigts. Même si la réalité est toujoursadverse,jeveuxunefinfinie.Nerienéluder.Le rêve est devenu une de mes régions de prédilection, qui dure hors des petites imperfections. Jem’étaisinaccessible,j’étaisprivéedesavoirlesensdechoseslatentes.Biensûr,c’estunrêve: l’enfance.Elle justifieceuxquiont legoûtdubonheur.Laconsolationdecemonde, c’est qu’il n’y a pas de souffrances continues.Une douleur disparaît, une joie renaît et toutess’équilibrent.

Séquence1.L’intriguemétaphysique. Jene savaisplusoù j’étais.Mais c’étaitun trajet réel, oùmonregardcoulaitsurlesol.J’étaissortiedanslarue,lesyeuxgrandsouverts.J’étaispartied’unpoint«X»,parexemple,pourrejoindreunautrepoint«Y».Cesdeux«passages»,cesdeux«points»,ilsm’étaienthabituelsdanslaréalité,celledetouslesjours.Jelesutilisaissouvent.Mêmesilagéométrieavaitbiendéfiniàtoutjamais:«Entredeuxpoints«X»et«Y», iln’existequ’uneseuleetuniquedroitequipeutlesrelier»,l’inconscientavaitvitefaitdecontredireetd’oublierl’axiomemanifeste.Lalignedroites’échappaitetjen’arrivaisjamaisjusqu’à«Y».D’ailleurs,existait-ilvraimentcepoint«Y»?Entre«X»et«Y»,unetêtequipense,qu’est-cequec’est?Lerêveesquissaituneformededédale,dont l’expression s’éloignait beaucoupdes imagesdu réel.Par exemple, ce rêvem’avait déterminé lemouvement d’aller de « La place de la Bastille » jusqu’à « Saint-Germain-des-Prés », trajet quej’effectue fréquemment, le plus souvent par autobus : le 86 et le 87 suivent justement ce parcours. IlstraversentlebrasdeSeinejusqu’à«L’InstitutduMondeArabe.»C’esticiquesefaitlepartagedeseauxdelaSeine.Séquence 2. Je suis dans un quartier New-Yorkais, une « pseudo-représentation » deManhattan, cedésertdeferetdecimentquiestuneîle,quejeneconnaisqueparlesfilms,puisquejenesuisjamaisalléeréellementàNew-York…Je traverse New-York, et New-York est pareille, inhumaine. C’est la ville de l’indifférence où lesgratte-ciel tournent et retournent dans le bleu au-dessus dema tête. C’est une ville tout en contraste,presqueendureté,quecesoitsurterreousurl’eau.Cetterue,toutcommelesprécédentes,ressembleàundessininachevé,d’unetonalitéuniforme:Beige.Lateintefaituneesthétiquededisjonction,enrefusantdeseconformerau«noiretblanc»dufilmpassé,cassantsonuniformité.Toutyestnoiretsolidecommedescarènesdebateauxettoutlemondeytangueplus ou moins. Le spectacle est d’une admirable inhumanité…Les gratte-ciel se dressent comme lesimmensessépulcresd’unevillehabitéeparlesmorts.C’estleventquifaitoscillerlesgratte-ciel,cequileurdonneunlégervertige.Jesuistraitéeen«suspecte».C’estungigantesquepaysaged’usines,deviaducsetdevoiesferrées.Monbutd’atteindreSaint-Germain-des-PrésentraversantleparcverticaldeManhattanneserajamaisperfectif. L’autobus que j’attends habituellement n’arrive jamais… Les autobus n’ont pas leur formehabituelle…Aucunnuméron’estmentionnéàl’avant.Jenereconnaisrien.J’aipeur…Lesbâtiments,jenelesreconnaispasnonplus.Leursfaçadessontenduitesdecouleurs.C’estoù?Parisaurait-ellepuêtreuneautrevillequeParis?J’appréhendedenepasêtreà l’heure.D’ailleurs,jenesaismêmeplusavecquij’avaisrendez-vous…Personneneveutmeprêteruntéléphone.Quelqu’unadûm’emmenerjusque-làpeut-être?Alors,j’ouvrelesyeux.Àtraversdesmilliersdehautsmurs,uncrivenaitretrouvermoninsomnieaumilieudelanuit.Jecourspendantdesheuressansrienretrouverquedenouvellesprisonsdeciment,sansl’espoird’unarbreoud’unvisagebouleversé.Jem’échappedemonrêve…J’évitelenéant…J’aieutellementpeur.Mais,c’estlafin.Tantpispourlerendez-vous.C’était un rêve…Dans la brume grise, les gratte-ciel se dressent blanchâtres, comme les immenses

sépulcres de cette ville habitée par lesmorts.À travers les pluies de la nuit, je voyais les sépulcresvacillersurleurbase.Jesuisdebout.PARISneserajamaisMANHATTAN.Personnen’estderrière.Personnen’estdevant.Jesuisdansmonlit.Cen’estrien.Jesuisheureuse.J’aipassélanuitàpoursuivreuntracéquin’existenullepart.J’aipassélanuitàattendre,àmeperdre,àmêmeneplus«être».Jesuis.Tues.Ilest.Noussommes.Quiêtes-vous?Cetypederêvequiétaitcommeuneparenthèse,m’estrevenutrèsfréquemment,jusqu’aujourrécent,oùmereviennentcesséquences.C’estle9septembre2000.Séquence3.L’intriguepolicière.Jesuissousunebarred’haltères.Jesuismorte.L’enquêteconclutàlamortaccidentelle.Fabien,ilm’avaitditunjourqueceuxquiontvraimentquelquechoseàdire,ilsn’enparlentjamais.Iln’avait jamais rien dit à personne, peut-être parce qu’on n’a de biographie que pour les autres.Maisqu’est-cequ’unpasséquin’apasdebiographie?Iln’yaaucunevéritéqu’onnepeutpasdire…Jesaisbienque l’histoire finit toujourspar rattraper ceuxqui essaientde lui échapper.Elle estplusimplicitequ’explicite.Ilmesuffisaitdebaisserlespaupièrespourdisparaîtredel’absencemomentanéede«vivre».J’étaisetje suis toujours, commeune sommeanarchiqued’organes,de sensations, d’intuitions,depressions, detiédeur,oùreprendplacelecontourd’unesilhouettehabituelle,quin’appartientqu’auxautres.J’auraisseulementvouluconnaîtreunlangagedanslesfrontièresduquelilmesoitpossibledelaissertournermatristesse.Ilmefautvivreseule,aveccettemémoireimmanentequifaitmal.Jesoumetscetteintuitionàunesorted’étiagequilafaitcoulerversunemertrèsancienneetlaisseveniràelleunesouffrancephysique.J’aicinqans.Fabienquatre.Jevousjurequejenesuispascoupable.Lavieréelle,laviehumaine,n’est-ellepascellequiappartientauxautres?Lemalvientvitemaispourrepartir,ilfautdutemps.Rienn’estpossible,toutestdonné.Etcevaliumquicommençaitdanslesveinessonparcoursinvisible,ilm’étaitinjectécommelapunitiond’une maladie dont j’étais coupable. Ces injections me laissaient une nuit de répit, une noire, troisblanches,deuxdièses,quinzebécarresdesilence…J’avaisseptans.Ladouleurétaitunseuilsouslequelilfallaitenfinpasser.Aprèsl’injectionduproduitauquelilnefautmêmepasuneheurepours’avérerefficace,jemerappelleaujourd’hui,aujourd’huiseulement,l’œildeM____…Ildénudesansdouleurlachairquirévèlelavéritéqu’ellerecèle.Quelquefois,par-dessuslescentainesdemilliersdehautsmursàParis,uncrihumainvenaitretrouverl’insomnie de la nuit etme rappeler ce désert de fer et de carton. Je savais sa géographiemieux quepersonne.J’aiseptans.Jesuisl’intervalleentrecequejesuisetcequejenesuispas,jesuislamoyenneabstraiteetcharnelleentredesêtres.Jedoisreconstruireunevérité,aprèsavoirvécudansunesortedemensonge.

Jepenseàl’axedelamer,l’axedel’eau,l’axedelaSeine.Jepenseàlatensiondeceplan-séquence,toutenombresomniprésentesetrémanentes.Etdevantmoi,cetteneigequirevientinépuisablement.Jereviensàchaquefoislesmainsvides,abandonnéeaumonde,rentréedans«mapesanteurdechair».Aujourd’hui,j’aicomprisqu’agir,aimeretsouffrir,c’estvivredanslamesureoùc’estêtretransparentetacceptersondestincommelerefletuniqued’unarc-en-cieldebonheuretdedésespoir.J’avaisoubliépoursurvivre.Unehistoiresansfin.Sansl’oubli,iln’yauraitpaseudemémoirequiunjourauraitimploséparsaturation.Iln’yauraitpaseunonplusderéminiscence,puisqu’iln’yauraiteuaucunsouveniràrappeler.Avecl’oubli,l’amnésie,lamémoiresetroue,erre.Ellenepeutplussoutenirsondevoirdemémoire.Tantdemortssilencieusesdanscesabcèsdeterre…L’interventionduriens’énonceetdépliequelqueabsence.Etpuisilyaaussiuneremiseenquestiondetoutparlepassagedecenoir,aublanc,d’unseulcoupjusqu’àcequeletempsn’advienneetnecomprenne…Aujourd’hui, j’ai le temps.Jesuisexténuée.J’ai laconsciencelaplusaiguëdecequiestentraindem’arriver,queceréelsoitextérieurouintérieur.Deschosesetdesêtresm’attendentetsansdoutejelesattendsaussidetoutemaforceetmatristesse…Ilfautmedélivrerdelahonted’avoircommencé,sanssavoircequiacommencé.Aujourd’hui,ilfautselaisserporteretdireseulementcettejoiepleinedelarmes.Jenepeuxjouercejeudutemps,melaisserallerjusqu’àmeconfondreaveclui–Fabien–.Aprèsladispersion,laconvergence.Tonnom,P____,jenepeuxplusl’écrirecenom,justeuneligneaprèslalettre«P».Oui,quiestcethommesansconscienceapparentequime rattacheàununiversdéshumanisé, cet êtrepassif etnégatif,danslamesureoùilétaitprivédetoutesubjectivité?Jevoisdelaneigesurtonnom.Ilfaitsinoirquej’oublielenomdelaneige…Unoubliquienferme.Delapeurquiresserre.Jemesouviensquandmême.C’estimminentcommeledéferlementdelavaguepréparatoire.C’estunejournéeunique,découpéeetdécomptéeparlastrictechronologiedulangageintérieur.Quelquechosequemamainpressentsansavoir le tempsdel’envisager.Lepaysage,bleud’outremer«viole»lesvitresetserépanddetouslescôtésdelachambre.Laneigeretenaitlesouffledusilence,sanspourautanttoucheràl’essentiel,nidévoilerlemystèreglacialdecetteexpérience.J’aidixansetj’aipeur.Fabienapeur.Cerendez-vousavecP____leconcerneégalement.P____nedemandepasl’avis.Ilmerestedanslamémoirequelquechosed’àpeineblanc,ensuspensionau-dessusdelaterreencoreterreuse.C’estquelquechoseentrelaperteetlamémoire,quelquechoseàl’auroredesphrasesquelaneigeacouché.Etceleitmotivdelaneige,commeuneformerémanenteetobsédante…J’aipenséàFabien.Souffrirn’apasdefinsicen’estlasouffrance…PourFabien,toutétaitsimple,ilreprenaitsavieaupointoùill’avaitlaissée.Ilacceptaitl’épreuveettoutcequ’ellecomporte,jusqu’àl’indifférenceprofondedelui-même.Parcequesetuer,c’estavouerquecelanevautpluslapeine.Cequ’onappelleuneexcellenteraisondevivreestenmêmetempsuneexcellenteraisondemourir.Le

mêmemouvementlefaisait«cesserd’être»,lefaisait«différent».Cen’estpasjuste.J’aipenséquelaterres’étaitchangéeensurface,souslecielquidivise,quis’allègeetquimonte.J’aipenséàdeslingesjetésàcinqans…Lesilences’estrefaitdiaphane,spectral,glacé.Lanuitareprissonépaisseurdechair.Jenepeuxm’empêcherdepenserquelemeurtred’Anna,Alexis,Fabien,Maud…nefutcommisdanslesilence.Était-ceuneautrehistoirequicommence,oupeut-êtrelamême?Peut-êtrequecettelumièreirréellemerevientauxyeuxàcausedesaréverbérationparlaneige?Toutestvertetcevertdonneuneapparencefacticeauxarbresqu’ondiraitenplastique.Tout s’est passé comme si je devais retraverser l’histoire en sens inverse, remonter les séquences àl’envers,revivrecequis’étaitvraimentpassé.Ilnemeresteplusqu’àfilmer,c’est-à-diretenterdevivreetdecomprendre…Levert,l’anxiétédiffuseetinsistante.Jevoudraisquequelqu’uns’avanceetqu’ilmedisequetoutn’estpaspermis.Maiscequiestnommén’est-ilpasdéjàperdu?S.Steinerm’avaitbattueunpeu,pasbeaucoup.Beaucoup.L’histoire,elleestdifficileàvoirpourtousceuxquilaviventdansleurchair.J’attendsl’accidentquivamedétruireoumedéfendre.Unevéritéquineserévèlepas,maisquitombeàverse.À forcede souffrir, les limitesdemoncorps se sont effacées, littéralement effacées.Aujourd’hui, jedevraisfaireleportraitd’unechoseplusgrandequemoi.J’ai identifiélesenslatentdeschoses.Celafait longtempsquej’aihonte,honteàmourird’avoirété,d’avoireucinqans,septans,dixans.J’aituélacensureàcoupsderevolver.Etcommesitoutserejoignait,maviem’apparaissaitcommeunblocàrejeterouàrecevoir.Jesuisunefemmecommetouteslesautres.Je suis traquée par la lumière, perturbée par elle, comme si elle conduisait le récit d’une enquête,d’ailleurs très vite enlisée puis sédimentée. Les formes sidérées sont les diathèses de ce mal, sesfragmentséchoués.Cequim’étonnetoujours,alorsquenoussommessipromptssurd’autressujets,c’estlapauvretédenosidéessurlamort.C’estbienouc’estmal.Celaprouveaussiquetoutcequiestsimplenousdépasse.Jemedis« Jedoismourir»,maiscecineveut riendire,puisque jen’arrivepasà lecroireetqu’il estimpossibled’avoirl’expériencedelamortdesautres.Elleestindéchiffrable.Personnen’éprouveenunsensauthentiquelamortdesautres.Onnefaittoutauplusqu’yassisteretsemettreenrègleavecelle,c’est-à-direl’accepter.Jesuislàavecmavieentrelesmains.Dèsl’instantoùcette«guerreincestuelle»estinscritedansmamémoire,toutjugementquinepeutl’intégrerestfaux.Ilnem’estpaspermisd’être«endehors»…Le vide véritable, lemal-être, la peur, la colère, je les ressentais dans ce rien qui prenait forme, àtraverslesenslatentdeschoses.Écriremedépossédaitdemavie.Cequej’exigedemoi,c’estjustementdevivre,seulementdevivreaveccequejesais.Écriren’ouvreàpersonne la voie de ce qu’il a vécu. La douleur incestuelle, quelle qu’elle soit, elle est impensable,inexprimable.Ladireestimpossible.Depuisquej’aicinqans,j’aipeurdecetteheureoùlescorpstombent.Cequiouvrelefilmdemavie

n’est-ilpasuncercleindéterminé?Pourreprendrel’expressiondeProust,jesuis«unobjectifdéconcerté».Cen’estpaslenon-sensquejetrouve,maisl’énigme,l’énigmedumilieudesocéans,làoùl’existencedesrivagesparaîtimprobable.J’aiunecarted’identitéaveccommesigneparticulier:L’INCESTE.C’étaitle9septembre2000.Ilyauraitlàunemémoirequerépercutelecorps.L’horizonadénouélaceinturedemavie.Lesphrasesviennent.Ellesviennent,mêmesiellesnesontpascommejevoudrais,etmêmesiellesnesontpasnonplusdansl’ordrequej’attendais.D’ailleurs,jen’attendaisrien…C’étaitunjoursansmenace,tellementbeauetpesantqu’ilsemblaitvenird’unautremonde.Fabiennem’apasappelée.Etc’estçaquej’attends.Noussommesensembleencoreunefoisdansl’épaissilencequinouspréserve.C’estledésertquivientàmoi.Cejour-là,ilm’asembléquejedésapprenaisenpartiecequejen’avaisjamaisappris.Lesphrasesreviennent…etnereviennentpas,commelesétoilesquiuneàunetombentdanslamer,àl’heureoùleciels’égouttedecesdernièreslumières.Certaines phrases me donnent des rendez-vous et interviennent. Je ne les attendais pas. Mais ellesviennent.Lessaisonslesplusdésaffectéesreviennent,s’échappent.C’estuntrèsvieuxpaysquiremontejusqu’àmoi,enunseulmatinàtraversdesmillénaires.Il s’agissait d’une expérience brutale et longue, c’était celle de toute l’enfance. Et faut-il vraimentaccepterd’oubliercequ’ilyademauvais?Voirtuerceuxqu’onaime,c’estuneexpériencequicompte.Ilyavaitenmoil’interdiction,l’idéeque«celanesefaitpas»dedirelaviolencedupassé.Leressentimentesttoujoursunressentimentcontresoi.Larévolterefusel’humiliation.Ellen’accepteladouleurquepourelle-même…L’incesteposel’«x»decetteéquationdechairimpossibleàrésoudre.Peut-êtreest-celaraisonpourlaquelle lesêtresprésentsà l’enterrementdeFabiennepleuraient-ilspas?Unenterrementsansdeuil,sanslarmes…Unenterrementauchampagne,oùtoutpartd’uneerreurinitialejusqu’àladésinence.L’incestemetleressentimentàlaplacedel’amour.AvecFabien,nousétionssesembryonsnoirs,sesersatzrésiduels…sesstèlesmortes…Unedistensiondesoncorpsquepersonnen’auraitjamaisdécelée.L’Inceste,àperpétuité,ildescenddanslecorps,ilestirréductible.C’estencorebeaucoupplustristequed’avoirpeur.Lasouffranceestpeut-êtrecelajustement,ceàquoionn’estjamaissupérieur.C’estlarupturedel’ultimelienavecsaproprehistoire.L’œilpensantesttellementintelligent…J’aimaisl’idéequelesphrasesnefassentquesedireàtraversmoi,maisqu’ellesviennentenréalitédelui, Fabien. Les phrases ne naissaient plus de notre passé, le traduisant, mais c’était le passé quiinsensiblementprenaitlaformedemesphrasesetsemodifiaitàsasemblance.Jevoulaisêtreheureuse.J’avaisledroitd’êtreheureuse.Jen’avaispasmérité«ça»«l’inceste».Jecroisquel’oncomprendmaintenantcommentonsetue.Fabienavaitcetteconfiancenormaledansunmondequiestfaitpourlui.–Fabien,jeneveuxpasquetuoublies.Je ne veux pas être lamémoire de cemort abandonné à lui-même. C’est le désert qui vient àmoi.J’essayedechangerl’histoire,afinqu’ellenechangepas.Quandlemensongeavait-ilcommencéetpris

corps?Quandavait-ilcesséd’êtreleconsentementàcequiest?Jesuisbienincapabledeledire.C’étaitpeut-êtrehier,c’étaitpeut-êtretoujours.Lesjoursétaientlongsetfinissaientpartellementsedistendrequ’ilssemblaientdépasserlesunssurlesautres. Comme je n’avais plus de noms pour les distinguer, les mots avant-hier ou hier n’avaientégalementplusdesenspourmoi.Quefaire?Personnenevoyait,personnenevoulait,personnenesavait.Fabien,lamortn’estpasdialectique,cellequiécritn’estpasceluiquiestmort.Chaquephraseestunrefus.Incapabledefermerlesyeux,jenesavaisplusoùcommençaientetoùfinissaientlesnuits…QuandlamortétaitvenueàFabien,peuàpeu,iln’avaitpasvoululavoir.Après,ils’étaittrouvésubitementensaprésence:ils’était«tuéensetuant».L’inceste,cen’estpasunehalteauborddel’automne,cen’estpasplushautquel’été,maisauboutdelatragédie,voussavezcequ’ilya?Ilyalamortquidépasselapeurdemourir.L’éclipsedel’incestesépareetdivise,alorsquel’ellipsedelavieunifiecequel’éclipseadiviséetséparé.LecorpsdeFabien,c’étaitunproblème,maisilrefusaitdelaisserlesautresledireàsaplace.L’actedeFabien,c’étaitlesuicide.Del’actedécoulaitdesconséquencestangibles,puisqu’ilétaitmort.Maisd’un«non-acte»,lesconséquencesétaientmoinsfacilesàévaluer.L’incesteestréellementsanslogique.Etonnepeutréellement«vivreavec».La servitude de l’inceste fait régner le plus terrible des silences. Elle tue l’être d’une irréparableinnocence.Etperdre son identité suggère toutperdre…L’incestuel crimeépuise toute facultédevivrechezl’êtrehumain,parcequ’ilestexhaustif.DeP____,j’aipensérécemment,quecen’étaitpaslesortdesesenfantsquiluiimportait,maisl’issueducombat,l’Inceste.Ilestinscritenmoi,l’Inceste,parcequepersonne,personnen’enestindemne.Fabien,j’aimeraisquel’êtredesesyeuxpassedel’infini,delapluspureindéterminationarithmétique,aurougequ’enserreleplusdénuédesbleus.Ce permis d’inhumer n’est pas juste et c’est toujours la fragilité qui a le dessus dans ces situations.C’estaussivraiquelesoleilselèveàl’Est.C’estde«ça»queFabienétaitmort.De«ça».L’Inceste.Unesynthèsedelafoliehumaine.Lamer…Leciel estblanc. Il n’y apersonne sur laplage, excepté l’êtrequi fait lemort àquelquesmètresdurivage.Ilsuffitdeleregarderpourcomprendrequ’ilestmort.Laparenthèseoùtellementdechosesmedécoupent.Le soleil de ce jour a l’air d’une maladie. Il me renvoie un éclat mort insoutenable, une profondetristessedontjen’aipasl’habitude,quejenecomprendsmêmeplus.Jemarchesuruneétenduesanslimites.Lecielsedistend.C’estcommes’ils’était liquéfiéenmoilesoleil.L’éclipseestlemotifd’uneréductionamplifiée,lapossibilitéderegardercliniquementcequinepeutseregarder.L’urgencestridente,lachute.FIN.Jeregardeseproduireunechoseplusgrandequemoi.–Fabien,c’estvraiquelavieestbelle,maispaslaviequeP____nousaprise,aveccesheuresde

translationspénitentiairesperpétuelles.Pourlesautres,Fabienétaitmortàvingt-quatreans.Pas pour moi. J’avais la résignation douloureuse d’une extinction forcée, sans dénouement, sansl’instancedel’événement.Plus Fabien devenait « l’être abstrait », plus je renonçais à dire la souffrance queme faisait vivrel’abstractionde« l’êtreFabienmort».Mais lasouffranceuse l’espoir.Elle restealorssolitaire, sansexplication.Pendantl’éclipse,lessentimentseux-aussi,ilss’arrêtent.Ilssontmisentreparenthèses…Quelles étaient les raisons pour lesquelles je pensais que Fabien étaitmort à vingt-quatre ans d’uneballequ’«on»luiavaittiréedanslecœuràquatreans?L’inceste.Jesuisunprototyped’anonymat.Lacarted’identitéque j’ai,c’estça.Jecomprendsmieux lesuicidedeFabien,où lachutearracheàl’anonymat.Elleidentifielamort.Pourl’enfant,leMéprisestunetragédie.L’Incesteenestuneautre.L’Incesten’estpasaccidentel.«Lamétaphysiquedel’Inceste»estunenotionvidedesens.L’Inceste,c’estimpossibleàvivre.Cen’estpasunebellehistoirepourlesjournaux.Après,lecorpsestglacédececorpsàcorps,del’inexistenceirréparable.L’Inceste.Fairesouffrir,c’étaitlaseulefaçondesetromper.L’Incesteestuneguerrequiestlastasedel’organiquecorps.Ildonneunecohérenceàl’incohérence.Ilintroduitdelaconséquencedanscequin’apasdesuite.Laseuleattitudecohérentefondéesurlanon-significationseraitlesilence,lesilenced’Alexis.Etsilesilence ne signifiait rien ? L’identité compromise est en permanence contrariée par l’emprise del’analogieetdusouvenir…J’avaiscedésirforcenéd’unité.Devantdenouveauxespacesvides, toutcelanecessait jamaisdenepasavanceroudumoinsdenelefairequ’avecunelenteurconvulsée,obstinée,intoxiquée…J’aicesentimentatonesanslarmesquimeretientlamain,etseulslesêtresayantvécuquelquechosed’approchantpeuventnepasriredecettesortedeparalysie…Il fallaitque j’écrive«Je»,que jemeservedemoi,detoutcequiestenmoi.J’aimeraisjustementnerienéluderetgarderexacteunedoublemémoireetsesinachèvements.J’aicrusavoir.Jesavaisenvérité.Jesaistoujourspeut-être,commeundésirforcenéd’unité.Jeveuxarriverdansl’abstrait,enquelquesorte,audétaildecequej’aime…Ils’agitdevivremesrêves,deles«agir».Ilnefautpasm’yperdreetn’ypasrenoncer.C’estcommeunenécessitéorganiquedudestin.J’ailevertigedemeperdre,deneressembleràrien,debriseràjamaiscequimedéfinit,dedéfinirlaplate-formeuniqueoùlesdestinspeuventrecommencer.J’ailecœurvide.Làoùestlemoindreécart,lemondeseresserreetselimite,c’estunecage.Ilnevapasplusloinquemoncorps.Je n’ai pas choisi les problèmes. Ce sont les problèmes quim’ont choisie. Le soleil a cessé d’êtreinitial.Monenviedelarmessedélivreenfin.P____,ilestvraiquecetêtreétaitseulementuneforceenmouvement,renduimplacableparsescalculstactiques.Ilrefusaitd’admettrequen’importequelleviesoitéquivalenteàn’importequelleautre,etquetoutsetraduiseenchair.Ilyavaitunêtrequiintercédaitcontreunautre,unenfant.Sesyeuxétaientcoupants.Ilsn’avaientpasen

euxuneunitévisuelle.Sil’onnepeutaccepterlasouffrancedesautres,quelquechoseaumonden’estpasjustifié:l’Incestenecoïncideplusaveclaraison.Lesfactionssontcriminellesparcequelesprincipesrestentintangibles.LesfactionsaristocratiquesdeP____ontunsensmilitaireettuentlescorpsétrangers.Cettedistanceparrapportàmoietaumonde,jenel’aipas.Cettesensibilité,cettefaculté,presquetoujours,elleseréduitàunsentimentunique,auxyeuxduquelsejugenttoutesleschoses.Jenesenspascelamétaphysiquement,maisaveclessensusuelsquiserventàcapterleréel.J’ailecorpsmutiléetinformed’uneinévitableimperfection.Intervallequineseraitnidel’être,nidunon-être, qui touchemêmeà cette évidencedudéchirement.La révolte nepeut se passer d’un étrangeamourquidistribuetoutàlavieprésente.Celaveutdirequecettedistancereprésentecequi,del’hommeàl’homme,échappeaupouvoirhumainquipeuttout.NemeditespasqueLesSteinerétaientvivants.Sureux,nemeditesrien.Àtraversl’entrelacdesphrasesetdesphotos,quelleest-ellecetteblessureinscritedanslachairdemamémoire?Voilàvingtansquej’éteinstouteslesquestionsenmoi,etcellesdesautresaussi…Vingtansquetoutretourneàunequestionquejeveuxécarter.Commeunsolcouvertàl’infinid’unepeausèche,irritéeetridéeparlesvaguespétrifiéesdesmersanciennes.C’estaucreuxdecesvaguesquelavien’estvisiblequeparsessouvenirs,oùcommence l’histoiredesesempreintes fossiles,ombresminéralesd’espècesdisparues.Làoùtombe«lapossibilitéd’être»,sedésignecerapportquifondelemanquedelangagequidéfiguretout…J’aifaitmourirtoutcequel’incestem’avaitenlevé.Physiquement.Mentalement.Aujourd’hui,j’ailavolontéd’allerverscetteviolencequimetraverse.C’estàmoidelancerlesdés,quecesoitmoiquiamènelesévénements,nonl’inverse.J’aurais voulu qu’onme fasse appartenir à quelqu’un d’autre. L’inceste était récurrent, il courait enarrière.Àl’inverse,Fabienavaitcouruenavantjusqu’àlachute.Lamortincestuellen’ouvrepassuruneautrevie.Elleestuneporteferméeavecuncielquidure.L’existencealtéréeestdéjàhorsdecause,elleesthorsdeportée,elleestdéjàl’anonymatdelachuteexemplairedeFabien.J’existe,commeunepierre,oulevent,oulamersouslesoleilquieuxnemententjamais,mêmeenfaced’unmondequilesinsulte.Ledésert.Pourtant,lavieestlà,respirantàpeine,touslesjours,contretoutespoir,laviecontinuedansunebelleetcruelleinnocence.J’apprends tous les jours à marcher. Je ne peux diminuer arithmétiquement la douleur. Une douleurancienne… J’ai peur de cette heure où l’ombre est la plus courte. Ce qu’Antonioni appelait « laméchancetédusoleil».Iln’yavaitplusdephrasespourdireceque j’éprouvais.Si lesphrasesmanquent, sedétachentavecelleslessentimentsordinairesqu’ellesserventànommerdanslaviedesautres.J’avaiscinqansetdéjà,unepartdemoi-mêmen’existaitplus.Ellemeprécédaitdanscequin’apasdefond,cequiestfroid.

L’expérienceestunemémoire,maisl’inverseétaitvrai.Parcequel’incestetueetc’estuneexpériencedecorpstangibles.Pourrevivre,ilfautl’oublidesoi.Ilfautpartirdenouveau.C’estletempsdel’exil,delaviesèche,despeauxmortes,letempsoùlesoleilcouleàlongstraitsglacésdanslagorge…J’avaisperduFabienavecunevéritéqu’onnepeutpasdire.Etlavéritéestinacceptablepourceluiquilatrouve.Le problème est d’acquérir ce savoir-vivre (ou « avoir vécu ») qui dépasse le savoir-écrire. Étantcomprisquevivre, ici, c’est aussipenser sur lavie, et c’estmêmece rapport entre l’expérienceet laconsciencequ’onenprend.Touttourneaucreuxdececercle,de«cescénarioacquis»,videetavide.Cequej’aiàdireestpeut-êtreplusimportantquecequejesuis.S’il s’agit de tenir, une réaction inévitable, c’est de « faire des phrases ». Jem’efface, j’efface unecorruptioninterne,uneinutilitéintrinsèquequejen’auraisjamaisvoulue.La torture incestuelle est unmoyen direct de désintégration, d’amnésie de soi-même, plus encore dedéchéancesystématique.Travailler, c’est donner du prix au temps. Je peux juger la vérité vulgaire, je peux la transposer,l’insulter,l’oublier,ellen’enrestepasmoinslavérité.Ilyavaitl’inceste.L’inceste,c’estlesaisissementd’unevieàgoûtdepierrechaude.L’inceste,c’estunecontradiction,propreàlastructureobjectivedelasituation.C’estpresquel’exactedéfinitionde«sesfroidssadiques»sansbarquefunéraire.Ledrameestphysique,plastique,psychologique.Ilfautpayeretsesaliràl’abjectesouffrancehumaine.Maiscequimefaisaitleplusdemal,c’estdevoirlesmainsinexpertesdecettesouffrance,éprouvéeparcequim’étaitlepluscher,Fabio.C’estuncielvidédesonsoleil.C’estaucentredeschosesquitombent.–Commenttuercejouroùlemondenousatrahis?Je ne pensais pas que la vérité fut si simple.C’est un «match nul », afin que je puisse procéder àl’évaluationtechniquedujeu.Letempscoule,sensibleenmoietlarespirationmerevient.La vie recommence encore dans ce pays où tant de forces sont encore intactes. Je n’ai rien àdésapprendre.J’aipatiemmentàapprendre.C’estl’impressionquemelaissentleschoses.L’Incesteesttoujours«fermé»,etjesuistoujoursdansce cercle. C’est qu’il m’est possible de répondre affirmativement à la question importante, àl’irréductibilitédel’êtrequejesuis,MaudSteiner.Laréponseneserait-ellepasdanslerapportquel’unetl’autresoutiennententreeux,quiestàproprementparlerlaconditionhumaine?Cet essai pour couler l’indéfinissable du sentiment dans l’indéfinissable évident du concret, il a faitpasserlepasséauprésent.Ilétaitunefois…j’avaiseutellementmal…çaavaitcommencéenseptembre64,mais je nem’en souvenais plus… Je ne savais pas ce quim’avait fait tellementmal…Après, en1985,Fabien,ilétaitmort.Leréel,levisibleentrentdanslaphénoménalité.Ilsconjuguentl’espaceetletempsquivontdonnerlieuetdroitauxchosesd’apparaître.Unephotographieoùj’aidixans.J’aitoujoursfaitl’agrandissementdesphotosetdesévénementsautrementrestés«non-vus»surgissent

decesphotosdoubléesdeformat…L’agrandissementsedégaged’unesujétionaupaysage.Ildevientunoutil.L’engrenageduvisiblevajusqu’àfairedecevisibletraité,maltraité,agrandi,unevéritablepièceàconvictiondecequis’estpassé.L’histoiredelapertedecequejenevoyaispashier,desadissolutionestvuedansl’agrandissement.L’abstractiondesapparencess’efface.Lesyeuxvoient…«Voir»estpourmoiunenécessité.Jesuiscapabledemettredansunfilmautobiographiquetoutcequimetraverseaumomentdel’écrit.Ilyauntermeallemandquin’apasd’équivalentenfrançais:«Stimmung»,c’estlatonalitéaffective,psychologiqueetontologiquequis’accordeàunêtre,àsasituation,etdavantagequ’unemusique,elleestunson,elleestunehistoire,elleestunpassé.Avantl’agrandissement,onvoitlaphotod’unenfantdedixans,dontlesourireesttriste.Uneapparenced’être…Laphotosembleêtreunfilm,nonunephoto.Aprèsl’agrandissement,lesyeuxsemblentcontenirunmonde,pasceluidel’enfance,etc’estpresqueinquiétant.Une tragédiedepaysage,va avancer endéclinant lanotiond’agrandissement au-delàd’unefonctionphotographique.Leverbe:«Toblowup»ausensintransitif,c’est:«éclater,exploser».Ausenstransitif,c’est«fairesauter».Blowingup:agrandissementd’unephotographie.Cette photographie où j’ai dix ans révèle mes yeux, des yeux qui sont l’indice d’une tristesseirréparable. La question s’est déplacée du « paysage de l’Inceste » au détail de mes yeux.L’agrandissementfaitdufragmentoculaireunequestion:–Fabio,ai-jel’airtriste?Ilyaquelquechosedetellementaventureuxdanscesyeux.Lesbribesarrachéesauvisibleseconquièrentparl’agrandissement.C’estunpeulepaysagedessentiments…paysagequiseraitrassérénants’iln’étaitobsédant.Puisqu’onnepouvaitaccablerlesautres,ilfallaitbiens’accablersoi-même…Jesuisseuleàvoirquelquechosequinepréexistepas,quejevoismentalement.Jenedépendsd’aucunstyleassignable.Les idéesconnexesde justiceetde libertésontsanscesseremisesenquestion,parcequeleursexigencesmutuellessontdifficilementconciliables.Lestracesgraphiquescontrarientdesblancséclatantsàdesnoirsprofondsquemettentenjeulestextes,commedeuxétrangersacharnésàsecontredire.–Fabien,jeneveuxpasmourir.La révolte estpositive,puisqu’elle révèle cequi, enmoi, est toujours àdéfendrecequ’étaitFabien.C’estaujourd’huiquejerefusel’approbationàlaconditionquiaétélamienne,etaussilasienne.Iln’yapasd’idéeàlaquellejefinisseparm’habituer.C’estcemouvement,cetalleretcettecontinuitéquim’appellent.L’expériencedumalmoral,l’expériencedumalphysique.Jen’entendsrien.Jenevoisrien.Jeressensuntoutindivisibleétirédansuneduréequiestlamienne,endéterminelaphysionomiemême,peut-êtrelamienne.Entrepenserunephotoet laprendre,desannéespassentoudavantageet inutilement. Jeneveuxpasavoirlapossibilitédetropréfléchiràlaséquence.Fabienn’avaitmêmepasquatreans.J’enavaiscinq,commelescinqdoigtsdelamain.Jesuisl’intervalleentrecequejesuisetcequejenesuispas.Lacouleurn’estpasseulementthéorique.Elleestunappelduréel.Depuisle6mars1985,jevivaisunetonalitéaffectiveprivéedecouleur,maisteintéedel’intérieur.C’étaitlegris,lenoiretleblancquitraduisaientcetteabsencedecouleurs.

LaphotographiedeFabienalescouleursdel’absenceetd’undésiratoneetfatal…Jevislatensionpermanenteentredesespaceserratiquesetdesséquenceshabituelles,oùjem’essayeàpasserinaperçue.Jesuiscernéedevide.Voilàqu’entreenjeuladimensionduTemps.Jecommenceàêtreprèsde«l’espace/temps»etdecequetoutesleschosesentretiennentlesunesaveclesautres,ycomprisleurstensions.Aujourd’hui,ellesontunsens.Hier,ellesn’enavaientpas.Lepaysageaunefonctiondifférenteparcequeleshistoiressontdifférentes.Ilmesemblaitmarcherderrièrequelqu’undontj’entendaislespassurlesdalles,maisqueplusjamaisjen’atteindrais.J’avaiseulachanced’aimer,etlaviesepassaitàrecommencer.Il me faut partir à nouveau, et revivre la netteté des contours de l’être que j’étais à travers « cesnégatifs».Ilétaitunefois:Fabien.Ilétaituneautrefois:Fabienétaitmortetj’étaisvivante.Des yeux qui retiennent se perdent dans l’indéterminé. Des yeux qui prennent en otage les yeux del’autre,lesmiens…etuneabsenced’explicationquiappelle…quim’appelle.C’estfoucequeçamegêned’exister…EtcejeuqueFabienn’estmêmepluslàpourjoueravecmoi.Etcette photo… L’agrandissement dégage le contraste… L’absolument grand viole l’intime, en y faisantnaîtrelevide.J’aiessayéd’éliminerjusqu’auxbellesimages.Ilyena.Biensûrqu’ilyena.Succèdeletempsdel’apesanteuretdelachutelibreexplétive.Mais lesblessésdeguerresansvisageetsanscorps, ilsavaientété incomparablementplus tragiquesquen’étaientcestypessadiques,fous,inhumains.Mêmesicen’estpasbiend’avoirsouventdesséquencesdefilmspleinlatête,oudesphrasesdelivres,ellesviennent…L’absurdeincestuelestsanslogique.Jeneveuxpasenvivre.Mamémoirefonctionneunpeucommeuneimprimantesélective.Voilàuneséquencequiprécisecequejeveuxdire.Les sentiments deviennent vite contradictoires, lorsqu’onnepeut plus voir les visages.S.Steiner, jel’avaisàpeineregardédepuistrenteans,jusqu’àlerendreillisible…Etlevidevéritable,lemalaise,l’angoisse,lanausée,lesuspensdetouslessentiments,lapeur,jeleséprouvais quand, assise en facede lui, jeme trouvais au cœurde ceblanc, dans cenéant qui prenaitformeautourdesesyeux«éteints».Onm’avaitditqu’onfaisaittomberlesadismedesbourreauxenlesregardantdanslesyeux.Sesyeuxétaientailleurs.Sesyeuxavaienttoujoursétéailleurs.Mêmelameilleuredesphotographies,aprèstout,n’estpasencoreassezréaliste.Aucinéma,c’estleprocessusdemontage.Etlefilmestuntout…quinemontrepastout…Ilestdéjàunetrahisonindiscernabledel’énoncédescorps.C’estdans«Portier denuit »…CharlotteRampling a « échappé » à lamort en chambre à gaz, enéchangedesoncorpspartiellementdénudéquidoittourner,seretourner,danser,finissantparsedonneràn’importequelleservitudemasochiste,quidoit«fairelespectacle»ensouriant.Entrelamort,ou«faire

lapute»,avecFabien,onchoisiraittoujoursladeuxièmehypothèse,mêmesilaservitudefaitentendreleplusterribledessilences.Laséquenceestlaplusbelletraductionducontrasteentrelasouffrance,l’humiliation,l’espoirquelaviecontinue,surtoutqu’ellenes’arrêtepas…Pour«ça»,jeseraiscommecettefemme,jenesaispasjusqu’oùjepourraissubirl’humiliation,sûrementtrèsloin.J’auraisoubliéfacilementquecetassemblagedemembres,ilestassemblépourêtremoi-même…9rueDupuytren,Paris6e,deuxièmeétage,c’estl’adressed’uneexpériencequel’onneprovoquepas,quel’onsubit.C’est l’airede ladénégation, la familledesAtridesoùon tue…commeça…pour rien.C’estcequiprouvequ’onn’avraimentpasdechance.Nousysommes«engagés»danslevraisensduterme.Cen’estpasjuste.LesyeuxdeP____,ilsétaientvidesd’unetelleviolence.J’airéfléchiquejelesavaisàpeineregardés.Jenelesregardaispas.Humiliants, sont-ils touscesmédicamentsqui scellent lespaupièreset lesmembrespour faireentrerdanslazonemortifère.Humiliantecettealiénationdélétère.Humiliante cette réponse«viol…ente», à laquelle laquestionn’amêmepas étéposée.D’ailleurs,avecP____,l’alternativen’existepas.Ilatouslesdroitsdepréemption.Jenemesuremêmepas1mètreet20centimètresou30,40.Jen’aimêmepasbesoindedire,jesuisineptedevantlui, j’attendsd’être« assassinée » les yeux ouverts. Je me dis que le fléau est irréel, que c’est unmauvais rêve qui vapasser…Maisilnepassepas.Noussommesdanscescaissesrectangulaires,oùrespirentdesmilliersd’êtres,desmilliersd’êtres.Quisont-ils?Quiest-il?Quefaire?J’ai la sensation permanente d’être en face d’un mur ou d’un paysage où les plans s’effacentinexorablement les uns les autres, avec une panique de mort qui s’ensuit. J’ai pensé aux ombresgalvaniquesetbrumeusesdeHiroshima.J’auraispupenseràbiend’autreschoses…C’estunpeulepaysagedessentiments,oudel’inéluctable.Jenesaispas.Lesoleilpeineàdissiperunebrumelégère,celledetouslesjours.Nousappelons«maladiemortelle»lesmaladiesdontonmeurt,maiscommentappelercellesdontonpourraitmourir?Cesontlesêtreseux-mêmesquiexpliquentcequel’histoiredoitexpliquer,parcecequicomptedansl’histoire,cesonttouscesélémentsquifontmavie.Cenesontpaslesexplications.Cesontdeschosesquisontderrièrel’apparence.Decettehumiliation,jepensaisluiéchapperencourant,encourantdeplusenplusvite,pensantqu’ellenemerattraperaitjamais…Maisbiensûr,ellem’arattrapée,commeunedettequin’apasétépayée.Toutes les nuits, je voudrais savoir si l’heure où il fait jour va bientôt venir… Je ne voudrais plusjamaisêtredansunlit.Ceslitsmedisenttousladouleurd’êtreaimée,oucelledenepasl’être.Lefinaln’estpasunhappyend.Laviolencen’estpasl’uniquemoyendepersuasion.Lefaibles’aideàvivre,àparaîtredecetteparadede l’amour, où la lumière fouille les yeux, les fait pleurer, entre dans le corps avec une rapiditédouloureuse,levide,l’ouvreàunesortedevioltoutphysique,lenettoieenmêmetemps…J’avaiscinqans.Jesuisunobjetorganique.P___,trente-huit.

L’inceste.Letympandusilence.J’aidescontractures.L’espaceintérieurserétracte.Lecorpsdumortreprendsaformeparsynapse.Jesurvivraisàlaplussourdedesconsciencessanssavoiràquelcorpsrecourir.Peut-êtredevrais-jegarderl’idéequejesuisnéedumatinoùP____aétéinterné,le5janvier1971?Etpuisqu’ilmeurtdansmamémoirepourquejepuissevivreaprès,jesuisbienobligéedecroirequecetteamnésieétaitjuste.Peut-êtreapportait-ellelamusiquedeschiffresjusquedanslatragédiedusang?Est-cequel’absurditédel’incesteexigequel’onéchappeàlavie?Certes,ilyavaitbienunelogiquejusqu’àlamortdeFabien.Sil’absurdesuscitel’espoiretlamort,lesentimentdel’absurditédel’Incesteestinsaisissable.Lesuicideestlejugementducorps.Setuer,c’estavouerque«celanevautpluslapeine»,quelasouffranceestinutile.LarévolterévèlecequienFabien,Maud,esttoujoursàdéfendre.Aprèsleviol,levide.Aprèsl’inceste,levideestsuicidaire.C’estlanuit.C’estunedesdimensionsessentiellesdel’êtrequiluiestvolée.Jecrie,j’exige,jeveuxquesefixeenfincequejusqu’ici,j’écrivaissanscessesurlamerparcequejenesavaispas.Jenemesouvenaispas…Aujourd’hui,jesais.Le droit ne s’étend pas au-delà d’une frontière, à partir de laquelle un autre droit lui fait face et lelimite.Peut-êtren’ya-t-ilplusdequestions,iln’yaquedesréponsesetdescommentaireséternelsquipeuventalorsêtremétaphysiques?L’incestetue.Onditquec’estdifficiled’entrerdanslesgrandshôtelsquandonaétépauvre.On ne dit pas que c’est difficile d’entrer chez les autres quand l’inceste accuse le visage dans sesélémentsessentiels.Iln’estpasfaitpourl’œil.Onneditpasquelamortdanslavie,c’estinaliénable.Cesviolencespasséesnousavaientdéfinis,MaudetFabien,commedesêtresàleursyeuxinsignifiants,etinsignifiantsànous-mêmes.L’insignifiancen’estpasunechoserelative.Àseptans,n’ya-t-ilpasdel’incertitudeàêtrejugécommeinsignifiant?LetestdeRorschachestundesseulsquipermettededétecterqu’unévénementtraumatiquepuisseavoireulieuetquelamémoireaitpu«l’occulter»,«l’enfermer»partiellement,complètement,pasdutout,pourunesurvieindéfinissableetincertaine.Lapremièrenuitaprèsle«TestdeRorschach»m’aoffertl’angoissed’unseulrêve.Jedormaisdansl’encrevéritabledel’obscuritéetdel’absurditécruelledecerêve,puisqueplusriendésormaisnepouvaitmemenacer.J’essayaisdenepasremonterjusqu’àlasurfaceduréveil.Jevoulaisprofiter encore du répit de la nuit, de l’hallucination accordée par le sommeil, non pas l’oubli,maisl’apparencedel’oubli,lesemi-effacementdesarêteslesplussaillantesdusouvenir.Jecomprenaisquelenoirétaitlourdd’unemultitudedebattementsd’ailes.Deschauves-souriss’étaientdétachéesduplafond.Elles semblaient sortir de l’épaisseur froide des murs et descendaient du lit où j’étais couchée.J’attendais lemoment inévitableoù leurs serresviendraient s’accrocheràmescheveux,déchirantmon

visage.AprèsletestdeRorschach,oùj’avaisclasséunecentainedequestions,encatégories:vrai/faux?Ilyen a une qui a fait surgir depuis de longues heures étirées de l’oubli, une «Thilde » de sept ans quidévalelesmarchesdesatendremarellementale…–Fabio, te souviens-tu lamarelle?Nouspensionsquechaque journous rapprochaitd’unautrequieffaceraittoutcequiavaitprécédécommeunchangementdeprotocole.Peut-êtrelamarellenousévitaitunpeulacraintedesevoirs’enaller?…Ilfaisaitfroid.Lemiragedelamarelle, ilémergedelamémoire.IlétaitbleuetFabiennevoulaitjamaisquenereviennelerecommencementinquiétantdujour.Danscejeu,ilmedisaitdéjàunadieuquejen’entendaispas…LetestdeRorschach:Question27–Aimiez-vousjoueràlamarelle?»Réponse27–Oui.J’aiposélacartesurlapiledes«vrais».Question28–Jen’aipasletemps.Onpeuts’interrompre,laissez-moijustequelquesminutes.J’aipenséàFabien.J’aipenséquenousjouionsàlamarelle,quenousavionspeut-êtrefaitdenotreviecejeud’éternelretour,degéométrierenversée…Fabien était presque endormi dans la coulée de lave glaciale qui l’entraînait vers une disparitionprogrammée.Le jour oùFabien était tombé, j’avais laisséma pensée circuler dans son corps, sesmembres, allerjusqu’àdessinerdefragilesparenthèsesautourdelacourbedubrasgauche,légèrementreplié,quiavaitcreuséunpeuleventremort,fragilecommeduverre…Desimagesadventives,déclinéeslesunesdesautress’échouentaveclenteuroustridence.Lesphrasess’épuisent,s’anéantissent,neseterminentjamais.J’étais revenuedans cequi avait étémavie etqui serait toujoursmavie.Ceque j’exigeaisdemoi,c’étaitjustementdevivreseulementaveccequejesavais,mêmesil’alternativeétaittragique.Jesuisvide,vidéedecequelquechosed’ouvertenmoiquicommencejusteàsefermerunpeu.Savoirsijepeuxvivresansappel,c’esttoutcequim’intéresse.Je laisseceuxquiveulentseséparerdumonde,demandantaudésirde l’autre lesoinderelayer leurpropredésir.Étreindreuncorps,c’estaussiretenircontremoicequimelaisseintacte.Detempsàautre,ilyavaitlavie.J’aipensé.Jenepouvaispluspenser.Jen’aipenséàrien.J’aienvied’unechosequisoitjusteetjenepeuxpasêtrereconnueparcequin’existeplus.Lavienevautpasplusqueça.Uneverticalitéquisemeurt.EtlefroidsurchacunedeseslettresF–A–B–I–E–N.J’aipenséàunexcèsdelumière.–Fabio,tul’avaislaisséinachevécejeu.Tuavaisdéfaitlessanglesquirivaienttesmembresàlavie.Arrivé«aucieldelamarelle»,–Fabio,faislecedemi-tour.Fais-le.Jeneveuxpasattendredemainquineviendrapas. Ilétaitunefois…Lamarelle.–Fais-lecedemi-tour,Fabien,faisle.De nouveau une énigme heureuse m’aide à tout comprendre. Après plusieurs minutes d’essais etd’erreurs.C’estmoncœuretmachair,pasmonintelligence…Lemondeseresserreetselimite.Ilnevapasplusloinquemoncorps.L’intense difficulté qui a précédé ce rapprochement n’a plus sa raison d’être, et semble n’en avoir

jamais eu, tant elle est devenue évidente, cohérente. J’attrapedes instants, un silence, unephrase, unemain,unvisage,unmouvement…Cesimagesontencommund’êtreaubordd’elles-mêmes,enproieàunvertigeconsentietàunbasculementprobable.Jelesinventecommeellessont.Lesséquences…C’estl’histoirequ’ellesretiennent,qu’ellesneretiennentplus.Tristesnuitssubordonnéesàces«flashs»quim’emmènentailleurs.Lanuittravaillecommeuneerreurdelumière.Unenuit,c’estsipeu.Peut-êtrey a-t-il deux temps?Celuioù l’onobserve, celuiquinous transforme.Mais l’essentiel estd’expliquer.P____,jet’avaisoubliétellementd’années,j’avaisoubliéceghettorouge,ceghettodeconflitsacérés.J’écris « rouge », peut-être parce que Fabien était dans une flaque de sang quand on l’avait retrouvéétendu,mort.–Fabien,relève-toi.Cen’estrien…Ilsuffitd’avancer.L’écritexplique,donneuneformeàl’espoir,àlachair.Laneigeétaitaveugleetlente.Lavoielactéedescendaitjusquedansleslumièresdelavallée,ettoutseconfondait.J’aipenséàlaphrasedeFabien,cellequ’ilavaitécrite.Maisuneautrepartdemoiconnaîtunsecretquin’estpasfaitpourêtrerévélé,etaveclequelilmefautmourir.–P____,jetelèguemesplaiesettesinaliénablesmouvements.Detoi,jenevoulaisplusriensavoir.C’estlavaleurentoiquiseratuée.C’estlapartdumalentendu,maisc’estaussicettevéritéd’innocencequinepeutnierquetuescoupable.De cette course dans la neige avec Fabien, j’avais perdu un corps et les conditions physiques del’existence.PlusjamaisnousneserionsMaudetFabien,enfants,nimêmeadolescents.Et pendant cesmois où P____ avait été hospitalisé, mamémoire avait obscurci toutes les douleurspassées,pourneconserverquelesimagesdebonheuravecFabien.C’estlàquetoutavaitcommencé,quetoutcommenceraittoujours.LesprescriptionsmédicamenteusesdeValiumetdeThéralèneavaienttracélepremiersillondel’oubli.Jeme souviens des premiers jours d’une guerre. L’absurdité essentielle ne change rien à ce qu’elleest…Dèsl’instantoùcetteguerre«aété»,toutjugementquinepeutl’intégrerestfaux.Mêmesilemondeoùjevivaisétaitbrûlantetglacé,transparentetlimité,oùrienn’étaitpossibleettoutétaitdonné,ilfallaitrespirerdanscettearidité.Ilestdeschosesquinedoiventêtreabordéesquedanslacrainteetletremblement.Lamortenestunepeut-être.Leréelterrorismedupaysagementaletphysiquedel’enfanceenestuneautre.L’incesteenestune,biensûr.Steiner,c’estnotrenom.NousportonslemêmenomqueS.Steiner.Cequej’exigedemoi,c’estjustementdevivreaveccequejesais.

Laisse-moitedirelesmotsparoùcommencentleshistoires…

Septembre1964/janvier1970FabienetMaud

HaroldetMaude.Sublime.Regardez,là,ilyaunescaliertoutjustefaitpourvous.Allons,unpetiteffort(Haroldàsontourparvientausommetets’assiedauprèsdeMaudeens’agrippantfermement

autronc).Vivifiant,non?

Harold.Oui,c’est…c’esthaut!Maude.Imaginezunpeu.Noussommeslà,blottisdansunberceaugéantparmidesmilliersd’arbres.

Etnoussommesuneinfimepartiedetoutça.Harold.C’estlamerlà-bas.Vousentendezlevent?

Maude.Sinoushissionslavoile!Quisait?Nouspartirionspeut-être.Capturerlevent,déchirerlelarge.Ceseraitgrisant.»

–Fabien,Fabien,necourspastropvite.Attends-moi.Dehors,ilyalesoleil…C’estl’été.Lavieesttellementbelle.Dépêche-toi.Vite.L’horizonestunanimeànotrebonheur.–Attends-moin’importeoù.Ilparaîtquejusqu’àdemain,l’armisticeestsigné.Fabiencouraitaprèslesombres.Ellesétaientbellesetpresqueinacceptables.–Fabien,pourquoilesoleila-t-ilavalélesétoilesdansl’aube?–Commentonasusonnomausoleil?–D’oùçavientlanuit?Etpourquoilesjoursseretirent?–Fabien,çafaitmalquandontombed’untrain?–Fabio,tuasvu,lamer,rougeensurface,ellenes’ouvrepas.–Fabio, le soir tombe. Il faut renoncerà lacourse.Arrête lecache-cache.Onseretourneet l’ons’appelleunedernièrefois.Lavoixrépondencore.–Fabio,tucroisqu’elleserabientôtfinielaguerre?–Fabio,qu’est-ce-quipeutdurer?

Lavieestpeut-êtretriste,maiselleesttoujoursbelleparcequejemesenslibre.Onpeutfairecequ’onveut,quandonveut.Regarde…

àdroite,àgauche,àgauche,àdroite…»Lesvraisparadissontceuxqu’onaperdus.»(A.Camus.)

Jevoulaisdirequelquechosedetrèssilencieux,detrèscontraireauxbruitsquim’entouraient.Plusieursbruitsenmoi.

Onvoulaitunmouvementsanshistoire,unmouvementrectiligneécrit,pasdeparenthèse.Ilfaisaittouslesjoursbeaucommeavantlaguerre…Enparallèle,j’avaisl’exclusivecontradictiondepenserquesiunjouronmeposaitdesquestionssurcequime reliait à Fabien, je voudrais que personne ne comprenne, et qu’aucune phrase ne convienne àdétacherlessyllabesquel’enfanceavaitécrites.Notre bonheur était humain et l’éternité quotidienne. Sans doute ces choses-là ne s’expliquent pas…Sansdouteçanesertàriendetenterdelesexpliquer.Ainsi,peut-êtresommes-nouspris,encerclésparlesSteiner,alorsquenouscroyonsl’emporter,perdantaufinalparcequenousnepouvonspasgagner…C’estunjeucrueletdangereuxparcequequelqu’unperdobligatoirement,commeunliend’enfantsquigénèresapropredestruction.Sijemesensàuntournantdemavie,cen’estpasàcausedecequej’aiacquis,maisàcausedecequej’aiperdu.Onnerenoncepassi facilementà l’enfance,auxrêvesde l’enfance,àsesyeuxtoujoursexemplaires.Celaaàvoiraveclessouffrancespersonnelles,pascellesquifontmalcommeunecoupure.FabienSteiner. Ilmesemblaitqu’ilétaitcomme la justificationde tous lesêtres.Fabienmesouriait,m’aimait.Jenedemandaisriendeplus.Fabienétaitsonnom.Ilétaitmonsilence.Ilétaitmablessure.Ilétaitcequel’amourajouteaudésir.Unechoseinestimable,l’amitié.Jevoisdanssesyeuxet jenesaispasnonpluscequejevoisdanslesyeuxdeFabien,puisqu’ilmevoit…L’essentiels’estdéjàjoué.Àseptans.Nousn’attendionspasqu’un«verdictSteiner»soitrendu.Lecorpsn’attendaitplusdeverdict,mêmes’il avait déjà dans sa course, une allure légèrement asymétrique. Fabienm’insufflait un sentiment desurvivance,untempsd’enfantoùjen’aijamaiséprouvélebesoind’ensevelirlesjours…Dieun’existaitpaset toutétaitpermis. Jamais lesSteinerne seraientparvenusànouspersuaderqueDieuseulestinfaillible.Fabienracontaitçamieuxquepersonne…S’ilyavaitlà-basdestaudisenruine,ouvertsauxquatrevents,unpuits,unjardinsuspendu,nousétionscapables de passer des heures à tisser des toiles d’araignée avec des blanches filandres volées auxSteiner.C’est une sorte d’innocence, avant que ça ne comprenne tout à fait de quels atouts ça disposeeffectivement.Lapatienceàaimeretàcomprendreétaitsanslimite.J’apprendsàvivrecommeilm’estleplusfaciledevivre.Jemeprometsdedirelesphrasesparoùcommencentleshistoires.Direlesphysiquesphrasesetcellesensuspens.Fabienétaithabileàtoutesleschosesdelaviephysique.Ilsetenaitlui-mêmebienenmain.C’estpeut-être ça qui lui donnait une telle abnégation, une telle faculté à abjurer tout défi, toute souffrance. J’aiappristellementdechosesaveclui…Ilavaitcettefacultéimpensableàsetenirendehorsdumonde.Jelesuivais.Demain,jelesuivraiencore.Aujourd’hui,jelesuistoujours.Iln’amêmepasessayédem’attacheràlui.LesautresSteiner,ilsonttousessayé.Jenelesaimepas.D’eux,jen’airienàattendre.Personne ne pourrait rien défaire. Fabien, j’aime l’insouciance qu’il m’autorise. Je sais tout de sesgrandsrenoncementsetdesesjoies.

Écrire,c’estnepaspouvoiréviterdelefaire.Écrire,afindenepaslaisserleschosessesubstituerlesunesauxautres.Làcommencenotrehistoire.J’aicinqans,Fabienquatre,etpresqueriennenoussépare.Dansnosbras,ilyadesbrasséesd’étoilesetl’arc-en-cield’unecorrespondanceavecdesrendez-vouspartout,quinenousannoncentjamaisquandonvaserevoirparcequec’esttouslesjours.OnaccèdeàcequiéchappeàtoutegrammaireSteinerienne.LamienneetcelledeFabiensemblentdécrireunnon-lieu.Pourquel’enfancepuisseêtreretrouvée,encorefaut-ilqu’elleaitétéquittéeunjour.L’enfance,quelquechosequejesauraismaldire…Noussommesdeuxêtres trèsprès l’unde l’autre,n’ayantquenous-mêmespourêtreheureux.Cequenousavonsàtraverser,c’estnotrehistoire.Commetouslesenfants,oncroitauhasard,exactementcommeonvoitauhasardavecuneobstinationconstante.Dèsquel’onsentunelogiquetroplogique,onvaàl’illogisme.C’est lagrandeaventuredel’intelligencedemesseptans,cellequifinitpartuer toutechose.Pluslecheminquiymènemeparaîtabsurde,pluscelam’intéressedeleparcourir…L’enfanceesttombée.Ellerépandàterresesimages.Ai-jeréellementdécidéd’êtreainsi,sipeureliéeaumonde,seuleavecFabien?JepensequeledénouementSteinerestundélaissementcharnel,presqueundessaisissementphysique.Ilnenousenlèvepasladoublevéritéducorpsdel’enfantetdel’instant,quin’appartiennequ’ànous.Nous sommes des êtres inactuels. Afin d’être heureux, il nous suffit de fixer les feux follets qui sedéhanchentsurlesbranches.–Fabien,dépêche-toi.Jet’attends.Vite.Bientôt,ilferajour.Viensécoutertoutcesilenceetcejourquicommence.Regardecommelesoleilquinousdésirevientànous,àtraverslesfeuilles.Lesoleilnousaime.Onalatêteretentissantedescymbalesdusoleildenoscinqans.Onal’heureuxsourired’unjourdenocesaveclemonde.Lesoleilnousdésire,lesoleilnousaime…Ilétaitunefois,c’étaiten1964.Personnenem’avaitjamaisparlécommeFabien.Personne.Danssesyeux,jesavaisquej’étaiscomprise.Certainsjours,jen’avaisplusàpenser,maisàaller.Ilatotalement renoncé àme surprendre. Il y avait juste une certitude, une implacable certitude :Maud etFabien.JamaisavecunautrequeFabien,jenem’étaisautantapprochéedumonde.Cequ’ilm’adonné,jel’aireçu.Nousemployionslesmêmesphrasespourparlerdesmêmeschoses,sansquel’onn’aitjamaisentendulesautresdirecesphrases-là…Etjeseraisbiendémuniesijenepouvaismeréféreràlui.Ilentrebeaucoupdehasardsdansunesentencedecorpsd’enfants,autantdehasardsquiinfluent.Lavieennous,ellenevapasassezvite.Nousvoulonsvivre lessentimentsavantde leséprouver,parcequenoussavonsqu’ilsexistent.Nousnesubironspascetteinévitabledéfaitequ’infligele«tempsSteiner».Ilfallaitbeaucoupdetempspourvenirjusqu’àFabien…IlavançaitdansPariscommeunsomnambulesomnolent.Alors,j’avaisdepuistoujourscettepeurqu’ilneperdel’équilibre.Fabienétaitàlafoiscontenudanslesmilliersdesautres,etdétachépourmoiseuledemilliersd’autres,complètement distinct, seul. Je n’en n’avais rien à faire des yeux du monde… Ce sont les siens quim’intéressaient.

Quandilfaitfroidl’hiver,onnesesentpasbien.Lesoirquicoulesurcesmontagnesfroidesfinitparglacerlecœurtropchaud.Noussommesconstammentpénétrésparl’abstraitenature.–Fabio,viensvite.Lesoleildoitêtreentraindeglisserdavantagederrièrelehautmurquidécalqueuneombreausol.Leciel,entièrementdégagé,estd’untelbleuqu’ilsemblevidedetoutescouleurs…Maislanaturen’estjamaisbrute.Cesinstantsd’accordaveclanature,Fabienlà,étaitleconsentementd’unsursisquin’enfinitplus,quinousdélivreunplaisirsansremède,parlecorpsetprèsducorps.Unhasarddebonheurquiseprolongeaittouslesjours…Cettetêteestbelle.Depuis leventdusoir jusqu’à lamaindeFabiensurmonépaule,chaquechoseavaitsavérité.Nousétionsindivisibles,indivisis…Ilm’habitaitetjem’insinuaisjusqu’auboutdesesmains.Nousétionslégerscommeleplusimpossibledesnuages.Nousn’avionspasletempsd’êtrenous-mêmes.Nousn’avionsque le tempsd’êtreheureux.Nous avionsvécuun temps à éclipses, où s’était défaitetoutelinéaritéordinaire.C’estunsensdelibertéphysiquequinousjustifie.Jamaisjen’aisentiautantquedanscesmomentsdedénuement,ledétachementdemoi-mêmeetmaprésenceaumonde.Ons’étaitalliéautemps,cetempsquipasseetn’attendpersonne.Fabienm’avaitexpliquéunjourque«vivre»équivalaità«mourir»,parcequenousnevivionspasunjourdeplussansqu’ilnedevienne,decefaitmême,unjourdemoins.Ilavaitraison.Quelaccordpluslégitimepeutunirl’hommeàlavie,sinonladoubleconsciencedesondésirdeduréeetsondestindemort?Certainesnuits,extrêmementrares,surtoutletourdel’horizon,letonnerreroulait.Onpensaitalorsàuntremblementdeterrequiferaitdubonheur…Nousvoulionsvivreetàcinqans,c’étaitàcelaqu’ilfallaitadhérer.Laperspectivedevivretoujours,c’était«beaucoup».Cesontlesenfantsquileformulentcommeça,FabienetMaud.Samain prend…Samain touche…Samain aime…Samain délaisse. Samain fait, défait, refait enrevenantàl’impressioninitiale,incompréhensibleauxautres.Certainsjours,jenepouvaisplustoucherleschoses.J’avaisenviedelestoucher,maisjenepouvaispas.Jenepouvaispasprendreleschoses…Jen’avaispasde«prise»surelles.Jenesubissaispluslamêmepesanteurquelesautres.Quandmesbrasnemerenseignaientplus,ilsétaientsansconsistance,inexplicablementlégersouaucontraireetnonmoinsinexplicablementlourds,trèslourdscommedesbranchesd’arbre.Mesmainsétaientinsensibles.Iln’yavaitqueFabienquicomprennequecesmainsnégatives,ellesmefaisaientmal.Iln’yavaitqueFabienquicomprennequej’étaistristejusqu’àmoncorps.Jemesuissouvenuequenousne nous disions jamais rien de ce que nous éprouvions l’un pour l’autre, parce que nous savions quec’étaitunevéritéétablieunefoispourtoutes,définitive.Ons’étaitdonnéletemps,ons’étaitperdu,onavaitpoursuivilesoleiletlesouvenirduvent.Les rapports entre les objets et les êtres étaient justes, parce qu’ils n’étaient pas pensés comme untravail des mains, en dehors des corps. Il est impossible d’exprimer quelque chose par des moyensconjugués:maindroite,maingauche…Ellesdonnentlavaleurà«l’êtreauqueljem’ajoute».Quelquechosenouspresse,dontnousnesavonsrienjusqu’àavoircinqans…À cinq ans, ilme semblait que Fabien était la justification de tous les hommes. Il y a des êtres quijustifientlemonde,quiaidentàvivreparleurseuleprésence…

Ilétaitlàetcelam’occupait.J’étaisdanssesyeux,FabienSteiner.Aveclui,j’auraisvouluquel’enfanceduretoutelavieavecdesrendez-vouspartout.S’ilfautauxenfantsunepatrieetdesvoyages,desvoyages,nousenavions,mêmequandlecielétaitfroidetqueriennenoussoutenaitplusdanslanature.L’enfancen’apascetteambiguïtédanslefrôlementdescorpsductilesmasculin/fémininetrésistants,quiachèvedeconvaincrequ’iln’yapasd’enjeudechair,maissimplementuneaffectiontotale, intègredechacunpourl’autre.Son existence était devenue doublement la mienne. Malgré les différences et les dissemblancesphysiques, nous sommes les deux seuls Steiner à être identifiés comme « Steiner » : 6 et 7, où lesexpressionsserépondent.Fabien,matricule7,c’estledernier.Ilauneattitudepresque indescriptiblequiattire toutdesuite,unesingularitébelleàvoir,qui retientl’attention. Il a cette façon de porter son corps alerte sur une seule hanche, où il semble prêt à toutaccueillir.Nous dévalions la pente délayée du temps. Nous nous laissions aller à ce que contenait sa mainindécise.Jemedépêchaisquandilcourait.Ilyavaitcettehabitudedel’autre,sansl’ambiguïtéadultequiachèvede convaincre qu’il n’y a pas d’enjeude chair,mais simplement une affection totale de l’un àl’autre.C’est la différenceMasculin/Féminin qui nous distinguait le plus.Ce déséquilibre fondamental entrenous,nousrapprochait.Nousétionsl’unpourl’autrele«gardeducorps»del’autre.J’aicinqans.Fabienquatre.La vie était faite de rituels absurdes, de gestes dont j’avais la certitude qu’il était vital que je lesaccomplisse.J’auraisétéincapabled’endonnerlesensetlaraisond’être.AvecFabien, nous avions le sentiment de « jouer » toute notre existence enmarchant en bordure detrottoir,ouentraçantdesmainsd’invisibleschiffressurlecorpsdeceuxquej’aimais,celuiquej’aimais.Allersivite.Certains jours, nous jouions très lentement à l’allure d’un jeu de Théâtre. Peut-être le Théâtre est-iltoujoursundanger,oùl’enfantquijouehabiteuneairequ’ilnequittequ’avecdifficulté,oùiln’admetpasfacilementlerestedel’existence?Lejoueursemetenjeu.Etjeuetaventureneserejoignentpasencequ’ilssont,maisencequ’ilsnesontpas.Peut-être sommes-nous des marionnettes qui s’agitent, petites comme des mobiles sériels dansl’espace?Peut-êtreavons-nousl’immobilitédesmannequinsdecuirbouilli,inanimésquel’onretournefacilement?Lesoir,Fabienselaissedescendreavecmoidansuneautrevie.Ilfautgarderlesyeuxouverts,etdire,blanc sur blanc, le tournis lent des phrases…L’obscurité a déjà effacé lesmurs de la chambre, en aabsorbélesvolumesdanslagéométrierenverséedelanuit,sansattache…Letempssecreuse.Il n’y a pas demontre pourmesurer le passage arrêté de cette durée là.La chambre ressemble à unradeaudérivant.Ilnefautpasfermerlesyeux,prendretamaindanslamienneetattendrel’hypothétiquerémissiondesheures,commeuneinvitationauvoyage…Noussommespassésdel’autrecôtédesSteiner,cesautresquenoussommesvraisemblablement.Noussommespassésducotéde«vivre»,quiaàvoiraveccequiestàportéedemain,l’éternité.Ilyacequejefaisconnaîtreenmoiparcoïncidenceavecl’autre,Fabien.JesuistouteentièretournéeversladeuxièmepersonnedusingulierdeFabienSteiner,dontdépendmaconditionmêmed’existence.

Commesil’unnepouvaitpasvivresansl’autre,commesionnesavaitpluscequiétaitdeMaudoudeFabien,quelquechosenouspressaitdontnousnesavionsrien.AvecFabien,j’aisaisil’indicible,quejen’étaispascapabledetraduire.D’oùcelavient-il?Quesignifieêtreàl’écart?L’amourétaitaucommencementdetouteschoses.FabienetMaud.Toutrecommençait.Toutrecommencetoujours.Jenesaisjusqu’àquelpointledangernousattirait…Je ne pourrais le répéter, parce que l’œil n’articule jamais ce que les lèvres disent. Avant qu’il nes’attache à une forme identifiable, il s’en détache et en appelle à la dimension qui échappe encore…Fabien,c’estlemouvementmêmedelavie.Mesyeuxs’éprennentdesesyeux.Sesyeuxs’éprennentdemesyeux.Lavieestbelle…Àcinqans,ellea laphilosophieduminéralet lamétaphysiquedel’arbre.Àcinqans,onsedépêchedevivre.Touteslesvéritéssontbonnesàdire,cesvéritésquelamainpeuttoucher.Les rapports entre les arbres et nous-mêmes sont justes parce qu’ils ne sont pas pensés. Nous lesaimons,peut-êtreaussiparcequ’ilsn’ontaucun liendeparentéavecnous,pasplusque lespierres, leciel,lamer.–Fabio,tesouviens-tuavantleleverdusoleil,lesarbressedistinguentàpeinedesondulationsquilessoutiennent,avantquelesoleilnesoitassezhautpourleséclaireretchasserl’arméefragiledespenséesdelanuit…Lepaysageserenverseetlesimmensescyprèsnoirsavecàleursommetdeséclatsdeglycinedécriventautourdenousd’interminableslacets.L’erreur aurait été de croire qu’il y a des conditions au bonheur, parce que de n’importe quellescirconstances,onpouvaits’abstraire.C’estlavolontédubonheurquicompte.Etjamaislajoie,lajoieétrangequiaideàvivreetàmourir,jamaisellenes’effaceraitautableaudumonde.Nousrefuserionsdelarenvoyeraulendemain.Jamaisilsnes’appelleront«Steiner».Biensûr,détruirelapierren’estpaspossible.Onlachangeseulementdeplace.Sansdoutecelamêmeestinutile.Parcequepenser,c’estréapprendreàvoir.Jusqu’àlamaindeFabiensurmonépaule,chaquechoseasavérité…Commesidanslecielvidédesonsoleil,quelquechosesedétend.Biensûr,ilyaunesolitudedansledénuement,unesolitudequirendsonprixàchaquechose…C’estsans doute parce que nous avions admis cela, que nous étions venus l’un à l’autre avec un tel degréd’évidence.Depuisleventdusoirjusqu’àsamainsurmonépaule,jemerefuseàexpliquerlemonde.L’essentieln’estpasd’expliquer…Desphrasesendeçàdeslèvres,unsensquipasseentresesmains.–Fabio,qu’est-cequel’arbre,etquepenserdel’arbre?Lecalmequedéverselesoleilàl’approchedusoir,ilestànous.Touslescrépusculessemblaientlesderniers,annoncésparunedernièrecouleurquifoncetouteslesteintes.Ilyatouteunechroniqueducorpsquiresteàfaire,etdontonimaginemall’importance,lorsqu’onestadulte.Lesjoursfinissaientparsedistendretellement,qu’ilsemblaitdéborderlesunssurlesautres,et«hier»,«avant-hier»n’avaientplusdesens.C’étaitunechanceaufondpuisquetoutrestaitàdire,lesjours d’après… J’étais sûre que le bonheur et ceux qui sont heureux, ils n’avaient que ce qu’ilsméritaient.J’avaisentendudirequePicasso,enfant,neconnaissaitpasl’ordredeslettresdel’alphabet,parcequ’il

auraitvouluêtrechinoispourécrireleschosesavecdessigneslesreprésentantdirectement.Parcequevivre,c’estdéjàsetenirprêtàrecevoirlecielsurlatête.Decetteprécipitationàvivreetcettecoursesoudainequinousessoufflait,lesbonheursétaientfaciles.Iln’yapasdehonteàêtreheureux,àavoircettepeurphysiquequiaimelesoleil,àvoirquecettemaisonauxvoletsbleussurunefalaiseplantéedecyprès,elleestbelle.Nousaimionsplusque tout aumondecespaysagesoù l’on se sentaitvivred’uneviemultipliée, cespaysagesoùlesoleilrendheureuselaseuleactionderespirer…Nousn’avionsjamaisuneidéeprécisedecequenousétionsvenusfaire.Fabien etMaud, le sens, en-deçà du non-sens, où rien n’est calculé. Fabien distribuait tout à la vieprésente.L’êtres’éprouvedanslemouvement,dutraitleplusduretlepluslibre.Lavaleurmoralen’estpasplusau-dessusdelavie,quel’histoireetlavienesontau-dessusd’elle.Biensûr, à septans, j’aipenséqueFabienpouvait changer l’ordredeschoses, faireque le soleil secoucheàl’estetquelesêtresnemeurentplus.Biensûr,àseptans,j’aipenséquec’étaitvraiquel’onpuisses’identifieràcespierres,seconfondreaveccetuniversimpassiblequidéfiel’histoire…Biensûr,àseptans,nousallumonstouslessoleilsquenousvoulons.–Fabio,commententre-t-ondanslejardin?Autourdechaquearbre,l’ombredroitetourne,grandit,s’agrandit,dansesoncerclerégléd’enfant.Celafaitsurlesolungrandtic-tacdelumièreoùils’agitd’inventorierlavie.C’est avec Fabien que j’apprends qu’il n’est pas de bonheur surhumain, pas d’éternité. L’exigeantegéométrieducielnousfaitoublierl’incertitudedelavie.Avec Fabien, je n’ai jamais senti ce bonheur d’un tel détachement de moi-même et de présence aumonde.Cequenousavonsàtraverser,c’estnotrehistoire.Ilrequiertmaprésenceàsescôtés.Jelesuis,jelesuivraijusqu’àtempsqu’ilmedisedepartir.Onesttoujourslibreauxdépensdequelqu’un.FabienSteiner.Jesuisrassérénéedepouvoirlecontenirphysiquement.Jem’appuyaissurFabien.J’avaishuitans.Fabiensept.Iltranslataitsamainsurmonépaule.C’étaitl’innocencedescommencements,oùlafragilitéétaitlaplusgrande,celleoùl’onvitsuruneépaule,oùlatêteserepose.Àforced’application,onpouvaitarriveràdistinguer,dansl’abstrait,ledétaildecequ’onaimeetcommentonaime.Le corpsm’échappe. Comme s’il avait été enlevé de son enveloppe de chair. Le sens d’«aimer »,c’était«amer»«amare»,«amèrement»avec«amertume»,précisémentparceque toutcequiestsimplenousdépasse,parcequetouchercequej’aime,merenverse,m’enverseetm’inverse…L’habitude de Fabien me donne des repères, des certitudes de vivre. Le soleil est sur nous. Mêmel’automnequinousagréaitmoinsquel’été,ilnoussemblaitqu’ilétaitlajustificationdetoutescesnuitsdeSeptembre.À cinq ans, on pensait que les racines des arbres gonflaient sous l’asphalte…On avait peur que çal’éclateetqueParissoitenguerre.Peut-êtreunechoseestplustragiquequelasouffrance,c’estlaviededeuxenfantsheureux…Lesphrasessontalorsdescorpspalpables.Certainsjours,ellessontdénuéesdesens.Ellesdérivent,elleschangentsanscesseetsesuccèdentsansfinàelles-mêmes.Ilnoussuffisaitdequelquesgestesessentiels,unemainsurunarbre,unecoursesurlaplage,desmainspleinesd’orties,lesflaquesdeseptembreetlesriressansfin…

Toute chose était plus que ce qu’elle paraissait être. Elle excédait on ne sait comment les limitesapparentes.Noussommes tellementheureuxdans lesarbres,dont les feuillessontautantdemystères,qu’ellesnecomprennentpaselles-mêmes.Heureuxdel’innocencequines’expliquepas…Noussommesassissurunebranche,lesmainsserréesverslalongévitédesarbres,unelongévitéquiseconfondaitavecleciel.Lesarbres,ilsétaientlesdésirsquidisentbienhaut,lesémotionsquidisentbienfortetlespeursquidisenttoutcelaàl’envers…Nousétionstellementpetitsquenousétions«pris»organiquesdanslatramedesarbres.Lesarbres,eux-mêmes,faisaientpenseràdescorps,àdeschairsheureuses.Ladroiturepréalablede l’arbre, c’est savie, aussi ramifiéequedesveines.Ellenous redonnaituneépaisseuretunechairheureuse.Touslesjoursdel’été,nousavionsrendez-vousdanslesarbres.FabienetMaud.Neriendire.Seulementécouter.Accepterdeselaissersurprendrepartoutcequin’estpasd’usage.Lesarbres,ilsnousdonnaientl’heureuxsentimentquetoutestdit.C’étaient des temps singuliers où le bonheur naît paradoxalement de l’absence d’espoir, où la têtetrouvesaraisondanslecorps.Onaimaitlespierres,parcequec’étaientdespierres,etparcequ’ellesneressentaientrien,n’avaientaucunefiliationaveclesSteiner.Ellesnousavaientapprisànouscacherd’eux.Il y avait toujours quelque chose qui nous transmettait d’être à demain, et toujours le même cielinsatiable. Le bonheur est un état qui n’existe que rétrospectivement… On en prend conscience quelorsqu’ilaétéanéanti,maiscelasuffitpourquemonteunebouleversanteodeurdevie.Onn’a rienà imiter.On fait apparaîtredesmouvements internesqui sevoient,qui s’entretiennentdeprès.Cesformes«illisibles»suscitaientuneémotionirraisonnée.Onregardelesnuagesquipassentlesunsdanslesautres.Lesétoiles,ellesétaientcommecesvéritésquelamainpeuttoucher.EtFabienpoursuivait jusqu’auxétoiles lesplushauteset lesplus lointaines, jusqu’àcequ’enfin ilneresteplusrienàsaisir,quecetteombrequin’appartienneàpersonne.Lecield’unecouleurindécisenousdonnaitlesentimentd’unegrandelibertéphysique.Lalumièreplussanguinequiannonceleleverdusoleil,elleaussinousfaisaitdubien.Unciel bleu ciel, sousunepelliculede soleil.L’éténous calcinedebonheur…Unhiver éclatantdefroidetdesoleil,defroidbleu,c’estpresquetropdur.Oninterprétaitconfusémentleschosesinexistantescommelecielquin’existepas.Onvoulaitdisloquerleshauteurs,lesfictionsdel’intervalle.Après,onavaitvoululecieltoutentier…Certainsnuagessontdedimensionsincertaines.Peut-êtres’agissait-ildedeuxnuagesoubiend’unseulquivaseséparerendeux?D’autressonttoutpetits.Ilssemblentêtredesjouetsoudesballesirrégulièresdequelquejeuabsurde.Maisquelengagementavaitpunouslierjusque-là?–Fabien,n’est-cepasqu’ilsviventlesarbresmorts?–Fabien,n’est-cepasquel’automneneseprécipitepasetqu’iln’exigeriendesarbres?Notrerévolte,elleétaitunanime,rempliederouilleetdecielbleu,avecl’incomplétudedesenfantsquil’emportesurcelledesadultes.Ellejustifiaitdevivre.Lemondedesadultesestceluidel’impunité,celuioùtoutestpermis.Unecoupuredesautresmembres

Steiner,exceptédeP____,pourraitsemblerpeucrédible.Pourtant,c’estainsi.Maisiln’estpasencoretempsdeparler«d’eux»…L’éclipse,ellenousaenlevédesmainssteineriennes,oùlesexistencess’excluentlesunesdesautres.Ilyadesphrasesquin’appartiennentqu’ànous,desadverbesinventésqueparnous.Fabiensesertdemesphrasesquideviennentlessiennes.Jelefaisàl’inverse.Cequidonnel’impressionétranged’entendresavoixàl’intérieurdelamienne.L’ellipse,ellearapprochécequel’éclipseavaitséparé,divisé,sanssavoircequivientaprès…Aprèslesguerres,mêmequandlesoleilétaitfroid,iln’étaitpayéd’aucuneinjusticedevivre.Lebonheuraussi,àsamanière, ilestsansraisonpuisqu’ilest inévitable.Fabiencherchaitenvainlatraced’unnuagequiallaitvenirrelayerlesoleilathlétique…Fabienaquatreansaujourd’hui.C’estle19juin1964.Commechaqueannée,onfaitunefêtesecrète,rienquetouslesdeux…Ons’inventedesmilliersdebougiesàsouffler.Ilfautjouertouteslesnotes,lesjouer bien, détruire les encyclopédies et faire des gestes simples. Sous les lierres s’est ouverte unelucarneprohibée.Attendez-moilesphrases…Seulsàcinqans,nousétionscapablesdel’être.Nouspouvionstoutcomprendre,nousnepouvionspasjuger.Nousvoulionsdesjourscommedulingepropre.Nousjouionspendantdesheures,d’uneinsistanceimmensesurlesfeuillesdesflaquespleinesdepluie.Etcommeiln’yapasdefinàl’exercicevraid’unjeu,uncoupdedén’abolirajamaislehasard.«Maud»,çacommençaitparun«M».Après,ilyavaitle«A».«Fabien»,çacommençaitparun«F».Après,lamêmevoyelle:«A».Lachorégraphiedeladualitéverslaplusapparenterationalitédenosseptans,c’estlafragilitéblanchedenoscorpsd’enfants,augréd’une stratégie commandée par la sensualité, qui ne met pas encore en mouvement les ténébreuxfondementsdupsychisme.Elle devient celle de l’opacité, de l’incertitude et a des conséquences incalculables, immédiates etdéfinitives.Lebonheur,nousavonstouslesmoyensdel’acheter.J’aiseptans.Fabiensix.Ces ambiguïtés souriantes à l’intérieur de la cellule Steiner que les contradictions idéologiques fontglisser vers unmanichéisme « en noir et blanc », nous égarent vers un jeu où la duplicité appelle undédoublement.Qui estMaud Steiner ?Qui est Fabien Steiner ?Nous n’avions jamais pris l’habituded’êtrel’unsansl’autre.Fabien,ilavaittrèsvitedécelélesrelationsentrelesformesdelanatureetletransfertdecesrelationsélémentairesaveclesrelationshumaines.Ildisaitquelesarbres,ilsnousavaientacceptéssanscris.Ilyavaitl’angledusoleilcontreunmur.Ilmelisaitl’avenirauxlignesdesétoiles.Etlescyprèsquelecieldécouvertagrandit,lescyprèsauxtraitssinguliers.L’erreurauraitétédecroirequ’ilyadesconditionsaubonheur.Mais l’apparencemêmedubonheur,c’étaitpeut-êtredéjàlebonheur…Den’importequellecirconstance,onpouvaits’abstraire.Leslumièresétaientinconstantes.Lesarcs-en-cielintervenaientauxjeux.Quenousvoulaientlessaisonsqui,toutes,nousaimaientdifféremment?Lesconcordancesdesarbresnevenaientjamaistard.Lànaissaientlesbonheursintacts,dontjemesuraisl’exacterésonancecommeunechancedevie.Ilsn’étaientpayésd’aucuneinjustice.

–Fabien,tutesouviensdecesilencedesfeuillesdansleventponctuédeprécision?L’étreintedecesnocesaveclemondepourlaquellesoupiraient«lèvresàlèvres»laterreetlamer,elleétaitcontenuedansnosmainsd’enfants.Lesvéritésquelamainpeuttoucher,nousnepouvionsnousséparerd’elles.Nousn’avionspasd’autremoralequecelledel’instant,del’instantsansinstance…Lemondes’étaitdissousennous,etaveclui,lerêvequelavierecommencetouslesjours…Oublieux,oubliésdenous-mêmes,nousétionscevent.Fabienmeforçaitàporterattentionàcequin’avaitpasd’importance,commel’intervallequiséparelespierreslesunesdesautres,etlapersistancedecevide.Lesecretestdetrouverlepointexactoùellesserejoignentdansleurplusgrandedisproportion.Sans doute ces choses là ne s’expliquent pas, et finissent par nous jeter dans un mouvementuniformément accéléré. Rien ne nous arrête plus dans les conséquences. Sans doute ça ne sert à riend’essayerdelesexpliquer.Àdixans, ilyavaituneétrangeerreur surmavieparceque j’essayaisde l’éprouverde l’extérieur.AvecFabien,leschosess’étaientinversées.J’aidûleséprouverdel’intérieur.Letempspasseetn’attendpersonne.Tantmieux.LàoùFabienm’emmène,jesuistoujoursallée.Jelesuis.–Fabio,attends-moi.L’êtrenepeuts’éprouverquedansledevenir.LedevenirdeFabien,quelest-il?Quelest-ilsansl’êtredeFabien?C’estçaqu’ilm’aappris.Allerjusqu’aubout,cen’étaitpasseulementrésister,c’étaitaussiselaisseraller.Àseptans,ilétaitlepremierfunambuleàfairesemblantdetomber,jusqu’aujouroùiln’avaitplusfaitsemblant.Ilavait l’idéequelemondeétaitunbeauspectacle.Sarévolteseraitcependuledérégléquicourtauxamplitudeslesplusfolles,parcequ’ilcherchesonrythmeprofond,etqu’iltrouveuneborneàcetécoulementperpétuel…Dans cette course d’un soleil à un autre soleil, le corps avait cette avance irréparable.Le soleil, audébutdesacourse,ilchauffesansbrûler.Ilsepresse,ilcourt.Ilestexténué.Dehors, la pleine lune s’escrime à réinventer le jour, tandis que les stridulations dépassentl’entendement.Ilfautdutempsàlalueurrougedusoleil,afinqu’elles’allonged’uncoupenombre.C’estcommesilaterrereposaitaprèss’êtredonnéeausoleil…Fabien voyait que l’été s’installait, que le printemps s’était exténué, et qu’au crépuscule de juin quireculel’horizon,l’étééclataitd’unseulcoupdansleciel.Ilfautdutempspourêtreheureux.L’idéequejemefaisdel’innocence,c’estàFabienquejeladois.Àvivre ainsi près des corps, et par le corps, on s’était aperçu qu’il avait lui aussi son histoire, qu’ilpouvaitcoïncideravecledénuementleplusextrême,lesoleil, lesarbres, lebleu, lecielbleu, lebleusensuelduciel…Aforcede«jouerlavie»,peut-êtreétait-ilvenuunjouroùnousl’avionscréée?Avec Fabien, chacune des heures de la journée semblait contenir un monde enveloppé d’un orageimmobile,oùnousallionsperdrel’été…Lanatureseraittoujourslà,opposantsescielscalmesetsesraisons,detoutcequifaitlapermanencedans lemonde.Lavéritéducorps,c’était la seulequinousétaitdonnée.Lamaindusoir suruncœuragiténousenapprenaitbienplusquetouslesSteiner.Elleappréhendaitlemonde,ellelecomprenait.Il nous fallait toutes les pluies de septembre pour effacer l’adhérence charnelle de l’été, les pluies

d’automnequiattendentquelecielconvalescentleslibère.Ilpleuvaitdesjoursdurant,etleventfroidmajeurétaitdelamêmecouleurquelesfeuillesmortescolléesausol.Onfaisaitbougerlesbranchesdesarbresau-dessusdenosvisages,lesgouttesd’eautombaientenpluiesurlesvisagesrenversés…Onbuvaituneàunecesgouttes.Le cinabre nu des branches d’automne nous mettait dans les yeux, comme une envie de larmes.Septembre,commeunlegsdel’étéquivientdes’achever,jevoudraisqu’iln’enfinissejamais.Ennovembre,lesbranchesétaientperduessouslarouilledel’automne.Onneperçoitpresqueriendel’urgenceautomnale.J’avaispeurquel’automnehumilielesarbres,enlesdéfaisantdeleursfeuilles,etque l’hiver ne les décharne pas complètement. Fabien disait que les arbres, c’était pas comme nous.C’étaitvrai…Onsedépêchedevivreetcesroutesparisiennesliquidessaventnousaimer,commeuneSeine…Onsepromenait sans chercher à savoir, accompagnés de la seule immobilité des choses. Les nuages noirsarrivaient sans cesse, bientôt effacés, bientôt remplacés dans une brume indistincte… Avec Fabien,j’acquierslebonheurquiinterceptelecorpsphysiquement.Sesyeuxtraversentlesvisagesetm’«entretiennent»detrèsprès.AvecFabien,j’aiapprisunechoseinexprimable:c’estdejouerniuneautre,nimoi-même,nipersonne…Etquandjenesaispascequejefais,c’estquepeut-êtrecequejefaisestlemeilleur.L’œilclassiqueesttroppesant,tropintelligentdefauxcalculs.Desesyeux,c’estquelquechosequisecréesousmesyeux,quin’estpas«fini»,maisquinecessede«commencer».Fabien Steiner. Être capable de se soustraire à sa propre surveillance. Rester là, sans bouger, sansrespirer,danslerouge,lebleuetdanslachaleurcommeunegrandegaietéauborddeslarmes,qu’aucunsursaut,qu’aucunheurtnedénonceoun’interromptlamarche.Personned’autrequeFabienn’avaitdonnétantdereliefàl’écartqu’ilsavaitintroduireentrel’automneetl’hiver.Lesjaunesquipassaientsur lespeaux, ilsétaientbeauxenautomne,mêmesiaulieud’allerversl’été,«onallaitversl’hiver»…La ville des étés s’était vidée de ses rires. L’automne descendait ses lumières rouges à travers lesarbresparisiens.Lesjoursglissaient…Lorsquelesfeuillessepressentcontrelesfeuillesetquetouslesbrouillards attendent. Au Luxembourg, les feuilles jaunes et poussiéreuses rappellent encore l’été etl’octobrejaunedespluies,oùselèventlessoleils.Ilsuffisaitdeselaisseraller…Mêmeunefeuillequibouge,danslanuitétoiléedecetautomnepréservédesintempéries,çafaittropdebruit.Àcertainesheuresdujour,nousfermonslesyeuxausoleil,assissurunebrancheetçanousfaitdubien de perdre la présence physique immédiate. Très vite, on s’était aperçu qu’on ne voyait pas leschosesquandonregardaitlesêtres.Il faut dormir, dormir longtemps, se laisser aller et ne plus réfléchir,mieux aimer ce qui peut l’êtreencore,parcequ’allerjusqu’aubout,c’estaussiselaisseraller…L’hiver,Fabienécrivaitsurlegeldesarbreslacourbedenosjeux.Ilpassaitlamaindanslegelbrûlantetcristallinquifaisaitcommeunenappefragile.Lefroidrestaitaufonddel’air,lefroidbleu.Lesboucheshivernaleslaissaientlabuéedenon-dit,lessyllepsesinvisiblesentreFabienetMaud.À cinq ans, l’hiver s’arrête où commence l’éternel été.Une nuit avait suffi pour que les arbres, lesaulnes,secouvrentdecetteneigefragile,dontonimaginemalqu’ellepuisserésisteraufroid.Lesoir,longtempsaprèslecoucherdusoleil,lalumièreseprolongeaitau-delàdecequ’onespérait,avantque

l’obscuriténel’emportedéfinitivement.Labuéedenospropresrespirationsnousentouraitd’unnuage,quenousvoulionstoujoursplusgrand,afinqu’ilnousentoure.Quandonregardaitlepaysageunpeulongtemps,ons’apercevaitqu’enperdanttoutessescouleurs,ilavaitvieillibrusquement.–Fabio,tuentendslessoupirsdel’arbre,lachutedugivresurlesol,lesfeuillestardivestombantsansinterruptionsouslepoidsdelaglace,àpeinerebondissantcommedesimpondérables?Noussommesvivantsaumilieudecepaysageblanc,débarrassédugivrepar lespremiers rayonsdusoleil.LesbrasdeFabienm’enserrent.Nousaimonstellementlaprécisiondetoutescesneigescalmes,etlesbruitsimperceptibles…Fabiensourittoutletemps,avecunesortederenoncementréfléchiquisurprend,parcequ’iln’aquesixans.Laneigetombesansdiscontinuer.C’estquandtoutestcouvertdeneigequel’ons’aperçoitquelesportesetlesfenêtressontbleues.1969-1970,unhiverfroid.Uncielglacéetbleu.Peut-êtresentions-nousconfusémentalorscebonheursingulierdel’hommequivoitsavies’accorderaveclui-même?J’étaisavecFabien.L’idéequejemefaisdubonheur,c’estàdessoirssemblablesquejeladois.Nousaimionscegrandfroid,effaçantlehasardconjuguédelarueDupuytren.Jemerappellequ’ilfaisaitfroidd’unboutàl’autredupaysage…Lefroidrestaitaufonddel’air,maisilnemanquaitpasd’unvraisoleil.Ilyavaitlesroutesavecleursboues immenses et ce vent qui nous prenait tout. La neige tourbillonnait dans les rayons d’un soleildéclinant.C’étaitcommeunegrandejoieducorps.Undégelaérienaccouraitdansnosmainsd’enfants.Lefroidbleu.Certainsjours,commesinousn’avionsplusdecorps,lecielétaitomniprésent.Lebonheurdetoutcequicouleétaitinfini.Lahauteurdufroids’essoraitaulargedel’hiver.Nousétionstoutentiersintégrésàlamontagne,àsesincursionsoffertesdanssesdernièresenclavesindemnes,àsoncorpsquiconsentaitpuisrefusait.C’est quand tout était couvert de neige que l’on s’apercevait que les portes et les fenêtres étaientbleus…Bienquelamatièrevégétalesoitmorteenhiver,lesformesn’étaientpasdétruites,lessilhouettesétaient intactes. Découverts de givre par les premiers rayons du soleil, les arbres étaient les seuleschoses vivantes au milieu de ce paysage. L’air était tellement lourd, qu’on avait l’impression de letoucherdufront.Fabienlaissaitdoucementneigersurluicescristauxblancs.C’estl’heuredesbleusdéposéssurlesmontagnes.Àsixheuresdusoir,lesrayonsdusoleil,avantqu’ilnesecouche,ilssontpresqueaveuglants.Lesdernièresbranchessegraventdanslanuit.À la finde l’hiver,onenvoulaitauxfeuillesdesivite l’effacer.Onpromenaitdes remordsvers lesarbres.Commesil’analgésiedueaufroidétaitprèsdelamort…Laneigeétaitsiblancheensonfondqu’elletouchaitjusqu’aucorps,nousassignantpeut-êtreunefin.Onentendaituneàune lespierresdujour,quegelaientsans transition lesnuitsfroides.Desgerçuressanslendemain.Lesfeuilless’étendaientsurlecorps.Lecoucherdusoleilrésumaitenquelquesortelesfatiguesdelajournée.Ilme reste dans lamémoire un brouillard à peine blanc, en suspension au-dessus de la terre encoreterreuse, en ce bas de pente, où la neige nous avait rejoints. Peut-être cette lumière irréelle, ellemerevientauxyeuxàcausedesaréverbérationparlaneige,etparcequej’essayedefilmerquelquechosedelanuit?

DeslèvreshivernalesdeFabiens’échappaitlabuéed’unnon-dit,lessyllepsesinvisibles.Jenevoyaisriendecequiallaitsuivre.Unelumièrepresquesanguineannonçaitlecoucherdusoleil,etdanslesoirfinissant,lavilles’étendaitjusqu’àl’horizon.Lesmontagnessedécoupaientauloinavecuneclartéfroide.On espérait qu’un bel orage les fasse bouger mais non, jamais rien ne bouge. Ces blocs sontinébranlables.Onsedéfendaitdetouteslesmontagnes,entourésd’immensesolitude.Lecielsanguinaireavaitdisparuparmileshautssemblants.Toutautour,lesvallonss’évanouissaientenfumées.C’étaitlafind’unjourfroid,lescrépusculesd’ombresetdeglace.Àmesurequelesoleilmontaitetquele ciel s’éclairait, les sapins grandissaient. Le ciel d’hiver s’enflammait presque tendrement, le rougen’avaitplusriendecruel…Desnuagesblancsentouraientlescimes.Cessoirsétaientinégalables,pourdéliertantdechosesennous.Nousnenous souvenionspluspourquoinousnousétions retrouvés ici.Touteunedouceurmontaitdel’horizon.Lesmontagnessedétachaientsurlecieldéjàmort.Onserapprochaitdel’obscur.Fabienavaitpeur.Ledésespoirestsilencieux.Onusaitdel’asepsiedusilence.Lavie,elleallaittellementviteennous…Leshommesavaientdéjàrassemblélessoleilsetlalumièredescendaitaubasdesmontagnes.Lanuittombaitsurlacourbeparfaitedeleurtracé.Nousavionsl’idéed’unelimite.Fabienavaitpeur,parcequ’onétaitsansdestinationsouslachutedujour,etaussiparcequelesoleildivisé ce soir-là, il était devenu gravide. Il avait peur, parce qu’avec l’épaisse pellicule de blanc, letracédelaroutes’étaiteffacédanslecielglacédedécembre.Chaquecriseperdaitparlesvents,jusqu’àcequel’undesboutsaplatisdeleterrepuisseretentirlonguementcontrelesparoisglacées,jusqu’àcequ’unhomme l’entendeetveuillebien sourire…Fabien laissait doucementglisser sur lui ces cristauxblancscreusésdevent.C’était l’heureoùlabrumedescendait,effaçant lescouleursdujour.Lacouchedenuagesendessoussemblaitbasculerdequatre-vingt-dixdegrésetserapprocherdenous.La neige tombait sans discontinuer. Fabien semblait mourir de froid. Le désert. Le chant des eauxs’incorporaitlui-mêmeaupaysage.Lesmontagnesétaientnoires.Iln’yavaitplusdepiste.Leséboulisétaientvertigineux.Toutdivergeaitdeplusenplus.Tout autour dans le ciel, les Alpes neigeuses disparaissaient dans le brouillard, à l’angle du bleu.Commesilamontagnedevaitaboutiràcela.Àsixheuresdusoir,lesrayonsdusoleilavantqu’ilnesecouche,sontpresqueaveuglants.Lemonde était beau et tout était là.De tout le fond du ciel, des nuages noirs arrivaient sans cesse,bientôtdisparusetbientôtremplacés.Quandlesoleilestassezhaut,iléclaired’uncouplessapinsquidévalentleflancdesmontagnes.C’estapparemmentunecoursesauvageentrelesbarbaresdujouretl’arméefragiledespenséesdelanuit,elle-mêmesansrecours.–Fabien,tutesouvienscommenousavionseupeur.Pourtant,onétaitbienensemble,sanseffortpours’adapter.Nousnedistinguionspluscequisedécoupaitsurleciel:poteauxtélégraphiques,toits,cimesd’arbres.Desroutestoutestracéesétaientdevenuesdesruessansissue.Tantderaisonsdenousperdresouscecielsanshorizon.Tantderaisonsdenejamaisnousperdre.Cetteétreintefugitive,toujourssipareilleàelle-mêmenousavaitdonnétoutelasolitudedel’arbredansuncield’été.

Lavie,ellen’avaitjamaisétéaussibelle,mêmesilepointd’incidenceavaitatteintl’ensemble,mêmesilepaysageavaitvieillibrusquement.JemerappelleFabienheureux.Onvoyaitlesmontagnesfoncerpeuàpeu,àcemomentd’avantlanuit,oùilyaduvertsombretoujourschargédesensàmesyeux,durougeetdujaune,jusqu’àcequ’ellesserépercutentjusqu’àl’horizonetnedeviennentplusqu’uneseulevapeurbleue.Avec lesmains, on effaçait la buée des vitres et on regardait avidement lesmontagnes à travers leslongues lignesque lesmainsavaient laissées sur leverre,commepouraffirmerunesolidaritéavec lemonde.Àtraverslavitrelavée,lecielétaitcommeunlingefrais.Désormais,ilyauraittoujourscettemémoireetcetteneigedanstouslessoleils.Soudain, toutes les formes proches avaient disparu, exceptée la cime des arbres. Peut-être un nuagecachait-il la lune, trop élevée dans le ciel, afin que nous puissions la voir par les fentes de visée ?C’étaientd’inapparentsmorceauxdecieldisséminésauhasard.Laneige nous entourait et commençait à nous enserrer à droite et à gauche, où on semblait à jamaisimmobiles…D’uncoup,ilafaitplusfroidetlamontagnes’estinterposéeentrelesoleiletnous-mêmes.On s’apercevait alors qu’il n’était pas plus de sept heures… Les contre-jours étaient bleus, la nuitopaque.Onsavaitoùlesoleils’attardaitenhiver,maisonn’avaitjamaisrienditàpersonne…Progressivement, le soleil avait disparu, le ciel blanchit, lesmontagnes s’escarpèrent, comme arrivel’inéluctable.La lumière diffuse et violente, on la recevait d’autantmieux qu’on avait tout fait pour yrésister,avectoutel’abnégationquecelacomporte.Cettevisionnocturnealliéeauxtonsfroids,vertsetgris,restituaitlefroiddel’hiver,oùl’onsesenttellementbien…Nousétionsrepartisentrelesmontagnesravinées,sanshabitation,etlaterriblesolitudedecettenaturedémesurée,aprèsavoirétédécouvertsnous-mêmespartantdesouffrance,nousl’aimionscommeunemervégétale.L’avalanchedespasnouscernaient,recueillantnosdétours.Leventdeneigenousfrappaitensifflant. Nous avions des images d’éboulement plein la tête, des paysages crépusculaires d’un soleilverticalquituetouteslesombres…–Fabio,tutesouvienscommeritlaterrequandlaneigeseréveillesurelle?Onsavaitqu’enuneseulenuitfroideetpuredefévrier,cetteneigefragileetfroidenerésisteraitpasàtouteslespluies.Lesbranchesétaientruisselantesdedégel.Ceseraitleprintempsbientôt.Il y avait en nous un été invincible. Si j’avais dû être reniée par tous les miens, entourée de sesmontagnesfroides,àboutdeforcesenfin,Fabienétaitlà.Cequicompten’estpasdevivrelemieux,maisdevivreleplus.Vivre,c’était«nepasserésigner»,mêmesiquandonfranchissaitenfinlesbarbelés,c’étaitpourseretrouverparmilesruines.Lebonheurdémesurévenaitdel’épuisement,auquelriend’autredanslavie,aucunejoieducorpsn’estcomparable.Lamontagnes’étaitsoustraite,l’altitudenon.Vivre,n’est-cepasunesuffisanterévolte?LepasdeFabiens’étaitéteintdanslaneigequicrie,quitombesurdeslacsgelés.Detoutlefondduciel,desnuagesnoirs arrivaient sanscesse jusqu’à l’éclipseperfectible.LesnuagesblancsdesAlpesétaient suspendusdans lebleuduciel à l’horizon.Lanature implacableetglacée s’étaitdétendue.Unventcourtetactiffaisaitavecunsoleilsonore,unebarredelumièredontlesrumeursvenaient jusqu’ànous.C’étaitl’heuredesbleusdéposéssurlesmontagnes.Je me souviens de cette lumière électrique qui se perdait au centre de la terre, et de cette fuite

millénaire. La lune entourée d’écharpes légères mettait sur les montagnes et les creux d’ombres unelumièrepulvérulente.Nousavionsretrouvélavie.«Situfermaislesyeux,commentc’estdehors…Tupeuxfairecommesic’estpleindelumière,quetu

assimplementlesyeuxfermés,quejeteconduis,qu’onpassetouslesdeuxlà-dedans,quetulesouvriraisquandjeteledirais,etquecen’estmêmepluslapeinedelesouvrir».

(QuaiOuest.B.M.Koltès)

«Danslagrandemaisondevitresencoreruisselantes,lesenfantsendeuilregardèrentlesmerveilleusesimages».

(LesIlluminations.A.Rimbaud)

«Lesmaisonsencarton»

1964

Septembre.C’étaitlafindel’été.Fabienétaittriste.C’est l’après-midi, dans cet endroit de pierres voûtées, qui se situe au bas des escaliers de la rueAntoineDubois.Cequiailleurstiresabeautéduvégétal,prendiciunvisagedepierre.Enhautmêmedel’escalier,G.H.Clouzotatournéunedesséquencesdesonfilm:«LaVérité»,avecSamyFreyetBrigitteBardot.C’estlàquesejoueleprocèsdenotreenfance.Ici-même.Cettehistoirequinousréunit,elleestintelligibleaujourd’hui.Sansdoutelabeautédeceslieuxtouchemoncœur,avantmêmequejen’enconnaisse«ledécor».Etnous,noussommesenfermésdanscelocal,justeenbasdesescaliers.AvecFabien,nousjouonstrèslentement,àl’allured’unjeudethéâtre.Maispeut-êtrelethéâtreest-iltoujoursundanger?Lethéâtreestunjeu,etc’estjustementpourcelaqu’ildoitêtrebienfait,parcequec’estunbonheur.Lemalheur,c’estquelapiècesepasse.L’armisticen’estjamaissigné.P____, ilnousachoisi lesplusbeauxcartonsd’emballagepourfaire«desmaisonsencarton»,despalais pour ses deuxpetits princes qu’il aime tendrement.Nous sommes complémentaires des formes,« entre les formes».Àcinq ans, on rêved’unemaisonoù l’on s’amuse,maisunemaisonoù l’on estheureux.J’avaiscinqans.Fabienquatre.Aucommencement,nousavionscomprisàsesyeuxquec’étaitlàduquotidien,dunormal,c’était«l’airmême de ce monde », et que, demain ça recommencerait peut-être…Promenons-nous dans les boispendantqueleloupn’yestpas.Sileloupyétait,ilnousmangerait.Lapeurestunetechnique.C’estlasienne.Lejoueursemetenjeu.Maisjeuetaventureneserejoignentpasencequ’ilssont,maisencequ’ilsnesontpas,lasoumissionauréel.Lesrèglesdujeuavaienttrèsvitechangées…P____avaitremplacélejeuparl’action,danslesensdel’efficacitéimmédiate…Ilavaitlibéréunnon-sensdevariabilitédu jeu.Unjeudeperspectiveamorale.L’innocenceretombesurceluiqui lametenscène.Lesgrandespersonnesn’ontvraimentpasledroitdefairecertainsjeuxaveclesenfants,surtoutceuxquifontmaletceuxquifonttrèsmal,encoreplusquelaguerre,commeladouleurducorpsdonnéeauxyeuxdel’autre.Il n’était pas possible de le persuader de ne pas le faire.On ne persuade pas uneAbstraction…S.SteinerestuneAbstraction.–Fabio,quelestcedieuquinoussépared’êtreensemble?

–Fabio,commentfairepours’échapperd’ici?–Fabio,combiençacoûted’êtrepetit?–Fabio,avecquoionfaitlaguerre,quandonestpetit?–Peut-êtreavecledésespoirdeceuxquineveulentpaslafaire.Àcinqans,onadesyeuxquivoudraientdormir,justeencoreunpeu…P____,ilnousarracheàlaversatilitédel’enfance,sansnous«donnerl’aird’avalerdeslarmes».Laperversitéqui«sectionnait»lescorpsquenousavions,feraitdenousdesêtresjamaispluscommelesautres…P____,nousl’aimonsbien,peut-êtreparcequenousavonsl’impressionqu’iln’aimequenous,rienquenous,Maud,Fabien.P____,ilaeucinqenfantsetilauneattentiontouteparticulièrepoursesdeuxderniers:Maud,Fabien.Êtrel’objetd’unsimulacred’exécutionnelaissepasuneexpériencenégligeable.Jedoiscesentimentviolent d’une dérive arbitraire à l’action singulière et physique qu’exerceP_____.Comme s’il faisaitencoredeshiérarchiesdans l’avilissement…Noussommes«désignés»,etpeut-êtreP____voit-il enFabien,l’enfantqu’ilauraitvouluêtre…Alors, il nous arrache à la versatilité de l’enfance… On aurait tellement voulu être semblable à«n’importequi»,simplementgrandir…Ilredoublelescoups.Ils’engagedeplusenplus.Ilprostitue.Ilnousfaitintégrerlaguerre.Certainsenfantsrestentsurdesbarbelés,etlaguerreneconcernepaslesenfantsdecinqans…Desyeuxd’enfants,ilsfontunprintempsenhiver.Nousvoulonsl’aimer,maisilyadelacrainte,lacraintedelapeuranonyme,lapeursansvisage.Peut-être la peur est-elle sansvisage, parcequ’ellenevient d’aucunpouvoir défini, parcequ’elle est sanscause?Peut-êtreparcequec’estdansunangledelamaisonencartonquelabêtemeurt?On avait bien pensé sauter du train, pour que P____, il ne se serve plus de nous…Mais la doublepaupièredusoleilquiselèveets’abaissesurlavie,elleavaitététellementbellecejourlà,qu’ellenousavaittransmisl’idéed’êtreàdemain.Lelendemainétaitsouventunmatind’exécution.A l’intérieur d’unemaison en carton, deux petits enfants sont nus, les barreaux du ciel à travers lespersiennes. Après, l’imaginaire de S. Steiner est capable de produire tous les scénarios… Alorspourquoipascelui-là?Aprèstout,ilferaitunfilmd’auteur.C’étaitduchloroformeoude l’éther avec lesquels tunousendormais, afinqu’on se laisse faire sanscrier?Onnecriaitpas.Mêmequandla lumièretombaitàpleinetfaisaitpleurer lesyeux,elleentraitdanslecorpsavecunerapiditédouloureuse,recouverted’uncieldur,levidait,l’ouvraitàunesortedevioltoutphysiqueetlenettoyaitenmêmetemps…Maisquepeut-onsavoird’unhomme?Àcinqans,jenepouvaisriensavoir.Fabienn’avaitmêmepasquatreans.Nousignoronstoutdenotrecorps,dontP____nousafaitsprisonniers.Àquel prix«un corpsmental »de cinq ansquimesure1mètre20devient un«objet corporel » ?Couverts,découverts,recouverts,nousnesommesplusriend’autredanscemondequecetteraturequineconnaît de vérité que passive.Drap contre drap.Vie contre vie. Il faut peu de chose pour fonder uneaction.Mourir,c’estcedontnousavionslepluspeur.M____disait souvent qu’elle n’aimait pas « ça ».Mais de quel « ça » s’agissait-il ?Elle avait étésuffisammentfaussepournepasledire,suffisammentfausseafinquelasignificationdece«ça»,onlaprenneenpleinjeuetqu’ellenousmettedeslarmesdanslesyeux.C’était«ça».Lachairquisouffre.

C’étaitpaslesAutres.Avoirleconceptdubordelàcinqans.J’avaisadmisden’êtrerienauxyeuxdumonde.Maisjen’enavaisrienàfairedesyeuxdumonde…C’étaientceuxdeFabienquim’intéressaient.Avec Fabien, nous étions l’un pour l’autre « le garde du corps de l’autre »… On se partageait lemalheuretl’espoir.C’estsansdouteparlasouffrancevécueensemble,quenousétionsvenusl’unàl’autreavecunteldegréd’évidence.Ilfallaitattendre,c’étaittout.Durer.Exténués,malmenésmaisdurer.Nousétionsdessaisiscomme«desengagésvolontairesdeRésistancepassive».Exceptéqu’àcinqans,laviolencenepeutêtrequ’auserviced’uneidéeabstraite.Nouspouvionsn’êtrequedespetitsacrobates,despetitsvirtuosesdeladouleurquiseprenaientlatêteàtraverslesbarreauxetquijouaientdutamboursurleventredeP____.Noussommesaptesàsubirtouteslesdéformations.Àcinqans,c’estnotrepeinedemort.Entresesjambesécartées,nostêtesroulaientcommedesfeuillesmortes.Onavaitledésespoirdeceuxquineveulentpas faire laguerreetqu’onfaitdescendredansunsouterrain.Lemondedesadultesestceluidel’impunité,celuioùtoutestpermis.Onavaitl’habitudedesveinesbleuesdesesmains.C’était l’exercice quime faisait le plus demal.Avec la nécessité qu’il avait à nous « déprendre »,S.Steiners’étaitattachéàinfléchirlacontingence,l’inachèvementdesperversités.Luiavaitl’habitudedesecchymosesdepetitscorps.Onauraitditqu’illesaimaitcesecchymoses.Onauraitditqueserendreàl’InstitutMédicoLégalavaitétépourS.Steiner,l’inversedelasouffrance…Nousvoulionsêtrejugés«inaptes»etmaintenusexemptés.Pourtant,mêmedansledrameantique,celuiquidevraitpayer,c’étaittoujoursceluiquiavaitraison.Commenousétions trèspetits,avecFabien,onavaitpenséfaireàP____uncorpssansorganes,afind’enlever tous les automatismes pervers et le rendre à la « liberté de l’Endroit », pas « celle del’Envers».Onvoulaitluirefaireuneanatomie,parcequetelqu’ilétait,onn’arrivaitplusàl’aimer.On disait « non » de toutes nos forces, mais une « trappe » blindée, dessinée par P____, d’unmécanismeassezélaborépourles«années60»,étaitrabattuesurl’escalierquidescendaitausous-sol.Personne n’aurait jamais pu nous entendre…Cemécanisme était actionné à distance par S. Steiner, àl’aideunecommandemanuelle,reliéeàunboitierélectrique.Après, ses saccades interdites graduées d’énergie mobilisaient l’espace. Le désordre vestimentairequ’ilentretenaitétaitpeut-êtrel’indiced’uneconscienceperverse.Lecorpsestsivulnérable.Fabienétaitlàetlorsquenousétionstorturés,masouffranceavaitunsens,parcequ’ilpouvaitlavoir.Fabienabsent,cettesouffranceétaitvaineetsansespoir.Unesouffranceignoréeestpeut-êtreencoreplusterriblequelejourdelamort…J’auraisvouludessoirssansprison.Tellementdepersonnesontperdu l’accèsau langage,aprèsêtresortiesdescampsdeconcentration.C’était«ça»leterritoiredeP____,oùilvoulaitqu’«onsetuenous-mêmes».Ilnouspersuadaitdecontinueràtoutdonneretàtoutfaire.Onditquelataredontnuln’estexempt,c’estlasensualité.Jen’aijamaispuarrêterlapeurquej’avaisdelui.Jamais.Àcinqans,lesenjeuxdelachairnoussontincompréhensibles.Nesachantquefaire,onapprendànecomptersurriend’autrequesurnous-mêmes.Noussommesengagésdanslaplusinextricableépaisseurdel’histoire,celleoùétouffelachairmêmed’enfantsdésarmésd’unepareilledéchéance.

Entresoncorpsd’adulteetdeP____,propriétaire,ilsedonnaitlagratuitédenousfairemal,etpeur,etmal. Le harcèlement du mal, le sursaut de l’informe, ses petits condamnés subreptices, ses histoirestortionnaires…Est-cequelemondeentierlui-mêmen’était-ilpasdevenuunlieudedéportation?«Lesmaisonsencarton»mefaisaientpenseràcesusines«demachinesàfaire»,oùonn’avaitplusletempsdepenser.P____,ilétaitincapabledes’arracheraucorps.Ils’engageaitdeplusenplus.Dansl’œilducyclonedeses«forcespsycho-sexuelles»,ilnousprostituait.Détruire,disait-il…posséder…s’accoupleravecsapetitefille,sonfils…lesréduireen«objetsd’expériences».Des enfants, c’est simple et évident, c’est facile.Mais la souffrance humaine intervient. Les chosesrecommencent.L’incesteestperpétuel.«Lesmaisonsencarton»,c’estlaprisonàperpétuité.Nousétionsdeuxmannequinstout-à-faitnus,percésd’untrouàhauteurdelatête.Onavaitl’habitudedesblessures,d’unesouffranceintermittente,decesexercicesdedénuement,decesobliquesdescentes,oùl’onmeurtd’êtrepalpableàcinqans,danslecercledesachair.Danssesmains,ontenaitpresque.Lui,P____,ilétaitcommeunenfantmalfaisantquimutile,l’unaprèsl’autre,toussesjouetsparunerégularitémécanique.P____, il réitérait avec toute la force.C’était commeunemarche desToréadors.C’était commeunecorridaouunebataille.Je savais plier les genoux très vite. Fabien aussi. P____ frappait sur nous à coups redoublés. Jemerappellelapeurqu’avaitFabienquandP____articulaitl’indexsentencieux.Maisquelétaitlecaractèregratuitdecesjeux?Lavie,elleétaitdifficileàvivre.Ilétaitplusfacilederesterprisonnierquedes’évader.«Lesmaisonsdecarton»,c’estlecimetièredescondamnésàmort,oùlelendemainétaitsouventunmatind’exécution.P____exécutaituneactiondontilsavaittrèsbienqu’ilferaittuerdesotagesinnocents.Jen’aipaseuletempsd’avoircinqans.L’annéesuivante,j’auraiseusixans,puissept,huit,neuf.Unjour,j’aieudixans,l’œilempreintd’incessantessomnolences.L’inceste,c’étaitpeut-êtrelapertedetouslesdroitsalorsqu’onlesavaittous.C’était ça une vraie alerte aérienne ? –Mais non, c’est seulement un exercice. Il n’y aura pas debombeatomique.N’aiepaspeur,Fabien.Dansquelquesminutes,c’estfini.AvecFabio,lesoleilétaitauboutdetout.Lesoleilétaitauboutdelanuit.Lesoleilquivenaitdenous.Fabien,ilpensaitquesauterdutrain,çadevaitfairemoinsmal,moinsmalquecequefaisaitP____.Fabienm’avaitportéejusqu’aubout.Àcinqans,j’apprendsàn’aimerqueFabienetàconsidéreravecluileprésent,commelaseulevéritéquinoussoitdonnée.Àcinqans,enfaced’unmondequil’insulte,iln’yapasdefrontièreentrecequ’unenfantveutêtreetcequ’ilest.À cinq ans, j’ignorais toute contingence, je lui donnais toutes les réponses et il n’en posait aucune.Quellechance!L’inceste restitue au remords son inutilité. J’ai le souvenir d’horizons sans sommeil, à déclivitéincessante…J’auraisvoulu«habiterlemonde»etjenesavaispasdutoutsilavraievieexistaitquelquepart.Enquittantlascène,lesacteursneseretrouvent-ilspassuruneautrescène,dansunautrethéâtreetainsidesuite…

Leschosesn’étaientpascequ’ellesauraientdûêtre?Danslesmaisonsencarton,lesoleil,iln’entraitjamais.C’étaitl’injusticeduclimatpeut-être?C’étaitlamortquidonnaitaujeusonvraisens.Etj’enmeursd’avoirétéprisonnièredecesmaisonsencarton,quej’habiteencoreaujourd’hui…Onnesortaitjamaisquandonvoulait.Nousétionscommedesinsurgésquiquittentleur«planque».Onn’exigeaitrienquedenepasmourir.Fabienétaitl’allié.J’étaisl’alliéedeFabien.Commeunealtéritéreconnue.Lapromiscuitéinévitableatténuaitprovisoirementladouleur.–Fabio,j’aipeur,çafaitmal.Onnesupportaitpasdevoirinfligeràl’autrelessouffrancesquenousavionsnous-mêmessubies.Lasolidaritéhumaineestdecepointdevuemétaphysique.Del’incestuellesouffrance, jenepouvaisplusentrevoirdedifférenceentre le corpsdeFabienet lemien.Nousétionsde l’autrecôtéde la lignededémarcation,oùl’onnepouvaitenvisagerautrechosequelafolieambulatoiredesdéportés…L’abjection de P____, on la sentait monter à mesure que les jours s’écoulaient. La douleur, elleapparaissaitaiguëetengourdissante.Après ladouleur, il fallait sedélivrerdenous-mêmes.De lui,de«lacoalitionincestuelle»,onnesedélivreraitjamais.–Fabio,P____,ilparleplusfortquelesoleil.Onnes’habituepasàmouriràcinqans.Fabienn’avaitmêmepasquatreans.Etondevinait lesoleilderrièrelesnuages.Rien n’attentera plus haut à « ses maisons de carton », cernées de barbelés et de miradors. Noussommesdansuneprison.Ilfauttrouveruneidéepourensortir,maisiln’yenaaucune…Onn’amêmejamaisrienditàpersonne.C’était«ça»leprixàpayerpourêtreenvie.Lesincestueusesexigences…Ilfallaitsurvivreetlesoleilquinoustraversait,ilsebrisaitennous,enmilliersdepetitsmorceaux.–Fabien,lavieestdure.Lecield’étéestvidédesachaleur.–Fabien,combiençacoûted’êtrepetit?Jen’aijamaiseucinqans.C’étaittropcher.Àcinqans,onrêved’unephilosophieduminéraletd’unemétaphysiquedel’arbre.Jesaisl’importanceque P____ attribue à la lignée :Maud et Fabien Steiner, des « purs-sangs ». Je sais que les soldatsallemands,ilsjouaientàsaute-moutonaveclesenfants,maiscen’étaitpasuneraisonpourfairepareil…mêmesiçavalidait«unvisadebonneconscience»àceuxquicrevaientd’envied’humilierlesautres.Unevieneseraitjamaispayéeparuneautrevie.L’explicationdeP____,ellen’étaitpasvraie.Àcinqans,j’aidéjàlacertitudeque«celan’estpaspossible»etenmêmetemps,aveclevocabulairedemescinqansque«celasepeut».L’idée qu’il était Dieu, elle s’était substituée peu à peu au concept de l’ensemble des choses…Cemonothéisme lui avait traduitunedégénérescencepsychique.A forcede« jouer lavie»,un jour étaitvenu,oùpeut-être,ill’avaitcréée.Lasexualitédébridéedel’Incesteconduisaitàunenon-significationdumonde.Unemortvraie.Unemortmorte.Onn’apasmal.Onn’estpastriste,onn’estpaspuni,onn’arienfait,onarespectivement4et5ansetnousn’ysommespourrien.Àcinqans,onacquiertfacilementl’habitudedelamort.Oncomprendtoutdesuitecequivousarrive.Onreçoitcelacommeuneinjusticequidevaitsurvenir.Àcinqans,onseditqu’onajusteunpeumaletonpasseàautrechose,oncontinue,mêmesionpensequel’onn’estpascapabledecontinuer,quecette

mortétaitlamortdetrop,quec’étaitau-dessusdenosforces.Alors que les nazis venaient de prendre le pouvoir, Goering avait donné une juste idée de leurphilosophieendisant:«Quandonmeparled’intelligence,jesorsmonrévolver».P____étaitabonnéàunedizainederevuesnazies.Laseulequej’avaiseueentrelesmains,c’estçaqu’ellementionnait.

L’enlèvement

Été1964

L’enfances’étaitarrêtéelà,l’étédesquatreansdeFabien,l’étéqu’ilavaitdanssesyeux.Jemesouvienstoutd’uncoupd’unechosequ’onm’aditesurlapeur…Quesouslesrafalesdeventoudemitraillettes,onperçoitl’existencedelapeaudesoncorps.Avantd’allersecoucher,nousavionsprissoin de mettre les sous-vêtements à la poubelle, cachés dans un sac plastique, comme une aériennelessive passée au bleu, avec un désir de corps hygiénique. Tout ce que les vêtements ont retenu del’accidentnousontrendusinfirmes.J’aicinqans.Fabienquatre.Été1964.C’étaitunjourplusdifficilequelesprécédents,passilointainettoutdemêmeperdu,commelesautresjoursdemavieque jeneressaisirai jamais.C’estencoreunefois lesvacances…Encoreunefois lesroutesd’été.L’herbeétaitplusvertequed’ordinairecetété-là.C’était l’été, l’étédes flaquesde soleil, le soleil qui coule et s’attarde.Fabienm’attend, ilm’attendpourcourir.Fabienm’attrape.J’attrapeFabien.Oninventedeshypothèsesquel’étéapplaudit…J’aimel’insignifiance, la facilité de l’enfance, la chaleur d’été qui dissocie les choses et les arrangedifféremment.–Tuviens,Fabien?L’alléedeMasséétaitdétrempéeetl’ombredesmarronniersgrandissait.Onjouaitàcache-cache.Elleétaitbellecettealléed’arbres…Elleesttoujoursbelle.Noussommesensembleencoreunefois,dansl’épaissilencequinouspréserve.Lalégèretédel’êtreestinsoutenable.C’estun langagedevacances,où s’absentent les règles logiques, les syntaxes, commesiellesn’avaientjamaisdefin.Lesoleilfaisaitfondrel’asphaltedelaroutecomme«unsoleild’enterrement».Unevoiturequinousattendaitnousemmène,à la findecetaprès-midi1964.L’hommeestunamideP____.Àcinqans, jevoulaisqu’ilressembleàceluiquejevois,invariable,quelqu’unquin’agrafepaslemal.Ondescendsurunevillemorteparunelonguerouteenlacets,quilaprometàchacundesestournantsetnelalivrevraimentqu’àlafindutrajet.Surlespentesqu’elledépartage,leslacetsdelaroutesonteux-mêmesdesfractionsetcetteroutequi,parintermittence,laissel’idéequeriennemanque,quandtoutadisparu.Jen’aijamaisvudepaysagesplusvaincus,plusnégateurs.J’entendslesportièresclaquertrèsvite…J’essaye…Lesportières…Clac.Lesyeuxdétournés.Fabio,lamain.J’entendslebruitdumoteur.Lesphrasesnenousrejoignentplus.C’estauxdétoursetsortiesdelaroute…Lesouvenirdedeuxlignesparallèlesgravéesparlesrouesde

voituredanslaterre.Laroutes’arrête.Lesoleildescend.Laroute,presqueblanche,s’enfonçaitcommedansuncoinduciel.Lavoitureavaitbifurquéàquarante-cinqdegrés,pours’engagersurunepetiteroutevicinaleenpleinecampagne.AvecFabien,onécoutaitlebruitétrangedespoteauxalignéslelongdelaroute.Ilsétaientfaiblementagitésparlevent.Leschampsdéfilaientrapidementavecuneimpudiquesérénité.J’étais à côtédeFabien, dansun champdégagéque l’hommenous avait indiquéd’enhaut, avecuneprécisionquinousavaitfaitpeur,parcequ’ilyavaitdesmurs.Siseulementnouspouvionsnousredresser.L’écrireestdifficile.Unemaindéliéepeutl’écrirepeut-être…Leviol…Ilnousbandelesyeux,maisjenemesenspasmenacée.J’éprouvaislaprésencedecebandeaucommeuneprotection.Desallersetretourssexuelsquicontinuaientunjeupervers…Deslingessales…Lebruitdumoteur…Ils’étaitinclinédoucementsurlesventresetgrandissaitcommeunêtrevivant.–Fabio, j’ai peur. Il n’y a plus de pierres, demoins enmoins d’arbres,même plus de ces plantesdoréesquiontlacouleurdespierresausoleil.Laviolenceclandestinedelavievégétaleavaitquelquechosed’inhumain.Lebruitdesachair,çafaitdéjàmal,tellementmalquel’enfances’arrêteenété,l’étédesquatreansdeFabien.C’estunbruitdechairquiarrivevitesurnous.Ilneveutpasquel’onvoitsesyeux.Àquatreans,onnesavaitpasbiencequ’étaitlabombeatomique.Fabienavaiteul’idéequ’elleétaitpeut-être«commeça»labombeatomique…Jenesavaispascequ’étaitlabombeatomique,maisj’avaisl’idéequeçafaisaitmourir.– À la question : «Est-ce que ça fait mal de mourir ? », M____, elle avait dit que non. C’était«normal»,etl’adjectifs’étaitinscritenmoicommeunepeur«faiteàl’équerre»desesmensonges…Il faut être nus, séquestrés. Il nous demande l’inconcevable. Il nous demande de nous étendre sur lamontéedessolitudesetsurtout,ilneveutpasqu’onleregarde,pasverssesyeux.Amoinsd’accepterdemourir.Les corps s’avivent encore et cèdent, surmontant le soleil quine sait pasmourir. Il faut accepter lesattouchements, les rouilles, les corps sans date, les bruits de chair qui nous surprennent dans la seuletrajectoireduviol, en facede l’immense indifférencedes arbres et des feuilles indociles, en facedesroutesquiplientsouslepoidsdel’horizon.Dans chaque trou des frondaisons, dans chaque échappée, on cherchait une perspective, au fond delaquelleapparaîtraitlaroute…Ses phrases, elles étaient commedes branches qui nous battaient à la tête.Les tentatives éparses deviolenceexcédaientsesyeux.Lessilhouettesvertesdesarbres,quifontsilencieusementirruptiondanslepaysage,sontinapparentesquandellessurgissent…Ellessontdesarbresparmilesarbres.Etpuissanssavoirlesraisons,lamorts’estdifféréedevantl’indifférencedesarbres.Leschosesquel’onimaginait,souvent,ellesétaientbelles.Celle-là,ellenel’étaitpas…Mêmesilavieavance,nousnenoussommesjamaishabituésàlamenacedece«voyageauboutdelanuit».Ils’appelaitM.S____.Nous n’y sommes pour rien, pour rien, pas plus qu’aux tourbillons de soleil et de vent qui nous

recouvrent,nousaèrent,nousconfondentl’unetl’autre,exigentd’avoireuunjourquatreans.Lesrouesdelavoiturefaisantdemi-tourauronttassélaterreetl’aurontretournée.Elles’effaceradansleversantmonochromedu temps.C’estpeut-être leplusbeaudespaysagesnégatifs.Lavieestmorte,perduedansladésagrégationdeschoses,souslesoleilinvisible.Nousn’ysommespourrienousipeu.Pourtant,toutlevertsecouche,unvertinaltérableauxvariationsdujour.Lebleuducielestsiprofondqu’ilsemblenoir.Lavraievieestabsente.M____,ellenenousapasinterditd’allerenvoitureavecM.S____.Jemerappelle.J’essayederessaisirleretour.Lebonheurd’êtretoujoursenvie.M____,ellenousavaitquittésdesyeux.Nousétions«desêtresphréatiques»,alorsellenouslaisseraitdans ce puits où nous étions, peut-être même depuis toujours…De quoi s’était-elle aperçue en nousvoyant?Le sursis avait sa peine. M____ nous avait infléchis. Les yeux se modèlent bien au silence desinnocents.M____,ellenousavaitlaissés,puisellenousavaitregardéssansdésir,avantdedétournerlatête.Lacarence de ses yeux ne recelait aucune continuité. J’aurais voulu qu’elle m’explique ses lèvres sanssignature,etcesourirequisemblen’êtreàpersonneadressé,ilexcédait.J’aurais tant voulu être aimée…Mais l’extrémité des sentiments consistait à aimer sans emploi aumomentoùc’étaitinutile.Elleétaitcommelaplupartdesêtresquinemènentpaslaviequ’ilsaimeraientmener,etj’aitoujourspenséqu’ilyavaitlàdelalâcheté.Jemendiaislachaleurravinéedesoncœursauvage.J’avaisperdul’idéedemapropreinnocence.Mais l’incurvédesesmains, iln’étaitpaspournous. Iln’étaitpourpersonne.Sonsourirededédaindénombraitsesabsences…Peut-êtreétions-nouscoupables?–N’est-cepas,Fabien,quenoussommes«despetitsmorts»enpermission,enpermissionaveclesarbres?Mais«l’accident»avraimenteulieu.Ilestenmoi-même.Fabienlesait.Avant demonter se coucher, nous avons pris soin demettre les sous-vêtements cachés dans un sacplastique,commeuneaériennelessive,passéeaubleu,avecundésirdecorpshygiénique.C’esttoutcequelesvêtementsontretenudel’accidentquinousrendinfirmes…Nousavonstoutcachédansseslingesetletempsaussi.Unclaquementdelingequisedéplie,paspournousmaintenirenvie,maisfairecroireàcerespectdenous-mêmesquel’onappelleprécisémentpropreté.L’innocencedeslingesessuyantlasueurdel’obscène.Nousétions«commedulingesale»,sansinventairedanslecoursdeschoses.Nousvoulionsdesjourscommedulingepropre,lavé,aseptiséavecuneeauelleaussisanstache,bienplustendrequel’eau.Délivrés«deslingesdenullepart».Onn’avaitjamaisrienditàpersonne.Cesdernières années,M_____m’avait laissé quelques indices : «M. S____ était un schizophrène,peut-êtreunperverssexuel».«D’ailleurs,ilétaitrégulièrementtraitédansdescentresspécialisés.»Lesphrasesétantdites,ellemedisaitqu’ellenesavaitpasbien…Elleétaitperplexe.Elleappréhendaitquelquechose.Elledisait:«Je dis ça,mais c’est peut-être autre chose… ». Puis elle avait ajouté : «Lorsqu’il était arrivé àMassé,l’été64,ilm’avaitbiensignifiéqu’iln’aimaitpaslesenfants,qu’illesmettaitsousclé.»C’étaitlaformulefaussementlibéraled’unefemmequisaitlemanifestedel’histoirequis’étaitpassée,

d’unefemmequiaimeaumomentoùc’estinutiled’aimer,parcequecen’estpluslapeine.QuandFabienestmort,ellel’avaitaimé.Quelquesjours,j’ensuispresquesûre,maispasplus…M____,quiétaittellementrétivehabituellement,elles’étaitavancéeunpeuvite,sansréfléchir,refusantlesservitudesdutemps.Leprétextedemedirequ’ellen’avaitplusletempspourletéléphone,c’étaitlesien.Plusletemps.Letempsqu’ellen’avaitjamaiseu.Jamais.Lasoi-disantaristocratiedeS.SteinerdirigeaitlespenséesetlesactionsdeLSteiner,pourqueriennesubsiste.C’était bien un ami de P____, ou peut-être je l’avais imaginé ainsi, parce qu’il avait les mêmesvêtements.D’ailleurs,pourquoi,était-celesmêmes?Exactementlesmêmes.AvecM____,iln’yavaitjamaisd’histoire.Lavérité,ellen’étaitpasdanscequ’elledisait,elleétaitdans ce qu’elle ne disait pas. Elle fixait l’aire violée demes cinq ans, par un certainmensonge quis’articulaitcommede«l’acide»surlapeur.Ilsecachaitpeut-êtreunautretexte,différent,latent,décalé,quichangeraitlesensdetouslesénoncésémis.Parcequel’émetteurSteiner,c’étaitM_____.M____,ellenousavait laissés.Verscette lignedroitecoupant levide.Elleavaitdétourné l’attentionailleurs.Ellerefusaitdementirpourcequ’ellesavait.La voiture avait démarré, et nous étions à l’intérieur, avec un type dont elle savait « les déviancessexuelles, spécifiquement avec les enfants ».Elle ne tenait pas compte des détails.Elle faisait crédit.C’estparlàqu’elleétaitfausse.Ellen’avaitpaspenséquecequifaitleprixduvoyage,c’étaitlapeur.Lapeurauventre.C’estlapiredespeurs…M____,ellen’avaitpasletemps.Elleétaitcommelaplupartdesêtresquinemènentpaslaviequ’ilsaimeraientmener.J’aitoujourspenséqu’ilyavaitlàdelalâcheté.Elletenaitsesgestesàdistancedelascène,etdetouteslesscènesdelavie.Àforced’indifférence,sonvisageétaitpresqueminéral,commeunerésonance.Ilyavaitquelquechosedesaturantdanslafermetédesachair,desesyeux,deseslèvresquis’infligeaientdesourire.Elle était comme saturée d’elle-même, objectivement, subjectivement, vidée de tout contenu affectif,cognitif,etparconséquent,incapabled’action.Lecielétaitcommeunlingefrais.Jamais personne ne devait savoir ce qui s’était passé ce jour d’été 1964 avec M. S____. Jamaispersonnenesaurait.Mêmesilecrimeavaitépuiséenquelquesheureslesensdedeuxvies…Mêmes’ilfautdutempspourvivre.C’étaitlaclausedesurvie,desursispour«revenir».Cequis’étaitpasséavaitquelquechosedecommunaveccequej’appelle«mourir».Aprèsl’enlèvement,l’étéatrèsviteremplacél’été.Lebonheuresttellementinsensé…

Moncorpsmefaitpeuretnem’emmènenullepart

1966

J’aisixans,etj’aimeraisquelesoleilcourtplusvitedansleciel.JesuisrueDupuytren,surcetrottoir« irréel »,maismes pieds exténués ne le touchent plus. Je ne veux plus toucher le sol demes pieds.Alors,j’aidemandéàêtretransportée,parceque«j’avaisdesjambesquinemeservaientplus»…Jem’étaisexercéeenconséquence.Ladouleurme traversedugenou jusqu’auventre.Voilàque jen’aiplusde jambes…Laduplicitédemonexistenceestinhérenteàlachute.Jetombe.Jeveuxunepersonneàmadroite,uneautreàmagauche.Unsentimentdetristesseindéchiffrablem’envahit.J’aiditàmesparentsquemesjambesmefaisaienttrèsmal,nem’étaientplusutilesetque jenepouvaisplusmettre lespiedsau sol.Dès l’instantoù ledésespoirestseul,sûrdelui,ilestimpitoyabledanssesconséquences.Ledésespoirdemessixansaunepuissancesansmerci.Moncorpsmefaitpeuretnem’emmèneplusnullepart.J’aienviede lamaladie.J’aienviequelavies’arrêteetdemourirdemain,parcequelavieest trèslongue.J’aienviequelecorpsintervienne.C’est«maguerrecivileàmoi.»…J’aiperdul’idéedemapropreinnocence.Ai-jeuncorps?Jenesaisplus…J’ai«l’êtreindéterminé»et l’envie inéluctable de me jeter dans le vide, les mains sur les yeux. J’ai peur d’être une formearbitraire.J’aipeurd’êtrefactice.J’auraisaiméêtrequelconque.Jevoudraisoubliercequejesuis.Jereconnaislemondepourcequ’ilest.Alors,j’aiessayéden’êtrepersonne.Personne.L’inceste,cen’estpasseulementseptlettresquimeurtrissent,c’estpeut-êtreletempsquivas’arrêteravecnous.Biendeschosesd’ailleurscommençaientdéjààm’arracheràl’enfantquej’avaisété,etàlavieque j’avaiseue.Avais-jeencore la substancedemachair ?Cen’estpasune fracture, ce sontdixfracturesetpeut-êtremille.À six ans, les explications que l’on émet, valent souvent toutes les théories médicales. C’est ledescriptifquejefaisaumédecinquis’estdéplacé.M____ a eu peur que je sois handicapée, c’est que l’«onm’a extrait lesmuscles desmembres »,j’expliqueaumédecin.M____précisequej’aibeaucoupd’imagination,quejesuispremièreàl’école,cequiestabsolumentsansrapport…Elleattribuecequ’elleappelleundésagrémentquejeluicauseàunecrisedecroissance,quijustifieraitcomplètementquelecorpsrefused’avancer.Lemien.L’accidentavraimenteulieu.Ilestenmoi-mêmeetFabienlesait.Ilestenlui-même.Jelesais.Nous

sommesjetésaumondesansrecours,etladérélictiondeM____serévèledéjà.J’avaiscompriscequej’étaisàsesyeux.J’étaisuniquementunequestionposée,unequestionqu’ellenevoulaitpasentendre.Unequestion.Riend’autre.Ce jour-là, elle n’a pas de chance.Les courbesde croissance sont toutes calquées sur lesmoyennesnationales.Alors,cen’estpas«ça»quimefaitdumal.J’habite la rue des librairies médicales, et, à six ans, le médecin ne comprend pas que je sache…Fabienquiaunandemoinsabienrévisésaleçon.Àcinqans,j’ai«lecertificatmédicald’aptitudeàrecevoirdescoups».J’aipeurquetoutlemalheurdeshommesneviennedecequ’ilsneprennentpasunlangagesimple.Je voudrais me dégager de la gangue du réel, « être amputée des membres », « avoir les mainscoupées».Jevoudraisoubliercequejesuis.Jereconnaislemondepourcequ’ilest.Je me sens brutalement séparée de ce corps irresponsable qui s’en va vers la mort… Je m’exercecomme jamais je n’ai fait, afin que « le départ des membres », tant attendu par M____, ne puisses’effectuer…Jem’enfoncedansuneparalysied’adieu,uneparalysie inédite.Jenevoulaisplusriendecettevied’enfant,quej’eusvoulueffaceràjamais.Unaccords’établitentreladouleuretlamort,commesil’unefutdevenuel’inévitablepréparationdel’autre.Cetterigiditém’empêchedemarcher.Jepense à unmutismedéfinitif, dontL. etS.Steiner seraient coupables.M____, elle n’avait pasdetragédie, parce qu’elle n’avait pas d’histoire.Elle ne dénonçait pas ce qui était à dénoncer et qu’ellesavait.Alorsquelaseuleréférence,c’étaitladouleur,celledeFabien,lamienne.Jeleuraiexpliquéquej’avaisdesmembresquinemeservaientplus.Jen’écartepasletutoiementdeFabien,maisjeneleretrouvepasencorecommeceluid’hier.La ville des étés, elle-même, s’était vidée de ses rires. Fabien avait eu l’air triste. Il avait eu cettephrase:«Jesaisbienqu’onnepensejamaischezlesautres,maisavectoi«c’estpaspareil»…Ilyavaituneraisonducœurdontjenevoulaisplus,parcequ’elleneservaitàpersonne.Exceptéàtoi,Fabien.Biensûr,jevoudraisresteravectoi.Justeavectoi.Alors,pourtoi,jevaiscontinuer,jevaisreprendremastructureinitiale.Jechercheuneraisond’aimer,uneraisonoùaccrocherunejoie.Jel’ai.Fabien,c’estmarésolutionàvivre,c’estunbonheurquim’estdédié.Jevaisfairesemblantd’existerencore.JesuisunêtrenécessaireàFabien,nécessairepuisqu’iln’yavaitquel’amourquinousrendeànous-mêmes,etlanécessitéd’undésespoiràpartager.Pour être avec toi, je pourraime tenir, être.Quand le soleil coulait et s’attardait sur nosvisages, jesentaislamaindeFabienetlebonheur.J’aitrouvéunendroitquimeressemble.Fabien,ilavaitréinventépourmoil’usagedemoncorps.Jecherchelesraisonsd’aimer,jecherchelesraisonsoùaccrocherunejoie.Jelesais.Fabiens’opposeàuntelmondeetlerécuse.Pourtoi,Fabien,jevaisréapprendrepeuàpeuàmeredresseretàvoir.Jevaisréapprendreàreprendremastructureinitiale.J’aibesoindemoncorps.Jevoudraisqu’ildure,qu’ilduretoujours…–Fabio,j’aitrouvéunendroitquimeressemble.Toi.J’aipenséquejeprendraistouteslessouffrancesavecmoi,s’illefallait,toutes,parcequej’avaistouslesbonheurs.Quandd’autresquetois’appuientsurmonépaule,jelestueraissanssourire,àlesvoirfairelesgestesquin’appartiennentqu’àtoi.

AvecFabien,onavaittoujoursessayédedéfendresonalliéavantdesedéfendresoi-même,lesnumérosd’immatriculation l’attestaient. Steiner 6, Steiner 7. C’était comme l’altérité reconnue, l’identitéexistentielle perçue comme possibilité d’être autre, qui nous rendait tellement proches. S’essayer aubonheur,c’étaitpermis.Ladifficultéderevenirenarrièredansl’accident…Lecorpsn’estpassanspensée.Ilmesemblequej’hésiteunpeu,commesijevoulaisattendreencore,vivreencoreunpeu…À l’imagination, on annexe ce que l’on peut, non ce que l’on veut. Bien des choses commençaientd’ailleursàm’arracheràl’enfantquej’avaisétéetàlaviequej’auraiseue.Jemets à nouveau dans le ciel les signes de la vie,mais je n’accepte pas qu’ils aient raison.C’estdifficiledesetendre,desedétendre,déplaçantunejambepuisl’autre.Ellesnivellentlesappréhensionset toutdevientparfaitementneutre. Jevaiscontinuerdansunebelle innocence,commesi je renonçais.Unesortedelassitudeheureuse.Unepossibilitéàmeporterlàoùtuveux,Fabien.L’inceste, ce n’est pas seulement « sept lettres » qui meurtrissent. C’est peut-être le temps qui vas’arrêteravecnous.Etsijerefuseobstinémenttousles«plustard»dumonde,c’estqu’àsixans,ilnemeplaîtpasdecroirequelamortouvresuruneautrevie.J’étaisun«êtrenécessaire»,nécessaireàFabien,puisqu’iln’yavaitquel’amourquinousrendaitànous-mêmesetpeut-êtrelanécessitéd’undésespoiràpartager.La fraternité faisait partie des mystères que les hommes cachent en s’embrassant. Le contraire del’humiliationetdelamort,cen’étaitpaslaliberté,c’étaitlafraternité.C’étaitFabien.Jevaisretrouvermesjambesetmesbrasd’enfant.Jevaisfairesemblantd’existerencore.Pour survivre, les sentimentsentrenous sontdevenus immenses.Sur le sable,on traçaitdeschiffres,«oncomptaitlesable»…Jenesuisnullepart,maisjemarche,levisageagréédenouveau,mêmes’ilestrenvoyéauvideetàladouleurrenouée.Jesuissansloi,acceptantdel’être,résignéeàmasingularitéetàmesinfirmités.Je retourne à ce grand froid de vie, quim’empêchait d’avoir eu six ans. Celame fait assezmal deretrouverlecorps,lesmembres,«lanuitdesyeux»,lacourbatured’être…M____, elle a quarante ans. Elle est très belle. Son visage est presque identique à celui de JeanneMoreaudanslefilm«BaiedesAnges»,maissonsourireperpétuel,peut-êtreest-ildéjàinexact?J’aisixans.J’ydécèledéjàpleindemensongesetuncorpsdegranit.Ellefaitsemblant.Etavecsesyeux,sesyeuxtrèsbleus,jerestemoi-mêmecaptivedesapparences.Jel’attendais.Ellenem’attendaitpas.Elle ne se retournait pas et jem’attardais sur elle. J’aimais bien quand ellem’appelait « Thilda »,commesile«Ma»supprimée,j’étaisunpeu«àelle».Ellene savait riendece surplusdesmains,avantqu’ilne se soitpassé,dépassé…Ilest tard. Il estparti,Fabien.Lavie,ellem’étaitdonnée.Jen’avaisrienàpayer.Jenesuispasuneenclaveinsensée.Lavaguededouleurs’étaitretirée,emportantavecellelavolontéquiluiavaitétéopposée.Ellen’avaitlaisséquelasouffranceensommeillée,contrelaquellenulespoirneprévalait.Ilyavaituneraisonducœurdontjenevoulaisplus,parcequ’elleneservaitàpersonne.Jen’aimaisplusriendecettevied’enfantquej’eusvoulueffaceràjamais.

Ilyavaitlanuit.Ilyavaitl’Inceste.

1967

Onm’avaitditquelesyeuxétaient«leschoses»lesplusfacilesàéteindre,qu’ilsétaientvitefermés.Maislesmiens,ilsnesefermaientplus.Lesnuits,ellessontsansmoiets’allongent…J’appelleFabien.Il«circule»àcôtédemonsommeil.Ses phrases insulaires habitaient mes nuits, assises au bord des guerres. Une nuit, « on » nous aentendus.Undemesfrèress’attribuelemétierd’indicateur.Lelendemain,M____m’aattribuéuneautrechambre,danslaquellejesuisseule,sansFabien.Onm’a«amputée»d’unepartiedemavérité,decequifaitmapermanenceetmonéquilibre.Fabien,ilavait raison, lorsqu’il s’était inquiétédece transfertdechambre…Depuis« l’histoiredesmaisonsencarton»,ilpensaitqueP_____étaitdangereux.J’aiétévoléeouspoliéepeut-être.J’aipeurdelanuit.Ellemelaisseauxyeuxlesjeuxdelumièrequilaissentdeslarmes.Touscessoirsquitombentmeparlentdelamort.SeulFabien,ilsavaitmeparlerlanuit.Seul,luisavait.Quand L. et S. Steinerm’indiquaient l’heure d’« aller au lit », j’ai souvent pensé que ce très courtinstantoùlesyeux«sereferment»pouraccepterlanuit,cettesecondemêmeentre«avant«et«après»,ellenes’étaitpasbieninstalléeenmoi.Elles’étaitpeut-être«cassée».C’étaituneerreurfonctionnelle.Peut-être que mes parents m’avaient « mal faite » ? J’ai compris plus tard que c’était l’inverse. Ilsm’avaientfaitmal.Trèsmal.C’estlaseulechambrequidonnesurlarueDupuytren.Jel’aimebienpourregarderlesoleilrougeâtreaufonddelarueetlalumièresulfureusedescafésquidécomposelesvisages.LesquatreautresenfantsSteinersont«côtécour».IlsembleraitquejesoislapréféréedeP____.Ilm’aattribuélaplusbellechambre,prèsdelasienne.Je pourrais courir pendant des heures sans ne rien retrouver d’autre que de nouvelles « maisons decarton»,sansl’espoird’unarbrevraioud’unvisagebouleversé.Jemetenais«penchéeàmoncorps»,commeonsetientàunehautefenêtresanspouvoirs’endétacher.«Unbâtimentvivant»,celuidelarueDupuytren,cotédeschiffrespairs,était«penchéàmoncorps».Larueétaitsuffisammentétroite,afindepermettredevoirendétaillafaçadeenvis-à-vis.Quandlafindujourpeupled’ombressesrues,j’étaisunedecesombres…Detouscesêtres,riennem’échappait.Jevivaisleurscorps.Ilsétaientdesmilliersdehors,afinquejenesoispasseule.J’avais l’impression que les maisons déversaient dans les rues, encore obscures, une foule quicommençait à se taire, àmesure que venait la nuit, et que les lumières du ciel et celles de Paris se

rejoignaientpeuàpeudansunbonheurindistinct.Je«dévisageais»alorslequadrillagetrèspeuéclairédelafaçadefoncéeetdesesfenêtresquines’ouvrentjamais.J’attendaisquelesoleilvienne«ouvrirlarue».J’exploraislafoulequipassaitrueDupuytren,venantduBoulevard-Saint-Germain.Ellemerappelaitbienqu’unautremondecommençaitici.Danslesruesdésertesdelanuit,siprèsdemoi,monenviedelarmessedélivraitenfin,pouruneheureoudeux.Pourtant,lamort,elleétaitlà,danslecielbleuetdansl’indifférencedumonde.Le soleil du premier matin allongeait entre les arbres du Boulevard-Saint-Germain, l’ombre descheminées.L’automne.L’automnedescendaitseslumièresrougesàtraverslesarbresparisiens.Lesjoursglissaient.J’aimebiensuivrelesalléesetvenuesdespassantsdelarue.Jesuiscettefouleimmensequimarchesans répit. Insatiable de vie, j’eus voulu toucher ces corps, leur dire quelques phrases, seulementquelquesphrases…Qui aurait pudeviner la présenced’unepetite fille de six ans, qui épiait « dans le noir de la nuit »depuisledeuxièmeétagedecethôtelparticulierdusixièmearrondissement?SurdixpassantsdelarueDupuytren,ilyavaitunepersonnequejeregardaisunpeupluslonguementpouruneraisonoupouruneautre.J’essayaisde«filmersavie», l’ineffablequ’elledégageait…Elleauraittoujoursl’aspectfluctuantdequelqu’un,deschosesquipassent,maisquineréussissentjamaisàseproduire.Cetteheuredusoir,elleétaitdure.Lapeurn’exceptepersonne.Mesmains.Lespoingsserrésdesarbresmorts.Aujourd’huiencore.J’étais encore une fois debout, dans la nuit qu’il n’avait pas été possible d’éviter, dans une régiongéographique d’où ne viennent jamais les sommeils, à cet endroit où meurt définitivement la liberté.Qu’est-cequ’ilyavaitd’inhumaindansceciel?Lescontrastesétaientviolents,pleinsdenoirsprofonds.Lafoulequis’écoulaitaudehorsvientdelivrerleplusépuisantdescombats,uneassembléed’ombresnoiresetblanchesdanslanuit.Àseptans,jenevoulaispluscéderà«lanuitdesjours»où«ilyavaitl’Inceste».Lanuitfinirait-ellebientôt?Lanuitnefinirait-ellejamais?Jesuistellementpetite.Àseptans,jenesuispasunefemme.Lemondem’apportel’indifférenceetlatranquillitédecequinemeurtpas.Laseuleexpériencequim’intéresse,c’estcelleoùjustement,toutsetrouveraitêtrecommejel’attendais.Jesuistellementpetite.L’alternancevadumondeàmoietdemoiaumonde.Lemouvementderévoltefracturel’être.Commejen’arrivepasàfermer lesyeux, j’aipeur, jesuis l’arméefragiledespenséesde lanuit.Ladouleurd’unsommeil illicite,c’estcommel’écartentre lavie tellequ’elleestet tellequ’ellepourraitêtre.L’idéequepersonneneréponde…L’idéequece sommeil làneparviennepasàdormiret se répandeàcôtéducorps,ellepèse sur lespaupières,sanspouvoirlesfermer,sansabdication.–Fabio,est-cequetudors?–Réponds-moi,s’ilteplaît.–Est-cequetum’entendsFabio?Jen’aipassommeil.Jen’auraiplusjamaissommeil.Jen’aiplusaucuneraisond’avoirsommeil.Il fautqueje tiennelesyeuxouverts.Lelit,depuisquej’avaiseucinqans,c’étaitquelquechosequim’obligeaitàpasserdel’étatvertical,c’est-à-direcomplètementenvie,àunétathorizontal,vulnérable,oùj’étaiscommemorte.DèsqueP____frappe,ilcoupelemondeendeux.–P____,jeneveuxpasquetuviennes.J’aipeurquetune«violes»lesderniersrayonsdusoleil.

Quandtoutestcalmeàl’extérieurd’uncorps,ilyalàuneliberté.P____, il ressemble à celuiquipèse inutilementdurant les longuesnuitsd’insomnie.Un inextricabledésordre…Une perspective sociale de bordel. Un bordel comme horizon. Il m’est tellement difficiled’atteindreceprivilègephysiquedurepos.J’abdique.Ladouleurs’alignesurlapunition.J’avaisseptans.Jenevivaisplusparlecorps.Lavie,jenel’éprouvaisplusquedel’extérieur.Jenesavaisplusm’endormir.Peuàpeu,jen’avaispasperçuladifférenceentrelejouretlanuit.Jenepouvaisacceptercetteguerresansbeaucoupdedéchirement.Jevousprometsquejen’ysuispourrien.J’ailafatiguelapluscruelledel’humiliation.P____,ilm’afaitpleurer,cequenousfontpleurerlesmorts.Jen’acceptepaslerireinsensédecethomme,provoquantundieuquin’existepas.C’étaitchaquesoir,commeunpeudemoiquimeurt…Lespectacledemavie,ils’étaitarrêtéauseuild’unechambre,oùuneprésences’attarde.J’attendaislejourcommeunedélivrance.Une nuit, P____m’avait entendue, ou attendue, je ne sais pas. Pourtant, je me sentais libre et sansattaches,dansunevillequej’aimais.J’étais«mise»surunesurfacehorizontale,j’étaiscommeuneeaumorte.Quandj’étaiscouchée,qu’importecequevousfaisiezdemoi.J’étaislavéritéqu’onnepeutpasdire.Dans ce lit, je vous appartenais. J’étais à vous, S. Steiner. Même une anesthésie locale, je l’auraisacceptée.S.Steiner,c’étaitcommeunliquidefroidquis’insinuesouslapeau.C’était«ça»:«Ilyavaitlanuit.Ilyavaitl’Inceste».J’avais les yeux éteints, j’avais un corps inerte, j’étais tellement petite. La difficulté que j’ai àm’acquitterdecetoucherinterdit,rendunepartdemavieabsente.Lanuittraversaitlesinsultes,lesviolsetsesinaliénablesmouvements.Ilm’abattueunpeu,maispasbeaucoup.Souvent.Trèssouvent.Touslessoirsparlentdanslecieldelamêmeindifférence.Ilfallaitattendre,attendrequenes’éloignentunàun«lejourdesautres».Après,c’étaitl’aurore,etj’étaistoujourslecorpsappuyéverticalement.Sous les doigts frais de la nuit à venir, j’avais le pressentiment d’un nouveau contraste avec la viesubstituéedessoleils.J’aiseptans.Jet’embrasse,P_____,ettoi,tumefaismal,presquetrèsmal.Alors,j’aipenséfairelalistedesendroitsoùjepourraisvivreetmourir.À sept ans, j’étais complètement à lamerci de celui quim’avait instruite de la peur.À sept ans, onn’acquittepersonne,onn’adhèreàaucuneloi,onnedémembrepasl’obscène.JeveuxmouriravecFabienetqueleventmeprennetouteslesfenêtres…J’ail’impressiond’avoirfinimavieavantmêmedel’avoircommencée.L’éclipseàseptans.Jecraignaisdavantagelamortquedemourir…Etmêmedanslamort,j’avaispeurdenepasêtreassezmorte.Nemeditesplusjamaisàdemain…Jevaisdonneruncriàcequin’apasdenom,cequinepeutenavoir,aumoinsquelquetemps.J’aiunepierreauventre.Çaressembleàunmeurtre,dontonnerevientplustoutàfaitmort,plustoutàfaitvivant.J’aiplusdehontequetouslescrépuscules.J’aiseptans.Lecorpscernéd’aubelascive.J’avaispeurdel’heureoùilétaitlâche,où«samorale»l’avaitconduitàl’abstractionetàl’injustice.

J’aipeurdel’heure,oùjevoyaissasilhouettesedémenerdansunrectangleprojetésurlafaçadeenface,l’heureoùjevoyaisserabattrelesvoletssurl’ombredelachambre.Au seuil dema chambre, une présence s’attarde.Un homme est debout brusquement là, àma droite,commequelquechoseque lamainpressent. Il était commeces chiensqui courent lesunsderrière lesautres,chacundemandantaudésirdel’autrelesoinderelayersonpropredésir.Sesmainsmelaissaientenotage,etlebruitdecesvoletsdeboisqu’ilfermaittellementvite,ilsesuperposaitàceluidumarteausurlecercueil.LeslèvresdeP____semettentsurlesmiennes.Jeveuxmourir.Àseptans,jesuismoralementdisqualifiée.Maisilfautpayeretsesaliràl’abjectesouffrancehumaine.Ledénouementestundessaisissement.Lelendemain, il recommençait la partie,mais avec la consciencede ses forces et la fièvre lucide qui lepressaitfaceàsondestin.C’étaitdansl’ordredeschoses.Ilsavaitqu’ilseraitemportéparsapropreetrituelle violence, qui d’ailleurs le desservait tactiquement autant qu’elle le servait. J’étais enterréevivantedesaperverseservitude.Je n’y suis pour rien. Je vous promets que je n’y suis pour rien. J’ai la fatigue la plus cruelle del’humiliation.Àseptans,jevoulaisuneviecommedulingepropre.Demain,jen’aijamaissommeil.Ilmefautentendrelesnuits,lesattendre.Je voudrais avoir le tempsdegrandir, grandir dans les phrases, grandir dans le corps, juste grandir.Grandir, « arrêter d’être petite », ça n’avait jamais été le sujet d’aucune négociation entremoi et S.Steiner,ettoutétaitpartidelà.Il fallait attendre, attendre que s’éteignent un à un « le jour des autres.. Il fallait attendre que lesdernièresbranchesduBoulevard-Saint-Germainsegraventsurlanuit.L’inceste,quand«ça»commençait,jenesavaispascequej’allaisdevenir,etquand«ça»étaitfini,jenelesavaispasnonplus.Aujourd’hui,jenelesaispasplus.–Fabien,qu’ya-t-ildansunsoirquiressembleaubonheurouaumalheur?

Deuxpiqûresdevaliumpouragrandirlemaloulemultiplier

1968

Àcinqans,j’aidesinsomnieschroniques.Iln’yavaitplusquecesinsomnies.L’apaisementnes’estplusfait.Jerêveauximagesélémentairesdesautres,ceuxquiontdescorpsdifférentssurtout.J’avaisvéculespremièresannéesavecl’idéedemoninnocence.Aujourd’hui,l’immensitédel’enfanceestcompriseentredeuxpiqûresdevalium…pourl’absenced’unmalinconnu,pourrien,pouragrandirlemaloulemultiplier.Biensûr, lespiqûresdevaliummefaisaientdormir,commel’effetd’uneviolencetranquille.L’actionsymptomatiqueétaitimmédiateetjefinissaisparavoirlesyeuxfermésquinzeheuresd’affilée,aprèslestroisnuitsblanchesprécédentes.Après cesquinzeheures, lesyeux fermés, je voulais qu’onmedisedepuis combiende temps j’étaismorte.Jen’étaispas sûred’être là,d’êtrevraiment revenue. Jenedonnaisplusdesensàceque jevoyais.Après,M____,elleamodifiémesappuisavecdesdrogues:levalium,lethéralèneetc.L’appuiquejeprenais sur les sens. L’appui que mes sens prenaient sur le monde et celui que je prenais sur uneimpressiongénéraled’être.Fabienm’embrassaitetm’embrassaitencore…Cettesituation,pérenniséeparlecomportementdeM____,n’avaitfaitqu’accentuerlestroubles.Ellen’avait jamais voulu savoir, nimême s’il y avait quelque chose à savoir. J’avais attendu pendant desannéesqu’ellem’acceptetellequej’étais…Ellene l’avaitpas fait : justedem’inventercomme je suis, ellene l’avaitpas fait.Toutcequiétaitsimple la dépassait. C’était là l’insuffisance de ses parenthèses, de ses sous-entendus. Qui n’est passimpleàseptans?Ellemelaissaitsansamarredevantlabéancedutemps.Etlanaturemortedesavies’accordaitmieuxaudurcissementlinéairedontellefaisaitsaloi,lasienne.Alors,j’avaisapprisàaimercequin’apasdevisage,cequiéchappeàl’inconséquencedeschoses.Onditqu’ilyadelamalchanceàn’êtrepasaimée.Aimercommeilconvientdel’être.M____n’étaitjamaisvenuedurantmesnuitsd’insomnie.M____,j’aimal,j’aihonte,j’aipeur.Biensûrqu’ellelesavait.Lalumières’estéteinte,entrecequiétaitnoiretcequiétaitblanc.Desesyeux,unelumièrequivientdenullepart.Unvocabulairedetrompe-l’œil.Toutestcalmeàl’extérieurd’uncorps.C’estl’enfanced’unesyllabe.Elleétait semblableà laplupartdesêtresquin’ontaucunsensdubonheur,peut-êtreparcequ’il leur

manqueuncertainapprentissagedelasouffrance.Ilestdesdettesinépuisables.M____ savait qu’« il y avait la nuit, qu’il y avait l’Inceste. ». Bien sûr, elle savait. Bien sûr, elleconjurait l’injustice de l’Inceste. Elle avait l’œil coupable qui traversait un espace de faute et çamefaisaitmaldel’aimertellement.Toutessesexactionsantérieures,ellesmerévoltent.J’avaiseuenvied’abandonnercevisagedifficilequ’ilmefallaitmodeler,malgréleslèvres,lesyeuxpleinsdesoleil…S’ilfautconjurerl’insanité,lesenfantssontunelimite.Ilenestd’autres.Elle n’avait jamais entendumes cris la nuit, alors que j’enfonçais les poings dans le creux demonventre,etquejemesentaismourir.J’avaiscomprisqu’elleneseporteraitjamaisàmonsecours,quemesyeuxbrûlaientd’insomniedélétèrejusqu’àelle.L’insignifiancen’estpasunechoserelative,elleadelarelation a quelque chose, ou à quelqu’un qui n’est pas de l’insignifiance, qui a du sens, une certaineimportance,qui«compte»,quivautqu’ons’yarrête,qu’ons’enoccupe,quitientdelaplace…Lapireerreur, c’est encore de faire souffrir. L’insignifiance tient à ses yeux dans la signification que nousn’avonspas.Maislamédiocritéveutdurerpartouslesmoyens.J’avaislecorpstristeàseptans,tristedesesfroidesbrûlures.M____, elle était comme tous ces êtres, qui pour finir, meurent de n’avoir pas su vivre ce qu’ilsvoulaientréellementvivre.Toutl’effortdesapenséeavaitétédesubstitueràlanotiondenaturehumainecelledesituationhumaine.AvecFabien,nousétions«dessituationsàrégler».Iln’yavaitpasbeaucoupd’amourdanslaviedeL.Steiner.Sonennuiétaitunedistanciation.L’Inceste la laissait libredeS.Steiner.C’était lasolution,pourunefemmequin’aimepas«leschosesphysiques»,uneexpressionbienàelle…Lemondeoù elle vivait était triste sur la peaudes choses.Cequ’ilme rested’elle, nepeut plus seretourner.Ellenousavaitpourtantbienappriscequec’estque«grandir»,cequec’estqu’«êtregrandtoutdesuite»,àquatreans,àcinqans,àsix,àsept,àhuit.Ellenousavaitdésapprisàvivre.Iln’yavaitplusaucunrecourscontrel’inaltérableobscénité.IlyavaitFabien.Pourtant, je nevoyais riendeplusbleuque sesyeux, riendeplus attirant que sonvisagequi nemevoyaitpas,qui était incapablede s’attarder surmoi. Jen’avais rienque sonattentionne retienne…Ilfallaitallerplusloin,versd’autrespaysages.J’auraisvouluqu’elleaitletempsdesefatiguerdemoi,qu’ellem’attende.Sesphrases,ellesdisaient« la peur ». Sa dévaluation de l’idée du bonheur induisait la souffrance.Elle avait une tête à l’usageindiscernable.Je la forçais à porter attention à ce qui n’avait pas d’importance,mais le secret de son visage étaitévanoui. Je n’avais fait que dériver vers quelque chose, quelqu’un qui m’échapperait toujours. Elletraduisaitl’ambiguïté,l’équivoque,lefroid,jusqu’àlaperversité.Peut-être ne se réalisait-elle pas dans l’amour, parce qu’elle y trouvait sous une forme fulgurante,l’imagedesaconditionsansavenir?Àsaphrase:«Tun’asqu’àêtrecommetoutlemonde»,j’avaiseuunressentimentimmense.Jel’aitoujours.Lesquelquesphrasesaccabléesqu’elleavaitàsonvocabulaire,suintaitlatristesse.Cequel’incesteavaitdeproprementinhumain,ellelesavait.Elledissimulaitdélibérémentunevéritéabjecte,avecunevéritablesurenchèred’aveux,demensonges.Je l’appelais.J’avaispeurdeP____.Ellen’est jamaisvenue.Ellen’avaitpasle temps.Ellepouvait

dire:«Jenesuispasresponsable.»Onditquelaséparationaveclamèreestavanttoutunactephysique,quelesmainsdel’unesedétachentdesmainsdel’autre,quelespeauxnesetouchentplus.AvecM____,ilyatoujourseucetéloignement,etjesavaisqu’iln’yavaitrienàfaire.Rien.Elleétaitbelle,peut-êtreencoreplusbelleàcausedecetteabsence.Lasensualitéétaituneintelligencequ’ellen’avaitpas.Maisquiattendraituneidéejuste?Quelles raisons aurait-elle pu avoir de venir embrasser une petite fille de huit ans qui ne veut pasdormir ? Il est vrai qu’entre la nuit blanche et le viol de P____, la première alternative, c’était lamienne…Lescoupsquejerecevais,ellelesfaisaitretentirenmilleinjuresmétaphysiques.Sesyeuxétaientversunailleurs,séparésdemoi,séparésdeFabien,séparéspeut-êtredetout.Après,lavieestdevenuemoinsfacile.Elleétaitaccidentelle,défectueuse.Lecorpsétaittriste.–Fabien,jevoudraisquetum’aidesàmourir.Elle avait emmuré la douleur, la douleur qu’elle croyait sans fond. La douleur s’emmure. La mortemmure ladouleur.L’incesteemmure l’êtrehumainque jesuis. Jemedispersedans la fatiguedemoncorps.Jelatiensàl’écart,maisellevitdemoi.Commeaprèsplusieursnuitsblanchessuccessives,jenetenaispasbienverticalement,elleétaitobligéedefairequelquechose.Ellerépondaitparlanégativeetdansl’urgence.Sesgrandsyeuxbleuss’effaçaientderrièresacruauté.Elleappelaitlemédecin,afinqu’ilm’injectelevaliumquimeferaitdormir.Etc’étaittellementefficacequelorsduréveil,j’avaisoubliéquij’étaisetjemettais du temps à « revenir ». Le temps de latence de l’endormissement m’a conduite à utiliser demanièrechroniquedesneuroleptiquesetdeshypnotiques.L’accoutumanceàtouscesproduitsstupéfiantsestdéfinitive.Jen’aiplusjamaisdormisanssomnifères,àl’extrémitédetouteslesdémesures.Aprèscesinjections,cequejecroyaisentendren’étaitpascequej’entendais…Ilmefallaitlesréapprendreunàuncesbruitsdel’été.J’étaisdevenuecomplètementinsomniaque,etc’est peut-être celle-là, lamaladie queM_____m’avait transmise. J’avais sept ans. Je pensaismêmequ’adviendrait un moment où je ne parviendrais plus à me souvenir de moi, quand tous les autresm’auraientdéjàoubliée.Ellem’avaitbiendroguéeM_____,àcommencerparlespiqûresdevalium,quandj’avaisseptans.Ilsuffisait d’une simple piqûre pour diffuser une action qui se propagedans tout le systèmenerveux. Jesentaisdanslebrasl’aiguilledumédecin,cherchantmaladroitementmaveine,m’abîmantlachair.Après, jen’avaispas«desparadisplein la tête», j’avais l’incestedans lecorps,etdessouffrancesdont je me croyais coupable. Les mains devant moi, inutilement devant moi, comme une propositioninacceptable.Les passants, eux, ils neme laissaient jamais seule, durant ces heures interminables d’insomnie.Auregard vide des vitres, les matins riaient de l’ineffable qu’ils dégageaient… J’avançais poussant desportessansbattantscommesirienn’avaitplusdeprisesurlesviesdeFabienetMaudSteiner.J’avais huit ans. M____, elle vendait cher ce qu’elle donnait, parce qu’elle n’avait rien à donner.Excepté l’argent, bien sûr.M____, elle était responsable de quelque chose.Celle de ne pasm’aimer.CelledenepasaimerFabien,endehorsdesphotosdeFabien.LejouroùFabienétaitmort,elleavaiteuenviequejesoiscoupable.Coupabledequoi?Coupabled’êtrelà.Àdixans,j’espèreesquiverlamort,cellequejeporteenmoidepuislongtemps.Jemesuishabituéeà

elle.C’estcommeunesortedecohabitation,régiepardesaccordsmutuels.Jenepeuxplusfermerlesyeux.J’aitantderaisonsdemourir.Aprèsl’internementen1970,S.Steinern’estjamaisrevenu«m’aimer».S.Steinerestlà…Touslessoirsdemavie,ilestlà…Àtroismillekilomètres,àquatrevingtsans,ilestlà…C’estpeut-être«ça»,l’inceste.AvecM____,ilyavaitautrechose.Tuerunamourn’estpassifacile.J’aiseptans.Certainsjours,ellem’interpelle:–Thilde,viensvoir.Ellemedésignecommeondésigneuncoupable.Elleveutme«fairevoir»quelquechose,quelquechosecommeuneprérogativequejesuisseuleàdétenir.Ellene«m’invente»pasdutoutcommejesuis,et,àseptans,jeneseraipas«l’adjacenteThilda»deseshistoires.Ellesaittrèsbienqu’avecFabien,onsedittout,absolumenttout…Alors«avalersaviesouterraineavecS.Steiner»,jamais,paslasienne.À sept ans, ce n’est pas juste d’être témoindesmobiles apparents et inapparents deL.Steiner, dontl’incesteestpeut-êtrelaconséquence.Ellelesait.Jedescendaisdanssonsilencecommedansunpuits.En même temps qu’elle me dit : « viens voir », toute la douleur aiguë qu’elle aurait dû avoirprécédemment, à cet instant même, elle me l’a transmise, et c’est vers moi qu’elle afflue… C’estsemblableàlaprofonderésonanced’unesentenceenlangueétrangère.Le lit conjugal de L. et S. Steiner : deux lits simples juxtaposés. Je dis : « conjugal », maisvraisemblablementlaconjugaisondedeuxêtresn’estpasréelle…Elleneseconjugueàaucuntemps…Àsixans,j’aisurtoutpeur,parcequ’ilsnes’aimentpas.Jesuissurleslieux.Ellerecule.Sesyeuxs’injectentdebonheur,desesfauxcalculs,desesépaisseursnoires.Lesmiens sont tristes.Mespaupières, je lesai tenues fermées,pourpleurer,pourneplus rienvoir.EllesoulèvelematelasdeS.Steiner.Des photographies de chairmenaçantes.Des peaux rapprochées impudiquement. J’ai six ans et cetteobscèneadditiondemouvementsetdecorps,ininterprétable,interprétéequandmême,medessaisitsanscesse.J’en distingue demoins enmoins les corps, les uns des autres. Ellem’a forcée lesmains. Dans latranquillitédemoncorpsdesixans,jemesuislaisséebattresansrépondre.Ce sont des photos, des photos très endésordre, oupeut-être très enordre.Certaines présentent desdétails anatomiques dont j’ignore la fonction, et leur localisation dans le corps humain… Leurcomplexionm’échappe…Surlaplupart,cesontdesphotographiesdesexe,oudefemmesnues,desexeimberbe,d’enfantsnus.Ellessontclasséesdansdeschemisescartonnées.À sept ans, certaines de ces photos ne sont pas identifiables,même en « s’ymettant à deux » avecFabienpourlesassembler,puisqueévidemment,jeretourneraislesvoiravecFabien…Pour L. Steiner, c’est une histoire sans importance. Elle me l’a transmise. Je ne parviens pas à latranscrire, tellement ça faitmal d’avoir encore une densité d’adulte, de femme sur un corps d’enfant.L.Steiner,elles’appuiesurmoi,ausensfiguré.Àseptans,seulsouffrirestéternel.Àseptans,lavieestbelle.J’auraisvouluêtreledestinataire,partisanslaisserd’adresse.–Thilde.Leshommessontdesêtresabjects,pervers.Ilsnepensenttousqu’à«ça».

Àseptans,jenepouvaisrienpourelle.Àseptans,jenevoulaisrienpourelle.J’avaislecorpstristeàseptans.L’inceste,c’estpasdesphotographies.Àseptans,lasolutionprovisoire,c’estunephraseapproximative,uneinterjectionétouffée:–T’en fais pas,M____, sans réellement savoir de quoi je dois la plaindre, ni même si je dois laplaindre,sansmedonnerl’aird’avalerdeslarmes.Jenelaplainspas,etlesphrasesnecoïncidentpastoujoursaveclapensée.Après, l’injonctionsignifie lecartabledeS.Steineravecsesdossiersprofessionnelsetenparallèle,d’autresdossiersqu’ilmefallaitouvrir.M____avaitcontinué«l’inventairedeschosesdelavie».J’aiseptansetonm’aditquetousleshommesétaientégaux.Jeneveuxpasqu’ellemeretienne.Jeveuxsoustrairemesyeuxàce«viensvoir»,làoùiln’yarienàvoir de ce qui me concerne. J’aurais vu les photos… Elle serait libre… Elle aurait récapitulé seshontes…Jenem’aligneraipassursapeur.Jamais.S’ilfallaitbienpayerunpeud’êtrelà,ets’ilfallaitpayerenmonnaiedesouffrancesetderenoncement,nousavionspayé.Àseptans,onn’acquittepersonne,onn’adhèreàaucuneloi,onnedémembrepasl’obscène.Jedétachelesdeuxsyllabesdesonnom,etj’ail’impressionqu’elleestdechairetdesang,queçacommenceparun«M»,quephonétiquement,j’entendsun«jet’aime»quin’existepas,etpeut-êtreçamefaitdubiendepenserqu’ilestlà,ce«jet’aime».Monregardcoulesurlesol,surfaceindifférenciée,indifférentedetachesdedouleur.Qu’est-ce-quifaitqu’ons’attacheàcequin’arienàdonner?Le valium avait effacé les symptômes de la douleur, comme si ces symptômes existaientindépendammentdemoi,quilesexprimais.M____,elleesttuante,exténuante,etcettefausseindifférencen’estpeut-êtrejustequ’unesignaturedemortsursitaire…Lesquestionsn’étaientsurtoutpasémises. Iln’yavait rienàcomprendre, seulementà regarder,maisregarder de manière neutre, sans essayer de réfléchir à « des expériences traumatisantes », dont lemédecinavaitdesprésomptions,enanalysantlesréactionssomatiquesantérieures.Touteslesnuits,jemetenaisenalerte,lesyeuxouverts,j’avaislesnerfstendusàrompre,«j’avalais»des livres pour ne m’endormir qu’à l’aube. « J’avalais » des livres parce que je les aimais…«J’avalais»deslivres,parcequelerisquen’estpaslemêmepourtous.J’avalaisdeslivresparceque,lalumièreéteinte,P____venait.Iln’yavaitquelevideetl’absence,denepasallerau-delà,ouen-deçàdecequisevoit.Sansarbitraire,réduiteàl’êtreopaqued’elle-même,M____,elleétaithorsdeladuréecorporelledumonde,horsdel’espacedel’Idée.Elleavaitl’aciditédouloureused’unvertinaltérableauxvariationsdujour. Elle avait de l’accablement dans son expression. Elle faisait peine à voir, mais personne ne ladéchargeraitdecettepeine.Elleseraitpourelle,etpourelleseulejusqu’àlafindesesjoursTouscesêtres,ilsemblequ’ilsviennentdelavilleelle-même,deParisetdetoussesmursblancs.Cequimemanquait le plus, c’était un corps et les conditionsphysiquesde l’existence.Un corpsdequatreans,uncorpsdecinqans,uncorpsdesixans,uncorpsdeseptans,uncorpsd’enfant,avecdelasouffranceenperfusion…Àseptans,complémentd’objetindirectetunementionpassabled’inceste.J’étaistristejusqu’àmoncorps,maisj’étaissûrequejesurvivraisaveclaplussourdedesconsciences,sanssavoiràquelcorpsrecourir.J’essayaisd’éluciderlechoixqu’unhommepeutfairedelui-mêmeet

dumonde.Jenesavaispas…Quesavait-elledeladouleur?Quesavait-elledel’a/charnementincestuel?Etait-elleprisonnièredel’histoire?Pourquois’attacheràcequin’avaitrienàdonner,lafemmedeS.Steiner?Non,jenel’aimaispas,sic’estnepasaimerquededénoncercequin’estpasjustedanscequenousaimons,sic’estnepasaimerqued’exigerquel’êtreaimés’égaleàlaplushauteimagequenousavonsdelui.LafemmedeS.Steiner.Elleavaitcesséd’être.Elles’étaitéchappéedel’histoire,oumieuxencore…Àsesenfants,ellerendaitsesmainsinaccessibles,commepardérogationàlarègle.Fabienlesatteignaitpresque.Àcinqans,laseulevéritéquinousestdonnée,c’étaitcelleducorps.

Lamutineriedelamontagne

Décembre1969

«Ilestnormaldetuersesparents.»(RobertoZucco.B.M.Koltès.)

C’étaitquelquesjoursavantl’internementdeS.Steiner,le5janvier1970.Ilmerestedanslamémoireunbrouillardàpeineblanc,ensuspension.Peut-êtrecettelumièreirréellemerevient-elleauxyeux,àcausedesaréverbérationparlaneige?Parcequej’essayedefilmerquelquechosequimevientdelanuit,oùsegraventlesdernièresbranchesd’arbres.Laneigeétaitaveugleetlente.Lavoielactéedescendaitjusquedansleslumièresdelavalléeettoutseconfondait.Dans le ciel, il y avait peut-êtredesvillages…Lepaysage se fermait. Il allait disparaîtredansl’angledubleu,danslessentiersnoyésdecrépuscules.Commesilamontagnedevaitaboutiràcela.Unfroidretraceceparcoursoubliédelamémoire.C’étaitlorsdesvacancesdel’hiver1969/1970.Unhiverfroid.Jemerappellequ’ilfaisaitfroidd’unboutàl’autredupaysage.Nousétions les septSteiner,dansunhôtelpensionàmi-hauteurentre lavilleet la stationdeski.Lefroid restait au fondde l’air,mais il nemanquait pasd’unvrai soleil. Il y avait les routes avec leursbouesimmensesetceventquinousprenaittout.Laissez-moidécoupercetteminutedansuneétoffeduTemps,àlaforcelenteetdémesuréedelachutedujour.Lesfumées,quiunesecondeencoreavaientsemblérouges,s’étaientinclinéesdanslevent,d’unnoirétrangementmatsouslalune.Fabienécrivaitsurlegellacourbedenosjeux.Sesyeuxétaientattentifs,commeilsl’avaienttoujoursété.L’avenirdurelongtemps…Lematin,toutétaitcouvertdegivre,versdixheures,aumomentoùlesoleilcommenceàchauffer,onécoutait la musique cristalline du dégel aérien, la chute du givre sur le sol, les feuilles tardives quitombaient sans interruption sous le poids de la glace et qui rebondissaient à peine à terre commedesossementsimpondérables.Unenuitavaitsuffipourquelesarbressecouvrentdecetteneigefragile,dontonimaginemalqu’ellepuisserésisteraufroid.C’étaitl’heuredesbleusdéposéssurlesmontagnes,c’étaitl’heuredudésertdel’Inceste.C’était la fin d’un jour froid, les crépuscules d’ombres et de glace, les concrétionsmauves du cielétaientunpaysageadouciduclairàl’obscur.L’airétaitsilourdqu’onavaitl’impressiondeletoucherdufront.Lamontagnemontraitencoredesmouvementsqu’elleavaitsubis,ilyatellementlongtemps,danslavaguedesmillénaires.

C’estlàqu’avaitcommencélagrandetrahisondelaneige.Elleestbellecettevalléeblancheenhiver…Elleesttellementpropre,irrépréhensible,malgréseséboulementsindéterminés.Au-dessusdesvallées,lesfougèresrougesvolaientd’unemontagneàl’autre.P____avaitsuggéréd’allerboirequelquechoseavecFabien,parcequ’ils’était«refroidi».Cecafésituéjusteàl’abruptdelamontagnenous«tendaitlesbras»,danslaprofondeurducielpuretglacédejanvier.Avec ceprétexte, nous avions investi librement le lieu, une chambremansardée attenante à lasalleducafé,sansprésumerdelasuite…Après,touts’esteffectuétrèsvite,vite,trèsvite.C’étaitlà,dansunechambredehasardqueP____nousavaitamenés.Longtempsaprès,j’aipenséquedansceschambrestoutespareilles,lesheuresdusoirétaientdifficiles.J’aidu«mal»àmerappeleraveccohérence,le«sens»desmouvementsdeS.Steiner.C’estquelquechosequemamainpressentsansavoirletempsdel’envisager.Les impressions, elles me calcinent encore… Après, tout s’est effectué très vite. J’ai l’idée d’uneblessurevivante,ici,aumilieudemoncorps.Justeaucentre,çafaitmal.Jusqu’àaujourd’hui,çafaitmal.J’ailefroiddelasolitude.J’ailefroiddesesmainssales.J’ail’idéequepersonnenerépondeàmonappel.On avait crié pour forcer le jour, pour forcer le ciel enfin à s’éclairer, pour soulever la peur, poursouleverlefroid,onavaitcriéàcausedel’épaisseurdesoncorps.Ils’étaitacharnéàs’attacherlescorps,cetortionnaireauxyeuxinvisibles,troubles,pervers.Ilfallaitprendrel’initiativedes’évader.Touslesrisquesvalaientmieuxquecequisuivrait,commeuneterriblesismographiedescorps.Refusantdemourir,l’horizons’étaitencoreavancé…Etsurlaneigeabrupte,ils’étaitposécommeuncouteau.Lecieltombaitalorsd’aplomb,portaitaurougelespierresdujourquelanuitglacéeallaitgelersanstransition.Il déversait une lumière sèche sur l’étendue où rien ne devait rappeler l’être de S. Steiner, réduit àl’immobilitécommeuncavalierà l’arrêt.L’amplitudedesesmouvementsavaientarrêtésarespiration.Aufonddel’air,lefroidrestait.–Fabien,ilvanoustuer…Ilfauts’enaller…s’enaller…vite.Commeunearméequipassesouslebombardementdesavions,nousnousétionséchappés.Nousavionspeurd’avancerdansl’obscuritépresquetotaleetdanslafusilladedufroid…Noussommespartis,danslaneigeetlefroid,commedeschienserrants.L’odeurdufroid.Ilyavaitbienl’odeurdufroiddanslesabledelamémoire.Lesarbresétaientcouvertsdecetteneigefragile,dontonimaginaitmalqu’ilspuissentrésisteraufroid.Surtantd’opacitédeneige,ladistancedufroidétaitdure.Ellenousassignaitpeut-êtreunefin.Cequenousavionsaimélà,c’étaitprobablementuneinscriptiondel’écart,danslamontagneetlefroid,presquecommeparhasard.Ladistancedufroidétaitduresurtantd’opaciténeigeuse.Lahauteurdufroids’essoraitaulargedel’hiver.Unjour,lefroidparlerait.Commeonestseullorsqu’onmarchedepuistoujours…Commel’avenirduralongtempscejour-là…– Fabio, j’ai peur. En plus, tu me dis que pendant la guerre, les cadavres des corps gelés, ilsservaientdeluges.J’aipeur.Ledésespoirest silencieux.L’horizonalbâtreoù transhument lesarbres, il estnoir, tristecommeune

boue.Laneigeétait tellementblancheensonfondqu’elle touchait jusqu’aucorps,nousassignantpeut-êtreunefin.Onavançaitd’accidentenaccident.Chacundenoscrisseperdaitparlesvents,jusqu’àl’undesboutsaplatisdelaterre,etpourraitretentirlonguementcontrelesparoisglacées,jusqu’àcequ’unhommel’entendeetveuillesourire.Avecl’épaissepelliculeblanchedeneige,letracédelaroutes’étaiteffacé.Ilfallaitcontinuerdanstoutcevide,loindesroutesincestuelles,latêtevideetlecorpsraidiparlefroid.Puis il n’y avait plus eudepiste…Tout divergeait de plus enplus.Peu à peu, les phrases s’étaientliguées contre le silence qui les entourait. Le vide était sans substance.On avait appris la patience àmourir,l’impenséduretour.Progressivement,commearrivel’inéluctable, lesoleilavaitdisparu.Et la lumièrediffuseetviolente,on la recevait d’autant mieux qu’on avait tout fait pour y résister, avec toute l’abnégation que celacomporte…Nous ne distinguions plus ce qui se découpait sur le ciel : poteaux télégraphiques, toits,cimesd’arbres.Lesilencetraquénousconsumait.Vivre,c’était«nepasserésigner»,mêmesi,franchissantenfinles«barbelés»,lebonheurdémesurévenaitdel’épuisement.L’épuisement,auquelriend’autredanslavie,aucunejoieducorpsn’estdigned’êtrecomparée.AvecFabien,onsentaitbienpourtantqu’ilyavaitlàunegrandeur.Lesoleilétaitjuste.Onavaitenvied’unechosequisoitjuste,quivaplusloinquelescorps.Laneigeretenaitlesouffledusilenceetlesappelsinterminables,sanspourautanttoucheràl’essentiel,nidévoilerlemystèreglacialdenotreexpérience.Lepaysagequisedéfendaitdetoutessespierresetdetoutessesmontagnesétaitentouréd’uneimmensesolitude.Maisnousallionsvivre,vivreetnepasavoirmal,etnepasavoirpeur.Nous étions ivres de mille bonheurs, renouant au présent le cœur battant du monde, même si nousn’étionsnullepart…Lesmontagnessedétachaientsuruncieldégradéets’élevaientdeplusenplushaut,lesunesderrièrelesautres,commeunbonheurtoutprèsdeslarmes.Àmesurequelesoleilmontaitetqueleciels’éclairait, lesarbresgrandissaient.Progressivement, lesoleiladisparucommearrivel’inéluctable.Des lumières légères et sanguines annonçaient le soir. Avec Fabien, nous mesurions notre chance,comprenantenfinquedanslespiresannées,lesouvenirdececielnenousavaitjamaisquittés,mêmesidesnuagesrapidesvenaientd’unautrefroid.Un vent court et actif faisait, avec un soleil sonore, une barre de lumière dont les rumeurs venaientjusqu’ànous.–Fabio,n’est-cepasquel’onpeutrouillerpourriendanslaneige,commeunavionécrasé?Indemnes, nous avions retrouvé l’hôtel. Le pas de Fabien s’était éteint dans la neige qui crie. Lamontagne s’était soustraite, « l’altitude de l’enfance », la lassitude aussi…Des images d’éboulement,nousenavionspleinlatête.Nousaurionspumourirdefroid.Lecielétaitglacéetblanc.Onavaiteffacédenosmainslabuéedelavitre.Onregardaitavidementpar les longuesraiesquelesdoigtsavaient laisséessur leverre,commepouraffirmerunesolidaritéaveclemonde.Onavaitl’impressionderespirerlarespirationdesautres.Onavaitécraséleslarmesetleslèvressurleverrefroid.Leplan intérieurde l’hôtelmettaitenaction tous lesdispositifs spéculaireset faisaientéprouverunesuccessiondevidesenenfilade,uncouloiroùlesvidessesuccèdaient,lecouloirdel’enfance.

Àtraverslebleudecettevitreéclatante,onvoyaitlesmontagnesfoncerpeuàpeu,àcemomentd’avantlanuit, où ily aduvert sombre toujours chargéde sensàmesyeux,du rougeetdu jaune, jusqu’àcequ’ellesserépercutentjusqu’àl’horizonetnedeviennentplusqu’unevapeurbleue.JemesuisaperçuequeFabienpleurait.Comme je regardais ce paysage assez longtemps, jem’aperçus qu’en perdant toutes ces couleurs, ilavait brusquement vieilli. Le bleu du ciel s’était foncé, tandis que le rouge chaud des carreaux de laterrassedel’hôtelygagnaitleuréclat.Fabienpleurait…Laviecontinuerait,etlepaysagequisedéfendaitdetoutessespierresetdetoutessesmontagnes,étaitentouréd’uneimmensesolitude.NousallionsVIVRE.Fabio,nousallionsVIVRE,etnepasavoirmal,etnepasavoirpeur.Laneigeaccouraitdansnosmainsd’enfants,decesnuitsdeplusenplusexiguës.Lavie,ellen’avaitjamaisétéaussibelle,mêmesilepointd’incidenceavaitatteintl’ensemble,mêmesilepaysageavaitvieillibrusquement.Malgrélatristesseetlaguerrequisemblaientaccroupiesderrièrelesmontagnes,ilyavaituncriquiéclataitdejoiesouslegel.Nousmesurionsalorsnotrechance,comprenantenfinquedanslespiresannées,lesouvenirdececielnenousavaitjamaisquittés.Si j’avais dûmourir entouréepar cesmontagnes froides, reniéepar tous lesmiens, à bout de forcesenfin,Fabienétaitlà.Etluiseul,ilpourraitm’aideràmourirsanshaine.Jem’étais retournéeversFabien,où tantdeforcesétaientencore intactes,mais l’étatdefaiblesseoùnousavionsbesoinde«formules»,besoindemainquidonnelamain,lasienne,celledeL.Steiner.Non.Elleserait«l’œilquis’éloigne».Peut-êtreétions-nouscoupables?M____,ellenousavaitattiédisetrendusjusqu’auxlimitesd’uneexactitude,dontlaqualitéétaitd’êtreincisive,commesisesyeuxnousdécoupaientpourfairedenous«desnaturesmortes»Elleavaitlevisagedecellequicherchesesraisonsetquiapeur.Al’écart,ellenousavaitrelégués,indifférente,commeindifférenteauxtristessesdel’automne.C’étaitl’assignationlaplusobscure.C’estpeut-êtreàcaused’ellequenousavionseuleplusfroidcethiver-là.Nousétionstellementpetitsquelamortnenousavaitpastrouvés.Nousétionstellementpetitsqueleslieuxnousavaientpeut-êtredépossédésdenotreidentité«Steiner».M____,ellen’avaitpaslesensdecettelibertéphysique,etdelamain.Lesensdelamain.D’ailleurs,M_____,ellenem’avait jamaisbattue.Ellenem’avaitprivéederiend’autre,quedeseslèvresposéessurmesjouesd’enfant.Touteslesamarresdumondenesauraientmeretenir.Jenefaisqu’êtrelà,quelquepart.J’iraisjusqu’àmevendreàelle,maiselleneveutpasm’acheter…L’humiliationn’estpasforcémentdansl’attitudedesautres,delasienne.Pourelle,l’essentielétaitailleurs.À cinq ans, j’aurais été capable deme substituer à la chaise sur laquelle elle était assise, au piano,tellementjevoulaisêtreprèsd’elle.Àmesyeux,toutsejustifiaitparelle.Uncorpsd’enfant,ilfautlesouteniretqu’ilconnaisseleslimitesdesoncorps.C’estl’assignationlaplusdiffuse.Unjour,ilm’avaitfalluaccepterden’êtrepasnéed’elle.J’étaisvenuechercherquelqu’un,elleétaitvenuechercherquelquechose.–M____,laisse-moijusteteregarder.Çan’avaitpasétépossible.M____, j’avais voulu qu’elleme tienne lesmains,mais ça n’avait pas été possible. Lemouvementn’existaitplus,pasencore,oumêmejamais…

Alors,ellenes’étaitpasrenducomptequ’ilpleuvaitsurnous,qu’ilgelait,quelesoleils’étaitaplatiparterresurlaneigeverdâtredel’eau,qu’onmarchaitdessus,qu’onsebrûlait.Elleavaittuélessentimentssansmêmelesavoirressentis,commes’ilsuffisaitdeprésenteraumondeunefacequ’ilpuissecomprendreetquelaparesseetlalâchetéferaientlereste.Entrecequidureetcequinedurepas,àsesyeux,jen’avaispasduré.Fabienn’avaitpasduré.Nousétionsdumondequinedurepas.Elleétaitdumondequidure.Ellenetenaitpascomptedesdétails.Ellefaisaitcrédit.C’estparlàqu’elleétaitfausse.Ineffablementfausse.Fabien, il était peut-être le seul homme qu’elle ait aimé, aumoins un peu, parce que les photos deFabien,ellesétaientbelles…Danscevisagequidetoutepartfuyait,cesourireduretlucidemettaitunegravitédemort.Cen’étaitpaspermisdel’embrasser,oujusteunpeu…Fabien,ellevoulaitbien,justeunpeu… J’avais appris àmes dépens que c’était un sourire de faux semblants, qui cachait derrière lesapparencesunautremonde,celuideL.etS.Steiner.L’hiverennoiretblanc1969/1970,ilestenmoicommeuntremblementdelarmes.Jemesenspartoutsemblableàcetteimageinhumainedumondequiestmaproprevie.L’incestuel froid. Nous avions pensé mourir, entourés de montagnes froides. Dès que je repense lamatièredecessouvenirs,leschoseslespluspermanentessontjustementcellesquifaisaientl’apparence,lablancheurdufroid,leblancdesenfantsquimeurent.Unsoiroùjem’approchedufroid,unpliunpeuplusprofondcreuseleslèvres.C’estcedontjefismonbonheursurmonté.Aimer?Onpeutsavoircequ’estlasouffranced’amour,sanssavoircequ’estl’amour.J’ailesmainsvides.J’aidixans.C’estunenferoùtoutsupposeêtreleparadis.C’estunenfercependant.Lelendemain,lejourn’arrivepasàselever, tantlesnuagessontlourdsdeneige.Lasolennitédesmontagnesneprévautpassurunetachedesangfraternel.–Fabien.Unjour,lefroidparlera.Lesouvenirdelanuitneseraitjamaisemportéparleventlentetlourd. Il diraque sur la fatigueduvisage, la fatigue laplus cruelle est cellede l’humiliation.Commel’effetd’uneviolencetranquille.Je«serre»contremoileblancdrapdeneigequitecouvre.C’estpeut-êtrelemêmequirecouvriraittoncorpsmortquatorzeannéesaprès.Quevoulez-vousqu’ilm’arriveencore?Quiéchappeàlapréoccupationdemondestin?Lelendemainmatin,laterres’étaitassouplie,elleavaitdégeléetlaissaitlesoirdeguerreseperdredanslanuit.Ons’arrête.Onatropmarché,peut-êtrepourrien.Ons’arrête.Peut-êtrequeletempsvas’arrêteravecnous,etlaviequin’enfinitpas.Àdixans,j’espèreesquiverlamortquejeporteenmoidepuislongtemps.Aujourd’hui, je regarde disparaître une femmeque j’aime. J’ai lemalheureux sentiment que je ne lareverrai plus avant qu’elle ne meure. Qu’importait pour elle le rébus maladroit de ce qu’elle nedéchiffraitpas?Ellesemblaitnepluspenserànous.Ellesemblaitnepenseràrien.Après « lamutinerie de lamontagne », P____ ne nous prendrait plus jamais les corps. Personne nedevraitjamaissavoir.J’avaisdixans.Fabienneuf.

Aprèsl’inceste.Laviecommence.Lavies’arrête.Noussommesdésavouésdansl’indifférencedumonde.D’unemontagneàl’autre,nousn’ysommespourrien…Ilyaainsideshistoiresquicommencenttoujoursmaletnousn’ysommespourrien…Commeildoitêtreétrangedevivreconsciemmentlafind’unecivilisation,ilestaussiétrangedepenserquelaguerreestfinie.L’ataxiecorporelledel’œilforcenéamobilisél’immobilitédesamort.Les sentiments, il faut pouvoir les conjuguer au pluriel, c’est-à-dire développer le multiple qui estvirtuellementdansl’un,l’autre.Seulspeuventsepartagerlessentimentsquinesontpastout,quinesaventpastout.

L’internement

Le5janvier1970

«Lecinéma,écritAndréBazin,substitueànotreregardunmondequis’accordeànosdésirs».J’auraisvouluécrireunromanoùiln’yeutpasdecoupable.J’avaisdixansetFabienneuf.Aimer,oui,maisêtreaimésetselaisseraller,non.Nousvoilàcondamnésàêtreplusgrandsquenous-mêmes.ÊtreréunisavecL.etS.Steiner,c’estunhasardquiseprolonge.Janvier. Les choses avaient repris leurs habitudes. La sixième au lycée Montaigne… Le dimanche,P____nousemmenaitprendrel’airdeParis.Quelquesjoursaprès,ledimanche5janvier1970,P____étaitinternéàlacliniquepsychiatriquedeSuresnes.Quiauraitpuimaginercequ’étaitréellementlaviedeMaudetFabienSteiner,entrecinqetdixans?Jeme rappelle Fabien heureux… Il était heureux comme un être délivré d’un camp d’extermination,avectoutel’émotionqu’impliqueunelibération…JepensaisàS.Steiner,dansunsilencequiétaitlourdde haine. Je me sentais capable de le tuer. Il y a la mort des enfants qui traduit l’arbitraire humain,l’irréfutableextérioritédetout.S.Steinerallaitpartir.Àneufans,Fabienpensaitquelalicencededétruiresupposequel’onpuissesoi-mêmeêtredétruit.Àdixans,jepensaisquesesidéesl’avaientfaitvivre.Aujourd’hui,ellesallaientletuer.Àdixans,iln’yapasdevéritéintermédiaire.J’allaistoutfairepourvivresansressentiment…Aprèsl’inceste,çan’avaitpasétépossible.Ce jour-là, directionMuséeChaptal. Il se rend chez la conservatrice duMusée, petite-fille d’ErnestRenan.Chezunhommedontonneconnaissaitquelaguerre,sadouceurétait inhabituelle…NousnousétionsrendusrueChaptaldanssaTriumphSpitfirequi,àsesyeux,avaitplusqu’unefonctionutilitaire…ParenthèsesurlaTriumph,aveclaquelleilentretenaitunerelationtrèsambiguë.Àsesyeux,c’étaitunevoiture exceptionnelle, réservée à des êtres exceptionnels. C’était également le sujet à disputescontinuellesavecL.Steiner,parcequ’iln’yavaitqueMaudetFabienqui«allaient»avecS.Steiner.TriumphSpitfire2places,ou«1placeadulte»et«deuxplacesenfant»etenplus,çavabienplusvitequelesautrevoitures…Avecça,ondépasse.Enété,j’ailescheveuxauvent,jemetiensàFabien.LaTR4seraitresponsabledebeaucoupdeconflitsentreL.etS.Steiner.AprèslaTR4,ilyavaiteulaTR5.LesSteinerprennentletrain,exceptéeMaud,exceptéFabien.Subitement,uneétrangefaiblessel’avaitrenduàseslarmes.Ilneparvenaitplusàdirelessyllabes,lesphrases. C’était comme un silence enfermé dans sa bouche. Une syntaxe de vocabulaire inexplicable.P____,ilavait«déraillé»…commeça…pourrien.

Peut-être « l’échec de la neige » avait-il déclenché la crise, où il avait été dessaisi de sa perversevirtuosité?Lesentimentqu’ilressent,soitparcequ’illeporteenlui,soitparcequeledestinluiimpose,c’estl’inassouvissement.Etl’échectue.Quandonaperdu,ilfauttoujourspayer.Ilsemblaitavoirunedoubleconscienceentresondésirdedureretsondestindemort.Quelquechoseenluiparticipaitdeladouleur.Un grand mouvement s’était fait autour de lui, dont la conscience l’envahissait, comme s’il eut étéappeléparuneimmensesouffrance…Unehistoiredanssatête.Ilenavaitrayélestitres.Unehistoirepassimple.Ilavait«lapsychosedel’arrestation»,lesyeuxàdemi-morts.Onapenséqu’ilétaitmalade,aliéné,commes’ils’étaitdétachédel’êtrequ’ilétait.Sonsentimentdepeuretd’insécuritésetraduisaitpardesrixestendues,commesiuncancermalheureuxavaitdigérépeuàpeusoncorpsétranger…Peut-êtreluiserait-ilplusfaciledemourirquedeportersavie,parcequelemalheurd’unhommen’est-ilpasplusgrandquelui-même?Peut-êtren’est-onpasplusresponsableàêtrecrimineldenature,qu’àl’êtredecirconstance?Ilsepeutquejen’aiejamaisrencontréquelqu’und’aussiseulquecepourvoyeurdemortauxaguetsde soncorps…Le risquen’estpas tantde fairemourir,quedenepasmourir soi-même.Jenel’aipasrevupendantplusieursmois.Leventdejanviernousapportaitunevoix,unevoixquiauraitlapsychosedel’arrestation,lapsychoseducrand’arrêt.Après,ilavaitchutétrèsvite.Sa tête faisait toutes lesconfusionsmentales semblablesà laparanoïa. Iln’avaitdecessede répéterqu’onvoulaitletuer,qu’iln’avaitrienfait,qu’ilétaitvictimed’uneinjustice.Ilavaitmaintenantconquisledroitàlafolie.Commes’ilmaniaitlecrand’arrêt,laissanterrersesdoigtslelongdelagâchette.Lefous’éprenddesafolie,del’aliénationtragique…Samaladieétaitpeut-êtrecelledenepasmourir,au-delàl’inertiedesasimpleapparenceclinique.Ilétaitcommeuninculpédéclarécoupable,renvoyédel’accusation,safauteintransitivenedonnantlieuàaucunesanction.Cequ’iln’aimaitpasennous,j’aipenséquec’étaitlui-même,sapropreinsuffisance,sonimpuissanceàaimercequiconvenaitdel’être.Parcequel’incesteinversel’identificationd’unêtre.Quandilavoulumedirequelquechose,jemesuisrenducomptequelesphrasesétaientindicibles,lesprénomsaussi.J’essayaisdeluifairedire.–P____…,c’estFabien.Thilde.Maisiln’étaitplusdecemonde.Sesphrasesn’avaientplusaucunsens.L’irrationnelserefusaitàlui,restituaitl’incoercible.Peut-êtrevoulait-ildiresescrimes?Peut-être se tuerait-il de peur, de ce battement de sang aléatoire, de cesmouvements spasmodiques,commelesêtresquisesuicidentpournepasêtrecondamnéslelendemain?Peut-êtreuserait-ilenfindelaphrasejuste:Jesuislâche.Peut-êtrequel’hommelâcheéprouvelebesoindeprouverqu’ilnel’estpas,oud’assurerquelalâchetéestuniverselle?Iln’avoueraitjamaissafaiblessemêmedemanièreconfuse.Peut-êtrevoulait-ilprendrecontreluiunarrêtéd’incarcération?Peut-êtrelecrimeavait-ilépuisétouteslesfacultésdevivre?

L’inceste est exhaustif. Il avait basculé dans l’univers de la folie, de l’incohérence à la confusionmentale.Devantlamaladie,satêteavaitprisquelquechosed’affreusementinnocent.Ildevaitsavoir,savoircequ’ilnevoulaitplusdire,neplussavoirqueça…Ilavaitcommeunepeurphysiquedel’animal.Sonvocabulaireétaitordonnéparunesyntaxeinexplicable.Ils’étaitdésappropriédeluietdesautresaussi.Quellemortplussolitairepourtantquecelledeceluiquidisparaît, refermésur sesmensongeset sescrimes?Peut-êtrenes’était-ilplushabituéàl’idéed’êtrecriminel?Parcequesemettreenrègleaveclamort,c’estdéjàl’accepter.S.Steiner,iln’avaitjamaisacceptélejugementdesautres.J’apprenaisàneplusséparerducielcetêtrechargédeviolence,oùsesdésirscirculairesnoustuaient.Cen’étaitpasunhommedifficileàconnaître,c’étaitunhommequ’onnepouvaitpasconnaître.Iln’étaitpasd’ici,pasd’ailleursnonplus.S. Steiner, une course impossible pour échapper au désespoir et qui finit pourtant en désespoir.Unecoursede laservitudeà laservitude,de laprison«desmaisonsencarton»à laprison.Onn’enfinitjamaisd’uncoupaveclesterroristes.J’aipenséque lafolieétaitpeut-être lemoyendesuppléerausilence, lemêmemoyenquinzeannéesplustard,luipermettraitdesuppléeraunon-lieujudiciairequiavaitsuivilesuicidedeFabien…J’aipenséqu’ildevaitvivreetconsentiràêtreunmeurtrierquis’échappeàsacamisoledegranit.Jelesentaisàlafoisrejetédansuneviequ’ilvoulaitfuir,qu’ilvoulaitretrouverenlui-même.Maisl’êtrehumainpeut-ilvivredanslecercledelachair?Jevoulaisqu’unjourquelqu’unsachequenousavionsvécuetquetoutchangedecouleuràl’automne.Parcequelebonheur,c’estpeut-êtred’avoirquelqu’unàperdre.Sijemesensàuntournantdemavie,cen’estpasàcausedecequej’aiperdu.C’estçalatragédie.L’hivercommenceoùs’arrêtel’éternelété.J’aurais voulu écrire un roman où il n’y eut pas de coupable. J’aurais voulu écrire une biographieinsignifiante et absurde avec des années comme des vagues annuelles dont le poids et la splendeurdéferlentsurlesablejaune.Maisest-ilpossiblededirequepersonnenesoitabsolumentcoupable,deprononcerparconséquentunchâtimenttotal?Jesavaisquelorsquereviendraitl’hiver,laneigeseraitdouceetlegel,unsouvenirquineblesseplus.IlestpartiàSuresneslelundimatin.Jenel’aipasrevupendanthuitmois.C’étaitlelieuoùils’étaitséparéd’unevie,lasienne.M____avaitundroitdevisitelimitéàunrendez-voushebdomadaire.J’étaislaseuleinforméedestraitementsthérapeutiquesetdesonétat,réquisitionnée.C’est iciexactementques’étaitinséréelavraiesouffrance.Nousétions,moietFabienpeut-êtreresponsablesdesoninternement.Nousvoulionsqu’ilmeure.–Fabio,jevoudraisquetul’aidesàmourirparcequejeveuxqu’ilmeure.Néanmoins, nous voulions qu’il revienne. Nous voulions qu’il conserve aux yeux des hommes laréprobationdecequ’ilétait.Fabienpensaitquecertainesmaladiescompensaientundésordrefonctionnelqui se traduisait dans de plus grands déséquilibres, comme par exemple le sadisme. Je me rappelleFabienheureux.C’estpeut-êtrelaplustroublanteambiguitéentrebourreauetvictime.Était-cevraiquenousétionstoussusceptiblesunjouroul’autred’aimersonbourreau?Quelquesjoursavant,ilavaitvoulunoustuerdéfinitivementparuneobscèneexhibition.

Jesuisrentréedansmapesanteurdechairetj’aifroid.Ilm’amalmenée.Jelemalmènedeneplusl’aimer.Nousnepouvonsnousassignerd’autrerendez-vousqueceluideladouleur.Jenemevengepas.Jeveuxjusteprévenir.J’aimais celui que tu as tué, définitivement tué. Jusqu’à dix ans, nous vivions avec l’idée de notreinnocence,c’est-à-direavecpasd’idéedutout.Lesidéesviennentaprèsunpoidsdechairquin’existepasoupresquepas.Çafait«ça»l’inceste…Jen’admetspasdecirconstancesatténuantesdansuncrimequeriennepeutatténuer.Àdixans,j’espèreesquiverlamort,cellequejeporteenmoidepuislongtemps.Jemesuishabituéeàelle.C’estcommeunesortedecohabitation,régiepardesaccordsmutuels,ensuspens.Jenepeuxplusm’endormir.Jenepeuxplus.J’aitantderaisonsdemourir.L’inceste,çan’estpasunnon-lieu.Fabienestmort.Le26juillet2001,j’aidéposéuneplaintecontreP____àlaBrigadedesMineurs.L.etS.Steinerontététousdeuxmisenexamensouscontrôlejudiciaire,L.Steiner«pournon-dénonciationdefaitsdontelleavaitconnaissance.»Jeleurressembleencore,unpeuàL.etS.Steiner.Quandj’aimeunfilm,onmedit :Oui,c’est trèsbeau,maiscen’estpasducinéma.Alorsjemesuisdemandécequec’était.Jen’aipaspuenfairedescontes.J’aifaitdesfilms.«Criacuervosytesacáranlosojos»:«nourrislescorbeauxetilstecrèverontlesyeux.».«…Ets’ilvousarrivedepasserpar-là,jevousensupplie,nevouspressezpas,attendezjustesousl’étoile!Sialorsunenfantvientàvous,s’ilrit,s’iladescheveuxd’or,s’ilnerépondpasquandonl’interroge,vousdevinerezbienquiilest.Alors,soyezgentils,nemelaissezpastellementtriste:

écrivez-moivitequ’ilestrevenu.»«LePetitPrince»(Saint-Exupéry)Steiner…Elleestdanslescampsdeconcentrationallemands,AuréliaSteiner,c’estlàqu’ellevit,àAuschwitz,Birkenau.Trèsfroidenhiver,trèschaudenété,trèsloindelamer.C’estlàqu’ellesetransportepourécriresonhistoire,c’est-à-direcelledesjuifsdetouslestemps.AuréliaSteiner,

commetouslesjuifsd’Israëloud’Europe,àtraverssesparentsetsesgrands-parents,estdoncunesurvivantedescamps,unoubli,unaccidentdanslagénéralisationdelamort.

«NoussommestoutesAuréliaSteiner,instruitesdeladouleur.»(M.Duras.)

Alexisneseretourneplus

1992

Septembre, cemoment où les saisons éclatent est une tragédie tranquille, vers la fin de l’été. Cetteannée-là,onneperçoitpresqueriendel’urgenceautomnale.Après l’été, c’est Paris aux arborescences contournées, aux feuillesmortes poussées par le vent. Lesoleilestàpeine levésurune journéepromisedecalmeetde lumière,quedéjà tournedans leciel lerouagemobiledesnuages.Septembre.L’étévivaitsesderniersjoursetjesavaisbienàquelpointlafindel’étépourraitêtreledernierdespaysages.Lesenfantssontlapluspréciseet lapluscruellemesuredutempsquipasse.Lavilledesétéss’étaitvidéedesesrires.Jel’appelle.Alexisneseretourneplus.Entrelesguillemetsdemesbrasquil’attendent,ilnevientplus.Unenuitasuffipourqu’ilsecouvredecetteneigefragile,dontonimaginemalqu’ellepuisserésisteraufroiddel’enfermementautomnal.JetraverseParissansmêmemeretourner.J’ailedroit,celuiden’êtrequ’aveclui.Jesubisleregarddesautrescommeunviol.J’aienvied’aimercommeonaenviedepleurer.PeterPan,auvol,l’aarrachéau-dessusdesvagues.Laplageesttranquille,lesfurtivesvaguesviennents’yeffacer.Lecontedeféessedétachedesmurs,etl’étérevienttoujoursoùtuétaiscommelesautres.L’automne1992, il t’a rendudifférentdesautres,ou inversement,c’estpeut-être lesautresquine t’ontplusquestionné,terendantdifférentd’eux,évaluantd’embléequetunerépondraisplusjamais…Lesouvenirdubonheur,c’estpeut-êtreencoredubonheur.Etcesoirdeseptembrequicouleaudehors,ilestcommeunlegsdel’étéquivientdes’achever.Quelquechoseallaitsedéfaire.C’estquelquechosequ’ilporteenlui,dépassesoncorpspourrejoindrelesautrescorps.Quelquechoseoùriennel’intéressaitducalculmaniaquedesphrases.Lemondes’étaitdissoutenlui,etquelquechosedanssacoursedémesuréeressemblaitdéjààunefuitequirecommençaittouslesjours.Jevoudraisquequelqu’unmepardonnedecesilence.Maispersonnenepeutmepardonner,puisquejenesuispascoupable.C’estpeut-êtrelà,laformedemafolie.Jemerefuseàmoi-mêmecepardon.Septembre,c’estimpressionnantcequelesjoursraccourcissentcommesesphrases.Quelquechoseallaitpeut-êtrem’échapper.

Quelquechosecommencedéjà àmemanquer.C’est cequi arrive, et jene saispas encorequec’estarrivé.C’estunedespremièresjournéesdeseptembre,cellequejen’auraisjamaispensévivre,cellequiporteen elle la séparation inéluctable, celle qui ne peut pas se vivre comme les autres, parce qu’elle estpresqueindicible.Jecompteetrecomptelesjours.Septembreauraitpupassersansqueriennesepassed’autrequel’automne…Ilafalluquecesoitlemoisleplusdifficile,celuioùletempss’arrête.Etpeut-êtres’est-ilarrêtédéjàbienavant…L’absenceesttellementinventive.Jecomprendsquel’automneserabientôtlà.J’entends le froissement des feuillesmortes attachées au pied des arbres, comme si elles refusaientd’êtredéportéesparlevent.Lesarrière-saisonsontparfoisquelquechosededéchirant,d’altéré.Ilmefallait toutes lespluiesdeseptembrepoureffacer l’adhérencecharnellede l’été.Unpeuaprès,venaientlespluiesd’automnequiattendentquelecielconvalescentleslibère.Jevois l’automnehumiliermavie et l’hiver ladéposséder.Aucœurde ce temps absent, j’avais étéseule,tellementseule,queplusriennemepermettaitdevérifiermapropreexistence.J’aibesoindesentirmapersonne,danslamesureoùelleestlesentimentdecequimedépasse.Allerjusqu’aubout,cen’estpasseulementrésister,c’estaussiselaisseraller.Moncorpsmefaitpeuretnem’emmènenullepart.Jen’auraisrienpuarrêter,sansdoute,mêmesijel’avaisvoulu.Jen’aimêmepasessayéderésister.Jeprendsleschosescommeellesviennent.Quelleheureest-il?Jenesaispas.Lecieldonneunechaleur froideetmorte,où lesnuagesétouffent la lumièresousdescouverturesdelenteur.Ilfaudraitdutempsavantquelesaiguillesdutempsnereprennentleurcoursevaine.AlexisSteiner,quelqu’unquej’aimeplusquetouslesêtresetquinedonnerien,toutenmedonnanttout.C’estdeletoucherquimebouleverse,peut-êtreparcequ’ilnesemetpasenscène,peut-êtreparcequ’ilacettefaçondepermettreàl’autrededevenircequ’ilest…Jemeretourneverslui,oùtantdeforcessontencoreintactes.Aujourd’hui,lesphrasesd’Alexissereversentdanslecorpsavecunestridencequej’aidéjàentendue.Onm’avaitditunjourqueceuxquiontvraimentquelquechoseàdire,ilsn’enparlentjamais.Commentaurais-jepuluienvouloiralorsquejel’aimedepuistoujours?J’éprouvais par quel paradoxe nous nous trompons deux fois sur les êtres que nous aimons, à leurbénéficed’abord,àleurdétrimentensuite.Alexis,j’aimelesêtres,moinspourlebienqu’ilsm’ontfait,quepourlebienquejeleuraifait,surtoutlesêtresquim’ontpermisd’êtreunefoisaumoinsmeilleurequejesuis.Lesquestionsétaiententrenousuneentrave.Seuleslesréponsesassuraientlatranquillité.Ilyavaituneraisonducœurdontjenevoulaisplus,parcequ’elleneservaitàpersonne…Alexisétaithabileà toutes leschosesde laviephysique.C’estpeut-êtreçaqui luidonnaitune telleabnégation,unefacultéimpensableàabjurertoutdéfi,àsetenirhorsdumonde.Ilsuffisaitdeselaisseralleràsesmainsdedéraisontranquilleettoutredevenaitsimple.Aujourd’hui,j’appellelejourpourlevoirànouveaucoulersursonvisage.Etparcequ’onn’additionnepasdesvisages,jeluidonnesimplementraisond’êtrecequ’ilest,AlexisSteiner.Lavoixqu’ilparlaitn’existeplus,c’estunefresquemutiléedecrépuscules.

Certainsêtresontunesignificationquinousmanque–AlexisSteiner–.Iln’étaitjamaistout-à-faitoùonl’attendait,niceluiqu’onattendait.D’ailleurs ledécalageoù il se tenait irrémédiablement,exigeaitundénuementoùlerenoncementaubonheurn’étaitpasavérépourlelendemain.Aujourd’hui,laseuleréalitéressentieparlui-mêmeestpeut-êtrelaseuleréalitéintéressante.Ladouleur,elleestparfoisdanssescontoursphysiques,pasleslignes,c’esttrèsdifférent.Leslignessecassentvirtuellementsurl’expressionparcequ’ellesdéterminentuncorps.Laligne,elleestéquilibreetmeurtépuiséedecetétatpermanentd’effraction.Elleestégalementundéroulementdutemps,ellecoule.Lesphrasesd’enfantsontsouventlesplusjustes.Onlesprononcepresqueparhasard,etsurtoutsanslesréfléchir.Ellessontinvolontaires,viennentàl’essentiel,auplusjuste,àl’exactitude.Les phrases blanches d’Alexis, non seulement saisissaient des mouvements physiques, mais aussicertainsétatsnondécelablesparelle,lamain.Aucentredesonunivers,cen’étaitpaslenon-sensquejetrouvais,maisunsensquejedéchiffraismalparcequ’ilm’éblouissait.Lespluiesimprévuesdeseptembreétaientimmuables.Alexism’invitaittouslesjoursverslapluie.Jenepouvaismelasserderegardercevisageruisselantdelarmes,buvantuneàunecesgouttesd’eauquibrillaientsursapeaumate.Jesavaisbienqu’elleétaitabsentecertainsjours,lajoiemystérieusequis’insinueetcouleenlui.Alexis,jelesuisoùilm’emmène,làoùjenesuisjamaisallée.Ons’arrête.Onatropmarché,peut-êtrepourrien…Jeneveuxpasdequelquechosevenuden’importeoù.Jeneveuxpasêtreunprétexte.Ilyauneheurequiallaitdusoleildisparuàl’ouestencorelumineux,versunhorizonàlamesured’unerespiration,unespaceaussigrandquelapeur.Lesoleilal’aird’unemaladie.Uneformedelapeurettoutcebleuquim’envahit.C’estpeut-êtrepouravoirtropaimerlaviequejeveuxqu’elles’arrête.Lesphrasestuentleschoses.Lesphrasestuentunpeuquandellesnousdésignent.Leschosestuent lesphrases,puisqu’iln’yaquel’amourquinousrendeànous-mêmes.Lorsquej’aicomprislecaractèreinexorabledel’absencedephrasesquimesépared’Alexis,letempsindécisfaitlevoyagedemoncorps.J’arrêtedemeremplir la têtedefausses idées,dequestionnements inexplicablesetderaisonnementsinutiles.J’aipenséauxdétenusquisesuicidentenseprenantlagorgedansletiroir.Jen’auraispasdûypenser.J’yaipenséquandmême…Jeseraisbienlâchededésespérerdesévénementsmaisladouleurm’aunpeuséparéedumonde.L’enfanceesttombée.Ellerépandàterresesphotographies.J’aimelesclichésennoiretblanc.Avant, lesphrasesétaientfaciles.Je lesentendaisdoucement,commesiellesétaient«intégrées»enmoi.Etlà,plusdephrases.Il ne m’arrive rien d’autre. J’aurais voulu me laisser emporter par la limpidité de ses phrasesdéhiscentes,maissesphrasessontmortes…C’estl’absenceàdire,l’émergencedeseslèvresdeverre,oùriennes’entend.

Alexis,aujourd’hui,jeteprometsdedirelesphrasesparoùcommencentleshistoires,latienneaussibiensûr.N’est-ce pas que tu es ce que j’ai de plus sûr au monde, même s’il faut toujours attendre d’êtredépossédédetoipourlesavoir?Ilsuffiraitd’uneseulephrasepourque,deconséquenceenconséquence,onparvienneàlavéritétouteentière. Il me semblait, une seconde au moins que je comprenais le secret de l’être et que je seraiscapableunjourdeledire.Ilfautattendrecehasard.Jeleperdsàchaqueinstant,leretrouveetleperds.J’aimeraisjustementnerienéluder,garderintacteunedoublemémoireetsesinachèvements.Jeluidonnesimplementraisond’êtrecequ’ilest,AlexisSteiner.Jecroyaissavoir.Envérité,jesavais.Jesaistoujourspeut-être.Ce jour-là, j’ai compris qu’il y avait deux vérités dont l’une ne devait jamais être dite. C’était lesmêmesphrasesquiservaientàtouslesdésespoirs.Onentendtoujourslesmêmesrhétoriquessurladouleur.Etlasouffranceintervientquichangetouslesplans.Aujourd’hui,ilmetendlamain.Ilm’enlèvecesgantsquim’interdisentdereconnaîtreleschosesetlepoidsdesabus.–Alexis,c’estquoilecontrairedusilence?Jelesreprendrai,uneàune,lessyllabesdusilence.Moiaussi,jelesaiunpeuoubliées.Tonsilenceatoutenvahi.Tonsilencem’aemportée.Ton silence m’a transformée. Il a fait de moi une autre que moi-même et il me laisse seule,désespérémentseule,cesilencequinerenierien.Peut-êtreest-celaraisonpour laquelle leromand’unenégationn’ajamaisétéécrit?Àmesurequ’ilchange,lelangagemeurt.Lesliquidessyllabesn’appartiennentqu’ànous.Alexis,Annasasœuraînée,l’unestl’absencedel’autre.Ellesaitqu’iln’yarienàfaire.Iln’yaqu’unechoseàdire,lajustificationqu’ilapporteàsavie.Ils sontdans la sueur lavéedusoleil et se tiennentpar lamain. Iln’yaqu’ellequienlèveàAlexis,l’idéedumalquel’onfaitauxautres,dèsl’instantoùonlesregarde.Alexisavaitl’exclusivecontradictiondepenserquesiunjouronluiposaitdesquestionssurcequileretenaitàAnna,ilvoulaitquepersonnenecomprenne,qu’aucunephraseneviennedétacherlessyllabesdesonprénom…Avecelle,ileffaçaitunegrandeparaphrasedupasséquil’arrêtaitdanssacourse.Ellevoyaitdanslesyeuxd’Alexis,mêmesil’onnevoitpluscequ’ilyadanslesyeuxpuisqu’ilsvousvoient.Iln’approcheraitjamaisassezdumonde,quiétaitrecouvertd’uncieldur.Lecorpsd’Alexissebalançaitaugrédecourantsimprévisiblesquisemblaientl’éloignerdetout.Annarendaitpensablecettevérité-là,l’absence.Elleétaitcapabledeliresurseslèvres,lessyllabesdétachéesd’Alexis.L’effarementdesesyeuxluiassignaitunnon-dit,queplusrienn’étaitenmesuredetraverser.CeuxquiregardentAlexissemettentàcomprendreeuxaussi.Ilsauraientpunepaslevoiretpasseràcôté,commes’iln’étaitpresquerienarrivé.Certainsjours,AlexisetAnnaexprimaientpeut-êtrel’émotiondedeuxprisonniersquicommuniquent,

frappantsurlesmursdeleurcellule,chacunentendantàlafoissescoupsetceuxdel’autre.Alexis,Anna,desêtresinactuelsd’unegéographiequin’appartiennequ’àeux.Ilsavaientlevisaged’unmêmedénuement,oùlatragédiesejouaitentreeux,oùl’insignifiancen’étaitpasunechoserelative.Ils avaient la frénésie des danseurs quimonte graduellement, dépasse le sensuel, les rapproche sanssavoirpourquoiilsdansentetjouentjusqu’audélire.Annaattendraittoujoursladéfaillanceoùilseraitprésent.Elleacceptaitlanon-intelligibilitédumonde.Alexisn’avait jamaisvoulus’agrégeràpersonned’autrequ’Anna.Elle luidonnaitsimplementraisond’être ce qu’il était, frère d’Anna Steiner, fils deMaud Steiner. Il n’avait pas choisi les problèmes,c’étaientlesproblèmesquil’avaientchoisi.Alexis,ausensmétaphysiqueestunêtreblessé,vexéausensétymologiquelatin«vexatiocorporis»«malphysique»,commes’ilavaitpeurdesurvivreàcequ’ildisait.Comme si le comptepossibledesheures avait été soustrait par un rouge insensibledont le corps sesouvienne.Ilnesesentaitpaslibreàl’égarddesonpasséetdecequ’ilavaitperdu.Ladéchiruredesonêtreétaitfascinante.Ilenmultiplieraitlachutepourmieuxlaviderdetoutevraisemblance.Ilessayeraitqueseformedanssatêtecommeungrandvideblancquileprotégeraitjusqu’àlafindesacourse,mêmes’ilestdifficilededifférerl’inévitable.Quelque chose le tenait à l’écart, exceptée Anna, exceptéeMaud. Il refusait de se soustraire à unehistoire qui ne déclinait pas le synopsis de ce qu’il avait vécu. Je comprenais que son histoire et lamienneserejoignaientdansundeceshasards.D’Alexis, j’avais acquis ce bonheur qui intercepte les corps physiquement. La plupart des êtres neparviennentpasàycroire…J’aipleurédanssabouche…Çaneveutriendire,maisjenem’étaispasfaiteàl’idéedel’absencedesesphrases.Iln’yaplusrienendehorsd’Alexis,commesilemonden’étaitplusqu’unprétextesansimportance,unsystèmepournejamaisinvestiruncorpssocial.J’aiapprisàmevoirparsesyeux.Ilyamillefaçonsdes’entendre…Lesyeuxéclipsentlesalterneslangages,ladéclivitédesphrases,l’épaisseurdeschoses.Lesêtresquis’aiments’évaluent,heureuxdevivre,livréspouruneheureauvertigedesexistencesparfaites.Voilà, nous y sommesdans le froid des phrases. Je ne suis là pour personned’autre que lui. Je suisinaptedel’inconcevable.Rienneseraplusjamaispareil.Rienn’estdéjàpluspareil.Cemomentoùlessaisonséclatentestunetragédietranquilleverslafindel’hiver.Commeunetragédiedepaysagequiestd’abordunetragédieintérieure.

Lejouroùmonpèreestmort

C’étaitle21Mars2005

–allo,papa.C’estMaud.Etça,jenepeuxpasteledire.Tulesaistellementbien,tellementmal…Jevoulaistedire…Etce«je»m’appellehorsducercle.Ilenexprimel’holocauste.Aujourd’hui,j’aipeurdeneplusêtreentendue.Jen’aipasàavoirpeurdelapeur.J’aifroiddequelquechosequisedécalqued’annéeenannée.S.Steiner,j’aidécidédel’attendresanssavoircequ’ilallaitmedire.Ilmesemblaitquechaqueheuredesavieluiseraitdésormaisvolée.Iln’étaitplusquestionpourmoidem’attacheràcequejenepouvaisquepréserver.Tous lessoirsparlaientdans lecielde lamême indifférence. Jenesavaismêmepas lesphrasesquiferaientsentirenmoi,celieuoùtoutcequej’étais,seraitdéfait.Ilyadessilencesabsurdes,abruptes.Ilyadesguerresentredesactionsetlemondequilesdépassent.Ilyadesviolencessystématiquesquidétruisentl’êtrequenousenrecevons.Toutemarquepourtant,retientenelle-mêmelesouvenirirrécusabledel’instantoùellefutlaissée.–P____,j’aipeurdel’heureoùtueslâche.Àcetteheureoùlanuitdéborded’étoiles,lesgestessefigentsurlegrandvisagemuetduciel.Tuétaiscommeceschiensquicourentlesunsderrièrelesautres,chacundemandantaudésirdel’autre,lesoinderelayersonpropredésir.C’était comme un jour de deuil avant sa mort. J’avais oublié de le renvoyer à plus tard… À sesphysiquesphrases,ilmedisaitdéjàunadieuquejen’entendaispas.Jeluiaipromisquejenelequestionneraissurrien.Lesilenceadesmilliersdephrases.Ilm’apromisd’interminables réponses…Il faut croireencoreàquelquechose, làoù iln’ya rienàcroire…Ilfautavoirdutempspourvivre.Certaines de ses phrases se trouvent éparses çà et là, comme des fragments coulés de techniqueslointaines…Certaines,desviolenceselliptiques…Certainesphrases sontmieuxditesetmieuxécritesqued’autres.S.Steiner, cen’estpasunêtre auprèsdequi l’on s’arrête etque l’ondépasse.C’estunêtred’où jereviens au termed’une longue route, qui semble la promettre à chacunde ses tournants, et ne la livrevraimentqu’àlafindutrajet.Ellenemènenullepartetn’ouvresuraucunhorizon.Surlespentesqu’elledélimite,leslacetsdelaroutesonteux-mêmeslesfractionsd’uneroute.Etcetteroute laisse l’idéequepar intermittence,cequiestavantnousresteouvert,queriennemanque,quandtoutadisparu…Dessyllabesmanquaientetdansletempsimmobileoùnousétionsjetés,deprocheenproche,lelangage

semblait sedéfaire.Lesnomsétaient lespremiersaffectésparcettemétamorphose. Ilschangeaient, seperdaient.Quandilsrestaientidentiquesàeux-mêmes,ceuxqu’ilsdésignaientn’étaientenréalitépluslesmêmes.Les phrases sont piégées. Non pas elles-mêmes qui sont innocentes, mais ce qu’elles induisent, parl’usagegénéralquienestfait.Onadebiographiequepourlesautres.C’estpeut-êtrelesilenceleplusdangereux.Onfinitpars’yhabituer,l’aimer,l’attendre.C’estceluiquidittoutsurcequenoussommes,celuioùlaphrasedelafinseraittoujoursrefusée.C’estçal’indicibleàdire,lesabledanssatête,latachesurcettepageblanche,oùl’histoirenedemandaitqu’às’écrireenlettresetchiffresordinaires…–P____,jemeursd’uncancerd’uneexpérience,uneexpériencequejen’auraisjamaisvouluavoir,uneexpériencecommeuneprostitutionquim’aétédonnéeàvivre.Cetteheuredusoir,elleétaitdure.J’avaislecorpstristeàseptans.Tum’avaisattendueouentendue,jenesaisplus.J’étais lavéritéqu’onnepeutpasdire.J’étaiscommeuneeaumorte.Çaveutdirequoi :«l’algèbredescorps»,commetum’expliquaisquandj’avaiscinqans?–Jet’aimais,Thilda.Jel’aiditauprocès.–C’estvrai.J’étaisdansunerégiongéographiqued’oùneviennentjamaislessommeils,àcetendroitoùmeurtlaliberté.Lavilleestladouleurdontjesuisl’uniquehabitante.Jelatiensàl’écartmaisellevitdemoi.Ellenepeutpasvivreailleurs.Qu’yavait-ild’inhumaindansceciel?J’auraisvouluquequelqu’unmeréponde.Lesmaisonsdéversaientdanslesruesencoreobscures,unefoule qui commençait à se taire. À mesure que venait la nuit, les lumières du ciel et de Paris serejoignaientpeuàpeudansunbonheur indistinct.La foulequi s’écoulaitaudehorsvenaitde livrer leplusépuisantdescombats.Jenevoulaispluscéderà«lanuitdesjours»,celleoù«ilyavaitl’inceste».Lesommeildesarbresretenaitensuspenslesheuresacidesdelanuit,lesauroreslascives,l’insignifiancedeschoses,toutesceshypothèsesàl’incestueusemémoire.Ilyavaitlerireinsenséd’unhommeprovoquantundieuquin’existaitpas.J’avaisunepierreauventre.Unmeurtredontonnerevientplustoutàfaitmort,plustoutàfaitvivant.Il fallait attendre, attendreque s’éteigneun àun, le jour des autres.Certains jours, jemedemandaisjusqu’oùn’allaientpluslesnuitsquinem’appartenaientplus,etn’allaientplusverslejour.Peut-être faut-il refuser les stances de la mémoire qui disent le froid et les nuits aberrantes ? Oùallaient-elles lesnuits?Oùallaient-elles?Lavieexigequ’onypenseet jenefaisaisplusqueçad’ypenser…Jen’étaisplusducôtédelavieetdesdéchirements.L’épaisseurdesfalaisesquil’enserrentesttellequelepaysage,àforced’êtreminéral,devientirréel.S.Steiner,c’étaitcommeunliquidefroidquis’insinuesouslapeau.Mêmesilepointd’incidenceavaitatteintl’ensemble.Attendrequeçapasse,justeletempslui-même,etvivrelavéritévidedel’instant.Maisdirequeriennesepasseestinexact…Attendre,c’estêtrevivant…Parler,c’estvoirsoncorps,mêmesivivreestunpeulecontraired’exprimer.–P____, je me rappelle Fabien pleurer à cause de toi. S. Steiner, ilm’a battue un peu,mais pasbeaucoup.Souvent.Trèssouvent.Touslesjourspeut-être.Touslesjoursj’aipeur.J’aiplusdehontequetouslescrépuscules.L’airs’ouvrelesveines.Depuisquej’aiseptans,c’estl’insomnieperpétuelle.Lachairmobiledurêve,ellen’estpluslà.Àl’alphabetdespierres,jedéchiffreleciel.

LesSteiner.Essayerdeleséloignerunpeu,delesoublier…Ceuxquenousnevoyonsplusn’ontpaschangé,maisonvoitcequ’onn’aplussoi-même,cequ’onaperduetcequ’onn’ajamaispossédé.Alors,j’ailaissécourirmamainaveclafroideurchirurgicaledecellequianesthésielesmalades.Àvraidire,jenesentaisquecela,moninnocenceirréparable.–P____,jesuistellementpetite.Jeneveuxpasquetuviennes,quetuprenneslesderniersrayonsdusoleil,disaitFabien.Nemeprendsplusjamaislesmains.Lesrideauxdesfenêtresétaienttirés.Ilyavaitparterre,àl’angledesobjets,desflaquesdesoleiletlavéritédesmondesimmobiles.L’airdelanuitentraitdanslespoumonscommeduferrouge,commeunesanctionpermanente.Àseptans,j’aipenséfairelalistedesendroitsoùjepensaisvivreetmourir.Lanuit,mesyeuxnesefermentpas,ilscontredisentlesommeil.Jegardeaufonddemoil’étourdissementdeceuxquionttropregardéunecrevassesansfond.Jen’adresseàpersonnelesalutvidedesensdemaseulemainouverte.Cesphrases que tu as oubliées, ellesme rattachent à toi.Elles sont commeunhasardqui permet demesurercequimeséparedetoi.–Terappelles-tul’histoire?Touslesenfantssontatteintslapremièrefoisqu’onleurfaitsubiruneinjustice.Personneneseremetdelapremièreinjustice.SaufPeter?–Thilde,jet’aimetellement.C’estunephrasetellementpeuhumainequ’ellesemblevenirdetousleshommesàlafois,commelaphrasequ’ilnefallaitpasdire.L’appelvidedusilencesaturédesensfaits’inventer une scène immatérielle où alternativement jem’avance, il s’avance…Et vientme dire lesphrasesparoùcommencentleshistoires.Uneformedelapeurettoutcebleuquim’envahit.–P____, j’avais lecorpsquiavait froidcommeunêtrephysiquea froid.Àseptans, jesavaisquejamaisjenem’approcheraisassezdumonde.C’estparFabienquejedéchiffraisl’écrituredumonde.S.Steiner,iln’éprouvaitpasdesentimentsquiletransforment,maisdessentimentsquiluisuggéraientl’idéedetransformation,l’idéeduremplacementdessituationsabsentes…Jevousprometsque jen’y suis pour rien.De cette appartenancequ’ilm’avait donnée, j’étaismortepeut-être.Elleestpeut-êtrelà,lamaladiequ’ilm’avaittransmise…Quelletentationden’êtreplusrienqu’ilfailleconstruire,etd’abandonnercevisagesidifférentqu’ilmefallaitmodeler.Touteslesnuits,jeretournaisàlavéritédesmondesimmobiles.Lesautres,ilsn’avaientpaspartagémavietoutescesannées.J’étaistoujoursl’enfantàquiilmanqueuneannée,deux,trois,peut-êtredix…Unsortilègem’avaitété jeté. J’étaismoi-même,maisdevais ressembleràquelqu’und’autre,puisquepersonne ne me reconnaissait… Je répétais mon nom. Personne ne l’entendait. Je rentrais chez moi,personnenem’ouvraitlaporte.J’étaisdevenue«personne».Laportequiouvraitsurlavienesesituaitnullepart.Certains jours, l’existencedesautresse réduisaitàdesombresquipassent,dessilhouettes tellesdestraînéesdebuée,des«êtresderien»,deschosessansimportance,desêtresdehasard,sanslendemainpossible. J’étais ailleurs… J’avais admis de n’être plus rien aux yeux du monde, pour toujours,insignifiante.–P____,lehasardn’apasmistoutesleschancesdemoncôté.Etça,tulesaismieuxquepersonne.Laisse-moitedireparoùcommencelenégatifennoiretblancdel’incestearistocratique…Petite,jen’avaisjamaisétéquedanscettelutteentremidietminuit.Ceserrementd’adieuestpeut-êtreledernierserrementdescorps,parcequ’ilest leseulquineportepasdejugement,leseulquin’attendpasderetour.Ilavaitgardéintacteunevéritéquirefusaitqu’ilvive.

Cetappeltéléphonique,c’estunemanièrededernièreintégrité,uneintégritéquiestauplusprèsdeseperdre,maisquisubsiste.Masurvivanceavaitétéunhasardetjeremerciecehasard.Jecroisquel’onsurvitàtout.L’heureàlaquelleapus’inscrireuneinterrogationesttropbellepourqu’ilmesoitpermisdenerienajouter,denerienysoustraire.Ses silences alternés me ramènent à l’épaisseur instantanée de ma tristesse. Les saisons les plusdésaffectées reviennent.L’essentiel est de ne pas se perdre, ne pas perdre ce qui en soit dort dans lemonde.J’étaistellementpetite.Jevoulaisuneviecommedulingepropre.J’aimislongtempsàcomprendrecequ’étaitunephotographie.Lanégligencedel’œilquicomptetropsurlamémoire,laissaits’effacerlesscènes.Jevérifiaisl’existencedeFabiendansletemps,lamienne…Jel’appelais.Ils’étaitretourné.Saformeétaitenvisageabledansletemps.Jerêvedepuistoujoursd’unjeuquin’auraitpasdefin.Lejeuaprisalorssesdimensionsimpossibles.Pluspersonnenelecomprendvraiment…Alors,lesilencerevientdanslachambredemonenfance,delasienne,celledeFabien.Dansunsens,c’estbienmaviequejejoueici.Jenepeuxm’empêcherderevendiquerl’orgueildevivre,quelemondeconspireàmedonner.Privéedesalibisdelaraison,unecertaineculpabilité,elleestlourdeàporter.Elleestsanshypothèses.– Thilde, bien sûr je comprends. C’est injuste. Juste le temps qui va de l’innocence ignorante àl’innocencequisait.Jepenseàladouleurdudéportéquel’onfaitmettreànu.Sonvisages’imprimedanslaboueetperdsaconsistancedechair.–Nedisplusjamais«àdemain».Jamais.Ilyalàentrenousunerelationimmédiate,facile,decellequej’auraispenséelaplusimpossible.Sonsilenceestpeut-êtreladistancequeletempsdonneàlasouffrance.Lelangageinsatiabledescorpsnecalculerienetdistribuetoutàlavieprésente.J’avaisrefusédelerenvoyeràplustard.Jevoudraisqueletempss’arrêteetarrêtelemouvementquiseperddansunautremouvementdélétère.L’actif, lemartèlementdes choses à faire, àdire, donnecetteprécision toutematérielle, rectiligne.Lelonghorizondesphrasescontemplativesexprimeunréelsentiment,quinesemblepasavoirattendumesphrasespourledire.Conjuguédevitesse,leverbemesurprend.Aujourd’hui,j’aiunefraternitésecrètequim’accordeaumonde,commeunedoublevéritéducorpsetdel’instant.Quandtoutestcalmeàl’extérieurd’uncorps,ilyalàuneliberté.–P____.«Lesmaisonsdecarton»…(Unsilencedeplusieursminutes).J’auraisvouludessoirssansprison.Le mur, c’est désespérément impossible, c’est une surface abstraite, c’est le support de dessinsimprobables,c’estl’ébauched’uneconstructionimpossible.Lesujetd’unmuroud’unefemmeallongéequiporteenelleunpaysages’estarrêté,indifférent.Femmeoucielcherchentunmêmerapportdublancaunoir,feuilleéclatéeourassemblée,pierremenéeàlavieducorpsetcorpsàlaviedelapierre.–P____,certainsjours,nousjouionstrèslentementàl’allured’unjeudethéâtre.Lethéâtreestunjeu.C’estjustementpourcelaqu’ildoitêtrebienfait…Lemalheur,c’estquelapiècesepasse.Lejeupliéàlatechniqueatteintl’œuvred’art.PremierprixdeRomed’Architecture?

–P____.Jevoudraisqueletempss’arrête.Àcausedetoi,j’aiperdul’idéedemapropreinnocence.–P____,j’aifroidàlavie.J’aitellementpeurd’avoirétépetite,unjour.Jesuistellementpetite.Laseuleexpériencequim’intéresse,c’estcelleoùjustementtoutsetrouveraitêtrecommejel’attendais.L’alternancevadumondeàmoietdemoiaumonde.La douleur d’un sommeil illicite, c’est comme l’écart entre la vie telle qu’elle est et celle qu’ellepourraitêtre.J’ai l’idée que personne ne réponde et que jamais tu ne reviennes. Il fallait que je tienne les yeuxouverts.J’essaye de descendre au plus bas, descendre vers la mer, refaire le voyage au bout de la nuit. Lebonheur,c’estpeut-êtred’avoirquelqu’unàperdre,oublierlecorpsdel’autre…C’étaiten1964.L’airétaitsilimpidequ’ilmesemblequ’ils’entendaitduboutdel’horizon.Touts’estjouéd’unescènepremièrequisedécalqued’annéeenannée.Jenesaispascequifait laréversibilitédans le tempsdel’expérience.Peut-êtrelethéâtreest-iltoujoursundanger?L’enfantquijouehabiteuneairequ’ilnequittequ’avecdifficulté,oùiln’admetpasfacilementlerestedel’existence.Peut-êtresommes-nousdesmarionnettes,petitescommedesmobilessériels?Nepouvoirriencontrelamainquivousdéplace,n’est-cepas,eneffet,êtreunechoseouunanimal?Lejoueursemetenjeu,maisjeuetaventureneserejoignentpasencequ’ilssont,maisencequ’ilsnesontpas.Onavaitledésespoirdeceuxquineveulentpasfairelaguerre,etqu’onfaitdescendredansunsouterrain.Desallersetretourssexuels.L’hommes’étaitinclinélentementsurlesventresetgrandissaitcommeunêtrevivant.Danssesmains,ontenaitpresque.Lessigneslaissésserecouvrent,s’effacent.Ilsneformentplusqu’unbrouillonillisibledelettresetdechiffres.–P____,jeconnaissaisbientouteslesraisonsdemetueretcellesdenepaslefaire.ÀFabien,jepermettraisdevérifiertouslesjourssapropreexistence,lasienne.Jusqu’aujourdesamort.Diminuerarithmétiquementladouleurversl’inflexiondescirconstancesn’avaitpasétépossible.Ilétaitmort.Mortestl’adjectifquiinterrompttoutegéographiegrammaticale.Fabienétaitcepaysagequisediluaitensaconsciencedelui-même.J’aipenséàlamerquiserévulseenpetitesvaguessansécume.D’ailleurs, jen’aimêmepluspensé,tellementj’avaismal.Lebonheurdesautresmefaitmal.Lesphrasess’inversentendevenantdestrous,desvertiges,desabsences.Lesphrasesnecoïncidentpastoujoursaveclapensée.Ellessontenavance,enretard,etcettenon-coïncidenceestunesouffrance.Ellessontinattenduesmaisellesnesedisentpasdanscequejeleurfaissignifier.–P____, des petits acrobates, des virtuoses de la douleur qui se prenaient la tête à travers lesbarreaux,quijouaientdutamboursurleventredeleurpère.Entretesjambesécartées,lestêtesroulaientcommedesfeuillesmortes.Etlalonguegéométriedetesdrapsqu’ilfallaitlapartager.–Jet’appelaisThilda.Jet’aimaisbien.–P____.Jen’aijamaiseuletempsd’avoircinqans.L’annéesuivante,j’auraiseusixans,etaprès,sept,huit,neuf,dix.L’inceste,c’estpeut-êtrelapertedetouslesdroitsalorsqu’onlesavaittous.C’estleressentimentàlaplacedel’amour.

Commecesnuagesquipassentlesunsdanslesautres,lamainnedonnepasletempsàl’œildesuivre.Ons’enva.Amoinsd’accepterdemourir,ilfautaccepterdetuerpourêtreunique.Toutemutilationdel’hommeestsansretour.Àcettephrase,ilmedisaitdéjàunadieuquejen’entendaispas.Ilavaitcommeunepeurphysiquedel’animal… J’ai pensé…Notre histoire est un conte semblable de terreur et de tendresse qui se dit àl’enversetcommenceparlafin.J’aurais aimé que cette guerre ne changeât rien àma viemais les images de lamort ne se séparentjamaisde lavie.J’éprouvaisainsi lasouffranceprofondede tous lesexilésetde tous lesprisonniers,celledevivreavecunemémoirequinesertàrien.L’enfantquicrieestdanscepaysoùilnegrandiraplus.–P____,entrerdansdescorpsdeseptans,c’estundélit.Aujourd’hui,jeneparleàpersonned’autrequ’àtoi.Jet’envahisdephrases.Tantmieuxsiellesnousépuisenttoutescesphrases.Jem’envoudraisd’enprononcerquineseraientpasàtahauteur,latienne.S’ilyaundieucommetul’écris,commentsupporterdenepasl’être?Ilyaundieu,eneffet,quiestlemonde.«L’enfant,c’estl’innocence et l’oubli, un recommencement, un jeu, une roue qui roule d’elle-même, un premiermouvement,ledonsacrédedireoui»,d’aprèsNietzsche.J’ail’impressionderespirerlarespirationdesautres,sansqu’ellen’assèneaucunevérité.Dans ma tête tournait un disque blanc, une sorte de comptine folle et rudimentaire par laquellej’espéraislasserlesort,leconvaincrederenonceràcegagephysiqueden’êtrepasmort.Seullerisquejustifielapensée.Jesuismaintenueparunedéterminationquimedépassemoi-même.Letempss’arrêteetarrêtelemouvementquinormalementseperddansunautremouvementdélétère.Onnemetjamaisunecouleurfoncéesurunecouleurclairequin’estpassèche.L’attentedesesphrasespartéléphonemettaitenmoicommeuneenviedelarmes.Ellesétaientcommeunhasardquimepermettaitdemesurercequimeséparaitdelui.Personne ne me déchargera de cette douleur. Elle est pour nous, pour nous seuls. Adviennent desrémanences rétiniennes d’étés… Je voudrais seulement donner l’impression d’un texte continuant às’écrireau-delàdupointoùenprincipe,ildevaitperdretoutesaraisond’être.Jusque-là, je ne me connaissais pas une telle abnégation, une telle faculté à abjurer toute fierté, àaccumuler autant de souffrance. Un équilibre se poursuivait pourtant, par toute l’appréhension de saproprefin.Alors,jesaisbienpourquoijepensaisauxyeuxsansregarddespersonnagesbrûlantsetfigésdeGiotto.–P___,jesoulignemesyeuxd’untraitnoir.Jeneveuxpasqu’onoubliemesyeux.C’estl’écrituredemesyeuxsurmapeau,l’écrituredeleurbleu.Tutesouvienscommetulesvoyaisavecunregardquimefaisaitpeur?Après,ilyadesphrasesquejeprononcepresqueparhasardsanslesréfléchir.Ellesviennentcommeça.Ellessontlesplusjustes,lesplusexactes.Lesphrasesdel’unviennentrelayercellesdel’autre.C’estcommeunappelquin’appelleriennipersonne…C’estcommeledéveloppementincalculabled’untexteoùchaqueséquenceporteenellelafin…Leschiffreslaissésserecouvrent,s’effacent.Ilsnecomposentplusqu’unbrouillonillisibledelettresetdechiffresF…B…Pourtant,toutemarqueconserveenelle-même,lesouvenirirrécusabledel’instantoùellefutlaissée.Chaque inscriptionestuneépitaphe,disant lepassagedeceluiqui la trace.Uneencocheestouverte,

solitaire,dansl’épaisseuramnésiquedeladurée.Etquepersonnenedemandeàlasouffrancedejustifiersesraisons…Ilpensequ’iln’apasfinidemesurprendredesesrendez-vouspasordinaires.Lesoleilcouleà longs traitsglacésdansmagorge.Jevoudraisêtrecommelespierresdudésertquigèlentuneàune,aprèsavoirbrûlédansunenuitsilencieuseoùsetaisentlescris.J’aipeurdecetteheureoùtueslâche.Aujourd’hui,j’aitoujourspeur.–P____,dansledeuildemamémoire,toutseramenaitaufroid.J’aifroid.Jesuisrentréedansmapesanteurdechairetj’aifroid.Alexistedit:–Va-t’en.Laisse-moitedirelesphrasesparlesquelless’achèvetonhistoire…S’enaller.D’ailleurs,s’enaller,c’estundesdroitsquiaétéoubliédanslaDéclarationdesDroitsdel’Homme,celuides’enaller.P____,ilavaitune«TriumphSpitfire».Ilenavaitmêmedeux,trois.TR4,5,6…,ellesétaientbellessesvoituresdesport.Ellesallaientà«200kmàl’heure».–Tunousemmenaisauvingt-quatreheuresduMans.Maud,Fabien,paslesautres.J’emmène«lespetits », tu disais toujours… Fabien, Thilde, nous étions les seuls à avoir le droit d’être dans lavoiture. Ilyavaitbien l’inscriptionfictive :«Epericolosporghesi»,«NichtHinauslehnen». Ilestdangereuxdesepencheraudehors…J’aipenséquelesêtressefaisaientuneidéedel’incestequin’étaitpasjuste.Ellenepeutl’êtrequ’enl’ayantvécu.Ilfautpeudechosepourfonderuneaction.Ilfautpeudechosepourqu’ellesechangeenexemple.L’incesteestfacileàréaliseravecunêtrequin’amêmepasquatreans.C’estunmal,doublementmalpourlepréjudiceauquelils’identifie.Fabienn’avaitmêmepasquatreans.C’est la plus insensée des histoires. Ça devient une définition médicale, après un processus decomportement,làestlerisquedemourir.Çaressembleàunmeurtre,dontonnerevientplustoutàfaitmort,nitoutàfaitvivant.J’aiplusdehontequetouslescrépuscules.–P____,laisse-moiavoircinqans.Lamaisondevantlemonden’estpasunemaisonoùl’ons’amuse.C’est unemaison où l’on est heureux. Je lui explique tout cela, il paraît rasséréné.Un silencemortelaccompagnesadérélictionàpertedevue.J’aipenséqu’ilétaitnormaldedonnerunpeudesaviepournepaslaperdretoutentière.– Laisse-moi te dire les phrases par où commencent… Aujourd’hui, l’essentiel est d’expliquer,d’attribuerunecohérenceàcequin’enapas.L’engagement du corps est indispensable et refuse sans délai l’injustice. C’est le contraire del’inachèvement. Les phrases de l’un viennent relayer les phrases de l’autre. J’ai pensé aux yeux deFabien,prodigieusementbleus,prodigieusementtristesaussi.Ilsavaientl’impactd’unesouffrance.J’aiperdul’innocencedeceluiquisepardonneàlui-même.J’aiunecarted’identitéaveccommesigneparticulier : l’inceste. Ce corps-là, aujourd’hui, il m’embarrassait à la façon d’une apparence quimentiraitmalgréelle. Ilparlaitd’uneautreviequin’étaitpas lamienne,où toutmanquedecequi enfaisaitlesens…C’estçalatâchesurcettepageblanche,oùl’histoirenedemandaitqu’às’écrireenlettresetenchiffresordinaires.C’estcommeunephraseécritetropviteeffacée.–Thilde,jesais.–Tunesaispas,P___.Jesuislaplusdifféréedesêtres.J’aitoutoublié,saufcecri,d’oùl’onentendéclateruneàunelespierresdujourquigèlentlanuitsanstransition.Lecielétaitbassurl’horizon,pasencoreàcemomentoùsacouleurrougeledessineparfaitementdans

leciel.Fabien,ilvoulait«changerdemaison»,commesiçaavaitquelquechoseàvoiraveclefaitdelaisserderrièresoilerestedesavie.D’accidentenaccident,nousavancions,irréductiblesaujugement,ettoutsecompliquait encoreplus…Souvent, il regardait lavaleur insoutenabledececiel,de sespulsationsviolentesàdeuxheures–T’eslà,P___?Ilavançaitverslaseulejustificationqu’ilreconnaisse,parcequeceluiquiacceptedemourir,quellesquesoientlesnégations,affirmedumêmecoupunevaleurquiledépasselui-même.Àcettephrase,ilmedisaitdéjàunadieuquejen’entendaispas.C’étaitcommeunsilenceenfermédanssabouche,commeunhasardquiseprolonge.Plustard,j’aiapprisquelescondamnésincarcérésdanslescellules,oùriennefixentleregard,ilsdeviennenttoujoursfous.Aufonddel’humiliation,commeaufonddeladouleur,lebourreauadeschancesd’êtreplusfortquelavictime.Àsoncorpsquiconsentaitpuisrefusait,l’airdelanuitentraitdanssespoumonscommeduferrouge.C’était comme une maladie qui serait née sans raison, dans l’obscurité des cellules… Lorsque lessymptômesauraient révéléaugrand jour l’affection, il aurait été trop tardpoureneffectuer lagenèse.Commec’est injuste…Juste le cheminquivade l’innocence ignorantede l’enfanceà l’innocencequisait.Aucœurdecetempsabsent,StéphaneSteineravaitétéseul,tellementseul,querienneluipermettaitaujourd’huidevérifiersapropreexistence.J’avaisseptans,peut-êtremêmepas…Entremachairetmapeau,ilétaitlà.J’aidonnéuncorpsaudélit.J’aicelongdébatavecunevéritéquiestplusgrandequemoi.Cesphrasesqu’ilaoubliées,ellessontprécisémentcequimepermetdemesurercequimeséparedelui.Aujourd’hui,letemps,c’estcesminuteslàaveclui.Cen’estriend’autrequeça.Jeretourneàcefroidplurielquim’avaitempêchéd’avoireusixansunjour.Jeveuxêtresimultanémentnitroploin,nitropprèsdel’être,S.Steiner.Decequ’ildit,j’endéchiffremallesensoulenon-sens.–P____.C’étaitle6mars1985queFabienestmort.Alexis,celuiquirefusedeparleràtroisans,peut-êtrequecequiestsuenluiestplusgrandquelui,plusgrandquenous.Alexis,Fabien,Anna,lesenfantsSteiner.C’estl’abîmedeDostoïevski,c’estlevidededeuxgénérationsd’aphasiquesproduitesparHiroshima.Alexis,sesyeux,ilsontlacouleurdel’automne.Ilsn’ontpas«lebleuSteiner».Danssesyeux,jeveuxjustecroirequejesuisplushumainequen’importequi.Jeveuxjustelecroireunpeu.–P____.Certainsjours,Alexisestailleurs,oùriennepeutl’atteindre.C’estcommeunsilencequerienn’estenmesuredetraverser.C’estpeut-êtrelachoselamoinsfacileàadmettre.Mêmes’ilestdecesêtresquijustifientlemonde.L’îledeRé…Laplageesttranquille,lesfurtivesvaguesviennents’yeffacer.L’étérevienttoujoursoùAlexis,ilétaitcommelesautres.Certainsjours,àsesentirsiloindetoutetmêmedeladouleur,ilafalludésespérerdeforce.Quelquechoseatuélepeud’êtrequipeutveniraumonde,parlacomplicitédeshommesentreeux.Laviedescorpsréduiteàelle-même,produitparadoxalementunmondeabstraitetgratuit.Cen’estpaslaqualité subtiled’uneémotionsomnolentequime traverse,mais l’immenseetdénombrableaffluxdemilleétés…–P____,Alexis,Anna,tunelesreverraspas.Fabienestmort.Ilestmortpourlesautresmaispourmoi,pasencore.Jenesaispasacquérirl’habitudedelamort,cetteblancheurinsoutenabledeladouleur.

Letempsquipassenesignifierien.Nousn’éprouvonspasausensauthentiquelamortdesautres,nousnefaisonstoutauplusqu’yassister.Leproblèmedel’absencefaitquel’onrisquedepassersavieàassisteràunemortquiaeulieudesannéesavant.Àforced’yassister,noussommeshabitésdecettemortquinousvide.Onestcevide.Onfinitparaimercevide.Onoublieceuxquisontenvie.L’heureà laquelleapus’inscrireune interrogationest tropdurepourqu’ilmesoitpermisdenerienajouter.Fabien,leseulmoyendeluirendrejustice,c’estdepenserqu’elles’estbienécoulée,l’heuredelachute.Ilm’afalluaccepterquejeluisurvive.Ilm’afalluaccepterquejeviveetaujourd’huiencore,jeneparvienspascomplètementàycroire.Laverticalitéduvidelaisselecorpssanslendemain.Elleestcommeunemaladiedessentiments,avantlessentimentseux-mêmes.Unetragédiedepaysagequiestd’abordunetragédieintérieure,parcequelavraieviedel’insurgéestdansl’errance.L’errancen’estpasseulementgéographique…–P____,jenesavaispasvivresansFabien.Jenesavaispasmourircommelui.Jamaispersonnenem’aurajamaisportéesiloinetsiprèsdemoi-même.Iln’yadedéterminéquecequiaétévécu,nonpascequiacessédevivre.–P____,commentexpliquerquecesimagesdeFabienmortneseséparentjamaisdelavie?Lesphrasesétaientvenuesuneàune,déhiscentes.Ellesarrivaientjusqu’àmoietrepartaient,uneàune.Àl’angled’unephrase,unesyllabepourraitsuffire.Iln’yapasdemontrepourmesurer lepassagedecettedurée-là…Uneligneétaittracée,au-delàdelaquelleilyavaitlamort.Touts’ymettraitàsuivreuncourspropre,quin’étaitpasceluiréversibleetimmotivédelavie.C’étaitledéveloppementincalculabled’untexte,oùchaqueséquenceporteenellelasyntaxefinale.–Jenesuispasmorte,le6mars1985.Jesuisvivante.–Biensûrquetun’espasmorte,Thilde.Onestparfois tentéde toutgarder.Mais il faut renonceràcertaineschoses.Leventd’automneneseplaintpasdesfeuillesjaunesetdesarbresrouges.Oùsetaisentlescris,j’entendséclateruneàunelespierresdudésert,quigèlentaprèsavoirbrûlé.Il y a la singulière limitation de la condition humaine qui rend impossible de sortir de l’humain, del’apparencemêmedescorps.Lecorpsseuln’estpasgénéreux.Fabien évoluait inéluctablement vers la vie, vers lamort. Il courait. Il courait sur la plage vers lespremiersrayonsdusoleil.Ilétaitcepaysagequisediluaitensachair.Ilesttombé.Enétreignantlamort,ilavaittrouvélepointprécisoùildirait«oui»aunéant.Aprèslachuteinterminable,ilavaitacquissaverticalité.Fabienavaiteuunsoirdelaviequil’avaitenlevéàsonhistoire.Peut-êtren’avait-iljamaisautantsentisonaccordaveclemonde?L’histoire était privée de Fabien, peut-être parce que pour qu’une pensée change le monde, il fautd’abordqu’ellechangelaviedeceluiquilaporte.Ensuite,ilfautqu’ellesechangeenexemple.Lecorpsscindés’étaitcoupédesblancsquiluidonnaientsaverticalitéetintercédaient.L’essentielétaitqu’iltienneàlaverticalité.Mêmesil’éternitéestdecourtedurée,c’estbienlamermêléeaveclesoleil.Fabien,ilétaitàlafoiscontenudanslesmilliersdesautres,complètementdistinct, terriblementseul.Maisjen’enn’avaisrienàfairedesyeuxdumonde.Seulssesyeuxm’intéressaient…Maisquelestcedieuquinoussépared’êtreensemble?–P____, les soldats allemands, ils jouaient à saute-mouton avec les enfants. Ce n’était pas une

raisonpourfairepareil.Nousétionscommedulingesaledanslecoursdeschoses.Mêmes’il fallait attendre.Peu importe,attendre,c’est sansdoutecequenoussavions lemieux faireensemble. Pourtant, nous allions perdre l’été. À cinq ans, notre existence n’était déjà plus qu'unehypothèse.QuandFabienavait cinqans, il avaitpeurqueParis soit enguerre. Il avaitpeurque les racinesdesarbres gonflent sous l’asphalte. Il se demandait où était la guerre. Il s’apercevait qu’elle était en lui,qu’elleétaitceremordsd’avoircesséd’êtrepetit.Detellementdechoses,ilavaitpeur.Detoisurtout.Ilétaitmortencontemplantuncielquidure.J’avaisperduFabienavecunevéritéqu’onnepeutpasdire.Etlavéritéestinacceptablepourceluiquilatrouve.J’attendaisquemoncorpsenaitfini.Jeluilaissaisletemps.–JenesavaispasmourircommeFabien.JecomprendsqueFabienaitcourucommeçapourmourir.Jeveuxqu’onmelaissepenserqu’ilesttombéd’unechute,queçaadurépendantdesheuresetqueçadure peut-être encore…Les grandes douleurs comme les grands bonheurs peuvent être au début d’unraisonnement.–Allo,écouteça.Laguerreestlaformeexemplairedelamort.Guernica.Raidaérienmeurtrier.–Maud…Desétudespréliminairesde«Guernica».T’eslà?Peut-êtreaujourd’hui,ai-jebesoindelesentendrelesphrases…Lemalétaitabsentetimplicite.–Tusais.Quand tum’appelais, tudisais toujours«c’estStéphane».Tun’as jamaisvouluque jet’appellepapa.Tul’astué…tellementmal,tellementbien.Jen’admetspasdecirconstanceatténuanteàuncrimequeriennepeutatténuer.–P____.Aprèslamutineriedelamontagne,personnenedevraitplusjamaissavoir.Unevéritédontjenevoulaispasmoi-mêmesansdoute.J’étaisdésavouéedansl’indifférencedumonde.Unhiveréclatantdefroidetdesoleil,defroidbleu.C’estpresquetropdurà10ans.Jepenseaufroid,maiscommentpenseraufroid?Commesilemondeétaitcommedescontes…Lacensuredesbuées.L’effacementdesphrasescommeunebuéeentreleslignes.Quelquechosecommeunequestion.Unairdeneigetoutelanuit.Nousfaisionsdestêtes,destentativesde«têtesdeçaal’aird’aller»…Trèsvite,destracesfoncéessurlesvisagesdessinaientquelquechosedenoir.Ilyavaitbienl’odeurdufroiddanslesabledelamémoire.Surtantd’opaciténeigeuse,ellenousassignaitpeutêtreunefin…Unjour,lefroidparlera.Lesouvenirdelanuitneseraitjamaisemportéparleventlentetlourd.Ildiraque sur la fatigueduvisage, la fatigue lapluscruelleest cellede l’humiliation, l’effetd’uneviolencetranquille.Lefroidrestaitaufonddel’airmaisnemanquaitpasd’unvraisoleil.Ilyavaitlesroutes,leursbouesimmensesetceventquinousprenait tout…Nousétions lesseptSteiner.Fabienécrivait sur legel, lacourbedesesjeux,sesvoiesferrées,sesphrasesintactesdel’irréel.Aucœurdecetempsabsent,nousétionsdeux,seuls,tellementseuls,queplusriennenouspermettraitdevérifiernotrepropreexistence.Danscepaysoùl’hiverasupprimétoutecouleur,puisquetoutestblanc, touslessonsétouffésparlaneigeet touslesparfumsquelefroidrecouvre…Jevoudraisquepersonnenes’avance.Fabienamal.J’ail’impressiond’avoirmentitoutemavie.

Je reviens sur ces blancs laissés en suspens. Derrière l’incertaine clarté des vitres, on voyait lesmontagnesfoncerpeuàpeu.Àcemomentd’avant lanuit,oùilyaduvertsombre, toujourschargédesensàmesyeux,jusqu’àcequ’ellesserépercutentjusqu’àl’horizonetnedeviennentplusqu’uneseulevapeurbleue.C’estcedontjefaismonbonheursurmonté.Lelendemainn’arrivapasàselever,tantlesnuagesétaientlourdsdeneige.C’étaitcommesiquelquechoseallaitvenirrelayerlesoleilathlétique,lesoleilquenousaimionstant.–P_____.J’aidixans.Fabienneuf.Ondescendsurunevillemorteparunerouteenlacets,quilaprometàchacundesestournantsetnelalivrevraimentqu’àlafindutrajet.Cetteroutelaissel’idéeparintermittencequeriennemanque…Jen’aijamaisvudepaysagesplusvaincus,plusnégateurs.J’entends les portières claquer très vite.Aujourd’hui encore, je les entends. J’essaye de ne plus lesentendrelesportières…J’ailesyeuxdétournésdeFabien.J’entendslebruitdumoteur.TR4,TR5,jenesaispluslaquelle.Tualternais…FabienetMaud,tualternais.C’étaitpareilavectesvoituresdesport.Unjour,TR4,unjour,TR5.T’eslà?–Thilde,jesuislà.C’estbiendet’entendre.Tum’astellementmanqué.–C’est aux détours et sorties de la route. Le souvenir de deux lignes parallèles, gravées par lesrouesdanslaterre…Laroutes’arrête.Lesoleildescend.–T’avaisdit…j’avaispeur…Tuavaisditquependant laguerre, lescadavresdescorpsgelés, ilsservaientdeluges.Fabien,çal’avaitfaitpleurercetteidéed’êtreuncorpsgelé.Laroute,presqueblanche,s’enfonçaitcommedansuncoindeciel.Lavoitureavaitbifurquéàquarante-cinqdegrés,pours’engagersurunepetiteroutevicinaledeFerrières.AvecFabien,onécoutaitlebruitétrange des poteaux alignés le long de la route. Ils étaient faiblement agités par le vent. Les champsdéfilaientavecunesérénitéimpudique.–Ledireestdifficile,parcequetulesaistellementbien,parcequetunousfaistellementmal.Deslingessales.Lebruitdumoteur.Fabienappelle.– T’es là ?…Allo… Refusant de mourir, l’horizon s’était encore avancé. Ensuite, il s’était posécommeuncouteausurlaneigeabrupte.Lecieltombaitalorsd’aplomb,portaitaurougelespierresdujour,quelanuitallaitgelersanstransition.Ildéversaitunelumièresèchesurl’étendue,oùriennedevaitrappelerl’êtredeStéphaneSteiner,réduitàl’immobilitécommeuncavalieràl’arrêt.Aufonddel’air,lefroidrestait.–P_____,mêmesiondétournait lesyeux, tunous frappais la face,afinquenous lesouvrionsdenouveau.J’auraisvoulucomprendre leschoses…Onnepeutdemanderà lasouffrancedejustifiersesraisons.Ons’exposeraitànecompatiràpresquerien.–P____.Quelquesjoursaprès,c’étaitle5janvier71,ont’avaitinternéàlacliniquepsychiatriquedeSuresnes.J’avaisdixans,etdéjà, iln’yavaitplussurcette terredematinsansagonies,desoirsansprisons,demidisanscarnages.Lematinétaitcouvertdegivre.C’étaitl’heuredesbleusdéposéssurlesmontagnes.L’heureoùtuétaislâche.Ons’arrête,ona tropmarché,peut-êtrepour rien.Ons’arrête, etpeut-êtreque le tempsva s’arrêteravecnous,etlaviequin’enfinitplus.Nousappelons«maladiemortelle»lesmaladiesdontonmeurt,maiscommentappelercellesdontonpourraitmourir ? Si j’avais dûmourir entourée par cesmontagnes froides, reniée par tous lesmiens,

Fabienétaitlà.Etseulluipourraitm’aideràmourirsanshaine.J’avaisdixans.Fabienneuf.Le froidétaitbleu.Dèsque je repense lamatièredeces souvenirs, leschoseslespluspermanentessontcellesquienfaisaientl’apparence:lablancheurdufroid,leblancdesenfantsquimeurent…–Jemeperdsàcequetues.– J’aime le jour qui échappe à l’injustice, commeun beau jour.P____, j’ai perdu l’innocence deceluiquisepardonneàlui-même.Souffrirn’apasdefinsicen’estlasouffrance.–Thilde,jet’aimaistellement.–Tum’appellesThilde.Jet’enveuxdem’aimertellement.Laneigetombaitsansdiscontinuer…Les heures suivantes étaient celles d’un deuil à venir.Ce dénouement est commeun dessaisissementcharnel,presqueundessaisissementphysique.J’aipenséàunemortimminentepasencoreadvenue…Ilm’afallurenoncerauxraisonsdel’aimer.–Allo.T’eslà?Cequetues,pareilàcesmeutesdechienquirappliquentd’onnesaitoù. J’avaispeurdenejamaismourir.Jeveuxenfiniraveccesmotsquituent.Fairetairel’autre.Monpère.Onnesaitpluss’expliquer,encoremoinsraisonner.Onlesuitdansl’inflexiondescirconstances…Onamal,prisonnierdecettesolitudeinhumaine,decetemps,plusgrandquenous-mêmesquel’onporteennous.Cesphrasesillisiblessuscitentuneémotionirraisonnée,uneabstractionindéchiffrable.L’autren’écoutepas.Ilpoursuitsonmonologueobsessionnel.Endésespoir,àboutdenerfs,onperdlatête…Onsesentperduetperdant,jeté,moinsquerien.Onnesaitplusquionest,oùonest.Alors,onfrappepourfairetairelesmotsquituent.–Cesnuits-là,tum’asentendue.Puistum’asattendue.J’aidéjàlacertitudedésespéréeque«celan’estpaspossible»etenmêmetempsque«celasepeut».Ladernièresyllabe,ladernièrephraseestcommeuncriquinecessed’être.Ilavaitmisunecertaineinsistanceàdireceprénomqu’ilm’avaitdonnée,commepourm’assignerquelquechose.Je l’obligeais à toucher le point extrême de sa vie, où l’être irrémédiablement se défait. J’avais lesentimentqu’ilm’avaitdemandéde«letuer».Samaladieétaitpeut-êtrecelledenepasmourir.–Thilde,jet’embrasse.Peut-êtreavait-ilprisconsciencequ’iln’avaitpersonneàrencontrer,nidemain,nijamaisetqu’ilétaitenfacedetousleslendemainsdumondequiluidonnaientsaraisond’être,S.Steiner?Laphrases’arrêtaitlà.Ilfallaitleperdreàl’angled’unephrase,necroyantpasquequelquessyllabespourraientsuffire.C’estlaphrasedéfinitive,cellequiconclut,cellequiarrête,cellequiferadésormaistoutelacouleurdemesyeux…Mêmes’ilfautlessoulignerd’uncernénoirquejedessinechaquejour.Jenesaispasàquoiçaressembleuneréponse.Dansl’anthracitedesnuages,lesoleiladisparu.Ilest18 heures. Cela dure une éternité. J’ai pensé aux ombres galvaniques et brumeuses d’Hiroshima…J’auraispupenseràbiend’autreschoses.Attendredel’autrequ’ilsesauveavantqu’ilnesoittroptard.Touts’enva…

Voilà,nousysommesdanslefroiddesphrases.Legelestunsouvenirquinemeblesseplus.Lebonheurs’annonceauxyeuxduciel,aucoucherdusoleil,parunedernièrelumièrequifoncetouteslesteintes.Il semblaitque le soleil se fut arrêtépourun instant incalculable.Désormais, cet instantn’en finiraitplus…Justeunpeuavant,lesoiravaitaccusétouteslescouleurs,lesavaientfoncées,lesavaientrenduesplusviolentes.La lumière jaunede cette find’après-midi d’hiver passait sur les peaux.Un équilibre sepoursuivaitpourtant,malgrétoutel’appréhensiondesaproprefin.Commesilamortn’étaitplusqu’unehypothèse.Après,iln’yaplusrienàdire,jusqu’àdirecesphysiquesphrasesetcellesensuspensquin’ontpaslieud’être.Lesphrasesnenousrejoignentplus.Ellessontunebuéesurleverre.Cenesontpluslesphrasesquiconviennent.«Aprèscequetum’asfait,jen’aiplusrienàtedire»:c’étaitlaphrasedeFabienadresséeàS.Steiner,lorsquej’étaisvenuedéjeunerrueDupuytren,quelquesjoursavantsamort…Fabienavaitrefusédedélivreruneréponseàunequestionsansimportance.Al’angledecettephrase,jel’avaisperdu.Ilfallaitleperdre,necroyantquequelquessyllabespourraientsuffire.L’innocentnecessepasdemourir.Parce qu’il n’avait plus répondu à mes questions, il les avait rendues inutiles. J’y trouvais là unerécompense.Cen’estpassouventqueleshommessaventqu’unpointextrêmedepauvreté, rejointuneplusgrandevie.Tantdecielsaudehorsontdespromesseslentes.Peut-êtrea-t-ilcomprisquededireceprénomtraduisaitlalibertéqu’aujourd’huiilmerendait?Peut-êtreai-jeledangerexceptionneld’uncorpsinterdit?Lesilenceestsiabsoluquel’onserepentd’avoirfaitroulerunepierre…Ilserépercutejusqu’àcequel’horizondevienneuneseulevapeurbleue.Jemepenchaissurcepuitsblancdephrasesetjevoyaiscequed’autresn’avaientpasvu,j’entendaiscequ’ilsn’avaientpasentendu.Dumoins,jelepensais.Oncroitsouventquel’onperdlamémoire,parcequ’aumomentoùl’onveutdireunnom,iln’estpaslà.Onneletrouvepasimmédiatement.Deuxoutroisjoursaprès,ilestlà,dansl’indifférenceanthracitedumonde. Alors, sans qu’entre nous rien ne soit dit, le temps est venu à notre rencontre, le ciel s’estréchauffépresquetropvite.N’oubliepasquetuvasmourir,quetuvasmourirauxautres,àAlexis,àAnna,àFabienetquetuvas«memourir»àmoi.Tum’appelaisThilde,j’avaiscinqans.Mêmesi aucunesyntaxenevalideces termes, j’enai tantbesoinque tumeures.D’ailleurs toi aussi,c’est ça que tu veux. L’essentiel n’est plus d’expliquer…Quand le ciel est froid et que rien ne noussoutientplusdanslanature,mieuxvautmourirpeut-être.J’enaitantbesoinquetumeures…Moncorpsmefaitmaletnem’emmènenullepart.Jesuisl’êtrefacticed’uncorpsquin’ajamaisexisté.–P___.«Maud»,çacommenceparun«M»,maisjenesuismêmepassûreque«ça»commenceàs’écrire,etqu’après,ilyaitunevoyelle…C’estquelquechosededifficileàdéfinir.Peut-êtreluiserait-ilplusfaciledemourirquedeportersavie?Lemalheurd’unhommen’est-ilpasplusgrandquelui-même?Peut-êtreuserait-ilenfindelaphrasejuste:«jesuislâche»,commelesêtresquisesuicidentpournepasêtrecondamnéslelendemain?Promets-moi que tu vasmourir, que tu vasmemourir àmoi. Nous sommes à cette extrémité. –Ont’aimaitbien,papa…AvecFabien,onn’amêmejamaisrienditàpersonne…Commeonestseullorsqu’onmarchedepuistoujours.Commel’avenirdurelongtemps…

Aujourd’hui, j’ai envie d’une chose juste, quelque chose qui va plus loin que la morale. J’en veuxtellementàmoncorpsdeneriensignifier.Jesubisleregarddesautrescommeunviol.Jerefusedemesoustraireàunehistoirequinedéclinepas lesynopsisdecequej’aivécu.SeptansavantqueFabiennemeure,jesoulignaisdéjàlecontourdemesyeux,commesijeprécédaiscefaire-partdedeuil…L’engagementducorpsestindispensable.J’attendaisquelecorpsenaitfini.Jeluilaissaisletemps.Depuistoujours,j’avaisacquisunefacultéinusitéeaveccecorpsdérisoire.Unechutedetrentemètresilyavingtans.Undeuildevingtans.Lesoleilacesséd’êtreinitialetadumalàdissiperunebrumelégère,celledetouslesjours.Lafindujourestuneconvergence,unlieuprivilégié,oùl’êtreéparsserassembleenfin.Çan’arrivepastouslesjours.Aujourd’hui,jesaiscequejenesavaispas.Jeconnaisletic-tacreptiliendutemps…C’estcesminuteslàaveclui,cen’estriend’autrequeça.De ce rendez-vous avec lui, j’avais besoin. Il m’assignait peut être une fin, la fin d’un jour sanslendemain.Lesphrasesétaientunemiseàmortimminente,pasencoreadvenue.Lavilletouteentières’étaitfigéedansuneganguepierreuse.Aujourd’hui,j’aiperducebonheurqu’unêtrenormalpromèneaveclui,dansunmondequiestfaitpourlui.Le territoiredemonmalheurestce lieuqu’iloccupe.Lasituationgéographique, iln’yaqu’àmoiqu’elleappartienne.L’absurdefinissaitcommetouteschosesaveclamort.C’étaitlafind’ungrandjourfroid,lescrépusculesd’ombresetdeglace,lesconcrétionsmauvesducielétaientunpaysageadouci,duclairàl’obscur.Cesoirquicoulaitaudehors,ilétaitcommeunlegsdel’hiverquivientdes’achever.LaSeinemontraitencoredesmouvementsqu’elleavaitsubisilyalongtemps,danslavaguedesmillénaires.Queriennesubsistedececonsentement…Quelaprévisionmefaitmal…C’estl’éclipse…Lesoleiladisparu…Celadureuneéternité.Un jour de deuil avant samort, ilme laisse partir en s’en allant.Aller jusqu’au bout, c’est aussi selaisseraller…Quandlecielestfroidetqueriennenoussoutientplusdanslanature,mieuxvautmourirpeut-être,mieuxvautmourir.L’instantprégnantestalorscommeunetragédiedepaysage.Il finit par se jeter dans un mouvement uniformément accéléré. Rien ne l’arrête plus dans sesconséquences,quijustifienttouslessilences.D’uneseulephrase,ladéchirureestfascinante.Partout,àpertedevue,lesilences’évertueàsesubstituerautemps.Quevoulez-vousqu’ilm’arriveencore?Quiéchappeàlapréoccupationdemondestin?Le lendemainmatin, la terres’étaitassouplie,elleavaitdégeléet laissait lesoirdeguerreseperdredanslanuit.Jeneveuxplusentendrecescrisetcesriresdelaruequiseperdentdanslecieldéchirépardesnuagestristes…D’ailleurs,pluspersonnenes’attardedanslesrues.Lasaisonestvraimentlà,sespluiesfinesglacentleciel,quirenoncelui-mêmeàsesétoiles.Ledénouementestundessaisissement.Jemesuis«dessaisie»de lui.Maispeut-êtreétait-ildéjàunmortvivantenmoi,commeunacquiescementaunéant,unraptdetrépas…Certainesjournéessonttellementbellesqu’ellesmetransmettentl’idéed’êtreàdemain.J’imaginesessouffrancesmaisneprétendspas lescomprendre. Je saisque jen’arriveraipasàydonner réellement

corps.Jepense immédiatementà la séparationdesmondes.Lessoirsaccusent« leschoses»et les rendentplusviolentes.Lelendemainm’avaitparusiprochequ’iln’avaitplussaraisond’être.J’aieupeurquelejournerevienne…Cesonttoujourslesmêmesphrasesquidisentlesmêmesmensonges.J’aipenséqu’onpouvaitlemêmejouravoirraisonetêtreheureux.J’aicomprisquec’estseulqu’ilfautdécidersionaime.C’esttoutseulqu’ilfautrépondreauxconséquencesincalculablesduvéritableamour.S.Steiner, il avait gardé intacteunevérité qui justifiait qu’il nevivepas.Celanedépendpasde lavolontédefairequelquechose,celanedépendpasdutalent.Onseperddèsl’instantoùquelquechosesepasse.Toutestlà.Pouvait-ilcroireàquelquechoselàoùiln’yavaitplusrienàcroire?Dans«laflagellation»dePierodellaFrancesca,leChristsuppliciéetlebourreauauxmembresépaislaissent surprendre dans leurs attitudes, le même détachement. J’ai conscience de sa fragilité et desperspectivesdesafinitude.S.Steiner,ilm’allègedupoidsindépassabledel’ignorance.À force d’indifférence et d’insensibilité, il arrive qu’un visage rejoigne la grandeur minérale d’unpaysage.Iln’attendpasdelendemain.C’est fatiguantd’êtreunsalaud,etd’avoiruneextrémitédefatiguedontriennedélivreraplusque lamort.Unsilencemortelaccompagnesadérélictionàpertedevue.Ilavançaitverslamortsansconditionderenoncement.Jeleramenaisdansl’épaisseurdematristesse.L’heuredéclinaitaudehorsetjenepensaisplusàrien.J’aipenséauxmouettesquisous-tendentleciel…Ellesmontent,làoùlesanglesmeurent,piquéesparcefroidquileurfaitperdrelatête.Ons’arrête,ona tropmarché,peut-êtrepour rien.Ons’arrête, etpeut-êtreque le tempsva s’arrêteravecnousetlaviequin’enfinitpas.Est-cel’endurcissementquitermineuneexpérience,ouladouceurd’unsoird’hiver,ouaucontraireledébutd’unevéritéquinenieplusrien?L’exilé, à la fin, court sur un lieu élevé, appelle, retarde le plus possible l’heure de l’abandon. Lecrépusculel’envahitcommeuneeaugrise.Peut-être l’homme n’acquiert-il son sens qu’enmarchant vers la limite qui est le renoncement à lui-même?Lecompteàreboursquiprécèdel’exécutiondescondamnésacommencé.Unelumièresanguineannonçaitlecoucherdusoleilquicommençaitàmonterdanslecielfroid.C’étaitcommeuneimmenseparaphrasedupassé.J’aifermélesyeuxausoleil.D’immensestraînéesrougessedisposaient dans une vaste ordonnance rouge, verte et noire, évoluant vers des éclairages les pluschangeants.Ilfautattendrecehasard.C’estunrêve…Je traverseNew-York.New-Yorkestpareille, inhumaine,c’est lavillede l’indifférence…Cette rue,toutcommelesprécédentes, ressembleàunetonalitéuniforme:beige.Lateinten’estpasconformeau«noir et blanc»du filmpassé, casse sonuniformité.Touty est noir et solide commedes carènesdebateaux,toutlemondeytangueplusoumoins.Le spectacle est d’une admirable inhumanité.Les gratte-ciels se dressent comme les sépulcres d’unevillehabitéeparlesmorts.C’estleventquifaitoscillerlesgratte-ciels,leurdonneunlégervertige.Je

suistraitéeen«suspecte»…Aurythmedelacirculation,lesgratte-cielsseretournentdanslebleu,au-dessusdesvisages.Les phrases s’arrêtaient là, sans envers, sans endroit, absentes de dédicace. L’absurde estessentiellementorganique.L’absurdeestunephrasedetropquidénie,unephrasequiaveuglesansfairedelarmes,unephrasequiaimetouslesvertiges,quiouvresansdirelesplansimperceptiblesetlesrétablit,unephrasequiatrouvécorpsetmisàjoursesimpostures.–P____,iln’yarienàexpliquer.Expliquer,c’estsimplifier.Laseuleréférence,c’estladouleur.Elleengage.Elleprendcorps.Elles’inscritdanslepaysage.Àquelmomentlaviesechange-t-elleendestin?S.Steiner,ilestmortle21mars.Personnen’aessayédedéterminerlesconditionsexactesdesamort.C’étaitlesilencedunon-dit:çapeutarriverdemourir,çapeutarriverdetomber.L’Incesteaussi,çapeutarriver.Hier,jesubissaisleregarddesautrescommeunviol.Aujourd’hui,jelesvois,jenelesaijamaisautantvus.Ilarrivequel’amourtuesansautrejustificationque lui-même. Est-ce l’endurcissement qui termine l’expérience d’une vie ou la douceur des dernierssoirsd’hiver,ouaucontraireledébutd’unevéritéquinenieplusrien?Peut-êtreétais-jelaraisondesamort?Peut-êtreya-t-ilunelimiteoùaimerunêtrerevient-ilàtuertouslesautresousetuersoi-même?Cequim’attire, c’est ce qui va dumonde àmoi, ce double reflet qui dictemon bonheur, jusqu’à une limitepréciseoùlemondepeutalorsl’acheverouledétruire.L’airs’étaitouvertcommeunœil.Illefautbienpuisquejecroisàl’accident.Jenepeuxavancerqued’accidentenaccident,l’œiljusteunpeu coupable.Aujourd’hui, j’ai envie d’aimer comme on a envie de pleurer.Aumilieu de l’immensevacuité quim’accueillait soudain, jem’étais sentie délivrée. Ceux quim’aiment et qui se tiennent là,comprennentcequivientdeseproduire.La mort des autres, je ne savais pas la penser, la toucher. Cette part d’émotion, tellement ténue àd’autres,jenesavaispascequ’elleétait.Ouplutôt,j’avaispeur.Cematinnevoulutpas,nevoulutrien,décourageatouteavancéedesphrases.C’étaitcommeunefeuillepliéepourlamort,tellepland’uncadastreimpossiblequel’onappelleépure…Aufond,iln’yapasd’idée,pasd’histoireàlaquellejefinisseparm’habituer.Penseràluimedonnefroid,unfroidcommelesoleilquicouleàlongstraitsglacésdansmagorge.Ilatué.Fabienestmort.Lamortn’estpasdialectique,lesinvalidesdeguerresontencorelà.S.Steiner,sesyeuxavaientlafragilitédesêtresmaladesquirendentleschosesdures.Auborddecespierresfroides,iln’yavaitniinterrogationniréponse,exceptél’accidentdéfinitif.Jereconnaislemondepourcequ’ilest.Iln’yaplusdetragédieparcequ’iln’yaplusd’histoire…Lebonheur,c’estpeut-êtred’avoirquelqu’unàperdre.Quand lamortétaitvenueà luipeuàpeu, jen’avaispasvoulu lavoir.Après, jem’étais subitementretrouvéeensaprésence.Jen’éprouvepasenunsensauthentiquelamortdesautres.Jenefaistoutauplus qu’y assister,memettre en règle avec elle. La vraie aristocratie, n’est-elle pas cette exigence àl’égarddesoi-même?C’estladernièrepenséeducondamnéàmort,avantmêmel’exécutiondéfinitive.

Elledevaitmeporterjusqu’aujouroùilfallaitattendrecehasardpourqu’iladvienne.Cequiarriveesttellementdel’ordredel’impensable.Ilafalludequelquesheurespourquej’admettequemonexistencevenaitdechanger…Désormais,rienneseraitplusjamaiscommeavant.L’airestchargéd’unindicibleévénementsismique.L’instantprésentestalorsauxmargesd’unetragédiedepaysage.Leschoseslesplusbanalesjettentsurlesoldesombresdivagantes,quicourentetmettentlanuitdanslescorpsd’enfants.Lesoirestpleindecrisextrêmes,aubattementdescilsdelalumière.Lespierressontfroides.De ces heures, un graphique aurait pu représenter les points géométriques qui accompagnaient ladouleur.On aurait pu tracer une droite, constamment linéaire, parallèle à une autre droite, celle de lachute,celledesabscisses,deslignescoupées.Jen’avaispasvumonpèredepuissixans.J’auraisvoulunepasl’avoirconnu.Mesyeuxn’aurontpasvusesyeuxavantqu’ilsneseferment.Lesilencedescorpsn’estpasunechoseinsignifiante,parcequ’ilaunsens,mêmes’iln’apasdesignificationgénérale,ilyadel’incertitudedansl’insignifiance.Unbrusqueamour,unegrandeœuvre,unactedécisif,unepenséequitransfigure,unepeurtrèsphysique,àcertainsmomentsdonnentlamêmeintolérableanxiété,doubléed’unattraitirrésistible.Cejourlàmarquaituntempsd’arrêt,uneminuted’éternitéquimeportaitàlafoissiloinetsiprèsdemoi-même.C’est la douleur des corps qui ne se connaissent plus et qui semblent s’en vouloir l’un à l’autre dequelque chose, qui leur est indifférent de nommer.Ca fait « une tristesse physique », une tristesse decorps,uncielvidédetendresse.C’estpeut-êtreça,ladeuxièmedouleuraprèsl’inceste.Hier,j’avaiscettepeurphysiquedel’animalquiaimelesoleil.9rueDupuytren,Paris6e,deuxièmeétage.C’estl’adressed’unecondamnationsansappel,oùiln’yajamaisd’erreur.C’estl’adressed’uneexpériencequel’onneprovoquepas,quel’onsubit.Onyhabiteavec le crimeet l’obscénité.Onse figurequebeaucoupdebonheuryest attaché, c’estuneerreur.Cen’estpasunemaisonoùl’onestheureux.Les informations sur les jours précédents lamort de Stéphane Steiner furent dans un premier tempsdifférées,puiscensurées,finalementdiffuséesendestermescontradictoires.Lesversionsdivergentesdel’événementdonnèrentlieuàdescontroverses.Mamanm’aditquec’étaitpeut-êtrecetappeltéléphoniqued’avant-hierquil’avaitfait«s’enaller».–Tusais,Maud.Jen’étaispaslà,lorsquetul’asappelévers4heuressamedi.Jesuisrevenueaprès.Jene l’avais jamaisvuaussiheureux,détendudepuisdesannées. Ilm’aditqueçaavaitdurédeuxheures,quetuavaisditdeschosesimportantes.Quelleschosesimportantes?…Peut-êtrea-t-ilpris«quelquechose»pours’enaller?J’en suis presque sûre. Après tout, « ça » ne change rien. – N’est-ce pas, Thilde ? « ça n’a pasd’importance».–Tuveuxdireque…jesuisàl’originedesamort?–Non,jenevoulaispasdireça.C’estmieuxqu’ilnesoitpluslà.J’avaisvouluoublierlaterreurquem’inspiraitcettemaisondemort,cecaveaudepierre.Jenepensaispasquelaguerrepuisseainsisepoursuivretellementdetemps,selivrerdenouveauàchaquegénération.Cequis’étaitpasséavaitquelquechosedecommunaveccequis’appelle«mourir».Lamortétaitlà,vraiment là, vers le ciel bleu, l’indifférencedumonde.P_____, il était commedélié à travers un état

inaccessible,maistoujoursprochedelamêmerechercheinsenséequidépassecelled’unbienêtre,quirecule d’autant plus qu’on l’approche : « être sans corps », « se passer de corps », « être ce corpsschématique,inorganique».Leblancestineffaçable.Leblancestlacouleurdesenfantsquimeurent.Pluspersonnepourl’attendre,S.Steiner.C’estcequiestarrivé.Les Steiner, ce sont des êtres qui ne savent pas ce qu’ils ont à faire.De chaquemaison, ils font unsanctuaire.Jesaislafaçoninsinuantedontilsretiennentceuxquis’yattardent.Ilslesimmobilisent,lespriventd’aborddequestionsetpourfinir,lesenterrentdanslaviedetouslesjours.S.Steiner,c’est«lemortqu’ilfaut».LesSteinernedisaientjamaisqu’uneseulechose.Lesphrasesexténuéesdetouslesjoursévaluentcequisedit,cequisevit.Elless’appuientsurlespauvresprivilègesréservésàceuxqui«s’arrangentlemonde».Les Steiner, c’est un peu comme une pension dont on ignore que c’est un bordel. Autour d’eux, lesvisages se faisaient et se défaisaient, et eux, ils n’avaient dans les veines que des pluriels de temps,voyantlapartdel’hommequimarche,quandlaconsciencen’estpaslà.Léa Steiner, la femme de Stéphane Steiner, elle est exempte de la dégradation inexorable del’apparence.Decetteinutilitéd’êtrebelle,elleavaitrefusélajoieautableaudumonde,pourlarenvoyeràplustard…C’estcequimerendaitfaibledevantelle…Alorsquetoutvisagedoitsubiruncertainrenouvellement, lesienétait immuable.Ilnetraçaitpasdesigne.C’étaitcommeunsouffled’étédansuncielsanslimite.Elle était comme ceux qui arrivent toujours en retard aux rendez-vous, et finissent par n’avoir plusrendez-vousavecpersonne.Commeceuxquiviennentàlagaresansprendredetrain,sansavoirpersonneàchercher.Jel’attendais.Ellenem’attendaitpas.Elleneseretournaitpasetjem’attardaissurelle.De cette impuissance à aimer ce qui convient de l’être, elle rendait « dures » les choses les plussimples.Ellelisaitlesphrasesàdistance,commeonlitlejournalsurl’exemplaireduvoisindemétro.Sescommentairesétaienttoujourslesmêmes:«ça»n’apasd’importance,«ça»n’estqu’unephrase,«ça»neveutriendire,«ça»n’expliquerien…Elle était juste un peu inhumaine, juste un peu physique, juste un peu triste. Jemendiais la douceurravinéedesesyeux.Ilyavaitdanssesyeux trèsbleus, l’opacitécharnelledeschevaux, l’insignifianceet la soliditéd’unamourquicoûtetellementcherqu’aucunêtreaumondenepuisselepayer…L’incurvédesesmains,iln’étaitpaspournous.Iln’étaitpourpersonne.J’aimaisbienmamanquandellem’appelait«Thilda».Quandellem’appelaitThilda,jel’aimaisbien.L.etS.Steiner,laconjugaisondecesdeuxêtresn’étaitpas réelle. Ils semblaientneplusexister l’unpour l’autre, et regagnaient l’apparence inutilequine seconjuguaitàaucuntemps…Àsixans,j’aipeurparcequ’ilsnes’aimentpas.C’étaiten1950queStéphaneSteiner«étaitentrédanslabiographie»desafemme,LéaSteiner.Mêmeleurscorpsneseconnaissaientpasbien.Ilssemblaientneplusexister l’unpourl’autre,etregagnaientl’inutilitédeleurapparence.Descorpssuspects,commelerésultatd’unenégligenceteintéeauxodeursdechimie,çanousfaisaitpeur.Elle n’avait même pas fait semblant d’être triste de la mort de Stéphane Steiner, parce que fairesemblant,ç’auraitdéjàétél’aimer.Toutcequ’elleditestaltéré,sousunapparentglacisd’indifférenceetn’aaucunrapportaveccequ’ellevoudraitdire.Avecl’attitudelinéaireidentiquedel’ennui,elleavait

réitérélescénariodesjoursprécédents.Cemensongeétaitcommeunbeaucrépusculequimettaitchaqueobjetenvaleur.Ellesavaittout,avantde n’avoir rien appris, justifiée toute entière par ses habitudes. L’insignifiance s’identifie presquetoujoursàl’aspectmécaniquedeschosesetdesêtres,leplussouventàl’habitude.Elleavaitpeurdecequines’achètepasetnes’achèterajamais…Pour«être»,elleavaitpassésontempsàparcourirlesroutesetallernullepart…Elleavaitusélessentiments sans même les avoir ressentis, comme s’il suffisait de présenter au monde une face qu’ilpuissecomprendre,quelaparesseetlalâchetéferaitlereste.Elle était très belle. Belle comme savent être les femmes faites pour les autres. Elle avait l’étrangedéclivitédel’absence.Elle appréhendait ce tableau de Picasso « La femme qui pleure », qui la ramenait à l’épaisseurinentaméedesatristesse.Commeunsoldatdeplombquin’apasplusdepasséquedelendemain,ellepensaitquedemainserait semblable, tous les joursaprès,encoreaprèset toujours.Elleveutquenoussoyonsheureuxcommeellel’entend,pascommenousvoulonsl’être.Ilfautsipeudechosepourchangerlaphilosophie,pourqu’ellemontelarueaulieudeladescendre.Parischangeviteentrele20eetle6e…Lesêtresnesontpaslesmêmes.Onavaittoujoursmisàl’écartlesstérilesconceptsd’aristocratie,maisonn’avaitjamaissus’endéfaire…C’étaitcommeunelâchetécontrelaquelleonserévolte,maisquinousretientquandmême.Unjour,justeunjour,s’apercevrait-ellecombienelleavaitétéétrangèreàsaproprevie,àcelledeS.Steiner, à celledeFabien, cruellement étrangère à tous, et peut-êtred’abord à elle-même?Même lesdouleurs les plus insensées, elle n’en n’était pas capable.Tout ce qui fut vécu n’est guère plus avéréqu’uncontetropdefoisraconté…Jemerappellececlaquementdelingeblancquines’agrègeàpersonne.Peut-êtrepensait-ellequecelingeétaitlapierretombalesurlaquelleneseraitjamaisinscritel’identitédesonfils,FabienSteiner,néle19juin1960?Fabien,ilsl’avaientinhuménullepart,commeunedouleurdéportée,sanstransactionaveclemonde.Mêmepasdepierre.Mêmepasça.Onditqu’ilyadelamalchanceàn’êtrepasaiméecommeilconvientdel’être.J’auraistantvoulueêtreaiméequ’ilmesembleque j’aime…M____,elle fixait l’airevioléedemescinqans,avecuncertainmensonge qui s’articulait. Elle rendait « dures » les choses les plus simples. Je ne veux que ceresserrement.Elle avait une tête à l’usage indiscernable, et je nevoyais riendeplusbleuque sesyeuxqui nemevoyaientpas.L’insignifianceetseslèvressanssignature,c’étaitcommedel’acidesurdelapeur.C’étaitcommeunliquidefroidquis’insinuesouslapeau.Avecelle, iln’yavait jamaisd’histoire.Lavérité,ellen’étaitpasdanscequ’elledisait,elleétaitdanstoutcequ’ellenedisaitpas.Àlaquestion:–Est-cequeçafaitmaldemourir?,elleavaitréponduqueçanefaisaitpasmal,quec’étaitnormal.L’adjectifs’étaitinscritennous,commeunepeuràl’équerredesesmensonges.Àseptans,onn’acquittepersonne,onn’adhèreàaucuneloi,onnedémembrepasl’obscène.Jedétache lesdeuxsyllabesdesonnom.Cacommenceparun«m»etphonétiquement, j’entendsun«jet’aime»quin’existepas.Peut-êtreçamefaitdubiendepenserqu’ilestlà,ce«jet’aime».Qu’est-ce-quifaitquel’ons’attacheàcequin’arienàdonner?

Àseptans,l’éclipse.Jecraignaisdavantagelamortquedemourir.Etmêmedanslamort, j’avaispeurden’êtrepasassezmorte.M____,ellen’avaitpasl’engagementcinétiquedutoucher.Lacourbetactilequiétaitennous,réajustaitquelquepeularelation«àvivre».Ellen’avaitpaseubesoind’allerjusqu’auxautres,quisontcetautresoi-mêmeetvousrelayent,peut-êtremêmevousdisentoùvousenêtes.Je l’appelais.Ellen’est jamaisvenue…Ellen’avaitpas le temps…Elle avait l’aciditédouloureused’unvert inaltérable auxvariationsdu jour,une insuffisancequin’appartenaitqu’àelle,un toucher ensuspens.Ellepouvaitdire:«Jenesuispasresponsable».Quiattendraituneidéejuste?Biensûr,lesinjectionsdeValiummefaisaientfermerlesyeuxtreizeheures,etplusencorepeut-être…Après,jevoulaisquel’onmedisedepuiscombiendetempsj’étaismorte…Lanuitsuivante,j’avaislesyeuxouverts,toutelanuit.Auregardvidedesvitres,lesmatinsriaientdel’ineffablequ’ilsdégageaient.Mesmainsétaientdevantmoi,inutilement,commeunepropositioninacceptable.M____,elleavaitprisl’habitudedevivreavantd’acquérircelledepenser.Jel’auraisimaginéecommeuneplanteparasitequibougepeu,lentement,indolente,sedéplaçantetagissanttoujoursdansunralentiquifrappeetétonne.M____,unhalod’indifférenceentouraitsadouleur.Lamortvalaitbienlavie.L’aventureétaitsimpleetseraitmentionnéeàlarubrique«décès»desjournaux.EllesemblaitnepluspenseràStéphaneSteiner.D’ailleurs,ellenepensaitàrienoupresque.Toutl’effortdesapenséeavaitétédesubstituerlasituationhumaineàlanotiondenaturehumaine.AvecFabien,nousétionsdessituationsàrégler.Onrègletout,c’estsimple,évident.Maislasouffrancehumaineintervientquichangetouslesplans.Enfrançais,«désir»veutdire«lapertedetouslesdroitsalorsqu’onlesavaittous».Cequiféminisetout.Ledésirphysiqueetbrutalestfacile,maisledésirenmêmetempsquelatendressedemandedutemps.Letemps,ellenel’avaitpas.Ellevendaitchercequ’elleavait,parcequ’ellen’avaitrienàdonner.Jela forçais à porter attention à ce qui n’a pas d’importance… Il fallait aller plus loin, vers d’autrespaysages.Nous entrons là dans un point inextricable d’accusations, de vengeances durcies, de rancunesinlassablesserelayantl’unel’autre.Commedanscesprocèsoùlesgriefsetlesargumentss’accumulentpendantdesgénérations,àcepointquelesjugeslesplushumainsnepeuventpluss’yretrouver…Voilàlecommentaireetlamédiocritédecemilieuquiétaitlemien,quiétaitlesien,quiétaitleleur.LesSteiner,avec«lesyeuxsteiner»privésdesalibisdelaraison.Ilmanquepeut-êtrequelquechoseauxêtresqu’onyrencontre…Laréactionquej’ai,ellen’aaucuneimportanceensoi.Ellepeutserviràquelquechosemaisnejustifierien.Seséparerdesonmilieu,c’estfairel’épreuvedelaplusdérisoiredeslibertés…De«lagrammairesteinerienne»,lamienneetcelledeFabiensemblentdécrireunnon-lieu.Ilyalapartdumalentendusteinerien,pasdutoutwagnérien.L.Steinerétaitunedecesfemmesquiabritentlabeauté,decellesquisontlesplusdifficilesàdéfendre,tantonvoudraitlesépargner.L.Steiner,elleavaitadhéréaumensonge.S.Steinerétaitcommeuninculpé

déclarécoupable,renvoyédel’accusation.Lafauteintransitivenedonnaitlieuàaucunesanction.J’avaisperdu l’habitudedevoir l’essentield’unvisage.Jemesuisattardéesursonvisagemort.J’aipenséqu’ilétaitpossibled’entermineraveclemensonge.J’aicomprisqu’ilétaitprès, tellementprès,tellementmort.Uneinsignifiancetenaitdanslasignificationquiluiétaitretirée.Derienquiestsoncorps,rienn’égalepourmoilesensdesapenséeinappliquée,puisqu’elleestaussimortedeseslibertésinédites…J’ailasensationtrèsprécise,d’êtretraverséedepartenpart.Leslarmesfontlevoyagedemoncorps.S.Steiner,on l’auraitditseulementendormi. Il souriaitendormant…Jene l’avais jamaisvusouriredans son sommeil… C’était vraiment la première fois. Il paraissait détendu, heureux, complètementdétendu.Desamort,j’étaisheureuse.Cen’estpasassezdelevoirmort.Lecorpsdumortreprendsaformeparsynapse,excèdelesobliquessilences.Peut-êtren’ya-t-ilplusdequestions,seulementdesréponsesetdescommentaireséternelsquipeuventêtremétaphysiques,ausenslittéralgrec:aprèsleschosesphysiques?Ellesdisentlesphrasesparlesquellesseterminentleshistoires…Mesmainsneconnaissentriendesgestesqu’ilauraitfallufaire.Cegeste-là,defairealleretvenirmamainsursanuque,ilnousamènelàoùpersonnenepeutnousrejoindre.Ilmeforceàporterattentionàcequin’aplusd’importance.Ilestmortparcequ’ilfautbienquelabêtemeurt.«Ilyavaitlejour.Ilyavaitlanuit.Ilyavaitl’Inceste».J’avaisentendudireque les rides s’effacentde lamaindesmorts.Commesi j’avaisvoulu revoir ladernièreformedesavie,j’avaisregardélapaumedesesmains,seslignesdevie.Il est légitime de faire le diagnostic d’un mal. Je saisis mieux qu’ailleurs le froid de sa mort etd’inhumanitéquimepoursuitdepuistantd’années.Quandjel’aivuétendumortquelquesheuresaprès,j’aipenséàcesphrasesdu«dormeurduval»deRimbaud :« Il dortdans le soleil lamain sur lapoitrine.Tranquille.Iladeuxtrousrougesaucôtédroit.».L’œils’attacheàcecorpssaignant…Ilestmortetjesuisheureuse.Peut-êtreluiavais-jetirédessus?C’estbienluiquim’avaitdemandédedirelesphrasesquileferaients’enaller. Je l’ai fait. Il estdesmoyensquine retiennentpas lesyeuxouverts à l’arrière-saison…Jel’avaistouchéjusqu’aucorps,maisneluiassignaitaucunefin,peut-êtreaucunevérité.Desamort, jenesuispas triste.Ellemelaissecette libertésanspartagequis’appelle ledénuement.Commeuneparenthèseàlafind’unephrase.Lebonheuretlemalheursontétrangementprochesetserejoignent.Aumilieudel’extraordinairesilencequim’accueillaitsoudain,jemesuissentiedélivrée.Ilvalaitlapeine de venir de si loin pour recevoir cemorceau d’éternité…Comme ilm’était naturel que je soisreconnaissante,àceluiquim’avaitpermisd’êtreplusieursfoismeilleurequejen’étais,Alexis.Je n’ai jamais vu avec une telle précision lamarque de la vie surmon corps, la vie réelle, la viehumaine,cellequiaucontrairedem’appartenir,appartientauxautres.Lesoleilestrevenulejourd’après,alorsqu’onnel’attendaitplus.Ilaétélàdenouveau.C’estd’uneéternitédontjeprenaisalorsconscience.L’éternitéestlà.Jel’espérais.Jevoudraisdesinitialesquinesontpaslessiennes.Lavieétaitlà,écraséedesoleiletdelumière.Cesoirquitombaitsurlemonde,ilentraitenmoicomme

unemer.J’aidonnéauxautrescequin’appartenaitqu’àmoi.Jenemesouvenaispas.Jenesavaispasmaisçam’appartenait…De ses yeux aux miens se rayent, se vexent. De ses incoercibles yeux, j’avais peur. De ses yeuxinhabilesàmourir,j’avaispeur.J’essayaisd’éluciderlechoixqu’unhommepeutfairedelui-mêmeetdumonde.Aujourd’hui, des cernes piègent son regard, compromettent l’impact des ordres et des cris d’avant.S.Steinerestaucentredeschosesetjepeuxportermaluciditéjusqu’aubout,diminuerladistancequimeséparedumonde.J’ignoredequoiserontfaitsmesétés…Jevoisdanssesyeuxmortstoutcequejen’aipasmoi-même.Ilalesyeuxfermés,ilalatêteailleurs.Jenepeuxmêmepasrendrecomptedublancquitombe.Jen’aipascettelignecalquée,cetteépaisseurchronologiquequidistinguelesautres,ponctueleurhistoirecommeunvœuquelamémoiredétourne.Ilfaudraitunhivercontinu,quimegardederevivrecequiadéjàétévécu,cetteperpétuelledivergence.J’oublie l’hiverquivasuivreet lesautresquinechangentpas.Lesoleildoitêtreen traindeglisserdavantagederrièrelehautmurquidécalqueuneombreausol.J’essayelesraisonsdel’aimer.L’airessaye.Jenesuispas…Jen’aijamaisété…Alors,j’essayelesraisonsdemourir,entrelalibertéd’aimeretcelledenepasaimer.J’avaisvudeschiensmourir,etdelestoucher,j’avaistrouvéceladifficile.Jelesavaisembrassésquandmême.Làoùlachairneressentrien,ilresteladouleur.Jesuissidéréeparlesilencecarcéralenveloppel’êtrequejesuis,commelamusiquecristallinedecedégelaérien.Jenesavaispasêtreenchargedesmortsdontl’identitésedéfait.J’avaispeurqueletravaildelamortnenoussurprenneensemble,etneledépossèdedufauxsemblantd’apparence,oùilseraittoujourscequ’ilavaitété,S.Steiner.C’étaituneaffaireentrenousquinerequéraitlaprésenced’aucuntémoin,aucentred’unestatiquemiseenscène.Pourtant,lepassageimmobiledutempssuffisaitàmefaireprogressivementprendreconsciencedel’irrémédiablemarqued’uneluciditéquiserenonce.S.Steiner,ilétaitdecesêtresquis’endormentdusommeildespharisiens.Etpuisqu’ilmeurtdansmamémoirepourquejeviveaprès,jesuisbienobligéedecroirequecetteamnésieétaitjuste.Parcequelaverticalitédelachuterefusetous«lesplustard»dumonde.C’étaitcommeundonquin’attendpasderetour.LeMonde du vendredi 15 mars 1985 disait : « on nous prie d’annoncer les obsèques de FabienGonzagueSteiner,tombémortellementàl’âgede24anssurleparvisduCentrePompidou…».C’étaitundecesaprès-midisd’hiveroùlecieldonneunechaleurmorte,oùlesnuagesétouffentlalumièresousdescouverturesdelenteur.LeMondedumardi21mars2005:«onnouspried’annoncerlesobsèquesdeS.Steiner,architecteenchefdesbâtimentscivilsetpalaisnationaux,premiergrandprixdeRomed’architectureen1957.».PourFabien,ilsavaienteffectuélestravauxdesamortàl’airlibre,afindementirdéfinitivementlepeuqu’il était à leurs yeux, sur l’aire où s’approprie le temps. Ils l’avaient exhumé d’un nulle part, sanstransaction avec lemonde.Très vite, l’idée d’enterrement leur était venue avant celle de violation desépulture.Pasdepierretombale,iln’étaitplusqu’unedouleurdéportéeaucœurdusilence…Cesontdeschosesquiarrivent.Biensûr,çapeutarriverdetomber.Demême,L. Steiner avaient eu peur de l’autopsie à l’I.M.L., peur que le corps de S. Steiner ne se

complèteetnerevienne.SurlapierredeS.Steiner,lenomdeFabienSteinerétaitinscritenpetitscaractères.L.Steinerm’avaitenvoyélaphotographiedelapierredeS.Steiner.Certains jours, elle avait cette fixitéquasi-abstraitequipeut faire référence àPierodellaFrancesca,comme une maladie des sentiments, avant les sentiments eux-mêmes. M____, j’aurais voulu ne pasl’avoirconnue.S.Steiner,j’aivoululuiprendrelesmains.Àquelquescentimètresdeslimitesdesoncorps,jecomprenaislafaiblessequiétaitlasienne,lavéritédesmondesimmobiles.J’aidumalaveclamort,peut-êtreplusquelesautresêtres.Lemomentoùl’onperdlesêtres,ilfautsavoirl’accepter,maiscemomentestdur.Laviolencequejeressens,elleestphysique.Jerespireenfinlebonheurdontjesuiscapable.Lanostalgiequemesuscitelasituationgéographiquedececorpsfroidmefaitdire:–P____, c’est Maud. Comme ça pour rien, tu es mort. Ne me dis plus jamais à demain. Je net’oublieraipas.Mamémoireserapluslonguequemavie.Jerentredansl’histoireoùmetiennentenfermésdepuissilongtempsceuxquicraignentdetropaimer.Àquelquescentimètresdes limitesdesoncorps, jenecomprenaispas la faiblessequiétait lasienne, lavéritédesesmondes immobiles«revellere teladecorpore» :«arracherdes traits du corps ».Cen’estpasàcequetum’asdithierquejepense…Jepensequej’aicinqans.Peut-êtreest-celàquejet’ailaissé?Àcinqans,j’aimeraisquelesoleilcourtplusvitedansleciel.Unetellemétamorphosedesphrases,desphrasesquideviennentdesregards,elleestàlamesuredesaccalmiesetdesdésastres.Pourquelesphrasesaientunsens,peut-êtrefaut-ilquecesensleurvienned’ailleurs?J’aipeut-êtredixans.Jenesaisplus.Pourceluiquiregardepartir,ilyadanstoutdépartunedouceuramère,unparfumcommeunegrandefatigue.J’aiappelélejour,pourneplusjamaislevoircoulersursonvisage.Ilfallaitquelecorpss’asseyesansqu’iln’yaitpasd’après.Jen’auraispascruquecesoitcommeçademourir.Tout est calme à l’extérieur d’un corps. Ses lèvres scellées n’appartiennent qu’à la mort. Le froid,commesiderienn’était.Desamort,c’estunmondequis’invente,quimetjustementleressentimentàlaplacedel’amour.L’hommedechair,S.Steiner,étaitdevenuaujourd’huiunhommeabstrait.Peut-êtreétais-je«laraisondesamort»?Peut-êtreya-t-ilunelimitemêmeoùaimerunêtrerevientàtuertouslesautresousetuersoi-même?Cettefinvidaitlesespacesblancsetlesintersticesdelavie,lesnoirsenvaleursinversées.C’étaitaussiuneconvergence,unlieuprivilégiéoùl’êtreéparsserassemblaitenfin.–P____.Quandlecielestfroidetqueriennenoussoutientplusdanslanature,mieuxvautmourirpeut-être. Il n’y a qu’à se laisser aller, ne rien faire quede se laisser faire, quelque chosequi donneenviedepleurer,uneformedelapeur.Jesuischaquematinl’enfantquiarriveàl’écolesansseschaussures,enpleurant,maisquellechance…Sonpèreestvenujusqu’àl’école,encourantlelongduboulevardSaint-Germainpourquesapetitefilleaitseschaussuresauxpiedsets’arrêtedepleurer.Etquelahonted’avoirlespiedsnus,elleestdérisoire

face à une blessure en sept lettres, qui commencerait par la lettre « I » et qui ne s’arrêterait jamais.J’avaiscinqans.Jemesentaisdésavouéedansl’indifférencedumonde.J’expliqueàAlexisquemonpèreestmort.Çal’afaitpleurer…paslongtemps, justeunpeu.Commeunedouleuràpeineinscriteautableaudumonde.J’aipenséalorsauxregardsdespersonnagesfigésetbrûlantsdeGiotto.Ses yeux acquiescent. Il a tout le ciel dans ses yeux… Ses yeux me demandent des explications etsignifientbienquej’avaisoubliélesphrasesparoùcommencel’histoiredeFabien…Jenem’ensouvenaispas.Alexis, je lecomprendsmieuxquepersonne,peut-êtreparcequeje l’aimemieuxquepersonne.Ilmeprendparlamainverslaproximitédequelquechosequim’aveugle,verscestempsderienquicontiennenttoutelavie,lerenoncement.Làoùilm’emmène,jenesuisjamaisallée.Jelesuis.Jepenseà la coïncidencequinousa faits être ensemble. Je suisprête à toutes les redditions.Decedécalageinfimedanssesmouvements,decetaird’êtreunpeuenretard, je leremercieraispresqueden’avoirpaschangé…Après, il est resté longtemps à regarder sa main tendue, qui désignait une douleur, comme uneatténuationdelatensiondesdoigts,avecuneextensionhorsdetouterétractionvolontaireetconsciente.Aveccecheminementdedouleuretdejoieennous,lapartiequenousjouionsaujourd’huiétaitlaplussérieuseetlaplusexaltantedetoutes…J’aimelesralentisdesfinitudes.Tantdebeautépesantesemblevenird’unautremonde.Certainssoirsoùlecielsecouvredesang,leschevauxdepierresurlespontsparisienssemblents’envoler…Alexis.Jamaispeut-êtrejen’aiautantsentisonaccordaveclemondeetsacourseaccordéeàcelledusoleil.Jen’aijamaisvuavecuntelbonheurlamarquedelaviesurlecorpsd’Alexis.Aimer un seul jour de la vie revient à justifier d’autres jours.L’heure à laquelle a pu s’inscrire uneinterrogationesttropbelle,pourqu’ilnesoitpermisdenerienajouter,denerienysoustraire…Leseulmoyendeluirendrejusticeestdepenserqu’elles’estbienécoulée.Certaines journéessont tellementbellesqu’ellesnous transmettent l’idéed’êtreàdemain.Lemalheurestunesituationgéographique,un«là»géographique.Lebonheuraussiestunesituationgéographique.L’opacitédesphrases,c’estaussicelledesmortsqu’onaoubliéd’enterrerouqu’onaenterrésvivants,dontAlexis restitue le cri dans la syntaxe de ses yeux…Comme il est beau ce cri quime donne tonsilence.Alexisestàl’écart,làoùcetteincohérencesedissipeunpeuversunterritoireimpensable.Ilseprendlestempesentrelesmains,essayedefairelevidedanssatête.J’essayederetirersesmainsdel’étau,mais jen’yparvienspas…Nous sommes tous lesdeuxobligésd’abolir lesdistancesque lehasardaplacéesentrenous.–Alexis,jeteparle,ettunem’écoutespas.Jemetueàmerendreutile,tufaiscommesijen’étaispaslà.Uneinsignifiancetenaitdanslasignificationquiluiétaitretirée.–Alexis, j’ai peur. Viens vite… Arrête-toi. Attends-moi. Dépêche-toi. Comment tuer ce jour où lemondenousatrahis?Ettoutrecommenceencore…Écoute-moi,puisqu’ilétaitunefois…L’horizonestunanimeànotrebonheur.Commelebonheurestprèsdeslarmes…Tantmieuxsil’avenirdurelongtemps.Hier,nousn’étionsplussurlagrandephotographiedumonde.Quelquechosememanquaitquimetenaitàl’écartdesautres.Dansl’airsomnolentdumatin,aprèstantdedésespoirs,uneirrépressibleenviedevivrem’annonceque

tout est fini, que la souffrancen’apasplusde sensque lebonheur.Lesbonheurs facilesoù l’oncroitépuiserl’expérienced’uneviesontunesituationgéographiquephysique.Lebonheurestouiln’estpas.Ladouleurestbanaleetgratuite.Nefaut-ilpasvivre,commeilnousestleplusfaciledevivre?La vie recommence un jour. L’histoire a peut-être une fin, et la joie étrange quim’aide à vivre et àmourir, je refuse désormais de la renvoyer à plus tard.Alexis, n’avait-il pas donné aux autres ce quin’appartenaitqu’àlui?Ilétaitcommelajustificationdetouslesêtres.Ilm’entraîneau-delàdumondeoùs’écriventleshistoires,versunperpétueldéfiàlalogique.J’ai l’impressionque«changerdemaison»aquelquechoseàvoiravec laisserderrièresoi tout lerestedesavie…Aujourd’hui,ilestduprésentetdel’avenirdereleverlalittéralitédeschoses.Mêmeladouleurestprivéedesens.Hier,jemaintenaislepassédansunesorted’évaluationimminente.Touslescrépusculessemblentêtrelesderniersannoncésaucoucherdusoleil.Cequimerendauprésents’estcommepréalablementfixé.Toutcequiestusénesedéchiffreplus.Jenepouvaisremonterlecoursdutemps,redonneraumondelevisage que j’avais aimé et qui avait disparu en un jour, il y a longtemps…L’impossible addition del’instantprésent,dupasséetdel’avenirnepeutsefairequeparaccidents,parcoupsd’archetssuraigus.Aujourd’hui,jemesenslibreàl’égarddemonpasséetdecequej’aiperdu.Jemesensvivante,celaseul importe.Attentive à chaque signe dumonde, je sens la fêlure profonde quim’ouvre à la vie. Jerespirealorstoutlebonheurdontjesuiscapable.Celui qui tue ses parents se donne naissance à lui-même. En même temps, il détruit la structureoriginelle qui lui a donné naissance. C’est l’expérience des corps qui s’en veulent, l’un à l’autre, dequelquechose.Çacommenceparlalettre«I»,ças’écritenseptlettresetçanes’arrêtejamais…Aprèsl’avoirvumort,jesuisassiseàunetabled’uncafé,placedel’Odéon,àl’heureducrépuscule,lecorpstournéauxautres…Jenesuispluscapablequedecela,commeunerésolutionàvivre.Cequirestedu soleil ne me concerne plus. J’explore la foule qui vient du boulevard Saint-Germain. L’hiver asupprimétoutecouleur,parcequetoutestblanc.Lefroidarecouvertlesparfums.Ceblancneditquesonpoudroiement immobile, suspendu au-dessus du vide, s’accrochant au nulle part tranquille,vertigineusementincendiédevie.C’estunpeucommeuntrèsvieuxpaysquiremontejusqu’àmoienunseulmatin.Àtraverslavitreglacée,lecielétaitcommeunlingefrais.Désormais,ilyauraittoujourscettedouleuretcetteneigedanstouslessoleils.Jenesaisplussijevisousijemesouviens.C’estsurcebalancementqu’ilfaudraits’arrêter,oùlebonheurnaîtdel’absenced’espoir.LesarbresduBoulevardSaint-Germainétaientbleus.Lesoirdevenaitvert.Ilest22heures.Lanuitareprissonépaisseurdechair.L.Steineravouluquel’enterrementaitlieulelendemainmatin,àl’égliseSaint-Sulpiceetl’inhumationàFerrièreslejourd’après.C’estpeut-êtrecelalebonheur,lesentimentapitoyédenotremalheur.Avoirétécerienaccidentel,cettepetite fille qui traverse leBoulevardSaint-Germain en courant, parce qu’elle a oublié ses chaussurespouralleràl’école…J’aipenséàdes linges jetésàcinqans…Peut-êtrequecette lumièremerevientauxyeuxàcausedecetteréverbérationsurlaneige?J’essayedefilmerquelquechose…Ellemerappelaitbienqu’unautremondecommençaitici.Jesavaisquelorsquereviendraitl’hiver,la

neigeseraitdouceetlegel,unsouvenirquineblesseplus…Danslesruesdésertesdelanuitsiprèsdemoi,monenviedelarmessedélivraitenfinpouruneheureoudeux.Pourtant,lamortétaitlà,danslecielbleuetl’indifférencedumonde.Le soleil du premier matin allongeait entre les arbres du boulevard Saint-Germain, l’ombre descheminées…Insatiabledevie,j’eusvoulutouchercescorps,leurdirequelquesphrases,seulementquelquesphrases,seulementleurdirequ’ilétaitmortmonpère,StéphaneSteiner.C’estnormaldedonnerunpeudesavie.…Unéquilibredumondesepoursuivait,malgrétoutel’appréhensiondesaproprefin.C’estlamagnifiqueanarchiehumaineetlapermanenced’unemertoujourségale.Les yeuxmorts de S. Steiner, ils justifiaient le ciel qui s’égoutte de ses dernières lumières.Dans lasymphoniedesesyeuxfermés,jeveuxjustecroirequejesuisplushumainequen’importequi.Cettefiliation,elleest làdevantmoi, terriblementconcrète.Toutpartd’uneerreur initiale, jusqu’àladésinencesteiner.Leslignesdemesmainsontbesoind’autreslignes.Certainsêtresontunesignificationquimemanque…Sesyeuxsonttellementmorts,tellementfermés,c’estpeut-êtrelamortheureusequ’ilmefallait.Ilsuffitdeleregarderpourcomprendrequ’ilestmort.C’estimportantlephysiquedanslesrelations.Onm’avaitditqu’onfaisaittomberlesadismedesbourreaux,enlesregardantdanslesyeux.Ici,sesyeuxétaientfermés.Sesyeuxétaientailleurs.Sesyeuxavaient toujoursétéailleurs.Mêmelameilleuredesphotographies, pas assez réaliste, serait déjàune trahison indiscernablede l’énoncédescorps.Eté 1964. – Où es-tu Fabio ? Là-bas, tu t’es encore caché. J’ai appelé. D’abord en simulant lesaccentsd’unjeu.Maispersonnen’arépondu.J’ail’idéequepersonnenerépondeàmonappel.Savoirsijepeuxvivresansappel,aujourd’hui,c’esttoutcequim’intéresse.–Fabio,c’estun jeu, rienqu’un jeu.Un jeuque jenesuismêmeplus làpour joueravec toi.Tonabsenceamêmeprisuneconsistancerestreinte.J’aitravailléàlaréduire,àl’éloignerdemoichaquejourdavantage.Nesoispastristesiunecertainecontinuitédansledésespoir,finitparengendrerlajoie.–Fabio,oùserons-nousquandcesarbresserontdevenusplusgrands?Cetétéestsibeau,ons’enveutdel’aimertellement.C’estcommequelquechosequin’enfinitpas,quelquechosequ’onnedoitàpersonne.–Fabio,j’aipeur.Iln’yaplusdepierres,demoinsenmoinsd’arbres,etmêmedecesplantesdoréesquiontlacouleurdespierresausoleil.Laviolenceclandestinedelavievégétaleavaitquelquechosed’inhumain.C’étaitl’été.J’avaiscinqans.JemerappelleFabien,avecunesortedebonheurd’êtretoujoursenvie.Commesirienn’avaiteulieu,j’aiuncorpspourneplussedéfaire.C’estunjoursansmenace,tellementbeauetpesant,qu’ilsemblevenird’unautremonde.Fabiennem’apasappelée.Etc’estçaquej’attends.Qu’ilnem’appellepas.Plustard,j’aiseptans.

Fabienmeditqu’iln’aplus le tempspouraucun jeuparcequ’ilestmort. Ilacesourirede«demi-excuse».Jesaisqu’iln’ajamaismenti.D’ailleurs,c’est impossiblequ’ilmeurt.C’est impossible lesenfantsmortsquicontinuentà jouerau-delà du cercueil… Un jeu qui n’aurait pas de fin. J’avais le sentiment que le temps, tout à coup,commençaitàexisterdenouveau.Je retrouvais lesprémissesd’un tempsquiétait lemien,quiétait lesien,quiétaitànous,quin’étaitplusàpersonne.L’aliénationdelamort,elleest«dureenaffaire».Lesêtresquis’aiments’évaluent, livréspouruneheureauvertigedesexistencesparfaites.Leslignesdesesmainsontbesoind’autreslignes.Àcetteheureoùjemeretourneverssonvisaged’enfantlassé,àtraverstantd’années,jecomprendsqu’àlavérité,ilnemerestequecesphotographiesennoiretblanc,sessouriresfigéssurlesnégatifs,lapermanencedel’êtreabstrait.Après lamort de Fabien, le corps revenait versmoi sous forme de fragments absurdes et tièdes.Àmesurequ’ellesprenaientleursdistances,leschosesaussiperdaientleurnom…Fabien,ilyaeudesjoursoùj’attendaisdelerencontrer.Celaarrivaitmaispastoujours.Jesavaisquelaléthargiquesomnolencedelanuitétaitunmensonge,parcequ’iln’yapasdegéographiegrammaticalefaited’absence.Seulelalogiqueducorpslereliaitencoreàlavie.Plusriennel’attachaitauxêtres,nicequ’ilenavaitreçu, nimême ce qu’ils lui avaient donné. Les actions les plus insensées sont les seules signifiantes,parcequ’ellesontunerelationaveccequin’estpasdel’insignifiance.–Aujourd’hui,Fabien,jenet’attendsplus.Jeneterejoinspas.Jecessedet’attendre.Jeveuxjustecesserdet’attendre.Lasouffrancenedonnepasdedroit,ledroitderetenirl’étéquis’enva,l’été64ettouslesétés…Lasouffranceneprovientpasdelaséparationphysique.C’estplutôtcommelacertituded’êtreincomplète,denepassuffire.Encoreune fois,noussommesensembledans l’épais silencequinouspréserve…C’est ledésertquivientàmoioù lebonheurnaîtde l’absenced’espoir.Est-ce ledeuilde lamémoireou lamémoiredudeuil?Jenesavaisplus.Aujourd’hui,jesuisétrangèreàla«formeduprésent».Matêtevoittroploin,plusloinque lecorpsdans leprésent,ouaucontraire, elle reste inachevée…L’histoire sortiraitduhasardpourmedirequijesuis.Cen’estpassifacilededevenircequ’onest,detrouversamesureprofonde.Quandjeregardemavieetsacouleursecrète,jesensenmoicommeuntremblementdelarmes…Unimmense soleil met dans le ciel une lumière comme un marbre liquide, qui m’échappe depuis silongtemps.Aujourd’hui,StéphaneSteinerestmort.Ilyalebonheur.Ilyaceuxquisontheureux.Ilsn’ontquecequ’ilsméritent.J’aicomprisquelaseulechosequejen’avaispudemanderàFabien,c’étaitdevivre.Fabien voulait seulement que le temps s’arrête, sans inflexion de durée. Il y avait deux rivages à lavérité:l’unpourl’aller,l’autrepourleretour,versl’aliénation.Ilreprenaitsavieaupointoùill’avaitlaissée.Quelaccordplus légitimepeut-ilautantembrasser l’hommequeceluide ladoubleconscienced’avoirenviededureretledestindemort?Onajusteunpeudemaletonpasseàautrechose.Oncontinuemêmesionpensequel’onn’estpas

capabledecontinuer,quec’étaitau-dessusdenosforcesdedire«vat’en».J’aiconsentipourfiniràcequelaréalitésefassesansFabien.J’avais enmoi un sourire tranquille quime délivrait de l’exception qu’était lamort de Fabien. J’enmultiplieraislachutepourmieuxlaviderdetoutevraisemblance.C’estlepremierjourduprintemps.Lesoleildevientplusbleu,plusdur,àmesurequel’œilmonteets’éloignedeschoses.LaSeineadesphraseseffrénées.D’ailleurs,jesavaisquelespluiesdeParis,aveccetairqu’ellesontdenejamaisdevoirfinir,s’arrêtentpourtantenuninstant.Unsoir,lapluies’arrête.Leciel,fraiscommeunœil,lavéetrelavéparleseaux,étaitréduitparceslessivessuccessivesàsatramela plus fine. Ainsi, il semblait que la journée se fut fixée. Le soleil s’était arrêté pour un instantincalculable…Quelleheureest-il?Jenesaispas.Jenepourraisdireaveccertitudecequej’aifaithier.Jepourraismentirsansm’enrendrecompte.L’histoirecontenaitlesavoirdelamort,jenevoulaispassavoir.Je préférais l’ignorance au savoir, pensant que l’ignorance me protégerait. Après, est venue uneséquenceoùj’étaisdansuntrain…Surlavitre,jevoyaislecontourdemonvisagepasseràlasurfacedespaysagesglissant enarrière. Ilm’a fallu attendre la finduvoyagepour resserrer autourdes rails,l’étaudelavilleetdesesbanlieues.ÀParis,j’aimarché,neprêtantattentionqu’àlagrandesolitudequim’entourait.Ladouleurestvenuedanslanuit,meréveillant.Ellenem’apasquittéejusqu’aumatin.J’aipenséàFabien.Àvivreainsienabsencedelui,letempsprenaitsonextensionlaplusextrême.Chacunedecesheuresmesemblaitcontenirunmonde.Jen’aijamaisvuavecunetelleprécisionlamarquedelaviesurmoncorps.Lavie réelle, laviehumaine,c’estcellequiaucontrairedem’apparteniràmoi,appartientauxautres.Aucun jugementne rendcomptedumonde.Lamer répète inlassablement lesmêmesphrases etrejettelesmêmesêtresétonnésdevivre.J’aioubliélamortdeFabien.J’aioubliéd’êtrevivante.J’aime le boulevardSaint-Germain qui s’ouvre sur le ciel, la Seine, les toits qui accueillent ce cielprécipitébleu-gris,lesaffichesquinousinvitentàêtreheureux.J’aimemetrouveràcetteheuredusoir,oùlesmaisonsdéversentdanslesrues,unefoulequifinitparcoulerjusqu’auboulevardSaint-Germainetcommenceàs’ytaire,àmesurequelanuitetlalumièreducielserejoignentunpeudanslamêmerespirationindistincte.J’aimelesremousquiseformentderrière lespilesdesponts.J’aimelecielminéralet indifférentdeParis,sesrues,sesarbres,sesenduitsdepoussière.Quand la nuit était totale, les arbres du boulevard Saint-Germain étaient bleus. Il n’y a plus deconsciencedanslesrues,parcequ’iln’yaplusd’histoirequedanslesrues…L’histoiren’expliquepascequiétaitavant.J’aimelepaysagedeParisquandseformelapluiedusoir.Ilestsaisid’unnoiretblancquirendjusticeàlaplastiqueurbainedunéonfadeetducielgris,diffractantlesvitresdesesimmeubleségalisés.Parmilesfaçades,enalternanced’ombreetdelumière,ouplutôtdelumièreetdemoindrelumière,lematin sedéverse surParis… Il semblequ’ony respirede l’eau et qu’onyboit de l’air.Cequ’il y ad’exaltantàParis,c’estlaterriblesolitudedelaville,commeleseuldésertpraticable.Ladouleurabesoindeplace…Jevoulaisêtreseuledanscesruesoùilssontdesmilliers.C’estlàque

j’aireconnulemondepourcequ’ilétait.Sansqu’ilsnepuissentjamaislesavoir,jelesaimaistouscesêtresetleursolitudesilencieuse,cachéssousdespeauxinformes.Lecorpsicin’avaitplusdeprestige.Ceàquoiilfautaller,cen’estpasàl’achèvement,maisàladissidencedesmidisdelavie.En mars, le boulevard Saint-Germain, d’un imperceptible et large mouvement, soulève une vapeurtroubledepluie.C’estunopéraavecdesfoulesd’acteurs,figurantsetanonymes.Ilsmarchentl’underrièrel’autreetsedéplacentrarement.Jenetrouvepersonnequim’attende.JevoudraisleurdirequeStéphaneSteinerestmort.Ilsnelesaventpasencore…Jevoudraisleurdire.Oncroittenirl’imagedel’êtreaimédanssabouleversanteetincontestablevéritédeprésence.Puisonréalisequel’imagequel’ontientn’estqu’uneréminiscencedefiction,l’unedesphotographiesmillefoisregardéesdansunalbum.Lamémoires’estrétractéepourdevenirlasuitediscontinuedesclichés,conservésendeuxdimensions,dansleuréclatdefauxpapier.Ilneresterien.Toutjustelesouvenird’unsouvenir.

Ilyavaitlejour,ilyavaitlanuit,ilyavaitl’incesteIlyavaitlejour,ilyavaitlanuit,ilyavaitl’inceste