11
Comme Glenn Bowman le précise dans l'intro- duction de ce volume, son but est de proposer une approche qui s'oppose à la perspective « identitaire » (identitarian) et « basée sur le conit »(conflict-based) de chercheurs comme Robert Hayden et Ron Hassner. En ce qui concerne le ti- tre de l'ouvrage, Bowman explique que le terme « partage » ( sharing) peut renvoyer à une multitude de pratiques, allant du syncrétisme à la simple coexistence spatiale et temporelle de différents groupes interreligieux (p.8, note 1). Dans ce cadre, la métaphore des « chorégraphies » tantôt harmonieuses tantôt conictuelles (p.5 et 7) est mobilisée, ainsi que la notion de « communautés imaginées » passées (sous la forme d'une nostalgie pour le mélange culturel qui caractériserait la vie d'antan), présentes et futures. L'absence d'un cadrage théorique rigoureux, qui fait que même les pratiques d'évitement sont considérées comme des stratégies permettant le mélange (p.4), ainsi que le choix de faire une introduction de seulement neufs pages montrent bien que l'objectif n'est pas de répondre aux thèses (jugées pessimistes) de Hayden de manière théorique, mais par l'ethnographie. L'article de Dionigi Albera qui ouvre le volume et qui s'intéresse à la longue durée et aux lieux de culte dédiés à la Vierge et visités par des Musulmans autour de la Méditerranée n'offre pourtant que très peu d'éléments ethnographiques. Albera montre que le nationalisme et la fréquentation interreligieuse des mêmes lieux de culte ne sont pas des phénomènes contradictoires. Il évoque aussi le besoin de redénir le vocabulaire analytique permettant d' examiner ce genre d'interactions religieuses (p.22). Adam Yuet Chau, qui introduit le terme ritual polytropy an d'analyser la manière dont différents spécialistes du religieux sont impliqués dans les funérailles chinoises, signe l'autre contribution d'un historien au volume. En ce qui concerne l'ethnographie, l'article d'Anna Bigelow examine comment dans l'Inde du Nord les musulmans, les sikhs et les hindous se partagent certains lieux de culte. Maria Couroucli s'intéresse au culte de saint George, qui était commun aux chrétiens et aux musulmans dans les Balkans et l'Anatolie. Elle constate que « le syncrétisme fait partie de la culture locale d'Istanbul » (p.51), ce qui explique pourquoi les classes moyennes turques de cette métropole continuent de vénérer ce saint dont le monastère se trouve à Prinkipo. Will Tuladhar- Douglas étudie la procession en l'honneur d'une déesse bouddhiste au Népal et la manière dont l'absence de Tibétains, lors de cette célébration centrale pour la communauté locale, est perçue. Rohan Bastin, qui décrit la visite papale de Jean Paul II au Sri Lanka en 1995, insiste sur la nécessité d'étudier l'événement, c'est-à-dire les processus qui génèrent un pouvoir transformatif (p.108), et pas seulement les contextes (les lieux de culte communs) dans lesquels les événements se produisent: ces « sites-événements » peuvent inspirer « des événements futurs qui réalisent et reproduisent leur potentialité » (p.99). Bastin suggère également que le mélange et l'intolérance sont inhérents à la nature du sacré (p.112). Avec Dora Carpenter-Latiri nous revenons vers la Méditerranée: elle examine les discours autour de la synagogue sur l'île tunisienne de Djerba, qui est considérée comme la plus ancienne synagogue d'Afrique. Ce texte fait écho à l'article suivant, rédigé par Aomar Boum, sur la coexis- tence de musulmans et juifs à Essaouira (Maroc): cette contribution stimulante met les lieux de culte en relation, d'une part, avec les marchés qui étaient installés à proximité et qui étaient considérés comme des espaces « souillés » (p.148); et, d'autre part, avec la « festivalisation » actuelle qui s'appuie sur des discours modernes de tolérance. Le dernier article, de Heonik Kwon, qui analyse le renouveau du culte des ancêtres au Vietnam et l'effort d'unier dans le même autel familial des morts qui s'étaient battus dans des camps différents (les uns considérés comme héros par la rhétorique nationaliste et les autres comme « ennemis idéologiques »), est particulièrement Bowman, Glenn 2012. Sharing the sacra: The Politics and Pragmatics of Inter-communal Relations Around Holy Places. New York and Oxford: Berghahn Books. 228 pp. Hb.: £43.70. ISBN: 9780857454867. Reviews Social Anthropology/Anthropologie Sociale (2013) 21, 3 423433. © 2013 European Association of Social Anthropologists. 423 doi:10.1111/1469-8676.12040

Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity , by S chwab, Gabriele

  • Upload
    marco

  • View
    214

  • Download
    2

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

Comme Glenn Bowman le précise dans l'intro-duction de ce volume, son but est de proposerune approche qui s'oppose à la perspective «identitaire » (identitarian) et « basée sur le conflit» (conflict-based) de chercheurs comme RobertHayden et Ron Hassner. En ce qui concerne le ti-tre de l'ouvrage, Bowman explique que le terme «partage » (sharing) peut renvoyer à une multitudede pratiques, allant du syncrétisme à la simplecoexistence spatiale et temporelle de différentsgroupes interreligieux (p.8, note 1). Dans ce cadre,la métaphore des « chorégraphies » tantôtharmonieuses tantôt conflictuelles (p.5 et 7) estmobilisée, ainsi que la notion de « communautésimaginées » passées (sous la forme d'une nostalgiepour le mélange culturel qui caractériserait la vied'antan), présentes et futures. L'absence d'uncadrage théorique rigoureux, qui fait que mêmeles pratiques d'évitement sont considérées commedes stratégies permettant le mélange (p.4), ainsique le choix de faire une introduction de seulementneufs pages montrent bien que l'objectif n'est pasde répondre aux thèses (jugées pessimistes) deHayden de manière théorique, mais parl'ethnographie. L'article de Dionigi Albera quiouvre le volume et qui s'intéresse à la longue duréeet aux lieux de culte dédiés à la Vierge et visitéspar des Musulmans autour de la Méditerranéen'offre pourtant que très peu d'élémentsethnographiques. Albera montre que lenationalisme et la fréquentation interreligieuse desmêmes lieux de culte ne sont pas des phénomènescontradictoires. Il évoque aussi le besoin deredéfinir le vocabulaire analytique permettant d'examiner ce genre d'interactions religieuses (p.22).Adam Yuet Chau, qui introduit le terme ritualpolytropy afin d'analyser la manière dont différentsspécialistes du religieux sont impliqués dans lesfunérailles chinoises, signe l'autre contributiond'un historien au volume.

En ce qui concerne l'ethnographie, l'articled'Anna Bigelow examine comment dans l'Indedu Nord les musulmans, les sikhs et les hindousse partagent certains lieux de culte. MariaCouroucli s'intéresse au culte de saint George,qui était commun aux chrétiens et auxmusulmans dans les Balkans et l'Anatolie. Elleconstate que « le syncrétisme fait partie de laculture locale d'Istanbul » (p.51), ce qui expliquepourquoi les classes moyennes turques de cettemétropole continuent de vénérer ce saint dont lemonastère se trouve à Prinkipo. Will Tuladhar-Douglas étudie la procession en l'honneur d'unedéesse bouddhiste au Népal et la manière dontl'absence de Tibétains, lors de cette célébrationcentrale pour la communauté locale, est perçue.Rohan Bastin, qui décrit la visite papale de JeanPaul II au Sri Lanka en 1995, insiste sur lanécessité d'étudier l'événement, c'est-à-dire lesprocessus qui génèrent un pouvoir transformatif(p.108), et pas seulement les contextes (les lieuxde culte communs) dans lesquels les événementsse produisent: ces « sites-événements » peuventinspirer « des événements futurs qui réalisent etreproduisent leur potentialité » (p.99). Bastinsuggère également que le mélange et l'intolérancesont inhérents à la nature du sacré (p.112). AvecDora Carpenter-Latiri nous revenons vers laMéditerranée: elle examine les discours autourde la synagogue sur l'île tunisienne de Djerba,qui est considérée comme la plus anciennesynagogue d'Afrique. Ce texte fait écho à l'articlesuivant, rédigé par Aomar Boum, sur la coexis-tence de musulmans et juifs à Essaouira (Maroc):cette contribution stimulantemet les lieux de culteen relation, d'une part, avec lesmarchés qui étaientinstallés à proximité et qui étaient considéréscomme des espaces « souillés » (p.148); et, d'autrepart, avec la « festivalisation » actuelle qui s'appuiesur des discours modernes de tolérance. Ledernier article, de Heonik Kwon, qui analyse lerenouveau du culte des ancêtres au Vietnam etl'effort d'unifier dans le même autel familial desmorts qui s'étaient battus dans des campsdifférents (les uns considérés comme héros par larhétorique nationaliste et les autres comme «ennemis idéologiques »), est particulièrement

Bowman, Glenn 2012. Sharing the sacra: ThePolitics and Pragmatics of Inter-communalRelations Around Holy Places. New York andOxford: Berghahn Books. 228 pp. Hb.:£43.70. ISBN: 978–0857454867.

Reviews

Social Anthropology/Anthropologie Sociale (2013) 21, 3 423–433. © 2013 European Association of Social Anthropologists. 423doi:10.1111/1469-8676.12040

Page 2: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

intéressant. Ceci dit, il révèle le flou théorique duvolume, puisque le lecteur ne voit pas très biencomment cette contribution entre dans laproblématique générale, dans la mesure où ellene traite ni de relations interreligieuses ni des lieuxde culte publics.

Une conclusion aurait pu, d'une part,expliciter et systématiser les liens entre cesdifférents terrains; et, d'autre part, construire uncadre théorique basé sur la richesse de toutes cesdonnées ethnographiques. On peut déplorer sonabsence, sans pour autant minimiser l'importancede l'ouverture d'un dialogue fertile à laquelle cetouvrage contribue.

KATERINA SERAIDARILaboratoire Interdisciplinaire Sociétés SolidaritésTerritoires, Toulouse (France)

Chivallon, Christine 2012. L'esclavage, du

souvenir à la mémoire. Contribution à une

anthropologie de la Caraïbe. Paris: Karthala. 618

pp. Pb.: 36,00 €. ISBN: 978-2-8111-0689-8.

L'ouvrage de Christine Chivallon impressionnepar la densité de son propos, des concepts et desmatériaux qu'il mobilise. Issu de recherchescommencées en 2003, il s'inscrit dans leprolongement des travaux que l'auteure aconsacrés depuis les années 1990 à la Caraïbe, àla diaspora noire et aux mémoires de l'esclavage.Elle livre ici un travail d'une grande érudition,convoquant l'ensemble foisonnant des grandstextes littéraires et scientifiques relatifs à laCaraïbe, et s'appuyant sur une connaissanceintime du terrain étudié. La forte dimension ré-flexive de l'ouvrage explique son ampleur et lanécessité pour l'auteure d'effectuer d'incessantsva-et-vient entre la théorie et le terrain. La préci-sion scrupuleuse avec laquelle l'anthropologuerend compte des conditions et partis pris deson enquête et la posture résolument « inquiète» dans laquelle elle délivre ses analyses, en nousfaisant pénétrer ainsi au plus près de son atelierde chercheur, confèrent en outre à ce travail ungrand intérêt méthodologique. L'enquête partdu constat d'un soupçon d'illégitimité à l'égard

de la mémoire de l'esclavage et de la traitenégrière en France, perçue comme utilitaire etutilitariste depuis l'explosion mémorielle desannées 2000, où la demande de reconnaissancede passés douloureux s'est trouvée disqualifiéecar associée à une exigence de repentance, à lavictimisation et à une atteinte aux fondementsuniversalistes que l'abolition de l'esclavage en1848 était censée avoir définitivementrestaurés. L'anthropologue décide alors demettre à l'épreuve son intuition de l'existenced'un souvenir « agi/agissant » de l'esclavage àla Martinique en étudiant les traces de larévolte des petits propriétaires paysans contrel'aristocratie béké en 1870, dont la communerurale de Rivière-Pilote dans le sud de l'île,réputée pour sa tradition anticoloniale, fut lehaut lieu.

Partant du présent, l'auteure explique larupture entre le classique récit républicain «schoelchériste » de l'abolition de l'esclavage etl'affirmation d'une mémoire de plus en plusrevendicatrice et dénonciatrice au moment duCent cinquantenaire de l'abolition, en 1998. Enreprenant à son compte la notion de « mémoireincorporée », qui n'est pas sans rappeler l'habitusde Bourdieu, elle entreprend une anthropologiehistorique des mémoires à la Martinique enprivilégiant la « thèse de l'aliénation », que l'onrencontre avec une intensité particulière auxAntilles françaises, et qui fait l'hypothèse dumaintien d'une réalité anthropologique de l'ex-périence de l'esclavage dans la société issue de lamatrice de la plantation. Reconstituant avecminutie l'insurrection de 1870 et sesinterprétations, en se fondant en particulier surles actes édifiants du procès des insurgés,l'anthropologue montre comment s'est mis enplace, avec la répression, un discours destigmatisation et de dés-héroïsation de la révoltequi, tout en célébrant les valeurs républicainesde liberté et d'égalité, est parvenu à légitimerl'ordre socio-racial instauré par l'esclavage. Maisla négation des inégalités criantes des cadressociaux hérités de l'esclavage rend finalementl'oubli de l'esclavage impossible à la Martinique,dans un contexte qui reste structuré par ladomination raciale. Le récit transmis dans

424 REVIEWS

© 2013 European Association of Social Anthropologists.

Page 3: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

l'intimité intergénérationnelle est porteuse demémoires familiales douloureuses, chargées dehonte et de silence. Des récits de l'insurrectionet de ses moments de violence paroxystiquesprennent forme malgré tout en s'ancrant dansdes territoires familiaux, lieux interstitiels d'undédoublement colonial où s'affirment une autreconscience de soi, en même temps que leslogiques de la « contre-plantation » et des «contre-mémoires », et où la ré-héroïsation defigures familiales devient envisageable.Parallèlement à cette mémoire collectiveconstruite en contrebande s'est affirmée unemémoire historique de l'insurrection et del'esclavage, qui a surgi dans l'espace publicmartiniquais à partir de 1970 et de l'éveil desmouvements indépendantistes, avant de sematérialiser dans les années 1980 par la multi-plication des musées, des monuments, desmarches commémoratives et des noms derues, l'État s'écartant alors de la sacro-sainterhétorique républicaine pour apporter sapropre pierre au « fétichisme de la stèle », àla monumentalisation du souvenir et à unecertaine folklorisation de la mémoire, commepour mieux désamorcer la vivacité des conflitssociaux. Mais les demandes actuelles deréparation soulignent l'insuffisance de cettereconnaissance symbolique de l'État dans unesociété locale encore traversée par des clivagesraciaux et dans laquelle les conflits fonciers,comme le récent mouvement d'occupation desterres des années 1980–2000, continuent àdonner à voir la matérialité de rapports de forcehérités de la période de l'esclavage.

BORIS ADJEMIANInstitut de recherche interdisciplinaire sur lesenjeux sociaux / Centre d'études des mondesafricains (France)

Descola, Philippe. 2012. Claude Lévi-Strauss, un

parcours dans le siècle. Paris: Odile Jacob. 304

pp., Pb.: 24,90 €, ISBN 978-2-7381-2362-6.

Cet ouvrage est issu des travaux du colloqueinternational Claude Lévi-Strauss, un parcours

dans le siècle, qui a eu lieu le 25 novembre 2008au Collège de France à Paris, à l'occasion ducentième anniversaire de l'anthropologue françaisClaude-Lévi-Strauss (1908–2009). Aux commu-nications faites au colloque s'ajoute latranscription de deux conférences, celle que fitDaniel Fabre à l'Ecole des Hautes Etudes enSciences Sociales (Paris) et celle deMaurice Blochà NewDelhi. L'ensemble de ces textes illustre lesmultiples facettes d'uneœuvre difficile à classer.

Le premier chapitre « Terrains » regroupeles articles de Marie Mauzé, spécialiste dessociétés amérindiennes de la côte Nord-Ouest,et de Manuela Carneiro da Cunha,anthropologue brésilienne dont les travaux ontporté sur les cultures amazoniennes. Ces deuxtextes s'intéressent aux effets que l'anthropologielévi-straussienne a exercés sur la connaissance desIndiens d'Amérique du Sud et d'Amérique duNord, et aussi aux rôles majeurs qu'ont joués lesparticularismes culturels de ces derniers dans ladéfinition des problèmes que cette anthropologiea cherchés à résoudre. Dans « Du local au global», les contributions de l'ethnologue africanisteLuc de Heusch et de l'anthropologue spécialistedu chamanisme sibérien Roberte Hamayon por-tent témoignage que l'anthropologie structuralen'a pas voulu résoudre que des questionsspécifiquement américaines. Dans « Parenté etmythologie » consacré aux deux domaines clefsde la discipline dans lesquels Lévi-Strauss aapporté un changement de perspective radical,l'anthropologue Françoise Héritier revient surla parenté et l'alliance qui lui sont chères etPierre Maranda revient avec brio sur l'analyse desmythes, dans laquelle Lévi-Strauss était virtuose.Dans « Superstructures et infrastructures », la con-tribution de Carlo Severi rappelle que la réflexionsur l'art constitue une dimension fondamentale duprojet lévi-straussien tandis que l'anthropologueaméricainMarshall Sahlins, qui côtoyaLévi-Straussau sein du Laboratoire d'Anthropologie Socialedans les années 1960, attire l'attention sur lafécondité de l'approche lévi-straussienne étendue àl'analyse des infrastructures. Dans « Logiques dela connaissance », le philosophe Claude Imbertesquisse les grandes lignes de la théorie de laconnaissance sur laquelle s'appuie la méthode lévi-

REVIEWS 425

© 2013 European Association of Social Anthropologists.

Page 4: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

straussienne tandis que Maurice Bloch revientsur le programme anthropologique de Lévi-Strauss pour en évaluer la portée théoriquegénérale. Enfin, dans « Retour à l'homme »,l'article de Daniel Fabre constitue uneébauche précieuse sur le judaïsme et l'influ-ence des ascendances familiales dans l'éveildes intérêts de Lévi-Strauss, sujets surlesquels il s'est très peu exprimé. Touscesarticles constituent également autant detémoignages de rencontres intellectuellesavec Lévi-Strauss, de son vivant.

VÉRONIQUE DUCHESNECEMAf-CNRS-Paris 1 (France)

Dousset, Laurent 2011. Mythes, Missiles et

Cannibales: Le récit d’un premier contact en

Australie. Paris: Société des Océanistes. 196

pp. Pb.:19,00 €. ISBN: 978-2-85430-029-1.

Cet ouvrage traite du premier contact entre desaborigènes du désert de l'Ouest et des colonseuropéens, des circonstances spécifiques à la coloni-sation récente de ces régions et de la constructiondestéréotypes dont l'opposition est sous-jacente àcertains comportements coloniaux. Dans un stylefranc et direct, Laurent Dousset prend lesprécautions nécessaires pour aborder ce sujet selonun autre angle que la littérature foisonnante qui enfait l'objet par ailleurs. Assurément, l'auteur pousseloin la déconstruction des représentations.Confrontant l'imaginaire aux réalités deterrain, il déconstruit les stéréotypes pourreconstruire les paysages sociaux à l'appui dedonnées ethnographiques.

Une intéressante mise au point est d'abordeffectuée sur les constructions intellectuellesvéhiculées par des expressions telles que « pre-mier contact » et « présent ethnographique »(p.23), ainsi que sur la confrontation des entitésculturelles circonscrites qu'elles sous-tendent.Une exploration rapide des mécanismes enœuvre dans la littérature de voyage met ensuiteen scène des sociétés indigènes instrumentaliséescomme des « tribus perdues », elles-mêmes

campées dans un « créneau sauvage » (p.31) quiprend sa source dans les voyages utopiques. Ainsise dessinent des catégories coloniales éclatées en «bon aborigène » – à l'image du monde occidental– et « mauvais aborigène » (p.38), lesquelsévoluent dans une nature aride et hostile à l'imagede ses habitants (p.61), et de manière plusgénérale, « une réalité qui n'est peut-être pascaractéristique de l'Australie mais qui fondal'imaginaire, moteur de son exploration » (p.69).Plus tard, cet imaginaire permettra de justifiernotamment l'échec d'une politique de ségrégation– visant « à créer ou à maintenir des distinctionssociales et spatiales entre les communautésethniques » (p.91) – à une politiqued'assimilation qui « nie l'existence de sociétésmultiples et diverses dans une même nation »(p.95), la « domination par le ventre » – offrirnourriture et cadeaux aux populations en échangede leur subordination progressive et du contrôlede l'espace territorial (p.127) – et le déplacementsans consultation des populations aborigènespour organiser des essais atomiques sur leursterres et en parallèle l'échec des efforts discretsexprimés en leur faveur (p.56).

Dans une perspective de confrontationidéologique et d'incertitude sociale désignéecomme « anthropologie de l'incertitude »(p.17), l'analyse de la société proposée parl'auteur s'opère à travers l'analyse de fluctua-tions ponctuelles et de crises, nond'événements récurrents. L'optique estrésolument emic et se développe en partie surbase d'une ethnographie réalisée par l'auteuret de récits des anciens, ce qui changeagréablement des approches exclusivementdocumentaires. Les Aborigènes sont abordéscomme acteurs de la colonisation et noncomme victimes passives (p.16).

Cependant, on peut regretter que l'auteurutilise une partie importante (70 pages !) dulivre pour camper ses concepts sous un fondde paysage politique dans un ouvrage de tailleprobablement trop restreinte; l'interventiondes intéressés dans le développement se faitégalement attendre. Des expressions comme« l'homme blanc », « les Noirs » et « les

426 REVIEWS

© 2013 European Association of Social Anthropologists.

Page 5: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

Aborigènes » font aussi intervenir les partiesen présence de manière parfois hâtive. Cesremarques faites, il paraît utile de préciserque ces quelques imperfections ne nuisenten rien à la qualité de l'analyse, l'ouvrageapportant une contribution notable auxtravaux du genre en articulant habilementles enseignements de la littérature de voyage,des faits politico-historiques et des stéréo-types raciaux.

Astrid de HONTHEIMUniversité de Mons (Belgique)

Magazine, Roger. 2012. The Village Is Like a

Wheel: Rethinking Cargos, Family, and

Ethnicity in Highland Mexico. Tucson: The

University of Arizona Press. xii +168 pp. Hb.:

$45.00. ISBN: 978–0816511617.

L'ouvrageThe Village Is Like aWheel de RogerMagazine se base sur des recherches de terrainde plusieurs mois, qui s'étalent de 2001 à 2009,dans le village de Tepetlaoxtoc, localitépériurbaine située à environ une heure de routede Mexico City.

Dans l'introduction (chapitre 1), l'auteuraffirme son ambition de s'écarter, en s'attachantà ce qui est « réellement » important pourses interlocuteurs, de l'ethnocentrisme del'anthropologie, qui se préoccupe de la « produc-tion de choses » (comme de la « communauté »,de la « structure sociale », de « l'identité », des «biens matériels » entre autres). Au-delà de la «culture » ou de la « structure », la vie au villagese résume alors par un besoin de l'autre et de «faire des choses ensemble », principes que l'au-teur désigne par « l'interdépendance », et par la« subjectivité active » ou « production de lasubjectivité active chez d'autres personnes ».Ces deux dernières expressions sont utilisées «to denote the fact that what they [les villageois]produce is not simply action in others but also asubjective state of willingness to perform theaction » (p. 4).

Magazine remet son étude dans soncontexte, dans le chapitre 2, en apportantquelques aspects historiques, géographiques,démographiques, économiques et politiquessur le village de Tepetlaoxtoc (environ 6 000habitants) et sa région, Texcoco.

Les chapitres suivants servent à illustrerles principes énoncés dans l'introduction,qui permettent, selon l'auteur, de «repenser » (comme le mentionne le sous-titrede l'ouvrage) trois grandes thématiques desétudes anthropologiques mésoaméricaines, àsavoir le système des charges, la famille etl'ethnicité. Le chapitre 3 aborde l'organisationdes fêtes pour les saints, liées au système decharges, à Tepetlaoxtoc. En mettant l'accent surle rôle de l'organisateur qui doit motiver les gensdu village à participer à la préparation de la fête età coopérer par des dons pécuniaires, il veutmontrerque le système des charges sert à faire agir lespersonnes ensemble et non, comme l'interprètentles théories classiques, à la reproduction de lacommunauté ou à l'accumulation du prestige.Magazine soutient que cemécanisme n'a rien à voiravec de la contrainte, du pouvoir ou du prestige.

Le chapitre 4 tente de montrer l'intérêt localpour la « production de sujets actifs » au niveaude la famille, afin de le contraster avec la préoccu-pation conventionnelle de l'anthropologie pourla parenté comme reproduction de la structuresociale. L'aide, « ayuda », au niveau intrafamilial(entre les générations) et interfamilial(principalement pour l'organisation de fêtes liéesau cycle de la vie) démontre l'importance de l'agirensemble et ne peut pas être considérée, selonl'auteur, comme un échange ou une aidemutuelle(qui implique deux parties).

Dans le chapitre 5, l'auteur affirme que lesanthropologues mexicanistes se sont toujourspréoccupés des relations ethniques entre lesautochtones et les métis, mais que les villageoisde Tepetlaoxtoc ne voient pas les « autres »(qui sont représentés par les « urbains » de lacapitale) en ces termes, mais plutôt à un niveauinteractionnel. Cette argumentation étonnepuisque ces villageois ne s'autodéfinissent enaucun cas comme « autochtones » et quedepuis Barth pour le moins, la théorie

REVIEWS 427

© 2013 European Association of Social Anthropologists.

Page 6: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

anthropologique a justement mis en avant ladimension interactionnelle, située et fluctuante(non-essentialiste) de l'ethnicité.

Dans le chapitre final, l'auteur réitère lebut de son livre: s'intéresser à ce que lespersonnes étudiées par les anthropologuesconsidèrent comme « réellement important »ainsi qu'à leur compréhension de la viesociale, afin d'incorporer ces données dansles approches anthropologiques pour montrerla spécificité culturelle des interlocuteurs etpour s'éloigner de l'ethnocentrisme enanthropologie.

Il faut saluer l'intérêt de Magazine pourl'action plutôt que pour la structure, l'accentmis sur l'importance de la coopération(relations horizontales) et sur le changementdans le système des charges (démocratisation)avec le retour des migrants dès les années1980, ainsi que son refus du groupisme dansle chapitre 5 critiquant de la sorte la réificationculturelle opérée par certains anthropologueset par les politiques multiculturellesmexicaines. Cependant, la notion de «subjectivité active » reste pour le moins floue.En effet, l'auteur ne fait pas référence auxnombreuses réflexions des sciences socialesconcernant le « sujet », la « subjectivité » et «l'action », et son refus de la mettre en relationavec la dimension politique est peu étayé.L'évocation de quelques situationsethnographiques fait entrevoir que d'autresaspects -- que la préoccupation pour la «togetherness » -- sont en jeu (dette, relation auxsaints par exemple). De plus, Magazine oppose la

conception de l'action liée à cette « production de

la subjectivité active chez d'autres » à celle autant

« des anthropologues » que « des Occidentaux »,

qui l'appréhendent, selon lui, commeun acte guidé

par leur seul intérêt personnel pragmatique. De

cette façon, l'auteur tombe dans le travers qu'il

voulait pourtant éviter, à savoir la « production

de choses » propre à l'anthropologie; en effet, il

réifie une dichotomie entre les villageois qu'il

oppose à un « nous » (« we ») qui se réfère tantôt« aux anthropologues », tantôt « aux Occidentaux

», tantôt « aux urbains ».

JÉRÉMIE VOIROL

Université de Lausanne (Suisse)

Rosas, Gilberto 2012. Barrio Libre. Criminalizing

States and Delinquent Refusals at the New

Frontier. Duke University Press Books. 200pp.

Pb.: $23.95. ISBN: 978–0822352372.

Le texte de Gilberto Rosas, anthropologue àl'Université de l'Illinois, se propose d'illustrerles effets conjoints des politiques néolibéraleset du durcissement de la répression sur les mi-grations illégales à la frontière entre leMexique et les États-Unis, à travers les expé-riences de jeunes membres d'une gang, Bar-rio Libre. Vivants dans les tunnelssouterrains entre les deux villes frontalièresde Nogales, ces jeunes se dédient à la petitedélinquance, de la vente de drogue auxagressions et vols aux migrants qui essayentde rejoindre le côté états-unien en échappantaux contrôles de la police migratoire.

Après avoir situé l'émergence du BarrioLibre dans l'histoire longue de la frontière(chapitre1), l'auteur s'attache à montrer lesresponsabilités des deux pays voisins dansl'augmentation inédite de l'émigration vers lesÉtats-Unis – notamment des paysans del'intérieur du Mexique – et dans la restrictiondes possibilités de travail dans le contexteurbain – particulièrement pour les jeunes–qui ont poussée des vastes secteurs vers desactivités informelles et parfois, comme pourles membres du Barrio Libre, criminelles. Siles premiers sont appelés de manièreméprisante chúntaros, pour en souligner lemanque d'éducation et la grossièreté, lesdeuxièmes cristallisent les imaginaires autourde la délinquance et de la marginalité, les cholos(chapitre 3).

Le processus d'abandon des politiques dewelfare par l'État mexicain favorisant l'adop-tion de mesures néolibérales d'ouverture desmarchés, est mis en perspective avec ledéveloppement de politiques répressives quise manifestent par la présence de corps de

428 REVIEWS

© 2013 European Association of Social Anthropologists.

Page 7: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

police de plus en plus militarisés (chapitre 2).Les campagnes policières de restriction desfrontières développées par les États-Unis aprèsles années 1990 ont, selon l'auteur, un rôlemajeur dans la criminalisation des jeunes, dontil relate les expériences de violence vécues de lapart de policiers, mexicains non moinsqu'états-uniens, qui contribuent d'avantage àleur insertion dans des circuits criminels(chapitre 4).

Publié par la Duke University Press,éditant de nombreux travaux de l'anthropologiecritique contemporaine, l'ouvrage de Rosas veutse situer dans une position critique, en mêmetemps d'intériorité et d'extériorité sur plusieursplans. D'abord, par rapport aux études Latino-Chicano, dont il reconnaît le rôle qu'ils ont eudans sa formation, tout en se distanciant d'uneapproche naïve de l'hybridation culturelle dontla frontière serait porteuse en elle-même. Cessont au contraire les inégalités dans les rapportsde pouvoir de sexe, de race et de classe, et leursintersections que Rosas veut creuser.

Intériorité/extériorité, ensuite, par rap-port au monde associatif et aux mouvementstransfrontaliers qui se sont développés aucours des dernières années sur des thématiquescommunes, comme la défense des droits desmigrants ou contre la militarisation de lafrontière sous la bannière de lutte contre lesdrogues. Ancien directeur d'un ONG offrantdu soutien aux jeunes des gangs, c'est dansles espaces et à travers les réseaux de l'associa-tion que l'auteur déclare avoir connu etfréquenté la plupart des jeunes. Cette dé-marche est légitimée, d'un point de vueméthodologique, par la difficulté d'accès aumilieu et elle est soutenue, d'un point de vueépistémologique, par une courante del'anthropologie critique contemporaine quirevendique le rôle actif, voire militant duchercheur sur son terrain. Néanmoins, lepositionnement de l'auteur est parfois peuproblématisé dans le texte et les scènes de ter-rain reportées ne donnent pas toujours les élé-ments de réflexivité nécessaires à expliciter lesrapports de pouvoir qui traversent toute rela-tion ethnographique.

Intériorité/extériorité, enfin, par rapportau point de vue des jeunes. S'il ne manquepas de souligner le poids de structureséconomiques et sociales qui façonnent leurssubjectivités, en les poussant vers la criminalitéet l'addiction, il leur n'en reconnaît pas moinsune capacité d'agir, circonscrite et radicale,qui se réalise dans la revendication d'uneliberté (de mouvement, même si partielle, detravail, même si dangereuse, de contrôle deleur vie, même si parfois poussée aux limitesde l'autodestruction, chapitre 5). Une choseque l'on pourrait regretter d'un texte parailleurs bien structuré et efficace d'un pointde vue communicatif, c'est le fait de ne pastoujours permettre de se plonger dans lestrajectoires biographiques et sociales deshommes et des femmes du Barrio Libre.L'intérêt de l'auteur semble aller moins àmontrer la complexité d'un parcours de vie, qu'àciter l'exemplarité d'un commentaire ou d'unéchange. Loin d'enlever de la profondeur à la ré-flexion, cet écart témoigne, à mon avis, de ladifficulté (qui est épistémologique non moinsqu'éthique) d'une anthropologie qui aspire àdonner la parole aux sujets, sans perdre ce regardcritique et cette tension analytique fondant unsavoir supposé scientifique.

CHIARA CALZOLAIOInstitut de recherche interdisciplinaire sur lesenjeux sociaux (IRIS) –EHESS (France)

Scoditti, Giancarlo M.G. 2012. Notes on the

Cognitive Texture of an Oral Mind. Kitawa. A

Melanesian Culture. With a Foreword by

Pierre Maranda. Wantage (UK): Sean

Kingston Publishing. 326 pp. Hb.: $129.83.

ISBN: 978–1907774089.

Ce livre est une réflexion sur la culture orale desNowau de l'île Kitawa dans la province de la baieMilne à l'extrémité orientale de la NouvelleGuinée. Il s'inscrit dans la continuation d'un pré-cédent travail entrepris sur cette culture oraledansKitawa.A Linguistic and Aesthetic Analysis

REVIEWS 429

© 2013 European Association of Social Anthropologists.

Page 8: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

of Visual Art in Melanesia (1990) et Kitawa OralPoetry (1996). L'auteur propose ici de mettre enlumière la dimension cognitive des mécanismes detransmission culturelle des Nowau, en présentantles techniques élaborées de transcription visuelle(viusal encoding) des contenus mythiques. Cettedimension cognitive de l'acte de productionesthétique est principalement appréhendée à partirdes catégories locales Nowau.

Les contenus mythiques de la cultureNowau se transmettent principalement par desimages, formant une véritable écriturepictographique, ou ce que l'auteur nomme des «textes visuels » (p. 19 et 41). Le plus souvent,ces images sont dessinées sur des canoëscérémoniaux, des tatouages faciaux, ou certainséléments de la culture matérielle tels que descouronnes. Il s'agit bien d'une forme d'écriturecar les images sont constituées d'un ensemble desymboles élémentaires, fonctionnant sur lemodèle de graphèmes autonomes, c'est-à-dired'unités visuelles indépendantes, qui permettent,par leur agencement, de donner forme auxcontenus essentiels de la cosmologie. Le travailethnographique d'analyse de ces graphèmesprésenté est divisé en trois parties principales.

Dans la première partie, l'auteurprésente les conditions de production desimages par le graveur Towitara et les tech-niques orales d'interprétation des conceptsesthétiques Nowau. Il décrit les conditionslentes d'apprentissage de la gravure, qui sontvécues comme un processus d'initiation,notamment d'intuitions de schémas mentaux(makara mimi, makara gisi) (p. 20) et deleur actualisation dans des gravures. Demanière intéressante, le passage d'une visionde forme à son actualisation dans uneplanche polychrome peut être matérialisé àmême l'image par des passages de formesindistinctes de transition (gigwani) à leurconcrétisation dans des figures distinctes(doka). La composition finale doit doncpouvoir rappeler les règles cosmologiquesplus générales d'actualisation des formeschez les Nowau, et notamment le passagede l'état d'imperfection à l'état de perfectiond'une image (p. 25). Scoditti montre

clairement dans les chapitres suivants, quesi la composition finale doit en effet pouvoirdévoiler visuellement des principesontologiques Nowau, en réalité, le travailde production lui-même par l'artiste requiertune harmonie entre le nona (l'intuition, le savoir,la mémoire) et le daba (la rationalisation, laraison). Cet équilibre doit être visible à mêmel'œuvre dans le lien entre l'image initiale dans l'es-prit et sa figuration pour l'œil. Ce processusdéductif doit aussi pouvoir être retrouvé par lerécepteur-interprète de l'œuvre (p. 58).

Dans la seconde partie, Scoditti focaliseson attention sur les facultés mentalesnécessaires à la production d'images. A traversune analyse ethnographique concise des termesNowau désignant des propriétés mentales, l'au-teur montre comment le processus de créationesthétique est conçu par analogie avec laproduction des formes naturelles du Nautiluspompilus ou nautile (p. 92). Il s'agit d'unmollusque dont la coquille en forme de spirale,est une exemplification logarithmique naturelledu nombre d'or. Ainsi, les spirales du nautileportent au mieux la manière dont les Nowaupensent l'image mentale, sa naissance et sesdéveloppements: chaque boucle contient engerme la suivante, qui évolue pour donnerune image harmonieuse (doka). Les spiralesdu nautile figurent donc, pour les Nowau, àla fois le processus de développement des étatsmentaux, notamment lors de la création, maisaussi la perfection attendue de l'image finale.Scoditti montre comment ces formes en spiraleimprègnent l'ensemble des productionsculturelles et mythiques Nowau, et figurent àla fois l'atteinte d'une harmonie mentale,éthique, et une perfection esthétique.

Dans la dernière partie, l'auteur revientsur la relation exprimée entre le processus deformation de l'image (gigiwani) et l'imageachevée (doka) afin de proposer destypologies de représentations, notammententre des schémas stylistiques tadobu et desschémas stylistiques nagega (p. 146) servantde support au processus de mémorisation.Scoditti offre alors une réflexion sur la naturede l'expression graphique et son rapport à la

430 REVIEWS

© 2013 European Association of Social Anthropologists.

Page 9: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

mémorisation et d'une manière plus générale àla cognition. La richesse de la transmissionpictographique, tout comme la transmissionorale chez les Nowau, permet aux élémentsde la cosmologie d'être compris dans leurpleine épaisseur, en se donnant par deslectures de long en large, de haut en bas, endiagonale, par des séries de retours en arrière,des accentuations par saillance. Les produc-tions esthétiques permettent ainsi deconstruire une image mentale de la perfectionselon les critères Nowau.

Cet ouvrage retient l'attention à la fois par laprésentation détaillée de son matérielethnographique et par ses propositionsthéoriques. La présentation du matérielethnographique offre d'abord des éléments d'ana-lyse importants pour la compréhension descritères de la variabilité des critères esthétiques.Les propositions théoriques permettent ensuitede nourrir concrètement le débat sur la naturedes actes mentaux qui constituent des opérationsanalogiques. L'auteur interrogeant les proposi-tions de Lévi-Strauss aurait pu alors mieux insérerses propres propositions dans le cadre du débatcontemporain sur la nature des schèmes defigura-tion, et notamment proposer une discussion plussoutenue avec les hypothèses centrales d'AlfredGell. Ce travail ethnographique et théoriquerigoureux ne manquera pourtant pas d'êtreconsidéré comme une contribution importante àla réflexion en anthropologie de l'art sur lesformes de figuration.

BAPTISTE GILLEUniversity of Oxford, Corpus Christi College(UK)

Schwab, Gabriele 2012. Imaginary Ethnographies.

Literature, Culture, & Subjectivity. New York:

Columbia University Press. 240 pp. $27.50.

ISBN: 978-0-231-129494.

Si nous avons vu paraître ces dernières annéesplusieurs publications concernant les rapportsétroits qu'entretiennent anthropologie et

littérature, l'ouvrage de Gabriele Schwab est àsaluer à plusieurs égards. Tout d'abord parcequ'il est riche d'exemples littéraires peu connusdu public francophone. C'est ensuite un livreaudacieux et sans complexe sur le plan théoriquequi ouvre des voies médianes pour penserl'intertextualité au carrefour des disciplines.Finalement, c'est un livre qui, ne se bornant niau contenu ni à la l'écriture, considère égalementl'acte de lecture.

Le livre se structure en trois parties qui,thématiquement, annoncent la perspectiverésolument interdisciplinaire défendue parl'auteure. La première partie Writing, Desire,and Transference se divise en trois sous-chapitres dont le premier traite (a) de l'arrivéede l'écriture dans une culture orale, nommémentcelle des Nambikwara (Claude Lévi-Strauss,Jacques Derrida), (b) du rôle et des vicissitudesde la littérature de voyage dans le façonnagedes imaginaires culturels concernant le contactentre populations (Marco Polo, Italo Calvino,Pearl S. Buck), et (c) des fantasmes de l'altérité,de l'exotisme et de devenir autre (Franz Kafka,Leslie Marmon Silko). La deuxième partieCan-nibals, Children, and Aliens traite des «iconotropes » culturels servant à délimiterl'humain et offre une lecture détaillée des an-thropologies spéculatives visant à explorer lesdynamiques de délimitation soi/autre aufondement de la culture (a) à travers la figuredu cannibale (Juan José Saer, MarianneWiggins), (b) à travers celle de l'enfant incarnantl'avenir d'une communauté (Richard Powers),finalement (c) à travers celle de l'extraterrestresymbole de l'imaginaire d'une rencontreradicale mettant en question l'ensemble de cequi définit une culture (Octavia Butler). Latroisième partie Coda ouvre des perspectives àpartir des réflexions radicales sur le posthumainprojetées par Samuel Beckett dans le récit d'unfutur cylindrique et clos sur lui-même danslequel l'humain dénudé nous est relaté par unauteur-ethnographe anonyme témoin d'uneétrangeté sans pareil.

L'auteure réitère explicitement la ques-tion qui a préoccupé les anthropologues autantque les hommes de lettres depuis les années

REVIEWS 431

© 2013 European Association of Social Anthropologists.

Page 10: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

septante: quelle différence y a-t-il entrelittérature et ethnographie? Quelles en sontles spécificités de genre? Gabriele Schwabnous parle à partir des Literary Studies, nonde l'anthropologie, de la manière dont lalittérature écrit la culture (writing culture). Lalittérature est entendue non comme compte-rendu de la culture mais comme fabricatricede celle-ci. Une anthropologie spéculative, ensomme, qui pense notre relation à nos motset au monde dans lequel nous vivons. Ce quil'intéresse c'est la manière dont ces fictionsanthropologiques se trouvent à la jonctionentre l'écriture d'une culture et celle d'une viepsychique d'un sujet-auteur. Ainsi mobilise-t-elle et analyse-t-elle un corpus de textes aucarrefour de l'anthropologie, de la philosophieet de la psychanalyse. Elle entend «ethnologiser », comme elle dit, le processusde lecture: elle ajoute à l'acte d'écrire celui delire afin de considérer ces deux activitéscomme émanant d'une seule et mêmedynamique de transformation de la culture.

L'argument central et peut-être le plusintéressant est celui qui considère la lectured'abord comme une expériencetransformationnelle qui est toujours aussi uneperturbation de l'agencement provisoire dessavoirs intellectuels et sensibles. Non qu'ellene soit aussi une expérience épistémique, maiselle doit être d'abord entendue comme réso-nance et activation d'un certain savoir, d'unedisposition affective, d'émotions, d'une atti-tude vis-à-vis de, d'une pensée, bref, d'uneforme de vie. La lecture des textes évoqués parl'auteure réorganise à la fois l'horizon épistémiqueet le paysage affectif et émotionnel du lecteur. Elleengage entièrement, à travers l'indéterminationconceptuelle propre à ces imaginary ethnogra-phies, un mode d'être (on ne sépare plus icil'intellect des sens, le savoir des émotions).Cette indétermination est ce qui fait l'intérêtde cette littérature en tant qu'elle permet, àtravers un libreflux de projections, l'activationd'une mémoire affective et d'une imaginationsensorielle, la co-construction d'un espacetextuel virtuel. Tout comme les textes lus sontsaturés de traces (emprunt à Derrida et Freud)

expérientielles, affectives, épistémiques etculturelles signées de la main de l'écrivain, l'actede lecture laisse des traces qui ne peuvent quemodifier de façon définitive les éléments dudispositif texte-lecture. D'où la dimensionethico-politique discutée tout au long del'ouvrage: c'est de cette rencontre, notamment,que se transforme la culture. C'est donc à traversl'invention narrative de rencontres inédites quela reconfiguration des frontières des mondesimaginables est rendue possible. Ce qui nousest proposé est une version de la littératurecomme système expérimental capable degénérer de nouvelles formes de vie qui nousaideraient à renouveler et à reformuler certainesde nos plus importantes interrogationsanthropologiques.

MARCOMOTTAUniversité de Lausanne (Suisse)

Stack, Trevor 2012. Knowing History in Mexico.

An Ethnography of Citizenship. Albuquerque:

University of New Mexico Press. 184 pp. Hb.

$45.00. ISBN-10: 0826352529.

Trevor Stack, anthropologue social, présenteici un ouvrage parfaitement écrit et finementdétaillé, issu de nombreuses années derecherches de terrain à Tapalpa, au Mexique(1992–2005). En 1992, alors étudiant enhistoire, il porte initialement son regard surl'histoire de la région, notamment sur la guerredes Cristeros du début du XX

ème siècle. Petit àpetit, son regard glisse sur un questionnementqui lui semble plus fondamental: que savent-ils les habitants de Tapalpa ou, au contraire,ne savent-ils pas de l'histoire de leur ville, etpar quel moyens ces savoirs ont-ils été acquis?Les questions principales auxquelles Stackcherche, avec succès, à donner des élémentsde réponse dans ce court ouvrage sont lessuivantes: « What is history? What do differ-ent people find interesting in history? Whatvalue do they see in it, and what do they getfrom history? And what does it mean to say

432 REVIEWS

© 2013 European Association of Social Anthropologists.

Page 11: Imaginary Ethnographies. Literature, Culture, & Subjectivity               , by               S               chwab, Gabriele

that places have their history? » (p. 3) Il faitainsi théoriquement le pas particulièrementheuristique de considérer la connaissancehistorique des habitants de Tapalpa commeune connaissance comme une autre et d'eninterroger alors les statuts et les formes.

Ces différentes interrogations l'amènent àpenser les liens entre la connaissancehistorique des habitants de Tapalpa sur leurville – historiens, prêtres, journalistes,maçons, fermiers, migrants, etc. – et lacitoyenneté. L'approche de Stack est alors desplus originales: il met l'accent sur unecitoyenneté plus citadine que nationale, êtrecitoyen de Tapalpa avant d'être citoyen duMexique, « Being citizens of towns ». Ce rap-prochement entre la connaissance historique etla citoyenneté citadine lui permet d'avancer undes arguments principaux de son ouvrage: lapossession de cette connaissance apporte unstatut social particulier à ses détenteurs, celuid'être considéré par la communauté comme un« bon citoyen », oeuvrant au bien commun: «When I say that knowing historymade for goodor eminent citizens, I am using the term tomeanpeople who have acquired certain presence andstanding in public life, a voice or authority in thetown's affairs. » (p. 18). Une connaissance qui, ensus, apporte à ses détenteurs la possibilité de voirleurs racines et leur appartenance à la villereconnues, puisque bien souvent intrinsèquementliée à l'appartenance à un territoire donné (p. 61).

Si, dans les deux premières parties, Stackprésente son approche anthropologique del'histoire considérée comme un savoir publicet décrit les liens entre la connaissancehistorique et la citoyenneté citadine, il élargitson questionnement dans les deux dernières.En effet, dans la troisième partie, il exposecomment s'articule la connaissance historique

de la ville de Tapalpa et de ses environs aveccelle de la nation et de l'histoire du Mexique.Il montre la présence d'une séparation asseznette entre les deux, la première n'étant quetrès rarement intégrée à la seconde: « I believethat the main reason that Tapalpans onlyrarely linked Tapalpa's history with Mexicanhistory was not because they disagreed withMexican history but because they were differ-ent kinds of knowledge. What people learnedof the two histories – and how they learned it– was very different. » (p. 86) Il s'intéressealors à la question de l'histoire de deuxVierges – la Vierge de la Défense et la Viergede Mercedes – afin d'y analyser l'impactd'une connaissance d'une « histoire séculière» versus une connaissance historiquemarquée par la dévotion de ses détenteurs.Dans la quatrième et dernière partie, Stackpose finalement son regard sur ce qu'ilnomme des histoires de l'histoire, (« historiesof History »), c'est-à-dire sur les changementset/ou les permanences de l'histoire avant1992, avant son arrivée.

Dans cet ouvrage admirablement rédigé,Trevor Stack déroule ses réflexions avec minutieet attention. Impossible de s'y perdre, son argu-mentation est menée précisément du début à lafin, faisant de l'ensemble un exemple demonographie aboutie sur le rôle que joue laconnaissance historique dans la constitution etle maintien de la citoyenneté citadine de Tapalpa.Disons finalement, en reprenant les termes deJoanne Rappaport en quatrième de couverture,que Stack réussit de manière originale l'exercicedifficile de construire un pont entre les disci-plines d'anthropologie et d'histoire.

BUSSET MICHAËLUniversité de Lausanne (Suisse)

REVIEWS 433

© 2013 European Association of Social Anthropologists.