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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 29 mars 2005. Nouvelle série n° 13. DOSSIER KAFKA Inédits de Max Brod, Marc Crépon, Claudio Magris, Avital Ronell, Johannes Urzidil, Sergio Miniussi Beat generation Yves Buin Entretien : Burroughs, Corso et Ginsberg Titina Maselli par Jean-Christophe Bailly Intellectuels communistes de Frédérique Matonti par Bernard Pudal Budapest, 1981. Dominique Auerbacher.

Inédits de Max Brod, Marc Crépon, Claudio Magris, Avital Ronell, … · 2017. 12. 21. · Inédits de Max Brod, Marc Crépon, Claudio Magris, Avital Ronell, Johannes Urzidil, Sergio

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Page 1: Inédits de Max Brod, Marc Crépon, Claudio Magris, Avital Ronell, … · 2017. 12. 21. · Inédits de Max Brod, Marc Crépon, Claudio Magris, Avital Ronell, Johannes Urzidil, Sergio

Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 29 mars 2005. Nouvelle série n° 13.

DOSSIER

KAFKAInédits de Max Brod, Marc Crépon, Claudio Magris,Avital Ronell, Johannes Urzidil, Sergio Miniussi

Beat generation

Yves BuinEntretien :Burroughs, Corso et Ginsberg

Titina Masellipar Jean-Christophe BaillyIntellectuels communistes de Frédérique Matonti par Bernard Pudal

Budapest, 1981.Dominique Auerbacher.

Page 2: Inédits de Max Brod, Marc Crépon, Claudio Magris, Avital Ronell, … · 2017. 12. 21. · Inédits de Max Brod, Marc Crépon, Claudio Magris, Avital Ronell, Johannes Urzidil, Sergio

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . I I

SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 29 mars 2005. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.

Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Jean-Pierre Han (spectacles), Jérôme-Alexandre Nielsberg (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Secrétaire de rédaction : Philippe BaldelliCorrespondants à l’étranger : Olivier Sécardin (USA), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX.Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] Les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

ÉDITORIAL

Une agression intolérablepar Jean Ristat

Retrouvez les Lettres françaises le dernier mardi de chaque mois.Prochain numéro : le 26 avril 2005.

Jean Ristat :Une agression intolérable. Page II.

DOSSIER KAFKAClaudio Magris :L’amour du lointain. Page III.Max Brod :Le fils de Kafka. Page III.Gérard-Georges Lemaire :Kafka personnage de roman. Page IV.Brigitte Vergine-Cain et Gérard Rudent :Kafka et le yiddish ? Page V.Johannes Urzidil :In memoriam Franz Kafka. Page V.Aurélie Serfaty-Bercoff :Résistances de Kafka au théâtre. Page VI.Jean-Pierre Han :Un favori des scènes. Page VI.Marc Crépon :La leçon de Kafka, s’il en est une. Page VII.Avital Ronell :S’envoyer Kafka au château. Page VII.Bernard Pudal :La Nouvelle Critique, une sociologie des intellectuels du PCF.Page VIII.Jérôme-Alexandre Nielsberg :L’avenir des intellectuels. Page VIII.Yves Buin :Beat’s revival. Page IX.William Burroughs, Gregory Corso et Allen Ginsberg (conver-sation) : La machine à écrire molle. Page IX.Françoise Hàn (chronique) :Sang neuf. Page X.Jean Ristat :W. H. Auden, lecture de Guy Goffette. Page X et XI.Françoise Thomas :Un écrivain responsable. Page XI.Gérard-Georges Lemaire :Diviser pour régner dans la peinture. Page XII.Belinda Cannone :Félix Vallonton : les éblouissements de la mémoire. Page XII.Christine Sourgins :Le Louvre mis au pas. Page XII.Gianni Burattoni et Franck Delorieux (chronique) :Hommage contre Duchamp. Page XIII.Gérard-Georges Lemaire :Max Jacob, poète et peintre. Page XIII.Georges Ferou :L’art de la dérision, de Picabia à Vanarsky. Page XIII.Claude Schopp (chronique) :Journal d’un cinémateur. Page XIV.José Moure :Richet à l’assaut de l’Amérique. Page XIV.Jean-Pierre Han :Chemins parallèles. Page XV.Jean-Christophe Bailly :Disparition d’une force vive. Page XV.Sergio Miniussi :L’avocat pragois (inédit). Page XVI.

J’étais entré dans la librairie un peu par hasard. Oupeut-être avais-je cédé à l’envie, comme le hérosdes Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet,

de respirer l’air de la messe. La table consacrée aux re-vues me retint tout de suite : il faut les lire pourconnaître ce qui se fait aujourd’hui, se cherche et re-garde l’avenir. Le sommaire des Temps modernes an-nonçait un ensemble de textes « Pour Jacques Der-rida ». Un inédit « Il courait mort » – un salut de Der-rida, écrit pour le cinquantenaire de la revue – emportama décision. J’emportai donc la dernière livraison desTemps modernes. Le centenaire de la naissance deSartre a été célébré dans toute la presse avec plus oumoins de bonheur. Chacun y va de ses souvenirs ou secroit obligé de peser, comme le dieu à la porte des en-fers, sur sa petite et « moderne » balance, le bien et lemal. « Que reste-t-il de l’œuvre de Sartre ? Et d’ailleurs,y a-t-il encore quelque chose à garder qui nous concer-nerait aujourd’hui ? » Certains jettent par-dessus bordson théâtre, d’autres les romans. Quant à sa philoso-phie… Bref, ce petit jeu, un peu systématique, obéit àla mondanité qui, le plus souvent, bavarde ou règle sescomptes. C’est sans doute la loi du genre. Le texte deDerrida, faut-il le dire, est d’une autre nature. Il partd’un éditorial de Sartre, « Écrire pour son époque », da-tant de juin 1948. Je laisse au lecteur le soin de décou-vrir le commentaire de Derrida, son honnêteté fonda-mentale, son intelligence aiguë. Il me semble que c’estce texte qu’il faut lire, aujourd’hui, maintenant, parcequ’il nous invite à un autre regard sur l’œuvre de Sartre,nous sort des simplifications dans lesquelles on conti-nue de l’enfermer. Derrida « n’a jamais été quelqu’undes Temps modernes ». Mais il précise : « Je sens quej’ai toujours été pour et avec… » Il ne saurait être ques-tion pour moi, ici, de commenter à mon tour les notesde Derrida sur Sartre et les Temps modernes mais desouligner simplement sa réflexion sur des thèmescomme ceux du salut, de la fraternité, de l’engagement,de l’humanisme, de l’époque. Par exemple : « Je trouveque “engagement” reste un mot très beau, juste et en-core neuf, si l’on veut bien l’entendre, pour dire l’assi-gnation à laquelle répondent et dont répondent cequ’on appelle encore des écrivains et des intellectuels. »

Le titre d’un article, toujours dans cette livraisondes Temps modernes, m’a alerté : « Mahmoud Dar-wich et le déshonneur des poètes ». Il est écrit après lapublication dans le Monde (1) d’extraits d’En chacunde nous quelque chose d’Arafat, poème de Darwich enhommage à Arafat. Le Déshonneur des poètes est letitre d’un ouvrage de Benjamin Péret, publié à Mexicoen février 1945. Il y attaque la poésie clandestine de laRésistance et, naturellement, Aragon qui a trahi« l’idéal » surréaliste. Breton et Péret n’étaient pas lespremiers, hélas, à tenir ce genre de discours. ArthurKoestler, dont le caractère violemment anticommunistedes œuvres n’est plus à démontrer, s’en prenait déjà, àLondres en 1943, à la « french flu » (grippe française),qualifiée de « charlatanisme littéraire, de marché noirsur lequel les sacrifices humains, la lutte et le désespoirsont mis en vente », etc. M. Marty est donc en bonnecompagnie. Il est étrange cependant que, soixante ansplus tard, il réactive, presque dans les mêmes termes,cette infâme querelle à propos de Mahmoud Darwich.Ce dernier est en effet accusé d’être un « poète natio-nal », de « renouer avec la tradition d’une poésie cour-tisane » et de reprendre « les pires modèles de la poésieengagée européenne : Aragon, Eluard, qui eux aussi ontcontribué au déshonneur des poètes par leurs odes àStaline ». L’Ode à Staline, on y revient… Déjà, il y aquelques mois à La Garde, près de Toulon, une expo-sition dont j’ai dénoncé ici même le caractère insultantet mensonger en attribuait la paternité à Aragon. Lesvers extraits de Front rouge (« Descendez les flics ca-marades… ») faisaient, selon ces messieurs, d’Aragonun « professionnel de la haine ». J’aurais pu citer, unefois n’est pas coutume, Breton qui dans Misère de lapoésie (1932) écrivait : « Je dis que ce poème, de par sasituation dans l’œuvre d’Aragon, d’une part, et dansl’histoire de la poésie, d’autre part, répond à un certainnombre de déterminations formelles qui s’opposent àce qu’on en isole tel groupe de mots (“Camarades des-cendez les flics”) pour exploiter son sens littéral. »

M. Marty juge « stupide » Hourra l’Oural, dontFront rouge fait partie. Stupide ? Il veut dire qu’Ara-gon, tout comme Mahmoud Darwich, s’est abêti vo-lontairement. Tous les deux sont des poètes prosti-tués… Ils ont prostitué « la poésie en travestissant letyran lui-même en poète… » Le tyran ? Staline, pourAragon, Arafat pour Mahmoud Darwich. Qui vrai-ment, sans rougir, oserait faire cet amalgame ignomi-nieux au mépris de la vérité historique ? Pour ce qui estde l’Ode à Staline, je répéterai à qui veut l’entendrequ’elle est de Paul Eluard et non d’Aragon. La nou-veauté dans le lamentable exercice auquel se livreM. Marty, qui le sait bien, est dans le pluriel (« leursodes à Staline ») qui mêle habilement les nomsd’Eluard et d’Aragon, le vrai et le faux. Il faut, pour lebesoin de son anticommunisme viscéral, qu’Aragonait écrit cette Ode… Le procès qu’il engage là est d’évi-dence truqué, comme d’autres procès de sinistre mé-moire. N’ose-t-il pas affirmer que Darwich « ne croitpas qu’en faisant la bête il fait l’ange, comme ce futl’espoir des poètes communistes » ? Et il ajoute : « Lesang des juifs assassinés par les bombes intégristes, cesang que Darwich n’aime pas, n’est ni angélique, nianimal, il n’est pas poétique : il est la chair du mondeet sa prose. » Je me demande s’il faut ainsi défendre lacause d’Israël et si de tels propos haineux et de mau-vaise foi honorent celui qui les profère. Il a beau direque Mahmoud Darwich est un grand poète : c’est vrai,mais pourquoi l’italique ? Il veut d’évidence s’en mo-quer et dénoncer ceux qui, dans le monde entier, par-tagent ce point de vue. Peu après cette pointe ironique,il met bas les masques en parlant de l’Homère de la Pa-lestine. Plus loin, Darwich est désigné comme crimi-nel. Il y a quelques années, à France-Culture un jour-naliste directeur de revue récitait déjà la prétendue Odeà Staline d’Aragon et demandait que l’on débaptise leslycées et maisons de la culture portant le nom des cri-minels Eluard et Aragon.

Cette affaire n’est pas sans évoquer, toutes pro-portions gardées, celle qui suivit la publication dupoème de Mahmoud Darwich en 1988, Passant parmides paroles passagères. On pourra se reporter au petitlivre Palestine mon pays, qui est à l’honneur cette foisde l’édition française. Le poème est publié dans la belletraduction d’Abdellatif Laâbi, précédé et suivi detextes et de commentaires des Israéliens Simone Bit-ton, Ouri Avnéri et Mati Paled.

Qu’est-ce qui vaut donc à Mahmoud Darwich unetelle haine et tant de crachats ? Je reprendrai une phrasede Jérôme Lindon, tirée de sa préface de 1988 à Pales-tine mon pays. On met « surtout en cause la liberté pourles Palestiniens de revendiquer la Palestine pour pa-trie… » « L’agression dont est victime Mahmoud Dar-wich et à travers lui le peuple palestinien a quelque chosed’intolérable. » Cette fois, ce qui attise la hargne deM. Marty est évidemment l’éloge d’Arafat emprisonnéde fait à Ramala. On se demande s’il a vraiment lu Mah-moud Darwich. Mais non, bien sûr… Dans toute sapoésie, la Palestine, selon ses propres termes, renvoie àun lieu de pluralité culturelle et de coexistence. Tant devoix s’échangent et se répondent dans ses poèmes :« Voix juive, grecque, chrétienne, musulmane… » Jen’irai pas plus loin, sauf à poser une question à ÉricMarty qui se demande si un poète arabe aurait pu, lejour de la mort d’Arafat, écrire comme le poète juifOssip Mandelstam « persécuté par le régime soviétique,en 1933 » : « Nous vivons sans sentir sous nos pieds depays / Et l’on ne parle plus que dans un chuchotis. » Quediriez-vous si j’écrivais que la romancière juive ElsaTriolet a condamné les crimes du gouvernement del’Union soviétique ? Car, vous ne l’ignorez pas, Elsaétait juive et dénoncée comme telle sous l’occupationpar Drieu La Rochelle et ses amis… Vous avez envie deplaindre Mahmoud Darwich ? C’est vous, Éric Marty,que je plains. Votre article ne sert pas la paix que nousappelons tous de nos vœux, votre directeur ClaudeLanzmann le premier, dans son éditorial.

(1) Le Monde du 17 novembre 2004.Mahmoud Darwich, Palestine mon pays, Éditions de Minuit, 9 euros.Les Temps modernes, N° 629, novembre-février 2005.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . I I I

F R A N Z K A F K A

L’amour du lointainClaudio Magris s’est très tôt passionné pour l’oeuvre de Kafka. Il s’est entre autre interessé aux relations

épistolaires que l’auteur du Château a entretenues avec les femmes qui ont compté dans sa vie.

Dans sa nouvelle le Terrier, Kafka expose, sous le couvertd’une forme narrative, une sorte de manuel de stratégie,son très personnel bréviaire de technique défensive. Dans

cet art, ou silence de la retraite, on trouve toute la patienteconstruction autodestructive recherchée par Kafka avec une as-siduité bureaucratique : la créature pourchassée par l’ennemi mor-tel creuse des tunnels qui lui offrent une échappatoire ou un abridevant la progression de l’adversaire, enchevêtre les sorties sou-terraines de sécurité aux spirales des galeries tracées par l’autrepour la rejoindre, au point de ne presque plus distinguer le laby-rinthe de la menace de celui des cachettes. La victime cherche à es-quiver le mouvement de l’ennemi ou à le prévoir, mais elle jouenéanmoins le jeu imposé par le carnassier, se déplace le long descases sans penser à renverser l’échiquier : elle imagine toutes sortesde possibilités tortueuses de salut ou de retardement de la défaite,sauf la vraie fuite qui éloignerait définitivement du danger. Latrame serrée et inextricable offerte par les lettres à Felice étendcette tactique de la fuite perpétuelle et appliquée à un mode d’exis-tence exténuant et angoissant, à une mesure de vie impossible àmodifier. L’interprète le plus subtil de ces lettres, le grand EliasCanetti, a souligné comment le thème constant de l’existence kaf-kaïenne est celui de la soustraction au pouvoir et à toutes sesformes, lui cédant comme un lutteur japonais pour ne pas lui of-frir de prise et en tentant de se dissimuler et de se cacher dans lessignes infimes et minimaux de ce qui échappe à l’attention.

Les lettres à Felice sont le protocole, maniaque et obsédant, decet entraînement à la retraite. L’aventure humaine qu’elles éclai-rent est agaçante et, par certains côtés, d’une ambiguïté illicite.Comme de nombreux névrosés qui ont glissé en partie sur la pentede la sexualité et de l’affectif, Kafka attire l’intérêt de nombreusesfemmes : Felice Bauer, Grete Bloch, Julia Wohryzek, la « Suis-sesse » connue au bord du lac de Garde, Milena Jesenská, Dora

Diamant... Dans ces amours et dans ces amitiés amoureuses,Kafka eut souvent le rôle de parasite, exerçant involontairementune fonction inhibitrice et répressive comme celle des odieux per-sonnages paternels de ses récits. La rencontre avec Felice eut lieuen 1912, à Prague, dans la maison de son ami Max Brod ; la rela-tion, essentiellement épistolaire puisque la jeune fille habitait àBerlin, est rarement animée de relations personnelles directes ets’échoua par deux fois aux fiançailles, officielles dans les deux cas ;la séparation définitive eut lieu en 1917. La rupture des premièresfiançailles, décidée lors d’une réunion de famille à l’hôtel Aska-nischer Hof de Berlin, qui semble à Kafka l’obscur verdict d’untribunal, fut un des thèmes sous-tendant le Procès qu’Elias Ca-netti considère d’ailleurs comme la transposition romanesque dulien avec Felice. Déjà en 1913 s’insinue dans cette affaire GreteBloch, une amie envoyée par Felice avec la mission de convaincreKafka de renouer la relation et qui a été en réalité impliquée dansune intrigue amoureuse intriquée, à tel point qu’on suppose, sansaucune certitude, qu’elle eut un fils de Kafka ; histoire ténébreusequi a été explorée par Giorgio Zampa, auquel on doit la publica-tion, en avant-première, de quelques-unes de ces lettres (1).

Que l’extrapolation soit fondée ou non, il est sûr qu’entre leshuit cents pages de la correspondance, c’est seulement dans leslettres, assez rares, envoyées à Grete qu’on entrevoit quelque choseressemblant à de l’amour ou, du moins, à un dialogue. Les autres,celles à Felice, sont un monologue douloureux et spécieux. Des re-quêtes lancinantes et impatientes d’une correspondance toujoursplus frénétique, inventaire maniaque des lettres expédiées et re-çues, et même enregistrement de leurs heures de départ et d’arri-vée, comptes rendus détaillés de phobies et de désordres neuro-végétatifs, reproches voilés et auto-accusations acharnées,confrontations obsessionnelles et implacables avec la réalité dé-rangeante de son corps ; dans la toile serrée que Kafka tisse autour

de Felice, il n’y a pas de place pour une rencontre vraie. Si la femmeparaît s’éloigner, il la harcèle, mais quand elle se rapproche, il seretire : Kafka a besoin d’une présence amie qui l’assiste de loin etle tient absorbé dans son unique passion, l’écriture ; une proxi-mité physique lui semblerait insupportable et il lui fait obstaclepar tous les moyens. Les notes les plus authentiques de l’intérêtpour Felice affleurent dans la précision méticuleuse avec laquelleKafka consigne le moindre détail de la vie de la femme (de ses ha-bitudes jusqu’aux objets de son bureau) et il archive dans sa mé-moire le moindre détail, même le plus insignifiant, de leur ren-contre : comme pour Borgès, le cadastre implacable des choses etl’archéologie minutieuse de sa propre vie constituent une formed’amour pour Kafka.

Seul et malade, devant son écritoire nocturne, Kafka seconfronte à tous les monstres de l’agonie européenne de ces an-nées-là, avec une lucidité cristalline qui empêche les lettres de tom-ber dans cette misère privée et gluante où s’enlisent les correspon-dances insupportables et inutiles de tant de grands écrivains. Kafkasait bien que toute réalité personnelle et subjective, s’il veut se sau-ver, doit s’estomper comme Homère a effacé son visage dans lepoème et comme les architectes de la grande muraille ont ôté leursnoms dans le parfait agencement des pierres. Pour Kafka, cette his-toire s’achève en 1917, comme l’observe Ervino Pocar, traducteursplendide, mais pour Felice, morte en 1960, le roman de la vie nes’arrête pas à cette rupture définitive. Et c’est en vain que la per-sonne inconnue et fuyante de Felice, déformée par l’arbitraire dou-loureux de Kafka; s’offre maintenant à notre curiosité inassouvie.

Corriere de la Sera, 15 octobre 1972.Claudio Magris, traduit de l’italien par

Gérard-Georges Lemaire

(1) En Italie (note du traducteur).

Le fils de KafkaCela peut être une erreur catastrophique d’essayer d’analyser Kafka avec les règles de la simple psychologie.

Les faits suivants, dont je n’ai eu connaissance qu’il y a peu d’années, le mettent en évidence.

Au printemps 1948, le musicien WolfgangSchoken, qui vivait alors à Jérusalem,m’écrivit pour me révéler le fait que

Kafka avait eu un fils. Comme preuve, il me mon-trait la lettre d’une certaine dame M.M., qui avaitété une de ses proches amies. En 1948, la dame nevivait plus, et l’enfant était mort plus de vingt ansauparavant. Le tragique particulier de cet épisoderéside dans le fait que Kafka n’avait jamais reçule moindre avis de l’existence de ce garçon, qui nevécut à peine jusqu’à sept ans et mourut doncavant Kafka lui-même. La mère de l’enfant, unetrès belle femme, indépendante à la fois intellec-tuellement et matériellement, habituée à garderpour elle ses réactions émotives, peut avoir euquelques réticences à se confier à Kafka, car alorsleur brève relation aurait été suivie d’une aliéna-tion durable. J’ai connu Mme M. M. par hasard,mais je n’avais pas eu connaissance qu’il y ait eula moindre amitié entre elle et Kafka. En fait, surla base de ce que Franz m’avait dit, j’aurais plu-tôt pensé que leur relation aurait été plus oumoins hostile. Dans le journal de Franz, il y a plu-sieurs indices qui vont dans la même direction.En tout cas, M. M. était quelqu’un d’important,qui avait du succès, une forte volonté, d’une in-telligence peu commune, et qui avait une vuelarge et d’une grande portée sur la vie.

L’effet sur Kafka aurait été énorme, s’il avaitappris qu’il était le père d’un garçon. Cela auraitexercé une influence bénéfique sur son dévelop-pement. Parce qu’il n’y avait rien qu’il désirâtavec autant de ferveur que des enfants, aucunepotentialité à l’intérieur de lui-même dont il aiteu de plus grands doutes que celle-là : qu’il au-

rait pu devenir père. Quiconque a lu son journal,a été touché par ces passages où Kafka exprimeson aspiration à être père, à s’asseoir auprès duberceau d’un enfant qui serait de lui. La satis-faction de ce désir lui aurait semblé une confir-mation de sa valeur de la part la plus haute courd’appel. Il se serait senti ennobli – tout comme ilavait toujours considéré son manque de progé-niture comme une disgrâce spéciale, le jugementd’une faute qui aurait été prononcée contre lui.Peut-être que cet enfant, Kafka se serait fait undevoir de l’aimer, et il aurait été fort et bien por-tant ; peut-être que l’assurance qu’il aurait priseen lui et que lui aurait apportée cet enfant auraitpu sauver la propre vie de Kafka ; peut-être quemon ami serait là assis à côté de moi aujourd’hui,au lieu d’être à écrire dans le vide. Mais puisquece n’est pas ce qui est arrivé, il peut au moins êtreadmis que la vie a composé une histoire qui res-semble étonnamment aux cruautés et complexi-tés folles, aux amertumes ironiques que l’ontrouve dans les œuvres de Kafka.

Mme M. M. vint à Prague sur la tombe deKafka. À cette époque, elle rencontra à nouveaumon informateur, en cette ville. Longtempsaprès, le 20 avril 1940, elle lui écrit en Israël unelettre, qui contient ces lignes cruciales :

« Vous avez été le premier à m’avoir vue àPrague en grande détresse, oppressée par des ter-reurs prémonitoires. Et même alors, le fait de mejouer de la musique dans la chambre en désordrede votre ami, et ces quelques courtes promenadesà travers la ville magique, que j’aimais plus quevous ne le soupçonniez, m’aidèrent à surmonterde terribles anxiétés. Je suis allée rendre visite à

la tombe de l’homme qui représentait tant pourmoi, et qui mourut en 1924 ; sa grandeur d’âmeétait célébrée jusqu’à ce jour. Il était le père demon garçon qui mourut subitement à Munichen 1921, juste alors qu’il atteignait l’âge de septans. Loin de moi et de Kafka, loin de ceux dontj’ai dû me séparer avec la guerre : personne ne l’avu sur sa terre natale – sauf pendant quelquesheures – parce qu’il était la proie d’une maladiemortelle. Je n’en ai jamais parlé. Je crois que c’estla première fois que je raconte cette histoire àquelqu’un. Ma famille et mes amis ne le savaientpas, personne, exception faite de mon dernieremployeur. C’est pourquoi il fut si gentil avecmoi et terriblement discret. J’ai perdu beaucoup,j’ai tout perdu quand cet homme bon mourut en1936. Mais maintenant, ces choses ne vont plusautant m’affliger parce qu’elles ont échappé auxsouffrances de ces temps. »

Pendant de nombreuses années, Mme M. M.atoujours parlé d’une manière si particulière deKafka et de son œuvre, que mon informateur estconvaincu que le passage de la lettre ne peut serapporter qu’à Kafka. Peu après, l’Italie entre enguerre et la correspondance entre M. M. et moninformateur a dû s’interrompre.

La visite à Prague s’est située à l’ombre dela prise de pouvoir des nazis en Allemagne.M. M., qui vivait à Berlin, parle à juste titre defrayeurs prémonitoires. Elle s’enfuit en Suisse,en Palestine et finalement en Italie (un infor-mateur autre que Wolgang Schoken a mainte-nant confirmé l’histoire : à Florence, M. M. luia raconté beaucoup de choses sur Kafka et sonenfant et aussi sur la « femme de Berlin ». Je suis

à la recherche d’indices toujours plus sûrs). Ledernier mot, mon informateur le tient de laCroix-Rouge britannique à la date du 16 mai1945. Le rapport précise :

« Mme M. M. a été évacuée de S. Donato diComino, Frasinone, par les Allemands enmai 1944 en même temps que d’autres juifs vi-vant dans le district. Nous regrettons de dire qu’ily a rien qu’on eût pu faire alors. »

Après plus ample information, il a eu l’assu-rance que M. M. mourut des mains d’un soldatallemand qui l’a battue et frappée à mort avec lacrosse de son fusil.

J’ai remonté toutes les pistes qu’on m’avaitsi gentiment suggérées. Elles menèrent à plu-sieurs personnes à Florence, aux pensions SanGiorgio et Jennings-Riccioli. Il y avait un légerespoir chez les propriétaires qui avaient loué àM. M. et qui parlaient de plusieurs lettres deKafka. Max Krell, l’écrivain, qui vit à Florence,poursuivit chaque piste pour moi. Mais ses ef-forts restèrent vains. Il est possible que les lettresde Kafka soient maintenant en possession d’uncertain E.Pr. (1), qui avait obtenu un visa d’émi-gration vers le Chili pour M. M.

On n’a jamais découvert quel nom avait étédonné au petit garçon de Kafka, à quoi il res-semblait, ni de quelle manière il mourut. Peu depersonnes ont laissé une trace aussi légère quel’enfant de Kafka.

Max Brod, traduit de l’allemand par Gérard-Georges Lemaire

(1) Egregio professore : titre italien quicorrespond à « herr professor » en allemand.

Peu d’écrivains modernes ont autant été disséqués. Il n’est pas un moment de son existence qui n’ait été analysé, pas une ligne de ses écrits littéraires ou intimes qui n’ait été pesée, discutée, commentée. A tel point qu’est né un monstre

stéréotypé et un adjectif d’usage commun : kafkaïen. Il est plus que temps de restituer Kafka tel qu’en lui-même, mais aussi de cerner le mythe et les malentendus, les ambiguïtés qu’il a engendré. Preuves à l’appui.

Dossier coordonné par Gérard-Georges Lemaire

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . I V

F R A N Z K A F K A

Kafka personnage de roman

Personne plus que Franz Kafka n’a eu un destin roma-nesque aussi pléthorique. Sans doute le mystère qui en-toure son existence, que n’a fait que renforcer la publica-

tion de ses journaux intimes, et l’étrangeté de son œuvre ont-ilscontribué à changer cet homme si secret en une sorte de monstresacré de la littérature moderne. Qu’il soit devenu ensuite l’enjeude spéculations de toutes sortes, que ce soient celles de Schulz,Canetti, Sartre, Bataille, Camus, Gide, Borges, Blanchot, De-leuze, Guattari, Steiner…, peut-être est-ce là son ultime strata-gème pour que personne ne puisse jamais se rapprocher de savérité en dehors de ses écrits.

Le premier à avoir commis ce geste imprudent est Max Brod,son meilleur ami et son exécuteur testamentaire, celui qui va ré-véler son œuvre au monde entier. Quatre ans après la dispari-tion de son ami, il signe un roman pour le moins singulier, leRoyaume enchanté de l’amour (1). Il donne l’impression d’yavoir suivi deux fils conducteurs : le premier s’attache à l’his-toire d’un jeune homme insomniaque et tour-menté, Nowy, « le Vieux Pragois » qui se croitvictime d’une persécution féroce de la part d’unde ses anciens camarades d’université, Gester-tag, jusqu’au jour où il comprend qu’il s’est in-venté cet ennemi implacable de toutes pièces. Lesecond fil d’Ariane est lié à son ami RichardGarta, qui engendre un second roman en pa-limpseste. Garta incarne l’exigence absolue dela pureté, l’antithèse du mal dont il se pense êtrela victime. Il retrace en détail la chronique deleur amitié : ils sont persuadés que la vieille uni-versité allemande de Prague est « une patrie spi-rituelle », ils font un voyage à Weimar, qui eutbel et bien lieu en juillet 1912. Brod décrit lapièce où vit Kafka à l’époque de leurs études,telle qu’il la dépeindra plus tard dans ses sou-venirs. Il fait un portait moral et intellectuel deGarta-Kafka, déchiré entre le désir de fonder unfoyer et son « sévère idéal ». Brod n’en reste paslà : il imagine un frère cadet à Garta, Éric. Nowyle retrouve à Haïfa et comprend la valeur ducombat des pionniers sionistes. À ses yeux, Ericaccomplirait le désir caché de son frère car il serévèle son double dans l’action.

Johannes Urzidil qui, dans sa jeunesse, a fré-quenté le Cercle de Prague qui se réunissait auCafé Arco, a été désigné pour lire la nécrologiede Kafka, en juin 1924. Ayant dû fuir aux États-Unis après les accords de Munich, n’emportantque quelques livres, dont Contemplation de cedernier. Il écrit pendant les années cinquanteune nouvelle, la Fuite de Kafka (2). Il y imagineque Kafka n’était pas mort, mais qu’il vivaitpaisiblement à Long Island et qu’il était devenujardinier, ignoré de tous. Mais un certain Fox-head, un fervent admirateur, parvient à le re-trouver. Alors Key (K en anglais : c’était son so-briquet) décide de franchir le portail où se te-naient les gardiens de la loi. Le lendemain, sesamis le retrouvèrent mort.

Dans Regards sur Kafka (3), Philip Roth éta-blit, en 1973, une relation plus qu’ambiguë avecson lecteur puisque ce texte commence commeun essai classique et s’achève sous la formed’une fiction. Comme Urzidil, il imagine Kafkaâgé vivant aux États-Unis dans un quartierpauvre de Newark. Il en fait un professeur d’hébreu que sesélèves surnomme Kishka (« boyaux » en yiddish). Le narrateur,qui est l’un d’eux, se demande de quelle manière il peut sauverles juifs d’Europe et donc le Dr Kafka. Ses parents ont imaginéd’inviter ce dernier à dîner pour lui présenter la tante Rhoda.Comme celle-ci a obtenu un rôle dans une pièce de Tchekhovmontée par une troupe juive amateur, il assiste souvent aux ré-pétitions. Un soir, Rhoda rentre en larmes, mais l’enfant ne com-prend pas ce qui s’est passé, ce n’est que des années plus tardqu’il apprend la mort de Kafka qui ne laisse derrière lui quequatre lettres adressées à tante Rhoda. Le récit se termine parune sorte de fable philosophique : « C’est ainsi que toute tracedu Dr Kafka s’évanouit. Le destin étant ce qu’il est, commenteût-il pu en être autrement ? L’arpenteur parviendra-t-il au châ-teau ? K. échappe-t-il au verdict de la cour ? Georges Bendemannau jugement de son père ? Allons, rangez tout ça maintenant !ordonna l’inspecteur. Et on enterra le jeûneur en même tempsque la paille. Il était simplement écrit que Kafka ne deviendraitjamais Kafka l’Unique ; la chose aurait été plus étrange encore

que la métamorphose d’un homme en insecte. Personne n’y au-rait cru, Kafka moins que tout autre. »

Bernard Pingaud publie Adieu Kafka (4), en 1989. La pre-mière partie est intitulée Franz Klaus par Max B. On traduit aus-sitôt : Franz Kafka par Max Brod car il a réalisé ici quelque choseentre le pastiche et l’imitation, se traduisant d’abord par un dé-placement. Franz Klaus n’est pas pragois, mais viennois, il n’aque deux sœurs, il travaille dans une branche de l’administra-tion qui s’occupe de prévoyance sociale. En 1934, Franz Klausadresse de Berlin un paquet à Max B. contenant ses écrits. Cedernier s’exile aux États-Unis, en 1936. La guerre terminée, ilrentre à Vienne et apprend que son ami est mort d’épuisementà Auschwitz. Il décide alors de publier ses textes. Le premierd’entre eux s’appelle le Fatras habituel et constitue une sorted’autobiographie littéraire où Franz B. parle de lui-mêmecomme du « griffonneur ». Cette collection de nouvelles joue surdes registres bien éloignés de Kafka, même si des parallélismes

évidents, sans cesse déjoués ou faussés, s’imposent (thèmes ré-currents, sentiment d’inquiétante étrangeté, humour grinçant).

Vertiges (5), de W. G. Sebalt, paraît en1990. L’écrivain alle-mand nous entraîne dans un voyage où le narrateur accomplitun voyage qui le conduit à Desenzano, où Kafka est allé le 21 sep-tembre 1913, trop heureux d’y jouir de la vue du lac et d’unejournée oisive couché dans l’herbe. Dès lors, l’histoire de Kafkaest le fil rouge de sa propre histoire. Il l’imagine à Riva, puis àVienne, quand il va assister à un congrès sur l’hygiène, ou à l’hô-tel Matschakerhof, « par sympathie pour Grillparzer qui y dé-jeunait tous les midis ». Il refait tout le périple italien de l’écri-vain et il le dépeint à Trieste. Le récit se termine par l’apparitiondu chasseur Gracchus au moment où il rédige une lettre desti-née à sa fiancée. Kafka sort de scène et le roman poursuit soncours, comme s’il n’avait été qu’un fantôme qui avait pris formeet consistance le temps de ce périple.

Enrique Vila-Matas publie, en 1993, Hijo sin hijos (6). L’au-teur a choisi de diviser son livre en 41 chapitres, en fait 41 his-toires. Ce nombre arbitraire correspond à l’âge de la mort de

Kafka. Le rapport avec les textes et la vie de ce dernier est vo-lontairement crypté, et dans un avertissement l’auteur espagnolsouligne : « Le lecteur pourra, s’il le souhaite, s’amuser à dé-couvrir les citations, mais il ne devra jamais considérer son in-attention ou son inaptitude à les reconnaître comme un frein,puisque, en définitive – je ne suis pas un écrivain kafkaïen, il n’apas eu d’enfants – ces citations sont ludiques et arbitraires,simple jeu et supplément, même si, paradoxalement, je les ai vuesparfois s’emboîter avec la rigoureuse et automatique précisiondes automates de Prague. » Le premier des récits, Ceux d’en bas,raconte l’histoire d’un homme qui a quarante et un ans et onzeenfants et qui a produit un livre. L’auteur met l’accent sur les fi-gures secondaires, sinon insignifiantes de l’univers de Kafka.Cette nouvelle est la matrice de toutes les autres, et modifie enprofondeur leur déroulement, d’autant plus qu’il place Jan Ne-ruda, l’auteur des Contes de Malà-Strana, en contrepoint réa-liste à l’univers « déplacé » de Kafka.

C’est en 2003 que paraît à Vienne le roman deWilhelm Genanizo, Un appartement, une femme,un roman (7). On y fait la connaissance d’un ly-céen de dix-sept ans, hanté par l’idée de l’échec, sipassionné par la littérature qu’il a osé, deux ansplus tôt, pousser la porte du Café Hilde, haut lieudes hommes de lettres, et qu’il a été terriblementdéçu en se rendant compte que c’était une relique.Mais il n’en reste pas moins fasciné et il y entraîneson amie Gudrun. Il y fait étalage de ses auteurspréférés et termine par Kafka. Il avait donné lalettre de Kafka à son père pour la lire à sa mère qui,d’habitude silencieuse, lui dit : « Tout ce qu’écritle jeune monsieur Kafka est vrai, mot pour mot. »Il se rend compte alors que non seulement Kafkan’est pas mort, mais qu’il vit dans leur immeuble.C’est du moins ce qu’il voulait faire croire à samère. Et ce besoin de plier la réalité à ses fantaisiesqui détermine son destin – un destin dont Kafkaest un instrument et peut-être l’artisan puisque sesrêves le conduisent à de risibles et pathétiques dé-convenues. Somme toute, notre héros est la vic-time désignée de la nécessité de créer une dimen-sion romanesque dans son existence, à l’égal peut-être du « jeune monsieur Kafka ».

Avec Mon cher Franz (8), Ana Bolecka, unejeune romancière polonaise, a réinventé les rela-tions de Kafka avec ses amis, ses fiancées et sesmaîtresses (réelles ou supposées), et Loewy (iciLoeb), directeur du théâtre yiddish venu à Prague,et que l’écrivain a tant aimé. Elle s’est glissée dansles interstices de silence et de mystère laissés parles écrits de Kafka ou les témoignages de sesproches. Elle réinvente sa vie sentimentale, dépeintses fiançailles tourmentées et ses amours que n’ac-compagne aucun bonheur. Toute l’existence del’auteur pragois est revue et corrigée selon le purcaprice de la fiction, mais en suivant une trame cré-dible. Et l’action se prolonge au-delà de la mortdu héros insaisissable de ce roman : Max (Brod),parti en Palestine, s’intéresse de près au destin deGrete (Bloch), mère du fils hypothétique de Kafka,mort encore enfant, qui va à son tour périr dansdes circonstances abominables dans un camp detransit allemand, en 1944 (9).

Gérard-Georges Lemaire

(1) Le Royaume enchanté de l’amour, Max Brod, traduit de l’allemand par M. Metzer, préface de Denis de Rougemont,Viviane Hamy, 1990.(2) La Fuite de Kafka, Johannes Urzidil, traduit de l’allemandpar Jacques Legrand, Desjonquières, 1991.(3) Du côté de Portnoy et autres essais, Philip Roth, traduit de l’anglais par Michel et Philippe Jaworsky, Gallimard, 1978.(4) Adieu Kafka, Bernard Pingaud, Gallimard, 1989.(5) Vertiges, W. G. Sebalt, traduit de l’allemand par PatrickCharbonneau, Actes Sud, 2000.(6) Enfants sans enfants, Enrique Vila-Matas, traduit de l’espagnolpar André Gabastou, Christian Bourgois Éditeur, 1994.(7) Un appartement, une femme, un roman, Wilhelm Genizano,traduit de l’allemand par Anne Weber, Christian BourgoisÉditeur, 2004.(8) Mon cher Franz, Ana Bolecka.(9) La fille de Kafka, Griselda Leirner, traduit du portugais par Monique Le Moing, Joëlle Losfeld, doit paraître incessamment.

Kafka a été et demeure une figure énigmatique de la littérature du siècle passé. Elle a fini par prendre une dimensionlégendaire. Les spécialistes l’on disséquée, les romanciers ont en fait un personnage récurrent et incontournable.

Portrait de Kafka par Catherine Lopes-Curval. 2003.

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Page 5: Inédits de Max Brod, Marc Crépon, Claudio Magris, Avital Ronell, … · 2017. 12. 21. · Inédits de Max Brod, Marc Crépon, Claudio Magris, Avital Ronell, Johannes Urzidil, Sergio

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . V

F R A N Z K A F K A

La relation de Kafka au judaïsme est épineuse. Et sa découverte du théâtre Yiddish n’a pas été de nature religieuse.

Kafka et le yiddish ?

C’est une question ouverte. Très complexe. Surtout si onl’oriente vers la création purement littéraire de FranzKafka. Mais c’est une condition nécessaire que le Jour-

nal impose au lecteur de bonne foi et qu’il ne devrait jamais ou-blier, jamais relativiser (mais, hypocrite lecteur, mon semblable,mon frère !).

Car, lequel des deux préféreriez-vous ? Ou qu’il eût été unbon homme, identifié finalement avec l’université hébraïque deJérusalem, comme Hugo Bergmann, ou avec le rayonnementculturel juif, comme Max Brod ; faisant régulièrement un enfantlégitime à Felice Bauer, bon mari, bon père, bon oncle, bon voi-sin, honnête « boutiquier » à Tel-Aviv. ou à Long Island, hantépar le démon du bien, mais rien de plus ; ou qu’il eût été secret,dissimulé, ambitieux, torturé, diabolique ; mais auteur du Ver-dict, du Disparu, du Médecin de campagne, du Terrier, de Jo-séphine ? S’agissant du génie poétique de Franz Kafka, et d’Isaac Löwy, il est bon de se souvenir du Neveu de Rameau – etdonc de Goethe, qui chercha, entre autres langues, « à s’appro-prier l’allemand baroque des juifs et à l’écrire aussi bien qu’il lelisait » (article Juden-Deutsch du grand dictionnaire des frèresGrimm) ; éventuellement pour s’en servir dans des dialogues pit-toresques, au théâtre ou dans un roman.

À la différence de Goethe, qu’il révère, Kafka ne s’appliquapas à l’étude du yiddish ; alors qu’il le fit plus tard pour l’hé-breu, l’hébreu moderne surtout, alors qu’il le faisait déjà pourle tchèque. Mais cette application n’était pas destinée au Schrei-ben, à l’écriture poétique. Avec le yiddish, mais plus que du yid-dish comme langue juive, ce fut la rencontre de Jizchak Löwyqui fut déterminante, ou plus exactement qui fit époque pourKafka dans l’invention poursuivie avec acharnement d’unelangue poétique pure. Cette rencontre eut lieu le 4 octobre 1911,dans un café minable de Prague, Le Savoy.

L’année précédente, en mai 1910, au même endroit, un autrespectacle yiddish, donné par une autre troupe, avait laissé Kafkaindifférent, d’après Max Brod lui-même, qui l’y avait emmené !Alors que le 14 octobre 1911, Kafka qui ne manquait aucune desreprésentations données par les comédiens juifs de Lemberg (enGalicie, province polonaise, autrichienne pour lors ; Lvov au-jourd’hui) note dans son Journal : « À la fin de la représentation,nous restons encore pour voir l’acteur Löwy, que je serais prêtà admirer à genoux dans la poussière. »

Isaac Löwy, né à Varsovie en 1887, assassiné à Treblinka en1942. Löwy, ce pouilleux qui choisit le théâtre et l’errance contresa famille juive orthodoxe. Löwy qui, dès 1905, joua à Paris enyiddish avec une troupe d’amateurs, en même temps qu’il estouvrier dans une fabrique de casquettes. Löwy qui parcourtl’Europe avec une troupe de comédiens ambulants, digne de Fra-casse. Löwy morphinomane à Vienne et Rezitator glorieux à Bu-dapest. Löwy que Kafka revit une dernière fois, à Budapest surun lit d’hôpital, en 1917.

Durant six mois, à Prague, d’octobre 1911 à mars 1912, Löwyconcourt au Durchbruch de Kafka qui est en train de « percer »,non pas dans les médias, mais vraiment dans la littérature. En-vers et contre tous ! Löwy est une figure qui inspire l’écriture duDisparu (Der Verschollene), le grand roman publié par MaxBrod sous le titre Amerika. Mais l’alchimie poétique nouséchappe dans le détail. Nous en sommes réduits à des notationsdu Journal; certaines sont fulgurantes. Le 26 octobre, et en sub-

stance : Löwy lui a lu ses souvenirs de Paris, et c’est excellent,cela libère de l’influence de Max et cela fait penser à l’autobio-graphie de Bernard Shaw. Ô ce rêve, ce désir d’imiter Shaw,d’imiter Löwy, de renvoyer sans pitié la mère, le père, et mêmeOttla, la chère petite sœur, à leur sale turbin, à leurs bruyantesparties de cartes ; pour écrire, écrire dans la ferveur, libre de touteinfluence ! Et beaucoup plus tard, le 8 octobre 1917, quand il litCopperfield, le souvenir du Disparu lui revient : « Comme jem’en aperçois maintenant, mon intention était d’écrire un ro-man à la Dickens. » Löwy et le yiddish ont été des déclencheurspour écrire en se mesurant à Dickens, à Shaw, à Walser ; pours’inscrire dans la « Welt Literatur », et non pas dans la littéra-ture juive de Prague, voire de la Mittel Europa.

Concernant Jizchak Löwy et le yiddish, Kafka nous a laisséquelques textes admirables; ils constituent un ensemble limité,qui devrait permettre au lecteur d’échapper aux interprétationsde la kafkologie délirante : la conférence sur le yiddish du 18 fé-vrier 1912; les deux chapitres sur le théâtre yiddish à l’automne1917 ; le Journal, de 1911 et 1912 ; quelques lettres à Löwy, dontquatre en 1912. Ces textes mériteraient d’être rassemblés, pourle public français dans un volume spécial, vu les remarquablesefforts accomplis en Allemagne depuis une quinzaine d’annéespour les éditer mieux que du temps de Max Brod.

La conférence de 1912 est une allocution pour introduire unesoirée où Löwy va dire des poèmes en yiddish et chanter ; il fal-lait un piano, entre autres, et Kafka s’occupa de tout. Le discoursfut sans doute pris en sténotypie par Elsa Taussig, la futureépouse de Max Brod. Le résultat est étonnant : on entend Kafka,et on l’imagine d’autant mieux que son Journal évoque toutl’événement, le 25 février, sous la forme d’un bilan métho-dique,qui se termine par : « divine conscience de moi-même [...],mais surtout énergie [...], avec l’air d’un grand seigneur par sur-croît. Des forces se révèlent ici, auxquelles je me confierais vo-lontiers si elles voulaient être durables (mes parents n’y étaientpas). » C’est un triomphe pour Franz Kafka, pas pour Löwy.

En tout cas il s’agit surtout de poésie, de la poésie qui se com-prend au-delà des langues, qui traverse toutes les langues, quipermet une expérience terrible et sublime.

Les deux chapitres sur le théâtre yiddish sont récrits parKafka à partir d’un manuscrit que Löwy lui envoie. Le texte estdestiné à Martin Buber, pour être publié dans sa revue sionisteDer Jude ; évidemment il s’agit de continuer à aider Löwy. Maisen poésie, Kafka est arrivé beaucoup plus loin. Löwy est désor-mais un héros en partie déchu. Cela dit, le texte de l’automne1917 est d’une alacrité qui correspond bien à l’émerveillementéprouvé en 1911. Löwy restait pour Kafka un héros de la libertéassumée.

Le Journal de 1911-1912 est au fond l’essentiel. La lecturen’en est pas toujours aisée. Mais les comptes rendus de Kafkaaprès chaque représentation des comédiens de Lemberg sont devraies perles. Le plus étonnant, c’est qu’avec tout cet enthou-siasme, il est capable d’objectiver son jugement dès le 25 dé-cembre 1911, même si les saltimbanques juifs continuent de lefasciner, de le troubler au plus intime.

Cette objectivation a dû être perçue comme indispensablepar Kafka. Elle s’exprime sous la forme d’un bilan très détaillé,comme il le fait pour les questions essentielles à ses yeux : c’estle célèbre développement sur les « littératures mineures ». En

réalité, le texte dit les « petites littératures » : « Schema zur cha-rakteristik der kleinen literaturen ». En tout cas, les deux petiteslittératures en question sont bien la littérature yiddish de Var-sovie et la littérature tchèque de Prague. Il est évident que Kafkaenvie leur situation historique. Mais il ne fait aucun doute pourlui qu’il ne peut écrire qu’en allemand, lui le juif de Prague, etqu’il doit le faire pour s’inscrire, non pas dans une littérature« majeure », mais dans la « Welt Literatur ».

Il y est parvenu; il a réussi, tragiquement. Quant à Löwy, au yid-dish, au théâtre yiddish, ce sont des lignes de force qui font époquedans le devenir œuvre de l’écriture poétique de Franz Kafka.

Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent

In memoriam Franz KafkaJ

e vois réunis dans cette salle les amis et ad-mirateurs d’un homme et d’un poète dontla très haute singularité humaine engendra

en même temps la plus haute magie poétique. Sijamais il y eut congruence sans fracture entre lavie et l’art, cela s’est réalisé chez Franz Kafka. Cethomme extraordinaire créait de la même ma-nière qu’il vivait, avec le tourment qu’il avaitchoisi d’une prose très rigoureuse et fidèle aucœur, anoblie par la modestie involontaire de laconnaissance authentique. Les vies des hommesde ce genre ne sont honorées par ceux qui leursont le plus proches. Leur mort recueille néan-moins ceux qui se sont égarés, elle n’a rien de né-gatif, mais est plutôt un grand événement de l’es-prit, un noyau de solidarité mystérieuse qui necesse jamais de grandir.

Quelle meilleure façon de nous incliner de-vant un homme qui a su construire toute sonexistence en s’appuyant sur la vérité, la simpli-cité, la pureté, sinon en devenant conscient grâceà lui de notre propre conscience? Comment pou-

vons-nous, nous qui appartenons à une généra-tion aux valeurs plutôt oscillantes, suivre de ma-nière encore plus vive et durable cet exemple quis’impose avec tant de force, sinon en le faisantdevenir une part réelle de nous-mêmes ? À par-tir du moment où les dépouilles mortelles noussont retirées, pour être placées dans des demeuresimpénétrables où elles seront conservées, noussentons croître en nous, en vertu du lien avec cethomme qui n’est plus, un cour nouveau etmeilleur. En cela peuvent peut-être constituer lesens, la sagesse, le réconfort qui dérivent de cetadieu.

La vérité, mes chers amis, est chez elle seule-ment là où l’esprit et la vie ne peuvent pas agirl’un sans l’autre. Pour la majorité d’entre nous,il n’y a entre eux aucun accord, elle ne se vérifieen partie que pour une infime minorité. Mais oùles qualités de la nature humaine sont intime-ment associées avec les qualités du style, c’est seu-lement là, dans une telle nature, dans un tel style,qu’on peut avoir de nouveau une confiance in-

conditionnelle. L’homme ne devrait pas cacherl’artiste qu’il a en lui, comme l’artiste ne devraitpas dissimuler l’homme en lui. C’est uniquementquand deux profils coïncident que le verbe se faitvéritablement chair.

Franz Kafka était un fanatique de sa vérité in-térieure. Nous savons que dans toute son œuvreil n’y a pas une seule ligne décorative, et que toutesa prose, d’une valeur inestimable, ne présentepas un seul sourire forcé ni la moindre solennitécalculée. La fragmentation récurrente de son tra-vail créatif est pour nous une preuve de sa quêtede la vérité. Luttant par amour de la vérité avecses créations, elles le détruisirent ; elles le détrui-sirent parce qu’il voulait en montrer la vérité in-time. Il me semble donc qu’il a eu un seul frère :Kierkegaard ; et une seule devise : seul celui quisera persévérant jusqu’à la fin sera béni.

De nos jours, peu de gens savent encore quelmaître nous avons perdu en la personne de FranzKafka et il n’y a presque personne dans la sphèrede la littérature allemande contemporaine, qui

soit assez intime avec lui pour pouvoir le remer-cier pour tout ce qu’il lui a donné, et, dirait-on,presque l’air de ne pas y toucher. Et ainsi de-vrons-nous attendre jusqu’à temps que soient re-connus les délicats organes nécessaires pour re-cueillir ce qu’il y a de plus profond et subtile enlui. Peut-être Knut Hamsun pourrait-il rendregrâces aujourd’hui à cet écrivain noble et simple,grand et calme, un écrivain antique mais mo-derne dans un sens. Je ne saurais citer personned’autre.

Je sais néanmoins qu’autour de l’œuvre dumerveilleux génie de Kafka, les témoignages devénération et d’amour se révéleront toujours plusnombreux et que cet héritage, avec sa force uni-ficatrice, attirera à lui tous les hommes de valeur.

Johannes Urzidil, traduit de l’allemand par Gabriella Mutter

Texte prononcé lors de la cérémonie funèbre à Prague, le 3 juin 1924, et publié peu aprèsdans le numéro 7 de Das Kunstblatt, à Berlin.

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres de Franz KafkaŒuvres complètes I, traduction par Alexandre Vialatte, éditionprésentée et annotée par Claude David, « Bibliothèque de laPléiade », Gallimard, 1976.Œuvres complètes II, traductions par Claude David, Marthe Ro-bert et Alexandre Vialatte, édition présentée par Claude David,« Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1980.Œuvres complètes III, traductions par Marthe Robert, ClaudeDavid et Jean-Pierre Danès, édition présentée par Claude David,« Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1984.Œuvres complètes IV, traductions par Marthe Robert, AlexandreVialatte et Claude David, édition présentée par Claude David,« Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1989.Récits, romans, journaux, édition préparée et préfacé par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, « la Pochothèque », leLivre de Poche, 2000.

Publications récentes sur Kafka et son œuvre (un choix) :

J’ai connu Kafka, témoignages réunis par Hans-Gerd Koch, traduit de l’allemand par François-Guillaume Lorrain. Éditions Solin-Actes Sud, 1998.Le Regard de Franz Kafka, Jacqueline Sudaka-Bénazéreaf. Éditions Maisonneuse et Larose, 2001.L’Égypte de Franz Kafka, Jean-Pierre Gaxie, Maurice Nadeau,2002.Prague au temps de Kafka, Patrizia Runfola, traduit de l’italienet présenté par Gérard-Georges Lemaire. Coll. « les Essais », Éditions de la Différence, 2002.Franz Kafka à Prague, Gérard-Georges Lemaire, photographiesd’Hélène Moulonguet. Éditions du Chêne, 2002.Kafka et Kubin, Gérard-Georges Lemaire. Coll.« les Essais »,Éditions de la Différence, 2002.Métamorphoses de Kafka, sous la direction de Gérard-GeorgesLemaire. Éditions Éric Koehler-musée du Montparnasse, 2002.Franz Kafka rêveur insoumis, Michael Löwy. Éditions « Unordre d’idées », Stock, 2004.Les Cahiers d’hébreu de Franz Kafka, Jacqueline Sudaka-Bénazéraf. Éditions Retour à la lettre, 2004.La famille Kafka de Prague, Alena Wagnerová, traduit de l’allemand par Nicole Casanova. Éditions Grasset. 2004.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . V I

F R A N Z K A F K A

Résistances de Kafka au théâtre

Peut-on vraiment représenter l’auteur pragois sur les scènes ?

Franz Kafka, récupéré très vite par les milieux littéraires(surréalistes) et philosophiques (existentialistes), ne tardepas à intéresser une tout autre sphère : le théâtre qui n’en

finira plus de puiser à sa source et de le solliciter. Phénomènepour le moins surprenant, dans la mesure où son œuvre fut ex-clusivement destinée à la lecture. Cela ne paraît pourtant pasrebuter les metteurs en scène qui, toujours plus nombreux – de-puis le Procès, adapté par André Gide, mis en scène pour lapremière fois par Jean-Louis Barrault en 1947 au Théâtre Ma-rigny – ne cessent de tenter cette aventure.

Hormis quelques fragments dialogués, on ne connaît deKafka qu’une seule pièce en un acte et inachevée : le Gardiendu tombeau, sorte de thrène oscillant entre rêve et réalité, entresérieux et mystification. Si son œuvre reste purement littéraire,elle ne cessera cependant d’évoquer le théâtre. Kafka a beau-coup fréquenté le théâtre et l’a aimé. Il allait au Deutsches Na-tional Theater et hantait nombre de soirées poétiques et deconférences dont il consignait méticuleusement les détails dansles pages de son Journal. Il fit une rencontreessentielle en octobre 1911 avec Isaac Löwy,directeur d’une troupe de théâtre juive itiné-rante. Dès lors, il consacre à Löwy et ses ac-teurs une bonne partie de ses soirées, étudiede près les pièces du répertoire du théâtre yid-dish dont certaines trames et certains person-nages influenceront durablement son œuvre– je pense en particulier aux couples de bouf-fons parasites lubriques, menteurs et malfai-sants que Kafka suscite un peu partout autourde son « héros » et qu’ont engendré deuxclowns du théâtre populaire juif : les aides deK. dans le Château ou encore les deux gar-diens corrompus venant arrêter JosephK. dans le Procès. Depuis plus de cinquanteans, son œuvre est régulièrement adaptéepour le théâtre, et c’est Max Brod, son anti-exécuteur testamentaire qui donna le coupd’envoi en permettant, voire en favorisant dif-férentes adaptations théâtrales du Château,de l’Amérique (qu’il adapta lui-même) et duProcès. On ne cesse de le réécrire, de le tordrepour en faire un objet théâtral, mais il semblerésister et la réussite est peu souvent au ren-dez-vous. Quels sont ces points de résistance ?Les risques de l’interprétation d’abord : unedes principales caractéristiques des récits deKafka est qu’ils sont si énigmatiques et ou-verts qu’ils se prêtent à toutes sortes d’inter-prétations. En effet, la prose de Kafka est à lafois limpide et insondable : ses mots, dégagésdu poids de l’histoire et de la société, peuventainsi librement jouer de leur ambiguïté. Sestextes ne semblent donc opposer aucune ré-sistance au déchiffrement symbolique, ac-cueillant toutes les significations qu’on leurprête. Les exégètes du Procès ont ainsi pu selivrer à de véritables délires interprétatifs,mais « la prose de Kafka est un art de la parabole dont la clé aété dérobée (...), chaque phrase dit : interprète-moi, et aucuned’entre elles ne tolère l’interprétation », rappelle ThéodorAdorno. Le metteur en scène doit entrer dans l’œuvre de Kafkaavec méfiance, sans jamais céder à la tentation de l’interpréta-tion et ne jamais oublier que Kafka est « Turandot fait écri-ture.» Un autre point de résistance fait jour : l’incarnation du« héros » de Kafka au théâtre par le biais du comédien en chairet d’os. Or ces personnages sont bien les plus énigmatiques quisoient : ils ne se distinguent ni par une psychologie subtile, nipar un caractère attachant, ni par l’art de faire vivre passionsou idées. Marthe Robert avait d’ailleurs remarqué à ce sujet :« Franz Kafka prend le contre-pied de l’opinion commune, quitient la vie pour la première qualité du héros fictif : au lieu dese servir du vivant (...), il ne s’empare de lui que pour l’effaceren tant qu’individu et le noyer dans la généralité, autrementdit pour le tuer. » Un problème supplémentaire va donc se po-ser au metteur en scène et à ses acteurs : comment s’emparerde tels personnages, les porter sur scène sans les incarner, sansrisquer d’en faire des êtres psychologiques.

Autre point de résistance : la question de la frontalité. Destextes mettent leur lecteur dans une situation d’urgence qui nelui laisse pas le temps de mettre en image les éléments de lafable. Le lecteur est totalement dans le récit, si bien que la dis-

tance esthétique qui fait d’habitude le plaisir de la lecture et dutexte se trouve abolie au profit d’un malaise singulier tenantdu rêve ou du cauchemar. Le théâtre détruit cette posture parson dispositif même en établissant une distance entre le spec-tateur et la scène où l’action se déroule. La frontalité imposeun rapport contemplatif entre spectateur et scène qui, parconséquent, détruit inévitablement le malaise et l’inquiétantefamiliarité que le roman installe et qui met le lecteur dans uneposture si délicate. Dans ce rapport même de distance, le texteest purgé et la catharsis a eu lieu, effet opposé à celui désiré parl’auteur.

En somme, la transposition d’une fable de Kafka sur lesplanches par le moyen conventionnel du théâtre pose d’im-menses et multiples difficultés : l’incarnation et l’interpréta-tion des personnages et la représentation d’un univers kafkaïen,sans oublier le problème que pose le statut du spectateur res-tent problématiques. Dans tous les cas, Kafka semble déjouerles archétypes théâtraux les mieux établis.

De jeunes metteurs en scène, parmi lesquels André Engel,François Tanguy, Jean-François Peyret, Philippe Adrien ouAlexis Forestier, décidèrent de se tourner vers une nouvelle ma-nière d’aborder Kafka, non par l’idée traditionnelle de l’adap-tation, mais par une réinvention théâtrale, la nécessité d’utili-ser de nouvelles formes théâtrales. Ils ne représentent plus,n’adaptent plus les grands récits de Kafka pour la scène, maisutilisent ses textes pour mettre en question certaines valeurstraditionnelles du théâtre, désacraliser ou détruire le dialogue,destituer ou décentrer le protagoniste, perturber l’espace,mettre en crise les rôles et leur distribution. En somme, ils vontinventer de nouvelles images, faire de Kafka une matrice et nonpas seulement une matière première à laquelle il conviendraitde donner forme. Ainsi, vouloir porter Kafka sur scène, c’estpenser aux moyens de ne pas le représenter, de trouver un « àcôté » du théâtre – éviter les pièges inutiles et s’attaquer ausphinx avec les bonnes armes.

Aurélie Serfaty-Bercoff

Un favori des scènes

Kafka exerce sur les gens de théâtre un étrange pouvoir de fascination.

Mais qu’ont-ils donc tous à vouloir ainsi se saisir destextes de Kafka pour les porter à la scène ? Textesqui, s’ils s’articulent effectivement autour d’une

certaine dramaturgie, n’ont cependant jamais été écrits pourle théâtre, l’auteur pragois ne nous laissant dans ce domainequ’une courte pièce en un acte, inachevée de surcroît, le Gar-dien du tombeau. Quel étrange phénomène de fascinationque celui qu’exerce Kafka sur nos gens de théâtre ! Ce quin’est après tout qu’un juste retour des choses envers quel-qu’un qui s’intéressa de très près à l’art théâtral. Une bonnecentaine de pages de son Journal sont consacrées au théâtreet en particulier au théâtre yiddish d’Isaac Löwy dont il dé-crit avec minutie les spectacles. Il suit les pérégrinations dela compagnie, finit par tomber amoureux d’une des actrices,une certaine madame Tschissik. En voyage à Paris, il ren-contre Claudel, se rend à la Comédie-Française pour assis-ter à une représentation de Phèdre, etc. La fascination des hommes de théâtre pour Kafka ne datepas d’aujourd’hui. C’est pour ainsi dire une constante denotre monde théâtral. L’un des premiers, Jean-Louis Bar-rault s’y intéressa dès 1939. Il mit en scène le Procès puis leChâteau avant de commettre une adaptation de l’Amériquequ’il confia à Antoine Bourseiller. L’une des clés de cettefascination réside peut-être, paradoxalement, dans l’im-possibilité d’interpréter, au sens littéral du terme, Kafka. Lemetteur en scène Jean-François Peyret, qui fit lui aussimaintes tentatives d’approches de l’univers de l’auteur duProcès, le dit sans ambages : « Toute interprétation de Kafkacommence par le rappel de l’impossibilité de toute inter-prétation. Interpréter Kafka consiste désormais à redirel’impossibilité de l’interprétation et à donner sa petite in-terprétation de cette impossibilité. » Et chacun donc d’y al-ler de sa « petite interprétation de cette impossibilité », étantentendu que rien n’attire tant que les paris les plus fous. Toujours l’expérience des limites. Mais à ce jeu, la confu-sion est la plus extrême, car on ne sait plus très bien ce quiattire nos gens de théâtre, les œuvres de Kafka, le person-nage de Kafka lui-même ou le mythe ! La simple évocationde son nom servant de tremplin à ses propres rêves et diva-gations (Rêves était justement le titre d’un spectacle de Phi-lippe Adrien, un connaisseur en la matière, il y est revenu àtrois reprises, autour de Kafka). Sage Jean-Louis Barraultqui s’attaqua aux trois romans de Kafka. C’est la posturela plus simple et la plus traditionnelle. L’Amérique a doncinspiré (c’est le terme) Philippe Adrien dans les annéesquatre-vingt (Une visite). Un jeune acteur, Claude Dupar-fait, écrivit et mit en scène avec bonheur une Idylle à Okla-homa, directement tirée du dernier chapitre du roman, « Lethéâtre de la nature d’Oklahoma ». Un an plus tôt, en 1997,le Festival d’Avignon programmait le Procès, proposé parDominique Pitoiset. Ce même Procès que Philippe Adrien,toujours lui, vient de monter avec des handicapés (Joseph K.étant interprété par un acteur aveugle). Le Château enfinn’a pas échappé à de nouvelles adaptations : on retiendrasurtout celle de Giorgio Barberio Corsetti avec JacquesGamblin dans le rôle-titre. Un point commun relie tous cesspectacles : ils font la part belle, rivalisant d’ingéniosité, à

la scénographie. On remarquera au passage que Pitoiset et Corsetti, issus tousdeux du milieu des arts plastiques, signent eux-mêmes leurscénographie. Il s’agit pour eux, comme pour les autres met-teurs en scène, d’imaginer un dispositif plaçant les specta-teurs (et les comédiens !) dans des positions inconfortables ;ce n’est pas tant ce qui est dit qui est important que ce qui estmontré. C’est l’esprit de l’univers de Kafka qu’il s’agit de re-trouver dans un subtil jeu de correspondances. À cet égard,les mises en scène d’autres textes de Kafka sont encore pluséloquentes. Car enfin tout y passe, tout y est passé. De la Métamorphose (comment représenter un cafard ?) àla Colonie pénitentiaire (adaptée par Matthias Langhoffsous le titre d’Île du salut, un spectacle qui ne finissait pas...),en passant par le Terrier ou une superbe et juste Descriptiond’un combat, toujours par Corsetti, Joséphine d’ÉtiennePommeret, sans oublier l’éternelle Lettre au père (le Théâtrede l’Aquarium en présenta jadis une version marquante).L’écart avec la lettre du texte grandit, et c’est peut-être versdes spectacles comme ceux de François Tanguy et duThéâtre du Radeau (Choral, la Bataille de Tagliamento)qu’il faut se tourner pour se retrouver au plus près de l’es-prit de l’auteur pragois.

Jean-Pierre Han

La clef de Leni par Catherine Lopés-Curval. 2003.

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Catherine Lopés-Curval a participé en 2002 à l’exposition “Méta-morphoses de Kafka” au Musée du Montparnasse et, deux ans plustard, elle a présenté une exposition personnelle à la galerie Triganosur le thème du Procés qu’elle a baptisée K.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . V I I

F R A N Z K A F K A

La leçon de Kafka, s’il en est uneLa lecture du romancier, explique Marc Crépon (1), nous rappelle au devoir d’inventer une langue autre,

qui ne soit pas celle du pouvoir.

Au cœur des romans et des récits de Kafka, du Journalcomme de la correspondance, il y a la langue, non seu-lement parce qu’ils témoignent d’un travail sur l’alle-

mand qui en fait déjà toute la singularité, mais aussi parce quela langue elle-même, son impossible maîtrise autant que sonpouvoir redoutable, les illusions et les certitudes dont l’une etl’autre font l’objet, en sont le matériau récurrent. Ils sontd’abord ce dont Kafka lui-même fait l’épreuve douloureusedans son rapport aux autres, ses fiancées successives, ses col-lègues de bureau, ses amis, mais surtout son propre père commel’atteste la fameuse lettre qu’il lui écrivit en 1919, à l’âge detrente-six ans, et ne lui adressa sans doute jamais : « L’impos-sibilité d’avoir des relations pacifiques avec toi eut encore uneautre conséquence, bien naturelle, en vérité : je perdis l’usagede la parole. Sans doute, n’aurais-je jamais été un grand par-leur, même dans d’autres circonstances, mais j’aurais tout demême pu parler le langage humain ordinaire. » Cette langueavec laquelle il faut vivre, et parfois même survivre, c’est doncd’abord celle par laquelle le père impose la loi, celle de ses ordreset de ses commandements, de ses jugements tranchés sur lemonde et sur les autres – une langue (la langue allemande) qui,à l’encontre de tout éloge de la langue maternelle, dérobe toutsentiment de familiarité et de sécurité. En contrepoint, la langueyiddish, idéalisée, découverte dans des représentations théâ-trales, auxquelles il assiste avec passion, offre à Kafka le rêved’une langue étrangère à tout exercice de l’autorité.

Mais cette expérience de l’étrangeté et de l’hostilité est aussicelle qui vient contrarier, sinon compromettre définitivementl’existence de quelques-uns des personnages les plus embléma-tiques de l’imaginaire kafkaïen. Lorsque, dès les premières pagesdu Procès, Joseph K découvre son arrestation, c’est la confiancequ’il pouvait mettre dans sa propre maîtrise du langage qui setrouve ébranlée en premier lieu. À mesure qu’il se heurte à lalangue obscure, incompréhensible et butée des représentants de

la loi (celle des gardiens, puis celle del’inspecteur, des juges et de tantd’autres, par la suite), les mots, dont ilcroyait l’efficacité assurée (« quelquesmots échangés avec quelqu’un de monniveau m’avanceront bien plus que lesplus longs discours de ces gens-là »), serévèlent, malgré de longs discours,entre révolte et plaidoirie, inadéquats àtoute possibilité d’explication, commeà toute tentative de justification. Plus ilavance dans la préparation de son pro-cès, plus l’écart se creuse entre sapropre langue, maladroite et désarmée,et celle du pouvoir, secrète, dans sa dis-crétion même, et menaçante – alorsqu’il s’agit, en vérité et toujours, d’uneseule et même langue.

S’il nous faut lire et relire Kafka, au-jourd’hui encore, avec la plus grande at-tention, si ces romans nous procurent unétrange sentiment de familiarité, c’estque l’errance de Joseph K à travers lesmots du pouvoir, la torture de cette langue hostile, qui est à la foisla même et une autre, sont largement les nôtres. Tout comme lesont son impuissance à résister, la défaite ou la démission crois-santes du langage. Nos vies sont exposées, comme la sienne, avecdes moyens techniques infiniment accrus, à la langue obscure dupouvoir. Nous subissons directives, règlements, formulaires,questionnaires, comme autant d’effractions et d’intrusions dansnos vies de mots, de formules qui impriment leur marque surnotre identité individuelle et collective – un marquage que noussommes contraints d’accepter, parfois même à notre insu, au titred’une loi qui est d’abord la loi de cette autre langue.

Et pourtant cette défaite ou cette dé-mission n’ont rien d’une fatalité irréver-sible. Les tribulations de GrégoireSamsa, de Joseph K ou de l’arpenteur nesont pas faites pour susciter la pitié. S’ilexiste quelque chose comme une « leçonde Kafka », elle n’est pas plus dans lacompassion que dans le découragementou le ressentiment. Car la langue du pèrequi fait de la relation entre les êtres unrapport de domination et de soumission(tout comme cette langue qu’on parle aubureau entre supérieurs et subordonnés)n’est pas celle des romans et des récits.De l’épreuve et de la contrariété deslangues autoritaires, l’écriture ne fait passeulement un thème, elle se confronte àelles et s’en joue dans l’invention d’uneautre langue, qui déclenche le rire :l’idiome kafkaïen. Cet idiome, c’est lalangue qu’il faut pour parvenir, pageaprès page, à faire du pouvoir des gar-diens, des inspecteurs et des juges du

Procès, comme de l’administration du Château, de leurs poseset de leurs gesticulations, un exercice loufoque. La langue, ainsi,est au cœur de l’entreprise kafkaïenne, parce que tout combatcommence avec elle, mot contre mot, phrase contre phrase– parce qu’on ne peut se libérer des moyens inventés par l’édu-cation, la société… pour imposer leur tutelle sans une inventionde cet ordre.

Marc Crépon

(1) Dernier livre paru : Langues sans demeure,Éditions Galilée, 2005. 84 pages, 18 euros.

S’envoyer Kafka au château

Les textes de Kafka ont pour principalepréoccupation la littérature et ce quel’auteur appelle Schriftstellersein

[l’être-écrivant]. Pourtant il n’y a, à propre-ment parler, dans ses livres, pas de poètes oud’auteurs. Ils ne réservent pas non plus uneplace d’honneur à la littérature, qu’ils n’exal-tent d’aucune façon ; en fait, Kafka sembleavoir ôté le concept de littérature (d’un sujet,d’un langage, d’une forme littéraire) du tissuthématique de ses textes. Son œuvre déve-loppe une poétique réflexive dont la rigueurréductive s’impose de manière déconcertante.En premier lieu, les protagonistes de Kafkaapparaissent comme des êtres de pure figura-tion, des personnages anonymes ou des ma-chines. Le site de la conscience peut être uncancrelat, une souris cantatrice, un artiste dela faim, les K., un appareil bureaucratique ouune machine à écrire. Ces curieux porteurs dumot font qu’il est difficile de parler de manièreconvaincante d’une énonciation poétique.

En second lieu, les livres de Kafka rédui-sent non seulement l’image et la fonction pu-tative du poète-auteur, mais aussi bien cellesde l’écriture elle-même. Kafka remplace letexte littéraire par des journaux, des docu-ments juridiques, des lettres, le Gesang pro-duit par les bourdonnements d’un téléphone,ou même de la chair humaine. Non contentede métamorphoser ou de technologiser le por-trait que dresse la littérature moderne de l’ar-tiste et de son travail, l’œuvre de Kafka aban-donne d’une part les conforts métaphysiquesdu type signifié transcendantal et, d’autrepart, la fiction d’une présence absolue ou d’unsens ultime, substantialisé. Le pouvoir, no-tamment dans ses derniers livres, est entre lesmains de douteux fonctionnaires du langage :bureaucrates, avocats, juges, policiers. Très

éloigné de la grandeur métaphysique d’unGoethe ou d’un Hölderlin, Kafka n’assignenulle part dans son œuvre une autorité supé-rieure à Dieu, à la Nature, au sujet écrivant,pas même au texte, dans lequel on ne les re-trouve pas.

Kafka a privé le poète, en littérature, de sonapparence phénoménale, de son individualitéet de son nom ; il a en général, dans ses texteslittéraires, thématisé la prolifération massivede textes non littéraires à valeur radicalementindéterminée ; et il a condamné à la peine demort Dieu et le Kaiser. Ces séries de réduc-tions (réduction du poète à, mettons, une sou-ris cantatrice, du texte littéraire à un vieuxjournal, et de la présence transcendantale à unétablissement bureaucratique) font émergerune écriture qui sape les notions traditionnel-lement attribuées au discours poétique et quel’on trouve encore couramment appliquéesaux textes de Kafka. D’un côté, la conscience,la personnalité, le sujet poétique apparaissentcomme des phénomènes secondaires déter-minés par la structure plus vaste du langage.D’un autre côté, cependant, la langue mêmede Kafka, comme l’écrivain qu’il décrit dansune lettre à Max Brod, semble affirmer conti-nuellement son « manque d’existence au-thentique ». Kafka produit cette affirmationà propos de l’écrivain - que nous étendons àson langage - l’année même où il écrit le Châ-teau. Tout en étant conscients des rapproche-ments dangereux que les relations d’isomor-phisme tendent à induire, glissons-nous dansla peau du co-arpenteur de K afin d’observerla façon dont le dernier livre de Kafka reflètece manque dans son langage et sa structure.

Le Château porte le projet de subvertir iro-niquement son propre châssis littéraire : il at-tire constamment l’attention sur les dysfonc-

tionnements de son discours, dont il techno-logise et court-circuite en même temps les pro-cédures. En exposant des simulacres d’énon-ciation poétique et en montrant que tout dis-cours écrit est généré par les bizarreries d’unappareil bureaucratique anarchique, le romande Kafka brise systématiquement (comme onbrise un objet et comme on brise un homme)sa propre production (itérative) de sens. C’estcomme si Kafka avait programmé sa machi-nerie de manière à perturber toute prétentionà un type classique de signification qui seraitsusceptible d’être pure présence ou identité àsoi. Dé-routant l’illusion d’une fusion entreles textes et leur signification (leurs commen-taires, leurs interprétations) vers un ailleursindéfiniment renvoyé, le Château enregistrele mouvement de « destinerrance » des signi-fiés qu’il a disséminés, inscrivant ainsi unefaille à l’intérieur du texte qui ne se donnepour seul objet que la littérature.

Le langage, assure le texte, n’est jamais uneplénitude en soi ; il est dans sa structure mêmela formation d’une incomplétude en attentede la participation de l’autre, de l’interprète.K est le nom que Kafka donne à l’interprètequi affronte cette incomplétude au sein duChâteau. Cet interprète, néanmoins, non seu-lement refuse de surmonter la distance entreles textes et leurs significations possibles, maisest lui-même un signe linguistique qui parti-cipe de la structure d’incomplétude. Marqued’incomplétude, la lettre K appelle l’inter-prétation en même temps qu’elle représenteune résistance à la signification. En réduisantainsi le statut du sujet d’une entité à un lieu,c’est-à-dire à la fonction linguistique du sujetdans le discours du texte, Kafka a créé undouble protagoniste : K est à la fois le sujetsommé d’interpréter le Château et, en tant

que caractère typographique, une unité de si-gnification en soi dépourvue de sens. En celaelle rappelle la « trace mnésique » de Freud,qui n’est jamais l’image d’une personne oud’un événement, mais un signe qui n’acquiertde signification que par son opposition diffé-rentielle à d’autres traces. Mais une telle divi-sion de K ne requiert nullement d’envisagerun K clivé en deux parties nettement disso-ciables ; elle renvoie plutôt à une destructioninterne de tout concept d’unité, même au ni-veau de l’identité du protagoniste, qui met enjeu à la fois le sujet et le signifiant. Ainsi,même lorsque le titre d’arpenteur vient aug-menter la lettre K, K n’est, tout au long du ro-man, qu’un arpenteur potentiel, de même quele Château n’est peut-être que la potentialitéd’un être-roman.

S’il fallait chercher une relation decongruence (1) permettant de déterminer lesstructures régissant le roman de Kafka, onn’aurait pas besoin de parler de « l’absoluecongruence entre l’auteur et le héros »,comme le fait Martin Walser. On pourraitplutôt distinguer des systèmes de congruenceentre K et le roman dont il est le protagoniste.Une telle congruence montre que K cherchantle sens et la structure (interprétant et évaluantcontinuellement, mais en vain, les limitationset possibilités d’un monde hermétiquementcoupé du contexte d’un passé et d’une Hei-mat) reflète la manière dont le Château ex-plore les limites de ses propres déterminationstextuelles.

Avital Ronell

Extrait de Finitude’s Score.Traduit de l’américain par Omar Berrada.(1) Congruence : terme mathématiqueindiquant une relation d’équivalence formelle.

Avital Ronell a enseigné plusieurs années un cours avec Jacques Derrida. Elle est l'auteur, entre autres, de Stupidity (2002) et The Telephone Book (1989), dont des traductions partielles paraîtront cette année, aux éditions Galilée et Bayard.

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Le tribunal par Catherine Lopés-Curval.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . V I I I

S A V O I R S

La Nouvelle Critique, une sociologie des intellectuels du PCF

Entre l’histoire officielle du Parti et l’anticommunisme des héritiers de François Furet, s’étend un vaste espace de recherche. Frédérique Matonti l’investit pleinement.

Intellectuels communistes, essai sur l’obéissancepolitique. La Nouvelle Critique (1967-1980), de Frédérique Matonti. Éditions La Découverte, 2005. 414 pages.

Dans cette étude exemplaire de sociologie politique etd’histoire sociale des idées, la problématique est net-tement affirmée : contre les courants d’analyse fré-

quemment normatifs ou par trop simplificateurs sociologi-quement lorsqu’il est question des intellectuels communistes,Frédérique Matonti se donne pour objet d’étude « les méca-nismes complexes de l’adhésion politique, les rapports mul-tiples que les intellectuels et les artistes communistes entre-tiennent avec leur parti, les manières diverses dont leur rap-port à l’autorité se matérialise dans leurs œuvres et leurstextes théoriques ». Le titre du livre en décline les différentsenjeux. S’il s’agit d’une étude des intellectuels communistes,celle-ci est circonscrite temporellement (1967-1980). Réaliséeà partir d’un observatoire, la Nouvelle Critique, cette étudevise doncd’être une contribution à l’histoire et à la sociolo-gie des intellectuels au XXe siècle sous l’angle d’une réflexioncentrée sur « l’obéissance politique », c’est-à-dire cette hété-ronomie relative à la fois subie et revendiquée dont il imported’interroger les conditions sociales et intellectuelles de pos-sibilité, les multiples façons de l’habiter, l’historicité.

L’ouvrage est divisé en trois parties : la première, intitulée« Les règles du jeu », porte sur les différents espaces à prendreen compte pour étudier une revue et sur la conjoncture poli-tique et intellectuelle dans laquelle cette nouvelle NouvelleCritique émergea. L’aggiornamento du PCF et le dispositifde la presse communiste rendent alors possible l’existenced’une revue communiste légèrement décalée, bénéficiant desmarges de manœuvre que définit le Comité central d’Argen-teuil en 1966, autorisant des avancées variables, conflictuellessouvent, mais incontestables. La crise symbolique ouvertepar le XXIIe Congrès du PCUS depuis 1956 impose en effetun nouveau travail communiste de légitimation auquel les in-tellectuels communistes sont appelés (et se sentent appelés) àcontribuer au sein d’un « intellectuel collectif » dont la di-rection du PCF entend conserver le contrôle, s’arrogeant infine le pouvoir d’accréditer ou non les avancées théoriques.Dans ce contexte institutionnel contraint, les intellectuels sontconduits, avec de notables différences, suivant leurs trajec-toires intellectuelles et politiques propres, à élaborer desœuvres sous tension, marquées par le désir de concilier re-nouvellement doctrinal et « esprit de parti ». Rien de simpledans les multiples négociations qu’implique un tel projet, plusou moins consciemment conduit suivant les cas : négociationsentre soi et soi ; entre savoirs à importer et à retraduire dansla langue doctrinale du Parti et inertie ecclésiale d’un Particommuniste dont la matrice symbolique reste prise dans la« forme » stalinienne ; entre langage codé et langage disrup-

tif. Pour ne prendre qu’un exemple, le destin philosophiqueet politique d’un Louis Althusser prend ici tout son sens : ils’agit bien d’une tentative de retour à Marx analogue au re-tour à Freud qu’entreprend Lacan, animée par le désir doublede préserver les acquis d’une œuvre philosophique et scienti-fique en la revivifiant grâce à l’épistémologie bachelardienne,et d’en faire don au parti ouvrier, et, pour ce faire, d’accep-ter de différer la mise à disposition de la critique politique as-sez radicale que cette entreprise philosophique contient logi-quement et qui ne s’exprimera crûment qu’avec la publica-tion de Ce qui ne peut plus durer dans le PCF, en 1978.L’obéissance politique au quotidien résulte d’un ensemblecomplexe d’allégeances, d’espoirs autocontrôlés, de pressionsdirectes ou indirectes, de persuasions et d’autopersuasionsaussi, qui s’appuient sur l’esprit de parti, sur le choix deséquipes rédactionnelles, sur les tensions et les compromisdont elles sont le reflet et le vecteur.

Dans la seconde partie, « Les illusions de l’autonomie »,Frédérique Matonti met en œuvre son cadre analytique surcertains des enjeux centraux de la vie intellectuelle et lesmodes sur lesquels la Nouvelle Critique s’y inscrit. Elle étu-die successivement la littérature et la critique littéraire, la phi-losophie et le défi des sciences humaines et sociales (histoireet psychanalyse). L’alliance entre Tel quel et la Nouvelle Cri-tique se concrétise avec le premier colloque de Cluny, enavril 1968. Elle manifeste la prise en compte de recherches lit-téraires qui permettent de rompre avec les théories littérairesde l’époque du réalisme socialiste, tout en ouvrant le débatsur les sciences du littéraire et les relations entre littérature etidéologie dominante. En philosophie, après la marginalisa-tion de Roger Garaudy puis son exclusion du PCF, en 1970,la Nouvelle Critique est le lieu d’une tension entre les tenta-tions althussériennes et des prises de position philosophiquesrecentrées sur un humanisme marxiste plus conforme aux at-tentes politiques d’une direction communiste qui en a fait lelabel d’une distanciation avec le passé philosophique réduità la vulgate stalinienne. L’histoire, enjeu évidemment cardi-nal pour un Parti communiste, puis la sociologie, l’anthro-pologie et la psychanalyse font l’objet d’études qui montrentcomment, dans chaque cas, l’ouverture suscite dialogues, li-bertés partielles et élaboration de positions négociées, nonsans conflits. Dans sa troisième partie enfin, « L’autorité ré-vélée », c’est la position de la revue en mai 1968 et face auPrintemps de Prague, son investissement dans la politiqueunitaire qui sont étudiés, avant que la crise du PCF, dans ladeuxième moitié des années soixante-dix, aboutisse, auXXIIIe congrès du PCF, à la suppression de France nouvelleet de la NC. L’ébranlement des croyances consécutif à l’in-tervention militaire des armées du Pacte de Varsovie àPrague, en août 1968, participe à l’engagement de la revuedans la politique unitaire et rénovatrice du Parti des annéessoixante-dix. Le repli sur les « fondamentaux » (ouvriérisme,

L’avenir des intellectuelsNés avec la IIIe République, les intellectuels ont maintenant une longue expérience du rapport à maintenir

entre science et politique. Quelles leçons en tirer, s’interroge l’historien Gérard Noiriel.

Les Fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels, de Gérard Noiriel.Éditions Fayard, collection « Histoire de la pensée », 2005. 340 pages, 20 euros.

C’est avec l’affaire Dreyfus que sont nés,dans l’histoire de France, les intellec-tuels. Car seul le contexte de la IIIe Ré-

publique a permis à certains clercs de se sou-lever contre l’injustice d’État. La révision dujugement de Dreyfus, que demandaient à coret à cris ces intellectuels, ayant démontré l’in-nocence du capitaine, le mot acquit définiti-vement valeur positive. Désormais, il quali-fierait tous les clercs qui, comme l’explique

Gérard Noiriel, se donneraient pour missionde dénoncer l’injustice et l’exploitation deshumbles. Reste qu’au long des dizaines d’an-nées qui nous séparent de l’affaire Dreyfus, lesmodes d’être et d’agir des intellectuels se sontsuccédé. Après enquête historique, GérardNoiriel en détermine trois grands types : les in-tellectuels révolutionnaires, les intellectuels degouvernement, les intellectuels spécifiques. Àchacun de ses types, l’historien associe un per-sonnage bien connu. Les intellectuels révolu-tionnaires peuvent être appréhendés par lebiais de figures comme celles de Marx, de Pé-guy, de Kanapa ou de Sartre : chacune possé-dant sa spécificité mais toutes se plaçant d’unpoint de vue politique radical. Les intellectuels

de gouvernement ont pour figures de proueRaymond Aron, François Furet, BernardHenri-Lévy ou Marcel Gauchet ; ils occupentle devant de la scène depuis les annéessoixante-dix. Leur point commun : servirl’ordre bourgeois en se servant tour à tour deleurs capitaux universitaires, sociaux et éco-nomiques. Enfin, les intellectuels spécifiques,héritiers du sociologue Durkheim, des histo-riens Braudel, Bloch ou Febvre se reconnais-sent dans des figures comme celles de MichelFoucault et de Pierre Bourdieu. Comme ceux-ci, ils défendent la division du travail socialchère à la IIIe République, mais cherchent àne pas rompre le lien entre le savant et le po-litique. Après l’échec historique des intellec-

tuels révolutionnaires et la victoire des intel-lectuels de gouvernement, qui ont envahi lesmédias, les intellectuels spécifiques sont lesseuls sur lesquels puissent compter encore lesforces de gauche dans leurs batailles contrel’injustice sociale. À une condition, affirmeGérard Noiriel, qu’ils taisent les dissensionsindividuelles au profit d’un collectif réflexifautonome et indépendant, ouvert à ce qu’ilreste d’intellectuels radicaux et sachant lierobjectivement partie avec certains médias. Unlivre de combat, fer porté contre la concur-rence entre chercheurs et entre ces champs res-pectifs que sont la presse, la politique et l’uni-versité.

Jérôme-Alexandre Nielsberg

CHEZ VOS LIBRAIRES

Les mots de l’historien. Sous la direction de Nicolas Offenstadt.Éditions des Presses universitaires du Mirail, 2005. 125 pages, 10 euros.

Comme tous les scientifiques, les historiens utilisent un vo-cabulaire qui leur est spécifique ou détournent les mots

de leur usage courant pour les investir de nouvelles significa-tions, par exemple: Culture, échelle… Ces définitions spécia-lisées n’étant pas toujours reprises dans les dictionnaires gé-néralistes, Nicolas Offenstadt a décidé de les mettre à dispo-sition du public dans un court lexique. Celui-ci est d’autantplus justifié que l’histoire s’est à la fois, depuis le début duXXe siècle, professionnalisée et diversifiée. On trouvera doncdans l’ouvrage tous les courants nés depuis l’apparition del’histoire économique et sociale: histoire du genre, socio-his-toire, histoire des concepts, histoire des représentations… LesMots de l’historien font également le point sur des termes gé-néraux qui, au-delà de l’histoire, posent la question du rap-port, souvent délicat, d’une société avec son passé: Archives,Mémoire, Négationnisme…

J.-A. N.

pro-soviétisme), que la direction Georges Marchais va or-chestrer à partir de la rupture de 1977, condamne une revuedont de nombreux d’animateurs sont très présents dans lacontestation de cette orientation politique.

À la charnière d’une histoire des intellectuels à l’époquedu « structuralisme » et de l’histoire du PCF comme « intel-lectuel collectif » durant l’aggiornamento inabouti, et avantque ne se referme l’espace des possibles ouvert pendant lesannées soixante et soixante-dix, l’ouvrage de Frédérique Ma-tonti restitue, dans toute sa complexité, ses contradictions etses équivoques, un moment clef de l’histoire politique et in-tellectuelle contemporaine. Il peut être lu – et, souhaitons-le,doit être lu – à plusieurs niveaux. En premier lieu, bien évi-demment, comme une incontournable analyse de l’histoiredu PCF qui rend intelligible ce moment de relative félicité quia marqué toute une génération d’intellectuels communistes.En second lieu, comme une analyse matricielle de l’une desmodalités de la politisation des activités de pensée en une pé-riode dont mai 1968 sera le moment critique, l’événement his-torique. Enfin, comme un exemple à méditer pour tous ceuxqui cherchent aujourd’hui encore les voies d’une alliance sanscompromissions entre la recherche la plus autonome et l’ac-tion politique.

Bernard Pudal

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L E T T R E S

[Beat’s RevivalD

es beaux esprits nous annoncent périodiquement quela « beat generation » est bien datée, sinon obsolète, etqu’elle ne mérite plus qu’un regard distant. On se

penche sur elle avec dédain. Certes, la beat generation prendson origine au début des années quarante, se formalise dansles fifties, s’épanouit dans les sixties en une audience qui la dé-passe d’ailleurs et qui ne sera pas sans l’instrumentaliserquelque peu. Le succès faisant fuir un Kerouac et laissant du-bitatif un Burroughs. Peut-être, comme toute reconnaissance,son assomption médiatique fut-elle fondée sur un malentendu.Malentendu à facettes multiples qui érigera les beats– quelques individus, rien de plus – en précurseurs de la contre-culture des années soixante. Tant pour les fustiger (beaucoup),que pour les encenser (peu) donc comme des idéologues, desacteurs sociaux – Ginsberg aimanté par la notoriété concéderaà un rôle public assumé – alors que la recherche initiale ditede la « nouvelle vision » était bien peu en phase avec une ins-cription politique.

Les beaux esprits interrogent la postérité d’un mouvementqui n’en fut pas un. Faux problème. Il ne s’agissait, chez lesbeats, que de trajectoires individuelles fort accidentées, sourcesd’une esthétique peu conforme qui s’est avérée commune pourquelques-uns sur le plan d’un éclatement formel de la poé-tique, sans pour autant donner matière à théorisation. Encorequ’on ne puisse nier les approches réflexives diverses que cha-cun des trois principaux éveilleurs, Burroughs, Ginsberg etKerouac, ont pu livrer. Quatre principes actifs, au moins, agi-tent leur alchimie : le souffle du jazz et de la mystique (Ke-rouac, Ginsberg), les drogues et leur pouvoir sur l’esprit, do-maine dans lequel chacun se laissera allégrement entraîner, etenfin la sexualité, où une bisexualité d’abord exubérante de-viendra homosexualité créative.

Face à un ordre établi, bien conformiste, qui mariera puri-tanisme, guerre mondiale, guerre froide et maccarthysme– l’Amérique de Bush n’est que ce paysage revisité – les beatsn’apparaîtront guère comme parangons de vertu ! Ils serontpoursuivis pour atteinte aux bonnes mœurs et obscénité.Certes, dira-t-on, un comportement extrême et rebelle suffit-il à fonder une œuvre ? Oui, dans la mesure où l’authenticitéd’une recherche effrénée de la vraie vie, où le corps paie le prixfort, est indissociable de la fiction qui va narrer ces aventuresà haut risque. Les beats seront les expérimentateurs perma-nents d’une vie paroxystique. Prêts à tout dans l’existence,toujours partants, adeptes du voyage, ils seront disposés à toutdans l’écriture : prose spontanée, cut-up, incantation pro-

phétique, sans souci aucun d’instituer un quelconque nouvelacadémisme. Leur seul critère étant le récit fidèle d’un quoti-dien habité par la folie féconde de leur légende.

Postérité ? Mieux vaut parler de leur actualité. Il est vainde se livrer à l’investigation de traces tangibles qui témoigne-raient de leur influence palpable, telle celles du surréalisme.Gérard Georges Lemaire, entre autres, s’y est exercé dans sarécente Anthologie de la beat generation (Al Dante, 2004). Signalons simplement que le théâtre Molière a refusé dumonde lors d’une soirée Beat Generation, en octobre dernier,

que le même espace a accueilli Enzo Corman à l’automne,pour : le Dit de la chute. Tombeau de Jack Kerouac et, en jan-vier, le Kaddish, de Ginsberg, incarné par Jeanne Vitez. Quetout récemment, tant Christian Bourgois (Howl et Kaddish),que les Éditions Flammarion (The Beat Generation), ont pro-cédé à des rééditions. Le volume The Beat Generation avecune introduction de G. G. Lemaire, reprend cinq ouvrages pu-bliés antérieurement : le Livre des rêves (Kerouac), la Chutede l’Amérique (Ginsberg), Havre des saints (Burroughs), Dé-sert dévorant (Brion Gysin), Œuvre croisée (Burroughs et Gy-sin), ainsi que de très importantes annexes où on redécouvriraun texte du regretté Jean-Noël Vuarnet : les Bergers fous de larébellion.

Cette activité éditoriale – le journal intime de Jack Kerouac,inédit depuis trente-cinq ans, vient également de paraître auxÉtats-Unis – maintenue par Christian Bourgois depuis des an-nées, en particulier dans sa collection « Les Derniers Mots »et, relayée par des éditeurs tels Flammarion ou Gallimard,nous livre les textes des beats. Quelle autre validité pour uneœuvre que d’être lue ici et maintenant ?

Yves Buin

The Beat Generation, présenté par Gérard-Georges Lemaire,Flammarion, 30 euros.

YVES BUIN a écrit de nombreux romans dont récemment l’Oiseau Garrincha (le Castor Astral, 2004). Il est l’auteur d’unemonographie sur Jack Kerouac (Jean-Michel Place) et a dirigél’édi tion de Sur la route et autres romans de Jack Kerouac dansla collection « Quarto » chez Gallimard. Il vient de diriger unpassionnant numéro de la revue Poésie, intitulé « Sur la route,beat generation : une légende américaine » (1). On y trouve desessais de Michel Bulteau, Matthieu Messagier, Zéno Bianu, unelettre de Kerouac à Neal Cassady et une lettre de ce dernier à Kerouac, un texte de John Clellon Holmes, le journaliste et écri-vain qui a créé la légende de la beat generation aux États-Unis,des notes et un entretien d’Allen Ginsberg, un texte de Pélieusur Burroughs et un entretien avec Ferlinghetti. Entre autreschoses. En somme, de quoi permettre au lecteur d’approfondirses connaissances sur la question et de comprendre l’impact de ce petit groupe mythique sur les lettres françaises.

(1) Poésie nº 103, Théâtre Molière, Maison de la Poésie, 18 euros.

La machine à écrire molle Conversation entre William S. Burroughs, Gregory Corso et Allen Ginsberg.

Allen Ginsberg – Qu’est-ce que la mort ?William S. Burroughs – Un subterfuge. Lesubterfuge du temps-naissance-mort. Cela nepourra pas continuer très longtemps, trop demonde en est devenu conscient.

Gregory Corso – Crois-tu qu’une trans-formation définitive ait eu lieu dans le simu-lacre humain ? Une conscience nouvelle ?

Burroughs – Je peux te fournir une ré-ponse précise à cette question. Je pense quele changement, la mutation de la consciencese produira de manière spontanée dès que lespressions qui s’exercent à l’heure actuelle ces-seront. Je crois que le principal instrument decontrôle, l’agent monopolisateur principalqui empêche l’expansion de la conscience,n’est autre que la ligne de mots contrôlant lasensation de penser et les impressions senso-rielles apparentes de l’hôte humain.

Ginsberg – Et que se passe-t-il si ces pres-sions sont désactivées ?

Burroughs – On doit progresser en si-lence. Nous nous débarrassons des formesverbales ; on peut le faire en substituant auxmots, aux lettres, aux concepts verbauxd’autres modes d’expression. La couleur parexemple. On peut traduire le mot ou la lettrepar la couleur. Rimbaud affirmait que grâceà ses voyelles en couleur les « mots » peuventêtre lus comme des couleurs silencieuses. End’autres termes, l’homme doit renoncer auxformes verbales pour atteindre la conscience,ce qui est là pour être perçu à portée de main.

Corso – Peux-tu nous expliquer comment

faire ces « progrès » ? Burroughs – Eh bien, voilà mon sujet et il

me concerne. Les progrès s’accomplissent enrenonçant aux vieilles armures, car les motsont été a injectés dans la machine à écriremolle de la matrice où l’on ne se rend pascompte de l’armure verbale que l’on porte.Par exemple, en lisant cette page, le regards’oriente irrésistiblement de gauche à droite àla poursuite des mots auxquels on s’est ac-coutumé. Maintenant, essaye de fracturer unepartie de la page de cette façon : sont-ils oujuste on peut traduire nombreuses solutionspar exemple la couleur couleur verbale dansla machine à écrire molle à l’intérieur lesconflits politiques pour atteindre laconscience le monopole et le contrôle.

Corso – En lisant ce qui précède, j’ai l’im-pression que tu reviens à ton point de départavec la politique et sa nomenclature : conflit,atteindre, solution, monopole, contrôle. Celane nous est d’aucune aide.

Burroughs – C’est justement ce que je vou-lais dire. Si l’on parle, on se retrouve toujoursavec la politique, cela ne mène nulle part, jeveux dire que cela découle directement de lamachine à écrire molle.

Corso – Quel genre de conseil comptes-tudonner aux hommes politiques ?

Burroughs – Dire la vérité une bonne foispour toutes et se taire pour toujours.

Corso – Et que se passerait-il si les gens nevoulaient pas changer ? S’ils ne voulaient pasde nouvelle conscience ?

Burroughs – Pour qu’une espèce change,elle ne doit pas être réticente et être capable dele faire : j’aurais par exemple pu suggérer auxdinosaures qu’une lourde armure et de grandetaille était mortelle et qu’ils auraient bien faitde l’échanger avec les avantages des mammi-fères. Je n’ai pas reçu le pouvoir de métamor-phoser un dinosaure contre sa volonté. Je peuxpréciser mon sentiment, Gregory, je me senscomme un navire à la dérive et je veux prendreles jambes à mon cou.

Corso – Crois-tu que Hemingway a pris lesjambes à son cou ?

Burroughs – C’est peu probable. (Le lendemain.)Ginsberg – Et le contrôle ? Burroughs – Aujourd’hui, tous les hommes

politiques affichent un besoin de contrôle. Plusce contrôle est efficace, mieux cela vaut. Toutesles organisations politiques ont tendance à fonc-tionner comme des machines pour éliminer lefacteur imprévisible de l’AFFECTIVITÉ, del’émotion. Toute machine a tendance à absor-ber, à éliminer l’affectif. Si tous les individusétaient conditionnés par l’efficacité mécaniquedans l’accomplissement de leurs devoirs, il fau-drait qu’il y ait au moins une personne à l’exté-rieur de la machine pour donner les ordres né-cessaires ; si la machine absorbait ou éliminaittous ceux qui se trouvaient à l’extérieur d’elle,la machine ralentirait et s’arrêterait pour tou-jours. Toute impulsion qui n’est pas contrôlée àl’intérieur du corps et de l’esprit humainsconduit à la destruction de l’organisme.

Ginsberg – Quel genre d’organisation unesociété technique pourrait-elle avoir sanscontrôle ?

Burroughs – Voici tout ce que je peux dire :je pense que la machine devrait être éliminée ;elle a rempli sa fonction qui était de nous aver-tir des dangers du contrôle de la machine. Éli-mination de toutes les sciences de la nature. S’ille faut, envoyer définitivement les savants dansles camps d’extermination. Oui, je suis totale-ment contre la science, car je crois que lascience constitue un complot pour imposercomme univers unique et réel l’univers mêmedes savants. Ils sont intoxiqués par la réalité, ilsdoivent rendre les choses réelles pour pouvoirs’en emparer. Nous nous trouvons au seind’une immense machine perfectionnée qui doitêtre complètement démantelée. Pour la dé-manteler, il faut que les hommes comprennentcomment elle fonctionne. La culture de masse,une occasion sans précédent.

Corso – Crois-tu que les Américains vou-draient et pourraient combattre la prochaineguerre avec la même fougue et la même fer-veur que pendant la Seconde Guerre mon-diale ?

Burroughs – Oui, sans nul doute. Car ils sesouviennent du bon temps qu’ils ont eu pendantla dernière guerre : ils sont restés assis sur le cul.

Traduit de l’anglais (américain) par Gérard-Georges Lemaire

Tanger, 1961 Journal for the Protection of AllBeings, City Lights Books, San Francisco.

Portrait d’Allen Ginsberg par Lindner, exposé au Musée de la Vie Romantique jusqu’au 12 juin 2005.

DR

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L E T T R E S

LA CHRONIQUE DE POÉSIEPar Françoise Hàn

Sang neufC

ette chronique débute exceptionnellement avec une revue.En effet, Po&sie (1) consacre deux forts cahiers, ses nu-méros 109 et 110, à la poésie italienne des trente dernières

années, présentée par Martin Rueff et Philippe Di Meo. Par unjeu de mots, le numéro 109 s’intitule « Sang neuf » et le nu-méro 110, « Sangs d’hiver ». En fait, l’expression « sang neuf »s’applique aux deux cahiers, elle désigne des poèmes écritsentre 1975 et 2004 ; plusieurs générations de poètes s’y côtoient.Un dossier consacré à « Pasolini, le brandon » précède l’antho-logie proprement dite, qui comporte quelque soixante-dix noms.On ne peut les énumérer tous. Nous retrouvons Mario Luzi, bienconnu ici, de même que Giorgio Caproni, dont nous avons pulire, il n’y a pas longtemps, le Mur de la terre, et dont nous aimonsles vers brefs et denses : « Ma mère montait, lente / comme unegrande pierre / qui en silence se lézarde. » Puis Andrea Zanzotto,interrogeant le monde contemporain comme le fait sa Maisonpérilleuse, « cousue et recousue avec des tirants / omnidirection-nels et des dents-cales / de fer bois ». Et encore Giuseppe Conte :« Quelle symétrie, quelle mathématique / a disposé autour dutronc deux bras / parallèles mais capables d’ouvrir / un horizonet de désigner le zénith ? »

Des découvertes aussi, particulièrement dans le numéro 110 :poètes nés entre 1947 et 1965. Patrizia Cavalli, hors du lyrisme etdes tourments psychologiques, renvoie à leur insignifiance les cli-chés sur le destin, l’amour, l’argent, la vie. Mario Santagostini :« Il arrive que les souvenirs choisissent / ceux qui se souviennent/ comme la nuit le fait avec la lune. » Fabio Pusterla écrit sous « lalumière d’une explosion lointaine » tout en se tenant proche dumonde contemporain. Avec « une langue tressée de paille » et« du sel dans (s)on poing », Antonella Anedda va « de l’obscu-rité à l’obscurité ». Angliciste, Edoardo Zaccato a publié en dia-lecte haut-milanais mais écrit aussi en italien, selon le thème,transmettant « ce vin que, / pour vivre nous continuons à trans-vaser / de bouche en bouche ». Chaque poète a sa notice bio-bibliographique. Les poèmes retenus sont inédits, au moins enfrançais. Avec les réponses à un questionnaire et les textes théo-riques regroupés dans le numéro 110, les deux cahiers, dont onimagine le travail qu’ils ont requis, forment un bel ensemble. Ilsoffrent, comme l’écrit Michel Deguy, une manière de connaître« l’Italie par sa poésie et la poésie par son italicité ».

La collection « Poésie / Flammarion », dirigée par Yves DiManno, a pris un grand format carré pour publier, après Entre-

temps (1997) et Échoir (1999), un nouvel ouvrage de BernardChambaz. Été (2) est un poème de cinq cents séquences – cinqcents autres sont à venir –, un poème immense, non du fait de cechiffre, mais parce qu’il se lance contre les limites, s’y brise et re-commence, autrement, sous un autre angle, contraint à toujoursreprendre comme les Mille et Une Nuits, évoquées dès la sé-quence1, sans la fin heureuse ; partagées en cinq centaines qui vontde 2000 à 2004, les séquences évoquent des temps qui se côtoientsans se confondre ou s’enchaîner, un discontinu dans lequel l’écri-ture tisse des renvois, tout en essayant d’aller plus loin, d’atteindre« l’univers qui se met en place à partir du moindre mot ».

Été est une saison : vacances, voyages en famille. C’est aussile participe passé du verbe être. En plein été, un être, l’un destrois fils, est passé de l’autre côté, a passé. Le 11 juillet 1992 hantele livre, le coud dans un décompte de jours et de nuits. En mêmetemps, le livre se bat. Tous les amis sont là, les secourables, lesfous (ce sont parfois les mêmes), ceux frappés d’un drame sem-blable : Mallarmé, Cendrars, des noms viennent en foule, deWilliam Carlos Williams au vieux Ez(ra Pound), à l’amiBuk(ovski) et à e.e. (Cummings), tous les objectivistes qui fontdire à Bernard Chambaz : « Je suis un poète américain », et aussiShakespeare, et puis Maiakovski, Mandelstam, Khlebnikov, etencore Nerval, Artaud, Neruda dont le Chant général offre sontitre à la cinquième partie. Il y a aussi des peintres, des musiciens,de jazz en particulier. Il y a les deux autres fils, il y a la compagne,l’amour, l’enchantement charnel, les petits-enfants.

Le monde est parcouru en tous sens, sous tous les climats,toutes les lumières. Et s’ils évoquent l’histoire, passée ou ré-cente, il n’est pas de lieu où ne surgisse l’image du disparu, Mar-tin – à ce nom trop douloureux à écrire est substitué le surnomd’affection et de désespoir « m-pêcheur ». On est à Pékin, à Hi-roshima, à Buenos Aires, devant la statue du général San Mar-tin, on est aussi à Paris et à Ivry où le petit « m-pêcheur » est en-terré. En tête de la troisième partie, « à partir de rien », BernardChambaz écrit : « On recommence par où on veut, par où onpeut, le commencement ou la fin, les premiers ou les derniersmots, un cri parfois silencieux qui est une façon de saluer lemonde, un blanc, l’été noir, l’ordre des choses. » Il demandeque « le poème soit léger assez léger / Comme au printemps 1992/ Léger ça ne veut pas dire dénué de tristesse » : tentative de fairerenaître par les mots le temps d’avant le drame, sans pouvoirannuler celui-ci. Les quatre premières parties se terminent, en

dénégation à Schéhérazade, par « c’est la mort / qui l’emporte/ sur le mot », devenu à la cinquième et dernière partie :« puisque / c’est la mort / qui l’a emporté / sur les mots » Été,qui a ses règles de composition, ses variations d’écriture, ses ré-férences culturelles multiples, est, au-delà, un poème sur le face-à-face, des mots avec la mort.

L’Autre Visage (3), titre que Claude-Michel Cluny nous si-gnale avoir repris d’un de ses recueils, annonce le thème du trip-tyque dont les trois panneaux, différents de forme et de dimen-sions, présentent une unité certaine. Prête-moi ton visage, quej’apprenne à me voir est le premier. Le poète ne se regarde pasdans un miroir, ne se cherche pas dans les apparences, mais dansce qui n’est pas connu encore, ne le sera peut-être jamais : « Po-tier de l’inconnaissable / tapi au centre d’un objet encore à naître/ mais empli déjà goutte à goutte de l’eau du temps :/ amphoreà quoi s’épuise la soif de vivre. »

Au centre, Nous, indignes élèves de Thot est le monologued’un peintre, un vieux maître. Il commence ainsi : « Attendreaura été le chant de ma vie. » Qu’a-t-il attendu ? Peut-être cejeune élève dont il a retrouvé le portrait dans son atelier, et quipourrait aussi bien être lui adolescent. « Pourras-tu me révélerà moi-même ? À quel moment découvre-t-on que l’on n’est déjàplus celui que l’on voulait être ? »

Un jour à Durban s’adresse à Fernando Pessoa. Il est dédiéà l’un de ses multiples visages, Alexander Search, mort à vingtans sans être retourné au Portugal où il était né. Or Durbanévoque un très jeune Pessoa, puisqu’il a quitté l’Afrique du Sudà dix-sept ans. C’est donc, là aussi, dans un visage adolescent,en attente « au bord du temps », que le poète tente de reconnaîtrece qu’il voulait devenir. La dernière page attribue à AlexanderSearch tourné vers son créateur et destructeur, Pessoa, des pa-roles : « Tu cherchais un autre pour être toi / Le tuer à ton désir/ dès qu’il ne saurait plus arracher à tes rêves / ce que tu n’as pasvécu » qui sont aussi bien de Claude-Michel Cluny à Claude-Michel Cluny.

(1) Po&sie nº 109, 320 pages et nº 110, 238 pages. Éditions Belin, chaque numéro, 15 euros.(2) Été, de Bernard Chambaz. Éditions Flammarion, 2005.288 pages, 19,50 euros.(3) L’Autre Visage, de Claude Michel Cluny. Éditions la Différence, 80 pages, 13 euros.

W. H. Auden lecteur de Guy GoffetteL

e goût de nos contemporains pour la biographie ne cessede m’étonner. Il n’est pas de mois où les étals de librairiene proposent à notre gourmandise une vie d’écrivain. Je

dis étal et l’on pense, à juste titre, à la table du boucher sur la-quelle la viande est débitée. Dans un temps où triomphe le mar-ché, quoi d’étonnant à exposer ainsi le poète ou le romanciercomme marchandises que l’on découpe en tranches de vie ? Il ya les hauts et les bas, avec le label – universitaire dans le meilleurdes cas – de la qualité ou de l’infamie. De l’étal à l’échafaud, iln’y a que quelques degrés, vite franchis. N’est-ce pas Jean Genetqui, récemment, vient de se faire rappeler à l’ordre au nom denotre moderne salut public ? Tout cela au nom d’un déroulé pré-tendument objectif d’événements, de dates ou de déclarations.

L’excellente collection « L’un et l’autre », dirigée par J.-B. Pontalis, obéit à une autre perspective en proposant « desrécits subjectifs, à mille lieues de la biographie traditionnelle ».Un auteur s’empare de la vie d’un homme ou d’une femme, cé-lèbre ou non, et, l’écrivant, fait œuvre. Il se met en scène ouver-tement : la part de l’imagination, du rêve, de l’invention n’est ja-mais refoulée mais intervient au contraire comme une donnée es-sentielle qui permet le récit. Qu’est-ce que je lis ? Moi et l’autre,moi dans l’autre, l’autre en moi. « Entre le portrait d’un autre etl’autoportrait, où placer la frontière ? » (J.-B. Pontalis.) Guy Gof-fette, après un beau Verlaine d’ardoise et de pluie, y publie Au-den ou l’œil de la baleine.

Mais qui est donc W. H.Auden? Un poète, né à York en 1907et décédé en 1973 à Vienne. Il a sa plaque dans le Coin des poètesà l’abbaye de Westminster. Le film Quatre Mariages et un enter-rement l’a révélé au public français en 1994 grâce au poèmed’amour récité lors de la cérémonie funèbre, Funeral Blues : «Queles avions qui tournent en gémissant / Dessinent sur le ciel ce mes-sage : Il est mort, / Nouez du crêpe au cou blanc des pigeons, / Gan-tez de coton noir les agents de police. » Pourtant, un choix depoèmes traduits par Jean Lambert était disponible dès 1976. Il estaujourd’hui repris, tel quel, dans la collection «Poésie» chez Gal-

limard, avec l’introduction de Claude Guillot (mai 1976). GuyGoffette l’a simplement préfacé. Cette édition ne va pas sans po-ser quelques problèmes. Claude Guillot explique qu’Auden lui-même a sélectionné ces poèmes en 1968, écartant la plus grandepartie de ses premières œuvres. L’éditeur a simplement ajouté, enfin de volume, des extraits du recueil Cité sans murs,daté de 1969.On aurait pu espérer, trente ans après, un autre choix, cette foisplus représentatif du parcours d’Auden. Tout comme il auraitfallu donner, dans une remise à jour de l’introduction, un aperçude la poésie anglaise contemporaine. De 1974 à 2005, rien de nou-veau ? Peut-on toujours parler de poésie traditionnelle ? Jeconseillerai au lecteur qui aurait à cet égard quelque curiosité dese procurer le numéro de la revue Poésie. Le poète, « jusqu’à la finde sa vie, a taillé et coupé dans ses œuvres anciennes, les a publiéesde nouveau » en version expurgée – « au propre et au figuré ».Pourquoi ? Essayons d’y voir clair. Il y a deux moments dansl’œuvre d’Auden : avant et après 1939, « deux œuvres qui secontredisent », écrit Guy Goffette. « La première : courte, serrée,cinglante, obscure et politique. La seconde : longue, métaphysique,bonhomme, ironique, pacifiée, virtuose, donc très adroite.» Faut-il lire «adroite» ou «à droite»? L’un n’empêche pas l’autre, non?Bref, Auden, grand voyageur, après un séjour d’une année à Ber-lin (1928), va visiter l’Islande, l’Espagne (1937), la Chine en guerre.Il s’embarquera avec Isherwood, en 1939, pour les États-Unis ethabitera Greenwich Village à New York. Il prendra la nationalitéaméricaine en 1946. 1940 est donc une date charnière dans la vieet l’œuvre du poète : il retrouve la foi, abandonne toute préoccu-pation politique. L’Auden anglais est marxiste et freudien, l’Au-den américain est religieux et fataliste. Le ton est devenu familier,un peu désabusé : « Qui suis-je maintenant ? / Un Américain ?Non, un New-Yorkais / Qui ouvre son Times à la page nécrolo-gique, /Dont les images de ses rêves datent déjà, / Éveillé au milieudes lasers, des cerveaux électriques, / Des manuels sur la façon defaire l’amour, / Des téléphones surveillés, des armements /So-phistiqués et des plaisanteries d’humour noir. »

Cette deuxième manière d’Auden, bien prosaïque, « est l’artdu bavardage porté à son plus haut degré », écrit Claude Guillot.Je ne sais pas si le mot est bien choisi et vaut éloge : « C’est un par-leur impénitent, un parleur qui aime les mots, tous les mots, pourleur goût, leur saveur, et son vocabulaire s’enrichit sans cesse... »Les poèmes sont d’une facture traditionnelle, le réalisme sarcas-tique des scènes tirées de la vie quotidienne donne au lecteur lesentiment d’une familiarité de bon aloi, rassurante. Il n’a rien àcraindre hormis, peut-être, au détour d’un vers, la pointe iro-nique, un peu amère : « De quoi donc devrais-je me plaindre, /tandis que je traînasse dans / une jolie cuisine bourgeoise ? / Lasolitude : absurdité ! »

Je veux croire sur parole Claude Guillot lorsqu’il nous ex-plique qu’Auden n’a pas été un poète novateur. Cela est évident.Il sait jouer de toutes les ressources de la poésie anglaise ? Peut-être... On aurait aimé pouvoir en juger – grâce à une édition bi-lingue. Il me semble que la traduction qui nous est offerte, lourde,rocailleuse, sans souplesse, scolaire, manque la poésie d’Auden.Je ne dis pas cela pour fâcher. Jean Lambert qualifie son travaild’« entreprise insensée ». Certes. Comme l’est toute traduction.N’est-ce pas folie, par exemple, de se mesurer aux Cantos pisansd’Ezra Pound ? Une fois passée cette porte ouverte à deux bat-tants (traduire, trahir...), j’avoue que sans le livre de Guy Goffetteje n’aurais pas repris la lecture de ce choix de poèmes d’Auden.J’ai cependant regardé les autres ouvrages du poète publiés enFrance. Une prose poétique composée de cinquante aphorismes,Quand j’écris je t’aime, m’a laissé perplexe : « Dans l’attente deton arrivée demain, je me prends à penser : je t’aime ; puis vientla pensée : J’aimerais écrire un poème qui exprimerait exactementce que je veux dire quand je pense ces mots (...), mais il ne m’estpas possible de savoir exactement ce que je veux dire : cette véritédevait aller de soi, mais les mots ne peuvent se confirmer eux-mêmes. Donc ce poème ne sera jamais écrit. Aucune impor-tance... » La quatrième page de l’ouvrage explique qu’Auden aproduit une réflexion sur « l’impossibilité d’écrire des • • •

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . X I

L E T T R E S

Un écrivain responsableLa parution de la Route d’Ithaque, chez Belfond, et du Rapporteur, en 10/18, est l’occasion de mieux faire connaissanceavec un auteur, Carlos Liscano, qui entend rompre le silence assassin dans lequel a longtemps vécu son pays, l’Uruguay.

Pays de trois millions d’habitants, l’Uru-guay est devenu indépendant en 1825,après une « lutte pour la liberté », menée

par José Artigas, ardent défenseur des Indiens,des Noirs, et partisan de la distribution desterres à ceux qui n’en avaient pas. Ce pays malconnu fait voter, dès 1913, des lois sociales enfaveur de la femme : droit de vote, congé de ma-ternité, temps partiel pour élever son enfant, etc.Pays francophile et amateur de théâtre, il a vunaître Lautréamont, Supervielle et Laforgue.C’est un Uruguay curieux, artiste, inventif qu’atenté de balayer la dictature qui a sévi de 1972à 1985, faisant régner ce que les historiens ontappelé « la culture de la peur ». La plupart deses grands auteurs ont, à partir de 1972, connul’exil. C’est le cas de Carlos Liscano que l’on dé-couvre aujourd’hui grâce à son roman la Routed’Ithaque, et un recueil de nouvelles, le Rap-porteur. Les amateurs de théâtre connaissaientpourtant ses pièces, dont Ma famille, depuisquelque temps déjà. Car Liscano, qui a connula prison avant de partir en Suède, a explorétous les genres, œuvrant aussi bien dans le do-maine théâtral que dans le poétique, le roma-nesque, et même la bande dessinée. Dans Pas lapeine de pousser, qu’il a écrit et dessiné, un per-sonnage, Tarumba, une sorte d’enfant, parle.Sa bouche parle, dit des vérités, des évidences,mais son corps change en permanence : il esttout noir, à pois, à rayures.

Depuis quelques années, l’éventail de la pro-duction littéraire de Carlos Liscano s’est encoreélargi, tant au niveau de la forme que des conte-nus. Ainsi, en 2000, a paru le Langage de la so-litude qui, à travers la description de l’universcarcéral, inspirée de sa propre expérience, estune réflexion sur le langage, la valeur du mot,de la parole et de l’écriture érigés en « actes derésistance ». Conversaciones con Tabaré Váz-quez est une suite de « conversations » avec lecandidat de gauche, élu depuis président de laRépublique. Dans un texte de présentation in-titulé l’Indépendance de l’écrivain, Liscano ex-plique les raisons pour lesquelles il a écrit celivre, et répond par avance aux critiques quipourraient lui être faites aussi bien par la droiteque par la gauche : « Tabaré Vázquez et moiavons grandi dans le même quartier (…) Que lagauche puisse avoir un candidat à la présidencede la République, un universitaire, originaired’un quartier d’où ne sont habituellement pasissus les universitaires, c’est pour moi une fierté.

Artistes et intellectuels, nous avons appris àmaintenir une certaine distance entre les poli-tiques et nous. Mais nous ne vivons pas sur uneautre planète. Tabaré Vázquez s’est engagé, enparlant avec moi, à ce qu’il n’y ait plus d’en-fants qui cherchent leur nourriture dans les or-dures ou qui mendient aux carrefours, à ce queles plus faibles et les vieux soient protégés. » SiTabaré Vázquez est président le 1er mars 2005,le citoyen Liscano exigera de lui qu’il tienne sespromesses. L’engagement de Liscano, commecitoyen et comme auteur, peut être exprimé dela façon suivante : « Tabaré, tu peux comptersur moi. Mais si tu ne tiens pas tes promesses,tu peux aussi compter sur moi, je critiquerai etm’opposerai à ton gouvernement. C’est là monindépendance. »

Sur cette lancée est paru un livre, Exerciced’impunité, Sanguinetti et Battle contre Gel-man. Juan Gelman est un poète argentin, tra-

duit et publié en France. Pendantvingt-cinq ans, il a mené une en-quête pour retrouver sa petite-filledisparue pendant la dictature ar-gentine. Liscano suit cette enquêtepas à pas. Mais en même temps, ilanalyse, commente, éclaire.

Après le coup d’État militaireen Argentine en 1976, Juan Gel-man s’exile au Mexique. Son fils,Marcelo Ariel, âgé de vingt ans,et sa belle-fille, Maria ClaudiaGarcia, âgée de dix-neuf ans etenceinte de six mois, sont séques-trés dans le camp connu sous lenom de Automotores Orletti.Marcelo Ariel est exécuté. On re-trouvera son corps treize ans plustard au fond du canal San Fer-nando. En février 1978, FiorelloCavalli communique à Juan Gel-man, depuis le Vatican, une in-formation, brève et sibylline, pro-venant du gouvernement mili-taire argentin : « The child wasborn. » Fin 1998, Gelman disposed’indices lui permettant de croireque son petit-fils, ou sa petite-fille, serait né(e) en Uruguay. Ilpublie alors dans l’hebdomadaireBrecha, à Montevideo, une lettreparue le 12 avril 1995, à BuenosAires, dans le quotidien Pagina

12, « Lettre à mon petit-fils / ma petite-fille ».En même temps, il demande une audience auprésident uruguayen Sanguinetti. Dans unchapitre intitulé « L’impunité devient loi »,Liscano précise qu’au moment des électionsqui ont suivi le retour à la démocratie, l’oppo-sition s’était trouvée réduite au silence. « Lesélections furent conditionnées par des mesuresantidémocratiques imposées par les militaires.Le seul dirigeant important qui put participeraux élections fut un des candidats de droite, duparti Colorado. » Puis un accord fut concluentre les deux partis de droite (Colorado etBlanco) pour voter une loi d’amnistie des mi-litaires ; c’est la « loi de caducité de la préten-tion punitive de l’État ». Les mères et les fa-milles de disparus protestèrent. Un référen-dum est organisé, mais une campagne de« peur du retour des militaires au pouvoir »,orchestrée par le pouvoir en place et les mé-

dias, a conduit à l’approbation de cette loi par54 % des voix, le 16 avril 1989. Les crimes etdélits commis sous la dictature ne seraientdonc pas jugés. Liscano commente : « La loide caducité marquera l’identité, la culture po-litique et la coexistence des Uruguayens pen-dant des décennies. Ce fut, dans l’histoire ré-cente du peuple uruguayen, le plus grand ac-cord politique conclu qui légalisa une illégalité.Le vote silencieux de plus de la moitié de la po-pulation approuvant les violations des droitsde l’homme démontre que la terreur continued’être efficiente bien après la disparition desraisons qui ont motivé cette terreur. » C’estdans cet Uruguay-là que Juan Gelman enquête.Dans son livre, Liscano met au jour, docu-ments à l’appui, la série de mensonges, decontradictions, de silences, qui ont émaillé cettepériode. Il fouille, analyse le choix des mots, leschangements de vocabulaire, comme parexemple, Sanguinetti affirmant à la télévision,le 1er mars, que, « en Uruguay, il n’y a jamaiseu d’enfants séquestrés ». Puis dans une lettreà Gelman, le 5 novembre : « En Uruguay, onn’a déclaré aucun cas de perte d’identité de mi-neurs comme ceux qui se sont produits en Ar-gentine. » Mais Gelman put compter sur l’aidede quelques journalistes, de la pression exercéepar le mouvement international de solidaritéd’artistes, d’écrivains, d’intellectuels, dont lereprésentant en Europe était Günter Grass. Enjuillet 1999, Gelman connaît l’identité del’homme qui s’est « approprié » l’enfant : c’estun officier de police, membre du parti Colo-rado et proche de Sanguinetti. La petite-fille deGelman sera « retrouvée » le 29 mars 2000.

Ce livre trace le portrait d’un homme en-gagé, à la ténacité sans faille, Juan Gelman.C’est aussi le portrait d’un pays à une périodeprécise de son histoire, pays qui, depuisquelques années – et sans doute plus encoreaujourd’hui –, se défait peu à peu de la « cul-ture de la peur ». Pour preuve la vitalité et lesqualités imaginatives de son théâtre. C’est en-core le livre de l’auteur Liscano qui analyse etquestionne le langage. Un livre essentiel…

Françoise Thanas

Françoise Thanas a traduit, de Carlos Liscano :Ma famille, les Nigauds, Changement de style, la Subvention, ainsi que le Langage de la solitude et Le citoyen qui travaille et accomplit son devoir.

poèmes d’amour ». Ah bon ? Il y a cependant dans l’œuvredu poète de forts beaux poèmes d’amour. Peut-être faut-il voirsimplement dans ce travail un exercice de logique où l’humourle dispute à la sophistique: « "Je t’aimerai toujours", jure le poète.À moi aussi, il m’est facile de le jurer. Je t’aimerai à seize heuresquinze, mardi prochain : est-ce encore aussi facile ! » Ô, Dis-moila vérité sur l’amour est le titre d’un recueil bilingue de dixpoèmes. Sans doute, malgré les faiblesses de la traduction, faut-il aborder Auden par ce chemin. « Chauffeur, fonce plus vite etva de l’avant : le long de Springfield Line sous le soleil brillant. /Vole comme un aéroplane, ne faiblis pas / Avant d’arriver àGrand Central Station de New York. / Car là-bas, au milieu decette salle d’attente, / Se trouve celui que j’aime plus que tout »(Calypso).

On pourra également trouver un grand plaisir au Journal deguerre en Chine, écrit en 1938 par Auden et son ami ChristopherIsherwood. Mais je m’arrêterai sur le Prolifique et le Dévoreur,recueil de pensées sur la politique commencé au printemps 1939,ouvrage qu’Auden conçoit comme «un nouveau mariage du Cielet de l’Enfer ». Je me suis demandé, au fur et à mesure de ma lec-ture, si l’une des clés de cet engouement (relatif) de nos contem-porains pour Auden n’était pas à chercher du côté de « sa révul-sion contre l’action politique » et, plus précisément, comme l’ex-plique son préfacier Edward Mendelson, dans la revendicationde son apolitisme. Le mot connaît aujourd’hui la fortune qu’onsait. « Son utilisation [par Auden] précède de treize années le pre-mier exemple cité par l’Oxford English Dictionnary. » Audenvient d’arriver aux États-Unis. Il n’a pas encore abandonné lemarxisme ni retrouvé la foi anglicane. Il met en scène l’artiste (leProlifique) et le politique (le Dévoreur). Son livre est par moments

un peu laborieux, mais on y trouvera des réflexions qui ne man-quent pas d’intérêt. « Le but de tout un chacun, c’est d’arriver àvivre sans travailler », ou bien : « Le véritable objectif du poli-tique (...) devrait être la création d’une société où tout le mondea conscience de ce qu’il aime faire», ou encore : «L’ennemi est (...)le politique, c’est-à-dire la personne qui veut organiser la vie desautres et les obliger à filer doux. » Auden ne finira pas ce livre. Ilpensait alors que « le développement historique », sa directiongénérale, comme le marxisme l’enseigne (je cite), conduit tôt outard à une société plus juste. Il abandonnera cette conviction pourfaire de Jésus le plus grand penseur historique. Il reniera ensuiteson pacifisme... « L’État moderne protecteur des arts. Quoi deplus atroce ? Songez un peu aux bâtiments de Washington. Son-gez à ces statues colossales, érigées à travers le monde entier, re-présentant le travailleur, le triomphe du fascisme, la liberté de lapresse... » En effet. Nous voilà confrontés, une fois de plus, auxrapports de l’art et de la politique : « Mais si les artistes se four-voient en matière de politique, les politiciens en font autant enmatière d’art. » Match nul... Et après ? À quoi sert donc la poé-sie, se demande-t-il ensuite ? À rien. L’engagement du poète luiapparaît comme une erreur, voir dangereux. Il ne change rien detoutes façons : « Je sais maintenant que tous les vers que j’ai écrits,toutes les positions que j’ai prises dans les années trente, n’ontpas sauvé un seul juif. » Vaste et inépuisable débat...

Revenons à l’Auden de Guy Goffette. Tout commence parune photographie du poète par Richard Avedon, qu’une amielui a adressée. Pendant plus de vingt ans, l’image resta muette.Et puis, un jour, Jacques Borel envoie à Goffette sa traductiondu poème d’Auden Musée des Beaux Arts. « J’en savais lesmots pas cœur sans en épuiser le sang, ni la magie... Mes yeux

s’ouvrirent sur un paysage tout neuf : ma vie », ou encore :« Longtemps, longtemps, des hivers de l’Est, dans le vent, lapluie et les étés pourris, dans les montées et dans les creux del’âme, dans les failles du couple où tout fait pierre et blesse,dans les cris des enfants et dans l’ennui des dimanches en pro-vince, j’ai tenu avec ce poème-là pour seul viatique. » AinsiGuy Goffette à la recherche d’Auden ne part-il qu’à la re-cherche de lui-même, du sens de sa vie. Son livre est dicté parl’amour qu’il porte au poète. Il l’aime comme on peut aimerun frère de douleur qui a su trouver la « consolation de l’échecrépété, du mal d’amour et de l’oubli ». Cette dimension dulivre de Goffette n’est pas la moins émouvante. Et pourtantnul épanchement. Il écrit dans la retenue une belle prose poé-tique où le tremblement du cœur se devine sans jamais s’ex-hiber. Il n’y a certainement pas de meilleure introduction àl’œuvre d’Auden. Cette rencontre de deux poètes, teintée demélancolie, nous vaut un ouvrage d’une rare qualité dans untemps où la médiocrité, la servilité et la sottise, pour ne pasdire l’inculture, semblent tenir le haut du pavé. Une baleineen effet dans la mare des faux semblants.

Jean Ristat

W.H. Auden, Poésies choisies, Éditions Gallimard.Le Prolifique et le Dévoreur, Éditions du Rocher, 13, 50 euros.Dis moi la vérité sur l’amour, Éditions Christian Bourgois, 6,85 euros.Quand j’écris je t’aime, Éditions du Rocher, 13 euros.Journal de guerre en Chine, Éditions du Rocher, 21,50 euros.Guy Goffette, Auden ou l’œil de la baleine,Éditions Gallimard, 17;50 euros.

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DR

Carlos Liscano.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . X I I

A R T S

Félix Vallotton : les éblouissements de la mémoire

« Paysages crépusculaires aux couleurs qui flirtent avec le chromo, théâtralisation extrême d’une courbe de rivière ou d’un nuage sur la mer… »

Devant les tableaux de paysage de Vallotton, on comprend qu’ila pris le parti de laisser passer des jours et parfois des semainesavant de porter sur la toile le spectacle qu’il avait contemplé,

et souvent esquissé au crayon. Paysages crépusculaires aux couleursqui flirtent avec le chromo, théâtralisation extrême d’une courbe derivière ou d’un nuage sur la mer, nus féminins dans l’eau ou devantdes ciels fuchsia ou orange : à l’évidence, Vallotton a recomposé dansl’atelier ses souvenirs visuels et ses rêves. Il appartient pourtant à lagénération qui suit les impressionnistes, ceux qui ont systématisé lapeinture « sur le motif ». Mais, déjà, il ne s’agit plus de saisir la réalitéd’un espace naturel, un jeu de lumière ou une atmosphère : Vallottonveut rendre la peinture à l’une de ses vocations qui est l’exploitationdécorative des formes et des couleurs. Si bien que ses maîtres ne sontpas à chercher du côté de Monet ou de Renoir mais, plus tôt dans lamémoire de la peinture, de celui de Poussin et du Lorrain, ces maîtresdu paysage idéalisé du XVIIe siècle (ou paysage historique), avec les-quels Vallotton partage un fort goût pour le « spectacle de la nature »– ou « la nature en spectacle ». Antonin Artaud écrivit fort justement :« Ses paysages ne sont pas des interprétations, mais des équivalences. »Du reste, on devrait peut-être employer un autre terme que « paysage »pour décrire ces toiles dont la surface est en grande partie consacréeà la voûte céleste.Quand les couchers de soleil font leur apparitiondans la peinture de Vallotton, en 1900 et 1901, c’est sous forme d’unesérie que le peintre appellera lui-même « paysages décoratifs ». Il s’agitde vues tout à fait identifiables de son pays d’origine, le canton de

Vaud. Mais, déjà, l’artiste propose, par le moyen de la stylisation, unevision synthétique de la réalité. Ce sont des tableaux où la lumièreémerge de la couleur elle-même, posée en grands aplats et qui ne pré-tendent à aucun réalisme : art, non plus d’imitation, mais de « concep-tion » (pour reprendre l’expression d’Apollinaire à propos des cu-bistes). La fréquentation de Poussin et ses nouvelles recherches vontalors le conduire au « paysage composé » : par ce terme, le peintre en-tend une représentation, certes issue d’une vision première, mais éla-borée dans l’atelier, en fonction des nécessités de l’œuvre elle-même.Par rapport à la période précédente, on note que Vallotton introduitplus de modelés, de profondeur dans le tableau, une stylisation moinsprimitiviste. Mais l’absence de perspective conjure tout réalisme. En1917, lorsque le ministère de la Guerre et le sous-secrétariat aux Beaux-Arts l’envoient sur le front, il note à propos de ses esquisses, insatis-fait au cœur de l’événement : « C’est du document sans souffle », etailleurs : « Peut-être au retour tirerai-je quelque chose de tout ça, unefois digéré. » Comme s’il n’était décidément d’art possible que par letravail de la mémoire. Félix Vallotton a peint une quarantaine de cou-chers de soleil entre 1910 et 1925 (année de sa mort), sans compter d’in-nombrables paysages dans la lumière du soir. Ils ont presque tous étéréalisés près de Honfleur. La Fondation Pierre-Gianadda (Martigny,Suisse) leur consacre une exposition (« Vallotton. Les couchers de so-leil »), jusqu’au 18 juin. Le catalogue est très riche et accompagné detextes particulièrement éclairants.

Belinda Cannone

Le Louvre mis au pas

Contemporaines au Musée du Louvre

Il fallait prévoir de bonnes chaussures pour ar-penter des kilomètres de couloirs et d’esca-liers, avoir un œil perçant pour repérer les in-

dications, du fair-play quand, parvenu à l’extré-mité du parcours, aux « arts d’Afrique,d’Asie… », on trouvait porte close.

Naguère le musée conviait des personnalitésà donner, dans l’intimité d’une exposition tem-poraire, leur point de vue sur ses collections. «Lapeinture comme crime» radicalisa l’exercice, dé-nonçant comme entreprise criminelle la cultureoccidentale dont le Louvre est un fleuron. Nou-velle étape : une dizaine d’artistes contemporainsont « produit une œuvre spécifique » et seconfrontent in situ avec les créateurs d’hier.

Boltanski a choisi la section consacrée auxfouilles des fossés du donjon. L’artiste pratiqueenvers son passé une forme d’archéologie indivi-duelle et reconstitue les objets perdus de son en-fance : des chaussons, bols et cuillères, en cire etterre rosâtre. L’ensemble, confronté à la puis-sance des vestiges médiévaux, prend l’allure decharcuterie pas fraîche, tandis que l’objet ar-chéologique, façonné par le temps et les restau-rateurs, parvient au statut d’œuvre. Autre inter-vention de l’artiste : rassembler les objets perduspar les visiteurs, les présenter comme des docu-ments ethnographiques rédigés par de lointainsarchéologues, qui confondraient un porte-clefsavec une amulette, un pot de moutarde avec unpot à onguent… C’est gentil, pas très original : de-puis longtemps les archéologues ont ainsi moquéleur nomenclature. Boltanski est passé à côté dusujet : interroger les objets perdus. On rêve d’uneexposition où l’on plancherait sur cette existen-tielle question: comment, au XXIe siècle, peut-onperdre un pot de moutarde en plein musée duLouvre ? Plus loin, F. Sanchez a conçu une ins-tallation sonore. On ne perçoit rien d’autre quela douce rumeur de la foule : est-ce l’œuvre ? Onavise le panneau explicatif où est gravé rageuse-ment : « Et pourquoi est-ce que ça ne fonctionnepas, c’est la 2e fois ! » La robe de mariée de M. A.Guilleminot restera invisible derrière une portefermée: elle rappelait « le plissé des tuniques égyp-tiennes», et était donc présentée sous le baldaquinde Louis XIV…

Dans les salles des peintures françaises, J.-M.Alberola a réalisé une série de pastels inspi-rés du Gilles,de Watteau, où il se concentre sur lafigure de l’âne, métamorphose le Gilles en clown,en Pierrot… « Il a choisi de présenter ces œuvresdirectement sur chevalet, comme sortant de l’ate-lier et confrontées avec le tableau qui l’a inspiré.»C’est courageux de s’affronter « directement » àWatteau! Mais la notice finit sur une lapalissade:«Cette présence directe d’œuvres contemporainesnous rappelle que les artistes présentés au Louvreont été des artistes vivants…» et la confrontation« directe » tourne à la débandade. Devant Wat-teau, il n’y a guère qu’un tableau monochrome in-titulé Gilles et une profession de foi : «Le Gilles estcelui qui tourne le dos à la fête programmée parles instances occidentales…» Du coup, les œuvresd’Alberola ont décampé au loin, fuyant Watteaucomme la peste ; on les déniche, les pauvrettes, re-groupées au milieu d’une immense salle, serréesles unes contre les autres, toisées, dominées, écra-sées par un gigantesque tableau XVIIIe de JeanRestout : la Pentecôte ! Pour leur donner unechance, on change d’angle de vue; cette fois les va-riations alberolesques se détachent sur Orphéedescendant aux enfers chercher Euridyce, grandemachine du même Restout, qui transforme lespersonnages d’Alberola en gnomes infernauxdont Orphée délivrerait Eurydice… Il paraît quel’artiste interroge la fin de la peinture. Restout amis K-O la sienne. À suivre…

Christine Sourgins

(1) Du 12 novembre 2004 au 10 février 2005.

Diviser pour régner dans la peintureNéo-impressionnisme, musée d’Orsay : tous les jours sauf le lundi de 10 heures à 18 heures, le jeudi de 10 heures à 21 h 45, le dimanche de 9 heures à 18 heures.

Àson habitude, Serge Lemoine, qui, de nos jours, gouverne le mu-sée d’Orsay, a forgé cette importante exposition sur le néo-im-pressionnisme dans la logique des précurseurs : ces artistes de la

fin du XIXe siècle ont été l’avant-garde annonciatrice des peintres et desartistes révolutionnaires du XXe siècle. Il avait fait la même démonstra-tion avec Puvis de Chavannes : il représentait à ses yeux le berceau de toutela peinture moderne, comme s’il ne pouvait subsister qu’à ce titre. Etmaintenant, on a le sentiment que laseule justification de Seurat, de Si-gnac et tous les artistes qui se sont lan-cés alors dans cette singulière expé-rience de l’espace picturale est d’avoirporter le germe de recherches aussidifférentes que celles de Pelizza deVolpedo, Kandinsky, de Nolde, maissurtout de Derain, de Matisse, de Vla-minck et des autres fauves et même,selon lui, de Braque, de Picasso etmême de Paul Klee, aux sus et au vud’un tableau que ce dernier a créé en1931, Rivage classique, qu’on ad’ailleurs le plaisir de pouvoir décou-vrir dans l’ancienne gare ferroviaire.À ce petit jeu-là, on peut s’étonner dela maigre représentation des futu-ristes italiens qui ne sont présentsqu’avec deux petites toiles de GinoSeverini et d’Umberto Boccioni. Lescompositions de Giacomo Balla jus-qu’à la célèbre Lampe (antidatée par l’auteur en 1909, mais plus certai-nement de 1910), comme celles de Carlo Carrà et de Boccioni dériventmanifestement de cette forme d’expression qui a transité en Italie par letruchement de Segantini, de Previati et de Pelizza. C’est en réalité l’un desécueils du premier futurisme, qui a du rapidement se débarrasser de cethéritage encombrant.

Cette façon de voir, qui est le fruit d’une sèche anamorphose mentale,risque de faire perdre de vue l’originalité et la spécificité de cette « école »qui est sortie toute entière du crâne de Monet, si l’on en croit tout du moinsPaul Signac et le critique qui l’a baptisée, Félix Fénéon. Signac résume àsa façon les grands moments de cette aventure : « “L’impressionnisme”procédait donc par décomposition des couleurs ; mais cette décomposi-tion s’effectuait d’une sorte d’arbitraire ; telle traînée de pâte venant je-ter à travers un paysage la sensation du rouge ; telles rutilances se ha-chaient de vert. M. Georges Seurat, Camille et Lucien Pissarro, Dubois-Pillet, Paul Signac, eux, divisent le ton d’une manière consciente etscientifique cette évolution se date : 1884, 1885, 1886. » La messe est diteet le mot est lâché : scientifique. Signac a l’absurdité de croire que la pein-

ture peut être une technique. C’est aussi l’invraisemblable démonstrationqu’a tenté de faire Fénéon dans son compte rendu de la 8e exposition im-pressionniste en 1886 : « Ces couleurs, isolées sur la toile, se recomposentsur la rétine : on a donc non un mélange de couleurs-matières (pigments),mais un mélange de couleurs-lumières. » Suit un graphique inspiré parles équations de luminosité établies par Rood. Ces principes reposant surles postulats de l’optique moderne et de la science des couleurs ont sans

nul doute produit les principes stylis-tiques et donc esthétiques de ce qu’ona appelé le divisionnisme, le poin-tillisme et j’en passe. Mais auraient-ils suffit à engendrer la poésie qui s’at-tache aux plus abouties de cesœuvres.

Bien sûr, cette peinture ne se limitepas à une méthode. Elle est souventempreinte d’une poésie, qui doitbeaucoup à une nouvelle intelligencede la nature pour les uns, au symbo-lisme pour les autres, et à l’influencedu japonisme pour la plupart d’entreeux. Et comment expliquer l’étrangemagie qui émane du cirque de Seurat,un tableau qui donne l’impressiond’être issu de nulle part ? Et que direde ses incroyables dessins qui sont desvariations en noir d’une intensité rare– d’une beauté tout aussi rare – et qui

pousse jusqu’à sa limite extrême lecontraste de ces deux pôles chromatiques radicaux ?

Qu’on oublie un instant ces présupposés théoriques et qu’on se laisseséduire par les inventions plastiques de ces grands maîtres, mais aussi deceux que l’histoire a quelque peu méprisés : l’inestimable MaximilienLuce, Henri-Edmond Cross et ses mythologies décantées et solaires, lesurprenant Charles Angrand, Théo Van Rysselberghe, l’admirable JanToorop. Ce principe commun a permis tant de visions divergentes qui of-frent des plaisirs pour l’œil et pour l’esprit d’une qualité chaque fois in-attendue. Et c’est là que réside tout l’intérêt de l’exposition, plus que dansla leçon d’histoire de l’art massivement assénée.

Gérard-Georges Lemaire

« Le Néo-Impressionnisme, de Seurat à Paul Klee », musée d’Orsay, jusqu’au 10 juillet. Catalogue RMN, 464 pages, 50 euros.Dessins de Georges Seurat et des artistes néo-impressionnistes, musée d’Orsay, jusqu’au 10 juillet. Catalogue musée d’Osay-5 continents, 96 pages, 15 euros.

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Signac sur son bateau, 1896, de Théo van Rysselberghe, Huile sur toile, 93,2 x 113,5 cm, Collection particulière.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . X I I I

A R T S

CHRONIQUE DE FRANCK DELORIEUX ET GIANNI BURATTONI

Hommage contre DuchampL

a neige fondue sous les assauts de mars, les pas s’allègentpour le peintre et l’écrivain. Le printemps. Envie de flâ-ner. De jouir de la douceur de l’air. De l’air ! Voici ce qui

manque à Paris, sous-préfecture de province figée dans sonpassé, dans sa gloire sépia aux angles écornés, fausse capitalequi ne sait plus présenter d’œuvres fortes, ni même simplementagréables, tout simplement agréables. L’art dans cette ville : co-pies incultes de « l’art international », qui arrivent avec au moinsdix ans de retard et prennent les médias pour seules références.On ne vit plus à Paris. On y dort, mâche sans fin le même boutde viande insipide, radote, dort. Une saison, comme une ville,ne meurt jamais debout.

Les galeries sont des hôtels. Pardon ? Émile Littré expliquequ’un printemps d’hôtellerie est « un mauvais tableau repré-sentant les quatre saisons, qu’on trouve souvent dans les hô-telleries ». On nous annonce à grands cris, ces cris qui évoquentceux des marchands de poissons, que la peinture fait son retour.On nous le répète. Bien. Elle fait son « retour », pas son renou-veau. Pas de printemps, au fond. Un grand froid saisit le peintreet l’écrivain devant ces poissons au rire bête, ces personnagesde mangas aux couleurs criardes, ces dessins bâclés « tellementdrôles », ces dégoulinures purulentes de Ripolin, ces bibelotsdécoratifs que l’on jette une fois la mode passée. Cette pacotillepour enfants attardés (« Funny ! » comme on disait dans les80’s), ne représente ni une dénonciation critique, ni une explo-sion d’un art de consommation impulsive, mais un art de conso-lation. Des écoles (le pluriel est-il nécessaire quand il s’agit, pourreprendre et détourner Heidegger, d’une « unique proximité dumême » ?) se sont installées (le pluriel est gardé pour au moinssauver la grammaire), avec leurs académismes, leurs tics, leursprétentions, leur vide. La production bat son plein, on exporte,on réjouit les pauvres petites filles et les pauvres petits garçonsriches. Seul le néant peut divertir ceux dont la vie et le cerveausont un néant. Oui, le cœur se glace. La vague de nihilisme bon

marché qui investit la plupart des galeries n’est pas prête de re-tomber. Ainsi, chez...

Et merde ! Le peintre et l’écrivain sont las. Après s’être saliles yeux, pourquoi écriraient-ils sur tous ces produits affligeants,leur faisant ainsi de la publicité ? Car, lecteurs, saviez-vous queles galeristes sont ravis que l’on attaque leurs expositions ? Cy-niques, ils le disent : on parle d’eux. Impatients de printemps,le peintre et l’écrivain se refusent aujourd’hui à entrer dans cejeu. Le peintre et l’écrivain vous aiment, Madame de Sévigné,pour cette si belle phrase : « Nous avons un fort aimable temps,plus d’hiver, une espérance de printemps qui vaut mieux que leprintemps. » Ils espèrent aussi, mais en trépignant. Plus vite,plus vite !

Plus léger, d’abord. Léger comme cet air pas encore chargéde pollens, comme cet air qui commence à éveiller doucementles plantes que gardent Flore, Priape, Cybèle, les nymphes... Queles dieux préservent le peintre et l’écrivain du nihilisme ! Her-mès leur souffle alors une idée : « ... le commerce... le com-merce... faites un tour des vitrines... » Il est vrai que le Maraisconcentre à la fois les galeries et des grossistes de camelote.L’idée était bonne. Derrière les panneaux de verre poussiéreux,ils découvrent une marchandise qui tient de la même esthétiqueque celle vendue par les « lieux d’art », mais sans discours ni mé-tadiscours. Félicité des jouets de plastique, coucous suisses, sacsde skaï, bijoux fantaisie, statuettes de monstres phosphorescentsqui demeurent muets. C’est toujours ça que le Centre Pompi-dou n’aura pas.

Arrive ici la nécessité d’écrire une lettre à Marcel Duchamp :« Cher Marcel,Nous ne ferons pas partie de ceux qui te vouent aux gémo-

nies t’accusant d’être responsable de la nullité contemporaine.Nous suivrons ton exemple, surtout pas dans la lettre mais dansl’esprit. Toi qui avais une parfaite culture classique, tu inven-tas le ready-made. Des artistes au talent improbable, à la cul-

XXII

Le peinctre qui voudroit animer un tableauD’un printemps bien fleuri, ou y feindre une glaceDe cristal reluisant, ou l’azur et la faceDu ciel, alors qu’il est plus serein et plus beau,

S’il vouloit faire naistre au bout de son pinceauLe front de la Ciprine, ou retirer sa grace,Ou l’astre qui des cieux tient la première place,Alors que son plein rond il refait de nouveau,

Qu’il imite, s’il peut, le front de ma deesse,Mais qu’il se garde bien que son arc ne le blesse.S’il fait Pycmalion, la mere de Cynire,

Qu’il voye prendre vie à ce qu’il aura peint,Il sera, par les maulx qu’il en aura, contrainctLe tableau parricide et le pinceau maudire.

ture inexistante et à la paresse éléphantesque se réclament detoi. Tu as semé la zizanie, et fermé la porte. Nous imaginons tonrire sardonique. Que cela doit être bon ! Nous voulons rire avectoi. Nous te proposons donc l’inverse de ta démarche. Remettreà leur place ce qui s’expose dans les galeries. À leur place, c’est-à-dire dans les échoppes où tout est à un euro, où le prix fait lavaleur. Et pour finir, en hommage contre toi, nous reprenonsen les signant ces quelques vers d’un poète ancien pour qui leprintemps ne fut pas la saison de l’amour, nous t’offrons cedésabusé ready-made :

Max Jacob, poète et peintre

« Max Jacob n’avait qu’une seule école : la sienne. Elle resta figurative et n’eut qu’en de rares circonstances

des velléités modernistes. »

Max Jacob, de Béatrice Mousli, Éditions Flammarion,2005. 514 pages, 25 euros.

De tous les écrivains qui se sont adon-nés à la peinture et au dessin (et dieusait s’ils sont nombreux, de Michaux

à Cocteau, de Montherlant à D. H. Lawrence,de Wyndham Lewis à William S. Bur-roughs…), Max Jacob ne compte pas parmiles amateurs. Parallèlement à son œuvre poé-tique, il a poursuivi un travail plastique qui,s’il n’atteint pas des sommets vertigineux,n’en est pas moins respectable. Sans douteparce que l’auteur du Cornet à dès s’est tou-jours montré assez modeste (dans un texte au-tobiographique, ne s’exclame-t-il pas : « Dansl’histoire de la peinture il n’y a pas de génie,hélas ! » ?). Ami intime de Picasso (qui fut sonparrain quand il se convertit au catholicisme),il ne l’a jamais suivi, même de loin, dans lechamp miné du cubisme. Ami intime de Mo-digliani, il s’est contenté de lui adresser unmerveilleux poème (« Pour lui prouver que jesuis poète »). Max Jacob n’avait qu’une seuleécole : la sienne. Elle resta figurative et n’eutqu’en de rares circonstances des velléités mo-dernistes. Cela n’en fait pas nécessairementun mauvais artiste. Dans la bonne biographiequ’elle vient de lui consacrer, Béatrice Mousline semble pas prendre en considération lesfruits de son art. Elle se contente de signalerses expositions et les réactions qu’elles susci-

tent. Mais rien sur le créateur, comme sil’homme et le peintre avaient été dissociés surla table de dissection du légiste (en l’occur-rence, le biographe). C’est dommage, car l’en-treprise est honnête et même utile. Mais il y ades légèretés : par exemple, elle rappelle les cir-constances de l’arrestation de Max Jacob, soninternement à Drancy, mais elle oublie de direà quel point Picasso, Cocteau et Sacha Guitryse sont démenés pour obtenir l’élargissementdu malheureux poète, qui est mort le jour oùarriva l’ordre de sa libération, le 5 mars 1944.Par contre elle cite l’article nécrologique parudans Je suis partout – « Max Jacob est mort.Juif par sa race, breton par sa naissance, ro-main par sa religion, sodomite par ses mœurs,le personnage réalisait la plus caractéristiquefigure de Parisien qu’on pût imaginer, de ceParis de la pourriture et de la décadence dontle plus affiché de ses disciples, Jean Coteau,demeure l’échantillon également symbolique.» Heureusement, en avril, les Lettres fran-çaises évoquent ce décès en d’autres termes :« Après Saint-Pol Roux, Max Jacob vientd’être assassiné par les Allemands. CommeSaint-Pol Roux, Max Jacob a eu contre luison innocence. Innocence : la candeur, la lé-gèreté, la grâce du cœur et de l’esprit, laconfiance et la foi. La plus vivace intelligence,la véritable honnêteté intellectuelle. » Depuislors, le poète est resté vivant dans nos mé-moires. Mais le peintre, pas assez.

Gérard-Georges Lemaire

L’art de la dérision, de Picabia à Vanarsky

Écrits critiques. De Francis Picabia, préface de Bernard Noël, Édition établie par Carole Boulbés.Éditions Mémoire du livre, 2005. 696 pages, 39 euros.Du potentiel dans l’art. De Oupeinpo. Éditions Seuil, 2005. 224 pages, 40 euros.

En un temps où les artistes « contempo-rains » (sans doute par opposition àceux qui ne le sont pas !) (1) qui ma-

nient le scandale bien calibré manière publi-cité de marques, la provocation bien commeil faut et politiquement correcte, et exhibentles pornographies bien calibrées qui leur va-lent la bénédiction de Catherine M., il n’estpas désagréable d’échapper à l’asphyxie pro-voquée par cette monomanie redondante etobsessionnelle des soi-disant « contempo-rains » en se tournant vers des créateurs pas-sés ou actuels qui ont su frapper l’imagina-tion. Je songe en premier lieu à Francis Pica-bia, l’inclassable, l’insupportable, le dadaïsmehyperbolique. Il se méfiait de Breton (à justetitre) et faisait les choses dans un brouillondésordre. À dessein. Ce qui lui a permis decréer les tableaux les plus inventifs des annéesvingt à Paris. Quand on lit ses textes critiquesqui viennent d’être rassemblés, force est deconstater qu’il n’avait pas la langue danspoche. Que dit-il des écrivains en vogue ?« Littérature de gymnase ! J’ai horreur desœuvres qui sentent le déménageur, j’ai horreurde la littérature cirée, de la littérature imper-méable. » Quant à ses pairs, il ne les traite pasmieux. Il annonce : « Prochainement à la salledes ventes, autodafé de tableaux cubistes. »

Cela ne l’a pas empêché de donner le jour auballet Relâche et au film Entracte. En 1927, ilest le dernier dadaïste et il n’hésite pas à bro-carder Cézanne, devenu un demi-dieu : « Chefd’école, à l’école du néant, il entraîne peu àpeu avec lui quelques derniers disciples quiont trouvé plus commode de le suivre pourgagner du temps. Le temps les a gagnés. »

Les peintres sortis de la sphère oulipiennen’ont pas la même outrecuidance ni la mêmemorgue. Question d’époque. Mais ils n’en ma-nient pas moins l’ironie et la dérision sans frein.Je me limiterai au cas de Jack Vanarsky. Connupour ses livres qui respirent lentement, pour samagnifique Chambre de Kafka qu’il a réaliséau musée du Montparnasse en 2002, il a pro-duit pour cette anthologie quelques textes quivalent le détour. Ses théories (ludiques cela vasans dire) de la « lamellisation évolutive spatio-temporelle » et de la « topographie » sont de pe-tits bijoux aconceptuels. Et quand il expliqueque la « neutralisation de la contrainte parbords » remplace le dégradé, le sfumato et lemélange optique chez à Seurat, il tient à préci-ser que « cette méthode dans des circonstancesfloues : reflet dans l’eau, fumée, nuages, museinspiratrice ». Ah dérision, quand tu nous tiens !Mais l’œuvre de cette artiste qui ne se prend pasau sérieux n’en est pas moins hautement poé-tique et forte. L’auto-ironie en art est de nosjours une propédeutique indispensable pour nepas sombrer dans le kitsch exponentiel de l’es-prit de sérieux de ces précieux ridicules qui nousservent d’artistes officiels.

Georges Ferou

(1) Histoire de l’art contemporain,Jean-Luc Chalumeau, Klincksieck.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . X I V

C I N É M A

LA CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP

Journal d’un cinémateurL

e caissier de mon cinéma ordinaire, charmant jeune mous-quetaire bonzaï, est volubile ; aussi, quand, aux heurescreuses, je vais quérir à l’avance les tickets pour la pro-

chaine séance, de peur d’être, battant la semelle dans la queue,réduit en esquimau glacé, nous causons, ou plutôt il cause. Cesderniers temps, il s’affiche morose : « Rien ne m’excite, assure-t-il d’une voix lasse. » Je proteste mollement, lui cite des titres defilms estimables. Non, non, fait-il de la tête. « Je ne revois que devieux films, Cassavete, Huston... » , ajoute-t-il. Je croyais que lerelire ou le revoir était le privilège du grand âge.

Vera Drake, la faiseuse d’anges est une sainte, pour les jeunesfilles en fruit, néanmoins je doute que ce qui reste de pape, ce14 février, ne l’inscrive jamais au calendrier ; munie d’une poireà lavement et de savon mou, elle exerce son apostolat auprèsd’engrossées des années cinquante. Le film lui-même pourraitêtre de ces années-là, signé de l’excellent Jean-Paul Le Chanois,par exemple (le Cas du docteur Laurent), si ce n’est qu’il a ététourné en vert et kaki, so british, plutôt qu’en noir et blanc. Labienheureuse, tout d’une pièce en bonne héroïne de mélodrame,réussit néanmoins à émouvoir (Imelda Staunton), malgré les re-lents de naphtaline hagiographique qui monte au nez. MikeLeigh est un vieux cheval de retours lacrymaux. Une semaineaprès, revenant sans pouvoir en revenir de Gênes, les yeux en-core pleins de palais éblouissants, j’obéis à mon premier mou-vement qui me porte vers Delle consequenze de l’amore, dePaolo Sorrentino. « On ne se méfie jamais assez des consé-quences de l’amour », note énigmatiquement sur un bloc le per-sonnage, qui semble ne rien craindre tant que la rupture du si-lence dans lequel il s’est enfermé. Le spectateur devient alorsŒdipe interrogeant ce sphinx qui finit par manger un morceau,que Rocambole, grimé en maffieux, n’eût pas refusé. Qu’im-porte : j’ai retrouvé, le temps d’une séance, le « bel paese là doveil si suona ».

Qui n’a pas eu la tentation d’envoyer promener au diablevauvert le Promeneur du Champ de Mars, tant était déplaisantle verbiage incontinent de tous ceux pour qui Mitterrand devaitimpérativement être quelqu’un, pour qu’ils fussent quelquechose ? Je tente aujourd’hui, 23 février 2005, d’oublier les illu-sions d’antan (1981), à seule fin de me rabattre sur le film, rienque le film. Je n’y découvre qu’un acteur prodigieux, un GlennGould dramatique (Michel Bouquet) étudiant toujours, jusqu’àplus soif, le rôle du Roi se meurt, aux côtés d’un faire-valoir, dis-

tribué dans l’emploi ingrat de confident de tragédie. Robert Gué-diguian, dont naguère on a loué ici la fidélité, fait mine de grif-fonner dans les marges de cette méditation sur la mort quelquesnotules politiques, mais ce ne sont que béquets bâclés. De tempsà autre, quand j’oubliais d’oublier, me revenait en mémoire l’ad-juration sarcastique du divin marquis : « Français, encore un ef-fort si vous voulez être républicains ! »

25 février : au cœur de l’après-midi, bref monologue intérieurpendant la projection de la Petite Chartreuse, de Jean-Pierre De-nis, d’après le roman de Pierre Péju. « Rien d’aussi contraire àla poésie que le poétique... Adapter, ce n’est pas punaiser sur unécran des images découpées dans un texte littéraire... Comme laroche tarpéienne du Capitole, le grotesque est près du sublime...Mais n’est-ce pas moi qui, mal jugeant, divague... Bah ! une cri-tique ne doit jamais hésiter à se rendre ridicule... » (Jean Paul-han). Puis la voix du dedans s’est tue. « As-tu vu The machinist ?Film espagnol, contrairement à ce que laisse croire le titre, il vautla peine : maniérisme doloriste éprouvant, plastique, un peu tocmais étrange, et moral », m’écrit ce soir mon ami B. Non.

Le lendemain, je me sens comme dépossédé de deux annéesde ma vie, splendides comme le printemps qui tarde tant : Mos-cou n’est plus mon Moscou, où les désirs se camouflaient sousd’amples manteaux de coupe Brejnev. Mais comment s’étonnerdes déviations d’un film signé Troitsky, fût-il Dmitri ? Bojé moï !Qu’aurait pensé Sergueï Bondartchouk de Ia lioubliou tibia (Jet’aime), comédie primesautière d’Olga Stolpouskaya et du Dmi-tri susnommé, où l’on joue sans façon à saute-lapon ? Voici venule temps de l’irréalisme post-soviétique.

Le soir, je regarde passer, l’œil bovin, le train cérémoniel descésars. Abdellatif Kechiche, le tendre réalisateur de l’Esquivedont sourd une tristesse sourde, comme on dit d’une lumière, semble si accablé sous le faix de tant de justes récom-penses, qu’il supplie à voix mourante Arnaud Despléchin (Roiset reines), dont tout le sépare à première vue, de porter une partde son fardeau. Car les adolescents de la cité du Franc-Moisin àSaint-Denis, ne connaissent pas les délices névrotiques des cin-quième et sixième arrondissements de Paris. Au cinéma, les dis-tances se coupent sur la table de montage.

Le lendemain, dimanche de glace, sur la route de Louviers,sans cantonnier ni carrosse doré, où se projette Pierre et son oie,dessin animé de José Xavier (1988), d’après un conted’Alexandre Dumas. Dix minutes de pur plaisir cinématogra-

phique. Depuis René Laloux, il n’y a plus de studio d’animationen France, hélas !

À dîner, ce vendredi, mon ami B. qui me demande : « As-tuvu The machinist ? », non sans sévérité. Je baisse la tête. Non.

Samedi 5, à une séance de rattrapage du matin, My Architectqui aurait pu s’intituler « À la recherche du père trépassé ». Bâ-tard, Nathaniel avait un père, un vieux père, qu’il a à peineconnu, mort lorsqu’il n’avait que douze ans, un architecte, LouisKahn, l’un des plus inventif du XXe siècle. Si, plus de vingt ansaprès, caméra à l’épaule, il part en quête de ce géniteur à tiroirs,qui a multiplié les projets, les dettes, les familles, c’est pour en-fin se l’approprier et pouvoir apposer à architect, l’adjectif pos-sessif « my ». Un film parfois sonne comme un acte d’amour.

Dans Stage Beauty (comment traduire ? Beauté de théâtre ?)de Richard Eyre, film joliment shakespearien, côté comédie, côté« Beaucoup de bruit pour rien », ou « l’amour ne suit jamais uncours régulier », j’ai retrouvé mon vieil ami, George Villiers,deuxième duc de Buckingham, que j’avais laissé tantôt, dans leVicomte de Bragelonne, amoureux fou à lier d’Henriette d’An-gleterre, et que, esbaudi, je retrouve, ce 8 février, amoureux folledu héroïne (la grammaire n’est décidément pas queer) que, l’in-terdit des femmes en scène sous Charles II, a projeté(e) au cieldes étoiles théâtrales. Le film donne dans l’ambigu comique,certes, mais « Il ne faut pas confondre ambiguïté et absurdité »,a prévenu Simone de Beauvoir.

Le lendemain, à la sortie du Cauchemar de Darwin, d’Hu-bert Sauper, une dame d’âge doublement canonique s’écrie : « Jen’ai jamais acheté de perches du Nil ; maintenant, je sais pour-quoi. » Ce serait une bonne raison d’aller voir ce film. Y en a-t-il d’autres ? Bien sûr : dénoncez, dénoncez, il en restera toujoursquelque chose ! Mais, lorsque le documentariste, bonneconscience dénonçante, s’avère impuissant à remonter de l’ef-fet à la cause, et à analyser clairement l’origine des désastres hu-mains, économiques, écologiques qu’il publie, le spectateur,Gros-Jean comme devant, rentre en lui-même.

Lundi 14 mars. Blonde et Brune de Christine Dory, moyenmétrage de la collection « Décadrage ». Un certain charmed’abord, mais qui passe avec le temps ; certains moments ontde la grâce, mais l’on se convainc à la longue (qui est plutôtcourte) que dix courts métrages, qui avaient tout pour êtreréussis, débouchent, mis bout à bout, sur un moyen métragequi ne l’est pas.

Richet à l’assaut de l’AmériqueLe réalisateur d’État des lieux et de MA 6-T « prend le spectateur à la gorge et l’immerge sans ménagement

dans le vif et l’urgence de l’action ».Assaut sur le central 13,de Jean-François Richet

Après trois longs métrages, à mi-cheminentre le cinéma d’Eisenstein et celui dePialat, État des lieux (1995), Ma 6-T va

crack-er (1997) et De l’amour (2001), qui ont poséles fondements d’une œuvre engagée et person-nelle dans laquelle, avec un mélange d’innocencerageuse et de cinéphilie, de savoir-faire et d’au-dace politique, il portait un regard détonant surla banlieue parisienne et ses tensions sociales.Jean-François Richet prend d’assaut l’Amérique,réalise, après Luc Besson, Jean-Pierre Jeunet etMathieu Kassovitz, un film labellisé Hollywood,et, à la différence de certains de ses prédécesseurs,confirme qu’il est un vrai cinéaste. Inspiré du RioBravo(1958) d’Howard Hawks, Assault on Pre-cinct 13 (1976) de John Carpenter (deuxièmeopus et sans doute l’un des plus réussis du réali-sateur deFog) est devenu depuis quelques annéespour les jeunes cinéphiles un film-culte qui a déjàservi de matrice à plusieurs variations filmiquesplus ou moins avouées dont Ghosts of Mars(2001) de Carpenter lui-même ou Nid de guêpes(2002) de Florent Siri. En décidant de s’appro-prier le matériau de base du film de Carpenterpour réaliser, avec la bénédiction du maître, unthriller d’action psychologique, Jean-FrançoisRichet assume pleinement la stratégie du remake.Il reprend dans ses grandes lignes le concept del’œuvre originale, conservant le principe d’unitéde lieu et de temps : un commissariat isolé, atta-qué pendant toute une nuit, et reconduisant la lo-gique dramaturgique : l’alliance de policiers et de

repris de justice pour faire face à l’assaut d’unemenace sans lois.

Dès l’ouverture du film, avec une séquencede pré-générique ébouriffante, Richet prend lespectateur à la gorge et l’immerge sans ména-gement dans le vif et l’urgence de l’action : le hé-ros, le sergent Jake Roenick (Ethan Hawke) estdémasqué par des mafieux lors une opérationd’infiltration qui tourne mal et se termine par lamort de ses deux équipiers. Huit mois plus tard,la nuit de la Saint-Sylvestre, nous le retrouvons,dépressif, à la tête du commissariat 13 de la ré-gion de Détroit qui doit fermer ses portes le len-demain et dont le personnel a déjà été muté. Ilboit et absorbe compulsivement des comprimésen attendant que la pendule égrène les douzecoups de minuit. Ne restent avec lui quequelques employés : un vieux policier (BrianDennehy) proche de la retraite, une aguichantesecrétaire (Drea Matteo) et une psychologue dela police (Maria Bello), en charge de Jake, quiattend un dépanneur. Tout est calme et la petitebande s’apprête à fêter tranquillement la find’année… À l’extérieur, une terrible tempête deneige se lève forçant un bus de la police quitransporte des prisonniers à trouver refuge dansle commissariat en voie de désaffection. Parmiles détenus en transit, aux côtés de trois délin-quants – un Chicano junkie et survolté (John Le-guizamo) et deux Blacks : un petit escroc à la pe-tite semaine (Jeffrey « Ja Rule » Atkins) et unejeune membre de gang (Aisha Hinds) qui se ditinnocente –, se trouve un redoutable ponte de ladrogue, Marcus Bishop (Lawrence Fishburne),qui après avoir tué un policier ripoux avec lequel

il était en affaires a été arrêté et mis en garde àvue, obligé, en raison des fêtes, d’attendre le len-demain pour payer sa caution et être libre. Laprésence de Bishop dans le commissariat va dé-clencher l’assaut, car l’autobus a été suivi toutle long de son parcours par une mystérieuse ca-mionnette noire. Lorsqu’il découvre un badgede policier sur le corps de l’un de leurs as-saillants, le sergent Roenick comprend qu’il nedoit attendre aucun secours de l’extérieur et queles huit personnes réunies à l’intérieur du postesont condamnées à faire équipe, une équipe defortune, pour survivre et contrer les attaques deforces de l’ordre corrompues et surarmées,prêtes à tout pour éliminer avant l’aube tous lesoccupants du central 13 dont le témoignagepourrait se révéler accablant. Une longue nuitblanche de combat à mort et de rédemptioncommence, au cours de laquelle le sang versé vapeu à peu brouiller et effacer la frontière qui sé-pare les flics et les voyous, l’ordre et le désordre,l’humanité et la barbarie, le bien et le mal.

À partir de cette base scénaristique, Jean-François Richet propose un film de genre sansfaux-semblants, porté par une mise en scène dy-namique, à hauteur d’homme, qui ne sacrifiepas l’intériorité des personnages et le jeu des ac-teurs à la sublimation spectaculaire de l’actionet qui, à la chorégraphie réglée et stylisée descorps et de la violence, préfère l’expression bru-tale et confuse des débordements pulsionnels etincontrôlés. En ceci et malgré les péripéties, re-virements et surprises attendues d’un scénario(écrit par James De Monaco) souvent trop ex-plicatif et qui tend à décrypter les comporte-

ments à la lumière artificielle d’une psychologiede la rédemption, Assaut sur le central 13 restebien un film du cinéaste de Ma 6-T va crack-er,un film inconfortable qui transmet une sensa-tion d’urgence et de danger et qui affirme la dé-fiance vis-à-vis de l’ordre comme une éthique dela survie. On pourrait reprocher à Jean-FrançoisRichet d’avoir donné un visage, une identité etdes motivations aux assiégeants (un groupe depoliciers corrompus), alors que Carpenter jouaitsur le hors-champ et sur la puissance fantasma-tique d’un ennemi presque invisible. On pour-rait regretter que son film manque de ce pouvoird’abstraction qu’ont la plupart des grandesœuvres, de cette force d’étrangeté qui en auraitfait un film aussi inquiétant et crépusculaire queson modèle. Mais ce serait oublier que n’est pasHawks ou Carpenter qui veut, que les tempschangent et qu’à l’époque où Carpenter tour-nait son Assault, l’Amérique, sortant de laguerre du Vietnam, ne se voyait d’autre ennemiqu’elle-même et était hantée par les fantômes desa mauvaise conscience. À l’Amérique ultrali-bérale et religieuse de G. W. Bush où l’hommede foi et d’argent a remplacé l’homme d’hon-neur hawksien et où la menace est clairement dé-signée et identifiée comme un mal exogène, Ri-chet rappelle que l’enfer, c’est d’abord nous etpas les autres, que l’ennemi est intime et qu’il seterre à l’intérieur de nos sociétés sous le masquecorrompu de l’ordre et du bon droit. Son pre-mier film américain, trop américain pour cer-tains, est peut-être encore et aussi une œuvresubversive.

José Moure

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . X V

S P E C T A C L E S

Chemins parallèlesAvec Brand, mis en scène par Stéphane Braunschweig, Ibsen est enfin restitué à sa véritable dimension.

Brand, d’Ibsen. En avril à Lille, Bordeaux, Caen, puis au Théâtre de la Colline à partir du 13 mai. Tél. : 01 44 62 52 52.

C’est une excellente idée que d’avoir programmé sur unemême saison deux spectacles des dramaturges scandi-naves, Ibsen et Strindberg, aussi proches et en même

temps aussi dissemblables l’un de l’autre. Pièces de très grandeampleur, Brand du premier nommé et le Chemin de Damas dusecond ne pouvaient être mises à l’affiche que dans des grandesstructures. Voilà qui est fait par deux théâtres nationaux, celuide la Colline à Paris et celui de Strasbourg (TNS).

Deux œuvres fleuves donc (Brand dure plus de quatre heures,le Chemin de Damas se déroulerait dans son intégralité sur prèsdu double de temps, Robert Cantarella, son metteur en scène l’aréduite à un peu moins de la moitié), deux œuvres qui opèrentdans le même registre. Celui d’une quête ou d’une initiation d’unpersonnage hors norme ; pasteur atypique, Brand, chez Ibsen,poète baptisé l’Inconnu chez Strindberg. Deux personnagesquasi prométhéens dans leur ambition d’aller jusqu’au bout deleur quête, dans leur marche vers l’absolu. Deux êtres qui ne ces-sent de frôler l’abîme de la folie. On comprend aisément la lon-gueur du cheminement de Brand renvoyant au chemin de croixde l’Inconnu vers Damas. L’intérêt du rapprochement entre lesdeux pièces réside dans la comparaison entre les routes em-pruntées par nos deux anti-héros. Rectiligne jusqu’à l’insup-portable chez Ibsen, éclaté comme en étoile ou dans un jeu defeuilletage chez Strindberg. Le traitement théâtral des metteursen scène, Stéphane Braunschweig pour Brand, Robert Canta-rella pour le Chemin de Damas, en étant fidèle à l’esprit des au-teurs, finit aussi par diverger. D’un point de vue purement es-thétique, la comparaison entre leurs travaux pourrait être fé-conde et révélatrice de la situation du théâtre à l’heure actuelle,dans ce qu’il propose de plus intéressant.

Restitué à son véritable esprit par la grâce de la belle et justetraduction d’Éloi Recoing le poème dramatique d’Ibsen, vé-ritable négatif, au sens photographique du terme, du PeerGynt composé deux ans plus tard, acquiert dans la mise enscène de Stéphane Braunschweig (qui avait présenté Peer Gynten 1996) un sombre et puissant éclat. Son spectacle se joueentre ombre et lumière, irradié par la folie obsessionnelle deBrand, celui qui « demande tout ou rien », qui, contrairementà ses confrères de l’Église ne se contente pas d’« indiquer lechemin » mais « le prend ». Il affirme haut et fort que « vivreest aussi un art » alors qu’il ne cesse de tutoyer, à défaut del’apprivoiser, la mort. Qu’est-ce donc que ce personnage in-carné (jamais terme n’aura été aussi bien approprié) jusqu’à

la brûlure par Philippe Girard qui trouve là le rôle de sa car-rière déjà riche ? Qu’est-ce que ce personnage sorti tout droitde l’imagination d’un poète athée ? Dans quelles eaux troublescelui-ci tente-t-il de nous immerger ? Je ne cessais de songerpendant le long chemin semé d’embûches (d’épreuves ?)qu’emprunte Brand, lequel ira jusqu’à sacrifier et femme et

enfant avant d’aller se fondre dansl’« église de glace et de neige », point ul-time de son parcours, je ne cessais desonger au mot de Malraux prédisantque le XXIe siècle serait religieux. Medemandant ce que l’on mettait vrai-ment dans ce terme (est-ce cela le reli-gieux ?), m’étonnant qu’il ait fallumettre un siècle, le XXe, entre paren-thèses, pour enfin y parvenir. Branddate de 1896, le Chemin de Damas de1898 tout comme Peer Gynt auquel ilrépond et avec lequel il tente de rivali-ser. Un siècle pour rien, mais avec tou-tefois quelques cataclysmes bien sentis,histoire de bien nous faire comprendreles choses. Le destin a de ces ironies !

La mise en scène de StéphaneBraunschweig est à l’image de sa scé-nographie (qu’il signe lui-même encompagnie d’Alexandre de Dardel).Volumes imposants, à la mesure ducombat qui va se dérouler, lignes etcourbes nettes, bien découpées qu’unsimple changement d’habillage etqu’un léger déplacement des volumesferont habilement évoluer au fil desactes, le tout sous les lumières subti-lement dosées de Marion Hewlett.C’est superbe d’intelligence et cela in-duit d’emblée un certain style de jeudécalé d’avec un simple et très ba-sique réalisme. Les compagnons dePhilippe Girard sont au diapason.Claude Duparfait, Pauline Lorillard,John Arnold, pour n’en citer quequelques-uns, sont tous à l’unissond’une production comme toujoursmenée avec maîtrise et fermeté parBraunschweig.

On en terminera (mais en a-t-onjamais fini avec lui ?) en allant voir le Peer Gynt mis en scènepar Patrick Pineau et créé l’été dernier au Festival d’Avignon.Un beau travail mené tambour battant par Éric Elmosnino àla tête d’une équipe homogène. Le théâtre enfin retrouvé auThéâtre de l’Europe, après le Hedda Gabler de triste mémoire.

Jean-Pierre Han

Disparition d’une force viveTitina Maselli qui avait su donner à l’œuvre théâtrale matérialité et évidence immédiates vient de nous quitter.

Même si nous sommes tous, à n’en pasdouter, des « êtres-pour-la-mort », ilest pourtant des êtres qui nous le font

oublier, non parce qu’ils seraient eux-mêmesexemptés ou encore oublieux de la mort, maisparce qu’ils semblent l’éloigner, parce qu’ilsn’y font jamais penser, comme s’ils lui étaientétrangers, comme si elle leur était étrangère.Étrangère à la mort, Titina Maselli l’était ab-solument et singulièrement, il y avait en elle cecharme au sens le plus ancien, celui d’une grâcequi est d’abord une force. Tous ceux qui l’ontconnue et côtoyée savent aujourd’hui qu’ilsont perdu cela, cette force (et la douceur decette force, et la force de cette douceur), quiétait aussi (et le plus concrètement du monde)un chant ou un chantonnement continu. Uneforce de vie où la vie n’était ni une valeur ni unsupplément, mais un raffinement naturel, unespontanéité du raffinement. Que le raffinementne puisse être que naturel, c’est ce que disaitl’étonnante culture de Titina Maselli : sourceentièrement romaine jouxtant des éclats grecs,coptes et byzantins à une basse continue demusique européenne et croisant tout cela avecl’objet moderne par excellence : la grande ville,la métropole aux fenêtres innombrables et auxstades frémissants, la ville avec ses foules, sesjeux, ses vitesses, ses lumières : soit cette réalitémême que l’on voyait dans les peintures de Titina Maselli, réalité solitaire et qui l’est restée,

puisque rien en elle ne renvoyait au pop-art ouà la figuration narrative.

Car ce que Titina Maselli cherchait àpeindre, ou à rejoindre, ce n’était pas tant l’ob-jet ou l’ombre mythique de l’objet que la pro-pension du réel à ne pas tenir en place, à s’échap-per dans des lignes de fuite tout autres que cellesde l’ancienne perspective. Des lignes cinéma-tiques correspondant à des objets mobiles, à destraversées, à des gestes rapides ou à des silences,et formant un film où l’énergie même des choseset des êtres serait condensée. De telle sorte qu’uncarrefour immobile dans la nuit ou le corps-à-corps de deux boxeurs ou de deux footballeurssoient au fond équivalents, emportés les unscomme les autres dans la même tourmente, avecles feuilles des arbres, les phares des voitures,l’arrière des camions, les stores, les reflets. Etc’est violemment, avec souvent de grands for-mats, que Titina Maselli cherchait à pressercontre la toile la réalité dynamique de la villemoderne travaillée par le temps. Ce « sujet », quiaura été en partie celui des futuristes, Titina Ma-selli, en inverse par rapport à eux, le signe : sonbut n’était plus d’imiter le mouvement pourl’exalter, tout se passe au contraire comme si,laissant partir les choses sous ses yeux et n’en-registrant que des départs ou des élans, deschutes ou des tourbillons, elle assistait à unesorte d’enfoncement ou de resserrement géné-ralisé, à une concaténation de trajets lumineux.

Il y a dans sa peinture un refus de la surface, uneépaisseur descendue et traversée, la volonté deramener enfin quelque chose d’autre qu’uneimage sous la vue, comme si un grand filet avaitété jeté sur le monde.

Dans la jungle des villes, le titre si souventrecyclé de Brecht convient pourtant ici, et sur-tout si l’on insiste sur le mot qui l’ouvre, ce« dans » qui reprend et traduit le « im » alle-mand du Im Dickicht der Städte, soit la di-mension d’un dedans, d’une immersion com-plète et violente dans le flux urbain, avec toutce que cela comporte quant à l’espace : no-tamment qu’il n’y ait à proprement parler nifonds ni figures dans la peinture de Titina Ma-selli, qui est toujours saturée. Ce que l’on y voiten effet, c’est le fond s’enlevant lui-mêmecomme figure, ou la figure s’enlisant dans unesorte d’épaisseur, de filigrane épais, qui estaussi une traversée des apparences opaques etun cri rentré. Non pas une lumière tragique,mais la tragédie de la lumière, la tragédie descourses et des positions dans l’espace. C’est en1974 avec la Tragédie optimiste montée parJean-Pierre Vincent que commença le travailscénographique de Titina Maselli. Pour ellecomme pour son ami Gilles Aillaud, ce travail(avec souvent plusieurs réalisations dans lamême année) fut une joie et un moyen de se-couer la peinture en lui trouvant hors d’elle desmoyens de se vérifier comme pensée. Bernard

Sobel, Jean Jourdheuil, Klaus Michaël Grüber,Carlo Cecchi, tous ceux qui ont travaillé avecelle savent à quel point son intervention étaitfranche et radicale, à quel point il s’agissaitpour elle, loin de toute afféterie, de donner àl’œuvre théâtrale une matérialité et une évi-dence immédiates. Pour l’adaptation de la Na-ture des choses de Lucrèce mise en scène parJean Jourdheuil et Jean-François Peyret en1990 à Bobigny, les spectateurs, installés sur lascène, faisaient face à la salle vide dont les fau-teuils, recouverts de housses bleues et rouges,se dressaient devant eux comme un clignote-ment infini. À un certain moment un ring deboxe descendait et venait se poser, à un autreune tempête venait agiter une sorte de bâche li-quide venue recouvrir les fauteuils. Au poèmedes atomes s’agitant dans un rai de soleil, aupoème des forces, la scénographie répondaitcomme une sœur, par des gestes d’une grandeamplitude, à la fois bruts et réfléchis. Théâtre,peinture : au sortir du métro, une affiche : lefouet de branchages évadés lacère doucementla peau d’un building, on reconnaît tout desuite, on a le cœur serré : c’est Titina, c’est uneaffiche pour une pièce à Genevilliers, où lethéâtre, depuis des années, lui confiait leschoses : non pas une « ligne graphique »,comme on aime à dire, mais un essaim, unbourdonnement de la pensée.

Jean-Christophe Bailly

DR

.Henrik Ibsen.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a r s 2 0 0 5 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 2 9 m a r s 2 0 0 5 ) . X V I

I N É D I T

L’avocat pragoisSergio Miniussi

L’employé de la filiale pragoise des Assicurazioni Gene-rali, le docteur Franz Kafka, descendit à la gare deTrieste le 20 décembre 1907. C’était un voyageur im-

provisé, non défrayé par la société. À son arrivée, le docteurKafka (diplômé en jurisprudence l’année précédente) sup-porta très bien la bora (1) et décida de ne pas prendre la voi-ture. Comme la mallette à soufflet constituait un contrepoidsadéquat, il marcha sur la droite de la gare, là où l’entrée dePuntofranco s’élargit en une rue longeant les entrepôts en di-rection du pont tournant appelé, à cette époque, Verde. S’ill’avait connu, ce nom, notre personnage aurait certainementchoisi un autre trajet pour gagner le cœur d’une ville qui ne luiétait maternelle que par des liens bureaucratiques. Cependant,comme il était un homme d’algèbre, non de théorème, il sui-vit son chemin avec détermination jusqu’au milieu du pont,entre la mer ouverte et le canal intérieur. Le jeune Kafka por-tait un manteau au-dessus de la veste d’un gris sombre, un cha-peau melon sur la tête et, qui sait pourquoi ce jour-là, une fi-celle de cravate bleu clair s’encastrait, comme un scarabéeégyptien, dans l’amidon du col. Il parlait assez mal l’italien,quelques leçons en vue d’un possible transfert dans la ville deMiramare ; l’employé pragois ne voulait d’ailleurs pas em-ployer une langue connue à peu près : toute conversation àdistance rapprochée était une abjuration. Écrire des lettresd’affaire, des billets aux amis ou des journaux, ça oui, maisdemander au premier venu étranger des renseignements surun hôtel, quel ignoble tourment ! Les choses existent immo-biles et inquiétantes. Notre voix anxieuse et la réponse mal-veillante révèlent ces arcanes qu’il vaut mieux fuir, à condi-tion de ne pas être seul dans une pièce, protégé de la vengeancede la plume et de l’innocence, relative, de la feuille de papier.Sur la gauche, le canal était rempli de voiliers et d’épluchures,de choux et de navets, de pommes et d’oranges ; sur la droite,plus bruyante sous les arches métalliques du pont, s’amonce-lait la mer, d’abord avec des bouillonnements dans le refletdes lampes, plus compacte à mesure que le vent l’éloignait durivage. Le palais Carciotti était un globe d’air, et les arbustesdu bord de mer protégeaient de la bora le voyageur quand ilpressait le pas vers le jardin de Piazza Grande. Lentement, ledocteur Kafka sentit sur sa jambe la brûlure de la mallette àsoufflet, dans la paume de sa main, la démangeaison de la poi-gnée. Maintenant, au cœur de la bora, devant la cendre de lamer, il devait poursuivre sa recherche d’un hôtel bon marché,peut-être à proximité des môles. Le docteur Kafka ralentitpourtant son allure et cala d’un doigt son melon sur la têtepour éviter les inconvénients ridicules et néfastes. Derrière luil’hôtel de ville et sur les deux côtés l’immeuble de la Lloyd etcelui du gouvernement, qui étaient trois papiers buvards ; aucentre, sur les tables bien assujetties aux supports en fonte, lefonctionnaire en congé volontaire, ce docteur Kafka, que nousavons accueilli à la gare de Trieste la nuit du 20 décembre 1907.

Entre les buis et les garde-corps, il dormit une demi-heure,le docteur Kafka, irrité, de temps à autre, à cause d’un coupde vent plus dru. Malgré tout, le couvre-chef résista, et clé-ment fut le manteau – le visage moins, beaucoup moins.Mince comme le papier utilisé par les enfants pour leurs cerfs-volants, plus délicat près des yeux dans leurs cernes bleutésde lune, le visage de l’employé nocturne perdait dans l’obs-curité triestine le pardon et la superbe, s’imprégnait de la tris-tesse des rêves pour mieux brûler dans l’espoir. D’une per-sonne abandonnée sur le banc, il nous reste le geste exquis deposer la joue sur le revers d’une main, la jambe croisée et aus-sitôt tendue vers l’extérieur, le talon de la chaussure dans legravier. Il dormit une demi-heure, ai-je dit, puis il donna une

impulsion habile mais brève à sa personne et, la mallette à lamain, il suivit une rue qui lui était inconnue et devait leconduire à une auberge ou à un autre endroit. La bora s’étaitcalmée et, pendant cette brève accalmie du vent, l’employéKafka (certains édifices avec des statues et des bas-reliefs luirappelaient sa condition de gratte-papier) se remit en marcheen rasant les façades des immeubles comme quelqu’un qui apeur d’un cheval endiablé. Il marcha plusieurs minutes pé-nétrant peu à peu dans la vieille ville désormais déserte, ex-ception faite des lupanars et des auberges. Pour l’étranger quiarrive en ville, s’il est écrasé par la disgrâce et l’insomnie, unverre de vin est une potion plaisante et une visite dans ces mai-sons devient, souvent, un sauf-conduit. Franz Kafka choisitl’auberge. Elle était petite, basse, engoncée dans le coin d’uncarrefour ; plus qu’à un débit de boissons, elle ressemblait àun débarras ; mais le vin excellent – terroir triestin – faisaitoublier les tables sales et surtout apaisait doucement l’an-goisse d’un long voyage. Le melon et le manteau en tire-bou-chon de M. Kafka – et il était discret, presque une ombre –dépassèrent aussitôt la limite admise : un manœuvre observaque la chose – le chapeau – il pouvait le renverser pour unusage naturel et urgent ; on observa en outre que le petit man-teau, beau en soi, aurait connu un meilleur destin commetuyau du réchaud. Le docteur Kafka buvait à contrecœur lepremier verre de vin, néanmoins, se sachant en congé nonpayé, des collines du père descendu à la mer d’une mère éter-nelle, il voulut continuer à boire autant le vin que l’ironie, vi-vant ainsi ce dangereux enchantement où l’offensé est plusinjuste que l’offenseur. Il eut, si l’on veut, la jeunesse. De latable – la mallette et le melon étaient posés près du verre –l’hôte s’approchait pourtant rarement, convaincu au fond delui qu’un quart devait rester la juste mesure pour un tel client ;le docteur Kafka lui-même n’a pas eu le courage de rede-mander d’autres libations, tandis que montait le désir d’aban-donner ce lieu comme les anges se détachent parfois desfresques dans des émiettements de couleurs.

Trieste lui était antipathique. Elle était modeste et propre,l’architecture de Marie-Thérèse, à son goût, seules quelquesreprésentions lui plurent : le cimetière, la guivre et l’écu au faîtedes portails, et revêches, les moustaches au-dessous de la sa-lade qui ressemblait tant à la carcasse d’une langouste. Triesteétait trop simple, elle avait la mer. Ses bateaux, en règle avecla quarantaine et les douanes, faisaient route vers les eauxlibres de la Sicile, jusqu’aux colonnes d’Hercule et au-delà,vers l’angoisse de l’Amérique. Un fleuve au contraire te pro-tège mieux, il a des digues et des levées de terre, et suit une règleprécise de sauvegarde. À cause du vent, le docteur Kafka sedissimula sous un portail. L’obscurité l’accueillit et dans l’es-pace noir un chat à la grosse tête de lion demanda incontinentasile à la mallette à soufflet posée à côté des guêtres du voya-geur. Le docteur Kafka le baptisa Souverain dans l’espoir an-tique qu’un nom correspondît au destin, comme dans le sienles ailes de la corneille (2) avaient des plumes chaudes pour ré-conforter. Au-delà du portail, la ruelle était animée par labora. C’était une nuit en équilibre instable entre un chapeaumelon d’employé et le poil d’un chat tigré. À cause, ou grâceau vin, dans le vrombissement de la bora, quand la pluie se dé-coupait dans la bourrasque, entre le feutre et les cheveux l’avo-cat pragois sentit s’insinuer un gros rouleau velu, pareil à unvent chaud, celui-ci, et plus tranquille, comme un froissementde feuilles et de sarments, comme si l’espace était quasimentoccupé par une ouate vive, la caresse d’un amour. Contre lemur du portail, l’homme respirait fort mais les lèvres lui fer-mèrent la bouche avec un tremblement qui, peu à peu, comme

une vis dans le bois, descendait dans l’os et rejoignait lesjambes et les pieds, et remontait vers les dents et les yeux. Lamallette à soufflet se renversa sous le poids du chat quis’échappait. Son rêve du chapeau et du portail, arrivé à Triestedans l’hypothèse que d’ici peu la société l’aurait transféré dansce siège maritime, le docteur Kafka comprit qu’il n’aurait ja-mais dormi entre Portofranco et la Sacchetta. Il tira le drapjusqu’aux oreilles, la bora lui aurait rabattu la couverture ense l’accaparant, en plus du regard et des cheveux. Le regardétait apeuré, lumineux et injuste, comme on le remarque chezde nombreux enfants.

Les arbres d’une avenue le serrèrent de près contre l’arêtede poisson du centre. Il fut séduit par un chœur d’oiseauxhauts perchés sur des rameaux, des oiseaux de toutes les es-pèces et de toutes les régions, et en vint presque à affirmer queces volatiles se partageaient de bec à bec les disparates fois re-ligieuses, si bleues et si réelles dans le ciel de Trieste. D’un pasnormal, il suivit la piste maintenant festive maintenant ter-restre sur ses propres traces et, quand il s’y attendait le moins,apparut une petite fontaine. Il but à son filet d’eau comme unsoupir, et il pensa qui si on l’avait transféré à Trieste, où iln’était pas difficile, somme toute, de trouver une chambre. Illa voulait petite, anonyme et éloignée de la mer. Laissée surles arbres la fanfare d’amitié des oiseaux, le docteur Kafka ren-tra dans la ville – ces avenues bruyantes sont un cœur à part –et à un gendarme de passage il demanda l’horaire des bainspublics. Ceux de Via Pondares – fut la réponse – à son avisétaient très matinale ; et il lui indiqua le chemin. Comme ilavait l’habitude d’annoter les formulaires du bureau, avec lemême zèle, il suivit les indications du gendarme. Au bout desrues il trouva une petite place, les fenêtres fleuries – des géra-niums dans des pots – mais dont la peinture extérieure étaitmal en point. Un coin de quartier. Le voyageur s’arrêta à l’en-trée du quartier, car la bora tomba à l’improviste sur le cha-peau et le fit tousser, le contraignant à trouver refuge dansl’encoignure d’un portail. Claies de bois, draps blancs et doux,bonnets, des silhouettes noires coururent le long de la toux del’employé, l’entourèrent, ne le guérirent pas. Pire, elles lui ôtè-rent les dernières plumes chaudes de la corneille, en cette nuitencore au seuil du 20 décembre 1907, quand dans l’encoignuredu portail triestin des vapeurs et du linge tièdes descendirentcomme un drapé de diables sur le chapeau melon du docteurKafka. La nuit est le lieu des polypes et des blattes, y triom-phaient la souris et le porc-épic, et sur l’aube le chien et le chatse partageaient les dernières proies. L’obscurité d’une entréequelconque est une porte infernale. Le docteur Kafka la vit et,arrachant à l’huisserie la mallette à soufflet, il se livra ausouffle de la bora et sortit dans la rue, dans les premières lu-mières du matin. Il avait l’air d’un émigrant. Cependant, dansle contrat d’engagement du docteur Kafka, résidant à Prague,ni la loi de la bora ni la liberté des mers n’étaient prises enconsidération.

À l’aube, le voyageur fut remarqué par les rares passants,un marchand d’herbes, un père de famille et un cordonnier.Avec la valise à soufflet, ils le virent se diriger vers la gare cen-trale. Le docteur Kafka dormit jusqu’à Prague.

Mars-avril 1975Traduit de l’italien par

Gérard-Georges Lemaire

© L’Armonica del Ramo d’oro, Trieste, 2002.(1) Vent froid de nord-est caractéristique de la région de Trieste, qui passe pour rendre fou (NDT).(2) En tchèque, « kafka » signifie corneille, corbeau (NDT).

Sergio Miniussi (Monfalcone 1932-Rome 1991) est diplômé de littérature comparée à la Sorbonne. Il fut ensuite correspondant à Paris du quotidien triestin il Piccolo. De retour en Italie, il travailla à Radio Trieste où

il rendait compte d’événements littéraires et artistiques. Il publia son premier recueil poétique, La gioia è dura en 1958.Pendant les années soixante, il s’occupa de théâtre comme dramaturge, fit des traductions et collabora à de nombreuses

revues. Son premier roman, i Peccati del corvo, parut en 1968. Il collabora ensuite à la RAI, aussi bien à la radio qu’à la télévision, jouant un rôle important dans la sphère culturelle.