131
INITIATION À LA PHILOSOPHIE (SCIENCE, POLITIQUE ET PHILOSOPHIE) Sommaire Présentation : Philosophie, Science et Politique Introduction : Qu'est-ce que la Philosophie ? I. COSMO-LOGIE 1. Mathématique 2. Physique 3. Biologie II. PSYCHO-LOGIE 1. Anthropologie 2. Psychologie 3. Éthique III. PHILO-SOPHIE Conclusion : Qu'est-ce que la Philosophie ?

initiation À Philosophie - De La Philosophie · symbole de la Sagesse] est la fille de Thaumas ... (Platon) Remettant en cause toutes les évidences naturelles, la connaissance effective

Embed Size (px)

Citation preview

INITIATION À LA PHILOSOPHIE

(SCIENCE, POLITIQUE ET PHILOSOPHIE)

Sommaire Présentation : Philosophie, Science et Politique Introduction : Qu'est-ce que la Philosophie ? I. COSMO-LOGIE 1. Mathématique 2. Physique 3. Biologie II. PSYCHO-LOGIE 1. Anthropologie

2. Psychologie 3. Éthique

III. PHILO-SOPHIE Conclusion : Qu'est-ce que la Philosophie ?

1

PRÉSENTATION : PHILOSOPHIE, SCIENCE ET POLITIQUE Ambitionnant d’articuler le Sens du Monde et de l’Action humaine, seuls « objets » à nous intéresser vraiment, nous les Hommes, la Philosophie présente nécessairement un lien avec eux et donc avec les Sciences exactes (Mathématique, Physique, Biologie) qui étudient le premier et avec les Disciplines (Anthropologie, Psychologie, Politique) qui régissent la seconde. Mieux, celles-ci dessinent en creux la place de celle-là : cette dernière « achève » leur œuvre. Aussi s’initier à la Philosophie implique que l’on passe par le chemin qu’elles empruntent. A défaut, la « Reine des sciences » se bornerait à un Discours surnuméraire et vide, sans rapport avec ce qui anime effectivement les humains. Mais si nous devons repasser par la Physique et la Politique, il s’en faut que nous puissions nous contenter d’en répéter les acquis. La Philosophie se réduirait alors à une matière redondante et superflue. Il convient au contraire qu’elle y repère les signes de leur propre dépassement et, s’appuyant sur eux, en explicite le contenu, énonçant leur signification, et conséquemment celui de la Recherche humaine ; ce qu’elles-mêmes ne sauraient faire, engagées qu’elles sont dans leur tâche positive respective, détermination des lois naturelles pour l’une, sociales pour l’autre. Sur le Sens ultime, inexorablement poursuivi par l’Homme, elles demeurent finalement muettes, n’en anticipant que la nécessité. Ainsi si la Physique renvoie à la Raison première du Monde et la Politique à la Fin dernière de l’Humanité, ni l’une ni l’autre ne proposent une claire, ferme et démonstrative formulation de leur teneur précise. Or c’est ce dont nous avons le plus impérieux besoin, quand on veut, au-delà des avancées ou réussites scientifiques avérées et des améliorations ou progrès historiques flagrants, procurer à notre « marche » un sens assuré et incontestable, susceptible en tout cas de justifier authentiquement notre existence. Car nul Homo sapiens ne saurait se limiter à répondre à des questions mondaines et à résoudre des problèmes sociaux, deux tâches qui, pour importantes qu’elles soient, ne comblent point le Désir de Savoir, toujours en quête d’une Vérité absolue. Depuis son apparition immémoriale sur terre, l’Homme n’a en effet jamais poursuivi qu’un but, la Compréhension ou la Réflexion totale. Et celle-ci, tout en s’accomplissant déjà partiellement dans l’ Epistémè et dans la Polis, ne se réalise véritablement que dans et par une Étude de la Raison elle-même, soit une Science qui ne traite que de la science même. L’objet et le sujet y coïncidant, elle seule est en mesure de produire des énoncés absolus, absous de toute extériorité et se suffisant à eux-mêmes. Contrairement aux thèses scientifiques, immanquablement hypothétiques, et aux doctrines politiques, invariablement provisoires, la théorie philosophique développe des spéculations pures et constantes et donc pleinement rationnelles ou satisfaisantes pour notre Esprit. Pour le confirmer, il convient d’épouser le rythme même du procès de la connaissance tant naturelle qu’humaine, et d’en souligner à la fois l’enjeu et la lacune. Pas à pas et simultanément s’y dévoilera une vérité obligée et l’exigence d’une Vérité plus haute, qu’il appartient précisément à la Philosophie de prendre en charge et d’articuler, fût-ce en s’opposant cette fois à la démarche scientifique stricto sensu. Cette différence de méthode n’induit nulle rupture : la « Reine des sciences » n’abolit aucunement celles-ci, elles les « couronne » ou parfait, en révélant la vérité profonde, inaperçue ou tue néanmoins par elles. Partant elle constitue leur conscience de soi. Telle est l’unique voie d’accès à la Philosophie. Point n’est besoin, pour s’y initier, de spécieux préalables. L’écoute attentive et ordonnée des différentes disciplines et des pratiques humaines forme un guide sûr. En même temps qu’elle trace les contours du Savoir et de l’Idéal, elle ouvre l’horizon de la Sagesse et/ou du Système de la Science (Hegel), en quoi consiste sempiternellement le Rêve philosophique. Loin de s’identifier cependant à une vaine chimère, ce dernier se confond avec le Logos effectif dont le propre est justement de se réfléchir lui-même et d’exprimer du coup l’Absolu, le Vrai ou le Tout. C’est ce que nous vérifierons ici, à l’encontre de tous les « sceptiques », anciens ou modernes, qui, sans s’en rendre compte, philosophent également, mais se condamnent à le faire de la pire des façons, inconséquemment ou honteusement, gaspillant leur temps à dénoncer peu ou prou philosophiquement la Philosophie, au lieu de le consacrer à sa fondation.

2

INTRODUCTION

Qu'est-ce que la Philosophie ?

3

L'initiation à la philosophie exige la réponse à l'interrogation Qu'est-ce que la Philosophie ? -soit que l'on brosse au préalable le portrait du Philosophe (Platon1)-, sous peine de ne point savoir à quoi l'on entend s'introduire. Et puisque cette question est déjà une question philosophique et même la première d'entre elles, celle qui prédétermine les autres, en s'engageant dans son étude, on se trouve pris d'emblée dans un cercle inévitable qui revient à philosopher sur la philosophie. Loin de constituer cependant un cercle vicieux, le retour originaire de la philosophie sur elle-même témoigne de son statut réflexif2, à l'image de celui du Discours dont le propre réside précisément dans sa capacité de se signifier soi-même. Ne forme-t-elle pas d'ailleurs une modalité privilégiée, nous le verrons, du Langage ? Au point de départ cette discipline se résume du reste à un nom -" ce mot de philosophie " (Descartes3)-, terme d'origine grecque, Philo-Sophia (Amour de la Sagesse), et forgé par un mathématicien hellène du VIè siècle av. J.C., Pythagore. " Ce sont donc bien les Grecs qui créèrent la philosophie, dont le nom, au surplus, ne sonne pas étranger. (...) Le terme de « philosophie » est une création de Pythagore." (Diogène Laërce4) Or les Hellènes apparaissent comme les fondateurs de la science mathématique –le premier théorème mathématique date de Thalès, un penseur du VIIè siècle originaire de la Grèce d'Asie mineure, et le manuel instaurateur de la discipline remonte aux Éléments d'Euclide, un mathématicien de la Grèce hellénistique du IIIè siècle- et du régime démocratique, fût-il partiel, qui date de l'Athènes des VIè et Vè siècles. Et leurs deux découvertes présentent un lien intime irrécusable, à l'argumentation ou à la démonstration de l'une répond le débat ou le raisonnement de l'autre : un même principe les ordonne, l'obligation de justification ou de la preuve rationnelle et partant de la mise en commun, et donc égale, du savoir ou du pouvoir. Issue du même « esprit », la philosophie ne saurait échapper à cette règle, ce que confirme sa mise en forme paradigmatique, celle de Platon, auquel on doit sa véritable naissance, Pythagore lui-même et Socrate n'ayant jamais rien écrit, quant aux présocratiques en général, leur œuvre demeurant trop proche de la littérature. Et l'auteur de la République et du Timée a affiché clairement sa volonté « scientifique » et/ou pédagogique dans sa « Dialectique ». " La philosophie proprement dite commence pour nous en Grèce (...). Avec Platon commence la science philosophique en tant que science." (Hegel5) Aussi ce n'est qu'improprement que l'on parle aujourd'hui de la philosophie orientale. Son appellation confirme pleinement ce point. Ainsi aimer (philein) veut dire demander ou désirer une chose, une personne ou une idée, ce qui présuppose que l'on manque de ces objets. En tant qu'être aimant, le philo-sophe débute par l'épreuve du manque. A l'encontre de l'affirmation de la certitude immédiate (opinion), de la pseudo-science (technique) ou de l'habilité politique, la conscience philosophique démarre par l'aveu de son ignorance/inscience et conséquemment par le doute, l'examen ou l'interrogation. Seul un sujet sceptique peut au demeurant s'adonner à une authentique recherche, libre qu'il se trouve de tout préjugé. A l’instar de la science, la philosophie prend sa source dans l’étonnement/ l’émerveillement. " Car cet état qui consiste à s’émerveiller est tout à fait d’un philosophe ; la philosophie ne débute en effet pas autrement, et il semble bien ne pas s’être trompé sur la généalogie, celui qui dit que Iris [déesse messagère des dieux, symbole de la Sagesse] est la fille de Thaumas [même racine en grec qu’émerveillement]." (Platon) Remettant en cause toutes les évidences naturelles, la connaissance effective s'amarre au questionnement : pourquoi le monde est ce que et comme il est et non autre ou autrement ?

1 cf. Le Politique 257 a et Le Sophiste 254 b 2 vide I. Thomas-Fogiel, Référence et Autoréférence (Vrin 2006) 3 Principes de la philosophie, Lettre-Préface p. 557 4 Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Introd. pp. 40-42 ; cf. égal. Cicéron, Tusc. V. III. 7-9 5 H.Ph. Introd. IV. App. 2. p. 331 et Platon p. 389

4

Autrement dit la philosophie ne commence pas par le dogmatisme (dogma : opinion) mais par le scepticisme (skepsis : examen). De ce moment les Dialogues platoniciens, dont la forme inscrit d’emblée la « discussion » au cœur de leur contenu et induit le " doute " ou " l’embarras "6 chez les interlocuteurs et le lecteur, ainsi que les Méditations cartésiennes, qui s'ouvrent par "Des choses que l’on peut révoquer en doute", représentent une illustration exemplaire. Par delà le pyrrhonisme et sa suspension du jugement (epokhê), le scepticisme bien compris constitue la première étape -" le premier degré vers la philosophie (...) un moment de la philosophie elle-même " (Hegel)-, ou du savoir en général. Mais si la philosophie débute bien par l'interrogation, il s'en faut qu'elle finisse par elle : celle-ci n'en est que le point de départ. Car si la question ouvre bien la possibilité de la connaissance, elle n'en fournit pas cependant la teneur. Pour savoir, il est nécessaire de questionner, mais cela ne saurait suffire, encore faut-il que le questionnement se résolve en réponses. Une question aurait-elle au demeurant simplement un sens sans au moins l’espoir d’une réponse ? L’émerveillement réduit à lui seul risquerait fort de tourner en stupeur. Le philosophe ne peut se contenter, comme on l’affirme parfois, d’interroger, il veut également des réponses et s’oblige à en proposer, sous peine de faillir à sa tâche. Plus : il présuppose nécessairement des réponses, sinon qu’aimerait / rechercherait-il, dès lors qu’il est vain de re-chercher quelque chose, si l’on ne sait pas même ce que l’on re-cherche ? Ainsi s'interroger sur la philosophie implique bien qu'on ne sache pas ce qu'elle est ; pourtant il n'en demeure pas moins vrai qu'une telle étude suppose qu'on puisse se mettre d'accord sur son essence, c'est-à-dire qu'on sache, au moins tacitement, en quoi elle consiste, sous peine de s'engager dans une réflexion oiseuse, sans objet. Avec le Philosophe on postulera donc la possibilité réelle de la ré-solution de toutes les interrogations, soit la conjonction de principe entre rationalité et réalité. " Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel." (idem7) Toute autre hypothèse contrevient à l’existence même de la recherche et / ou de la science, celle-ci ignorant par définition l’irrationnel (le mystère) et une question sans réponse y signifiant simplement une question mal posée voire une question qui ne se pose même pas, ses termes recelant des présupposés inadmissibles. L’amour philosophique, sauf à imaginer qu’il soit une demande ou un désir vide, tend obligatoirement vers quelque chose dont celui qui en est habité a une certaine idée, fût-elle implicite et qu’il lui appartiendra ensuite d’expliciter. Il en va de la philo-sophie comme de n’importe quel autre amour. Il est intermédiaire entre le fait de n’avoir ou de n’être pas ... encore, sinon on ne désirerait pas, et celui de posséder déjà, sinon que ou qui désirerait-on ? La philosophie participe à la fois du manque et du plein. D’où il suit que ni " les Dieux ", qui sont censés déjà tout avoir/ être, ni " les ignorants " ou les sots, qui n’ont/ne sont rien, tout en s’imaginant avoir/être déjà tout et se prennent ainsi pour Dieu, ne peuvent philosopher8. Philosopher est ainsi une pratique propre aux hommes normaux ou ordinaires. Précisons cependant que, chez les humains, nul n’est sot au point de ne rien désirer du tout. Un tel état est réservé aux bêtes qui n’ont elles pour seul souci que leur subsistance, qu’elles n’ont pas à aimer puisqu’elle leur est imposée par le besoin. Chaque homme est un tant soit peu philosophe, dès lors qu’il est hanté par la question, celle que l’on pose dans l’amitié ou l’amour le plus banal : m’aimes-tu ? et qui veut dire en fait : suis-je digne d’être aimé par toi ? et plus radicalement : qui suis-je ou qu’est-ce que je vaux ?, soit ma vie vaut-elle réellement la peine d'être vécue ?

6 Théét. 155 d (cf. égal. Aristote, Méta. A. 2. 982 b 12) ; Mén. 80 a-e et Théét. 149 a 7 R.S.Ph. p. 52 - H.Ph. Le Scepticisme, p. 776 et E. I § 6 R. ; cf. égal. Ph.D. Préf. p. 55 8 vide Platon, Banquet 203 e-204 a

5

–" Être ou n'être pas. C'est la question." (Shakespeare9). Car ce qui intéresse tout amant c’est d’être aimé ou « élu » par Autrui. L’Amour ou le Désir ne se limite jamais à l’amour de quelque chose mais porte toujours sur l’amour ou le désir de quelqu’un. Ce que l’on aime, au-delà d’un objet, d’une personne ou d’une idée, c’est l’amour même d’un ou plusieurs êtres qui approuvent notre choix et nous choisissent à leur tour. Le Désir est ainsi fondamentalement Désir du désir soit Désir de Re-connaissance / Savoir. Et nul humain n’y échappe, pour peu qu’il aime un tant soit peu, et donc veuille connaître qui il est –d'où il vient et où il va ?- et partant ce qu’est le monde dans lequel il se trouve, et si ce dernier est le seul envisageable ou s'il n'y aurait pas, au-delà de lui, un autre monde possible. " Tous les hommes désirent naturellement savoir ; (...) les hommes sont naturellement aptes à recevoir une notion suffisante de la vérité ; la plupart du temps ils réussissent à la saisir." (Aristote10) Aussi tous les hommes philo-sophent, au moins de manière implicite. Il suffit d’expliciter ce vers quoi tend précisément ce questionnement (savoir), sans que nous en ayons une conscience claire, et que les philosophes nomment « sagesse », pour espérer obtenir une réponse à notre interrogation initiale : Qu’est-ce que la philosophie ?, dont nous savons déjà qu’elle est Amour c’est-à-dire Connaissance ou Recherche. Mais recherche de quoi au juste ? Ou que signifie à son tour le terme de Sagesse ? Le mot de sagesse, dérivé du latin sapere : avoir du goût, signifie tout d’abord un type d’énoncé ou d’attitude faite de mesure, de prudence ou de raison. L’on taxera de sage un conseil ou un individu dont le contenu ou la conduite traduisent une certaine rectitude morale. Dans l’antiquité on nommait sages des personnes dont les actes et les propos exprimaient un sens de la mesure, tels les Sept Sages auxquels on attribue les sentences : "Fais preuve de mesure" (Thalès), " Rien de trop " (Solon) etc. … Et, aux dires de " la Pythie ... il n'existait personne de plus sage [que Socrate] " (Platon), vu son désintéressement et sa « modestie ». La philosophie apparaît ainsi de prime abord comme une visée d’ordre pratique, politique ou morale, et pourrait s’intituler Politique (Platon et Aristote) ou Éthique (Aristote et Spinoza). Son objet serait le Bien (Juste), but d’une conduite raisonnable ; elle formerait une école de vie. Maintes doctrines philosophiques se sont illustrées surtout comme des morales, auxquelles elles ont du reste laissé leur nom, tels l’épicurisme ou le stoïcisme. Mais ce sens n'épuise aucunement le fond de ce vocable, dès lors qu’il renvoie lui-même à une autre signification. En effet, pour bien prendre les choses, encore faut-il les comprendre, en peser correctement la portée. Une conduite juste (raisonnable) présuppose un jugement juste (rationnel), soit la transformation antécédente du Bien en objet d’étude ou de savoir, sans lequel on ne serait jamais assuré d’avoir agi avec justesse ou justice (vérité). La détermination de la «sagesse» oblige à tout un détour réflexif -"un plus long circuit" (Platon)- que l’on emprunte rarement de gaieté de cœur mais qui s’avère pourtant incontournable. Pour faire preuve de bonté (mesure) dans ses actes, on doit être capable de distinguer le Bien du Mal ou s’être fait une bonne (vraie) "Idée du Bien", sans quoi toute prétention à une sagesse pratique serait vide : pas d’idéal éthique possible hors l’idée théorique qui lui confère sens. Chez l’homme la théorie prime toujours la pratique. Force est donc de passer par elle. Or cela ne va nullement de soi "le mot « bien »" étant loin d’être évident ou univoque, comme l’atteste "la foule d’importantes contestations à son sujet" (idem11). Comment le serait-il du reste, dès lors que le Bien et le Mal ne sont pas des données naturelles mais des normes humaines ?

9 Hamlet III. 1. ; cf. Hegel, H.Ph. 2. p. 271 10 Méta. A. 1. 980 a 21 - Rhétorique I. I. XI. 1355 a ; cf. égal. Poétique 4. 1448 b 12 11 Apologie de Socrate 21 a et Rép. VI 504 b et 505 c-d

6

La nature ne connaît ni le Bien ni le Mal, ignorant le devoir-être ou faire (impératif), au profit du seul être ou faire (indicatif). Un animal est ce qu’il est et fait ce qu’il a à faire et l’on ne lui reprochera pas d’avoir fait ce qu’il n’aurait pas dû faire. Il est parfaitement innocent, n’accomplissant que ce que son instinct ou dressage le contraint d’exécuter. Il peut faire mal, voire très mal, mais il ne saurait accomplir le Mal, faute de savoir en quoi consiste ce dernier. Son comportement, contrairement à celui de l’homme, se situe en deçà de cette catégorie. De telles notions n’apparaissent qu’à partir du moment où un être jugeant pose des normes de conduite, en fonction desquelles il évalue ce qu’il fait ou est. Mais dire que Bien et Mal sont des règles établies par l’Homme, et non des faits constatables dans la nature, c’est impliquer qu’elles sont de plein droit « discutables ». Le mythe biblique du Péché originel, qui, au-delà du passage par " l’arbre de la connaissance du bien (bonheur) et du mal (malheur) "12 imposé à l'homme, montre ce dernier confronté d'emblée à un Interdit ou une Loi, témoigne amplement de la nature médiate des notions morales et de l'obligation subséquente de les penser ou problématiser.

Pour savoir que ou quoi faire, encore faut-il savoir tout court. La (philo)sophie ou sagesse pratique suppose la (philo)sophie comprise comme sagesse théorique ou sagesse tout court. Le mot de sagesse dérive en effet du latin sapientia (sapere) qui veut dire fondamentalement saveur (goût) ou savoir, car il n’est de saveur que pour un être cultivé, sachant, ayant appris à apprécier ou juger la « valeur » des biens : mets (plats) ou mots (propos, opinions, théories). Ce que le philo-sophe poursuit, c’est donc d’abord et avant tout la connaissance ou le savoir. " Désir de connaître et amour du savoir, ou philosophie, c’est bien une même chose ?" (Platon) Même s’il ne se réduit pas à lui, un philosophe se caractérise, en premier lieu, comme l’homme d’un savoir ou d’une théorie, soit comme l’homme au sens propre de ce terme, ce dernier appartenant à l’espèce homo sapiens. La sagesse du (philo)sophe n’a rien d’extraordinaire, elle définit la plus banale ou commune propriété des hommes en général. Et il est vrai que c'est précisément sa banalité même qui nous la fait paradoxalement souvent oublier et nous amène ainsi à trahir notre vocation : entendre (réfléchir) avant de faire (agir), refaire par la pensée avant de fabriquer réellement, d’où le besoin de la philosophie pour nous rappeler à notre devoir élémentaire, quelle que soit l'impatience qui nous pousse spontanément à agir.

Bref il importe bien de marquer un temps d’arrêt, en prenant le temps de la méditation pour éclairer l’action future et éviter ainsi une action précipitée, cause même de tous les échecs ou malheurs passés et présents. Ce qui manque en effet le plus au pré-sent n’est rien d’autre qu’une anticipation ou pré-voyance suffisante. Or comment faire droit à celle-ci sinon par la réflexion, seule susceptible d’empêcher les errements du passé ? Différer l’action, pour mieux la préparer, tel est le premier impératif de toute " droite philosophie ". " Mais en revanche, je différais toujours le moment de l’action ; et, finalement, au sujet de tous les états existant à l’heure actuelle, je me dis que tous, sans exception, ont un mauvais régime ; car tout ce qui concerne les lois s’y comporte de façon incurable, faute d’avoir été extraordinairement bien préparé sous de favorables auspices ; comme aussi force me fut de dire, à l’éloge de la droite philosophie, que c’est elle qui donne le moyen d’observer, d’une façon générale, en quoi consiste la justice tant dans les affaires publiques que dans celles des particuliers."

(idem13) Voudrait-on procéder autrement, en prêtant une oreille complaisante à la suggestion de Faust -" Mon bon ami, toute théorie est sèche, et l’arbre précieux de la vie est fleuri."-, que l'on s'enferrerait dans un cercle vicieux, celle-ci étant elle-même une théorie, fruit d'une interprétation de la parole johannique "Au début était le Verbe", à laquelle le Maître Docteur a substitué sa propre version tout aussi auto-contradictoire, "Au commencement était l’action"14. 12 A.T. Genèse 13 Rép. II. 376 b et Lettre VII. 326 ab ; cf. égal. Rép. V. 473 cde 14 Goethe, op. cit. 1ère partie

7

Il n'y a donc ici nulle alternative réelle entre la théorie et la pratique mais un simple différend entre une philosophie (théorie) qui s'ignore et une philosophie consciente d'elle-même, c'est-à-dire " la droite philosophie ". Entre les deux nulle hésitation n'est de mise : cette dernière aura toujours l'avantage de la conséquence. Comment néanmoins les discriminer ? A quel critère reconnaître une bonne/vraie philosophie ? On ne prononcera rien de décisif sur la sagesse, tant qu’on n’aura pas résolu ce problème qui n’est autre que celui de la connaissance ou du savoir (philosophique) et de son accès à la vérité. C’est donc bien " un plus long circuit ", plus long que la simple position d’un Idéal, si noble soit-il, que doit parcourir quiconque s’intéresse vraiment à la philosophie. De la question morale il sera renvoyé à la question épistémologique préjudicielle du Vrai. L'interrogation qu’est-ce que la sagesse ? présuppose la question qu’est-ce que la Vérité ? Plutôt que Politique, République ou Éthique, et bien que ces titres ne soient point inexacts, on intitulera plus adéquatement la discipline philosophique Recherche de la Vérité (Descartes, Malebranche) ou Critique/Doctrine/Système de la Science (Kant, Fichte, Hegel). " Il est donc évident, dès maintenant, que la Sagesse est une science qui a pour objet certaines causes et certains principes. (...) C’est aussi à bon droit que la Philosophie est appelée la science de la vérité." (Aristote15) Ce titre correspond en tout cas à l'objectif inlassablement poursuivi par tous les Philosophes. Et celle-là commencera le plus naturellement par la question Quel est le fondement /principe d’une connaissance ou d’un savoir vrai ?, soit Qu’est-ce que la Science ? Il ne s'agit que d'une reformulation préalable de notre interrogation initiale Qu’est-ce que la Philosophie ? On ne connaîtra vraiment celle-ci, que si l’on sait ce en quoi consiste la connaissance vraie. Mais cette autre question n’est pas moins embarrassante que la précédente, dès lors qu’elle tourne dans le même cercle ; en effet elle se propose de connaître la connaissance. " Eh bien ! c’est cela même qui m’embarrasse et que par moi-même je ne puis saisir bien comme il faut : qu’est-ce, précisément, qui constitue la connaissance ? Cela, enfin, sommes-nous donc à même de le dire ?" (Platon16) Quoiqu’il en soit, il faut débuter par elle, car de la validité de sa réponse dépend la vérité de toute la suite. Et, en tant que base de tout le reste, elle requiert la plus extrême attention. Malgré sa difficulté, tout philosophe a progressé à partir de la question épistémologique. Descartes démarre ses Méditations par un réexamen des conditions du savoir en général -" Commencer tout de nouveau dès les fondements ". Tout en contestant, justement parfois, la pertinence de la demande Qu’est-ce que la vérité ?17, Kant construit sa Critique de la Raison pure autour du problème des conditions de possibilité de la connaissance objective. Quant à Hegel, tout en se démarquant de la problématique critique, il n’hésitera pas à reprendre, dans La Science de la Logique, l’interrogation : Quel doit être le point de départ de la Science ? Là encore il appartenait néanmoins à Platon d’ouvrir la voie à tous et d’anticiper largement et le questionnement en cause et sa réponse. Il le fit dans la Dialectique/Doctrine des Idées / Théorie de la Connaissance, autant dire sa Philosophie même. Tournons-nous donc vers cette dernière, telle que son auteur l'expose dans la République (Livre VI. 507a – 509 d), pour y décrypter la solution du problème de la Science philosophique. Pour commencer repartons avec lui du constat banal et déjà fait, à savoir qu’il y a une multiplicité de représentations du bien, du beau ou du vrai, soit une pluralité de choses appelées communément bonnes, belles ou vraies, tel qualifiant de bonne, belle ou vraie une conduite, une œuvre ou une proposition, tel autre une toute différente.

15 Méta. A. 2. 982 a 1 - α. 1. 993 b 20 16 Théétète 145 e 17 C.R.P. Log. transc. Introd. III. p. 113 ; cf. égal. Logique Introd. VII. B. p. 55

8

" Qu’il y a une pluralité de choses belles, une multiplicité de choses bonnes etc., dont nous énonçons l’existence à titre de choses multiples et nommément distinctes." D’où les désaccords entre les hommes qui n’arrivent pas à s’entendre sur ce qui mérite réellement le qualificatif de bon, beau ou vrai, au point qu’on en arrive à se demander si ces termes ont bien un sens et pas plutôt des sens relatifs aux individus qui les profèrent voire aux lieux et aux moments où ils les prononcent. Et si cette multiplicité constituait l’ultime mot du Discours, on se condamnerait au relativisme de Protagoras : " L’homme est la mesure de toutes choses ", formulation sophistiquée de l’adage populaire : A chacun sa vérité. Et puisqu’un seul et même individu change perpétuellement d’état et donc de représentations, au gré des circonstances et des situations, nul ne pourrait jamais savoir auxquelles de ses images il faudrait accorder du crédit. Dans cette hypothèse, on ne saurait affirmer rien de stable ou de valable, aussi bien pour les autres que pour soi-même. Autant alors se taire et substituer le silence ou le geste au discours, à l’instar des " disciples [radicaux] d’Héraclite, tel Cratyle " : " ce dernier en venait finalement à penser qu’il ne faut rien dire et il se contentait de remuer le doigt ; il reprochait à Héraclite d’avoir dit qu’on ne descend pas deux fois dans le même fleuve, car il estimait lui, qu’on ne peut même pas le faire une fois !" (Aristote18) Or le simple fait que les relativistes cherchent à convaincre les autres du bien fondé de leur doctrine et à transformer leur vérité en La Vérité (Protagoras), démontre que celle-ci doit avoir un sens unique / universel, sinon leur propre thèse s’annulerait elle-même. Plus généralement, qu’en dépit de leurs divergences, les individus n’essayent pas moins de faire valoir leurs vérités (jugements ou opinions) auprès des autres, prouve qu’ils se réfèrent tous à la même idée / valeur du bien, du beau ou du vrai, à défaut de les appliquer de la même façon. La pluralité des représentations ne saurait donc être exclusive de l’unité des significations auxquelles celles-là renvoient nécessairement. " Et aussi, qu’il existe un beau qui est cela précisément, et semblablement pour toutes les choses que nous posions naguère dans leur multiplicité ; en les posant maintenant, au rebours, selon ce qu’il y a d’un dans la nature de chacune, alors, comme si cette nature existait dans son unicité, nous appliquons à chacune la dénomination : « ce que cela est »." Sans une telle présupposition, c’est le désaccord entre les différentes représentations qui deviendrait inintelligible, faute de se rapporter aux mêmes choses mais à des entités entièrement hétérogènes. Toute discussion ou dispute serait alors vaine, puisqu’on parlerait de choses sans rapport entre elles. Partant c'est la contradiction interne au discours relativiste lui-même entre ce qu’il énonce (le multiple) et son énonciation (l’unité) qui conduit à son propre dépassement et oblige à fonder la science / la vérité sur une base plus stable que la représentation ou la sensation. Et si les différences paraissent directement données et perceptibles, l’unité, étant tout d’abord implicite ou sous-entendue, demande à être conçue et ne saurait être sentie. " En outre des premières nous déclarons qu’on les voit, mais qu’on n’en a pas l’intelligence ; tandis qu’au contraire les natures unes, on en a l’intelligence, mais on ne les voit pas." Comment verrait-on du reste ce qui n’existe pas, ne se manifeste pas d’emblée, mais n’est que postulé par ce que l’on dit, soit le sens même de ce que l’on profère ? Contrairement aux apparences ou représentations multiples des choses qui semblent saisissables sans détour, les essences, idées ou natures unes ne s’offrent à nous que par la médiation d’une interprétation. On transcendera donc la disparité ou diversité sensible vers la cohérence ou unité d’une signification-pensée.

18 Méta. Γ 5 1010 a 10-15

9

En réalité la perception du multiple passe par la compréhension, toute perception impliquant une conception de ce que l’on perçoit, sous peine de n’être perception de rien. Si particulière soit-elle, une image requiert une idée universelle de ce dont elle est censée être l’image : une chose ne peut être perçue comme belle que pour autant qu’elle participe du Beau en soi. Le sensible dépend de l’intelligible : secondes dans l’ordre chronologique, les idées s’avèrent premières dans l’ordre logique, car elles sont à la base de tout ce qui est et est re-présenté. Que pourrait-on se représenter en l’absence d’un lien ou d’une unité entre les différents éléments représentatifs (sensations) ? Toute représentation d’un objet renvoie à une synthèse ou unification intellectuelle du divers sensible que l’on attribuera à l’âme. " Sans doute en effet serait-il étrange, mon garçon, que, en nous comme dans un cheval de bois, fussent postés nombre de fonctions sensorielles déterminées, sans que tout cela ensemble tendît vers une certaine unique nature (qu’on doive l’appeler « âme » ou lui donner tel autre nom), par laquelle, au moyen de ces fonctions, comme au moyen d’instruments, nous avons la sensation de tout ce qui est sensible." Quoi qu’en aient les empiristes anciens ou modernes, la science se réduit d’autant moins à la sensation que celle-ci a elle-même besoin d’une «justification» pour s’assurer de son «objet». On ne cherchera donc son fondement que du côté des relations idéelles établies par la pensée, soit dans le jugement. Il n’est de vérité possible que dans et par l’acte de "« juger »" -" « penser » ou « parler » "19-, le discours étant seul en mesure de démontrer quoi que ce soit et de dire ainsi le véri-dique. " Le faux et le vrai, en effet, ne sont pas dans les choses, comme si le bien était le vrai, et le mal, en lui-même, le faux, mais dans la pensée." (Aristote20) Seulement pour que le jugement dise effectivement le vrai et non le simple vraisemblable, encore doit-il être à son tour justifié, c’est-à-dire légitimé par un autre jugement qui le fonde. Sous peine de rendre ce procès de légitimation indéfini et ruiner du coup le concept de la Science et/ou de la Vérité, l’on postulera que toutes les idées reposent sur une Idée originaire ou finale -l’Idée du Bien- qui, tout en réfléchissant les autres idées, se réfléchit elle-même. Suspendue à une même Idée, les idées s’enchaînent les unes aux autres et forment un Système. Une analogie nous permettra d’appréhender ce point, à condition que l’on n’oublie pas qu’il ne s’agit que d’une comparaison. De même que les choses visibles nécessitent pour être vues, outre le sens de la vue et une chose qui tombe sous lui, la Lumière ou le Soleil, condition de toute visibilité, de même les idées ou natures unes requièrent, pour être intelligées ou unifiées, un principe d’intelligibilité ou d’unité soit le Bien ou le Lien -termes de même racine en grec : Agathon- propre à rendre possible l’intellection ou l’unification et partant les idées/ unités elles-mêmes. Tout naturellement on qualifiera le Soleil d’analogon ou de rejeton du Bien, puisqu’il joue, dans la sphère visible, le rôle que ce dernier tient dans la sphère intelligible. " Voici donc, repris-je, la déclaration à faire : c’est le Soleil que je dis être le rejeton du Bien, rejeton que le Bien a justement engendré dans une relation semblable à la sienne propre : exactement ce qu’il est lui-même dans le lieu intelligible, par rapport à l’intelligence comme aux intelligibles, c’est cela qu’est le Soleil dans le lieu visible, par rapport à la vue comme par rapport aux visibles." Le nom de " rejeton du Bien " convient d’autant mieux au Soleil qu’il n’est lui-même qu’un Bien ou Principe dérivé, second, le « contenu » de la perception étant, nous l’avons vu, subordonné aux idées et donc au Bien. La lumière ne peut en effet rendre visible que ce qui a été au préalable « éclairé » (identifié) par l’esprit. Et tout comme les yeux corporels ne peuvent voir clairement que si les conditions de visibilité ou de luminosité sont suffisantes -on ne saurait percevoir distinctement dans

19 Phédon 100 c et Théétète 184 d, 187 a, 189 e et 190 a 20 Méta. E 4 1027 b 25; cf. égal. Spinoza, P.M. VI p. 261 ; Leibniz, E.T. p. 91 et Kant, C.R.P. D. tr. Intr. p. 303

10

l’obscurité-, l’œil de l’âme ne peut concevoir correctement qu’à condition de s’appuyer sur un Principe lui-même sûr, c’est-à-dire à la fois véridique et « réel », qui « est » nécessairement/vraiment, par opposition à une existence apparente ou contingente ; ce qui se doit d’être discriminé par un jugement précisément vrai. " Eh bien ! conçois aussi, semblablement, de la façon que voici l’œil de l’âme : quand ce dont il y a illumination est la vérité aussi bien que l’existence, et que là-dessus s’est appuyé son regard, alors il y a eu pour lui intellection et connaissance, et il est évident qu’il possède l’intelligence." Faute de se baser sur un Principe de ce genre, l’on n’obtiendrait que des "opinions" : vérités particulières ou relatives (subjectives), changeantes selon les individus et les moments. Seul un tel Principe, que les Modernes nommeront Principe de Raison21 et qui est à l’origine et du savoir et du « réel » et/ou vrai, mérite authentiquement le nom de Bien, au double sens grec de ce terme (Agathon). Sens éthique : ce sur quoi il faut se régler pour pouvoir faire quoi que ce soit de raisonnable ou de sensé, et sens épistémologique surtout : ce qui rationalise / relie toute connaissance et toute «réalité», y compris donc la réalité ou le sens de l’action humaine. Bien compris ces deux sens n’en font d’ailleurs qu’un, signifiant la même exigence d’universalité ou de vérité, que ce soit dans le domaine pratique ou théorique. Et dans la mesure où le premier recourt au second pour sa fondation, ce dernier a déjà en soi une dimension morale. Une démonstration ou justification scientifique n’ouvre-t-elle pas l’espace même de la justice, en établissant un rapport d’égalité entre les hommes ? Le Bien théorique dit ainsi la vérité du bien pratique, et la dit d’autant mieux que la Science réalise ce que l’Éthique se contente de proclamer et ne traduit que partiellement dans les faits. C’est à bon droit que Platon professait devant des auditeurs médusés : " le Bien, c’est l’Un ". En vain chercherait-on avec certains un autre critère ou fondement de la Connaissance et donc de l’Être que la Raison ou la Relation universelle. " Mais ils estiment pouvoir un jour découvrir quelque Atlas plus fort que celui-là, plus immortel, soutenant mieux l’ensemble des choses ; et, que le bien, l’obligatoire, soit ce qui relie et soutient, voilà une chose dont ils n’ont véritablement aucune idée !"22 Toute recherche se fait nécessairement à l’intérieur d’un cadre / contexte circonscrit ou relié. Ce n’est qu’en « définissant » les êtres qu’on les dote d’un sens et qu’on produit ainsi leur vérité, par delà leurs simples apparences. Condition transcendantale de la science et de la réalité en général, le Bien est supérieur à tout savoir et tout réel particuliers, le conditionnant surpassant le conditionné. " Eh bien ! ce principe qui aux objets de connaissance procure la réalité et qui confère au sujet connaissant le pouvoir de connaître, déclare que c’est la nature du Bien ! Représente-la-toi comme étant cause du savoir et de la réalité, il est vrai en tant que connue ; mais en dépit de toute la beauté de l’une et de l’autre, de la connaissance comme de la réalité, si tu juges qu’il y a quelque chose de plus beau encore qu’elles, correct sera là-dessus ton jugement !" Pas plus que " la lumière et la vue ", qui dépendent du soleil, ne se confondent avec lui, " le savoir et la réalité ", qui sont subordonnés, au Bien, ne s’identifient à lui. A l’instar du Soleil qui est à la fois la Cause de la visibilité et de la vie (existence) et ne peut être conçu comme un vivant (existant) parmi d’autres, l’Idée du Bien, origine de la connaissance ou du réel et donc véritable Unité du concept (essence) et de l’être (existence), ne saurait être pensée comme une idée (concept) ou une essence parmi d’autres mais prime nécessairement celles-ci. " Eh bien ! pour les connaissables aussi, ce n’est pas seulement, disons-le, d’être connus qu’ils doivent au Bien, mais de lui ils reçoivent en outre et l’existence et l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir !"

21 cf. Leibniz, Principes de la Nature et la Grâce § 7 et Hegel, E. Introd. § 6 R. 22 in Aristoxène de Tarente, Éléments harmoniques 2. 20. 16-31. 3. et Phédon 99 c

11

Faut-il pour autant conclure, avec la plupart des commentateurs, qu’elle échapperait à notre connaissance dont elle serait à jamais séparée et partagerait ainsi le sort de " la substance " et/ou de " l’Intellect " ou de " l’Intelligence divine " chez Aristote23 ? Les Néo-platoniciens en particulier l’ont pensé et dit. De l’ordre de l’"ineffable", elle transcenderait toute possibilité discursive : " « elle n’est pas un objet de discours ni de science » ; et on dit qu’elle est « au-delà de l’essence » " (Plotin24) et ne nous serait accessible que par l’inspiration mystique : "Le Bien est donc connu par la seule intuition divinement inspirée qui est supérieure à l’intelligence" (Proclus25). Platon lui-même n’accrédite-t-il pas cette interprétation dans ses Lettres où, à propos de la connaissance philosophique, il évoque l’idée d’une illumination et va jusqu'à remettre en cause " l’instrument impuissant qu’est le langage " ? Faudrait-il dès lors, à l’encontre de tout le platonisme, nous le verrons, réserver celle-là aux " Dieux, et parmi les hommes [à] une toute petite classe "26 ? "Quelle prodigieuse supériorité" serait-on aussitôt tenté de rétorquer. Incommensurable aux idées, l’Idée du Bien serait en effet, dans cette hypothèse, une Idée si supérieure que, faute du moindre rapport avec ces dernières, elle ne pourrait nullement en rendre compte, comme c’est pourtant sa raison d’être. Censé être le Principe de l’intelligibilité, le Bien romprait en fait totalement l’unité de celle-ci et équivaudrait à un Principe qui ne serait principe de rien ; autant dire qu’il se réduirait alors à n’être qu’une idée, la plus pauvre qui soit, baptisée pour la circonstance d’Idée suprême. L’auteur de la République se contredirait-il à ce point ? Une telle conclusion oublierait cependant la mise en garde liminaire : il ne s’agit pas présentement du " bien en lui-même " mais et seulement de son " fruit ... rejeton " soit d’une analogie ou représentation -" l’image que je me fais du bien "-, elle-même fonction de l’image plus générale qui figure le monde intelligible sur le modèle du monde sensible, véhiculant un dualisme inévitable, source de tous les malentendus. " Alors, repris-je, mets-toi donc dans l’esprit qu’il existe deux maîtres, à ce que nous disons ; que l’un d’eux règne sur le genre intelligible, sur le lieu intelligible, l’autre de son côté, sur l’horaton, disons le visible, (...) tu as là les deux espèces, n’est-ce pas ? l’espèce visible, l’espèce intelligible." A s’arrêter à elle on justifierait pleinement la critique aristotélicienne de la doctrine des Idées. Mais le Parménide ayant largement anticipé celle-ci, l’on ne saurait en aucun cas considérer cette représentation comme le dernier mot du platonisme. Rappelons tout d’abord et schématiquement l’argumentaire du Stagirite –dénommé ironiquement (?) « Le Liseur » par Platon-, dirigé contre la théorie des Idées. En concevant, en dehors des êtres sensibles particuliers, des êtres intelligibles universels (des idées), faisant correspondre "à chaque chose ... une réalité homonyme, et existant à part", Platon n’aurait que redoublé inutilement les êtres, sans aucun gain d’intelligibilité, car séparés des premiers, les seconds ne peuvent nullement en rendre compte, toute compréhension impliquant une relation entre l’expliqué et l’expliquant. Et la participation ne saurait tenir lieu de celle-ci, puisque, posée comme un rapport de ressemblance entre des termes extérieurs l’un à l’autre, l’homme sensible et l’Homme en soi par exemple, elle nécessite elle-même, pour être comprise, l’existence d’un troisième terme, "Troisième Homme", pour justifier la ressemblance des deux précédents, et ainsi de suite à l’infini. Accepter en guise d’explication le Paradigmatisme platonicien reviendrait donc à " se payer de mots vides de sens et faire des métaphores poétiques " d’aucun secours scientifique.

23 Méta. Λ 7 et 9 24 Ennéades V.3.13 et V.4.1 25 Comm. sur la Rép. XIè Dissert. 280, 27-28 26 Lettre VII 341 d ; 342 e et Timée 51 e

12

La doctrine platonicienne ne différerait guère de la fable poético-religieuse des deux mondes, monde humain (terrestre) et monde divin (céleste), dans laquelle on prétend que celui-ci donnerait sens à celui-là, alors qu’il ne fait que le répéter sous une autre forme. " Cette doctrine soulève des objections de plusieurs sortes, mais rien n’est plus absurde que de prétendre qu’il existe des réalités déterminées en dehors de celles que nous voyons dans l’Univers sensible, et que ces réalités sont les mêmes que les réalités sensibles, excepté toutefois qu’elles sont éternelles, tandis que les autres sont corruptibles. Quand on dit, en effet, qu’il existe l’Homme en soi, le Cheval en soi et la Santé en soi, sans rien ajouter, on ne fait qu’imiter ceux qui disent qu’il y a des dieux, mais que les dieux ont la forme de l’homme. Ces derniers n’en faisaient pas autre chose que des hommes éternels, et de même les PLATONICIENS, en créant leurs Idées ne créent que des êtres sensibles éternels."

Prise au pied de la lettre, cette condamnation des Idées nous reconduit cependant à une position antéplatonicienne, en l’occurrence au nominalisme étroit d’Antisthène -" Je vois le cheval, je ne vois pas la Caballéité "- ou, à ce qui n’en est qu’une variante, au relativisme de Protagoras, expressément dénoncé par l'auteur de la Métaphysique. " Supposons donc qu’il n’existe rien en dehors des individus : il n’y aura rien d’intelligible, tous les êtres seront sensibles et il n’y aura science d’aucun, à moins d’appeler science la sensation." Il critique d’ailleurs ces deux doctrines, en des termes fort proches de ceux de Platon. La protestation péripatéticienne contre la théorie des Idées ne signifie nullement l’abandon pur et simple de celle-ci, dont Aristote ne cesse d’ailleurs de se réclamer -" Nous, Platoniciens "- et dont il propose même parfois une version encore plus dualiste : " Il existe une substance éternelle, immobile et séparée des êtres sensibles."27 Tout au contraire elle doit s’entendre comme un retour à sa véritable inspiration, en deçà de la caricature qu’on en retient souvent, lorsqu’on fige la division entre le sensible et l’intelligible, "sans rien ajouter" ou lorsqu’on conçoit la participation comme une relation entre deux termes extérieurs l’un à l’autre. Que le platonisme authentique ne se réduise point à cette interprétation naïve ressort du fait que son auteur lui-même avait déjà émis des réserves identiques à l’encontre de celle-ci, usant des mêmes expressions que ses détracteurs. " Mais est-ce en vain que dans chaque cas nous affirmons qu’il est une réalité intelligible de chaque objet ? celle-ci ne serait-elle rien d’autre qu’un mot ?"28 Dans le Parménide ou Des Idées -" l’unique et parfaite théorie du Parménide " (Proclus29), "la pure théorie platonicienne des idées" (Hegel30)-, il montre clairement qu’elle ne répond effectivement pas mieux au problème de la connaissance que le relativisme, alors que la théorie des Idées est pourtant destinée à surmonter les impasses de ce dernier. Tant que l’on maintient fermement et rigidement la séparation entre choses en soi (idées) et choses sensibles, l’hypothèse des Idées soulève en effet plus de difficultés qu’elle n’en résout et nous confronte en tout cas à " l’immense difficulté " de leur propre connaissance et corrélativement de la possibilité de connaître quoi que ce soit par leur intermédiaire. Car, pour ce faire, il faudrait qu’elles soient " en nous " (dans notre esprit) ou pour nous, immanentes à notre esprit. Or, une fois posées comme " des réalités absolues et en soi ", c’est-à-dire comme des entités transcendantes, elles ne sauraient entretenir aucun rapport avec nous ou avec tout ce qui peut tomber sous notre connaissance et qui se trouve "ici bas parmi nous". Partant nous pourrions bien appréhender les êtres tels qu’ils nous apparaissent mais jamais l’être en soi, tel qu’il est vraiment, dans son Idée. Dans la terminologie kantienne, on dirait : nous connaîtrions les phénomènes mais non les noumènes. Notre science ne serait finalement que notre science et jamais la Science en soi ou véritable. " Il ne se peut donc que, nous du moins, nous ayons connaissance des Idées, d’aucune Idée, puisque à la Science-en-soi nous n’avons point de part (...) Inconnaissable donc sera pour nous, et le Beau-en-soi dans son essence, et le Bien, et tous les attributs que nous concevons, n’est-ce pas ? comme étant des Idées-en-soi."

27 Méta. A. 9. 990 b-991 a ; B. 2. 997 b ; ∆ 29 1024 b 33 note 3. ; B. 4. 999 b ; A. 9. 990 b 9 n.1. et Λ. 7. 1073 a 28 Timée 51 c ; cf. égal. Philèbe 15 b 29 Théologie platonicienne I. 7. 30 H.Ph. Platon p. 450 ; cf. égal. S.L. Introd. p. 42 et Phén. E. Préface fin

13

Seul un être lui-même transcendant, Dieu, pourrait concevoir les Idées et disposerait d’une Science absolue, sauf qu’inversement il ne pourrait saisir avec elle notre monde relatif. Nous nous trouverions ainsi en présence de deux mondes et/ou sciences sans aucune relation entre eux : l’un, le monde matériel ou pluriel, saisissable mais faux, l’autre, le monde intelligible ou un, vrai mais insaisissable. Et comme celui-ci a pour seule raison d’être de rendre compte de celui-là, et qu’il échoue, sous cette forme du moins, dans sa tâche, rien d’étonnant que l’on soit tenté d’en nier l’existence. " De là les incertitudes de celui à qui l’on expose cette théorie et les objections qu’il soulève : il dira que ces Idées ne sont point ; et que, à la rigueur fussent-elles, de toute nécessité elles sont pour la nature humaine inconnaissables ; or, de telles allégations ont l’air solide, et, nous le disions il n’y a qu’un instant, c’est étonnant la peine qu’on a à dissuader celui qui les fait !" Une telle solution est néanmoins intenable dans la mesure où elle nous fait régresser, nous l’avons dit, à la thèse relativiste de Protagoras et ruine le projet philosophique. L’inconséquence de celle-là ayant été déjà soulignée, c’est le statut de celui-ci qui apparaît comme des plus problématiques. " Comment feras-tu donc, en matière de philosophie ? quel parti prendre, dans l’inconnu sur ces difficultés ? - Il n’en est guère, je crois, que j’aperçoive, du moins quant à présent !"31 Ne faudrait-il pas dès lors désespérer de sa possibilité même et considérer la philosophie comme " la science que nous cherchons " (Aristote32) mais ne trouverons jamais ? Reste pourtant à emprunter une troisième voie. Ni simple multiplicité (sensible) sans lien, ni pure unité (intelligible) séparée de la pluralité, l’être véritable sera pensé comme un et multiple à la fois, soit comme l’Unité de l’unité et de la multiplicité. " La grande découverte qu’il nous resterait donc, à ce qu’il semble, à faire maintenant, c’est celle de ce qui participe de l’un et l’autre de ces deux termes : être, non-être, et à quoi la qualification de « sans mélange » ne s’appliquerait correctement, ni par rapport à l’un, ni par rapport à l’autre ;" Pensée difficile certes, d’aucuns diront délirante ou divagante, puisqu’elle tente de réconcilier ce qui paraît inconciliable, mais seule une telle « dialectique » - " divagation " est apte à dénouer les dualismes de tout à l’heure et à ouvrir l’horizon d’un discours cohérent, complet et donc véridique. Tant en tout cas que l’on n’aura point compris cela, on oscillera en permanence entre un matérialisme (relativisme) imprononçable et un idéalisme (mysticisme) inarticulable ou vide, qui affirme constamment la nécessité de l’Être sans jamais pouvoir dire ce qu’il est. Aussi après avoir contesté " la thèse de Protagoras "-Héraclite, on osera maintenant, fût-ce au risque d’" une sorte de parricide ", " mettre à la question la thèse de Parménide ", en critiquant sa rigide séparation entre l’Être ou l’Un et le Non-être ou le Multiple qui, prise telle quelle, annule toute possibilité de Pensée, celle-ci ne pouvant se comprendre que comme l’articulation (con-ception) et donc l’Unité du multiple, sous peine de se condamner au ressassement stérile d’un seul et unique mot : l’Être soit à l’immobilité. " Au nom de Zeus ! qu’est-ce à dire ? Nous laisserons-nous facilement persuader que mouvement, vie, âme, pensée ne sont pas authentiquement présents dans ce qui a l’absolue totalité d’existence ; que cela ne vit même pas, ne pense pas non plus ; mais que, au contraire, auguste et saint, il est en plan dans son immobilité ?" Parménide lui-même eût-il pu écrire son Poème, composé de facto de plusieurs mots, s’il n’y avait aucune commune mesure entre l’unité ou "La Voie de la Vérité" et la multiplicité ou "La Voie de l’Opinion" ? Entre Parménide et Héraclite, il ne saurait y avoir de fossé. En vérité point n’est besoin de critiquer la thèse « idéaliste » de l’extérieur. A l’instar de la vision relativiste qui s’auto détruit, la conception des Idées séparées conduit d’elle-même à 31 op. cit. 133 a - 135 c 32 Méta. A. 2. 983 a 22 et K. 1. 1059 a 40

14

son propre dépassement. Quiconque énonce l’existence de deux mondes, c’est-à-dire au-delà du monde apparent (sensible) d’un monde idéal (intelligible), part en fait, mais sans s’en rendre compte, d’une Unité ou d’un Univers qu’il divise en deux parties. "Au Philosophe" il suffit donc d’expliciter cette cor-rélation, toujours déjà présupposée par tous, soit la non séparabilité de l’intelligible (un) et du sensible (multiple) pour comprendre qu’il n’y a qu’un Univers, celui du Discours ou de la Dialectique, dans lequel tout se tient ou communique et/ou se divise et donc demeure Un, tout en étant pluriel, ou plutôt s’unifie dans et par sa multiplication (expression) même. " Or, celui qui est capable de réaliser cela, discerne comme il faut : une nature unique qui s’étend à travers une multiplicité où chaque individu se pose à part, et plusieurs natures distinctes les unes des autres, enveloppées du dehors par une seule ; puis, cette fois encore, une nature unique, rassemblée eu une unité à travers une multiplicité de tels entiers, et une pluralité de natures absolument différenciées, les unes à part des autres. Or, cela aussi bien selon la manière dont les autres peuvent communiquer que selon la manière dont elles ne le peuvent pas, c’est savoir discriminer selon le genre." Faute d’une telle postulation de la com-munication des genres opposés, nul discours en général, et a fortiori le discours philosophique, ne trouverait sa place, car, en l’absence de celle-là, aucune « com-position » écrite ou parlée ne serait envisageable. " Parce qu’il n’y a pas de façon plus parfaite d’annihiler tout discours, que de détacher chaque chose de toutes les autres ; car ce qui a chez nous donné naissance au discours, c’est l’entrelacement réciproque des natures génériques." Et rien ne saurait échapper à ce Discours / Savoir, surtout pas son Principe même, le Bien, qui connote précisément cette Universalité et sature ainsi la théorie des Idées, en réfléchissant leur unité ou l’unité de Tout, les Idées elles-mêmes n’étant rien d’autre que les concepts ou invariants de ce qui est et non des êtres particuliers sis dans un autre monde, hyper-physique. Tout en distinguant l’Idée du Bien d’une essence et en la posant "au-delà de l’essence" de chaque être pris en particulier, on se gardera de la situer à l’extérieur du monde des idées. Transcendant chacune des idées considérées une à une, elle est immanente à leur ensemble. Mieux, elle constitue cet ensemble en sa systématicité. Elle est ainsi bien de l’ordre de la Relation et non d’une substance (être ou chose) et témoigne de la communication des genres ou des idées, soit de la nature systématique du Vrai. Aussi lorsque Platon, évoquant le savoir philosophique, écrit : " effectivement, ce n’est pas un savoir qui, à l’exemple des autres, puisse aucunement se formuler en propositions ", il faut l’entendre littéralement, en propositions tout court, indépendantes, sans lien nécessaire entre elles, et certainement pas comme une fin de non recevoir à l’endroit de toute articulation discursive qui demeure en tout état de cause le seul mode d’être de l’intelligible, dans sa différence avec le sensible. " Voilà pourquoi on doit s’exercer à être capable, pour chaque chose, d’en donner et d’en recevoir une justification rationnelle : il n’y a en effet que la parole, à l’exclusion de tout autre moyen, pour donner des réalités incorporelles, qui sont les plus belles et les plus importantes, une représentation précise."33 Comment sinon aurait-il composé ses Dialogues et nous eût-il transmis, oralement ou par écrit, peu importe, le moindre enseignement philosophique, à commencer par sa célèbre Leçon sur le Bien ? Sous peine de ne point mériter le nom de «philosophes», ni Aristote ni les Néo-platoniciens n’ont voulu dire autre chose. Et de fait quand le premier traitera à son tour du Bien / Lien dans sa Métaphysique ou " Théologie ", il le concevra pareillement comme acte et non comme simple substance : " substance et acte pur ". Identifiant celui-ci à " l’acte de l’intelligence ", il sera amené à récuser l’alternative entre un Bien transcendant ou immanent, au profit d’un Lien, à la fois différent des termes reliés et coextensif pourtant à leur ensemble.

33 Rép. V. 478de ; Parm. 136e et Soph. 241d ; 248e - 249a ; 253c ; 253de ; 259e ; Lettre VII. 341c et Pol. 286a

15

" Il nous faut examiner aussi de laquelle des deux manières que voici la nature du Tout possède le Bien et le Souverain Bien : est-ce comme quelque chose de séparé existant en soi et par soi ? est-ce comme l’ordre même du Tout ? Ne serait-ce pas plutôt des deux manières à la fois comme dans une armée ?"34 Il aura ainsi anticipé la fameuse formule hégélienne de la Préface au Système de la Science : "saisir et exprimer le vrai non comme substance mais tout aussi bien comme sujet". Quant aux seconds, en dépit de leur terminologie représentative, ils reviendront sur le caractère ineffable ou irrationnel du Bien et saisiront le Vrai au bout du compte en une forme fort proche de Platon. " Car rien n'échappe à la prise de la raison (...). Ainsi toutes les choses sont le Premier et ne sont pas le Premier ; ... Toutes choses sont donc comme une Vie qui s’étend en ligne droite ; chacun des points successifs de la ligne est différent ; mais la ligne entière est continue." (Plotin35) Reprenant l'image de la Lumière, tel moderne la déclarera similairement " incompréhensible " par un concept, parce que saisissable uniquement comme le fil conducteur de tous. " Ainsi donc la pure lumière est pénétrée, comme le centre unique et le principe unique de l'être aussi bien que du concept." (Fichte36) Au total l'on se représentera la Connaissance par " une ligne " ascendante, dont le sectionnement entre les différentes modalités ou parties représentatives du savoir ne doit pas faire oublier la continuité ou l'unité. Mieux encore on la schématisera par un cercle, plus à même à rendre compte du passage du Sensible à l'Intelligible et/ou de la reprise du premier par le second et partant de l'interconnexion ou de la transition de toutes les sciences sous l'égide d'un seul et même Principe ou d'une seule et unique Idée.

I(ntelligible)

S(ensible) Et l'on symbolisera " la condition de notre propre naturel sous le rapport de la culture et de l'inculture " par l'allégorie de " la caverne ". La pénombre de celle-ci, " les prisonniers " - spectateurs, " les projections " et " les reflets " préfigurent l'actuel cinématographe, illustrant, comme lui, le caractère non évident-immédiat mais construit-interprétatif de toute perception. Quant à son double mouvement de l'un des protagonistes –montée vers " la lumière " du dehors et redescente dans le " lieu ... d'obscurité " (Platon37)-, il souligne également la circularité ou la systématicité de la Science totale et/ou véritable.

34 Méta. E. 1. 1026 a 19 et Λ. 7. 1072 a 25, 1072 b 27 et 10. 1075 a 10-12 35 Ennéades III.2.5. - V.2.2. 36 D.S. 1804 Conf. IV. p. 51 37 Rép. VI. 509 d – 511 d et VII. 514 a – 521 b

16

Si le Discours philosophique dit bien le Tout, il l’exprime progressivement et réflexivement. Le nombre et l’ordre de ses parties se déduit directement de son objet ou plutôt sujet même. Comme tout discours, il porte en premier lieu sur l’extériorité : les objets, le Monde-Cosmos. Nous parlons, pour commencer, des choses qui nous environnent et semblent nous faire face. Puis nous rendant compte que c’est nous qui en parlons, nous nous tournons vers l’intériorité: le sujet ou l’Âme-Psyche qui détient le sens du dicible ou du véri-dique, l’ob-jectivité incluse. Jusqu’à ce qu’enfin nous comprenions la Relation qui unit le Sujet et l’Objet, ce qui s’appelle l’Absolu ou Dieu-Theos, et parachevions la Vérité du Discursif ou du Logique en général. La Philosophie ou la Science se présente finalement comme un Système de trois discours : Cosmo-logie, Psycho-logie et Théo-logie, chacun d'entre eux étant articulable, selon la même division, en trois disciplines. De la nature on peut ne retenir tout d’abord que la configuration externe (figure ou nombre), comme le fait exactement la Mathématique qui n’envisage que la forme du monde (objets); puis s’intéresser, avec la Physique, au dynamisme interne (énergie et forces) de la matière; pour finir par la Biologie, c’est-à-dire l’étude des corps vivants (cellules et organismes) dont les manifestations externes s’avèrent précisément inséparables d’un principe vital interne. Dans les sciences humaines on distinguera l’Anthropologie/Histoire qui, tout en se rapportant à l’être intérieur, l’Homme, n’en saisit que les extériorisations (œuvres ou productions) ; de la Psychologie qui vise à une compréhension de son intériorité (idées ou représentations) ; et enfin de l’Éthique dont le propos concerne à la fois l’esprit et les actes (intention et action). La Théologie comporte pareillement trois phases, l’Absolu se présentant, en premier lieu, sur le mode de l’intuition / représentation externe, dans l’Art, justement dénommé Esthétique; avant de se replier dans la croyance interne / foi constitutive de la Religion et de la Théologie; et de s’achever dans la pure conception rationnelle ou théorique propre à la Philosophie, qui synthétise l’intériorité de la conviction religieuse et l’extériorité de la monstration esthétique, via la (double) démarche de la dé-monstration a priori et/ou de la véri-fication a posteriori. D’où le Plan précis du CERCLE -EN-CYCLO-PÉDIE-, COURS ou SYSTÈME DE LA SCIENCE que nous développerons/exposerons ici seulement les premières étapes, les seules qui importent dans une Initiation : Introduction générale : Qu’est-ce que la Philosophie ? 1. Mathématique/Logique I. COSMO-LOGIE 2. Physique

3. Biologie 1. Anthropologie/Histoire II. PSYCHO-LOGIE 2. Psychologie 3. Éthique/Politique III. PHILO-SOPHIE Conclusion générale : Qu’est-ce que la Philosophie ?

17

I. COSMO-LOGIE

18

Tout discours commençant par affirmer l'être de ce dont il discourt –soleil, plante, homme-, c'est par ce dernier qu'il faut débuter le Discours philosophique. La première position discursive portera nécessairement sur l'extériorité ou sur ce qu'il est convenu de nommer usuellement la réalité. Elle s'identifie donc à toutes les disciplines scientifiques se rapportant à la nature ou à l'univers : le « Cosmos ». Et si celui-ci s'offre d'emblée à la conscience commune sous la forme d'un monde prédonné et externe, dont il ne resterait qu'à prendre acte, il appartient justement à la Philosophie de nous rappeler qu'il relève de notre propre affirmation, énonciation ou présentation et donc qu'il trouve sa vérité dans l'intériorité. Il suffit d'examiner les moments majeurs du discours cosmologique pour s'en rendre compte et délimiter du coup son statut et sa validité. Or ces derniers se limitent fondamentalement à trois, d'abord l'étude de la figure externe des choses mondaines, puis de leur contenu interne et enfin de leur animation interno-externe. Tels sont en effet les objets respectifs de la Mathématique, de la Physique et de la Biologie qui sont du reste apparues historiquement et logiquement dans cet ordre. Aussi on dira un mot de chacune de ces sciences, afin de vérifier l'essence du Logos naturel et de pouvoir en tirer les conséquences qui s'imposent sur le statut du Langage en général. Anticipant quelque peu le résultat de cet examen, on peut d'ores et déjà annoncer que, tout en étant bien une logique, la cosmo-logie ne saurait épuiser le sens du Dire humain, vu qu'elle ne se réfléchit pas elle-même et que, méconnaissant sa propre origine, elle se condamne à demeurer prisonnière de l'illusion réaliste, id est de la croyance en un cosmos étranger à nous. D'où à la fois son inachèvement de principe et l'obligation de la dépasser pour quiconque entend articuler la Vérité dans son ensemble et ne point se contenter des vérités mondaines, qu'elles soient formelles (mathématiques) ou substantielles (physiques et biologiques). 1. Mathématique A se fier rien qu'à son nom, dérivé du gr. manthanein signifiant apprendre, la mathématique appert d'entrée comme une science exemplaire. Elle promeut les caractères de toute science : la certitude, l'évidence logique et/ou la démonstration, la systématicité. " Le terme de mathématique signifie simplement science (...). Toute science est une connaissance certaine et évidente " (Descartes38). Mais de quoi la mathématique est-elle au juste la science ou quel est son objet ? Sans objet ou domaine particulier assignable, la discipline mathématique se rapporte aux propriétés formelles de toutes les choses. En effet ce dont parle cette dernière -les figures (géométrie), les nombres (arithmétique), les équations (algèbre), les fonctions (analyse) ou les lieux (topologie)- ne se réfère à nulle réalité factuelle précise mais renvoie à des schèmes généraux valables pour tous les êtres. C’est d’ailleurs parce qu’elle n’est point contrainte par des données externes, qu’elle peut définir par elle-même ses « objets » et dérouler du même coup librement, par la seule déduction - démonstration, sans recours à la moindre expérience et donc sans aucune approximation, leurs « propriétés ». Et pour obtenir ses résultats, la science mathématique se base exclusivement sur des règles logiques élémentaires, au premier rang desquelles le principe de non-contradiction qui permet de discriminer deux énoncés contraires et en conséquence de distinguer le vrai du faux. " Le grand fondement des mathématiques est le principe de la contradiction ou de l’identité, c’est-à-dire qu’une énonciation ne saurait être vraie et fausse en même temps ;" (Leibniz39)

38 R.D.E. IV - II pp. 50 - 39 39 2nd Écrit à Clarke 1) in Œuvres p. 411

19

Assurant la cohérence de ses démonstrations, il garantit la rigueur de ses théorèmes (gr. théorêma : « objet d’étude »), leur conférant le statut de raisonnements indiscutables. L’adjectif mathématique n’a-t-il pas fini par vouloir-dire indéniable, logique ou vrai et la déduction dont use cette discipline ne passe-t-elle pas pour l’idéal ou le prototype de toute démonstration véritable ? Et comme elle ne concerne nul domaine particulier, la mathématique peut s’appliquer à tous les champs du savoir, formant une science pure, sans objet externe, et universelle : une "mathématique universelle" (Descartes). Son raisonnement s’étendrait de plein droit à toutes les connaissances auxquelles il suffirait de donner la forme déductive de "ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir" (idem), pour qu’elles puissent devenir des sciences authentiques. Or quelles relations intéressent la mathématique, étant entendu qu’il en existe de toutes sortes (numériques, physiques, vitales, sociales, psychiques etc.) ? Une fois écartée la nature particulière des termes reliés, ne reste que leur forme, elle-même définie par des dimensions, grandeur ou quantité. " Toutes les vérités des mathématiques, qui ne regardent que les nombres et les figures " (idem40). C’est donc sur les rapports quantitatifs (égalité, inégalité, proportion, variation etc.) et uniquement sur eux et leur calcul que se concentrera nécessairement cette discipline. " Son but ou son concept est la grandeur. ... La matière sur laquelle la mathématique offre un tel trésor réjouissant de vérités, est l'espace et l'Un. ... Car ce que la mathématique prend en considération c’est seulement la grandeur " (Hegel41).

L'arithmétique qui s’occupe des nombres -les déterminations quantitatives par excellence et universelles-, ne forme-t-elle pas la matrice de la mathématique ? " La mathématique est la reine des sciences et l'arithmétique la reine des mathématiques." (Gauss42) Tout semble pouvoir être figuré, nombré ou mis en équation. " Tout est nombre " (Pythagore43). La science physique, comme " tout savoir " du reste, n’eût jamais vu le jour sans " le fait de nombrer et de calculer " (Platon44), faute de disposer du moyen de formuler des lois exactes qui se présentent toutes sous la forme d’équations mathématiques. Et de fait la mathématique fut la première des sciences -les dates en témoignent : Thalès et Pythagore, auteurs des premiers théorèmes mathématiques, précèdent Archimède ou Ptolémée et a fortiori Galilée ou Kepler, inventeurs des premières lois physiques et astronomiques. Partant plus qu’une science exemplaire, la mathématique articulerait la langue commune à toutes les sciences dont elle énoncerait la " règle de vérité " (Spinoza45). D'où sa nature paradigmatique, maintes fois soulignée par les philosophes, à commencer par Platon qui aurait fait graver à l’entrée de l’Académie : " Que nul n’entre ici, s’il n’est géomètre ! "46 Reste à se demander d’où le mathématicien lui-même tire-t-il ses vérités, c’est-à-dire comment valide-t-on au juste les propositions mathématiques et particulièrement les premières d’entre elles. Car si la science mathématique réside bien en l’enchaînement des démonstrations (raisons), toute sa valeur repose nécessairement sur la vérité des prémisses dont dépendent toutes ses déductions. Ce qui revient à problématiser son statut même : Que sont les vérités mathématiques ou Quel est le fondement / l’origine de la Mathesis ?

40 R.D.E. IV p. 51 ; D.M. 2è p. p. 138 et Méd. 5è p. 312 ; cf. égal. Aristote, Méta. E.1. 1026a 26 et K.7. 1064b9 41 Ph.E. Préf. III. pp. 103–105 ; cf. égal. S.L. L. 1er 2è sec. 42 in W.S. von Walterhausen, Gauss zum Gedächtnis p. 79 (Sändig Reprint Verlag H.R. Wohlevend 1965) 43 in Aristote, Méta. A 6 987 b 24 ; cf. égal. Z 11 1036 b 12 ; Phys. III. 4. 203 a 7 et Philolaos, Frgt. XI 44 Rép. VII 522c ; cf. égal. Philèbe 55e 45 E. I. App. p. 349 ; cf. égal. P.P.D. Préf. p. 147 et P.M. 2è par. chap. IX p. 284 46 in J. Philipon, In Aristotelis de An. libros Comment. et Rép. VII 531d

20

A. Définition Pour répondre à notre question, ouvrons un Manuel ou Traité de mathématique, -pourquoi pas le premier d'entre eux, les Éléments -l'Alphabet ou les Lettres (Stoicheia) d'Euclide. Et puisque ces derniers débutent par des Définitions, penchons-nous tout d'abord sur celles-ci –ce qui revient à définir les définitions elles-mêmes. Nous limiterons notre examen aux deux Définitions initiales du Livre I des Éléments, concernant les plus élémentaires / rudimentaires des figures géométriques, le point et la ligne. Elles se libellent : " Le point est ce qui n'a aucune partie " et " Une ligne est une longueur sans largeur ". Or, faut-il y insister, de telles figures, immatérielles ou invisibles –le moindre objet matériel et visible, fût-il minuscule, comportant toujours des parties et au moins deux, en fait trois, dimensions-, ne trouvent pas leur place dans le monde ou l'espace matériel ? En toute rigueur, elles ne peuvent même pas être représentées, leur dessin impliquant également, de par l'épaisseur, fût-elle la plus tenue, de son trait, une partition et étendue. On en déduira que le géomètre ne tient ses définitions ni de la nature ni de l'image. Et lorsqu'il demande de "prolonger indéfiniment, selon sa direction, une droite finie" (Euclide47), il est manifeste qu'il évoque une opération «en pensée», nul cadre réel ne pouvant abriter l'infini. Une présentation plus moderne de la géométrie ne fait que prendre acte et pousser jusqu'au bout l'essence pensée de ses configurations. " Pensons trois sortes de choses que nous appellerons points, droites et plans " (Hilbert48). Certes les géomètres s'aident de la figuration ou de "figures visibles" mais leur raisonnement porte sur " les figures parfaites " dont celles-là ne sont que " des images ... [ou des] copies ". Les figures représentées tiennent lieu de projections / substituts / supports de figures idéales, c’est-à-dire de relations (intelligibles) auxquelles on n’accède que par l'intellection et non par la représentation. Autrement on s'interdirait toute connaissance objective et/ou universelle, valable dans tous les cas, vu le caractère labile de la figuration sensible. " Car la géométrie est connaissance de ce qui toujours existe." (Platon49) Pour la science géométrique le concept « prime » l'image, ce qui constitue le gage de son universalité, soit de sa transgression de la particularité des images. Si tel n’était pas le cas, si l’idée pure, le modèle de la figure, ne précédait point logiquement sa forme tracée, et le raisonnement géométrique manquerait d’exactitude et, de surcroît, nous ne pourrions jamais connaître la moindre figuration géométrique, faute d’être capables d’identifier ce dont l’image est au juste l’image. Comment identifierait ou reconnaîtrait-on la représentation d’un point, ligne ou triangle, si l’on ne savait déjà ce que leurs notions veulent dire, id est si l'on ne disposait préalablement des idées des dites formes ? " Ainsi, certes, nous ne pourrions jamais connaître le triangle géométrique par celui que nous voyons tracé sur le papier, si notre esprit d’ailleurs n’en avait eu l’idée." (Descartes50) Et puisque ces idées ou notions ne nous sont nullement données par la nature, il faut qu’elles aient été produites par notre esprit antécédemment à leur figuration qui, de toute façon et eu égard à leurs réquisits, ne peut s'incarner que dans un plan ou un espace lui-même « idéal », non dérivable de nos sens, soit un cadre a priori. " Le schème du triangle ne peut exister ailleurs que dans la pensée, et il signifie une règle de la synthèse de l’imagination relativement à certaines figures pures [conçues par la pensée pure] dans l’espace." (Kant51)

47 op. cit. I. Postulats ou Demandes 2. 48 F.G. début, nous soulignons (Paris, Dunod 1971) 49 Rép. VI. 510 d ; 511 a et VII. 527 ; cf. égal. Théétète 143 d 50 5èmes Rép. p. 503 ; cf. égal. Malebranche, E.M.R. VII. p. 70 et Leibniz, N.E. L. IV. chap. I. § 9. pp. 316-317 51 C.R.P Log. transc. 1ère div. L. 2è chap. I. p. 189 ; cf. égal. Esth. transc. § 3 (1ère éd.) p. 88

21

La même leçon se dégage des Définitions arithmétiques introduisant le Septième Élément euclidien se rapportant aux nombres. Si la première se contente, en une formulation quasi platonicienne –"L'unité est ce selon quoi chacune des choses qui sont est appelée une."-, de rappeler que nulle chose donnée, « réellement » ou représentativement, n'est « une » en ou d'elle-même, mais ne le devient qu'à la suite de son « unification » par nous, c'est-à-dire par notre esprit ; la seconde -" Le nombre est une multitude composée de plusieurs unités."-, précise les réquisits conceptuels de l'unité numérique, en adjoignant à la pure notion de l'unité, celle, non moins pure, de la multitude ou pluralité, sans laquelle, on ne pourrait jamais parler de nombre ou de numération, mais de simple répétition de l'identique. Toutes deux indiquent clairement que, à l'instar des définitions géométriques, les définitions arithmétiques, ne visent aucun objet susceptible d'être représenté, mais bien de purs concepts dont sont dépourvues les images à l'état brut qui ressemblent plutôt à des kaléidoscopes sans «unité» ou «pluralité» définie, tant du moins que le sujet ne les y introduit. Et ce dernier ne peut le faire que s'il se donne au préalable les dites catégories. Par la suite les mathématiciens réaffirmeront et préciseront ce point. Ainsi Frege confirmera pleinement cette genèse idéale des nombres dans ses propres Fondements de l'Arithmétique. " En fait l'arithmétique n'a rien à voir avec la sensibilité. (...) L’arithmétique traite d’objets dont nous ne prenons pas connaissance comme d’un élément étranger, apporté de l’extérieur par la médiation des sens ; ces objets sont donnés immédiatement par la raison, et elle peut les pénétrer totalement, comme ce qui lui est propre." Et de fait, après avoir admis que le nombre ne concerne en rien le sensible, il le renverra à l'intelligible, soit au concept : le nombre en tant que tel ne subsume aucune chose mais uniquement un concept, le « commun » des choses. Il assurera du même coup à ce dernier une « objectivité » que nulle sensation ne saurait nous procurer, le propre des sensations étant d'être particulières, par contraste avec les concepts qui sont « ré-publicains » ou universels. " Les nombres sont des objets qui n'appartiennent à personne en propre, et ils sont identiques pour tous ". L'exemple du 0 lui servira de contre-épreuve cruciale. Ce nombre demeurerait en effet à jamais " une énigme " (Frege) pour nous, s'il fallait en attendre la vérification sensible, nul n'ayant " ni vu ni touché 0 caillou ", " 0 étoiles "52 ou quoi que ce soit d'autre, toute représentation étant forcément représentation de quelque chose et non de rien ou du « néant ». L'incapacité dans laquelle nous nous trouvons de matérialiser le 0 ne prouve en rien que nous soyons condamnés à ne point pouvoir le penser mais que sa notion excède toute image. Au total, tous les nombres affirmés par le mathématicien, bien qu'ils ne soient pas représentables, ne laissent pas d'être absolument définissables et/ou pensables, soit reliables entre eux. A quoi se réduirait au demeurant un nombre, en l'absence de ses combinaisons, liens ou rapports avec les autres nombres, soit des opérations qu'on effectue sur et à partir de lui ? Et cette vérité se généralise immédiatement à toutes les branches de la mathématique, nul objet mathématique, n'ayant le statut d'un être singulier isolé, conformément à sa définition. Ainsi, et pour reprendre nos exemples des définitions géométriques des Éléments d'Euclide -" Le point est ce qui n'a aucune partie " et " Une ligne est une longueur sans largeur "-, il est manifeste que ces dernières énoncent des propriétés « relatives ». Elles posent en effet " le point " et " la ligne " en relation, fût-elle d'absence, avec la ligne, nécessairement divisible, pour la première, avec la surface ou le plan qui comporte toujours deux dimensions, pour la seconde ; étant entendu que l'on peut parfaitement réciproquer ces définitions, comme le fait fort justement d'ailleurs le géomètre dans la suite de ses Définitions -" Les extrémités d'une ligne sont des points " et " Les extrémités d'une surface sont des lignes "-, ou comme le font aujourd'hui les mathématiciens, en définissant la ligne comme un ensemble de points et le plan comme un ensemble de droites.

52 op. cit. Introd. p. 118 – 5. p. 225 ; 2. p. 134 et 4. p. 185

22

Et s'il fallait poursuivre ce processus définitionnel –et en mathématique on se doit d'aller jusqu'au bout, jusqu'à l'épuisement, si possible, de la question-, on rencontrera la notion de l'espace, figurant au rang de Postulats ou Demandes chez Euclide, mais posée comme les autres notions de manière à présenter une attache avec elles : " Deux droites ne renferment point un espace ". Rien d'étonnant que le sens que l'on accordera à celles-là influera sur celui que l'on donnera à celui-ci et inversement, comme se chargeront d'en fournir une illustration les géométries dites non-euclidiennes, «inventées» par Gauss –le prince des mathématiciens-, Lobatchevski, Bòlyai et Riemann, et qui ne forment en réalité que des extensions ou variations de la géométrie euclidienne dans laquelle elles sont du reste, et sans difficulté majeure, traductibles, moyennant " une sorte de dictionnaire ", ainsi que l'ont démontré Beltrami et Poincaré53, formant ainsi toutes ensemble une Pan ou Méta- Géométrie. La notion d'espace n'échappe guère à la « relativité » de toutes les notions géométriques qui impliquent un lien étroit entre leurs Définitions et les Démonstrations. Car si celles-là portent non point sur des êtres mais sur des relations, elles conduisent d'elles-mêmes à celles-ci. Mieux : elles les incluent déjà en elles-mêmes. " Aussi bien les propositions initiales [de la géométrie euclidienne] ne peuvent-elles être considérées que comme les déterminations directes, déjà inhérentes aux définitions ;" (Hegel54) Certes pas de façon manifeste ni univoque, sinon il n'y aurait nul besoin de déductions, les seules définitions suffiraient, mais de manière implicite et pourtant assez claire pour que celles-là n'apparaissent pas arbitraires, sans lien avec ce qui a été « posé » au point de départ. De la définition il nous faut passer à la démonstration mathématique, en commençant, comme il se doit, par l'examen des principes qui la structurent / valident, id est des axiomes. B. Axiome Science déductive et/ou démonstrative, s'il en fût, la Mathématique se confond avec l'Idéal scientifique et dépasse ainsi son statut de science particulière. N'est-elle pas considérée comme " l’organon ... le modèle de la suprême évidence dans les autres sciences " (Kant55) ? En aucun cas elle ne saurait donc se contenter de dresser un catalogue de définitions seulement posées, mais se doit d'essayer de tout justifier / démontrer, ces dernières incluses. Ne s'identifient-elles pas déjà -nous venons de le remarquer-, à des démonstrations tacites ? Pour cela elle s'appuiera nécessairement sur des " prémisses " ou principes « évidents » / incontestables, propres à assurer à ses conclusions / démonstrations ou raisonnements une valeur indiscutable et ainsi leur dignité de « vérité ». Il n'est de « science » qu'à ce prix, le reste devant se nommer simple « connaissance ». On conviendra d'appeler de tels principes des « axiomes » (du gr. axiôma : estimation) puisqu'ils consistent en jugements (estimations) ou propositions premières, dont dépendent toutes les autres propositions mathématiques. On pourrait également les qualifier de «lemmes» (gr. lêmma : proposition prise d'avance), «pétitions», «postulats» (lat. postulatum : demande) ou « demandes ». En effet, quoique l'auteur des Éléments différencie les Postulats ou Demandes et les Axiomes ou sentences communes, ni ses exemples, ni la mathématique moderne ne corroborent cette distinction. De quelque nom que l'on baptise ces énoncés préliminaires, une seule chose importe, comprendre correctement leur fonction, sachant par avance qu'ils répondent à une exigence logique : rendre possibles les démonstrations. Aussi l'on accordera le plus grand soin à leur analyse, vu leur utilité principielle.

53 S.H. 2è partie chap. III. Les géométries non euclidiennes p. 68 54 S.L. III. 3è sec. chap. II A. b) 3. p. 530 55 D. 1770 Sec. II § 12 ; cf. égal. Husserl, S.C.N. p. 355 et R.L. 1 chap. XI. § 71 p. 279

23

Comme pour les Définitions, arrêtons-nous un instant sur les Axiomes d'Euclide, en nous limitant aux deux liminaires d'entre eux : 1. "Les choses égales à une même chose sont égales entre elles" et 2. "Si à des choses égales, on ajoute des choses égales, les touts seront égaux". Rien apparemment de plus « évident » que ces deux " sentences communes ". Sauf qu'à y regarder de plus près, on s'aperçoit qu'ici, comme dans toutes les autres occurrences, l'évidence est fort trompeuse. Ainsi ces propositions supposent acquises ou connues des notions très peu «évidentes» et pourtant indispensables que celles d'égalité, identité ("même"), somme ou totalité. Comment parler de choses égales, et a fortiori de touts égaux en général, sans l'égalisation de toutes les choses particulières et comment, à supposer celle-ci obtenue, vérifier une égalité spécifique à deux d'entre elles, en les comparant à une troisième, présumée stable, une même chose, en l'absence d'une identification claire de celle-ci ? L'axiome A = C et B = C → A = B ne peut en effet prendre sens que si l'on connaît ce qu'est C ou quelle est sa valeur, sinon il ne nous serait d'aucun secours. Pareillement il ne servirait à rien de confirmer l'égalité de sommes / de touts, au moyen d'additions / d'ajouts d'éléments censés être égaux entre eux, si l'on ne savait déjà préciser cette dernière égalité elle-même. A + B = A + C = B + C, si et seulement si A = C et B = C, ce qui nous ramène à l'axiome précédent. Or d'où tirons-nous ces idées ? Certainement pas de l'évidence sensible, celle-ci attestant au contraire l'extrême labilité ou variabilité des choses et des êtres et en conséquence l'impossibilité dans laquelle nous nous trouverions de leur assigner la moindre égalité ou identité, si nous devions nous fier uniquement à nos sens. Rien en cet univers-ci ne se conserve en l'état et ne demeure identique à soi, tout changeant avec et dans le temps. Si l'on voulait maintenir à tout prix l'idée d'une évidence, celle-ci se trouverait plutôt du côté du non-identique. Mais ce serait encore trop dire, dans la mesure où, ce dernier n'étant lui-même que la « contra-diction » du premier, il le suit comme son ombre et confirme ainsi la non évidence des deux, de l'identique comme du non-identique. Partant l'on ne saurait considérer les axiomes comme des certitudes évidentes et indiscutables ; en regard du monde sensible, il faut au contraire les tenir pour de véritables « énigmes ». Les propositions dites premières véhiculent ainsi des termes ou significations qui n'ont rien d'immédiat, de directement donné ou de premier, au sens usuel du moins de ce qualificatif. Avec Platon n'hésitons pas à répéter qu'on ne trouve guère trace d'une égalité véritable dans les données empiriques, celles-ci souffrant du témoignage subjectif et/ou variable de chacun. " Or, examine encore la chose sous ce jour : est-ce que parfois des cailloux, des bouts de bois, qui sont égaux, ne sont pas, aux yeux de celui-ci, égaux, et non aux yeux de cet autre, alors, alors qu'il n'y a dans ces choses rien de changé ?" (Platon) Pour résoudre le « mystère » de l'axiome de l'égalité, il faut donc pointer dans une tout autre direction que les organes sensoriels, inaptes à nous procurer les concepts qu'il expime. D'autant que la reconnaissance de l'égalité des choses –si approximative fût-elle-, tout comme celle de leurs formes, suppose chez le sujet la connaissance préalable de celle-là, sans laquelle nous ne pourrions jamais dire que deux objets sont « égaux ». La "connaissance de l'Égal qui n'est rien qu'égal" précède bien celle des "égalités qui nous viennent des sensations" (idem56). Aussi les axiomes ressemblent, à s'y méprendre, aux définitions et pour cause : ils ne sont en réalité que des définitions à peine déguisées ou travesties. " Les axiomes de la géométrie ... ne sont que des définitions déguisées." (Poincaré57) Il n'y a donc pas lieu de séparer les deux, ceux-là précisent celles-ci qui les préfigurent. Qu'enseignent d'ailleurs en définitive ces derniers sinon que, comme nous l'avons dit, l'égalité

56 Phédon 74 b et 75 b 57 La Science et l’Hypothèse 2è partie chap. III. p. 76

24

ou le rapport d'équivalence entre deux choses passe par leur égalité respective à une troisième dont l'« identité » ou l'« égalité » à soi doit être établie ? Or celle-ci ne saurait à son tour être assurée que moyennant sa comparaison ou relation avec les autres : A = A, si et seulement si A ≠ B, C, D etc. Et c'est précisément ce que stipulent déjà implicitement et à titre particulier les Définitions des êtres mathématiques, tant géométriques qu'arithmétiques. Un point n'est un point, figure indivisible ("aucune partie"), que pour autant qu'il n'est pas une ligne, un plan ou un espace eux divisibles, et une ligne n'est ce qu'elle est, une forme undimensionnelle ("sans largeur"), que par différenciation à la fois avec le point, lui sans nulle dimension et avec les configurations pluridimensionnelles (triangle, plan, espace etc.). Similairement l'unité arithmétique ne se définit que par son opposition à la pluralité. Une chose n'est appelée une, un être homogène (un), que parce qu'elle n'est pas considérée comme plurielle (deux, trois, quatre etc.). Quant à la pluralité numérique –" le nombre "-, elle ne peut être qualifiée de " multitude composée de plusieurs unités ", que parce qu'on en considère les composants comme des uns semblables et non comme des êtres / unités hétérogènes, auquel cas on ne pourrait jamais les sommer /multiplier /diviser. La définition de l'un implique celle de l'autre (multitude) et énonce par anticipation l'axiome de l'identité et/ou de l'égalité. Conséquemment que telle définition (notion), celle de l'espace par exemple, soit mentionnée par Euclide dans les Postulats ou Demandes (Axiomes) plutôt que dans les Définitions, où l'on s'attendrait à la trouver, trouble peut-être la cohérence de la présentation des Éléments mais nullement celle de la Géométrie en général. Dans sa célèbre Axiomatique des nombres naturels, inscrite en ses Notations de Logique mathématique, Introduction au Formulaire de Mathématiques, le grand mathématicien - logicien italien Peano, un des maîtres d'oeuvre de la formalisation des mathématiques, réduisant les Définitions (notions primitives) et les Axiomes (propositions primitives), nécessaires à leur construction / théorie, au strict minimum, aboutira à une quasi assimilation des uns aux autres, ceux-ci n'y faisant qu'expliciter celles-là, à moins qu'on ne préfère dire que les premières précontiennent en elles les seconds. Que sont ses trois notions primitives : 0, le nombre, le successeur Sinon des énonciations ou positions à la fois anticipatrices et en attente d'une définition ou détermination qu'expriment précisément les axiomes ou propositions subséquentes : (1) 0 est un nombre. (2) Le successeur d'un nombre est un nombre. (3) Deux nombres ne peuvent avoir le même successeur. (4) 0 n'est le successeur d'aucun nombre. (5) Toute propriété qui appartient à 0, ainsi qu'au successeur d'un nombre qui possède cette propriété, appartient à tous les nombres. Seulement et à leur tour les Axiomes requièrent une explicitation ou une justification, sous peine de se réduire autrement à " de simples tautologies " (Hegel) improductives. Et les théorèmes qu'on en tire rempliront justement cet office. Le lien des définitions et des axiomes se prolonge inexorablement en l'unité commune des deux avec les démonstrations qui forment le coeur ou la substance même de la Mathématique. Que vaudrait cette Science, en l'absence de ses déductions, si pénibles voire superflues qu'elles paraissent à certains ? Elle ne se différencerait alors guère d'une psalmodie. " En ce qui concerne les vérités mathématiques, on tiendrait encore moins pour un géomètre celui qui saurait du dehors et par coeur les théorèmes d'Euclide, sans savoir leurs démonstrations ou, comme on pourrait s'exprimer par contraste, sans les savoir du dedans." (idem58)

58 S.L. III. 3è sec. chap. II A. b) 3. p. 528 et Phén. E. Préf. p. 97

25

De la Définition et/ou de l'Axiome il nous faut donc passer sans tarder au Théorème, afin de parachever notre analyse des catégories mathématiques et pouvoir ainsi répondre pleinement à notre question sur l'essence de la Mathesis. C. Théorème Si la Mathématique commence bien par des définitions ou des axiomes, elle ne s'accomplit que par les démonstrations ou théorèmes (gr. théorêma : « objet d’étude ») auxquels du reste les premiers conduisent et qui leur offrent en retour consistance ou valeur, sans laquelle ils se résumeraient à des propositions arbitraires. Car, alors que ceux-ci font appel à une adhésion externe (postulation), toujours fluctuante et révisable, de l'esprit, ceux-là s'adressent à l'«approbation» (preuve) ou conviction interne, indiscutable, de ce dernier. En d'autres termes, seule la démonstration dote les énoncés mathématiques de l'« évidence » : nécessité ou vérité qui est à la fois l'honneur et la marque spécifique de cette science. Essence et impératif de rigueur confluent pour donner à la Mathesis la figure d'une discipline démonstrative. Pour se conformer à celle-ci, on doit donc absolument justifier (dé-montrer) tout rapport d'un théorème et non plus simplement l'admettre (montrer) comme dans les définitions ou les axiomes. Nul, quelle que soit sa position sociale, pas même un roi, ne saurait s'affranchir du laborieux chemin de la justification comme l'opposait Euclide précisément à Ptolémée 1er Sôter, un monarque de l’Égypte hellénistique, trop pressé d'arriver au résultat : " Il n’y a pas de voie royale [impériale] vers la géométrie [qui mène au temple de la géométrie]." 59 Étrangère à toute vérification a posteriori, inductive ou expérimentale, propre à la Physique, la déduction (démonstration) ou preuve proprement mathématique ne saurait emprunter que la voie a priori, seule compatible avec la pureté et l'universalité caractérisant ses propositions, dès les origines de cette matière. Cela ressort du premier des théorèmes connus, portant sur "le triangle isocèle ... [attribué à] Thalès" (Kant60). Laissons-nous guider par son exemple, pour rendre la chose obvie. Plutôt que de nous arrêter cependant à la propriété particulière de la similitude des angles opposés aux côtés égaux du triangle isocèle, examinons la démonstration plus générale, attribuée également à Thalès, sur l'homothétie ou sur les proportions (rapports de distance) dans un triangle quelconque, équiangle inclus, coupé par deux droites parallèles. De quoi et comment nous instruit cette démonstration ? Revenons à sa présentation euclidienne61 pour le dire. Elle commence par l'affirmation du théorème et de sa réciproque : " Si on mène une ligne droite parallèle à l'un des côtés d'un triangle, laquelle coupe les deux autres côtés ; elle les coupera proportionnellement : et si deux côtés d'un triangle sont coupés proportionnellement, la ligne coupante sera parallèle à l'autre côté." Celui-ci énonce tout à la fois une propriété de la parallèle et du triangle, formulant d'emblée une relation entre ces deux figures et donc une vérité, non point isolée, immédiatement donnée ou visible à même un être particulier, mais construite / déduite à partir de la mise en rapport d'au moins deux êtres ou plutôt notions (parallèle, triangle) et même plus (ligne : droite, parallèle, sécante ; triangle : côté, base, hauteur, aire). Son énonciation même témoigne ainsi du caractère corrélatif ou sytématique des êtres ou vérités mathématiques que sa démonstration confirmera / justifiera. Pour ce faire, cette dernière recourra à un exemple de la ligne et du triangle, puisque c'est bien d'eux dont il s'agit.

59 cité par Hegel in Phén. E. Préf. fin 60 C.R.P. Préf. 2nde éd. p. 39 61 in Éléments Livre VI. Prop. II.

26

" Soit le triangle ABC, dans lequel soit menée la ligne droite DE parallèle au côté BC, coupant les deux autres côtés AB et AC aux points D et E." A D E B C Cependant il ne saurait y être question d'un modèle sensible particulier -un triangle ou une ligne droite trouvés-, auquel cas la démonstration se condamnerait à n'être qu'elle-même particulière, mais uniquemet d'un exemplaire général –le triangle ou la ligne droite antécédemment « définis » ou pensés-, seul en mesure de servir de base à un « théorème ». Certes le dessin est ici nécessaire, comme point d'appui au raisonnement. Encore ne doit-on pas oublier que lui-même a le statut d'un « schème » et non d'une image, c'est-à-dire d'une figuration « intelligible » et non sensible, ce qui autorise au demeurant Euclide à y « voir » directement dans un premier temps, ce qui ne s'y trouve en fait que grâce à des démonstrations antérieures déjà acquises et qui forment les prémisses de celle à venir. " Je dis que les côtés AB, AC sont coupés proportionnellement aux points D et E, c'est-à-dire que AD sera à DB, comme AE est à EC." La suite de sa proposition ne laisse planer aucun doute là-dessus. Et celle-ci concerne l'essentiel, la démonstration proprement dite. Même en se limitant à sa version directe, sans sa réciproque, il appert clairement que les constructions et déductions requises pour valider l'affirmation première n'ont rien de commun avec une simple monstration ou perception sensible, mais s'inscrivent dans un contexte théorique d'où elles tirent leur sens et confèrent ainsi une assise rationnelle à l'énoncé de la proposition en cause. Quelles sont celles-là ? Pour établir la proportionnalité dont parle le théorème, comparons les triangles que nous pouvons forger, à l'intérieur du triangle ABC que nous nous sommes donné au point de départ, et avec les deux autres points D et E de la ligne droite parallèle à BC pour sommets. Menons ainsi les lignes BE et CD. A D E B C Par la Proposition XXXVII du Premier Livre des Éléments –" Les triangles constitués sur une même base ; et entre mêmes parallèles, sont égaux entre eux."- les triangles DEB et EDC, ayant la même base DE et étant compris entre les parallèles DE et BC, auront même aire (superficie) ou seront égaux. " Car étant menées les deux lignes BE et CD : par la Prop. 37 Livre I. les deux triangles DEB et EDC, étant sur même base, et entre mêmes parallèles, sont égaux ;"

27

Et selon la Proposition VII du Livre V –" Les grandeurs égales, ont même raison à une même grandeur ; et celle-ci aura même raison aux grandeurs égales."-, corollaire du premier Axiome des Éléments : "Les choses égales à une même chose sont égales entre elles"62, ils auront même proportion (raison) au triangle ADE. " et par la Prop. 7 Livre V ils auront même raison l'un comme l'autre au troisième ADE." Afin d'expliciter davantage notre comparaison et en tirer toutes les conséquences possibles, complétons le schéma des différents triangles en y adjoignant leurs hauteurs respectives. A h h' D E B C Ainsi suivant la Proposition I Livre VI -" Les triangles et les parallélogrammes de même hauteur sont l'un à l'autre comme leurs bases."-, les triangles DEB et DEA, partageant la même hauteur (h), la perpendiculaire menée de leur sommet commun E sur le côté A(D)B, seront l'un à l'autre comme la base BD à la base DA. Pareillement, et toujours suivant la même Proposition, les triangles CDE et EDA, partageant également une même hauteur (h'), la perpendiculaire menée de leur sommet commun D sur le côté opposé A(E)C, seront similairement l'un à l'autre comme la base CE est à la base EA. " Mais par la Prop. I Liver VI les triangles DEB et DEA, étant de même hauteur, sont l'un à l'autre comme la base BD à la base DA ; et par la même Proposition, le triangle CDE, étant de même hauteur que le triangle EDA, ils seront aussi l'un à l'autre, comme CE est à EA ". En conséquence et en vertu de la Proposition XI Livre V -" les raisons qui sont de même à une autre, sont aussi de même entre elles."-, qui prolonge aussi l'Axiome 1., BD s'avère être dans la même proportion (rapport ou raison) à DA que CE à EA, ce qu'énonce au bout du compte le théorème et ce que l'on se proposait de démontrer. " et partant par la Prop. XI Livre V BD sera à DA, comme CE à EA : (puisque ces deux raisons sont les mêmes que du triangle BED au triangle DEA, et du triangle CDE au même Triangle DEA). Ce qui était proposé." En écriture plus moderne cela donne : BD/DA = CE/EA C.Q.F.D. Au total, bien qu'il concerne une propriété spécifique du triangle, l'homothétie de ses côtés, le Théorème de Thalès s'inscrit, tant dans son contenu -celui-ci valant pour toutes droites parallèles rencontrant des sécantes quelconques-, que dans sa forme –cette dernière recourant à toutes sortes de théorèmes autres lors de sa validaton-, dans l'ensemble du Mathématique. Réciproquement on peut l'utiliser pour justifier d'autres propositions ou formules, telle l'équation algébrique de la ligne droite, y = ax + b, -anticipée par la Proposition VII Livre V-, qui en est l'application, étant donné la variation continue et proportionnelle qu'elle exprime. Quant à cette totalité mathématique et l'« acte » intellectuel qui la sous-tend, ils sont eux-mêmes suspendus, on l'a vu, à l'Axiome ou au Principe de l'Égalité. Ainsi si les définitions appellent les axiomes et réciproquement et si tous deux requièrent les démonstrations, étant donné que ces dernières se basent, à leur tour, sur les premiers, demeure l'énigme de ceux-ci. Bien qu'elle apparaisse comme une totalité close et qui ne devrait son être qu'à soi, la Mathématique reste suspendue à la validité de ses axiomes, dont l'étude ne saurait plus relever d'elle-même mais bien d'une autre science. Sa vérité s'avérerait ainsi conditionnelle, relative à

62 vide supra p. 21

28

la justesse qu'établira la discipline censée prendre en charge les présuppositions dont elle part. Et selon ce que révélera cette autre étude, l'on se prononcera sur l'exacte portée de cette Science. Or puisque les premières propositions mathématiques n'énoncent que des relations logiques, il appartiendra à la Logique de légiférer sur leur pertinence. C'est donc dans la Logique que l'on cherchera le secret de la Mathesis. Aussi interrogeons le rapport entre Mathématique et Logique pour clore notre investigation sur la Science mathématique et son statut. D. Logique et Mathématique La co-hérence, co-hésion ou unité des définitions, axiomes, et théorèmes et leur commune dépendance de certains principes de raisonnement, donne à la Mathématique son caractère logique / systématique qui autorise à parler de la " Logica Mathematicorum " (Leibniz63). Seule une telle Logique confère à cette science sa dignité de « Science ». D'où le lien étroit entre ces deux disciplines, au point que moult logiciens et/ou mathématiciens ont été jusqu'à les assimiler l'une à l'autre. Déjà lors de l'analyse des définitions, particulièrement celle du nombre, nous avons eu l'occasion de noter l'indépendance de ce dernier par rapport à toute donnée sensible et sa subordination à des catégories purement logiques. Davantage encore au cours de l'examen des axiomes et des démonstrations, avons-nous pu souligner l'intervention permanente des règles logiques (identité, égalité etc.) dans la voie ou la méthode (gr. meta-odos : voie) suivie par les mathématiciens ; de sorte que l'identification de la Mathématique à " la logique symbolique " (Russel), pour moderne qu'elle se prétende, semble aller de soi. D'ailleurs l'une comme l'autre opèrent sur des termes symboliques et non des êtres tangibles, et ne s'intéressent qu'aux relations purement logiques qu'entretiennent ceux-là et non à leur signification ou valeur intrinsèque. " La logique (ou les mathématiques) ne s’occupe que des formes " (idem64). Bien avant Aristote ne disait pas autre chose dans ses Analytiques : " les Mathématiques s’occupent seulement des formes "65. On se tournera donc résolument du côté de ces dernières ou de la Logique, pour appréhender la Mathématique à son état natif (originaire) et en son fonctionnement effectif (scientifique). Mais de quelle Logique au juste s'agit-il ici ? Nous verrons en effet que celle-ci ne véhicule pas un sens univoque. L'argumentation du mathématicien se règle sur le principe apparemment incontournable de tout raisonnement voire de la pensée en général, le principe de non-contradiction. Le Stagirite y voit en tout cas la norme indépassable de tout discours sensé et partant l’" ultime vérité " de toute démonstration ou discours logique. " Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sur le même rapport ... Voilà donc le plus ferme de tous les principes, car il répond à la définition donnée plus haut. Il n’est pas possible, en effet, de concevoir jamais que la même chose est et n’est pas, comme certains croient qu’HERACLITE le dit : car tout ce qu’on dit, on n’est pas obligé de le penser. ... C’est la raison pour laquelle toute démonstration se ramène à ce principe comme à une ultime vérité, car, il est, par nature, un point de départ, même pour tous les autres axiomes." Voudrait-on fournir une démonstration de ce Principe que l’on tomberait dans un cercle vicieux, présupposant, pour établir cette preuve, cela même que l’on prétend vérifier. Tout au plus pourra-t-on en proposer " une démonstration qui procède par réduction à l’absurde ", montrant par là même qu’il forme bien l’Axiome évident et incontournable de toute pensée. La démonstration (scientifique) nécessite, semble-t-il, une base, un point de départ ou un support lui-même indémontrable et sans lequel elle ne pourrait ni se produire ni progresser.

63 in Écrits maths. VII p. 54 éd. Pertz, cité par Husserl, R.L. Prolég. chap. X § 60 p. 246 (1) 64 The principles § 4 et I.P.M. XVIII. p. 237 65 Org., Les 2nds Analytiques I. 13. 79a 8 ; cf. égal. Phys. II. 2. 193b 31 et Méta. E. 1. 1026a 9 et K. 3. 1061a 28

29

La démarche ou méthode scientifique s’avère ainsi purement analytique, ne progressant que par l’analyse/la décomposition des propositions préliminaires. Toute tentative de « démontrer » celles-ci s’engagerait fatalement dans une régression à l’infini vaine ou, ce qui ne vaudrait guère mieux, s’enfermerait dans un cercle ou une tautologie vide. Pour éviter un tel cercle vicieux ou " une pétition de principe ", on ne cherchera pas à justifier scientifiquement les principes mais l’on se contentera de les accepter ou intuitionner. " Des principes il n’y aura pas science ... c’est une intuition qui appréhendera les principes." (idem66) D'autres, tel Leibniz, lui emboîteront le pas et tiendront pareillement le Principe de non-contradiction pour le fondement des mathématiques tout d'abord. Tous les principes de cette science, dont la transitivité hors laquelle nulle déduction certaine ne serait possible, n'en seraient que des corollaires. " Le grand fondement des mathématiques est le principe de la contradiction ou de l’identité, c’est-à-dire qu’une énonciation ne saurait être vraie et fausse en même temps ; et qu’ainsi A est A, et ne saurait être non A. Et ce seul principe suffit pour démontrer toute l’arithmétique et toute la géométrie, c’est-à-dire tous les principes mathématiques. (...) Car ce principe [A=B et C=B → A=C] est une suite immédiate de celui de contradiction et fait le fondement de toute la logique ; et s’il cesse, il n’y a pas moyen de raisonner avec certitude. " Puis l'auteur des Nouveaux essais sur l'entendement humain y verra le roc auquel s'adosserait l'ensemble du savoir en général, le soubassement de toute notre connaissance, autant dire l'unique principe primitif ou le principe des principes, que l'on peut dénommer indifféremment principe de non-contradiction ou d'identité, celle-ci n'étant qu'une suite de celle-là : A = A que parce que A ≠ B (-A). " Le seul principe primitif, qui est celui de la contradiction et qui ne suppose rien. (...) Le principe des principes est en quelque façon le bon usage des idées et des expériences ; mais en l’approfondissant, on trouvera qu’à l’égard des idées, ce n’est autre chose que de lier les définitions par le moyen des axiomes identiques." 67 Reposant exclusivement sur lui, sans recours à aucun matériau ou principe autre (empirique), la mathesis serait l'unique science à pouvoir produire des énoncés ou « objets » définis/ distincts/ précis (identifiables) et conciliables ou liés entre eux (non-contradictoires). En quoi elle répondrait pleinement d'elle-même, n'étant confrontée qu'à ses propres réquisits, et s'avérerait ainsi une discipline foncièrement auto-nome ou libre. " Car l’essence de la mathématique réside précisément dans sa liberté." (G. Cantor68) Au point qu'on serait tenté de l'identifier à la Science suprême, celle qui proférerait l'Ultime Vérité de/du Tout, comme ne cessent de le clamer les Modernes, anciens ou contemporains ? " Mais les mathématiques sont devenues pour les modernes, toute la Philosophie, quoiqu’ils disent qu’on ne devrait les cultiver qu’en vue du reste." (Aristote) Elle remplacerait " la Philosophie [qui] est appelée la science de la vérité" (idem69). Telle aurait été au demeurant la doctrine ésotérique et véritable de Platon, d’après Aristote, et si l’on en croit le récit d’Aristoxène de Tarente sur la Leçon sur le Bien du maître de l’Académie70. A d'incertains Principes de la philosophie (Descartes) ou à une Doctrine de la Science (Fichte) philosophique se substitueraient avantageusement une Doctrine de la Science (Bolzano) logico-mathématique ou de solides Principia mathematica (Russel et Whithead). Pourtant il s'en faut que la Mathématique jouisse du statut exceptionnel et exemplaire que quelques-uns sont tentés de lui attribuer et qu'elle puisse prétendre à la sui-réflexivité. Elle-même d'ailleurs n'en réclame pas tant, consciente qu'elle est de ses limites, nonobstant les déclarations imprudentes de ses thuriféraires inconséquents. Un « formaliste » illustre, Gödel,

66 Méta. Γ 3. 1005 b 20-34 et 2ndes Anal. I. 11. 77 a 22 ; II. 4. 91a et 19. 100 b 67 2nd Écrit à Clarke 1) in Œuvres p. 411 – E.T. Disc. § 22. p. 67 et N.E. IV. II. § 1. p. 320 - IV. XII. § 6. p. 399 68 F.T.G.E. § 8 (1883) in Cahiers pour l’Analyse 10 1969 p. 49 (G.A. p. 183, Berlin, 1932) 69 Méta. A. 9. 992 a 30 et α. 1. 993 b 20 70 Elém. harmoniques 2. 20. 16-31. 3. ; vide supra p. 10

30

relevant un défi de Hilbert contenu dans Les Fondements de la Mathématique, a en effet démontré, par des voies purement mathématiques, qu'aucun système axiomatique (id est mathématique) –à commencer par les Principia Mathematica de Russell et Whitehead-, ne pouvait être à la fois consistant (id est non contradictoire) et complet (id est apte à englober en lui tous les énoncés vrais possibles). Il a ainsi établi, contre le programme logiciste hilbertien, qu'il existe des propositions indécidables à l'intérieur même de cette science ou, ce qui n'en est qu'un corollaire, qu'on ne peut construire de proposition p énonçant la consistance d'un système S, telle que p appartienne elle-même à S, déniant ainsi à la mathématique toute possibilité d'articuler l'« ensemble de tous les ensembles », soit une réflexivité véritable, sous la forme d'une auto-vérification71. L'« incomplétude » de cette science exige son dépassement. Et que l'on ne dise pas ce dernier impossible car comment prouverait-on celle-là, si l’on n’était pas soi-même excentré par rapport à elle ? Quiconque perçoit les limites de la mathématique, les a forcément outrepassées ; il a en effet compris " ses limites et donc la nécessité d’un autre savoir " (Hegel), plus pur et/ou radical encore que la Mathesis. Déjà science certes mais pas encore Science complète, plutôt une image de celle-ci –" une image de l'Idée " (idem72)-, tel est le statut de la mathématique. Et de fait que sont les entités mathématiques sinon des « objets » quelconques ? Elles ont donc nécessairement un lien avec l'objectivité physique en général. Sans se réduire aux choses, les êtres mathématiques en sont les formes pures ou possibles. Entre les deux il ne saurait en tout cas y avoir hiatus mais au contraire convenance, à défaut d'identité, d'où du reste l'applicabilité des uns aux autres et la quasi évidence des axiomes euclidiens ou non, étant entendu que les seconds sont traductibles dans les premiers. " Les premières notions qui sont supposées pour démontrer les propositions géométriques, ayant de la convenance avec les sens, sont reçues facilement d’un chacun ;" (Descartes73) En quoi leur étude peut être assimilée à une Physique abstraite certes mais gardant néanmoins un lien avec le ou la physique tout court dont elle offre une présentation épurée. C'est en celle ou celui-ci et donc dans les choses concrètes qu'elle trouve sa base. " L'ordre mathématique ne diffère du physique, que par l'abstraction qu'opère l'esprit à partir des choses concrètes." (Leibniz74) Le Principe sur lequel repose la rationalité mathématique -le Principe de non-contradiction-, loin d’être du reste un principe universel, ne vaut en réalité que pour les êtres mondains (physiques) ou les objets qui, faute de dire quoi que ce soit, ne peuvent pas effectivement se contre-« dire » : il leur suffit d’être ce qu’ils sont et de n’être pas ce qu’ils ne sont pas. Par contre ce principe perd toute validité au niveau des êtres psycho-logiques ou spirituels, les sujets, qui passent leur temps à se contredire, ne se posant qu’en s’op-posant les uns aux autres et à eux-mêmes. C’est pourquoi le discours mathématique, à supposer qu’on puisse le qualifier ainsi, n’a qu’une portée limitée, impuissant qu’il est à réfléchir de tels êtres qui, soulignons le d’emblée, ne sont pas à proprement parler des «êtres» mais de pures «relations» sous-tendant toutes les relations, y compris les rapports mathématiques, car, et jusqu'à preuve du contraire, la mathématique est un produit de l’esprit (humain) et non l’inverse. Jamais avec sa seule méthode, la mathématique ne rendra compte d’elle-même ou de la pensée (sujet) qui y préside, cette dernière primant / transcendant les catégories mathématiques. " Elle [la nature intelligible] est la nature première qui n’a ni mesure ni limite à sa grandeur ; par elle on mesure le reste, mais ce qui est puissance universelle n’a nulle part de grandeur déterminée." (Plotin75)

71 vide Gödel, S.P.F.I.P.M.S.A. Théorèmes VI. et XI. in Le Théorème de Gödel II 2 p. 127 et 4 p. 140 72 Phén. E. Préf. I. p. 39 et E. II. § 256 add. p. 360 73 2ndes Réps. p. 388 74 D.V.T.M.S. XVII. p. 93 (Vrin) 75 Ennéades VI. 5. 11.

31

Certes on peut toujours et l’on ne s’en prive pas, essayer d’estimer mathématiquement la « psychê », en lui appliquant une échelle métrique, comme on le pratique en psycho-métrie, dans les tests d’intelligence par exemple, encore ne faut-il pas oublier, sous peine de transformer un droit légitime en usurpation pure et simple, que, ce faisant, on ne calcule en réalité que quelques extériorisations, performances ou produits de l’intelligence et nullement, comme on se plaît parfois à l’imaginer, l’intelligence en tant que telle qui elle, échappe nécessairement aux tests, puisqu’elle forme l’instance qui les crée. Pareillement les sondages d'opinion et autres techniques socio-métriques ne mesurent jamais que des états de la pensée. De manière générale, toutes les productions humaines / morales / psychiques, excèdent toute détermination purement quantitative et relèvent d’un autre ordre d'estimation : le concept. L’Homme, l’être pensant -psycho- ou socio-logue- n’est pas un nombre, quel que soit la grandeur de ce dernier. Et l’application de celui-ci aux hommes ne vaut que si l’on se rappelle qu’on ne saisit par lui que l’aspect externe de l’homme, son individualité -ce qu’ils ont de commun avec les choses- mais en aucun cas leur être propre. Quelle que soit l’abstraction ou l’idéalité de la mathématique, il s’en faut qu’elle représente une idéalité complète. Sa généralité n’est qu’une généralité formelle, son abstraction qu’une abstraction partielle qui s’arrête à la forme d’existence des choses dites réelles ou des objets, uniques êtres pleinement comptables et figurables. Elle part/ présuppose des "données réelles" qu’elle re-produit ou schématise mais qu’elle ne « produit » pas, comme le font les artistes. " (Car ceux-là [les géomètres, les astronomes, les calculateurs ...] font, eux aussi, métier de chasseurs ; ces divers spécialistes ne fabriquent pas en effet, chacun, la représentation figurée qui est leur objet, mais ce sont les données réelles qu’ils soumettent à leurs investigations) " (Platon76). Plutôt que de (re)«construire», rendre compte rationnellement du monde réel, les mathématiciens en admettent parfaitement l’être, lui donnant simplement une forme exacte. Tout en tirant d'eux-mêmes les constructions (figures ou schèmes), ils restent asservis à la nécessité de voir celles-ci correspondre aux images, intuitions ou représentations empiriques / externes de l'objectivité perçue et s'interdisent ainsi de régresser vers l'acte générateur même de leurs schématisations, ce qui est le but du philosophe. Bien comprise, la Mathesis ne saurait être confondue avec la Science ou le Savoir absolu, censé lui ne rien présupposer mais tout justifier / rationaliser. En bref la mathématique partage avec l'empirisme et/ou le matérialisme le postulat de l’existence sensible, auquel elle voudrait, tout comme eux, conformer toute la réalité. " Considéré de plus près, du reste, le point de vue exclusivement mathématique mentionné ici, à l’intérieur duquel la quantité, ce degré déterminé de l’Idée logique, est identifié avec celle-ci elle-même, n’est pas un autre point de vue que celui du matérialisme, comme on en trouve également la pleine confirmation dans l’histoire de la conscience scientifique, notamment en France depuis le milieu du siècle passé." (Hegel) Et vu qu'elle porte, à l'instar de ceux-ci, sur des objets externes, ou du moins sur leur forme, il est logique que ses démonstrations soient incomplètes ou extérieures. " Le mouvement de la démonstration mathématique n'appartient pas à ce qu'est l'objet, elle est une opération extérieure à la chose. ... Dans la connaissance mathématique l'intellection est une opération extérieure, il en résulte que la vraie chose est altérée par là." (idem77) Mais parce son raisonnement se rapporte directement aux choses sensibles, rien d'étonnant que la Mathesis, qui n'est somme toute qu'une Physique abstraite, consonne avec la Phusis, la Nature ou la Réalité, soit avec ce qui se présente à nous naturellement et qui relève de la Physique concrète, à laquelle la première (re)conduit in fine.

76 Euthydème 290 c ; cf. égal. Rép. VII. 511 a 77 E. I. § 99 add. p. 534 et Phén. E. Préf. III. pp. 36-37

32

2. Physique Dérivée du grec phusis : nature, la « physique » désigne l’étude des phénomènes naturels. Rien de plus ambigu cependant que le mot de « nature », lui-même issu du latin nus : né. Il désigne tout d’abord la totalité de ce qui est hors (de) l’homme : le monde non artificiel, donné directement ou originairement -né sans être produit ou transformé par nous- et qui relève de sa propre production ou spontanéité, selon la célèbre définition aristotélicienne : " Parmi les êtres, en effet, les uns sont par nature, les autres par d’autres causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses, en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par nature. Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent maintenant de celles qui n’existent pas par nature ; chaque être naturel, en effet, a en soi-même le principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à l’altération." Aussi la Physique ne s’intéressera qu’aux êtres « spontanés », et parmi eux uniquement à ceux à ceux qui sont dotés de la capacité de mouvement, à l’exclusion des autres « altérations », croissance ou reproduction, dont l’étude appartient à la Biologie, vu qu’elles introduisent des facultés sui generis supplémentaires voire opposées à la simple locomotion. Mais " le mot nature peut avoir deux sens "(idem78) car il connote également ce qui est essentiellement / véritablement (la nature d’une chose) et qui lui présuppose la présence d’un être capable de distinguer l’essence et les apparences et/ou d’ordonner celles-ci sous des lois, par l’intermédiaire de sa raison. Si dans sa première acception, la « nature » affirme une réalité immédiate, offerte à nos sens, dans la deuxième, elle pose une « réalité » médiate, élaborée / transfigurée par l’intellect. Au sens factice / factuel et externe : ce qui est (faits ou phénomènes naturels) s’ajoute un sens idéel/normatif et interne : ce qui devrait être (ordre ou sphère des lois naturelles). L'adjectif « naturel » charrie la même équivoque, signifiant tantôt le caractère primitif d’un être (dons ou traits naturels), tantôt sa définition idéale (lois ou règles naturelles). " Ce qu’on appelle « réalité » est sujet à caution aux yeux de la philosophie : elle le considère comme quelque chose qui peut paraître, mais qui n’est pas en soi et pour soi réel." (Hegel) Nature ou " Réalité " (idem) s’avèrent ainsi des termes équivoques. Pour autant que la détermination de ce qui appartient ou non originairement à un être passe par un jugement conceptuel préalable, on réunira ces deux significations, tout en privilégiant la seconde, puisqu’elle conditionne la première, en assignant à chacun des éléments naturels sa place et son rôle. Et l’on dira que la Nature en général est « posée » par l'Esprit. " La Nature est contenue dans l’Esprit, créée par lui, et malgré son être apparemment immédiat, sa réalité apparemment immédiate, elle est, à la considérer en elle-même, seulement quelque chose de posé, de créé, qui existe de façon idéale dans l’Esprit." (idem79) Aussi on l’identifiera à la légalité ou systématicité des phénomènes par opposition à leur simple existence brute, antécédente à toute rationalisation. Seule celle-ci autorise à parler de l’« uni-vers », soit de la co-hérence ou de l’unité du monde, au-delà de son apparente contingence ou diversité. " La nature est l’existence des choses en tant que celle-ci est déterminée suivant des lois universelles." (Kant80) Partant nous définirons la physique comme l’étude des lois de la nature, c’est-à-dire de la ou des relations nécessaires qu’entretiennent tous les êtres « naturels ». Son rôle ne se borne point à constater ce qui se passe, mais à en produire / re-« créer » la Relation ou le Sens. " La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés." (Einstein)

78 Physique II. 1. 192 b 8-15 et T.P.A. I. 1. 641 a 25 79 R.H. chap. II. 1. p. 100 ; S.L. 1ère éd. L. 1er 1ère sec. chap. 2nd A. 2. c) R. p. 89 et P.E.D. VII. p. 93 80 Prolég. 2ème partie § 14 ; cf. égal. P.P.M.S.N. Préf. et U.P.T.P. in O. ph. II pp. 364-365 et 561

33

Pour ce faire, elle postulera la soumission du monde à la Raison ou son intelligibilité et récusera par principe toute intervention du hasard : " Dieu ne joue pas aux dés " (idem81). Hors cette croyance son entreprise de compréhension et/ou d’explication des phénomènes n’aurait tout simplement pas de sens, faute d’une foi suffisante en sa possibilité même. Quelles lois pourrait-on vouloir déterminer/ établir, si l’on n’était point d’avance convaincu qu’il en en existe et donc que le monde est rationnel et/ou accessible à notre raison ? " Grand principe, peu employé communément, qui porte que rien ne se fait sans raison suffisante ; c’est-à-dire que rien n’arrive sans qu’il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas autrement." (Leibniz82) Quiconque use des mots Nature / Univers croit fatalement à l’existence d’un ordre naturel. Tout physicien digne de ce nom, antique comme moderne, a fait sienne cette conviction ; autrement il n’eût pu avancer d’un pas dans la science. " Rien ne se produit fortuitement, mais tout se produit à partir d’une raison et en vertu d’une nécessité." (Démocrite83)

Si l’on veut réellement comprendre le monde et continuer à évoquer la Nature, on admettra a priori, à titre de condition de possibilité de la science physique, " le principe de la raison suffisante " (Kant). Sauf à écouter "la raison paresseuse (ignava ratio)" (idem84) et se réfugier dans une solution de facilité, la science partira de l’Idée que les faits naturels sont déterminés, liés ou unis entre eux ; qu’ils obéissent à des lois, c’est-à-dire des règles ou relations nécessaires et universelles. Chaque fois qu’elle détermine une loi précise, elle confirme après coup sa propre postulation. "La science est déterministe ; elle l’est a priori, elle postule le déterminisme parce que sans lui elle ne pourrait être. Elle l’est aussi a posteriori." (Poincaré85) Reste à se demander comment elle s’y prend au juste pour obtenir celles-ci et, corroborant son présupposé de la rationalité du réel, former ainsi une connaissance scientifique ou vraie. Qu’est-ce que la Nature (Phusis) objective et/ou Quel est le fondement de la Physique ? Telle est l'unique question de et sur la Physique. Pour la résoudre examinons les différentes catégories dont use tout physicien dans sa démarche, à commencer par celui de la substance. A. Substance Un discours scientifique portant nécessairement sur un objet précis, requiert en effet tout d’abord que l’on repère celui-ci. En premier lieu on réduira donc l’indéfinie diversité sensible à des éléments/ termes dûment identifiés, en rapportant tous les changements des phénomènes à un substrat lui invariant. Et puisque ceux-là ne nous confrontent qu’à des altérations, on postulera l’invariance de celui-ci, soit la permanence de la substance : " Principe de la permanence de la substance : La substance persiste au milieu du changement de tous les phénomènes, et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature." (Kant) Hors cette postulation non seulement on ne pourrait jamais identifier le moindre objet d’étude mais faute de référent on ne saurait davantage évoquer le moindre changement, tout changement présupposant l’identité de ce qui change. Sauf à admettre des miracles perpétuels et à contredire d’antiques principes –" Gigni de nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti (Rien n’est engendré de rien, rien ne fait retour au rien) "86, l’on s’appuiera sur ce principe d’invariance, si l’on veut réellement appréhender « ce qui » se passe dans le monde. 81 E.I.P. 4 p. 274 et Lettre à Born (1926) 82 P.N.G. 7. 83 De l’Intellect in Les Présocratiques p. 746 84 C.R.P. Log. transc. L. II. chap. II. 3ème sec. III. B. p. 232 et Dial. transc. App. p. 530 85 Dernières pensées 86 C.R.P. Log. transc. L. II. chap. II. 3è sec. III. A. pp. 219 et 222

34

Aussi quoiqu’il arrive empiriquement dans le monde, on admettra a priori que rien n’a pu s’y modifier, sans raison, tout devant s’y dérouler selon des règles calculables constantes : le pré-sent étant nécessairement issu du passé qui l’avait pré-vu/anticipé ou, toute création correspondant à une disparition et réciproquement, le changement global demeurant invariant. Chaque chose conserve son état, à moins qu’elle ne soit contrainte par une autre à en changer. Tel est le sens profond du Principe d’inertie, tant en sa formulation cartésienne générale, que dans son expression galiléenne, antérieure mais plus particulière. " La première loi de la nature : que chaque chose demeure en l’état qu’elle est, pendant que rien ne change." (Descartes87) " Je conçois en esprit (mente concipio) un corps jeté sur un plan horizontal, en l’absence de tout obstacle : il résulte de ce qui a été dit ailleurs de façon circonstanciée que le mouvement sur ce plan sera uniforme et perpétuel, si le plan s’étend à l’infini." (Galilée88) Dans les deux cas néanmoins est clairement souligné le caractère apriorique de l’énoncé. Car si philosophe dit " chaque chose " –Newton parlera de " tout corps " dans sa présentation du même Principe au début des Principes mathématiques de philosophie naturelle-, il est manifeste que, nul ne pouvant jamais faire l’expérience de la totalité des phénomènes –et pas même de l'un d'entre eux, nul " corps " dans le monde réel n'étant exempt de " tout obstacle "-, son affirmation ne saurait valoir qu’à titre d’axiome, d’hypothèse ou de supposition mentale : " Je conçois en esprit (mente concipio) un corps " dit justement le physicien.

Ainsi on ne confondra pas l’essence d’un corps -" le corps " (Descartes)- avec son existence empirique/sensible –un corps-. Celle-là repose sur un (tout) autre fondement que celle-ci. Lequel au juste ? Pour répondre à cette question, retirons du concept d’un corps particulier –"ce morceau de cire" des Méditations métaphysiques- tout ce que nous savons ne lui appartenir que momentanément, le temps que j’en sois affecté via mes différents sens. Que reste-t-il sinon un « quelque chose » d’étendu/ spatial (espace), de flexible/ dé-formable (figure / forme) et de muable (mouvement). " Considérons-le attentivement, et retranchant toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d’étendu, de flexible et de muable."(idem) Tout en tombant sous les sens, un corps se définit ainsi non point par des qualités sensibles mais par des propriétés mathématiques-physiques (géométriques et cinématiques) mesurables, dont il n’est qu’une modalité déterminée. C’est donc par avance que l’on pensera les " choses matérielles " sous l’égide de notions mathématiques, dont surtout celle de " quantité ", constitutive de " la substance corporelle "89. Reprenant la « réduction » cartésienne, Kant réduira pareillement "le concept expérimental d'un corps", à "l'espace" mathématique, pivot de l'objectivité ou de la "substance" corporelle90. Il en précisera seulement la nature idéale.

Et de fait les phénomènes physiques et/ou chimiques n’ont acquis droit de cité dans la science ou ne sont devenus des objets ou « substances » scientifiques qu’une fois qu’on a su les identifier mathématiquement, en leur faisant perdre leur caractère substantiel (unique). Ainsi pour un physicien, l’atome se définit par deux nombres : Z (n° atomique ou nbre de charge) = nombre d’électrons et A (nbre de masse) = nbre de protons (égal à Z) + nbre de neutrons (p) ; la force par le produit F = m[masse]γ[accélération] ; l’onde par deux rapports : λ (longueur d’onde) = V[vitesse] x T[temps] et N[fréquence] = c[célérité] / λ etc. Seule cette base offre une assise logique à une classification ou tableau périodique des éléments, tel celui de Mendeleïev, qui permet de prédire l’existence de corps jamais encore observés ; et à une unification des radiations (optiques, électriques, magnétiques etc.), comme dans la théorie électromagnétique de Maxwell qui permet de subsumer sous la même catégorie des effets ou des phénomènes qui n’ont apparemment rien à voir les uns avec les autres. 87 P.P. 2nde par 37. p. 633 ; cf. égal. M.T.L. chap. VII O. ph. p. 351 88 D.D.M.D.S.N. IV 89 Méd. 2nde pp. 276, 279, 280 ; Méd. 5ème p. 310 et P.P. 1ère p. 53. 90 C.R.P. Introd. II. p. 60 ; cf. égal. Prolég. § 13 Rem. I. p. 51

35

Hors cette homogénéisation/réduction de la matière sous " la catégorie de la quantité " (Kant), nul calcul ou mesure des phénomènes physiques ne seraient en effet envisageables et partant nulle connaissance précise de ceux-ci ne serait possible. Or une telle précision ne saurait provenir des jugements empiriques (impressions), par définition incertains (vagues), mais uniquement de jugements (énoncés) réglés par des normes communes et indiscutables, comme le sont les catégories mathématiques. Aussi tant que l’on n’aura pas « mathématisé » les entités matérielles, nulle science n’en sera envisageable. " Or je soutiens que dans toute théorie particulière de la nature, il n’y a de science proprement dite qu’autant qu’il s’y trouve de mathématique ; … la théorie de la nature ne renfermera de véritable science que dans la mesure où la mathématique peut s’y appliquer." (idem) La physique pure ne se synonymise-t-elle pas couramment avec la physique mathématique et ses lois ne se présentent-elles pas sous la forme d'équations ? Et puisque les normes mathématiques elles-mêmes reposent sur des concepts métaphysiques : l’être, l’identité ou la substance, et que celle-ci ne nous sont jamais naturellement données, la Physique n’est pas redevable de son existence à l’expérience ou à la nature telles quelles, mais à des lois a priori ou des Principes métaphysiques que notre raison prescrit au monde : " l’entendement ne puise pas ses lois a priori dans la nature, mais les lui prescrit." (idem) Une fois cette réduction acquise, il devient loisible de corréler entre eux les différents corps ou plutôt leurs états et comprendre ainsi ce qui se passe réellement lorsque l’un vient apparemment à disparaître et qu’un tout autre semble prendre sa place, comme précisément dans le cas du morceau de cire cartésien qui, chauffé, a fondu et de solide est devenue liquide. Si l’on admet a priori que la « même » cire et ou que sa quantité demeure, il faudra également consentir à reconnaître a priori que son changement d’état est dû à une cause ou raison, au lieu de rester cloué à la constatation d’un simple changement ou mutation. A vrai dire cette reconnaissance est déjà implicite dans le " Principe de la permanence de la substance " qui implique l’axiome Rien n’est engendré de rien, rien ne fait retour au rien. La « causalité » ne fait donc qu’expliciter la « substantialité » dont elle exprime du même coup la nature « relative », id est non chosiste (substantialiste) mais « légale ». " une chose ne se compose entièrement que de rapports " (idem91). La Science nous oblige à transgresser notre représentation naïve et première d’une nature statique composée d’éléments distincts et séparés vers le concept dynamique de celle-ci, comprise comme un « champ » où ne comptent que les interactions qui le structurent. Aussi on prendra garde à ne pas confondre la catégorie de « substance » correctement entendue avec celle de corps voire de corpuscule trivialement représentée, confusion qui est à l’origine de maints débats épistémologiques sans véritable fondement. Et, abandonnant l'ontologisme qui encombre encore trop de représentations de l'activité scientifique et qui s'interroge en vain sur de quelconques atomes, éléments ou particules élémentaires isolés ou originaires, séparés du contexte dans lesquels ils s’inscrivent, on cherchera la vérité de la «substance» ou de la réalité physique du côté des catégories de la « relation », au premier rang desquelles celle de la causalité, puisqu'elle stipule clairement et d'entrée un enchaînement, un rapport ou une potentialité, seule chose qui intéresse véritablement tout physicien. " Dans les expériences sur les phénomènes atomiques, nous affaire à des choses et à des faits, à des phénomènes qui sont tout aussi réels que les phénomènes de la vie quotidienne. Mais les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas aussi réels ; ils forment un monde de potentialités ou de possibilités plutôt qu’un monde de choses ou de faits."

(Heisenberg92)

91 C.R.P. Log. tr. § 26 p. 172 ; P.P.M.S.N. Préf. pp. 367-368 ; Prol. § 36 p. 96 et C.R.P. Log. tr. ch. III. p. 295 92 P.P. chap. X. p. 248

36

Cause La science entendant rendre compte (expliquer) des phénomènes et non en proposer un simple compte-rendu ou catalogue (décrire), se doit d’assigner un ordre à leur apparition en soumettant leur cours à une règle de production ou succession déterminée. Et c’est ce qu’elle fait en « posant » un lien causal ou rationnel entre eux. " Principe de la succession dans le temps suivant la loi de la causalité : Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison des effets et des causes. " (Kant) Son corollaire immédiat est la nécessité de penser les phénomènes selon une succession réglée dans le temps –conformément à l’énoncé de la 1ère édition de la Critique de la raison pure-, sous peine d’en rendre impossible toute explication et/ou prédiction. De tout fait physique on cherchera donc la cause ou la raison, transformant du même coup les faits bruts perçus en conséquences logiques ou scientifiques. Ainsi si j’observe de la glace succédant à l’eau, il me faut penser qu’une cause (baisse importante de la température) est à l’origine de cet effet ("congélation"), autrement, privé de tout lien intelligible entre ces deux états (solide et liquide) je m’interdirais de « con-cevoir » ce qui se passe réellement, pour me limiter à en dresser le procès-verbal. Pareillement dans le cas de la cire, j’attribuerai la liquéfaction (effet) à " la chaleur [du feu ou] du soleil "(idem93) (cause). Faute d’un rapport/relation connaissable ou pré-visible entre deux états A et B de la matière, je serais condamné à les juxtaposer et à répéter ce que l’expérience immédiate m’en présente, sans jamais pouvoir en tirer la moindre leçon objective ou universelle. Tout au plus constaterai-je des coïncidences. Aussi on ne craindra pas de promouvoir le principe de causalité ou de raison au rang de "Grand principe" (Leibniz94), Principe Premier (principium : commencement, dér. de princeps : premier) de la Physique, nonobstant les sévères critiques dont il a pu faire l’objet de la part de certains tenants de la physique contemporaine, remises en cause parfaitement illégitimes, dès lors qu’elles participent d’un contre-sens sur la signification même de ce Principe –comme « obligation » de rendre raison, soit de mettre en rapport (ratio), des phénomènes- et/ou, ce qui serait, si ce n’était la même chose, plus grave encore, d’une mésinterprétation par les physiciens d’aujourd’hui de leur propre pratique. Car, pas plus que leurs devanciers, ils ne peuvent se soustraire à l’obligation de coordonner les phénomènes entre eux, et donc à leur assigner des règles de production précises susceptibles d’en expliquer le déroulement, sauf à abandonner la démarche et la finalité scientifiques mêmes, et leur préférer un pur constat empirique. La physique dite quantique ne déroge en effet nullement à cette nécessité ; elle en affine simplement les conditions d’application. Ainsi sachant que la mesure et/ou l’instrument qui la calcule interfère avec l’objet mesuré, aussi bien pour sa localisation que pour sa vitesse, la relation d’incertitude (ou d’indétermination) de Heisenberg : ∆x x ∆p ≥ h, où ∆x est l’imprécision sur la position, ∆p l’imprécision sur la vitesse, et h la constante de Planck, en détermine très précisément le rapport, permettant ainsi de prévoir avec exactitude le degré d’approximation de l’une, en fonction de l’autre et réciproquement. Cette relation est-elle au demeurant autre chose qu’une reformulation moderne et précise des paradoxes de Zénon, qui remarquait déjà la subordination du lieu et du mouvement aux catégories mathématiques et démontrait pareillement l’indétermination de l’un en regard de l’autre, vérifiant ainsi, bien avant les modernes et/ou les contemporains, la nature « complexe » ou « corrélative » des notions logiques / rationnelles, lorsqu’on les applique au « réel » ?

93 C.R.P. Log. tr. L. II. ch. II. 3è s. III. B. p. 224 ; L. I. chap. II. 2è sec. § 26 p. 172 et Méth. tr. ch. I. 2è s. p. 578 94 P.N.G. 7.

37

Plutôt qu’à un abandon du principe du déterminisme, la relation d’incertitude conduit à sa plus haute expression, pour peu que l’on prenne soin de « réviser » les notions trop familières et acceptées d’espace, de temps et de corps. Seul en effet " ce présupposé emprunté à la physique classique " –mais qui ne fut pas en fait celui de tous les physiciens, à preuve les théoriciens du champ-, qu’" un électron ... [est] comme un corpuscule " (Planck), situé en un lieu et un temps précis, induit l’interprétation purement indéterministe de l’équation discutée. Il suffit par contre de substituer à cette représentation « réaliste », la pensée de la nature ondulatoire des « électrons », pour se rendre compte que les comportements de ces derniers obéissent à une parfaite détermination, sans pour autant que celle-ci prenne la forme de la localisation ou spatialisation univoque. " En abandonnant le présupposé de la mécanique classique qui avait imposé la notion d’indéterminisme, la relation d’incertitude crée les conditions d’une théorie déterministe et ouvre la voie à de nouvelles connaissances dont l’indéterminisme de principe nous interdisait l’accès." (idem95) Sans aucune discontinuité, le même projet d’« exactitude » habite la physique d’aujourd’hui et celle d’hier, toutes deux s’inscrivent dans la même « Tradition », dont elles forment certes différentes étapes mais certainement pas des moments divergents ou des points de rupture. En tout état de cause la mécanique quantique préserve l’essentiel de la science physique, sans lequel celle-ci ne serait pas une science mais une pure agrégation de phénomènes divers : la détermination mathématique –" la nature mathématique en soi " (Husserl96)- des faits. Heisenberg ne s’est-il pas en permanence réclamé du mathématisme platonicien et de la "méthode scientifique traditionnelle" et n'a-t-il pas exprimé le lien étroit et réciproque unissant " la formulation mathématique de ces lois [celles de la physique en général] " ? " Le domaine de la physique classique apparaît, de ce point de vue formel, comme un cas particulier ou une partie du domaine plus général des lois qui ont été fixées dans la théorie quantique. Sur le plan des principes, la physique classique crée par ailleurs inversement la présupposition initiale pour la formulation des connexions de la théorie quantique."

Tout au plus accordera-t-on donc que la physique contemporaine met davantage l’accent sur un déterminisme " statistique " (idem97) plutôt que mécanique, conformément à sa mise en cause légitime de la corporéité ou « réalité » même des corps ou des substances physiques. Mais ce faisant elle suit la pente de maints chapitres de la physique d’hier (thermodynamique, théorie cinétique des gaz par exemple) qui similairement déjà impliquaient une révision de la notion statique de matière et son remplacement par une « vision » dynamique de la nature. Posant un ordre ou une régularité des événements naturels, le principe de raison revient à nier radicalement toute intervention du hasard dans leur production et à récuser a priori tous les succédanés de ce dernier (création, fatalité, miracle etc.) dont l’admission ruinerait l’idée même de l’ordre ou de l’unité des phénomènes. On contestera tout particulièrement la notion de création ex nihilo dont l’application au monde romprait le cours logique / naturel des choses ou événements qui s’y déroulent. Partant on interprétera toute apparition comme un changement ou une transformation d’un état antécédent, en maintenant l’invariance ou la permanence de la « substance ». Ce n’est qu’à cette condition qu’on pourra calculer ou mettre en équation les différentes productions matérielles, qu’elles aient lieu dans la nature ou en laboratoire, et, dressant leur bilan, en tirer une leçon scientifiquement exploitable. Admettant en effet que la même quantité de matière se retrouve nécessairement après comme avant la transformation, il convient de connaître préalablement celle du point de départ pour être assuré de ce que l’on trouvera à l’arrivée et pouvoir anticiper le résultat final, au lieu de devoir se contenter de le constater après coup.

95 I.M.P.M. II. Déterminisme et indéterminisme pp. 41-42 ; cf. égal. I.P. VIII. IV p. 199 et X. p. 245 96 Crise II. 9. h) pp. 61-62 ; cf. égal. I. 1. p. 8 et Append. IV au § 12 pp. 428-432 97 P.T. I. p. 21 ; XI. p. 185 ; XX. pp. 324-325 ; Ph. M. 42 2è p. 3. b) p. 304 et N.P.C. 2. III. p. 48

38

" Rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité et la quantité des principes sont les mêmes et qu’il n’y a que des changements, des modifications. C’est sur ce principe qu’est fondé tout l’art de faire des expériences en chimie : on est obligé dans toutes de supposer une véritable égalité ou équation … " (Lavoisier98).

Et pour déterminer convenablement la première, il suffit de la mesurer correctement, en se donnant l’étalon de mesure adéquat, comme a su le faire précisément Lavoisier, en définissant tous les corps ou plutôt leurs éléments par la constance du poids, ouvrant ainsi l’espace d’une mathématisation des réactions ou transformations chimiques, par opposition aux mystérieuses transmutations alchimiques. Ainsi se réglant sur ce même principe, élargi à la notion de masse et/ou d’énergie, on comprendra que l’évaporation de l’eau ne signifie pas son évanouissement pur et simple mais sa métamorphose en quantité correspondante de gaz, selon la proportion H2O → H2 + ½ 02, la masse de l’ensemble restant invariable : H2O = H2 + ½ 02 + 69 000 calories équivalant à la perte de masse. Pareillement la disparition de la chaleur ne veut pas dire son annulation mais sa conversion en quotité homologue d’énergie mécanique, calculable selon la relation : une calorie [qtité de chaleur nécessaire pour élever de 1° C la température d’un gramme d’eau] = 4,18 joules, le Joule lui-même étant la fraction constante W (qtité travail / Q (qtité chaleur). La « matière » ou la substance du physicien n’a donc bien rien de matériel ou de substantiel, elle se résume à une suite réglée de transformations énergétiques dont le bilan d’ensemble demeure nécessairement stable ou permanent. Et cette invariance ne concerne nullement les éléments pris un à un -ceux-ci ne prenant sens qu’à l’intérieur même du changement, en tant que ses différents états-, mais uniquement celle de leurs mesures ou de leurs rapports. La querelle moderne du déterminisme–indéterminisme trouve sa source dans une inexcusable mécompréhension de ce point, pourtant élémentaire. Or l’équation d’onde de Schrödinger HΨ = EΨ -où H désigne l’opérateur hamiltonien, Ψ la fonction d’onde et E l’énergie-, pierre angulaire de la théorie quantique et strict équivalent du principe de conservation de l’énergie dans la physique en général, ne détermine-t-elle pas de manière univoque l’évolution d’un système à partir de la connaissance de son état actuel ? Elle maintient ainsi ferme, sans aucune rupture, la structure d'ensemble, sinon le détail, de l'explication physique en général, faute de quoi toutes les interprétations pré-quantiques deviendraient caduques, et c'en serait fini alors de l'existence même de la Physique. Maintenant toute cause et tout effet ne sont à leur tour que l’effet d’une cause antérieure ou la cause d’un effet ultérieur. Aussi on concevra une interaction de tous les corps soit une liaison universelle entre eux. Cela signifie non seulement que tout corps agi agit également, mais et plus radicalement que l’action d’un corps sur un autre, c’est-à-dire la causalité ordinairement comprise, revient à un effet sur lui-même et donc à une causalité entendue comme action sur soi-même. " Aussi l’action réciproque n’est-elle que la causalité même ; la cause n’a pas seulement un effet, mais dans l’effet même elle se comporte envers elle-même comme cause." (Hegel99) Du coup la « cause » se transforme en « loi » d’ensemble des phénomènes : tout en formant la vérité de celle-là, l’action réciproque s’avère à l’origine de la loi, tant de chaque être en particulier que de tous pris dans leur intégralité, soit d’une loi commune à tous les existants La causalité s’achève ainsi en légalité. Celle-ci donne sens et contenu à celle-là. Que signifierait l’affirmation de la rationalité du réel en l’absence de lois qui la vérifient ? Elle équivaudrait alors à un énoncé vide : jamais vérifié.

98 Traité élémentaire de chimie t. I pp. 140-141 in F. Dagognet, Tableaux et langages de la chimie I. p. 22 99 S.L. II. 3è sec. chap. III C. p. 236

39

C. Loi La postulation du déterminisme implique celle d’une inter-relation de tous les phénomènes, id est d’une détermination ou relation réciproque valable à l’échelle universelle. " Principe de la simultanéité suivant la loi de l’action réciproque ou de la communauté : Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque universelle." (Kant100)

Un tel principe, conséquence logique des deux précédents, revient à poser un enchaînement universel de toutes les choses et forme le soubassement de l’idée de « Nature » / « Uni-vers » dont se sert fatalement le physicien lorsqu’il prétend énoncer une loi naturelle ou universelle et en vérifier la validité via une expérience - expérimentation. Sans lui la Nature et / ou la Physique n’existeraient tout simplement pas. Car que veut dire le terme de Nature sinon l’unité : la co-existence / extension de tous les faits observables dans un même ensemble (espace - temps) ? Et il est patent que celle-ci n’est jamais donnée par nos sens, ces derniers étant hétérogènes et limités et ne pouvant en conséquence saisir la totalité de l'Être. Elle relève nécessairement d’une opération d’unification a priori qui a son siège dans notre raison et qui consiste à penser la co-appartenance / la com-munauté ou mieux la co-opération de toutes les choses au sein d’un même Tout. Point donc d’Uni-vers et de connaissance réelle de ce dernier (lois universelles) sans l’Idée préalable d’une Relation ou Unité universelle. Cette Idée guide ainsi forcément toute recherche empirique de lois physiques concrètes soit de " ce qu’il y a de plus beau dans les sciences de la nature " (Hegel). Ces dernières cherchent en effet à substituer au cours apparent ou erratique des phénomènes un ordre harmonieux : essentiel ou invariable, régi par des règles constantes et nécessaires / calculables et vérifiables, permettant de transcender les aléas des apparences et d’en « prédire » le déroulement. " La loi comme image constante du phénomène toujours instable. (…) La loi est, par conséquent, le phénomène en tant qu’essentiel " (idem101). Bref la science s’intéresse à ce qui est invariant dans les variations mêmes. Or on ne saurait déterminer la moindre loi physique, si l’on ne présupposait la nature réglée du Monde. Toute supposition contraire rendrait caduque et la volonté et la possibilité d’établir les dites lois et donc de fonder une physique scientifique. Pour le vérifier, prenons l’exemple de la loi de la

chute des corps de Galilée : e = 2

1 gt2, la première des lois du mouvement des corps terrestres.

Celle-ci ne valant que dans un contexte idéal (le vide), il lui fallait tout d'abord poser ce dernier, soit présupposer une nature mathématisée –écrite " en langue mathématique "-, autrement il n'eût pu la déchiffrer ou en proposer une formulation exacte. En un mot, il a commencé par transformer la simple expérience naturelle (observation) en expérimentation savante (calcul). Puis il a dû émettre une hypothèse sur la nature du mouvement de la chute en question, pour pouvoir espérer en « calculer » quelque chose, ce qu’il fit, en supposant que son accélération se conformait à la plus facile des accélérations possibles, celle au cours de laquelle la vitesse s’accroît à proportion simple du temps. " Dans cette étude du mouvement naturellement accéléré, nous avons été conduits comme par la main en observant la règle que suit habituellement la nature dans toutes ses autres opérations où elle a coutume d’agir en employant les moyens les plus ordinaires, les plus simples, les plus faciles. … Quand donc j’observe une pierre tombant d’une certaine hauteur à partir du repos et recevant continuellement de nouveaux accroissements de vitesse, pourquoi ne croirais-je pas que ces additions ont lieu selon la proportion la plus simple et la plus évidente ? "

(idem) Loin de partir d’un constat d’une expérience sensible, le physicien s’autorise d’une "définition [préalable du] mouvement uniformément ou également accéléré" (idem102) qu’il se donne ou 100 C.R.P. Log. transc. 1ère div. L. II. chap. II. 3ème sec. C. pp. 238 101 E. II. § 270 add. et Phén. E. (A) III. t.1 p. 123 - S.L. II. 2è s. ch. II. A. 3. p. 149 ; cf. Comte, C.P. p. 55 102 L’Essayeur p. 141 (Belles Lettres) et D.D.S.N. III. II. in Koyré, É.G. pp. 136-137

40

pose mentalement lui-même. Mathématiquement cela s’exprime sous la forme d’un mouvement rectiligne uniformément accéléré, soit un mouvement dont l’équation horaire x = f(t) est un polynôme du second degré x = at2 + bt + c qui, dans le cas de la chute où la vitesse initiale

égale 0, donne x = 2

1 gt2, à quoi se résume finalement la loi en question. Aussi la loi galiléenne

ne s’infère de nulle constatation empirique, fût-elle répétée autant de fois que l’on voudra, mais se déduit a priori de pures considérations mathématiques. De cette procédure apriorique on exclura néanmoins la valeur de la constante d’accélération g. Enfin, et afin de se donner les moyens d’une authentique expérimentation de sa loi, il « freinera » la dite chute, pour être à même de réaliser des mesures quelconques, étant donné les instruments dont il pouvait disposer, difficulté qu’il résolut, en substituant aux conditions effectives d’une chute un plan incliné et uni (lisse). Ce choix sera lui-même sous-tendu par l’idée géométrique que la verticale (la chute libre) est la limite des inclinaisons -tout raisonnement applicable à l’une doit valoir pour les autres- et par la décision d’éliminer tous les frottements. Les corps qu’il utilisera répondront également à une sélection tant quant à leur forme (sphérique), censée réduire au maximum ceux-là, que quant à leur matière ou densité (bronze), destinée à contrecarrer la résistance de l’air. Ce n’est qu’ainsi qu’il aura la moindre chance, moyennant une détermination ou variation maîtrisée de l’inclinaison et donc de l’accélération à souhait de la vitesse des boules triées, de « vérifier » que, dans tous les cas de figure, les distances ou espaces parcourus par ces dernières sont proportionnels au carré des temps mis à les parcourir. Les mesures effectuées ne pouvant être que fort approximatives, vu les appareils ou outils utilisés (horloge à eau), la « correction » que le savant apportera à ses résultats sera fonction de sa volonté, soit de valeurs qu’il savait d’avance être les bonnes. Ainsi le physicien n'use jamais de l’expérience brute pour établir et/ou valider sa loi mais raisonne d’emblée dans un « cadre » qu'il produit lui-même. Autrement, faute d’un plan prémédité, il n'aboutirait jamais à des résultats suffisamment réguliers ou significatifs, susceptibles de faire l’objet d’une loi. Hors la postulation philosophico-mathématique, on pourrait multiplier les observations, le caractère aléatoire et disparate de celles-ci ne saurait déboucher sur une relation invariable et mesurable, la seule qui intéresse la loi scientifique. " La physique est donc redevable de l’heureuse révolution qui s’est opérée dans sa méthode à cette simple idée, qu’elle doit chercher (et non imaginer) dans la nature, conformément aux idées que la raison même y transporte, ce qu’elle doit en apprendre, et dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même." (Kant103) Toute l’investigation scientifique consiste finalement à s’interroger sur ce que l’on a déjà présupposé mais qu’il importe de confirmer et préciser. Comment pourrions-nous du reste connaître-comprendre vraiment le monde si ce dernier nous était totalement étranger-externe ? La com-préhension suppose une cor-rélation entre le sujet et l’objet, soit une in-« formation » du second par le premier qui, à cette condition seulement, peut nous apprendre quelque chose. Les successeurs de Galilée confirmeront sa démarche. Newton par exemple, nonobstant parfois ses préceptes empiristes ou positivistes déclarés, part dans son travail de la même base que le physicien italien, comme il l’a concédé : " analogie de la nature, laquelle a coutume d’être simple et toujours consonante avec elle-même "104. Qu’est d’autre du reste que sa propre loi de l’attraction : F = mm’/d2, sinon une généralisation quasi philosophique de celle de Galilée ? C’est en effet en assimilant la « chute » des astres à celle d’une pomme qu’il en a eu l’idée, universalisant du même coup la notion de mouvement. Plus près de nous, la Théorie de la relativité d'Einstein se résume à une extension de la mécanique galiléo-newtonienne dont elle démontre le caractère relatif à un système de cordonnées 103 C.R.P. Préface 2nde éd. p. 40 104 De philosophiae naturalis principia mathematica L. III. Reg. philo. 3

41

–les référentiels inertiels- qui n’est pas le seul possible mais qui ne contredit nullement les autres et même leur équivaut. On circule en effet entre eux grâce aux équations ou transformations de Lorentz, comme on passe chez Newton d’un référentiel à un autre, moyennant les transformations de Galilée. Cela vaut pour les mouvements rectilignes et uniformes (relativité restreinte), comme pour tous les mouvements, quelles que soient leur trajectoire et leur accélération (relativité générale). Einstein établit ainsi un invariant universel de l’espace-temps. Loin de tout relativisme, la théorie de la relativité relie les différentes mesures et énonce une vérité absolue sur le monde ou les mouvements physiques. Toute la physique, passée, présente ou future, repose(ra) sur le(s) même(s) principe(s). Et ceux-ci puisent leur validité non point dans le monde ou la nature où rien n’est déterminé, mais uniquement dans l’esprit, seul en mesure de définir des catégories physiques. Malgré leurs dénégations, les physiciens quantistes ne changent rien à ce Fait a priori, particulièrement si l’on rappelle qu’un de leurs plus éminents représentants, W. Pauli, «découvrit» le neutrino –particule neutre, de faible masse et de spin 1/2, émise en même temps que l’électron et obéissant tel ce dernier au principe d’exclusion-, avant même qu’on l’ait observé, comme " remède désespéré pour sauver les lois [de base] de l’énergie et de la statistique "105. Il a ainsi suivi rigoureusement la même voie que les astrophysiciens classiques Arago, Adams et surtout Le Verrier qui avaient pareillement « inventé » Neptune, afin d’expliquer les irrégularités apparentes du mouvement d’Uranus et sauvegarder la simplicité des lois newtoniennes, ou qu’Einstein qui éclaircit algébriquement, sans recours à un élément hypothétique supplémentaire, l’anomalie constatée de Mercure -l’avance de son périhélie-, confirmant par là-même la cohérence ou vérité de ses propres équations et donc de sa théorie. Tous vérifient finalement l’axiome de base de l’« épistémologie » kantienne de la physique : l’objet de celle-ci est fonction du sujet qui l’étudie et est donc inséparable de lui : " l’interaction entre objets et instruments de mesure, ou l’inséparabilité entre le contenu objectif et le sujet observant " (Bohr106).

En étudiant la nature, l’homme (le savant) s’étudie bien au bout du compte lui-même, réfléchissant ses propres catégories ou structures mentales. " Pour les sciences de la nature également, le sujet de la recherche n’est donc plus la nature en soi, mais la nature livrée à l’interrogation humaine et dans cette mesure l’homme, de nouveau, ne rencontre ici que lui-même." (Heisenberg107) Ce dont convenaient parfaitement tous les « classiques », non sans prendre soin de distinguer scrupuleusement –davantage en tout cas que les anciens et modernes phénoménistes, enclins à les confondre-, mesure (observation) effectuée par un sujet empirique, et en tant que telle toujours discutable, et phénomène ou mesure reproductible (observabilité) par tout sujet, soit par le sujet transcendantal, seule susceptible de conduire à l’objectivité ou vérité. " Je réponds que le mouvement est indépendant de l’ observation, mais qu’il n’est point indépendant de l’observabilité. Il n’y a point de mouvement quand il n’y a point de changement observable. Et même quand il n’y a point de changement observable, il n’y a point de changement du tout." (Leibniz108) Liée à nos « mesures » ou à notre arbitrage, la « réalité » n’est pas soumise à notre arbitraire. La science ne poursuit ou ne reflète nulle réalité, elle la détermine et vérifie ainsi l’idéalisme philosophique le plus élémentaire. Quel sens y aurait-il au demeurant à parler de la réalité en l’absence d’une détermination objective ou universelle –reconnue par tous- qui en fonde justement l’être même ? « Réel » ne vient-il pas du reste de res qui, avant de signifier chose, veut dire affaire en justice ou procès (jugement), témoignant par là même du caractère 105 Lettre de W. Pauli 1930, citée par M. Paty, Modèles maths. et réal. phys. in Pensée n° 200 août 78 pp. 90-91 106 Physique atomique et connaissance humaine III. p. 192 ; cf. égal. IV pp. 207 et 242 107 N.P.C. 1. III. p. 29 ; cf. égal. Physique et Philosophie V. p. 90 et P.T. VII. p. 126 108 5è Écrit à Clarke sur le § 13 in Œuvres p. 442

42

construit, non donné, de la réalité –sens toujours conservé dans l’usage courant : « réaliser » une chose veut dire la penser ? La réalité est bien le fruit de la réalisation de l’Idée (pensée), de la Relation ou de la Science, antécédemment à laquelle il n’y a rien (rem). Loin de former une énigme à jamais " inconcevable ", comme le suggérait Einstein109, le rapport intellect - monde se résout de lui-même, dès lors que l’on prend garde à ne point séparer indûment ces deux termes mais que l’on pense une relation interne entre eux. " L’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses." (Spinoza110) Ces deux concepts (réalité et science) coïncident-ils pour autant ou se recouvrent-ils ? Peut-on affirmer que le monde physique et la science physique ne fassent qu’un ou que celle-ci détienne la clef de celui-là, en dévoilant le secret ultime ? Pour le conclure définitivement, il faudrait vérifier cette « identité » à l’échelle de l’ensemble de la Physique et non au seul niveau de telle ou telle loi. D’ailleurs la seule détermination de lois mathématico-physiques ne suffit pas à conférer à la Physique le statut de Science, en l’absence d’une corrélation ou unité entre ces lois, unité requise d’ailleurs par la signification de la « Loi » : rapport / relation. Toute discipline scientifique suppose que ses différentes lois forment corps ou système : ce n’est qu’ainsi qu’elles bâtiront une Théorie (gr. theôria : contemplation ou observation) dérivant a priori d’un point de vue ou Principe commun et non d’expériences disparates. De la notion de Loi, il nous faut donc passer à celle de Théorie. D. Science et Théorie Sauf à réduire la science à un catalogue de lois ou de faits non reliés entre eux, on lui assignera pour tâche de construire une théorie / vision unitaire de l’univers, ce qui sonne en fait comme un pléonasme. La physique vise à une connaissance déductive et/ou unifiée ou elle n’est pas. En vérité les lois elles-mêmes n’étant, on l’a montré, qu’une spécification des principes théoriques généraux, l’élaboration de la théorie se confond avec l’explicitation ou la recherche de lois élémentaires, à la limite une seule, dont dériveraient toutes les autres et qui forme(nt) ainsi le texte primitif de la Science. On l’a suffisamment répété, la Science entend ex-pliquer les phénomènes soit les dé-duire les uns des autres ou les relier / unifier entre eux, substituant à leur contingence ou diversité naturelle des formules et/ou principes valables pour tous et en conséquence en proposer une théorie ou version logique : nécessaire et structurée. Ainsi la théorie de la gravitation de Newton, on vient de le dire, rassemble sous l’unité d’une loi et/ou force, l’attraction universelle, les différents mouvements terrestres ou célestes. Pareillement la théorie des champs électromagnétiques de Maxwell unifie les différentes radiations (électriques, magnétiques, optiques) dont elle montre qu’elles sont toutes des ondes d’une certaine fréquence et longueur et soumises aux mêmes équations. Quant à la théorie de la relativité, elle rendra compatibles ces deux théories, la dynamique des champs semblant transgresser le principe de relativité galiléen de la mécanique des corps, comme l’attestait l’expérience de Michelson et Morley. Moyennant une révision des concepts d’espace, de temps et de masse et l’admission de l’invariance de la vitesse de la lumière, promue au rang d’une constante universelle, dans un premier temps (relativité restreinte), elle montrera qu’il n’en est rien. Puis grâce à l’assimilation de l’accélération à un champ de gravitation dont la masse est la source, elle se généralisera à tous les mouvements (inertiaux et accélérés) dans un second temps (relativité générale) et justifiera du même coup l’identité, seulement constatée auparavant, entre la masse inerte et la masse pesante.

109 Physique et Réalité chap. I. p.126 in Œuvres choisies 5. Science, Éthique, Philosophie (Seuil-CNRS) 110 É. 2è partie prop. VII ; cf. égal. 3è partie prop. II Scolie

43

Conformément à la définition kantienne de la théorie scientifique, la théorie « relativiste » opérera "une synthèse supérieure, des notions d’espace, de temps, d’énergie et de gravitation" et des lois qui les gouvernent, sous l’égide du seul " principe de la moindre action ". Du coup elle unifiera strictement, deux domaines, tenus jusqu’à lors comme distincts, celui de "la mécanique et celui de l’électrodynamique" (Planck111), donnant à la Physique une généralité et vérité plus grandes. Rien dans une telle démarche ne trouve son origine dans l’expérience qui n’y fonctionne que comme contre-épreuve d’une hypothèse ou prédiction théorique soit comme incitation à repenser les présupposés d’une théorie, encore mal assurée. Comment du reste une expérience particulière, elle-même déjà réglée par des a priori conceptuels, pourrait-elle servir d’assise à une théorie qui, par essence, prétend à la généralité ? Ce n’est qu’une fois rapportées au cadre théorique qui les sous-tend que les expériences peuvent nous enseigner quoi que ce soit. Quant à ce dernier il ne doit sa validité qu’à sa propre co-hérence ou universalité. Ce qui valait déjà pour les lois, prises une à une, vaut à fortiori pour la théorie qui se résume en fait à une co-ordination et/ou inter-prétation de celles-là. Seule une théorie peut se prononcer sur la théorie. C’est donc en vain qu’on s’enquiert d’un critère expérimental des énoncés scientifiques, positif, comme pour les empiristes, ou négatif, comme chez K. Popper et son principe de falsifiabilité/falsification112. A l’instar du vrai spinoziste –" index sui et falsi "113, la vérité scientifique ne requiert pas d’autre étalon de mesure qu’elle-même et partant s’auto-vérifie, sans devoir passer un contrôle externe. On ne jugera la validité d’une théorie qu’à l’aune de sa co-hérence ou co-hésion d’ensemble, id est à sa capacité à rendre compte de l’ensemble des lois physiques dont elle est censée constituer la synthèse, et nullement en regard de sa conformité à l’égard de tel ou tel fait. " Le seul contrôle expérimental de la théorie physique qui ne soit pas illogique consiste à comparer le SYSTÈME

ENTIER DE LA THÉORIE PHYSIQUE À TOUT L’ENSEMBLE DES LOIS EXPÉRIMENTALES, et à juger si celui-ci est représenté par celui-là d’une manière satisfaisante." (P. Duhem114) C’est ainsi que la théorie newtonienne de la gravitation, avec ses présupposés d’un espace et d’un temps absolus, s’est trouvée invalidée ou plutôt relativisée, non point par une quelconque expérience, mais et uniquement par son incapacité à justifier les lois de l’électro-dynamique et inversement la théorie maxwellienne de celles-ci et son postulat d’un éther immobile, milieu dont les vibrations constitueraient la lumière, a dû être abandonnée, parce qu’elle contrevenait au principe de la relativité, à la base des lois mécaniques. En unifiant ces deux types de lois dans des équations communes, Einstein a assurément bâti une théorie plus vraie, autrement dit, plus conséquente ou englobante. Ce faisant il n’a nullement rendu caduques les lois prévalant avant lui, particulièrement celles de Newton, il les a simplement interprétées différemment, en restreignant leur champ de validité aux corps animés d’un mouvement dont la vitesse n’approche pas celle de la lumière. Légitimement il tentera d’enserrer tous les phénomènes sous une seule et unique Formule, l’équation du champ unifié : " une loi universelle de l’Espace physique " (Einstein115). Tel est en tout cas l’éternel Idéal heuristique de la Science, inlassablement poursuivi par tous les savants véritables, c'est-à-dire tous ceux qui n'ont jamais confondu la pratique scientifique avec la technique. Auteur d’une Exposition du système du monde, Laplace en donnera la formulation la plus célèbre dans son Essai philosophique sur le fondement des probabilités où il évoque, à titre d’hypothèse, l’« intelligence » intégrale du monde.

111 I.P. chap. VII. De la nature des lois physiques III p. 168 et chap. IX. Positivisme et réalité du monde II p. 222 112 vide La Logique de la découverte scientifique p. 37 113 Éthique II. prop. 43 scolie p. 397 ; cf. égal. T.R.E. § 44 114 T.P. 2nde partie chap. VI § V. 115 in Einstein, Philosopher Scientist p. 70 éd. Schilpp N.Y. Tudor 1951

44

" Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. Tous les efforts de l’esprit humain dans la recherche de la vérité tendent à s’approcher sans limite de l’intelligence que nous venons d’imaginer." D’autres théoriciens en proposeront des expressions fort proches116. Quant à la mécanique contemporaine ou quantique, tout en compliquant ce dessein, en surajoutant aux forces gravitationnelles et électromagnétiques deux forces ou interactions, l’interaction nucléaire forte, cause de la cohésion nucléaire et l’interaction nucléaire faible, à l’origine de la radioactivité β, elle n’en poursuit pas moins le même objectif et tente d’unifier ces différentes forces, au travers de la théorie de jauge qui établit des équations invariantes pour des transformations de potentiels (fonctions de l’espace et du temps) applicables à des interactions dont la distinction s’avérerait moins dirimante qu’il n’y paraît, à leur unité. Elle prolonge ainsi l’espoir einsteinien d’une théorie du champ unique, espérance qui chez elle prend le nom de Théorie de la Grande Unification. Il s’en faut cependant que l’énonciation d’un rêve suffise à sa réalisation. Car pour l’heure on est encore loin d’une Théorie unitaire des forces / interactions physiques, à supposer même qu’un jour on la construise. La finalité ou l’organisation n’est-elle pas au demeurant plutôt l’apanage des êtres vivants que des êtres physiques stricto sensu, appelés justement inertes ? C’est donc en vain qu’on espérerait y trouver une totalité fermée sur elle-même ou auto-normée, suffisante. Une telle possibilité exige le dépassement de la Physique vers la Biologie –étude des « organismes »- dans un premier temps, la Psychologie –étude de l’« âme »- ensuite, et au-delà, pour finir, vers la Philosophie. On se doit ici de compter avec une limite infranchissable de la connaissance physique, liée à la nature spécifique de son objet qui, pour conceptuel qu’il soit déjà, n’en garde pas moins la trace d’une certaine extériorité, marque de sa matérialité. En effet si tel n’était pas le cas, le savoir scientifique ne souffrirait d’aucune incomplétude ou erreur et dirait le « Réel » même, se confondant alors avec le projet philosophique qui n’est confronté à aucune « objectivité », se situant à la racine même de celle-ci. Or, nous l’avons déjà constaté, les lois elles-mêmes butent sur des valeurs, -les constantes-, indéductibles, telle g, la constante d’accélération dans la loi galiléenne. Variable selon les latitudes, sa valeur se doit d’être calculée a posteriori. Aussi une loi qui implique une telle mesure ne peut prétendre qu’à une certitude expérimentale ou factuelle. Sa nécessité n’est donc pas inconditionnelle et exclusive de toute contingence ; au contraire elle abrite celle-ci en son sein. Contrairement aux vérités mathématiques qui se laissent formaliser ou réduire a priori à quelques principes élémentaires, sans recours à la moindre expérience, d’où leur « certitude », les vérités physiques, tout en se basant sur les premières, ont encore besoin de raisons de fait, puisqu’elles ne concernent pas seulement la forme (le comment) du monde mais aussi son contenu ou sa substance (le pourquoi).

Et, pour accéder à cette dernière, force est de régresser de raison en raison, tout en sachant d’avance qu’aucune n’est définitive mais ne vaut que dans l’état actuel de nos connaissances, nulle cause naturelle ne se confondant avec la Raison en tant que telle. Toute explication-vérification mondaine –par des causes naturelles- ne saurait que renvoyer à une explication-vérification prochaine –autres conditions antécédentes-, sauf à imaginer des conditions initiales ou originaires absolues, ce qui contreviendrait au principe même de raison et obligerait à invoquer un Miracle. Elle ne peut donc être que provisoire/temporelle.

116 op. cit. ch. I. pp. 32-33 Paris 1986 ; cf. égal. Du Bois-Reymond, Ü.G.N.E. 1892 et Helmholtz, M.S.C.F. Introd.

45

Grevée d’une rationalisation incomplète, la Physique, à l’image des autres sciences, inclut en elle un noyau d’inexplicable (irrationnel), en quoi réside son imperfection (non scientificité). Tout en reposant sur des principes « métaphysiques », la science de la nature ne saurait réfléchir pleinement ceux-ci, cette tâche échéant à la métaphysique proprement dite. Inutile donc de fantasmer autour d’une physique purement déductive ou mathématique : les lois physiques demeureront à jamais entachées d’une contingence/incomplétude irréductible, par contraste avec les théorèmes mathématiques. Comportant une part d’a posteriori, elles s’avèrent « approximatives » et susceptibles d’une correction, comme cela s’est produit avec les lois de Newton, dont Einstein a montré le caractère conditionné/limité aux référentiels inertiels qui en « mesurent » le mouvement et à la vitesse des corps, comparée à celle de la lumière. Ses propres lois, quelle que soit par ailleurs leur généralité plus grande, ne peuvent cependant échapper au Fait incontournable que leurs mesures sont effectuées sur Terre, et non Partout, ou sur tout autre planète –c’est-à-dire une autre terre- où nous nous rendions, mais toujours avec nos repères et instruments terrestres, établis ou fabriqués par nous. " La Terre est notre système de coordonnées." (Einstein117) En deçà des lois « quantiques », ce sont toutes les lois physiques les plus « classiques », qui revêtent finalement une forme « indéterminée », probabiliste et/ou statistique, relatives qu’elles sont toutes, à l’instar des premières, aux conditions et systèmes de mesure qui les formulent mathématiquement. Ainsi, et en toute rigueur, la loi de la chute des corps (n’)est (qu’)une loi statistique, car si elle peut conjecturer en moyenne et avec une correction satisfaisante le comportement des corps en général, elle ne saurait prédire en toute exactitude l’accélération d’un seul d’entre eux, celle-ci variant selon la valeur de la constante g, la précision des instruments de mesure et surtout la « vitesse » initiale du dit corps. Sa formulation mathématique comme rapport entre la grandeur de l’espace et celle du temps ne témoigne du reste en rien d’un lien interne entre les deux mais apparaît comme un calcul externe entre eux, aucune nécessité ne nous indiquant pourquoi l’espace varie en fonction du temps, selon telle relation plutôt que telle autre. Elle ne satisfait pas ainsi le réquisit de la démonstration / la preuve véritable : celui de ne rien présupposer. Malgré tout la Physique reste prisonnière de l’empirie, y compris dans la formulation et/ou vérification de ses lois les plus élémentaires ou fondamentales. Sans revenir au plus plat des empirismes, on y doit donc faire droit aux " données factuelles empiriquement établies " (Hegel), soit à l’expérience, fût-elle contrôlée par la raison : " reconnaître simplement l’ expérience comme source et unique preuve pour les propositions d’expérience." (idem118)

Et ce qui caractérise les lois-là vaut a fortiori pour la théorie qui n’en forme que la synthèse et dont elle partage forcément la nature passagère ou hypothétique et, partant, indéfinie, toujours à la recherche d’un fondement qui la fuit, au fur et à mesure qu’elle s’en approche. " C’est l’essence propre de la science de la nature, c’est son mode d’être a priori, d’être d’hypothèse à l’infini et vérification à l’infini. (...) Toute théorie, dans les sciences expérimentales, est une théorie simplement supposée." (Husserl119)

Quel que soit son degré de raffinement, parviendrait-elle même à unifier les interactions électromagnétique, faible et forte -comme elle a réussi à corréler les deux premières-, selon l’ambition de ce qu’il est convenu de baptiser la Théorie de la Grande Unification, qu’il lui resterait encore non seulement à intégrer dans celle-ci la gravitation –car, pour l’heure, la théorie relativiste de cette dernière et la théorie quantique des autres forces ne rentrent pas dans le même cadre-, pour mériter un tant soit peu son nom, mais surtout à expliquer pourquoi ses équations prennent telles valeurs et non pas d’autres possibles.

117 É.I.P. 3. p. 146 118 E. II. § 267 R. 330 R. p. 286 et S.L. I. 2è s. chap. II. C. c. Note 1. p. 303 (cf. A. Doz, T.M. p. 129) 119 C.S.E.P.T. II. 9. e) pp. 48-49 - R.L. 1 ch. XI. § 72 p. 282

46

Déjà la Théorie du Big Bang qui prétend(ait) assigner le moment initial de l’Univers, n’en détermine en fait qu’un état ou instant, lointain et très daté, mais certainement pas originaire, car il peut et même doit être lui-même encore interrogé. Quel que soit "le vertige" (Kant120) que nous donne cette idée, on admettra qu’aucun commencement matériel ne saurait arrêter notre intellection du monde. Ce dernier ne trouve ni point de départ ni fin spatio-temporels. Le thème de l’Origine, qui garde sa pertinence, pour autant qu’il est repensé idéellement et non matériellement –selon la suggestion de son étymologie (origo / oriri ; os, oris : langage)-, échoira à la métaphysique De l’origine radicale des choses (Leibniz). A fortiori la mal dénommée Théorie de la Grande Unification ne vaut qu’en tant que vérité provisoire, puisqu’elle ne réfléchirait nullement la Force universelle, au fondement du Tout, mais n’unifierait de toute façon que des ou les forces à ce jour connues ou déterminées. Similairement, et il s’agit en réalité de la même chose, il est exclu de croire à l’achèvement possible de la Théorie des particules élémentaires. Car, quelque nom que l’on donne à ces dernières : atomes, protons, électrons, quarks etc., toutes s’avèrent fort peu élémentaires ou ultimes, étant encore divisibles ou transformables en d’autres qui, à leur tour, etc. Qui plus est, la mathématique elle-même, soubassement de la science physique, n’offre guère l’image de la nécessité absolue mais n’exprime qu’une nécessité axiomatique ou conditionnelle –toutes ses démonstrations étant suspendues à des axiomes (postulats), id est des positions ou des présupposés de la pensée et non des propositions vérifiées, d’où du reste son nom déjà ancien ou platonicien de science hypothético-déductive- liée qu’elle est, nous l'avons dit, à la forme d’existence des choses spatio-temporelles. C’est pourquoi il est exclu de chercher l’Absolu, l’Élémentaire, l’Origine ou la Vérité (Dieu) dans les êtres matériels, y compris les entités mathématiques. De cela on ne conclura nullement que ces concepts seraient hors de portée de notre esprit, soit que ce dernier souffrirait d’une quelconque limitation, mais que la tentative de saisir physiquement l’Ultime, en feignant que la science physique est l'unique science possible, celle à laquelle devraient se réduire les autres, n’a pas de sens, la compréhension de celui-ci étant réservée à la Métaphysique, la " Théologie " ou la Philosophie (première), la Nature, Phusis, n'étant qu'une modalité de l'Être et non son Tout. Certes la Physique, tout comme la Mathématique au demeurant, est déjà une Connaissance ou Philosophie mais elle n’est pas encore la Connaissance ou Philosophie (première). " La Physique est bien une sorte de Philosophie, mais elle n’est pas la Philosophie première." (Aristote121) Pour le formuler autrement : la science physique nous propose bien une image / reflet ou savoir de l’Esprit mais ce n’en est précisément qu’une image ou un savoir imagé, une connaissance externe, indirecte ou première de celui-ci. Dans ce savoir l’Esprit apparaît tel qu’il se présente immédiatement à nous et non tel qu’il est pour lui-même, à titre d’être « réfléchi » qui s’auto-révèle ou s’exprime soi-même. " Le but de ces leçons est de donner une image de la Nature, afin de maîtriser ce Protée, de trouver dans cette extériorité seulement le miroir de nous-mêmes, de voir dans la Nature un libre reflet de l’Esprit, -de connaître Dieu, non sous l’aspect de l’Esprit, mais sous celui de son existence immédiate." (Hegel) D'où la nécessité d'outrepasser la philosophie physique vers la philosophie biologique d'abord, la vie présentant une sorte de réflexivité, sous la forme de l'auto-motricité, mais qui reste inscrite dans la sphère naturelle, la philosophie de l’esprit ensuite -" la science de l’esprit "- et enfin vers la Philosophie proprement dite –" la science de la Logique " (idem122).

120 C.R.P. Dial. transc. chap. III. 5è sec. p. 487 121 Méta. E. 1. 1026 a 19 et Γ 3 1005 b 1 ; cf. égal. Phys. II. 2. 194 b 14 122 E. II. § 376 add. pp. 721-722 et S.L. fin p. 573

47

3. Biologie Mot forgé par Lamarck123 à partir de deux racines grecques (bios : vie et logos : raison), la bio-logie signifie l’étude de la vie. Sa seule question se libelle : qu’est-ce que la vie ? Dérivé du latin vita, lui-même issu de vis (force), le terme de vie renvoie à l’idée d’action, d’effort ou de force caractérisant certains êtres naturels, par opposition à l’inertie ou la mort, attribut de la plupart des corps physiques. Aussi on qualifiera ceux-là d’êtres animés, du latin -grec anima voulant dire souffle, âme ou vie qui est au fondement (principe) de tous les êtres dits vivants. Encore faut-il distinguer deux types d’animation et donc de force, celle qui meut un corps du dehors et qui n’autorise pas en ce cas à parler d’authentique animation mais plutôt de simple mouvement provoqué par un agent externe, et celle qui émane de l’intérieur ou de la spontanéité de l’être lui-même qui peut alors être défini comme un être animé ou auto-moteur. Un animal n’a pas besoin d’être poussé pour se mettre en mouvement et si une plante ne se déplace pas elle-même, elle n'en connaît pas moins d'autres modalités de l'auto-mouvement. Car cette auto-motricité ne se limite pas au seul déplacement local des êtres vivants mais concerne aussi bien leur conservation, leur croissance que leur mort. " Des corps naturels, les uns possèdent la vie, les autres ne la possèdent pas, et par « vie » nous entendons, le fait de se nourrir, de grandir et de dépérir par soi-même." (Aristote124) Aux différentes fonctions vitales déjà énumérées on n’omettra pas d’ajouter celle de la reproduction qui exprime le mieux la capacité auto-motrice de la vie, puisqu’elle traduit sa faculté de s’engendrer ou se recréer elle-même et témoigne ainsi de la « créativité » de la vie. " S’il fallait définir la vie d’un seul mot, qui, en exprimant bien ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi, distingue nettement la science biologique, je dirais : la vie, c’est la création." (C. Bernard125) Si la nutrition et la croissance assurent la conservation et le développement de l’individu, la reproduction permet la survie de l’espèce, soit sa résistance maximale à la mort. Réunies dans un seul et même corps, les capacités biologiques s’unifient entre elles, exprimant toutes des modalités de l’auto-détermination du vivant. Par contraste avec le déterminisme externe qui régit les faits physiques, la vie se règle sur un déterminisme interne, formant une classe de phénomènes échappant aux lois du reste du règne naturel. Alors que les mécanismes ou systèmes physiques sont composés de parties (particules) distinctes les unes des autres qui, tout en agissant les unes sur les autres, subissent une causalité qui n’est pas la leur, les êtres vivants constituent des organismes ou des touts aux parties (organes) inséparables et qui n’obéissent qu’à la loi du tout soit à leur propre loi, leur existence se confondant avec ce dernier. " La vie est un tout où les parties ne sont pas pour elles-mêmes, mais par le tout et dans le tout, et où le tout n'est pas moins par les parties. C'est un système organique." (Hegel126) Dans l’ordre biologique en effet tout élément ou organe n’a d’être ou de fonction que dans l’ensemble ou l’organisme dans lequel il s’inscrit : si celui-ci disparaît, celui-là perd sa valeur d’entité organique. Délestés de leur usage ou vitalité, les mains ou les pieds, par exemple, d’un mort cessent d’être à proprement parler des mains ou des pieds. Le tout prime les parties. Mais un tel ajustement des différents organes et organismes présuppose un plan d’organisation de la vie, soit la notion d’un dessein, d’un projet ou d’une fin, seule en mesure d’expliquer l’« harmonie » ou l’unité à la fois d’un organisme et de la vie en général. On postulera donc que celle-ci est réglée par la finalité.

123 vide Recherches sur l'organisation des corps vivants 124 D.A. II.1.412 a 14 125 I.M.E. 2è partie chap. II. I. p. 142 126 P.P. 3è Cours 1ère sec. § 69 ; cf. égal. 2è sec. § 85

48

" La nature fait tout en vue d’une fin. (...) Ce n’est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les œuvres de la nature, et à un haut degré " (Aristote127). Chaque organe ne répond-il pas à une fin (fonction ou usage) dont il est le moyen : mains pour prendre, pieds pour se déplacer, yeux pour voir etc. ? Et ces fonctions multiples ne se corrèlent-elles pas entre elles en vue du fonctionnement global de l’organisme ? Ce qui vaut déjà pour un organisme vaut a fortiori pour le cycle ou la vie organique dans son ensemble. Or il est difficile d’imaginer que le seul jeu des causes efficientes ou mécaniques-physiques, id est au bout du compte le hasard, aient pu produire un tel résultat. Aussi on recourra en biologie à des causes finales et à des causes finales internes, l'organisation du vivant, contrairement à celle d'une machine, n'étant pas l'effet d'un agent externe, mais émanant de l'" être organisé et s’organisant lui-même " (Kant128) qu'il forme. Tel est le principe a priori de sa connaissance. Hors ce postulat téléologique (gr. telos : fin), on s’interdirait de comprendre la « vie » des organismes, c’est-à-dire le « pourquoi » de leurs conformations et de leurs fonctions. " Mais en même temps, reconnaître la finalité des systèmes vivants, c’est dire qu’on ne peut plus faire de la biologie sans se référer constamment au « projet » des organismes, au « sens » que donne leur existence même à leurs structures et leurs fonctions." (F. Jacob129) Il n'y aurait pas de sens à vouloir appréhender cela même dont on ne croirait pas l'existence. Une fois admise la nature téléologique de la vie, on se demandera en quoi consiste au juste celle-là –quel plan précis la structure-, en vue de quoi œuvre ou sur quoi repose celle-ci ? Qu’est-ce que la vie ou quelle est son origine et/ou sa fin ? Il suffit d'examiner les différentes fonctions vitales, et en premier lieu celle de la conservation pour le savoir. A. Conservation La finalité initiale poursuivie par la vie est forcément sa propre conservation, celle-ci formant le préalable de son fonctionnement et donc de toutes les autres tâches, aucune ne pouvant être effectuée si l'organisme vient à disparaître (mourir). Et ce maintien en vie passe par des actions ou opérations que l'on peut regrouper sous le nom générique de métabolisme, (gr. metabolê : changement) id est l'ensemble des changements ou échanges entre l'organisme et le milieu (extérieur et intérieur), soit la nutrition, la respiration et la sécrétion. La première d'entre elles a de tout temps servi à caractériser la vie. " Enfin, la nutrition a été considérée comme le trait distinctif, essentiel, de l'être vivant ; comme la plus constante et la plus universelle de ses manifestations, celle par conséquent qui doit et peut suffire par elle seule à caractériser la vie."

(C. Bernard130) Or qu'« observe »-t-on dans celle-ci ? Loin de se contenter de prélever dans l'environnement des produits qu'il lui suffirait d'absorber tels quels, l'organisme, les sélectionne tout d'abord, en fonction de sa nature. Les plantes autotrophes extraient le carbone du gaz carbonique de l'air et puisent l'azote dans les nitrates du sol ; les végétaux et animaux hétérotrophes utilisent les matières organiques synthétisées par les premières et parmi ces derniers, les uns se servent de l'herbe (les herbivores), les autres de viande (les carnivores). Puis chaque être vivant «assimile» (lat. assimilare, rac. similis : semblable) ou digère sa nourriture, la modifiant en substances propres à sa sustentation et partant à sa subsistance.

127 P.A. I. 1. 641 b 12 - 5. 645 a 25 ; cf. égal. I.A. 2. et G.A. Concl. 128 C.F.J. § 65 p. 193 ; cf. égal. Schelling, I.P.N. in Essais p. 72 129 La logique du vivant Conclusion p. 321 ; cf. égal. J. Monod, H.N. chap. I p. 22 et chap. III p. 59 130 L.P.V.C.A.V. 1ère L I. p. 35

49

Car contrairement à ce que voudrait y voir un mécanisme étriqué, la digestion ne se résume nullement au pur jeu de forces mécaniques (mastication, brassage et broyage) mais renvoie à un processus chimique complexe, au cours duquel l'organisme, grâce aux sucs digestifs qu'il sécrète lui-même et plus particulièrement grâce aux diastases ou enzymes que seul il peut élaborer, catalyse des réactions d'hydrolyse (décomposition par l'action de l'eau). Pour le dire plus simplement, il décompose-simplifie les aliments qu'il ingère. C'est ce qu'ont permis d'entrevoir les expériences de Réaumur et de Spallanzani au milieu du XVIIIè siècle. En dépit de ses préjugés mécanistes, Descartes comparait déjà la nutrition à une sorte de fermentation chimique due à "la force de certaines liqueurs ... chaudes"131 provenant du cœur. Ainsi l'amidon, contenu dans les plantes, est transformé en glucose et les protéides, que l'on trouve essentiellement dans les produits laitiers ou carnés, sont transformés en acides aminés. Qui plus est, il régule la quantité des éléments dont il a besoin, s'assurant un équilibre, toujours menacé par les aléas des apports extérieurs. En cas d'excès ou de manque de glucose (sucre) dans le sang par exemple, la fonction glycogénique du foie, mise en évidence par C. Bernard, maintient constante la teneur du sang en glucose ou glycémie, soit en le mettant en réserve sous forme de glycogène, soit en libérant du glucose, aux dépens du glycogène stocké, parant à deux dangers symétriques majeurs voire mortels, l'hyper ou l'hypo-glycémie. Aussi il n'est pas exagéré de dire que le vivant s'auto-alimente, ne se nourrissant réellement que d'aliments dûment triés, préparés et dosés à cette fin par lui. Et ce qui vaut pour les animaux se vérifie pour les végétaux dont certains (les autotrophes) synthétisent eux-mêmes les éléments organiques, les protéines (gr. prôtos : premier), molécules constitutives essentielles de la vie, à partir des éléments minéraux absorbés (eau, sels, gaz carbonique). De surcroît c'est par endosmose (gr. endon : dedans et ôsmos : poussé) que les matières nutritives pénètrent à l'intérieur des cellules. Partout la nutrition s'avère une fonction organisée / réglée par l'organisme lui-même. " La plante donne tout d'abord à la matière qu'elle s'incorpore une qualité spécifique et particulière, que le mécanisme de la nature extérieure ne peut fournir, et par la suite la plante se forme elle-même, grâce à une substance qui en sa composition est son produit propre. En effet, bien qu'il ne faille la considérer relativement à ses parties constitutives, qu'elle reçoit de la nature extérieure, que comme une simple éduction, on constate cependant dans la dissociation et la recomposition de cette matière brute une telle originalité de la faculté de dissocier et de former chez ce genre d'êtres naturels, que tout art en demeure infiniment éloigné, s'il tente de reconstituer ces produits du règne végétal à partir des éléments qu'il obtient en les décomposant ou bien encore à partir de la matière que la nature leur fournit pour leur nourriture." (Kant132) La respiration, dont les échanges gazeux entre l'organisme et le milieu ne constituent que la face visible, confirme parfaitement cette vérité. En son fond, la respiration des tissus ou des cellules, elle n'est en effet qu'un prolongement de l'alimentation ou de l'assimilation. Combustion lente des aliments ou oxydation, comme l'avait déjà conclu Lavoisier dans ses Mémoires sur la respiration des animaux, elle relève, à l'instar des transformations alimentaires proprement dites, d'actions diastasiques spécifiques qui rendent possible celle-là. C'est pourquoi les deux adages populaires, vivre c'est se nourrir ou vivre c'est respirer, ont tous les deux raison. Et si usuellement mourir est identifié à rendre le dernier souffle ou soupir –rappelons que l'âme, le principe de vie, vient du grec anima qui veut dire tout d'abord souffle-, il ne faut jamais oublier que la respiration ne saurait être conçue indépendamment de la nutrition. Avec la sécrétion et en particulier la transpiration par laquelle l'organisme évacue les surplus inutilisables d'eau, ces trois modalités complémentaires du métabolisme assurent la viabilité du tout organique.

131 T.H. pp. 808 sq. ; cf. égal. P.P. IV 92. 132 C.F.J. § 64 pp. 190-191

50

Que ce soit pour l'hydrolyse des aliments dans le tube digestif (alimentation) ou pour leur oxydation dans les cellules (respiration), la vie recourt systématiquement à des catalyseurs spéciaux et très puissants, les diastases qui lui sont propres et corrobore du coup son irréductibilité à des facteurs exclusivement physiques, c'est-à-dire son auto-dépendance ou auto-finalité. Pour compléter ce tableau du fonctionnement d'ensemble de l'organisme, on n'omettra pas d'associer aux sécrétions externes évidentes (exhalaison, transpiration, excrétion etc.), les sécrétions internes (sucs, rejet du glucose dans le sang, hormones) régulatrices du " milieu intérieur " (C. Bernard133), lui-même véritable siège des processus vivants, et dont les premières ne sont somme toute que des déchets (résidus) ou des marques (traces). De surcroît l'énergie nécessaire à la plupart des « travaux » biologiques –le « combustible » ou le véhicule énergétique universel de la vie-, est fournie par l'ATP (adénosine triphosphate), un composé (re)généré par les cellules elles-mêmes, au niveau de leurs mitochondries. La circulation du sang en boucle fermée, mise en évidence au XVIIè par Harvey, qui transporte les gaz de la respiration (oxygène, gaz carbonique), les produits de la digestion (glucose, graisses, acides aminés), les déchets azotés (urée, acide urique) et divers biocatalyseurs d'origine externe (vitamines) ou interne (enzymes, hormones) et assure ainsi au milieu intérieur et partant à tous les organes et cellules des conditions de vie analogues, figurait déjà cette unité physico-chimiques de l'organisme. Sans se dispenser aucunement du déterminisme, le vivant respecte au contraire un déterminisme d'autant plus strict qu'il est complexe (total) et interne. Au total, et pour ce qui concerne du moins sa conservation, on dira que le vivant doit son être plus à lui-même qu'aux conditions externes dans lesquelles il se trouve. S'il puise bien dans celles-ci les matières nécessaires à son maintien en vie (eau, oxygène, protéines), lui seul les transforme en éléments de sa survie. En conséquence il se conserve, poursuit sa propre fin, en s'auto-fabriquant ou se (re)produisant en quelque sorte lui-même : " c’est seulement comme cet être se reproduisant, non pas comme être étant, que le vivant est et se conserve ; il n’est qu’en tant qu’il se fait ce qu’il est ; il est un but, se présentant à l’avance, qui n’est lui-même que le résultat." (Hegel)

Ne se bornant point à exister, l'organisme se rapporte à soi-même, construisant son être dans et par ce rapport même : son être véritable ne lui est donc pas donné ou imposé de l'extérieur mais est le fruit de d'une élaboration ou (re)construction émanant de son intériorité. " La reproduction est seule le tout, l’unité immédiate avec soi dans laquelle il est en même temps parvenu au Rapport. L’organisme animal est reproducteur ; cela, il l’est essentiellement, ou [encore], c’est cela qui est son effectivité." (idem134)

Et cette auto-(re)production va jusqu'à la possibilité d'une auto-réparation (reconstitution de la patte ou du cristallin chez le triton régénération des vers, remodelage des os, réviviscence de la peau chez la plupart des animaux, suite à une fracture ou une blessure, ou transfert de la vue au toucher en cas de cécité chez l'homme) voire de l'auto-reconstruction d'une totalité organique à partir de l'une de ses parties (marcottage, bouturage ou greffe des plantes), confirmant la nature corrélative et/ou « totale » des parties de l'organisme biologique. C'est bien pourquoi l'animal aussi bien que la plante ne vivent pas seulement dans un monde (Welt) qu'ils subiraient, mais dans "le milieu, le monde vécu", soit un monde, un environnement (Umwelt) ou un " territoire "(Uexküll135) qu'ils définissent ou structurent eux-mêmes. En conséquence les comportements vitaux ne sauraient s'expliquer simplement en termes de répliques à des excitations physiques (tropismes ou réflexes purement mécaniques) mais ressemblent plutôt à des réponses, toutes sous-tendues par des "«schémas déclencheurs innés»", c'est-à-dire " un automatisme endogène " (Lorenz136) et non exogène, contraint par l'extérieur. Telle définition, sinon kantienne du moins publiée par Kant, de la vie anticipait cette idée :

133 I.É.M.E. 2è partie chap. I. VII . p. 118 134 E. II § 352 et § 353 add. p. 643 ; cf. égal. S.L III. 3è Sec. A. p. 479 et Esth. Id. B. chap. I. III. p. 174 135 Mondes animaux et monde humain Avt-Propos et X pp. 14 et 61 136 Trois essais sur le comportement animal et humain I. 1. p. 25 et II. 4. p. 98

51

" Mais qu'est-ce que la vie ? La reconnaissance physique de son existence dans le monde et de sa relation aux choses extérieures ; le corps vit par cela qu'il réagit sur les choses extérieures, les considère comme son monde et les utilise en vue de son but, sans se préoccuper plus avant de leur essence." (Wilmans137) A ignorer ou oublier cette leçon première, en tentant de réduire les fonctions biologiques à des déterminants purement physiques ou externes, on s'expose à passer à côté de la « vie » dont la spécificité réside en la capacité d'auto-affection, elle-même simple corrélat, nous venons de le dire, de son auto-mouvement. Sauf à vouloir nier cette irréductibilité du vivant, il est absolument vain de tenter de régresser en-deçà de ses caractéristiques propres. Ce Rapport à soi ou cette Finalité interne qui définit la vie en son unité ne se limite pas à chaque vivant pris un à un mais s'étend à l'ensemble formé par tous les vivants, signifiant l'harmonie ou l'universalité de la biosphère dont tous les membres s'avèrent interdépendants, concourant tous à une seule et même fin : la préservation de ceux-là et donc d'eux-mêmes, fût-ce au-delà de leur individualité empirique. Ainsi prélevant dans l'atmosphère le gaz carbonique, les plantes autotrophes transforment, via la synthèse chlorophyllienne ou photosynthèse, le carbone minéral en carbone organique et restituent l'oxygène, permettant aux êtres hétérotrophes qui se nourrissent de matières carbonées ou organiques et inspirent de l'oxygène, de subsister. Et réciproquement en rejetant par la respiration le gaz carbonique, ces derniers évitent l'épuisement de celui-ci et rendent possible la perpétuation des premières. Avec Lavoisier on appellera ce processus, qui rapporte les uns aux autres, en dépit de leurs foncières différences, le règne minéral et les deux ordres du règne vivant (végétal et animal), le Cycle du carbone138 ou de la Vie, le carbone constituant la base des substances organiques. Maintenant cette unité vitale, individuelle ou collective ne se contente pas de reproduire l'organisme ou le biologique en général à l'identique –ce qui aurait pour effet d'en rendre l'existence invariante, à l'image des corps physiques-, mais lui permet de croître ou de se développer, selon des règles là encore internes et non un simple accroissement ou addition. B. Croissance Aucun vivant ne naît entièrement constitué mais ne devient lui-même qu'après une période de croissance ou de maturation. " En effet, un être ne devient pas d'un seul coup animal et homme, animal et cheval, et il en va de même pour les autres vivants. Car la fin se manifeste en tout dernier lieu : or la fin de la génération, c'est le caractère particulier de chaque être." (Aristote139)

Et même une fois formé, c'est en permanence qu'il s'affaire à la reconstitution de soi, car, durant sa vie entière, son corps change continuellement soumis qu'il est aux variations du milieu dans lequel il s'insère et auxquels il s'adapte. Or, à l'instar de son être, le devenir de l'organisme obéit nécessairement à un mouvement ou principe autonome et spécifique, sinon celui-ci cesserait à chaque modification d'être le même. " En effet le corps organisé n'est pas le même au-delà d'un moment ; il n'est qu'équivalent. Et si on ne se rapporte point à l'âme, il n'y aura point la même vie, ni union vitale non plus. Ainsi cette identité ne serait qu'apparente." (Leibniz140)

On le pensera donc sous des catégories ou des lois différentes de celles qui servent à appréhender l'altération ou le mouvement des corps physiques (inertes) et qui se résument à l'addition ou la soustraction de forces mécaniques, sans égard pour la nature intrinsèque des objets sur lesquels elles s'exercent. Cette différence ressort déjà du « mécanisme » de nutrition ou respiration que présuppose toute croissance mais aussi bien de tous les « mécanismes » de maturation de l'organisme, conformément à sa nature systématique ou totale.

137 in Kant, C.F. 1ère Sec. II. Appendice p. 882 in O.ph. III 138 in Œuvres t. VII p. 33, Paris 1893 in Ch. Godin, La Totalité 5 p. 526 139 G.A. II. 3. 736 b 2 140 N.E. II. XXVII . § 6 p. 198 ; cf. égal. § 4 et M. 71.

52

" La croissance se distingue entièrement de tout accroissement suivant des lois mécaniques, et il faut la considérer, bien que sous un autre nom, comme l'équivalent d'une génération. (...) Le tout est donc un système articulé (articulatio) et non pas seulement un amas (coacervatio) ; il peut bien croître du dedans (per intussusceptionem), mais non du dehors (per appositionem), semblable au corps d’un animal auquel la croissance n’ajoute aucun membre, mais sans changer la proportion, rend chacun de ses organes plus fort et mieux approprié à ses fins."

(Kant141) Ce dernier suit ainsi un plan interne de développement depuis l'embryon jusqu'à l'âge adulte. Et ce plan se manifeste lors de la toute première croissance, celle de l'embryon (du gr. embruon, dérivé de bruein : croître) ou du germe, au cours de laquelle se forment les êtres organiques, animaux ou végétaux, passant de l'état homogène-indifférencié, au moins apparent, de leur cellule initiale-originaire (l'œuf) à la différenciation de leur organisation finale, en organes/appareils assumant chacun une fonction à la fois précise et complémentaire. Ce passage ne procède nullement par simple adjonction d'éléments ou membres nouveaux (épigénèse), auquel cas l'organisme obtenu ressemblerait davantage à une mosaïque qu'à une unité d'organes, mais bien d'un processus graduel de métamorphoses ou transformations (préformation) qui fait surgir les différents tissus et organes les uns des autres et leur totalité à partir d'un " centre organisateur " (Spemann142). Un tel processus, dénommé par les embryologistes « induction » puisqu'il induit ou provoque la formation des différentes parties du corps (organes et appareils), opère grâce à des substances chimiques, les « organisines » secrétées par la région du centre organisateur de l'embryon, dotée quant à elle d'un " pouvoir d'auto-organisation et d'auto-régulation " (É. Wolff), et qui sont des protéines, soit des composés déjà organiques. Ce sont elles qui conditionnent la différenciation des régions de l'œuf fécondé en « feuillets » et en ébauches embryonnaires qui en dérivent : l'ectoblaste (ectoderme) qui donne toujours le tégument externe et le système nerveux, l'endoblaste (endoderme) à l'origine du tube digestif et de ses glandes et le mésoblaste (mésoderme), source du squelette, de l'appareil génito-urinaire, etc. A cette induction primaire fait suite une série de phénomènes d'induction secondaire qui donne naissance aux organes spécialisés que nous connaissons chez l'organisme adulte. Ainsi le tube nerveux se différencie en un certain territoire pour former la rétine ; puis la rétine en position normale fait développer un cristallin dans l'ectoderme qui lui fait face ; celui-ci, à son tour, induit la cornée. Ce qui prévaut dans la naissance de l'organe de la perception, se vérifie dans la réalisation de tous les instruments ou fonctions organiques, y compris les plus superficiels ou apparents (les phanères), tels les poils les plumes, les ongles ou les sabots, tous issus de l'épiderme, lui-même simple différenciation du tissu épithélial. Qui plus est la «fabrication» ou le «montage» du vivant ne joue pas à sens unique, l'apparition des membranes (sclérotique, choroïde, rétine) et des milieux transparents (cornée transparente, humeur aqueuse, cristallin) de l'œil par exemple ne dépendant pas seulement de l'action de l'inducteur, mais surtout de la capacité du tissu réceptif à les recevoir, ou mieux à en concevoir la possibilité. Au moment où rien n'est encore distinct, tout est déjà prévu ou programmé. Les organes s'anticipent en quelque sorte eux-mêmes. Force est donc de se rendre à l'« évidence », à l'instar de la conservation, la croissance des corps biologiques obéit à une causalité interne et non à un déterminisme externe ; elle est guidée / prédéterminée par leurs propriétés spécifiques et non par des facteurs exogènes. Dès ses débuts l'organisme répond à "une sorte de plan d'ensemble" (idem) dont il dispose. Le vivant et/ou l'œuf croît de lui-même, précontenant les formes, les mécanismes et les substances propres à son développement, tout comme il contient en lui les traces de son passé. 141 C.F.J. § 64 - C.R.P. M. tr. ch. III. p. 621 ; cf. égal. Hegel P.Ph. 3è C. 2è s. § 88 p. 146 142 U.D.E.O.A., cité par É. Wolff in Les chemins de la vie p. 62

53

" Cellule ne différant des autres en apparence que par son volume, sa provision de substances nutritives, son aspect indifférencié, l'œuf contient en puissance tout le passé, tout l'avenir de l'individu, tout l'avenir de l'individu, tout l'avenir de l'espèce et peut-être toute l'évolution future du groupe auquel il appartient. Il est un comprimé de virtualités."

(idem143) Contrairement aux apparences, il ne se trouve donc jamais dans un état purement informe, indifférencié ou homogène, étant toujours déjà « informé » et de son avant et de son après. Ce sont d'ailleurs des gènes, soit des éléments d'emblée donnés à la naissance, appelés oncogènes (gr. onkos : cancer et genos : génération) –leur défaillance provoquant le cancer-, qui, en assurant la transmission des signaux provenant du milieu, permettent à la cellule de filtrer les messages chimiques aussi bien extracellulaires qu'intracellulaires, et d'adapter en conséquence, grâce également à l'intervention de toute une batterie d'autres gènes, sa réponse adéquate au signal reçu, le tout en vue d'une croissance concomitante équilibrée. Cette réelle intégration des réactions cellulaires incite à, à défaut d'imposer, la pensée d'" une véritable « intelligence cellulaire » " (F. Gros144). Au-delà de la phase embryonnaire, c'est toute la maturation des individus qui obéit à une logique interne, contrôlée qu'elle est par des substances produites par l'organisme lui-même (auxines pour les plantes et hormones de croissance (gr. hormôn : excitant) pour les animaux). A l'encontre d'une succession d'instantanés ou de formes étrangères et incompatibles les unes avec les autres, le cheminement du vivant se présente comme la progression ou la vie d'un seul et même être qui parcourt différentes étapes certes, mais toutes liées entre elles, tendues qu'elles sont vers un seul et même but, la préservation de la totalité qu'il compose. Tout en se remplaçant les unes les autres ces stations forment les relais d'un même parcours, chacune résultant de la précédente et conservant en conséquence la trace de cette dernière. Ainsi la fleur n'est plus le bouton dont elle est éclose mais elle en reste néanmoins la floraison et pareillement le fruit produit par celle-ci, bien qu'il diffère d'elle, n'en garde pas moins les caractéristiques qui trahissent sa provenance. " Le bouton disparaît dans l’éclosion de la fleur, et on pourrait dire que le bouton est réfuté par la fleur ; de même par le fruit la fleur est dénoncée comme un faux être-là de la plante ; et le fruit prend la place de la fleur comme sa vérité. Ces formes ne sont pas seulement différentes, mais encore elles se refoulent comme mutuellement incompatibles. Mais leur nature fluide en fait en même temps des moments de l’unité organique dans laquelle l’une est aussi nécessaire que l’autre et cette égale nécessité constitue seule la vie du Tout." (Hegel145) Nonobstant les conclusions de certains biologistes contemporains, on tranchera la vieille querelle entre l'épigenèse et la préformation en faveur de celle-ci. " Dieu a préformé les choses, en sorte que les organisations nouvelles ne soient qu'une suite mécanique d'une constitution organique précédente ; comme lorsque les papillons viennent des vers à soie, où M. Swammerdam a montré qu'il n'y a que du développement." (Leibniz146) Cette nature préétablie ou téléologique de la vie oblige à substituer aux termes trop vagues et équivoques de devenir ou mouvement ceux de développement ou évolution. Mais si toute croissance ou vie est bien é-volution, alors il faut chercher son secret dans le germe dont elle provient, et donc dans la re-production dont tout organisme résulte, avant d'en être l'agent à son tour. Partant après la conservation et la croissance qui en actualise les phases successives, on se tournera enfin du côté de la conception ou production des êtres vivants, c'est-à-dire du côté de leur « naissance », pour tenter d'y décrypter le « mystère » de la vie.

143 Les chemins de la vie pp. 73, 90 et 95 144 Regard sur la biologie contemporaine chap. I p. 54 145 Phén. E. Préf. I p. 6 ; cf. égal. Esth. L’Idée Beau chap. 1er II. p. 157 et R.H. chap. II. 1. pp. 78-79 146 E.T. Préf. p. 43 ; cf. égal. M. 74. et N.E. II. XXVII § 29 p. 210

54

C. Reproduction L'aptitude à se reproduire forme la fonction la plus spécifique de la vie, celle par laquelle, tout en se démarquant des phénomènes inertes ou purement mécaniques, elle assure sa propre conservation, au-delà de la conservation ou de l'auto-production et de la croissance ou du développement des individus, condamnés eux à mourir. " Car la plus naturelle des fonctions pour tout être vivant qui est achevé et qui n'est pas incomplet, ou dont la génération n'est pas spontanée, c'est de créer un autre être semblable à lui, l'animal un animal, et la plante une plante, de façon à participer à l'éternel et au divin, dans la mesure du possible." (Aristote147) En quoi il n'est pas exagéré d'y voir la détermination par excellence de la (sur)vie, d'autant qu'au-delà de la simple conservation, s'y joue le maintien des caractères particuliers ou spécifiques de chaque être, ce que l'on nomme son hérédité. Par la transmission de générations en générations du patrimoine génétique, la reproduction garantit ainsi la continuité de la vie et constitue de surcroît la base réelle de la classification des espèces, celles-ci se définissant, mieux que par de vagues ressemblances souvent discutables, par le critère de l'interfécondité de ses membres. Et comme nul vivant ne naît qu'à partir d'un ou d'autre(s) vivant(s), sans que l'on puisse imputer cette naissance à une cause mécanique, sinon on la verrait déjà à l'œuvre chez les êtres inertes, on la tiendra pour " le plus grand mystère de l'économie organique " (Cuvier148). Sauf à recourir néanmoins au Miracle, on postulera que le généré est contenu en germe chez son ou ses géniteur(s). Partant l'on admettra que la naissance mériterait plutôt le nom de renaissance, le nouveau-né ne correspondant pas à l'effet d'une fabrication surajoutée mais résultant d'une préformation dans le germe, l'œuf ou la semence, lui-même non point produit mais (ré)actualisé par son ou ses «parent(s)», qui du reste procède(nt) de germe(s) antérieur(s). Les procréations et les gestations particulières manifestent dans le visible l'essence (re)créatrice continuée de la Vie. " Les recherches des modernes nous ont appris, et la raison l'approuve, que les vivants dont les organes nous sont connus, c'est-à-dire les plantes et les animaux, ne viennent point d'une putréfaction ou d'un chaos comme les anciens ont cru, mais de semences préformées, et par conséquent de la transformation de vivants préexistants. Il y a de petits animaux dans les semences des grands, qui, par le moyen de la conception, prennent un revêtement nouveau qu'ils s'approprient, et qui leur donne moyen de se nourrir et de s'agrandir pour passer sur un plus grand théâtre et faire la propagation du grand animal." (Leibniz149) Toutes les formes vivantes, fussent-elles les plus élémentaires, les cellules qui se multiplient par division, proviennent de formes vivantes (l'œuf) qui les précèdent et/ou précontiennent, selon les adages : " ex ovo omnia " (Harvey) ou " omnis cellula e cellula " (Virchow)150. La vie s'anticipe ou s'auto-produit elle-même, comme l'établira définitivement Pasteur en ses fameuses expériences où il invalidera la possibilité de toute génération spontanée. " La vie, c'est le germe, et le germe, c'est la vie. (...) Par conséquent, la génération spontanée n'existe pas." 151 Elle tourne ainsi dans un cercle dont le point de départ coïncide avec le point d'arrivée. Quelle que soit la voie empruntée par la reproduction biologique -fission chez les protistes, parthénogenèse à partir du seul ovule de la femelle chez certains pucerons, ou fusion de deux cellules germinales issues, l'une du mâle, l'autre de la femelle, chez la plupart des plantes et des animaux-, elle suppose toujours à sa base la préexistence d'une entité déjà vivante et symbolise en conséquence la nature auto-nome ou cyclique de la vie.

147 De l'âme 415 a 26 – 415 b 1 148 Histoire du règne animal, Introduction 149 P.N.G. 6. p. 392 ; cf. M. 73., 74. ; 75. p. 406 ; E.T. Préf. p. 41 et Malebranche, R.V. I. VI. et E.M.M.R. X. III. 150 Harvey, Traité de la génération animale, épigraphe et Virchow, Pathologie cellulaire chap. I 151 Œuvres réunies par Pasteur Vallery-Radot I pp. 369 sq. – Des générations spontanées, ibidem II pp. 328 sq.

55

A entrer dans les détails du cycle reproductif, dénommé par les naturalistes cycle de développement, il appert d'emblée que ce dernier opère, à l'instar de toutes les fonctions biologiques, de façon « planifiée » ou « programmée », soit de manière coordonnée en vue du résultat à obtenir. Ce « plan » que l'on retrouve chez les végétaux et les animaux, est particulièrement prégnant dans le cadre de la reproduction sexuée, modèle le plus fréquent et le plus perfectionné de la transmission de la vie, puisque lui seul permet une différenciation de la descendance, évitant ainsi une morne répétition à l'identique. On y observe deux phases. La première, la diplophase (gr. diploê : chose double) commence avec l'œuf issu de deux cellules germinales (gamètes mâle et femelle), et contient donc 2 n chromosomes ; elle se poursuit avec l'organisme qu'il engendre et dure jusqu'à ce que ce dernier devienne apte à se reproduire. Vient alors le tour de la seconde phase, l'haplophase (gr. haploê : moitié) qui débute avec la réduction chromatique et la formation des gamètes qui en résulte, soit avec la méiose (gr. meiôsis : décroissance) ou la mitose réductionnelle, la division par deux du nombre des chromosomes qu'ils renferment, soit n chromosomes chacun. Elle s'achève avec la fécondation dont proviendra un nouvel œuf, le cycle se bouclant sur lui-même. Et cette production de soi par soi de la vie devient d'autant plus « évidente » et importante dans la reproduction, qu'elle s'y trouve à la source des vivants et de leurs caractères ou traits particuliers, légués par des éléments, facteurs ou gènes et ce selon des lois mathématiques (statistiques) prévisibles, comme l'établira Mendel dans ses fameuses expériences sur l'hybridation des plantes, diverses variétés de petits pois en l'occurrence. Dénommé alors l'hérédité (lat. hereditas, rac. heres : héritier) qui n'est elle-même que la reproduction ou la transmission du patrimoine génétique accompagnant toute procréation, ce processus traduit très exactement la prévision du présent par le passé ou l'hier (here ou heri). L'apparence physique ou le corps actuel de l'individu –" le soma " (gr. sôma : corps)- résulte ainsi, outre des circonstances, du " germen " ou " plasma germinatif " (Weismann152) transmis par les cellules reproductrices et qui remonte à ses ascendants. Et par apparence on entendra non seulement sa forme ou structure externe mais aussi bien ses aptitudes ou prédispositions. La génétique (gr. genetikos, de genos : génération) confirme à son échelon microscopique, tout ce que la vie nous apprend à l'échelle macroscopique. Tout d'abord, et en régressant des chromosomes aux gènes puis aux acides nucléiques -l'ADN (acide désoxyribonucléique), avec sa structure en double hélice, ou l'ARN (acide ribonucléique)-, unités de base de toute l'hérédité, en tant qu'ils sont les porteurs ou les véhicules de l'information génétique codant les protéines de tout organisme, on remarquera que ces derniers se répliquent déjà directement ou indirectement eux-mêmes. Ensuite on y vérifiera également que les facteurs héréditaires n'interviennent jamais seuls, isolés du contexte organique total. Car si les mêmes chromosomes, gènes ou acides nucléiques se retrouvent dans les noyaux de toutes les cellules du corps, chaque caractère ou protéine ne se traduit pourtant que dans des groupes de cellules bien déterminés (couleur de la peau ou des yeux, forme du nez etc.), issus de territoires cytoplasmiques différenciés de l'œuf. Aussi c'est l'ensemble cytoplasme-noyau, c'est-à-dire la cellule tout entière, qui opère dans l'hérédité, et non uniquement tel élément séparé. Et cette intervention globale suppose une communication entre les gènes ou le noyau et le cytoplasme, établie par une catégorie particulière de protéines, dites de régulation, capables de reconnaître et de coordonner les différentes espèces chimiques de la cellule et régies elles-mêmes rétroactivement par la finalité totale de l'organisme. " Car en fin de compte, c'est toujours la logique de l'organisme, son individualité, sa finalité qui régissent ses constituants et leurs systèmes de communication." (F. Jacob)

152 Essais sur l'hérédité et la sélection naturelle

56

Hors de la cellule ou de l'organisme les différentes structures élémentaires (protéines, acides nucléiques, bases) ne sauraient jouer le moindre rôle vital et mériter le nom d'êtres vivants. Quelque soit l'élément qu'on se donne ici pour premier, il présuppose ou renvoie à l'autre. Si les acides nucléiques s'avèrent indispensables aux protéines qu'elles codent, inversement celles-ci seules permettent l'expression de celles-là qu'elles décodent. La traduction des premiers s'opère par les secondes qui en sont pourtant les produits. N'existe que leur tout. " Le message génétique ne peut être traduit que par les produits mêmes de sa propre traduction. Sans acides nucléiques, les protéines sont sans lendemain. Sans protéines, les acides nucléiques restent inertes." (idem153) De sorte qu'il est vain de se demander qui du germe et de la plante ou de l'œuf et de la poule fut au commencement de tout le processus vital. Telle quelle la question est mal posée et ne souffre d'aucune réponse, en termes de données naturelles. Car si la vie dessine bien une configuration cyclique, tout point de départ n'y peut être en même temps qu'un résultat. " Avec le germe commence la plante, mais il est en même temps le résultat de toute la vie de la plante : celle-ci se développe pour le produire." (Hegel) A tous les niveaux de la vie -organisme, organe, tissu, cellule, ou molécule-, on bute sur sa nature indécomposable ou complexe, et partant sur l'impossibilité de la comprendre en profondeur avec des catégories séparées ou simples. Partout y domine la loi de la totalité. Rien d'étonnant que notre pensée ordinaire, plus encline à la réduction qu'à la totalisation, éprouve autant de mal à la saisir. Cela ne signifie point qu'elle échapperait aux prises de notre intelligence, mais que cette dernière doit s'affiner pour devenir à même de « coïncider » avec elle, et ce d'autant que la vie préfigure, en quelque sorte, le concept, dont elle partage, sur un mode inconscient il est vrai, le caractère réflexif. " La vie est le concept parvenu à sa manifestation, le concept devenu distinct, explicité, mais qui est en même temps, pour l'entendement, le plus difficile à saisir, parce que, pour cet entendement, ce qui est abstrait, mort, est, en tant que ce qu'il y a de plus simple, le plus aisé à saisir." (idem154) D'où la vacuité des tentatives d'explication « élémentaire » de l'origine de la vie, à l'instar de toutes les interprétations mécanistes des phénomènes biologiques. Toute théorie, oublieuse de ce point essentiel, se donnera tant qu'elle veut l'illusion de résoudre ce problème, elle se condamne en fait purement et simplement à le déplacer. Elle peut bien en effet régresser vers le milieu prébiotique, comme dans l'hypothèse de " la «soupe primitive» " d'Oparin ou de " « la soupe claire et chaude » " de Haldane, où, dans des conditions de concentration et de température réalisés dans les océans et suite à des réactions physico-électriques, se seraient formés les premiers assemblages organiques -baptisés "coacervats" par le premier-, à partir de molécules inorganiques155. Dans une atmosphère artificiellement constituée d'ammoniac, de méthane, d'hydrogène et d'eau, S. Miller n'a t-il pas réussi à obtenir en laboratoire, par des décharges électriques, des composés organiques, des acides aminés notamment156 ? Cependant, ce faisant, non seulement on creuse davantage le fossé qui sépare de tels composants chimiques de la vie d'organismes biologiques proprement dits, mais on recule la difficulté, repoussant la question de l'origine de la vie vers celle de l'origine de la matière. Or si la notion d'atome ultime de la matière est dépourvue de sens, tout corpuscule matériel renvoyant nécessairement à un autre corpuscule pour l'explication de son apparition, celle de commencement punctiforme de la vie l'est encore plus, nul « ordre » ne pouvant s'originer d'un point amorphe, mais requiert une racine elle-même déjà organisée. C'est dire l'absurdité de toute théorie atomistique et/ou moléculaire de l'ordre biologique.

153 La logique du vivant Concl. pp. 335 et 326 ; cf. égal. VIII p. 159 et Lwoff, L'ordre biologique Concl. p. 178 154 R.H. 2è éb. chap. II. 1. pp. 78-79 et E. II. § 251 add. p. 355 155 Oparin, L'origine de la vie sur Terre Paris 1965 et Haldane, Une discussion sur l'origine de la vie Paris 1955 156 cf. Formation of organic compounds on the primitive earth in Science 117, 528 (1953)

57

Pas plus qu'on ne peut rendre compte physiquement du commencement du « monde » ou de la « matière », ceux-ci n'étant pas des catégories physiques, on ne saurait assigner à la « vie » un début bio-physique, celle-ci dépassant les limites de toute matérialité et s'identifiant de toute façon à une idée, celle de l'ensemble de tous les vivants, et non à un fait, susceptible d'une constatation ou expérience factuelle. " C'est une absurdité de réfléchir aujourd'hui à l'origine de la vie : autant réfléchir à l'origine de la matière." (Darwin157)

L'enquête biologique atteint là sa frontière, au-delà de laquelle commence l'interrogation métaphysique qui porte sur l'« origine » même de la vie. Car, comme le problème de l'origine de l'univers, la question de l'origine de la vie, qui, tout en faisant partie de la précédente –la biosphère appartenant à la sphère de la nature en général-, l'outrepasse –l'ordre biologique ne se réduisant point aux éléments physiques inertes-, ne relève pas de la science stricto sensu, qui part du présupposé d'un vivant déjà donné, mais de la Philosophie. Ce dernier admis, on doit encore en retracer l'évolution, non plus à l'échelle des individus, chose déjà faite, mais à celle des espèces, qu'ils forment au demeurant via la reproduction. Corollaire de la première, la seconde témoignera logiquement et pareillement d'une unité différenciée de formes, en lieu et place d'un pur catalogue ou juxtaposition des organismes, soit d'un même processus téléologique, mais élargi cette fois aux dimensions d'un processus d'ensemble suivi et tendanciel, concernant toutes les espèces vivantes. Elle prolonge et vérifie ainsi la cohérence et l'Unité de la Vie, établie au préalable tant par la théorie cellulaire que par la génétique et la biochimie. D. Vie et Évolution Pas davantage que les individus ne demeurent constamment identiques à eux-mêmes, subissant une série de métamorphoses, les espèces qui en forment des groupements ne connaissent une permanente identité, soumises qu'elles sont au devenir. Chacune est susceptible de modifications ou transformations dans le temps et dans l'espace, comme il ressort des descriptions et observations. " Les espèces peuvent être fort changées par la longueur du temps, comme par l'intervalle des lieux, témoin bien des différences entre des animaux de l'Amérique et les nôtres." (Leibniz) Et pour autant qu'elles reposent sur des formes et des « mécanismes » semblables, les espèces sont susceptibles d'être apparentées ou rapprochées entre elles. " la loi de continuité exige que tous les êtres naturels ne forment qu'une seule chaîne, dans laquelle les différentes classes, comme autant d'anneaux, se tiennent si étroitement les unes aux autres qu'il soit impossible de fixer précisément le point où quelqu'une commence ou finit, toutes les espèces qui occupent les régions d'inflexion et de rebroussement devant être équivoques et douées de caractères qui se rapportent également aux espèces voisines." (idem158) Qui plus est, on peut et même on doit admettre qu'elles descendent les unes des autres. Nombre de naturalistes, à commencer par Buffon, ont anticipé cette idée, envisageant l'hypothèse de " la parenté universelle de toutes les générations sorties de la mère commune ". Dans son Histoire naturelle il évoquera d'ailleurs, fût-ce pour la révoquer, la possibilité d'" une seule [espèce] ... d'un seul être ", à l'origine de " tous les autres êtres organisés "159. D'autres lui emboîteront le pas et n'hésiteront pas à parler, de manière plus catégorique, de la notion d'" un seul Être prototype de tous les Êtres " (Robinet160). " Il n'y a, philosophiquement parlant, qu'un seul animal, modifié par quelques retranchements ou par de simples changements dans la proportion des parties." (G. Saint-Hilaire161)

157 Lettre à J. Hooker 1887 in V.C. Ch. Darwin II p. 18 158 Lettre à Burnett in Ph. Sch. Gerh. 3, III, 184 et Lettre 16 oct. 1707 in Koenig, A.P.J.A.R.B. App. p. 45 159 op. cit. Des Pingouins et de Manchots et Histoire des quadrupèdes T. IV. 160 De la Nature t. IV. p. 17 161 Philosophie anatomique ou Principes de la philosophie zoologique

58

Dans ce rappel historique, on n'oubliera pas bien sûr le nom de Lamarck et du transformisme. Quant au philosophe, il explicitait simplement le principe de leur raisonnement : de l'analogie des structures (organismes) à la parenté ou provenance des êtres structurés (organisés). " Cette analogie des formes, dans la mesure où en dépit de toutes les différences elles semblent avoir été produites conformément à un modèle originaire <Urbild> commun, renforce l'hypothèse d'une parenté réelle de celles-ci dans la production à partir d'une <espèce> mère primitive commune " (Kant162). Il appartiendra néanmoins à Darwin, l'auteur de L’Origine des Espèces au Moyen de la Sélection Naturelle ou la Préservation des Races Favorisées dans la Lutte pour la Vie, de donner une consistance empirique et de proposer une explication, sinon pleinement satisfaisante, du moins encore admise dans son principe de nos jours, à l'hypothèse de la formation progressive des espèces. S'inspirant de l'Essai sur le principe de population de Malthus, ouvrage politique sur la démographie humaine, ce dernier généralisera la nature évolutive ou finalisée du devenir des espèces, et ce dès le titre de son Œuvre, en employant les vocables très marqués de « sélection », de « races favorisées » ou de « lutte pour la vie ». Parmi toutes les différences ou variations, dénommées depuis "mutations" (H. de Vries) ou "recombinaisons" (T.H. Morgan)163, pouvant affecter les êtres organisés, il en apparaît quelquefois des « avantageuses », particulièrement dans le contexte naturel de rareté des subsistances, comparée à l'abondance de la reproduction, celle-ci augmentant selon une raison géométrique (1, 2, 4, 8 ... ) alors que celle-là ne croît que selon une proportion arithmétique (1, 2, 3, 4 ... ), comme l'a montré l'auteur de l'Essai au début de son travail. L'écart qui en résulte et qui va toujours grandissant, ne manque pas de provoquer une véritable lutte pour l'existence tant entre les individus qu'entre les espèces De tout temps les hommes ont tiré profit de telles modifications, sélectionnant pour leurs propres besoins les organismes (animaux ou végétaux) les plus résistants ou robustes. Seules ces variations favorables ou utiles intéressent du reste les vivants à l'état naturel, vu qu'elles leur assurent un bénéfice dans la lutte qui les oppose les uns aux autres et donc pour leur reproduction et/ou survie sur le long terme. Et ce dernier s'avère d'autant plus indispensable que la plante ou l'animal sauvages ne disposent, contrairement aux hommes, d'aucun autre moyen (artifice), pour valoriser leurs chances de survie, et ainsi l'emporter dans la loterie de la vie. Ne retenant que les plus aptes ou avantagés et éliminant les plus faibles, la Nature sélectionnerait, trierait dans le stock des vivants ceux qu'elle entend voir subsister. Comme la sélection artificielle / humaine, mais sans intervention d'une instance externe, ni de dessein transcendant autre que vital, la sélection naturelle règle la biosphère, ne permettant qu'aux plus adaptés, capables ou favorisés de se conserver et prolonger dans une descendance, elle-même à l'origine d'une nouvelle espèce. Purement immanent ou interne à l'ordre biologique, ce tri naturel naît du seul jeu des forces déployées par les créatures biologiques elles-mêmes pour survivre. Et il suffit à rendre compte de l'émergence de nouvelles espèces à partir d'espèces existantes, celles-ci se transformant en quelque sorte en celles-là. Clairement orienté vers le mieux, ce principe de conservation et/ou de « sélection » des «meilleurs», revient en effet à une progression de la vie, telle qu'on la constate concrètement dans le passage des cellules procaryotes (gr. pro : devant et karyon : noyau), dénuées de noyau, des bactéries aux cellules eucaryotes (gr. eu : bien), avec noyau, des levures et autres organismes, dans la transition de l'état unicellulaire des organismes simples à l'état pluricellulaire des organismes complexes ou encore dans la transformation des animaux invertébrés en animaux vertébrés, puis en mammifères et primates dont l'homme.

162 C.F.J. § 80 p. 231 ; vide égal. Herder, I.P.H.H. II. IV. 163 Vries, Espèces et variétés p. 18 et Morgan, Sex limited inheritance in drosophila in Science 32, 120 (1910)

59

L'acquisition corrélative et graduelle des propriétés spécifiques de l'Homme (bipédie et station debout, libération de la main et de la bouche, vision binoculaire et surtout développement du cerveau), par la lignée des Anthropomorphes, elle-même dérivée d'un groupe primitif dont sont issus tous les Primates (Lémuriens, Singes et Homme), témoigne tout autant du caractère systématique, continu et ascendant de l'évolution naturelle, comme l'énonce le naturaliste anglais dans son ouvrage central, Sélection naturelle ou survivance du plus apte. " La sélection naturelle agit exclusivement par la conservation et l'accumulation des variations qui sont avantageuses à chaque être, dans les conditions organiques et inorganiques auxquelles il peut être exposé à chaque période successive de sa vie, et a pour résultat final une amélioration toujours croissante de l'être relativement à ces conditions. Cette amélioration conduit inévitablement à un progrès graduel de l'organisation de la plupart des êtres vivant à la surface du globe." En son versant physique l'être humain participe le plus naturellement du monde au processus de la sélection naturelle dont il forme l'ultime rejeton connu aujourd'hui, ne faisant point exception à la loi biologique générale, comme le montrera le naturaliste anglais en son autre grand livre La descendance [ou la filiation] de l'homme et la sélection liée au sexe. Gouvernant l'ensemble du monde de la vie, cette loi confirme la nature finalisée de celle-ci et suggère une sorte de penchant inconscient à l'amélioration ou à l'adaptation la plus performante possible des êtres vivants. Plus : on accordera un statut tout particulier à l'homme, l'animal qui a domestiqué les autres vivants et sélectionné certains d'entre eux, conditionnant ainsi l'intelligence de la sélection. " De sorte qu'en dernière analyse l'homme serait la raison d'être de l'organisation entière de la vie sur notre planète." (Bergson164)

Dernier fruit de celle-ci, il en est fatalement le résultat le plus abouti et donc celui à partir duquel on peut le mieux comprendre rétroactivement toute l'évolution. " L'anatomie de l'homme est la clef de l'anatomie du singe. Dans les espèces animales inférieures, on ne peut comprendre les signes annonciateurs d'une forme supérieure que lorsque la forme supérieure est elle-même déjà connue." (Marx165)

Rien n'interdit donc de remonter la genèse des espèces vivantes à rebours à partir de l'espèce humaine prise pour point de départ, comme s'y est essayé Platon dans le Timée où il annonce le transformisme, fût-ce sur le mode inadéquat, car inversé, d'une dégénération : " tous les vivants se transmuent les uns dans les autres "166. L'homme seul peut du reste anticiper une hypothétique évolution future, étant entendu que, dans ce cas, il ne saurait de toute façon prévoir que du prévisible, c'est-à-dire des formes apparentées ou semblables à lui et non des configurations radicalement inédites ou étrangères. Partant toute l'évolution ou la transformation des espèces atteste d'une connexion, généalogie ou parenté entre celles-ci, base de leur authentique classification (taxinomie). Gouvernant l'ensemble du monde de la vie, cette progression confirme la nature finalisée de celle-ci et suggère une sorte de penchant inconscient à l'amélioration ou à l'adaptation la plus performante possible des êtres vivants. La «sélection» (lat. selectio de seligere : choisir, trier) ne charrie-t-elle pas en elle une signification d'intentionnalité et d'une intentionnalité plutôt positive, sauf à lui attribuer une malignité, ce qui, dans le cadre de la sphère vivante, ne pourrait aboutir qu'à la disparition (mort) de tous ses membres ? Loin de contredire la biologie péripatéticienne, la théorie darwinienne en partage le présupposé téléologique. Son auteur ne s'est d'ailleurs jamais départi de son admiration pour le philosophe grec. " Linné et Cuvier ont été mes deux divinités : mais ce ne sont que de simples écoliers en comparaison du vieil Aristote."167

Ici, comme ailleurs, on contestera toute idée de rupture entre la pensée antique et la nôtre.

164 L'Évolution créatrice chap. II. p. 652 ; cf. égal. L'Énergie spirituelle p. 828 165 C.C.É.P. Introd. III. p. 169 166 op. cit. 92 c ; cf. égal. 39 e, 41 b – 43 e, 76 de et 90 e – 92 b 167 O.E.M.S.N. chap. IV. p. 134 et Lettre in F. Darwin, L.L.Ch.D. p. 425 N.Y. 1905

60

Seulement on ne manquera pas de constater que ce que le biologiste appelle «développement» ou «évolution» n'a qu'une parenté lointaine avec l'idée véritable de celle-ci, n'incluant pas effectivement en elle ses deux réquisits fondamentaux qui, bien compris, n'en font qu'un, la continuité et la progressivité. En effet l'exemple de la genèse ou reproduction des individus montre que s'il y a bien corrélation réciproque entre le germe et la plante, cette correspondance n'empêche pas leur disjonction, le germe produit par la plante, tout en étant identique, sauf hybridation ou variation brusque, au germe dont celle-ci est issue, en différant, puisqu'il est à l'origine d'une autre plante, elle-même pareille à la précédente et pourtant détachée d'elle, puisqu'elle prend simplement sa place, au lieu de la continuer ou prolonger. Loin de s'articuler intimement entre eux, les deux phases de la reproduction biologique –la germination et la production des cellules germinatives par l'organisme-, se juxtaposent. La seconde ne réfléchit pas réellement la première, un tel retour sur soi étant l'apanage de la « conception » ou ré-flexion mentale. L'absence d'une reprise consciente du passé par les organismes individuels rend encore plus problématique l'idée de progression entre les espèces vivantes. Et de fait, faute de se souvenir de l'espèce dont elle descend, toute espèce nouvelle n'en réassume point les capacités, en vue de leur éventuelle amélioration mais est condamnée à se comporter autrement qu'elle. Les primates ont beau s'appeler des primates (les premiers), ils ne nageront jamais aussi bien que les poissons ou les batraciens, encore moins vivront-ils sous l'eau comme les premiers. Parfaitement adaptés au milieu aquatique, ceux-ci n'ont rien à envier aux primates qui le sont également à leur propre milieu terrestre. Entre les deux nulle comparaison de valeur n'a de sens, d'où leur coexistence, pas toujours pacifique certes, mais ne conduisant jamais, sauf cataclysme, à la disparition complète des uns ou des autres. Contrairement aux sociétés humaines dont les postérieures gardent en mémoire ce que furent les antérieures, ce pourquoi celles-ci n'ont plus de raison de conserver une existence empirique, dépassées, soit à la fois conservées idéellement et poursuivies qu'elles sont par celles-là, les espèces naturelles, n'ayant aucune notion de ce qu'elles ne sont plus ou pas encore, ne se situent pas sur une ligne de progression commune. Leur « filiation » même ne forme-t-elle d'ailleurs pas un fil constamment brisé par les mutations qui président à l'apparition de nouvelles espèces, séparées pour le coup des anciennes plutôt qu'unies à elles ? Le vague lien qu'elles présentent entre elles n'est donc pas noué par elles-mêmes mais rétabli par l'homme-le naturaliste qui, par delà les variations, tisse leur rapport de descendance. " Dans la nature, l'espèce ne fait aucun progrès, mais dans l'Esprit, chaque changement est un progrès. Certes, la série des formes naturelles détermine une progression graduelle depuis la lumière jusqu'à l’homme, si bien que chaque degré est une transformation du degré précédent, un principe supérieur issu du dépassement et du déclin du degré précédent. Mais, dans la nature, les moments de ce processus se séparent et tous les échelons singuliers coexistent l’un à côté de l’autre ; la transition n’apparaît qu’aux yeux de l’esprit pensant qui comprend cette connexion. La nature ne se comprend pas elle-même, et c’est pourquoi la négativité de ses formations n’existe pas pour elle." (idem168)

Privés de réflexion, les êtres vivants ne connaissent en conséquence qu'une finalité diminuée, toujours associée à du pur mécanisme, tel celui de la mutation dans le processus ici discuté, sans lequel la sélection n'opérerait jamais, faute de matière sur laquelle agir. Pareillement sans la présence du soleil et de sa machinerie énergétique nulle photosynthèse ne serait envisageable et partant le cycle du carbone n'aurait pas lieu. Pour auto-nomes qu'ils soient, les vivants ne sont pas redevables de leur vie qu'à eux-mêmes mais s'avèrent également tributaires des conditions externes où ils se trouvent. Si l'on tient à rendre compte des phénomènes vitaux dans leur intégralité, on se doit d'adjoindre à la causalité finale la causalité matérielle ou nécessaire.

168 R.H. chap. III. p. 182 ; cf. égal. Phén. E. (C, AA) V. A. a) III. t. 1. p. 247

61

" Il peut se faire d'ailleurs que la même chose à la fois existe en vue d'une fin et qu'elle soit le produit de la nécessité ... car la nature produit tantôt en vue d'une fin, tantôt par nécessité. (...) Il y a, par conséquent, deux sortes de causalité, et lorsqu'on en traite, il faut absolument rendre compte des deux (si cela n'est pas encore évident, il faut s'efforcer de le rendre tel) ; il est évident aussi que ceux qui ne traitent pas de ces deux causalités ne disent pas un mot de science naturelle." (Aristote169)

Une opposition ou séparation par trop rigide de ces deux types de causalité interdirait une compréhension authentique des faits biologiques, soit par leur assimilation à des processus intelligents qu'ils ne sont pas véritablement, soit par leur réduction à de simples réactions physico-chimiques, auxquels ils ne s'identifient pas davantage. Tout en reconnaissant une organisation spécifique à la vie, on n'en exclura point l'intervention de conditions ou facteurs mécaniques, sans lesquels son fonctionnement même deviendrait inintelligible. En vain y chercherait-on la réalisation d'une Intelligence, d'un Ordre ou d'un Plan nécessaire ou pur. Celui-ci n'y peut toujours être que contingent ou particulier, soumis qu'il est à des conditions particulières. Aussi n'utilisera-t-on qu'avec la plus grande circonspection le terme d'âme, qui désigne une unité autonome, idéelle et universelle, dans le champ de la biologie, celui-ci n'étant le siège que d'unités dépendantes ou partielles. " Lorsqu'il s'agit cependant de choses naturelles, telles que pierres, plantes, etc., le mot âme, au sens que nous lui donnons ici, ne peut être employé que d'une façon inappropriée. L'âme des choses purement naturelles est une âme finie, passagère, et mérite plutôt le nom de nature spécifiée que celui d'âme à proprement parler." (idem) On le réservera bien plutôt à l'étude des phénomènes humains, domaine de la Psychologie, car si la vie laisse pointer une ébauche de l'esprit ou de l'unité, elle ne le connaît pas elle-même comme tel ; il appartient à l'être pensant d'en prendre conscience et de lui donner le statut qui est le sien, celui d'une unité réfléchie ou spirituelle, et non d'" un concept aveugle " (Hegel). Et c'est justement cette inadéquation de la vie et du concept qui oblige à dépasser celle-là vers celui-ci. Car si elle-même est déjà en soi Idée (Fin, Organisation, Plan), et même l'Idée qui est sortie de l'" immédiateté et extériorité –qui est la mort-" (idem) caractérisant l'Idée de la nature inerte, elle tend nécessairement vers son explicitation pour soi, c'est-à-dire vers l'Idée non naturelle ou l'esprit qui énonce sa vérité. Mais l'animal n'accomplira point ce pas sans surpasser ses propres limites, autant dire sans se surpasser soi-même, ce qui s'appelle proprement mourir. Loin de s'abattre, telle une fatalité étrangère, sur les vivants, la mort fait partie de leur condition native ou de leur destin, puisqu'elle en recèle le secret. " L'inadéquation de l'animal à l'universalité est sa maladie originelle et le germe inné de la mort. La suppression de cette inadéquation est elle-même l'exécution de ce destin." (idem) " La mort de l'être naturel " ne marque donc pas la fin ultime de tout, mais signifie la condition de possibilité d'une autre vie, supérieure, la vie humaine : " l'esprit " (idem). Seul ce dernier, soit le sujet humain, sera tout « naturellement » à même de franchir cette étape. Bien qu'il apparaisse chronologiquement après la vie proprement dite, celui-ci est en vérité ou logiquement premier, vu qu'il est au fondement de tout, nature incluse, dont il révèle et l'être et l'essence. Parlerions-nous de la « nature », en l'absence de l'esprit ? " La nature est ce qui est premier dans le temps, mais le prius absolu est l’Idée ; ce prius absolu est ce qui est ultime, le commencement vrai, l’Α est l’Ω." (idem) Il est donc temps de passer résolument de " la connaissance divine de la Nature " en soi à "la science de l'esprit" pour soi et enfin à "la science de la Logique [Philosophie]" (idem170) en soi et pour soi. En la seconde on verra déjà qu'au lieu de compter, à l'instar des êtres naturels, sur un sujet externe (le physicien ou le biologiste) pour le dévoilement de son sens, le sujet humain se réfléchit lui-même.

169 Org. Anal. Postr. II. 11. 94 b 26 et 36 - P.A. I. 1. 642 a 15 170 Esth. Id. B. chap. III A. 1. p. 210 ; S.L. III p. 255 ; E. II. §§ 251 ; 375 ; 376 ; E. II. § 248 Add. et S.L. fin

62

II. PSYCHO-LOGIE

63

L'incapacité du discours cosmologique à saisir ses propres présupposés («nature», «vie») conduit d'elle-même à la nécessité d'un autre discours, plus englobant, susceptible de se réfléchir lui-même. Telle sera précisément la seconde position discursive, portant sur l'intériorité, l'« Âme » (gr. Psukhê) ou le sujet, qui ne se contentera pas de parler d'un contenu censé lui préexister mais aussi du fait qu'on l'énonce. Elle concernera donc toutes les disciplines humaines, par opposition aux sciences naturelles, l'homme étant le seul être apte à proférer quoi que ce soit et a fortiori capable de s'exprimer soi-même. Une incursion, fût-elle cursive, dans les matières psychologiques principales suffit à l'établir et à s'assurer du caractère à la fois véri-dique et pourtant encore incomplet -tant du moins qu'il se limite à des énoncés sur l'homme-, du Discours humain. Or celles-ci se résument essentiellement à trois, d'abord l'étude de nos productions externes, puis de nos représentations internes et enfin de nos valorisations et actions interno-externes. Tels sont d'ailleurs les objets respectifs de l'Anthropologie, de la Psychologie et de l'Éthique. Disons un mot de chacune de ces sciences, afin de vérifier la pertinence du Logos humain. Préfigurant la leçon de cet examen, on affirmera que, tout en dépassant l'illusion réaliste du discours cosmologique et en se situant au plus près de la réflexivité ou de la « subjectivité » inhérente à toute vérité pure, le langage psychologique ne dit pas cependant le Vrai intégral. Lesté du poids du support hominien fini qu'il suppose à la base de toute parole, il se condamne au même postulat naturaliste que le logos cosmologique. Tout en outrepassant ce dernier, il en retrouve in fine le présupposé. D'où, en dépit de sa supériorité, son incomplétude et l'obligation de le transgresser à son tour, si l'on tient à une Vérité pleine, et non seulement à des vérités mondaines et/ou humaines, qu'elles soient culturelles (anthropologiques) ou spirituelles (psychologiques et éthiques). 1. Anthropologie Comme son nom l’indique clairement, l’Anthropo-logie (du gr. anthropos : homme et logos : étude) désigne la science de l’Homme. Sa seule question se libelle : Qu’est-ce que l’Homme ? Avec la tradition on le définira tout d’abord comme un animal pensant, soit parlant ou savant : Homo sapiens. En tant qu’animal, il relève de l’anthropologie physique, une partie de la biologie (science naturelle). Mais en tant qu’animal pensant, il est à l’origine de toute une série d’artifices ou d’institutions qui n’existent pas tels quels dans la nature : un instrument, une loi ou un livre. L’ensemble de ces œuvres s’appelle Art(ifice), Culture, Civilisation, Histoire ou Société. Leur point commun : elles ne sont point données à l’homme à sa naissance et donc transmises par l’hérédité ou la nature, mais acquises (conquises), produites par lui-même et léguées par l’éducation, l’héritage ou la société. On concevra donc une autre anthropologie, l’anthropologie culturelle ou sociale ou, encore mieux, l’Anthropologie proprement dite, dans la mesure où elle seule étudie l’Homme dans sa spécificité, c’est-à-dire dans ce qu’il a de plus propre et d’irréductible au monde animal. Partant nous la déterminerons comme la science des œuvres humaines (science humaine). Quelles œuvres au juste va étudier l’anthropologue, vu qu’il en existe une infinité ? Nulle raison a priori n’autorisant à en exclure ou privilégier une, il les considérera toutes. D’ailleurs puisqu’elles ont la même origine, elles sont liées entre elles et forment un tout. Aussi on se gardera d’envisager l’Homme ou la Société sous un aspect particulier, pour en saisir d’emblée la globalité ou totalité à laquelle ils appartiennent. Au lieu de se limiter à telle ou telle activité de l’homme ou de la société : économie, politique, religion..., on s’intéressera à "l’ homme total" (Lévi-Strauss). Mais de quel homme ou société va s’occuper l’anthropologue, confronté qu’il est à la pluralité voire diversité sociale, tant dans le temps que dans l’espace ?

64

Là encore, rien ne permettant d’écarter ou de favoriser tel homme ou société, on dira que l’Anthropologie est concernée par tous les hommes et toutes les sociétés, quels que soient l’époque ou l’espace de leur existence. " L’anthropologie vise à une connaissance globale de l’homme, embrassant son sujet dans toute son extension historique et géographique ; aspirant à une connaissance applicable à l’ensemble du développement humain depuis, disons, les hominidés jusqu’aux races modernes ; et tendant à des conclusions, positives ou négatives, mais valables pour toutes les sociétés humaines, depuis la grande ville moderne jusqu'à la plus petite tribu mélanésienne." (idem171)

Elle fait ainsi la « somme » ou la synthèse de l’Histoire, de la Sociologie, et de l’Ethnologie, si l’on réserve ces noms respectivement à la science du passé, du présent humain et des sociétés primitives. Qu’une seule et même discipline s’étende à autant d’hommes ou de sociétés apparemment disparates, implique qu’en deçà de leur dissemblance de surface, ces derniers présentent des analogies ou des points de convergence ; en d’autres termes, que ce que font les humains, c’est-à-dire leurs institutions, témoignent d’un même fond ou essence dont elles ne seraient que différentes formes ou manifestations. Bref, celles-ci renverraient finalement à des lois universelles. Loin d’observer le caprice ou la fantaisie des individus, soit des lois seulement particulières, les hommes obéiraient dans leurs conduites à un but, esprit, loi ou structure commune, valable partout et toujours. Tel est le postulat général de l’Anthropologie, formulé en son temps par Montesquieu, dans son Œuvre, intitulé justement De l’Esprit des lois : " J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que, dans cette infinie diversité des lois et des mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. J’ai posé les principes, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d’une autre plus générale."172 Pour le dire plus radicalement : il y aurait de La Raison dans l’Histoire (Hegel), qui ne se réduirait nullement à un simple jeu de hasard, comme le voudraient certains, mais suivrait des règles et/ou comporterait un sens. A l’anthropologie incombe donc la réponse à la question que signifie l’œuvre de l’homme, variante de l’interrogation Qu’est-ce que l’Homme. Il s’agit somme toute d’une question banale ou commune. Chacun se la pose sous une forme ou une autre : Qui suis-je ? Quel est le sens de mon existence ? Elle s’avère en même temps fondamentale, dans la mesure où elle englobe en quelque sorte toutes les autres questions, puisqu’elle touche à leur source même : l’Homme, l’initiateur de toute interrogation. Mieux qu’à une science, l’Anthropologie ou l’Histoire s’identifie à la science universelle. Elle s’apparente du coup à la Philosophie dont elle partage du reste l’antique et moderne dénomination de Recherche de la vérité (Historia). Le postulat anthropologique rejoint ainsi le postulat philosophique en général. " Mais la seule idée qu’apporte la philosophie est la simple idée de la Raison -l’idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement." (Hegel173) N'a-t-on pas résumé les interrogations philosophiques à : " Qu’est-ce que l’homme ? "174 Reste à déterminer ce sens de l’Histoire ou des productions humaines, soit à préciser les ou plutôt la règle qui structure les réalisations de l'Homme et leur cours, en se redemandant : Qu’est-ce que l’Homme ou quel sens poursuivent de tout temps ses Œuvres ? Telle est l'unique question de l'Anthropologie dont la réponse passe obligatoirement par une écoute attentive des Institutions humaines, afin d'y déceler éventuellement une signification générale et commune à tous les hommes.

171 Anthropologie structurale I chap. XVII. pp. 391 et 388 172 op. cit. Préface ; cf. égal. Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence 173 R.H. 2è ébauche chap. I. p. 47 174 Kant, Logique Introduction III

65

A. Famille La famille et les relations de parenté qu’elle implique est la plus primitive et universelle des structures sociales, existant depuis la nuit des temps et se rencontrant partout. " La première forme de la communauté (c’est-à-dire la famille) " (Aristote175). Dans toute société connue, elle enveloppe et dirige, via l’éducation (la formation) l’existence de tout individu depuis sa naissance (déclaration à l’état civil) jusqu'à sa mort (acte de décès). Dans notre société chacun n’est-il pas tenu de consigner dans un « Livret de famille » les différentes étapes (statuts) de sa vie ? Penchons nous donc sur ces toutes premières relations sociales dont il importe ni de sous-estimer l’importance, dans la mesure où tout commence chronologiquement par elles, ni la surestimer, avec une partie de l’anthropologie moderne qui, confondant antériorité chronologique et antécédence logique, a fini par leur attribuer une valeur paradigmatique voire prééminente. Elle les considère en effet, à tort, nous le verrons, comme la matrice de toutes les relations sociales -ne serait-ce que dans certaines sociétés (les sociétés primitives) qui formeraient ainsi une catégorie à part-, alors que, pour exemplaires, elles se trouvent elles-mêmes subordonnées à la seule relation ou structure fondatrice, l’État, comme l’ont souligné et Platon et Aristote, tout au long de leur République et Politique. Pour préhistorique qu’elle soit, la famille n’a rien à voir avec la nature. Pas plus que de société animale, on ne saurait parler de famille naturelle, et ce pour la même raison : l’absence dans les deux cas d’un lien d’alliance ou de parenté conventionnel. Proche en effet de la cellule animale, la « famille » s’en différencie radicalement par les lois purement humaines et universelles (mariage, rapports de parenté, droits et devoirs parentaux) qui la structurent. Parmi les multiples règles régissant la famille, l’on privilégiera celle de l’alliance (mariage), vu qu’elle forme son point de départ et qu’on la trouve, de manière évidente, partout. Sous quelque modalité qu’on la croise, mono- ou poly-gamique, et dans ce dernier cas, poly-génique ou andrique, l’union légalisée entre homme et femme existe dans toutes les sociétés. Aucune n’a admis de procréation dite libre, dictée en fait par les rencontres de hasard. Aux enfants nés dans ces conditions, nous réservons le nom infamant d’enfants naturels. Toujours on a considéré le lien matri-monial (moniale : religieuse qui a prononcé des vœux solennels) comme un lien sacré ou solennel -" la sainteté du mariage " (Hegel176). Indépendamment de toute célébration religieuse, le cérémonial civil, avec la présence obligatoire de témoins validant l’union, suffit à montrer l’importance que la société attache à l’alliance, à l’origine de la « filiation », dans sa différence avec la simple reproduction. Supposons en effet un instant que la procréation humaine soit totalement anarchique (libre), livrée aux seuls besoin et hasard des rencontres, comme c’est le cas dans le règne animal. Que s’ensuivrait-il ? Rien de foncièrement distinct, au niveau de la descendance ou reproduction (progéniture/petits), ne se produirait, tout changerait par contre au niveau de la généalogie ou parenté (enfants : fils ou filles). Dans cette hypothèse il deviendrait rigoureusement impossible de discriminer qui est enfant de qui, soit quels sont nos « parents » et surtout notre « père ». En fait, faute de lien dûment inscrit ou socialement reconnu, rien n’obligerait déjà la « mère », dont la détermination est, par ailleurs, relativement simple, à « reconnaître » son enfant, c’est-à-dire à la fois à lui dire et à se dire qu’il est le « sien », et à s’occuper de lui, passé le temps du dit instinct maternel, qui se résume à une série de contraintes physiologiques. Quant au « père », en l’absence d’une fixation ou stabilisation d’une union légitime et l’exclusion de toutes les autres unions envisageables, il n’aurait tout simplement pas sa place. Ou, si l’on préfère, il y en aurait tant de possibles, qu’aucun ne pourrait revendiquer ce titre.

175 Politique I. 9. 1257 a 20 ; cf. égal. Rousseau, C.S. I. 2. p. 51 176 Ph. D. § 255 R.

66

Même la parole de la mère, qui reste en tout état de cause le seul garant de la paternité, ne servirait dans ce cas à rien, puisque, dans l’éventualité de rapports sexuels entièrement libres, elle ne saurait pas elle-même qui est le père. Du coup il deviendrait impossible d’identifier un individu comme fils ou fille d’un tel, à savoir le mari de la femme, plutôt que de tel autre et à lui transmettre le nom du Père. Car si la copulation physique entre une femelle et un mâle quelconque est certes la condition nécessaire et suffisante de l’engendrement des petits, seul un « accouplement » entre con-joints, et non simples concubins (personnes qui partagent leur lit), et donc une copulation « autorisée », réglée par la loi et reconnue par les individus, entre une femme et son mari peut donner naissance à des enfants soit des maillons d’une chaîne généalogique. L’alliance (le mariage), c’est-à-dire la définition ou position d’un premier rapport de parenté liant une femme à son mari s’avère ainsi la condition de possibilité de la reconnaissance de la parentèle en général : parents-enfants-frère-sœur etc. Il n’y a pas de famille et / ou de parenté naturelle qui collerait directement aux individus ; celle-ci repose sur une convention ou un système de représentations sociales. Fruits biologiquement d’une conception physique, nous ne devenons des enfants humains que grâce à une immaculée conception soit par le lien marital (dérivé de Marie) ou juridique, comme le rappelait déjà Socrate : " N’est-ce pas nous, en premier lieu, qui t’avons engendré ? n’est-ce pas par nous que ton père s’est marié à ta mère et qu’il t’a donné le jour ?" (Platon177) Quoi que prétendent certains ethnologues, victimes de véritables mirages d’interprétation, nulle société n’a pu ignorer cette vérité logique élémentaire. La préservation de cette toute première structure sociale (famille ou parenté) implique à son tour deux défenses et/ou ordres (obligations) –l'interdit de l'adultère et celui de l'inceste-, tous deux indispensables à son maintien et auxquels les individus sauraient d’autant moins se soustraire qu’ils ont contracté une Dette à l’endroit de la Loi, lui devant leur statut d’époux / épouse, de parent ou d’enfant. Arrêtons-nous quelque peu à la seconde, la plus générale. La défense de l’inceste interdit tout rapport sexuel intra-familial (incestus : in-castus) et a fortiori l’union entre deux êtres apparentés. Cas particulier d’une relation extra conjugale, au sens large du terme (incestum : souillure, adultère, inceste), l’inceste en redouble néanmoins le danger, par l’extrême confusion dans laquelle il plongerait les rapports de parenté. Rendant inopérante la discrimination familiale, raison d’être du rapport parental originaire, l’Inceste rendrait du même coup inutile toute nouvelle alliance, celle-ci ne pouvant se concevoir qu’entre des partenaires non encore liés, membres donc deux familles distinctes, soit la communication entre les familles. Une telle éventualité ruinerait la co-existence des familles ou la com-munauté, la réduisant à une juxtaposition de clans familiaux, et même pas, puisque ces derniers n’ont de sens que si et seulement si est préservée la structure qui les fonde. C’est donc tout à la fois et la « famille » et la « société » que menace l’Inceste. De là son caractère impur ou sacrilège (incestus) et l’horreur qu’il n’a cessé d’inspirer aux hommes, au point qu’au delà d’une défense légale écrite ou orale, l’inceste a toujours fait l’objet d’une aversion. Si la parenté est bien le résultat de l’alliance et non d'une quelconque nécessité biologique, nul n’a le droit de considérer les siens comme immédiatement siens, susceptibles de lui revenir naturellement, en cas de besoin, ce qui aurait pour effet de naturaliser la famille. On ne doit pas disposer librement de la loi de l’alliance, s’allier ou s’unir au gré de ses fantaisies, et surtout pas à l’intérieur du cercle familial, sous peine de ne plus pouvoir se reconnaître distinctement et contrevenir ainsi au concept même de l’institution du "mariage" (Hegel178).

177 Criton 50 d 178 Ph.D. § 168

67

On est obligé au contraire de sortir de la première famille et fonder sa propre famille, en s’alliant à son tour à une autre famille. Par cette obligation de s’unir à une autre famille -la belle famille ou la famille par la loi- simple corollaire de l’interdit de l’inceste, lui-même suite directe d’une alliance déjà légale et dont elle confirme la légalité, chaque famille, tout en se préservant elle-même, évite de se replier sur soi et s’ouvre aux autres familles ; le lien social en sort ainsi élargi ou renforcé, empêché en tout cas de se relâcher sous l’action dissolvante des intérêts particuliers (individuels ou familiaux). La famille par alliance loin de se surajouter simplement à une famille déjà existante, serait le gage de l’humanité même de celle-ci. L’impératif de l’union est ainsi à la base d’une sorte d’échange dont les femmes seraient l’enjeu et les hommes les partenaires, à moins qu’on ne préfère dire l’inverse. Poussant les membres d’une famille à contracter des liens avec ceux d’une autre famille, la prohibition de l’inceste étend la portée du lien social. Provisoirement et approximativement on écrira avec l’anthropologue : " A vrai dire, on ne soulignera jamais assez que si la notion de début de l’organisation sociale offre un sens, ce début n’a pu se manifester que par la prohibition de l’inceste, puisque, comme nous venons de le montrer, celle-ci équivaut en fait à une sorte de refonte des conditions biologiques de l’accouplement et de la procréation (qui ne connaissent pas de règles, comme le montre l’observation des animaux), obligeant les familles à se perpétuer dans un réseau artificiel de tabous et d’obligations " (Lévi-Strauss). En réalité, re-marquant la nécessité d’un Ordre humain jusque dans les comportements les plus naturels (les conduites sexuelles), elle rappelle aux hommes la nature légale de la famille et témoigne, à l’instar de toutes les règles sociales, de la prééminence du social sur l’individuel. Du coup elle renvoie à la seule Règle, dont on puisse dire qu’elle est originaire, la Règle de l’Alliance (Mariage). Seule cette dernière permet la différenciation entre le Même (celui dont descendent les enfants) et l’Autre (celui avec lequel on ne doit pas s’unir et aux descendants duquel peuvent s’allier les fils ou les filles). Tant que celle-ci n’a pas édicté cette différence, rien n’est possible : comment la prohibition de l’inceste pourrait-elle proscrire des degrés de parenté, si la société n’avait pas au préalable prescrits ces derniers ? La famille fait ainsi partie d’un tout plus vaste et ses règles ne sont compréhensibles que comme une modalité des règles sociales en général. Il est donc absolument erroné de taxer, avec l'anthropologue, la loi de l'inceste de fondement ou de " début de l’organisation sociale ". Il est vrai que l’auteur revient néanmoins sur ce statut privilégié indu dans sa théorie d’ensemble, où il n’accorde en définitive aux alliances matrimoniales qu’une valeur d’exemple des règles d’échange prises en bloc, au même titre que celles qui gouvernent les autres échanges, à commencer par les échanges économiques. " Nous croyons cependant que toutes deux constituent des phénomènes du même type, qu’elles sont éléments d’un même complexe culturel, ou plus exactement du complexe fondamental de la culture." (idem179) Pour première qu’elle soit chronologiquement dans la vie des individus, l’alliance familiale ne saurait être confondue avec le principe de la société qui ne peut être cherché que du côté de l’Arbitre originaire de toutes les règles, c’est-à-dire de l’État et même au-delà, comme nous avons commencé à le suggérer, du Langage, dont les liens familiaux ne sont qu’une étape, pas nécessairement la plus importante. Tirant leur raison d'être de ceux-là, ceux-ci conduisent d'eux-mêmes à leur propre extension vers les relations présidant au tout du corps social. Chacun d'entre nous ne sacrifie-t-il pas davantage d'énergie et de temps à ses activités professionnelles ou politiques qu'à la vie dans la cellule familiale ? Force est donc de dépasser la Famille et ses rapports et tourner notre regard vers la Société dans son ensemble d'abord, l’Instance qui en règle le cours, l’État, ensuite, le Langage, qui les structure tous trois enfin, et son corollaire social majeur, l'Histoire. 179 La famille in Claude Lévi-Strauss p. 120 et S.E.P. 1ère partie chap. V. p. 71

68

B. Société Entité déjà sociale, gouvernée par des lois qui n’ont rien de naturel, la famille n’en demeure pas moins un cadre limité de l’activité humaine. D’où la nécessité pour tout homme d’en sortir et de s’insérer dans le réseau plus vaste des relations sociales en vue de parfaire sa formation. On conviendra de le qualifier de société civile, par opposition à société familiale qui n’en est qu’une cellule, quand ce n’est pas une courroie de transmission. Car les règles sociales, dans leur généralité, s’imposent aux individus avec autant sinon plus de force que les règles familiales et ce pareillement dès leur naissance. L’éducation ne relève-t-elle pas aujourd’hui davantage de l’École (maternelle, primaire, secondaire ou supérieure) que des parents ? Et, contrairement aux apprentissages familiaux, l’instruction scolaire présente un caractère d’obligation fermement affirmé (cf. la loi de la scolarité obligatoire). L’existence de chacun est ainsi encadrée par des institutions (obligations) : École, Armée, Profession, Église ou Parti qui jalonnent sa vie. Si la famille est donc bien le point de départ ou le préalable de la société, l’histoire effective de celle-ci se déroule sur la scène civile. La plus importante des Institutions civiles étant sans conteste l’Économie, ne serait-ce que par le temps que l’homme lui consacre et parce qu’elle imprègne toutes les autres, il faut commencer par elle, en essayant d’y découvrir la caractéristique de la vie culturelle - sociale. A condition de garder à l’esprit le sens originel du mot « économie » (du gr. oîkos : maison (biens) et nomos : administration, loi, règle), soit production réglée de biens (valeurs) et non simple obtention et consommation de choses utiles, on la considérera légitimement comme la base de toute la structure sociale, plus justement en tout cas que les rapports de parenté. En d’autres termes, sous réserve de ne pas oublier, à l’instar d’un matérialisme vulgaire, la nature politique (sociale) de l’économie et donc de la relier elle-même avec l’État, l’instance du Politique par excellence, il n’est pas interdit d’en faire la clef de voûte, le fil conducteur des études anthropologiques et espérer y trouver le « secret » de la condition humaine. On retrouvera la leçon déjà acquise, mais que l’analyse économique correctement conçue, étaye concrètement et étend à tous les domaines de l’action humaine, à savoir que chaque acte, y compris le plus matériel est un acte communiquant, expressif ou social et non un geste simplement physique. Rien d’humain n’est possible hors du contexte ou de la co-existence ou co-opération sociale, quoi que prétendent " les petites et grandes robinsonnades ". " L’homme est, au sens le plus littéral, un ζϖον πολιτιχον (animal politique), non seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut s’isoler que dans la société." (Marx) Tout tient à la communauté ou communication sociale et aux règles qui la sous-tendent. Or l'économique est un tout formé de trois moments : la fabrication (production), les échanges (circulation), l’utilisation (consommation) des biens ou marchandises. Dès la phase initiale, apparaît clairement l'essence historique (non naturelle) ou signifiante de l'économie. Il suffit en effet de comparer le pseudo-travail animal et le travail humain pour prendre la mesure de l’écart qui les sépare, en dépit de leur ressemblance extérieure. Certes une araignée, lors du tissage de sa toile, et un tisserand, ou une abeille, lorsqu’elle construit ses cellules de cire, et un architecte paraissent effectuer des gestes semblables. Leurs « travaux » respectifs n’en débouchent pas moins sur un résultat foncièrement différent : la même toile ou cellule constamment répétée là, des formes en permanence et indéfiniment renouvelées ici. Et cette différence va bien au-delà d’une simple variation quantitative, une forme dans un cas, plusieurs dans l’autre. Si l’abeille répète invariablement la même forme, celle dont elle a besoin, c’est qu’elle ne sait pas et n’a pas du reste à savoir « ce » qu’elle a effectué, soit ce que nous appelons une figure ou forme géométrique, en l’occurrence un « hexagone », mais qui n’existe pas pour elle en tant que cette figure. Une forme géométrique précise présuppose en effet une définition ou une règle de construction permettant de l’obtenir à partir

69

de la combinaison ou transformation d’autres formes. Quiconque ne connaîtrait qu’une figure, n’en connaît en vérité aucune. Aussi l’abeille ne construit pas même une « forme » ou structure mais reproduit un stéréotype préinscrit dans le code génétique de son espèce et que seuls des êtres sachant toutes les figures (la géométrie) identifient comme une structure géométrique. Point donc de construction ou pro-duction véritable sans instruction (connaissance des règles de construction) ou pro-jet préalable, qui s’avère ainsi l’apanage de l’Homme, le seul apte à « concevoir » -au double sens de ce mot : anticiper par la pensée et réaliser quelque chose- quoi que ce soit, dessin, maison ou livre. " Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur." (idem180) Toute analogie entre l’activité animale et la productivité humaine relève donc d’un rapprochement superficiel qui projette en fait sur celle-là une signification prise dans celle-ci. La similitude apparente des opérations ne saurait masquer la dissimilitude radicale du produit, et en deçà du principe qui y préside. Si l’action animale se laisse bien décrire comme un rapport simple entre un organisme et le milieu et est toujours soumise à la loi du besoin, le travail humain ne peut se comprendre sans l’intervention d’un troisième terme, la Pensée ou la Représentation et doit être défini comme une Médiation des rapports de l’Homme et de la Nature. Par elle celui-ci s’arrache à son implication naturelle immédiate (contrainte) et fait advenir une nécessité humaine (autonomie). Tout en produisant réellement quelque chose, en transformant des matériaux naturels, au lieu de les assimiler simplement, et ce sans y être poussé par aucun besoin vital, il se réalise en même temps comme auteur et sujet d’une « œuvre » soit comme un être autonome dont la volonté n’obéit qu’à sa propre loi. Tout objet travaillé, fût-il le plus fruste, "un morceau de bois taillé" (Kant181), du moment qu’il présente une forme intentionnelle et donc modifiable mérite ainsi le nom d’« œuvre » : objet façonné selon une règle reconnaissable. Cette « liberté » ou médiation par le Règle s’inscrit à même le procès de travail concret dans la fabrication, suivie de l’emploi, de moyens de travail (outils ou instruments) que l’Homme interpose entre lui et l’objet (matière) sur lequel il travaille, soit dans la Technique. Aussi anciens que l’Humanité, puisqu’on en retrouve la présence dès la préhistoire, ils sont le signe le plus patent du travail humain, dans la mesure où l’animal, tout en étant capable de se servir d’un objet utile pour une tâche hors de portée de ses organes naturels, ne produit ni n’utilise rien de comparable à un outil ou à un instrument, à moins qu’il n’y soit dressé. Or qui dit instrument dit ipso facto instruction. Et de fait le plus primitif ou rudimentaire des outils, le biface ou l’éclat clactonien, l’ancêtre du couteau, renvoie quant à sa condition de possibilité à toute une série d’opérations mentales, à commencer par la capacité de pré-voir une forme technique déterminée, dans une masse de pierre amorphe, que l’on entend produire. " Au stade le plus élémentaire, l’homme est tout aussi primitivement sapiens que faber puisqu’il sait voir la forme de l’outil dans le bloc et peut l’obtenir ... il n’existe pas d’« homo » strictement faber." (A. Leroi- Gourhan182)

La possibilité même de re-produire un outil, et il n’est d’outil comme capital technique qu’à cette condition, sinon chaque outil se perdrait avec son découvreur ou inventeur, requiert la faculté de « régler » son geste de façon à obtenir l’instrument souhaité, à partir d’un matériau donné. Il n’est pas de faire, si élémentaire qu’il paraisse après coup, qui ne soit précédé par un savoir-faire, beaucoup plus complexe qu’il ne semble.

180 C.C.É.P. Introd. pp. 149 et 150 et Le Capital L. I. 3è sec. chap. VII. pp. 180-181 181 C.F.J. § 43. 1. 182 Homo faber et Homo sapiens in Revue de Synthèse p. 52 t. 30 janv.-juin 1952

70

Plus radicalement encore, le fait que le « premier » outil résulte du choc porté par l’homme sur un bloc de pierre, au moyen d’une autre pierre, montre qu’il est en vérité déjà un « second » outil, celle-ci étant en position antécédente par rapport à lui. Mais puisqu’un caillou brut n’est pas à proprement un outil, un objet façonné (technique), mais ne le devient que dans et par l’« intention humaine », elle-même orientée par la volonté de produire celui-là, seul ce dernier mérite réellement le nom d’instrument véritable et non seulement en puissance et s’avère à la fois second et premier, se présupposant en quelque sorte lui-même. Second en tant que résultat œuvré, fruit d’un travail antérieur, il est premier en tant que moyen de production spécifiquement humaine qui sera, à son tour, à la source d’autres moyens : le biface permet ainsi de tailler des armes ou des peaux qui elles-mêmes rendent possibles la chasse ou le vêtement etc. La technique n’est ainsi qu’un enchaînement d’instruments ou de médiations qui « réfléchit » le caractère « secondaire » (médiatisé) du travail humain : action au second degré, faite en vue d’un besoin qui n’existe pas encore et qu’elle induit elle-même. Tout ceci demeurerait cependant inintelligible, en l’absence de cet Instrument absolument premier, qui seul autorise le contrôle ou la transformation par l’Homme du cadre de vie naturel et anticipe tous les instruments, la Pensée ou la Raison. " La raison est un instrument universel ... [qui nous permet de] nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature." (Descartes183)

Parce qu’il est désir d’expression de soi, non réductible à la fabrication d’objets utiles, le travail produit des signes ou des valeurs, au-delà de la matérialité ou utilité de ce qu’il façonne, et s’avère d’emblée travail social, bien plus que travail « technique » ou utilitaire. Tous les produits du travail traduisant une commune provenance humaine, présentent un dénominateur commun qui instaure leur comparaison, en deçà de leur hétérogénéité sensible. Signes d’une même origine, ils peuvent ainsi communiquer ou s’échanger entre eux, à titre de marchandises ou de valeurs, elles-mêmes proportionnelles à la quantité de travail social moyen qu’ils contiennent -ou plutôt que les hommes décident d’y consacrer-, comme ils n’ont cessé du reste de le faire, au moins depuis que les besoins de l’homme se sont diversifiés, nécessitant une division du travail et corrélativement un échange ; autant dire depuis toujours, ou, si l’on préfère, depuis que l’Homme est lui-même : un être d’artifice, soit un être qui n’a pas de besoins mais se les donne, en même temps qu’il produit des objets « utiles ». Liée au sens même du travail humain, la circulation ou l’échange des marchandises et donc la catégorie de la valeur, représentée par " ce moyen universel d’échange qu’est l’argent, dans lequel la valeur abstraite de toutes les marchandises deviennent réelles " (Hegel184), est inséparable de la production et aussi vieille qu’elle. L’existence ancienne des échanges chez l’Homme est attestée par d’étranges, en apparence, pratiques, observées par l’anthropologie dans les sociétés primitives, le Potlatch chez les tribus indiennes du Nord-Ouest de l’Amérique et le Kula chez les Mélanésiens de Nouvelle-Guinée qui s’apparentent, beaucoup plus qu’il n’y paraît, à nos propres usages économiques. Il s’agit d’un cérémonial complexe se déroulant lors de fêtes au cours desquelles, à côté d’échanges classiques -« potlatch » veut dire essentiellement « nourrir », « consommer »-, des groupes ou leurs chefs se lancent des défis et se livrent à des dons de biens précieux, des prestations et des destructions somptuaires qui appellent, à leur tour, des contre-dons, prestations ou destructions de la part des autres, sous peine de perdre complètement la face. Véritable lutte ou tournoi de prestige, prenant la forme d’une surenchère permanente, ce rituel parcourt généralement un cycle et permet à ses vainqueurs d’asseoir leur « supériorité ».

183 D.M. 5è partie p. 165 - 6è partie p. 168 184 Ph.D. § 204 ; vide égal. Spinoza, Éthique IV. Appendice chap. XXVIII

71

La bizarrerie d’une telle pratique n’est cependant que l’effet grossi d’une fausse perspective, lui-même dû à la mécompréhension totale de la nature véritable de notre commerce quotidien. Car, s’il est vrai que l’Homme produit plus que des objets utiles, soit des signes ou des valeurs, il ne peut en conséquence acheter ou vendre (échanger) que des « marques » (signes) et les « titres » qui y sont afférents. La rationalité économique n’a rien à voir avec un utilitarisme étriqué mais ressemble à un rituel dont l’enjeu est, comme dans le potlatch, le prestige social et qui implique pareillement une immense destruction (gaspillage) des biens, sans lequel néanmoins la machine économique s’arrêterait de fonctionner (progresser). Loin d’être aberrants ou énigmatiques, le potlatch et le kula ressemblent à nos échanges. Ils en soulignent jusqu'à l’excès la logique dépensière voire dispendieuse et vérifient par là même que l’idée d’une économie d’auto-subsistance ou naturelle dans laquelle l’homme consommerait directement ce qu’il produit, sans aucun échange ou marché relève du mythe. " Le marché est un phénomène humain qui selon nous n’est étranger à aucune société connue. ... Il ne semble pas qu’il ait jamais existé, ni jusqu'à une époque rapprochée de nous, ni dans les sociétés qu’on confond fort mal sous le nom de primitives, rien qui ressemblât à ce qu’on appelle l’Économie naturelle." (Mauss185) Simplement nous avons intégré dans un seul même ensemble, le commerce en général, ce que les « primitifs » ont tendance à séparer lors de leurs échanges, banalisant ainsi le « luxe ». Aussi vieux que l’humanité, le marché a toujours déjà existé et s'est développé, au même rythme que la production des marchandises ou des valeurs qui l’anticipe et lui sert de support. " La « valeur » de la marchandise ne fait qu’exprimer, sous une forme qui s’est développé au cours de l’évolution historique, ce qui se trouve également sous toutes les autres formes sociales que nous montre l’histoire " (Marx).

Devenue avec le temps une "production marchande en général", l’économie a donné naissance à un "marché universel [ou] (...) mondial" (idem186) qui ne date pas d’aujourd’hui, quand bien même il connaîtrait de nos jours un essor accru et quasi réellement universel. S’approvisionnant à ce dernier, les individus ne consomment que des « produits sociaux ». A l'instar de leur travail et de leurs échanges, leur consommation a donc d'emblée une signification sociale. Et de fait si toute consommation implique la consumation (dépense, destruction ou usage) d’un objet, en vue de la satisfaction d’un besoin, comme les besoins et le corps humains sont en permanence « remodelés » par les hommes eux-mêmes, le « consumérisme » n’a rien à voir avec la satisfaction des besoins biologiques qui se réduit à une simple destruction (ingestion) de fruits naturels. L’exemple de la « gastro-nomie » offre une illustration idoine de cette modification, dans la mesure où, tout en étant elle-même une loi purement humaine, elle impose ses normes à la contrainte naturelle la plus pressante (vitale) qui soit, l’instinct de conservation (survie). Production et donc choix des aliments, via la chasse ou l’agriculture, quand ce n’est pas l’industrie agro-alimentaire et la pharmacie, interdits religieux ou habitudes alimentaires nationales (goûts culinaires), préparation ou « cuisine » des plats, horaires, manières (table et couverts), structure (diachronique ou synchronique) du repas, autant de règles (sociales) qui distinguent immédiatement l’alimentation humaine de la nutrition animale. Parmi elles certaines, tels les rites de la table : réunion de famille, «échanges» (co-pinage, com-mensalité, con-vivialité) et Le Banquet / Sym-posium philosophique (Platon) ou La Cène religieuse affichent clairement une authentique signification et valeur de com-munication. Et ce qui vaut pour la consommation alimentaire, vaut a fortiori pour les autres consommations (vêtement, voiture, loisirs etc.) qui ne sont nullement dictées par des nécessités physiologiques mais par de purs impératifs ostentatoires. Rien n’échappe chez l’Homme à l’Artifice ou l’Expressivité qui imprègnent ses moindres comportements « économiques ». 185 Essai sur le don, Introd. pp. 149-150 in A. et S. 186 Capital L.I. Ann. p. 252 ; L.II. chap. XVIII. II. p. 14 et L.I. chap. XXXII. p. 204 - L.III. chap. XV. 4. p. 278

72

Au total le procès économique global (production, échanges et consommation) ne revient jamais à la satisfaction des besoins (naturels) de chacun mais est créateur d’une richesse -Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (A. Smith)- qui se mesure et en biens matériels et en relations sociales. En créant ceux-là, les hommes nouent celles-ci et se socialisent ou s’universalisent, chaque individu contribuant à la prospérité des autres. " Par cette dépendance mutuelle dans le travail et dans la satisfaction des besoins, l’égoïsme subjectif se transforme en contribution à la satisfaction des besoins de tous les autres, en médiation du particulier par l’universel, dans un mouvement dialectique tel qu’en gagnant, produisant et jouissant pour soi, chacun gagne et produit en même temps pour la jouissance des autres." (Hegel) Il en va du commerce et/ou de la coopération économique comme du commerce linguistique dans lequel pareillement un être, tout en s’exprimant lui-même, produit un message universel. L'économie est donc humaine / politique / sociale autant et même davantage que matérielle. Son sens véritable ne se trouve pas dans la production matérielle, elle-même dérivée, mais et exclusivement dans les relations sociales entre les hommes qui la fonde et ordonne. Si invariant ou secret ultime de la Culture ou de l’Humanité il y a, on le cherchera uniquement du côté des rapports sociaux et de ce qui les structure : l’État et la « Convention » (Langage) dont s'origine ce dernier. C. État Structure déjà politique par la co-opération et le com-merce qu’elle promeut, l’économie ou la société civile ne fournit cependant pas une assise vraiment co-hérente à la com-munauté. Abandonnées à elles-mêmes, les règles économiques risquent même de conduire le corps social à la " Dissension " (Platon187), vu les intérêts divergents qu'elles supposent, et partant à sa dissolution. Ce dernier exige donc un fondement plus stable, c’est-à-dire une con-stitution politique et/ou un État, devant lequel doivent plier les affaires économiques, sous peine de voir renaître « la loi de la jungle ». Base, condition, infrastructure, comme l’on voudra, de la structure sociale, les rapports économiques caractérisant la société civile, ne forment nullement le principe fondateur ou ultime de la société en tant que telle. Penser autrement reviendrait à réduire celle-ci à son état économique et en conséquence à se condamner à ne devoir accepter que ce que veut celui-ci, en s’interdisant par là même tout projet politique. Il s’agit là d’une distinction triviale, sue plus ou moins consciemment par tous, personne n’ayant jamais monnayé impunément voire sans mauvaise conscience l’Idée politique contre un avantage matériel ou sentimental (cf. crime contre l’État, haute trahison et plus simplement manquement à son idéal / idéologie politique). Nul n’ignore totalement la primauté du Politique dont l’État n’est somme toute que l’expression adéquate et le garant avéré. Organe du pouvoir, en charge de l’administration de la vie sociale, soit à la fois de la promulgation et de l’exécution de ses règles (lois), l’État incarne en effet le lien social dont il exprime/réalise l’universalité (volonté générale). A ce titre il constitue la raison d’être de la société et transcende nécessairement la volonté de chacun des individus (membres d’une famille ou agents économiques) pris un à un. Ceux-ci doivent s’y soumettre, s’ils entendent demeurer des sujets humains (politiques/sociaux) et ne pas sombrer dans l’« an-archie ». L’obéissance à l’ordre étatique ne contredit pas la Liberté et ne revient pas à l’agenouillement devant un monstre ou une puissance étrangère mais équivaut plutôt à la position de celle-là, comprise comme Auto-nomie, par opposition à l’hétéro-nomie des rapports de force. Sans cette soumission il n’y aurait point de place pour une vie commune, faute de consensus. De façon plus tranchée : sans État (Pouvoir), pas d’état (société).

187 Platon, Rép. VIII 547 b et Marx, Manifeste I.

73

Pas davantage n'évoquera-t-on ici le moindre arbitraire ou la moindre contingence. A partir du moment, inassignable historiquement, où les hommes entrent en société, ils ont fatalement pour horizon l’État, la République ou la Règle. Ce dernier figure la condition transcendantale de l’existence communautaire, elle-même point de départ et résultat de la vie des individus humains, tous les comportements de l’homme ayant une base et une portée politiques (sociales) dans la mesure où ils concernent et engagent nécessairement les autres. " L’union en tant que telle est elle-même le véritable contenu et le véritable but, car les individus ont pour destination de mener une vie universelle, les autres formes de leur satisfaction, de leur activité et de leur conduite ont cet élément substantiel et universel pour point de départ et pour résultat." (Hegel) Directement ou indirectement, positivement ou négativement, l’État peut ainsi se prononcer sur tout -ce qu’il ne se prive pas du reste de faire, via les aides ou freins économiques et idéologiques apportés à différentes activités-, sans être pour autant systématiquement suspecté de brimer la liberté ou responsabilité de chacun, celle-ci n’ayant pas de sens hors de lui : nul ne répond de soi que devant un autre soi (les autres). Et si "la société et l’État imposent assurément des bornes" (idem188) aux individus concrets, celles-ci ne sont que la conséquence de leur propre choix, le prix à payer à leur socialisation. Libre à quiconque de contester tant qu’il veut, sous réserve néanmoins qu’il s’agisse d’une protestation justifiée, la teneur particulière de telle ou telle loi (borne) -il n’y aurait jamais eu d’histoire (changement et progression) sans une telle critique- mais en aucun cas la forme générale de la Limite (Loi), c’est-à-dire de l’État. On mesure le paradoxe de la Société ou de l’État et partant la difficulté, à la racine de tous les malentendus, de le penser correctement. Comment concilier/tenir ensemble ce qui paraît inconciliable : la dimension transcendante par rapport aux individus du social (État) et sa nécessaire immanence à eux, puisque les lois sociales ne peuvent être conçues autrement que comme leur œuvre, sauf à en rendre l’institution (l’origine) inintelligible ? D’où viendraient-elles en effet ? Y aurait-il alors une Règle originaire et indérivable, au fondement ou à la source de toutes les (autres) règles et/ou Institutions politiques (Rousseau), au premier rang desquels l’État, comme a tenté de le montrer l’auteur du Contrat social ? La société n’étant point " une agrégation, mais ... une association " ou un " corps politique ", sa constitution postule un lien ou principe d’unification, différent de la simple liaison naturelle, basée sur la contrainte ou la force biologique et qui ne saurait donc reposer que sur un choix ou une élection humaine. Mais celle-ci doit être distinguée d’une élection empirique/historique, toujours particulière, et comprise comme l’élection par laquelle un peuple quelconque choisit d’être " un peuple " et qui est " le vrai fondement de la société ", son principe directeur, celui qui préside aux élections empiriques mêmes. Sans cette "convention antérieure", nulle élection concrète ne se déroulerait, cette dernière impliquant, en tant qu’"établissement de convention", l’accord sur la volonté de s’en remettre aux suffrages pour les décisions politiques. " Qu’il faut toujours remonter à une première convention ", tel est le préalable social absolu. Certes les clauses de ce " Pacte social " ne furent écrites nulle part en toutes lettres, celui-ci n'ayant pas le statut d’une convention historique, car il « précède » l’Histoire et/ou les sociétés réelles, ouvrant leur possibilité, elles n’en sont pas moins « inscrites » au cœur du concept de société, au titre de sa justification ou raison d’être. Si la co-existence sociale signifie bien con-sentement et non contrainte, la toute première clause du Traité social s’énoncera : Liberté, à condition toutefois de ne pas confondre ce mot avec la " liberté naturelle ", synonyme des "forces de l’individu" et de l’identifier à " la liberté conventionnelle " ou " la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale " c’est-à-dire par la Loi qui en assure la jouissance à tous.

188 Ph.D. § 187 R. et R.H. chap. II. 3. p. 142

74

La liberté ne serait en effet qu’un vocable et un idéal vides, si elle n’était que l’apanage de certains, au lieu d’être la « propriété » indistincte de tous. Partant sa préservation exige l’ Égalité des membres sociaux, soit l’abandon volontaire par chacun de ses possibilités (capacités, moyens ou propriétés) particulières, forcément inégales, au profit de la communauté qui se doit de les traiter tous comme des partenaires égaux. Sans cette clause, l’état politique ne différerait guère de " l’état de nature ", les mêmes rapports de force gouvernant les deux : " l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine ". Par la mise en commun (partage) de tous et de tout, et donc la mise entre parenthèses (abstraction ou aliénation) de toutes les caractéristiques (propriétés) particulières, se forme une authentique société « présidée » par la volonté générale, à laquelle tous ont également part, et non plus une volonté particulière, fruit des capacités et forces propres à tel ou tel. " Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. » " Expression de la volonté générale, l’État totalise ou unifie ainsi les hommes, substituant à la juxtaposition ou somme des individualités, la co-hésion ou l’ensemble des con-citoyens. Seul un Accord ou un Contrat social est réellement en mesure de produire "un corps moral et collectif" ou, mieux, un "moi commun" (inter-subjectif), sans lequel nulle « communauté » / société n’aurait jamais vu le jour, celle-ci se réduisant alors à une addition ou assemblage d’unités organiques dissemblables, sans âme ou esprit commun. Le Pacte social est donc bien "une première convention", aux stipulations point "formellement énoncées...[mais] tacitement admises et reconnues", à l’origine de la socialisation des hommes, et corrélativement de toutes les institutions politiques. Et puisque toute pratique humaine a un sens politique, il constitue le fondement de toutes les règles et marque le " passage de l’état de nature à l’état civil "189. Dès lors se résout l'« énigme » sociale. Si le Contrat est réellement " un contrat originaire ... contractus originarius ou pactum sociale " et non un " fait " (Kant190) -les faits sociaux n’étant pensables qu’à partir de lui et non l’inverse-, la société n’a pas d’autre commencement que l’Homme lui-même. Tous deux sont nés concomitamment. On réfléchira donc la simultanéité de l’apparition de l’État (Universel) et des hommes (particulier), soit leur commune émergence à partir d’une seule et même Instance, celle même que tous invoquent lorsqu’ils entendent « partager » quoi que ce soit avec autrui. Or cette Instance ultime n’a qu’un nom : le Langage qui tout à la fois « détermine » l’État (Lien universel entre les hommes) et la subjectivité (particularité) humaine. D’un seul et même geste, la Parole ouvre la possibilité de la communication ou communauté des hommes et l’individualisation de ces derniers, celle-ci ne prenant de sens qu'en présence des autres. Pas de communauté sans communication et pas davantage de particularisation sans expression. Seul le Langage permet en effet de dépasser l’opposition entre le Particulier et l’Universel, étant lui-même le Lien irréfragable entre les deux. Transfigurant les entités organiques particulières en individualités, sujets ou unités universelles, il produit " un Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi " (Hegel191) et nous rend ainsi capables de règles valables pour tous. Racine commune de toutes les institutions, le Langage est la condition de possibilité de la Société, son Institution majeure. Tout dépend de lui. Et cette dépendance est double. Premièrement c’est grâce à lui que s’instituent les significations de toutes les pratiques humaines : pas de famille, d’économie ou de politique sans convention / « définition » des règles de parenté, d’échange ou de lois juridiques et en conséquence sans « entente » (accord) préalable. 189 op. cit. Livre I chaps. V. ; VI. et VIII. 190 Sur un lieu commun II. Corollaire in O. ph. III. p. 279 ; cf. égal. M.M.D.D. § 52 et C.F.J. § 41 191 Phén. E. (B) IV. t. I. p. 154

75

Les différentes institutions sociales -Famille, Société, État- s’ancrent ainsi toutes dans le Langage, unique moyen de convenir des règles qui président à leur élaboration. En tant que conduites collectives, elles exigent effectivement des codes / conventions communs -parenté pour la famille, valeur pour l’économie, lois pour l’État- pour pouvoir fonctionner. Elles constituent ainsi des pratiques codées, communicatives ou signifiantes. Partant le tout social sera considéré comme "un ensemble de systèmes symboliques" (Lévi-Strauss), et donc comme une structure d’ensemble cohérente, à mille lieues d’un agrégat d’institutions éparses. Secondement, et à supposer celles-ci déjà établies, lui seul en autorise la transmission indispensable à leur préservation, puisque, sans un moyen de communication, les individus se trouveraient dans l’incapacité de se léguer leurs productions et se condamneraient à devoir tout réinventer à chaque fois. L’éducation familiale (héritage) ou sociale (tradition), en charge précisément de la transmission et qui « humanise » ou « socialise » les enfants, passe du reste entièrement par la parole : apprentissage, explication, blâme, exhortation, ordre, défense etc. Le langage n’est nullement une institution parmi d’autres mais l’Institution des institutions, celle qui démarquant l’Homme de l’Animal, le transforme en être «culturel» et/ou historique. " Le langage est à la fois le fait culturel par excellence (distinguant l’homme d l’animal) et celui par l’intermédiaire duquel toutes les formes de la vie sociale s’établissent et se perpétuent." (idem192) Corrélativement l'on concevra l'anthropologie ou science des œuvres comme une branche de la psychologie ou science de l’âme, de l'esprit ou du sens, la seconde supportant, tel un tronc, la première, celui-ci engendrant celles-là. Mais avant de passer à la psychologie, il importe de se pencher sur l'histoire culturelle proprement dite, sans laquelle la Culture ne se distinguerait pas véritablement de la Nature et de son invariance ou de ses stéréotypes. D. Culture et Histoire Structurées autour du Langage qui est de plein droit communicable / traductible, les œuvres culturelles (humaines) en portent fatalement la marque : l’Universalité. Ne retrouve-t-on pas partout et toujours les mêmes Institutions ? Pour similaires qu’elles soient en leur fond, les cultures/sociétés n’en présentent pas moins une forme ou un aspect différent, fruit de leur propre variation dans le temps ou l’histoire. Mais que signifie au juste le mot « histoire » ? Rappelons d’abord son double sens : dimension temporelle des œuvres / sociétés humaines, le passé, et donc de toutes les œuvres, le présent formant une grandeur évanouissante, et discipline théorique ou science humaine étudiant celles-ci et qui n’est qu’un autre nom de l’Anthropologie, leur objet étant identique. Cette ambiguïté fait sens et ne relève pas d’une coïncidence. Pas d’Histoire sans Récit (Relation) : Mémoire ou Écriture. Le sens subjectif du terme ordonne son sens objectif, ou encore les deux naissent en même temps. C’est parce que les hommes laissent des traces de leur passage, traces elles-mêmes reconnues et retenues comme telles par les autres, que se noue un rapport entre les générations constitutif d’une Histoire ou Succession, en lieu et place d’une juxtaposition. Seule cette remémoration nous permet de comprendre que notre « pré-sent » a été pres-senti par le passé et n’est pas le fruit d’une génération spontanée ou du hasard. Au-delà elle nous oblige à saisir le lien / l’unité du temps humain, par opposition à l’égrenage indifférent des moments physiques. En conséquence on concevra les œuvres effectuées par les hommes dans le temps, comme concernant tous les hommes, quelle que soit leur époque, ou, plus radicalement, celle-ci comme un seul et même être : l’Humanité. En l’absence de cette capacité à relier ou « relater » les événements, chaque génération serait condamnée à recommencer à chaque fois à zéro, faute de pouvoir re-prendre l’œuvre de ses prédécesseurs. Il y aurait une suite chronologique

192 Introduction à l’œuvre de M. Mauss XIX et A.S. XVII. p. 392

76

inconsciente mais non une succession logique consciente au cours de laquelle les générations se ré-approprient et transmettent les unes aux autres leurs acquis ou héritage, contribuant du même coup à une Œuvre commune. Mieux : elles se donnent par là même les moyens de les changer. Car on ne saurait améliorer / transformer que ce que l’on a auparavant assimilé (intériorisé) et inversement on n’assimile véritablement que ce que l’on est capable de poursuivre, au lieu

de le répéter mécaniquement. Une véritable histoire implique à la fois continuité et variation, soit une transition continue et réglée ou un enchaînement progressif, très différent et de la conservation pure et simple et de la rupture, forcément discontinue : permanence (tradition) et changement (innovation) s’appellent l’une l’autre, reposant pareillement sur la « Relation » entre l’Avant et l’Après ; elle tourne donc dans une direction déterminée et/ou «obéit» à des lois. Sans ces dernières, l’Histoire se confondrait ou bien avec l’éternelle répétition du Même ou bien avec un perpétuel changement mais qui, faute de corrélation avec ce qui précède, ne ferait avancer personne, puisqu’il concernerait des êtres sans rapport entre eux et équivaudrait du surplace, comme c’est le cas de ce qu’on baptise improprement d’évolution naturelle. L’Homme est bien l’unique animal à connaître une Histoire : « Évolution » ou « Progrès ». Et du moment où les cultures s’ancrent dans le Langage, elles progressent fatalement dans le sens que leur ordonne ce dernier : la com-munication et donc l’égalité ou l’universalité réelle. Si le propre de l’Homme est de s’« affirmer » dans et par ses œuvres, il ne peut tendre que vers l’« Expression » de Soi, c’est-à-dire la constitution d’un monde pleinement humain, composé exclusivement de productions humaines et commun à tous sans aucune distinction : dans lequel chacun se re-connaisse lui-même. Aussi le sens de l’histoire est clair et prescrit par le concept même de l’Humanité : substitution à la Nature (naturelle) d’"une (nouvelle) nature" humaine -une "seconde nature" qui est la vraie (première) nature de l’être humain- où il puisse se réfléchir lui-même, en y réalisant son auto-nomie ou Liberté (et) Égalité. " Le but de l’histoire universelle est précisément que l’Esprit se développe jusqu'à constituer une (nouvelle) nature, un monde qui lui soit adéquat, en sorte que le sujet trouve son concept de l’Esprit dans cette seconde nature, dans cette réalité créée par le concept de l’Esprit, et possède dans cette objectivité la conscience de sa liberté et de sa rationalité subjectives." (Hegel) L’Humanité doit, si elle veut s’accomplir elle-même, plier le monde à ses propres exigences, en artificialisant ou humanisant radicalement ce dernier, comme elle n’a eu cesse du reste de le faire depuis son apparition, témoignant ainsi de sa Liberté. Qu’est-ce dire concrètement ? Par la science ou la technique et l’éthique, l’Homme se libère de la fatalité et sauvagerie naturelles, et rationalisant le monde, aussi bien physique, grâce aux lois scientifiques et aux « machines » qu’elles permettent, que social, grâce aux lois politiques, s’en rend chaque jour davantage le maître. Ces deux types d’interventions ou de lois peuvent se cumuler ou interférer. Ainsi la réduction des inégalités est l’œuvre autant des lois et moyens scientifico-techniques que des lois juridiques. Et si celles-là donnent à celles-ci des possibilités, tels les automates ou les thérapeutiques médico-sociales sans lesquels elles ne proclameraient que des idéaux vides, inversement ces dernières empêchent les premières, via des obligations et règles morales ou sociales, d’être utilisées à des fins incompatibles avec la dignité humaine. L’Idéal humain sera atteint lorsque nous ne vivrons plus que dans un univers totalement humanisé : dénué de toute contrainte physique et pleinement égal pour tous, Rêve de tous les hommes. L’Histoire aura alors dévoilé ou « écrit » son dernier mot. On vérifiera le bien fondé du sens de l’Histoire en en parcourant les phases déterminantes, celles qui marquent les étapes du chemin que nous venons de résumer, soulignant son progrès. C’est en effet par elles que s’accomplit la fin de l’Homme.

77

Conformément à la signification du mot histoire, on retiendra du vaste domaine des faits dits historiques ceux qui méritent cette appellation, soit les événements les plus importants, « mémorables », ceux qui font avancer effectivement son Cours, id est la Liberté (et) l’Égalité. Et puisque le travail historique opère sur un double plan, modification de la nature externe (technique) et transformation de la nature interne (politique), on repérera le progrès historique aussi bien au niveau purement économique, -là où il est le plus immédiatement sensible- (accroissement des forces ou moyens de production), qu’au niveau proprement politique (amélioration des rapports sociaux). Ces deux progressions marchent du reste toujours de pair. Plus généralement les institutions humaines étant interdépendantes ou formant une unité, il est vain d’appliquer à l’Histoire une causalité univoque, quel que soit le sens de celle-ci : de l’économique au politique ou idéologique ou inversement de l’idéologique ou religieux à l’économique ou au social. Mais si tous les facteurs (économie, politique, idéologie) s’influencent réciproquement, il n’est pas interdit de souligner le paramètre politique, qui est le principe recteur de la société. Partant on verra en lui la meilleure mesure de l’évolution historique que l’on divisera en fonction du degré ou stade de la Liberté juridique atteint / connu par l’Humanité dans le temps, selon qu’elle s’applique à un, plusieurs ou, pour finir, à tous les hommes. " L’histoire universelle est le progrès de la conscience de la liberté : c’est ce progrès et sa nécessité interne que nous avons à reconnaître ici. En évoquant d’une manière générale les différents degrés de la connaissance de la liberté, j’ai dit que les Orientaux ont su qu’un seul homme est libre, le monde grec et romain, que quelques-uns sont libres, tandis que nous savons nous, que tous les hommes sont libres, que l’homme en tant qu’homme est libre. Ces différents stades constituent les époques que nous distinguons dans l’histoire universelle et la division suivant laquelle nous la traiterons." (idem193)

Il s’agit là de la plus « classique », et en conséquence la plus vraie, des typologies politiques : Auto-cratie (Mon-archie despotique), Aristo-cratie (Olig-archie) et Démo-cratie (Ré-publique), ou du plus avéré des découpages géo-historiques: Orient ancien, Occident antique et moderne. A la terminologie près, Marx parvient à des conclusions quasi identiques, lui qui fait également débuter le processus historique en Orient avec le mode de production asiatique, caractérisé par le despotisme et "l’esclavage généralisé" et en situe pareillement l’achèvement, ou du moins ses prodromes, quelque part en Europe / Occident avec " la société bourgeoise ... l’organisation historique de la production la plus développée et la plus variée qui soit ". D’où sa séquence, très proche de la périodisation hégélienne. " A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine."194

Reste que si l’Histoire tend vers la Liberté-Égalité, sa réalisation plénière bute sur une limite. Loin de réaliser véritablement l’Unité ou l’Universalité impliquée par la Fin de l’Histoire, la société bourgeoise n’en propose qu’une idée formelle. Certes elle accorde bien à tous les mêmes droits -ce qui constitue en soi un immense progrès par rapport aux sociétés antécédentes- mais faute de leur offrir les mêmes possibilités de les faire valoir, elle continue à accepter les pires des inégalités ou iniquités tant entre les sociétés (pays développés contre pays sous-développés) qu’à l’intérieur d’une société, entre les classes, les unes bénéficiant de presque tout, pendant que les autres ne disposent de presque rien hormis leur force de travail. L’égalité démocratique demeure bien une égalité formelle. La déchirure sociale persiste, sous la forme de la lutte qui demeure un invariant de l’histoire. " L’histoire de toute société jusqu'à nos jours est l’histoire de luttes de classes (...) d'antagonismes de classes ".

193 R.H. chap. V. p. 296 et chap. II. 1. p. 84 194 Contrib. Cr. écon. pol. Préf. p. 5

78

Aussi il serait fallacieux de lire la société bourgeoise moderne comme la fin en acte de l’Histoire mais il faut au contraire l’inscrire dans " la préhistoire de la société humaine "195 et prévoir une prochaine étape historique, celle d’une société socialiste et/ou communiste. Seulement il se pourrait fort que cette dernière ne soit pas non plus en mesure de régler définitivement la difficulté ici en cause. En effet celle-ci tient à l’opposition permanente entre l’exigence/l’insistance absolument légitime et incontournable de l’égalité et les contraintes non moins inévitables aussi bien des individus dans ce qu’ils ont de particulier que de l’ordre social, pour partie conditionné par les circonstances du lieu et du moment. Tout en affirmant une fin, l’Histoire ne l’affiche jamais, demeurant toujours confrontée à un " travail ultérieur ". " Ainsi se continue le mouvement et le trouble. Voilà la collision, le nœud, le problème où en est l’histoire et qu’elle devra résoudre dans le temps à venir." (Hegel) La Fin de l’Histoire reste(ra) éternellement une Idée limite. Et cet inachèvement du devenir historique est somme toute logique : il s’explique par le fait que celui-ci se déroule dans la sphère de l’extériorité -soit dans le domaine d'"une nécessité extérieure" ou "dans le royaume de la non-liberté", celui de "la prose du monde" (idem196)-, puisqu’il concerne le rapport de l’Homme au monde : nature en général (économie) ou nature biologique de l’homme (politique). Celui-ci ne peut donc s’abstraire totalement des contraintes que celle-là fait peser sur lui et est condamné à porter éternellement le fardeau de "la nécessité naturelle" (Marx). Membre depuis sa naissance du "royaume de la nécessité", l’être humain a la capacité de s’en déprendre continûment mais non celle de s’en exiler intégralement, sauf à n’être plus un homme : un animal culturel. L’Autonomie ou la Liberté qu’il acquiert au cours du temps par la production et la politique demeure à jamais partielle et par là même insatisfaisante du strict point de vue humain. S’ensuit la légitimité pérenne de l’Impératif éthique et/ou de la Protestation politique (Révolution), en même temps que son caractère désespéré / tragique. La vraie Liberté, " le royaume de la liberté ", ne se trouve que dans une Histoire intérieure, une Production auto-finalisée: "le développement des forces humaines comme fin en soi"197, soit dans la «création» ou la culture spirituelle : l’Art, la Religion ou la Science (Philosophie), qui, tout en étant dépendante dans son fonctionnement de la sphère économique et politique, en transgresse cependant les limites et forme un domaine autonome. Sens en marche, l’Histoire proprement dite est bien déjà "l'image et l'acte de la Raison", un témoignage de "la Providence" et donc une "Théodicée" (Hegel), mais elle n'en est que l'image, et donc pas encore le Sens réalisé ou la Théodicée véritable. Pour indispensable que soit son étude, elle ne témoigne que partiellement de l’Absolu, entachée qu’elle demeure aussi, à l’instar de " l’Idée de la Nature " ou de la Physique, de contingence irréductible. " L’ histoire aussi rentre dans ce cas pour autant que, si l’Idée est son essence, son apparition est néanmoins dans la contingence et dans le champ de l’arbitraire." (idem) Avec celle-ci, et en dépit de sa « supériorité » sur elle, la science historique reste circonscrite dans la sphère des " sciences ... positives " (idem198), dont l’authentique « transgression » ne peut s’écrire que dans et par la Théo-logie ou la Logique / Philosophie : la Science absolue. Avant néanmoins de faire droit directement à cette dernière, il importe de se pencher sur la Psychologie, face interne et fondement, nous l’avons dit, de l’Anthropologie, puisqu’elle envisage l’« intériorité » des œuvres humaines, et sur l'Éthique qui la prolonge. 195 Contrib. Cr. écon. pol. Préf. p. 5 et Manifeste I. p. 31 - II. p. 85 196 Ph.H. Introd. R.H. V. p. 296 ; 4è p. 3è s. chap. III. p. 343 et Esth. Id. B. chap. II. III. 2. pp. 203 et 205 197 Le Capital L. III. 7è sec. chap. XLVIII. pp. 198-199 ; cf. égal. L’idéologie allemande III. 16. p. 1288 198 R.H. chap. I. pp. 56 ; 58 ; 67 ; et E. I. § 16 R. ; cf. égal. Ph.H. fin

79

2. Psychologie D’après l'étymologie la psycho-logie désigne l’étude/la science (logos) de l’âme (du gr. psukhê). Sa première voire unique question sera : Qu’est-ce que l’« âme » ? Or rien de plus ambigu que ce mot, lui-même issu de deux termes latins, d’origine grecque. Le premier, anima, signifie souffle, âme/ vie ; on en trouve la trace dans la locution rendre l’âme (expirer, mourir). On parlera ainsi d’une âme vitale c’est-à-dire d’un principe de vie propre à tous les êtres animés / vivants et susceptible d’assurer leur unité. La théorie de cette âme relève du "physicien" (Aristote) ou de la Bio-logie (Physiologie) : une science naturelle. Mais l’homme transcende la simple capacité vitale, toujours particulière, différente selon les espèces, vers une faculté intellectuelle ou mentale universelle. Preuve en est l’existence même de la Bio-logie qui s’étend à la vie en général et est praticable par tous les humains. D’où le second sens du vocable âme, dérivé d’animus : esprit, intelligence, et désignant la pensée. Seule cette dernière âme intéresse la psychologie : science humaine, pour autant que la pensée n’appartient qu’à l’homme, qu’elle est même ce qui le définit : Homo sapiens. " L’âme est le lieu des Idées (...). L’intellect est au plus haut degré l’homme même." (idem199). Mais en quoi consiste au juste l'âme ou la pensée ? Simplement en l’intériorisation de toutes les choses en vue de leur uni-fication : penser revient à « relier » les choses, leur donner un sens par delà leur éparpillement ou hétérogénéité sensible et ainsi à les uni-versaliser pour pouvoir les juger et/ou émettre des propositions objectives sur elles. Lorsqu’on évoque l’âme ou l’esprit d’une chose, d’un être ou d’une institution, on vise son lien/ unité, nonobstant la multiplicité de ses caractères et exemplaires particuliers. La pensée) forme le trait d’union d’une diversité, ce qui autorise à affirmer l’identité de quelque chose, y compris de soi. Aussi elle forme la base de la « con-science » ou du « su-jet » (sub-jectum) qui demeure le «même» malgré la variation de ses humeurs (états d’âme), représentations ou sentiments et permet ainsi à l’homme de se reconnaître comme un « soi-même », simplement en disant « je ». " Cet esprit, c’est-à-dire moi-même (...) moi, c’est-à-dire mon âme par laquelle je suis ce que je suis " (Descartes200).

Bref l’âme ne désigne nulle réalité matérielle mais la pure capacité spirituelle de toute identification et/ou représentation tant des choses que de soi. Sans elle nous ne pourrions ni percevoir, ni désirer, ni concevoir quoi que ce soit, faute d’un invariant quelconque. Se retrouvant dans toutes nos opérations, l’âme se confond finalement avec l’Homme dont elle définit l’humanité même en tant qu’être conscient de soi ou doté d’une identité personnelle. Partant la psychologie ou science de l’âme se synonymise avec la science de l’Homme, dans ce que celui-ci a de plus spécifique, sa pensée, personnalité ou subjectivité, et repose sur l'unique prémisse de la subjectivité humaine. " Je pense, voilà donc l’unique texte de la psychologie rationnelle, celui d’où elle doit tirer toute sa science." (Kant201)

Mais quel homme (personne/sujet) ou pensée au juste va étudier le psychologue, dès lors qu’il en existe une pluralité : pensées infantiles ou adultes, diurnes (éveillées) ou nocturnes (rêves), normales ou pathologiques (maladies mentales), banales ou supérieures (art, religion, science), voire encore blanches et occidentales ou noires et orientales ? Réponse : toutes. Nulle raison en effet d’en exclure ou privilégier a priori une, comme on a eu cependant parfois tendance à le faire. La psychologie doit s’intéresser à toutes les pensées, à toutes les personnalités ou tous les sujets. Ce faisant elle postulera qu’en deçà de la diversité des modes de pensée ou de la subjectivité, il y a place pour une structure commune, une unité profonde des esprits ou sujets ; bref qu’on peut parler non seulement des pensées mais et également de

199 De An. I. 1. 403a 28 et III. 4. 429a 27 - E. N. X. 7. 1178a 8 200 Méditations 2nde - 6è 201 C.R.P. Dial. transc. chap. I. p. 340

80

la Pensée ou d’un Uni-vers psychique en général. Un tel postulat correspond à la définition même de la pensée : relation, unité ou universalisation. L’objet de la psychologie ce n’est donc pas telle ou telle personnalité particulière ou individuelle, en ses états eux-mêmes particuliers, cela relève de la [psycho-]bio-graphie, mais et exclusivement, la personnalité humaine générale, totale, universelle. " L’unité fondamentale de la psychologie, dont le rêve n’est aujourd’hui qu’entrevu (...) la construction de cet appareil théorique ... qui serait une théorie intégrative de la personnalité." (J. Piaget202) Son but ultime consiste à répondre à la question : quelle est l’essence de l'Âme ou du Sujet ? Cette question est somme toute banale, commune car posée par chacun d’entre nous, sous une forme ou sous une autre : avons nous une âme -est-elle immortelle- ou qui suis-je ? Ce qui n’ôte rien à la nature essentielle ou fondamentale de la dite interrogation, dans la mesure où elle touche à la racine de toutes les choses. Tout passe en effet par la pensée, d’où il tient sa définition et la possibilité même d’évoquer son être. Rien n’est hors d’elle ; c’est dire et l'extension et "l'importance capitale" (Platon203) de son étude. La question de l’âme s’étend en tout cas bien au-delà d’un domaine déterminé ; loin de se limiter à une science particulière parmi d’autres, la psychologie s’avère science universelle. En quoi elle s’identifie à la philosophie. Husserl assimilait à juste titre la philosophie à une " Psychologie pure "204. Pour l'exposer on se laissera donc guider par son unique interrogation et/ou postulation : Qu’est-ce que l’âme/l'esprit/le soi ; existe-t-elle/il ou quel est le sens de la pensée humaine ? Seul l'examen des différentes représentations mentales permettra d'y voir plus clair et de vérifier si oui ou non notre esprit présente une cohérence d'ensemble. A. Perception Tout sujet commence par percevoir (sentir), avant de concevoir (réfléchir). Et si ces deux opérations sont nos deux voies d’accès à l’être, il n’en demeure pas moins que la sensation, précédant chronologiquement la conception, semble s’identifier primitivement à lui. On débutera donc tout naturellement l’étude de la représentation par son analyse. Or, bien que celle-là s'offre, au point de départ, comme un simple enregistrement de données préexistantes, il s'en faut qu'elle puisse se réduire à une telle impression passive. Si la perception se résumait à n’être que l’image ou le reflet de la sensation, il y aurait autant de perceptions que de choses senties et de sujets sentants, sans compter la diversité des sens et des images qu’ils induisent, soit une infinité. Comment un sujet percevrait-il alors un objet non seulement semblable à celui perçu par un autre sujet mais même similaire à ce qu’il s’est représenté auparavant ou en autre lieu ? Rien en effet de plus changeant que les conditions physiques et physiologiques de la sensation. Sur sa seule base on ne saurait construire une quelconque perception stable ou unifiée : ayant un contenu identifiable. Si perception ou sensation de « quelque chose » il y a néanmoins, celui-ci ne peut provenir que d’une autre source, une source non sensible. Que (res)sentirait d’ailleurs un sujet, en l’absence de l’idée de ce qu’il est censé éprouver ? La sensation s’avère inséparable de la conscience de son « objet », du moins chez l’homme. Pour un sujet, il n’est d’impression que médiatisée par l’intellect. C’est pourquoi la psychologie ne se réduira jamais à la physiologie et encore moins à l’optique ou l’acoustique. " Nous sommes donc fondés à dire que le fait primitif pour nous n’est point la sensation toute seule, mais l’idée de la sensation qui n’a lieu qu’autant que l’impression sensible concourt avec l’identité personnelle du moi." (Maine de Biran205)

202 Épistémologie des sciences de l’homme. La psychologie IX. et XI. A. pp. 214 et 235 203 Cratyle 427 e 204 Crise III. B. 72. p. 289 ; cf. égal. p. 297 et Ph.1ère 1. 17è leçon p. 175 et 2. App. p. 288 205 Essai sur les fondements de la psychologie II. p. 81

81

Encore faut-il leur adjoindre une logique susceptible de nous faire comprendre comment l’on passe d’un matériau brut et informe à l’objet dûment identifié de la perception, doté de caractéristiques communes à tous les objets perçus, telles les propriétés mathématiques qui, du fait même de leur universalité, ne sauraient être dérivées de l’expérience sensible. Se confirme ainsi d’emblée l’unité des fonctions sensorielles et au-delà des représentations dans leur ensemble, qui sont toutes informées par l’esprit. Comme les autres sens, la perception ne se contente pas de transcrire des données préexistantes mais identifie ou structure celles-ci, en leur conférant une « objectivité » qui assure au perçu une unité, sans laquelle rien ne serait « perçu », faute de contenu déterminé, mais seulement vaguement senti. Pour qu’il y ait vue de « quelque chose », il faut qu’outre la sensation, il y ait encore sensation de la sensation, soit que l’on sache « ce que » l’on voit. Et puisque la conscience ou la «réflexion» est l’affaire de l’esprit, on dira avec le Stagirite que la perception relève de l’âme et non du corps. " " Nul être n’est capable de sentir s’il n’a l’âme en partage. (...) Or ce qu’on appelle perception en tant qu’acte est un certain mouvement de l’âme au moyen du corps "206. Bien comprise la perception est une conception implicite. Loin de se limiter à une tâche sensible, la vue requiert une série d’opérations intelligibles, à l’origine du perceptible et qui toutes reviennent à des synthèses. Avec l’auteur de la Critique, on les subsumera sous le concept De l’unité originairement synthétique de l’aperception. Explicitons davantage celle-ci, pour mieux comprendre ce que percevoir veut réellement dire. Une perception ou représentation d’un objet, arbre, maison ou personne, postule que l’objet en question existe déjà, soit qu’il y ait, antérieurement à sa saisie, quelque chose comme un « arbre », une « maison » ou une « personne ». Or, prise en elle-même, la nature ne présente rien de tel, chaque réalité naturelle étant strictement singulière : cet arbre-ci ou cette maison-ci et même pas, puisque la reconnaissance de tel arbre comme l’exemplaire d’un arbre implique la connaissance préalable de l’arbre en général. Pour pouvoir percevoir une « réalité » quelle qu’elle soit, on doit donc présupposer l’intervention du penser, seul en mesure de construire des « unités », hors desquelles rien ne serait conçu et partant perçu. " Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car autrement il y aurait en moi quelque chose de représenté, qui ne pourrait pas être pensé, ce qui revient à dire ou que la représentation serait impossible, ou du moins qu’elle ne serait rien pour moi." En deçà de cette médiation de la pensée, on peut bien parler d’intuition, mais celle-ci ne saurait rien appréhender, tant que les divers éléments qui la composent n’ont pas été eux-mêmes liés / unis entre eux et donc rapportés au Je pense. Plus : cette diversité -les différentes impressions que je puis recevoir de l’arbre ou de la maison- ne formerait qu’un chaos et non les apparences diverses d’un même objet, si je ne pouvais les parcourir successivement soit les éprouver comme des perspectives différenciées/distinctes d’une seule et même vue. L’intuition requiert ainsi une synthèse, tant pour se transformer en une représentation générale, que pour se saisir elle-même comme une image particulière de cette dernière. Prise pour soi, indépendamment de toute unification idéelle, elle demeurerait clouée à un contenu indifférencié/indistinct (tache, masse, couleur) lui-même fonction de l’instant où elle se produit, et incomparable aux contenus tout aussi indistincts véhiculés à d’autres moments. Faute d’une synthèse dite " la synthèse de l’appréhension dans l’intuition ", il n’y aurait place ni pour le différent ni pour le même, autant dire qu’aucune représentation ne re-présenterait quoi que ce soit, toute présentation requérant un contenu à la fois différencié et un. Diversité et unité procèdent donc de la même source. Précédant l’appréhension intuitive

206 De An. II. 4. 415 b 25 - Parva nat. S. et V. 1. 454 a 10 ; cf. égal. Descartes, Dioptrique, Discours 4è p. 201

82

d’un objet, l’aperception ou la synthèse dont il est ici question ne se confond nullement avec la perception sensible d’une unité perçue après coup, puisque, tout au contraire, c’est elle qui est à l’origine de toute unification. Elle sera donc comprise comme une unité ou plutôt une opération d’unification originaire, liée à notre propre pensée ou spontanéité qui ne dépend que d’elle-même, penser la pensée étant toujours penser. Rendant possible toute représentation, y compris celle de soi-même, cette aperception originaire ou pure peut aussi être qualifiée de transcendantale, si par ce terme on entend à la fois ce qui transcende l’empirique et ce qui en révèle le sens, en le construisant a priori. Pour nous autres hommes, il n’y a de « donné » que sur la base de ce que nous construisons ou nous donnons à nous-mêmes. Par où il s’avère que notre connaissance, à commencer par la perception (Wahrnehmung) qui en est le premier degré, repose sur des catégories ou principes a priori : " Axiomes de l’intuition ; Anticipations de la perception ; Analogies de l’expérience ; Postulats de la pensée empirique en général "207, soit " une préfiguration très générale ... qui en délimite le sens " (Husserl208). Rien en tout cas ne nous apparaîtrait et ne pourrait en conséquence être connu/su de nous, si les diverses images d’une chose reflétées par notre œil n’étaient déjà réfléchies par nous, c’est-à-dire toutes réunies sur une scène commune, celle de notre subjectivité. Nous ne percevons un objet, que parce que ses différents aspects sont tous les nôtres, sinon faute de rapport entre eux, ils ne se laisseraient pas intégrer dans une perspective d’ensemble pour former une représentation (spectacle) cohérente. Contrairement à un préjugé répandu, l’objectivité ne réside pas dans les choses ou les faits, ni dans une chimérique adéquation immédiate à eux -ce qui présupposerait qu’ils existent déjà et que l’on pourrait sortir de soi pour les atteindre- mais est bien une « valeur » que nous produisons nous-mêmes par la Relation que nous instituons a priori entre tout. Pour le dire de façon lapidaire : point d’ob-jet sans su(b)-jet qui l’ob-jective ou l’a-per-çoive, et pour cela le con-çoive a priori. Tel est le principe auquel sont suspendus toute notre perception et tout notre savoir. Com-prendre ou Con-cevoir, tout comme per-cevoir, n’est-ce pas prendre avec ou à travers, soit corréler du différent ou du divers, afin de le rendre un et en même temps distinct ? Plus simplement encore mais beaucoup moins rigoureusement et systématiquement, quand ce n’est pas inconséquemment, vu son préjugé anti-intellectualiste, on notera avec la Théorie ou Psychologie de la Forme (Gestalttheorie ou Gestalt Psychology) que toute perception d’une forme, et il n’est de perception que de «formes» ou d’objets in-formés, s’inscrit dans un contexte ou sur un fond qui donne sens à ce que l’on perçoit et modifie en conséquence celui-ci, si lui-même se modifie. Ainsi un trait identique change de «dimension» selon l’entourage dans lequel il se situe; il suffit de comparer ces deux segments pour s’en rendre compte :

←→

><

Semblablement si l’on place un point au milieu d’un segment, il sera perçu différemment selon l’orientation des flèches délimitant le dit segment :

M

←-→ M

>-< M

←-<

207 C.R.P. Log. transc. L. I. chap. II. 2è sec. § 16 p. 154 ; 1ère éd. p. 643 et L. II. chap. II. 3è sec. p. 204 208 Ph.1ère 2. 4è sec. chap. II. 49è leç. p. 204

83

Le champ perceptif c’est-à-dire l’ensemble ou la structure prime les éléments pris un à un. Ces derniers ne sont analysables qu’après coup, une fois donné le tout dont ils font partie. A vrai dire, il n’y a jamais d’élément brut ou de " sensation pure " et toute " perception élémentaire est donc déjà chargée d’un sens " : " Quand donc la Gestalttheorie nous dit qu’une figure sur un fond est la donnée sensible la plus simple que nous puissions obtenir, ce n’est pas là un caractère contingent de la perception de fait, qui nous laisserait libres, dans une analyse idéale, d’introduire la notion d’impression. C’est la définition même du phénomène perceptif, ce sans quoi un phénomène ne peut être dit perception. Le « quelque chose » perceptif est toujours au milieu d’autre chose, il fait toujours partie d’un « champ ». Une plage vraiment homogène, n’offrant rien à percevoir ne peut être donné à aucune perception. La structure de la perception effective peut seule nous enseigner ce que c’est que percevoir. La pure impression n’est donc pas seulement introuvable, mais imperceptible et donc impensable comme moment de la perception."

Au début de la perception " il y a déjà des ensembles significatifs " (Merleau-Ponty209). Mais si l’homme baigne dans le sens, dès l’ouverture de ses yeux, a fortiori est-il immergé dans ce dernier lorsqu’il agit et au préalable désire. Davantage encore que l’œil, " le « cœur » qui est à l’origine de l’affectivité " (Aristote), dépend des représentations ou significations. Entre les deux, il ne saurait y avoir de hiatus, car si le cœur fait appel à des représentations soit au regard, en retour celui-ci ne voit que ce que celui-là lui permet d’observer (apprécier). Ne dit-on pas couramment qu’on ne voit que ce qu’on veut bien voir -formulation triviale de : l’objet perçu est fonction du sujet percevant- ? Rien d’étonnant qu’on ait pu finalement situer " le principe de l’âme sensitive ... dans le cœur " (idem210), soit dans le désir. B. Désir Après la représentation perceptive, il est logique d’aborder la représentation appétitive ou le désir qui en découle, tout en lui servant de soubassement. Disons qu’elles sont solidaires l’une de l’autre, tributaires qu’elles sont toutes deux de la Pensée ou Représentation en général et donc du Jugement. Ainsi compris, le Désir ordonne toutes nos actions, puisque nous ne faisons jamais rien sans lui, agissant toujours en vue de le satisfaire. " L’appétit [ou le Désir] n’est donc rien d’autre que l’essence même de l’homme " (Spinoza211). Or " la nature du désir " (Platon) qui montre que ce dernier est d’emblée pris dans les rets de la représentation ou des idées. Désirer signifie en effet avoir envie de quelque chose, ce qui implique que l’on manque de la dite chose (de-siderare : manquer de lumière), que l’on cherche précisément à avoir ou à être. Nul ne désirerait boire, s’il n’était au préalable habité par la soif ou un vide plus fondamental qu’il entend combler par la « boisson ». Plus généralement on ne désire jamais que ce que l’on n’a ou n’est point présentement. Mais si pour désirer il faut certes manquer de quelque chose, on se doit néanmoins d’avoir au moins l’idée de ce dont on manque et qui est susceptible de suturer ce dernier, sous peine de ne point savoir du tout ce que l’on désire et d’être ainsi dans l’incapacité de le poursuivre. Le désir de satisfaction ne peut du reste naître du vide qu’il a pour charge de nier, mais et uniquement de l’espoir d’une jouissance future, elle-même fonction du souvenir d’une satisfaction passée déjà connue. Le désir a partie liée avec l’esprit. Tout désir plonge ainsi " le sujet ... dans un état moyen entre les deux précédents " : douleur (souffrance) de n’avoir pas et joie (satisfaction) de « retrouver » ce qui le comble. Il tient à la fois du manque et du plein. Qu’on l’envisage par son versant négatif ou par son versant positif, dans les deux cas il requiert l’intervention de la pensée, sans laquelle il n’aurait pas lieu d’être : que désirerait-on, en l’absence de la conscience de ce qui nous manque et/ou de ce qui est susceptible de nous remplir ? 209 Phénoménologie de la perception Introduction I. pp. 9 ; 10 et 18 210 Pol. VII. 7. 1327 b 40 et Parva nat. De la Jeunesse 3. 469 a 5 ; cf. égal. Les parties des animaux II. 655 b 211 Éthique 3è partie. Prop. IX Scolie ; cf. égal. Prop. LVI Dém. et Déf. des sentiments I

84

C’est pourquoi il n’est nullement assimilable aux affections naturelles, elles inconscientes. Celles-ci ne connaissent au demeurant qu’un manque et qu’une satisfaction limités : partiels et périodiques, fixés qu’ils sont par les contraintes et les rythmes biologiques propres à une espèce (besoin nutritif, sexuel ou autre se portant sur une substance ou un être défini : herbe pour les herbivores, viande pour les carnivores, femelle pour le mâle et réciproquement et ressenti à des moments programmés). Les «passions» humaines par contre sont indéterminées : totales et permanentes, étant éprouvées par le tout du sujet et pouvant se rapporter à n’importe quel objet et être ressenties à chaque moment. Le désir se situe nécessairement au-delà du besoin ; il participe à " la nature de l’Infini "212, de la variation et pourquoi pas de la perversion. L’organisme a besoin d’une certaine quantité d’eau, d’un type d’élément nutritif ou d’un congénère de sexe opposé ; le sujet désire du sirop, du vin voire un breuvage encore inexistant, des mets constamment renouvelés ou des relations toujours inédites avec la même ou avec des personnes différentes, pas nécessairement du même sexe, quand ce n’est pas avec des partenaires non ou plus humains. " Mais le fait de désirer telle ou telle sorte de nourriture ou de plaisir amoureux est variable selon les individus et leur désir ne porte pas non plus sur les mêmes objets. C’est pourquoi de tels appétits nous paraissent véritablement nôtres. (...) La perversité humaine est quelque chose d’insatiable ... car l’appétit est infini de sa nature, et c’est à l’assouvir que la plupart des hommes passent leur vie. " (Aristote213) Cette insatiabilité du désir humain montre à l’évidence qu’il n’a pas grand chose à voir avec l’appétit biologique (besoin), même s’il s’étaye incontestablement au point de départ sur lui. Au fond de tout désir, il y a un manque et l’anticipation d’un plaisir supra-organiques qui puisent leur source dans l’imaginaire, c’est-à-dire dans nos propres fins ou représentations, et non dans un réel extérieur à nous. Le Désir humain par excellence, celui qui concerne " les choses d’amour " (Platon), témoigne de l’origine et de la finalité « spirituelles » du désir. Répondant à la définition générale de l’envie, le désir amoureux commence par l’épreuve du manque et/ou la volonté d’y mettre un terme et relève d’un double sentiment contradictoire : tristesse et joie. Le terme de passion véhicule aussi bien la connotation de la souffrance (lat. patior : je souffre) que de l’exaltation du désir. Mais alors que les autres désirs, tout en étant illimités, se circonscrivent à un domaine déterminé (aliments, boissons, objets de consommation dans tous les cas), l’amour peut se rapporter à n’importe quoi, au point d’être devenu synonyme de tout désir indistinctement : amour des choses, des personnes ou des idées. Il ne s’inscrit dans aucune sphère prédéterminée et n’a nul objet prévisible ou, si l’on préfère, les a tous sans exclusive. Il se rapporte ainsi à des choses bonnes et belles en général, soit à la forme même du désirable. " Il est certain pourtant qu’au moins en ce qui concerne Amour tu as accordé que c’est le manque de choses bonnes et belles qui lui fait désirer ces choses mêmes, desquelles il manque." (idem) En tant que tel, il est un intermédiaire mais d’un ordre universel, qui embrasse/relie Tout : "de façon à mettre le Tout en liaison avec lui-même ". En quoi il participe à la connaissance, seule instance capable de nous mettre en contact avec l’universel. Enfant de Penia (Pauvreté) et de Poros (Expédient), lui-même fils de Mètis (Invention ou Sagesse), l’Amour est un moyen terme entre l’absence de savoir et sa présence. " Entre savoir et ignorance maintenant Amour est intermédiaire." (idem) On réservera donc " le nom d’amour, Erôs "214 aux seuls êtres habités par la pensée : conscients à la fois de leur manque et de ce qui le comblerait, autant dire aux êtres humains.

212 Philèbe 34 c ; 35 e et 28 a 213 Éth. N. III. 13. 1118 b 12 - Pol. II. 7. 1267 b 214 Banquet 201 d - 204 a et Phèdre 252 b

85

Tout en ne connaissant pas encore -ne possédant pas- ce qu’il aime, le sujet amoureux, sait déjà -est hanté par- l’idée de ce qu’il souhaite, sinon il ne saurait du tout l’aimer. Aimer ou chercher revient toujours à re-chercher, soit à essayer de re-trouver ce que l’on porte déjà en soi et qui réside en le savoir dont tout homme est par définition le vecteur. Désirer quelqu’un c’est désirer son désir, désirer être désiré et donc désirer la reconnaissance. " La conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une autre conscience de soi." (Hegel215) Et cela vaut tant pour l'amour des personnes que pour l'amour des « objets » qui n'est jamais qu'une expression indirecte du premier, ceux-ci n'y fonctionnant que comme des signes de celle-là, nul ne désirant jamais les choses pour elles-mêmes mais toujours pour le « prestige » qu'elles lui procurent auprès des autres. L’amour n’est jamais amour de quelque chose mais inévitablement amour de l’amour ou de Soi. Véritable quête spirituelle, la recherche amoureuse ou Erôs (Amour) ne se conçoit pas hors de son rapport à Psyché (Âme). Pris absolument, Désir et Pensée convergent, le premier se portant nécessairement et universellement sur la seconde, formant l’unique Désir de Savoir. Bien comprises ces deux facultés, sous l’impulsion desquelles vit l’homme, n’en font qu’une, que l’on peut appeler indifféremment faculté de désirer ou d’imaginer (souhaiter). " Ces deux notions [le Désirable et l’Intelligible], prises à leur suprême degré, sont identiques. (...) Il n’y a ainsi qu’un seul principe moteur : la faculté désirante ... En général, donc, ainsi que nous l’avons dit, c’est en tant que l’animal est doué de désir qu’il est son propre moteur ; mais il n’est pas doué de désir sans l’être d’imagination "

(Aristote216). La première conduit d'ailleurs d'elle-même à la seconde, dans la mesure où le désir parcourt un ensemble de " degrés ", selon l'échelle du Philosophe, en passant du désir des beaux corps, qui sont déjà des idées ou des jugements, mais non sus comme tels, au désir des belles œuvres, puis à celui du beau en lui-même, pour finir par celui du vrai qui donne sens à la beauté et à toute norme ou science en général. " Quand donc, en partant des choses d’ici-bas, en recourant, pour s’élever, à une droite pratique de l’amour des jeunes gens, on a commencé d’apercevoir cette sublime beauté, alors on a presque atteint le terme de l’ascension. Voilà quelle est en effet la droite méthode pour accéder de soi-même aux choses de l’amour ou pour y être conduit par un autre : c’est en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas avec, pour but cette beauté surnaturelle, de s’élever sans arrêt, comme au moyen d’échelons : partant d’un seul beau corps, de s’élever à deux, et, partant de deux de s’élever à la beauté des corps universellement ; puis, partant des beaux corps, de s’élever aux belles occupations ; et, partant des belles occupations, de s’élever aux belles sciences, jusqu'à ce que, partant des sciences, on parvienne, pour finir, à cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul, et qu’ainsi, à la fin, on connaisse, isolément, l’essence même du beau." Il appartient à l’amour de se sublimer en l'Amour du Savoir ou Philosophie et d’accomplir ainsi l’essence même de l’être pensant qui s’identifie nécessairement à l’intellect (la pensée). Tout en consonnant avec cette dernière, l’Amour ne trouve en effet sa vérité qu’en elle. Qui a vécu ou vu un Amour éternel et véritable ailleurs qu'au théâtre ou dans les livres ? Aussi on résumera tout ce qui précède : "la fonction désirante" n’est pas étrangère à "la fonction raisonnante" (idem), à laquelle elle est néanmoins subordonnée. " C’est à l’âme qu’est, chez l’homme, suspendu tout le reste, c’est à l’intelligence que sont suspendues toutes les aptitudes de l’âme elle-même, si l’on veut que ces choses soient bonnes. " (idem217) Loin de tout idéalisme éthéré ou naïf, l’amour dit platonique ne fait que nous rappeler que le Désir humain est inséparable de la Pensée et que s’y joue donc bien plus qu’une partie de plaisir, sauf à souligner que le plaisir chez l’homme ne s’identifie pas à la satisfaction. Le père de la Psychanalyse confirmera et illustrera, abondamment sinon conséquemment, la théorie platonicienne de l’Amour. Reprenant le terme latin de "libido", Freud y comprendra 215 Phén. E. (B) IV. T. I. p. 153 ; cf. égal. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel V. p. 169 216 Méta. Λ. 7. 1072 a 28 - De An. III. 10. 433 a 21- 433 b 27 217 Banquet 210 a et 211 bc ; Rép. IV 441 e - 442 a et Ménon 88 e

86

l’énergie amoureuse en général. Ainsi il englobe dans un même ensemble des manifestations apparemment dissemblables et les centre autour de ce qu’il est d’usage de qualifier d’amour, compris comme désir sexuel entre deux personnes. Il n’hésite pas à mettre sur le même plan ce que l’on a souvent tendance à dissocier, et à comparer des amours en première apparence hétérogènes, telles l’amour de soi-même (narcissisme), l’amour parental ou filial, l’amitié, l’amour de l’humanité (philanthropie), l’amour des objets (fétichisme) ou celui des idées et des idéologies (passion intellectuelle ou politique, enthousiasme artistique, ferveur religieuse etc.), les interprétant comme " des expressions d’un seul et même ensemble de tendances ". Ce qui lui vaudra " l’accusation de « pansexualisme » ", accusation à laquelle il prête le flanc, car il a beau parler de " l’extension [du] ... terme « amour » " et invoquer l’usage ordinaire du "langage" ou "l’Éros de Platon", pris au mot, il réduit l’amour à la sexualité, ce que ni la langue courante ni l’auteur du Banquet n’ont jamais prétendu. Pour trancher cette difficulté, interrogeons la loi censée fonder ou unifier l’" ensemble " de toutes les " variétés d’amour ", soit la structure œdipienne, en gardant présent à l’esprit qu’elle est bien un « complexe » et non un fait, que son auteur élève au rang " des « catégories » philosophiques ". Partant de la légende grecque du Roi Oedipe l’analyste viennois lui confère d’emblée une portée universelle. Du fait de sa fragilité, elle-même liée aux conditions physiologiques très particulières des petits de l’homme (naissance « prématurée »), chaque enfant humain vit au début dans la totale dépendance de " la personne soignante (généralement la mère) " qui s’occupe de lui et qui pourvoit à ses besoins, à commencer par la nutrition (survie). Et cette dépendance est d’autant plus étroite que, ne jouissant d’aucune autonomie, le bébé ne distingue même pas entre son propre corps (organisme) et celui de la « nourrice ». Recevant d’elle la satisfaction de tous ses besoins, il fait du même coup avec elle ses premières expériences du plaisir et donc de la sexualité, celle-ci n’étant qu’une modalité de celui-là. Indépendamment de son sexe qui n’est de toute façon point encore déterminé, tout enfant se voit ainsi imposer sa « mère », c’est-à-dire une partie de soi, comme objet érotique initial. " Après le stade de l’auto-érotisme, le premier objet d’amour devient pour les deux sexes la mère, dont l’organe nourricier n’était sans doute pas distingué au début du corps propre." S’étayant sur un besoin purement biologique, cette relation duelle simple prolonge en quelque sorte la symbiose intra-utérine. Rien ne s’opposerait à la persistance de celle-là, n’était l’intervention d’un tiers, le « père », qui en perturbe le déroulement, en lui superposant son propre rapport à la mère, ce qui entraîne infailliblement la séparation de l’enfant de cette dernière et des sentiments nécessairement hostiles du premier à l’endroit de celui qui le prive d’une partie de son plaisir et est en conséquence perçu comme un rival. " Plus tard, mais encore dans les premières années d’enfance, s’instaure la relation du complexe d’Oedipe, dans laquelle le garçon concentre ses désirs sur la personne de la mère et développe des motions hostiles à l’égard de son père en tant que rival."218 Ce qui est en cause ici étant de l’ordre du sexuel (plaisir) et non du sexe (génital), il n’y a nulle raison là encore de discriminer entre le garçon et la fille. La recherche du plaisir se situe en deçà de la différence des sexes. Mâle ou femelle, les enfants humains sont confrontés au même problème. Leurs « choix » ne sauraient diverger, étant dictés, non point par une anatomie et physiologie déjà fixées, mais par une condition natale semblable et surtout par une structure familiale commune qui leur impose les mêmes obligations. C’est en effet, et dans les deux cas, la médiation du père qui, tout en barrant à l’enfant le chemin direct qui mène à la mère, donne paradoxalement à celle-ci l’attrait d’un objet défendu,

218 E.P. 2è p. 4. pp. 109-110 ; C.P., H.L. IX. p. 418 ; T.E.T.S. 3. V. p. 133 et Autopr. III. p. 60

87

selon la logique la plus élémentaire de tout amour. Transformant un objet partiel et indistinct en objet total et autre, le tiers transmue ce qui n’était, au départ, qu’une simple visée de plaisir naturel, en choix ou désir maintenant voulu et poursuivi absolument pour lui-même. Le vrai premier objet sexuel ne se confond pas avec la mère en tant que nourrice réelle mais s’identifie avec celle qui, appartenant au père, à cause de leur mariage, est inaccessible à l’enfant, et n’en devient que plus désirable à ses yeux. A ce titre seulement elle forme le modèle originaire de tout amour qui aspire toujours à l’impossible. Sa primauté est plus logique que chronologique : si la mère est désirée en premier, ce n’est pas tant parce qu’elle est la première personne rencontrée et s’occupant de nous, mais surtout parce qu’elle est le premier objet valorisé, devenue une « personne » suite à sa séparation. Sortant du cadre d’un rapport duel simple, l’enfant intègre alors la sphère complexe d’une relation triangulaire, constitutive de l’humanité en général et de la sexualité humaine en particulier, sphère régissant tous les individus, nonobstant leur sexe. Loin de se rapporter au sexe, le complexe d’Oedipe structure ce dernier et l’inscrit dans un univers de règles, de lois et de recherches. Parmi ces règles on privilégiera celle qui inaugure toute cette dynamique sexuelle humaine, la règle de l’interdit / la défense / la prohibition de l’inceste. Sans elle rien ne se passerait. Si le père éloigne l’enfant de la mère, ce n’est point par simple jalousie qui le pousserait à se réserver celle-ci pour lui, mais plus radicalement parce que la Loi elle-même le lui ordonne. Toute proximité excessive entre les deux risquerait de rendre ultérieurement inopérante la Loi de l’Alliance, base même de toute culture / société, dont l’Interdit de l’inceste est le garant. " La Loi primordiale est donc celle qui en réglant l’alliance superpose le règne de la culture au règne de la nature livré à la loi de l’accouplement." (J. Lacan) Et il échoit fatalement de promulguer cette Loi à celui qui lui doit "le nom du père" (idem219). Que ce faisant il « crée » en même temps le désir de l’enfant ne change rien à l’affaire mais confirme la complexité du Désir humain, par opposition à la simplicité du besoin naturel. Il appartiendra précisément à chacun de résoudre tant bien que mal cette difficulté, en refoulant son choix incestueux primaire, pour lui substituer d’autres objets équivalents. En d’autres termes, il lui faudra faire le deuil de la Mère et " se réconcilier avec le père ", s’il veut devenir un individu humain. Vu l’écart persistant entre l’Objet primordial rêvé et les objets réels acquis, tout sujet devra recommencer en permanence sa quête. Ne pouvant se contenter d’objets sensibles, étant donné sa nature idéale, la pulsion sexuelle se déplacera vers des objets intelligibles, rendant ainsi possibles les productions culturelles. Ce mécanisme de détournement vers des buts supérieurs, auquel on donnera " le nom de sublimation ", est en vérité présent dès le choix initial de la pulsion sexuelle, car celle-ci se rapporte originairement à un objet déjà « idéalisé » et non à un être physique. En définitive la découverte freudienne n’est qu’une redécouverte et se résume à l’unification de tous les phénomènes amoureux, grâce à l’extension du concept de sexualité, soit à la mise en évidence de la cohérence du terme plurivoque d’« amour », trop souvent oubliée. Et puisque celle-ci s’opère sous l’égide de la Représentation, autant substituer au " terme de « sexualité » ", trop équivoque dans son usage courant, l’expression fort platonicienne de " psycho-sexualité " ? " C’est pourquoi nous préférons parler de psycho-sexualité, soulignant ainsi qu’il ne faut ni négliger ni sous-estimer le facteur psychique. Nous nous servons du mot « sexualité » en lui attribuant le sens élargi du mot allemand lieben (aimer) et nous savons depuis longtemps qu’un manque de satisfaction psychique, avec toutes ses conséquences, peut exister là même où les relations sexuelles normales ne font pas défaut." Au-delà des manifestations amoureuses, ce sont toutes les élaborations psychologiques que Freud subsume sous un concept commun, dénommé, là encore malencontreusement, par lui

219 F.C.P.L.P. II. in Ecrits IV pp. 277-278

88

l'Inconscient, terme à connotation négative, alors qu'il signifie en réalité l'hypothèse la plus positive / scientifique qui soit et qui revient simplement à admettre un sens ou une unité d'ensemble de tous les processus psychiques. Sans une telle postulation, on s'interdirait toute com-préhension / intel-lection du psychisme humain, se condamnant à sa seule description. Quiconque prétend à une étude rationnelle de celui-ci supposera un lien entre les différents phénomènes conscients (psychiques) et interprétera donc l'Inconscient littéralement comme ce qui dans (in) la conscience rapporte ses expressions les unes aux autres, soit comme la loi de leur production. Le primat de "la réalité psychique" sur "la réalité extérieure"220, affirmé de par la philosophie et constitutif de la psych-analyse, n’en forme que le strict corollaire obligé. Le freudisme retrouve ainsi la vérité psychologique la plus universelle : tout, chez l’homme, est médiatisé par la Pensée dont il importe d’entreprendre maintenant l’étude pour elle-même. C. Pensée Tout, perception comme désir, s’ordonnant à la pensée, il est temps de s’intéresser à elle en tant que telle et de se poser la seule question qui vaille : Qu’est-ce que la pensée elle-même ? Pour y répondre, on s’appuiera sur l’analyse qu’en esquisse Descartes dans les Méditations touchant la Philosophie Première et surtout dans la Méditation Seconde (pp. 274 - 279) consacrée précisément à " la nature de l’esprit humain ". Elles forment, selon Hegel, le début de la philosophie moderne : le renouveau de la philosophie en général. " René Descartes est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne, en tant qu’il a pris le penser pour principe."

Et ce renouvellement empruntera l’unique méthode possible, celle du doute ou de la remise en cause de tout le pensable, car, en matière de pensée ou de science véritable, on ne doit rien présupposer mais au contraire re-penser tout ce qui a été déjà pensé, afin d’en vérifier la validité. Plus que d’une méthode, on parlera ici à bon droit d’un commencement absolu : la pensée se (re)pensant elle-même. Ce qui équivaut à " vouloir purement penser " (idem221). Or c’est à une conclusion apparemment entièrement négative qu’aboutit l’examen sceptique de la 1ère Méditation, puisque, outre les représentations sensibles, dont il invalide l’objectivité, il relativise également les catégories mathématiques, montrant leur caractère conventionnel. La pensée se réduirait-elle à l’énoncé de sa propre vacuité et à la négation de toute objectivité, le scepticisme s’avérant ainsi son premier et dernier mot ? " Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain." Mais cette conclusion est-elle si négative que cela ? En affirmant l’« indécidabilité » du monde physique et des propositions mathématiques ne présuppose-t-on pas en même temps la « réalité » ou vérité de l’Instance transmondaine-métaphysique, l’Âme ou le Sujet qui prononce cette indécidabilité même ? Le négatif se transmue ainsi directement en positif. Et de fait on peut bien douter de tout : de l’existence des choses matérielles et de la consistance des normes mathématiques, sauf de l’être du sujet doutant / pensant lui-même. " Tant s’en faut, j’étais sans doute, si je me suis persuadé ou seulement si j’ai pensé quelque chose. ... De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit." Loin de s’abîmer dans le néant, le scepticisme, poussé à son terme, conduit à son propre dépassement et à la position d’une vérité. La négation ou la mise entre parenthèses de toute

220 I.P. 3è p. 21. p. 317 ; N.C.P. 4è conf. p. 128 ; A.P.D.S. in T.P. ch. IV p. 37 et M., Ics V. p. 98 221 H.Ph. Descartes p. 1384 et E. I. C.P. §78 ; cf. égal. Husserl, Méditations cartésiennes Introd. 1. pp. 1-3

89

réalité objective (ob-jectum) déterminée revient à l’affirmation ou la mise en valeur de l’acte même de penser ou du sujet (sub-jectum) pensant soit de l’« âme ». Pour sortir du doute, point n'est besoin de recourir à une vérité externe. Le doute lui-même, c’est-à-dire l’examen (skepsis) ou le penser, suffit pour atteindre le Vrai. Le cogito, plus célèbre dans sa formulation du Discours et des Principes: " Je pense, donc je suis ", qui a l’avantage de nouer clairement et explicitement pensée et être, constitue la première certitude/vérité absolue recherchée et partant " le premier principe " de la philosophie. " Et remarquant que cette vérité : Je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais le recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais."222 A vrai dire ce principe ne s’oppose pas extérieurement aux suppositions sceptiques, puisqu’il se déduit de celles-ci et signifie " l’unité de la pensée ou subjectivité et de l’être ou de l’objectivité " (Hegel). Tels sont les premiers mots de la pensée cartésienne, et, au-delà, de toute pensée véritable, dès lors qu’elle se comprend elle-même. Encore faut-il les entendre correctement eux-mêmes, si l’on veut avoir quelque chance d’atteindre cette juste compréhension de la pensée et échapper ainsi "aux plus graves malentendus ... à la troublante équivoque " (idem223) dont le Moi est l’objet. Absolument premier, le Cogito ne doit s’appuyer sur aucune vérité dont il serait dérivé. On se gardera de l’assimiler à un syllogisme dont le Je pense serait une des prémisses et le Je suis la conclusion, car il manquerait alors "cette majeure : Tout ce qui pense est ou existe" dont la validité ne saurait être établie, l’existence de toute chose ou être ayant été mise en doute. Le lien ici affirmé ne peut être qu’immédiat ou intransitif. C’est pourquoi, tout en écrivant Je pense, donc je suis, on n’oubliera pas que le « donc » est à prendre au pied de la lettre, c’est-à-dire comme une conjonction de coordination, mais qui ne conjoint point deux termes étrangers l’un à l’autre et n’a aucune valeur de consécution ou de subordination, sa suppression dans les Méditations en témoigne. Aussi on assimilera le Cogito plutôt à une "connaissance intuitive"224. On ne confondra cependant pas celle-ci avec l'intuition empirique. Si tel était le cas, si le cogito pouvait faire l’objet d’un constat sensible, comme l’avaient déjà envisagé tous les objecteurs empiristes de Descartes, Hobbes et Gassendi en particulier, il serait équivalent à n’importe quel fait ou représentation physique ou psychologique tel que " Je me promène, donc je suis ", dans lequel un sujet particulier est censé accomplir un acte non moins particulier, et tomberait sous le coup du doute de la Première Méditation. Il perdrait alors la valeur de nécessité que lui attribue son auteur. Ce dernier se serait-il contredit à ce point ? Il suffit de s’arrêter sur la signification du Je ici en cause, pour voir qu’il n’en est rien. " Mais je ne connais pas encore assez clairement quel je suis, moi qui suis certain que je suis ; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne pas prendre imprudemment quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance que je soutiens être plus certaine et plus évidente que toutes celles que j’ai eues auparavant." Usuellement on entend par Moi le mixte individuel composé par certains traits physiques (organes), des fonctions physiologique (nutrition, locomotion etc.) et des facultés psycho - physiques (sensations, pensée), elles-mêmes rapportées à des centres et mécanismes matériels (cellules, neurones, influx etc.). Dans une telle perspective, l’âme elle-même est forcément prise pour une substance corporelle, si tenue soit-elle. " Je me considérais premièrement comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps.

222 D.M. 4è p. et P.P. L.-P. p. 563 et 1ère p. 7 223 E. I. § 64 R. et S.L. I. pp. 66 - 67 224 Méditations, Rép. 2ndes objections p. 376 et Lettre à Silhon mars ou avril 1648 p. 1301

90

Je considérais, outre cela, que je me nourrissais, que je marchais, que je sentais, que je pensais, et je rapportais toutes ces actions à l’âme ; mais je ne m’arrêtais point à penser ce que c’était que cette âme, ou bien si je m’y arrêtais, je m’imaginais qu’elle était quelque chose d’extrêmement rare et subtil, comme un vent, une flamme ou un air délié, qui était insinué et répandu dans mes plus grossières parties." C’est dire que " le mot Âme est équivoque " (Spinoza), celle-ci étant souvent confondue avec " une partie plus subtile de la substance du cerveau " (Leibniz)225. Compris sous la modalité d’un corps ou d’un organisme particulier, ce moi partage la caractéristique de tous les corps, celle d’un objet spatio-temporel saisissable par les sens. " Par le corps, j’entends tout ce qui peut être terminé par quelque figure, qui peut être compris en quelque lieu, et remplir une espace en telle sorte que tout autre corps en soit exclu ; qui peut être senti, ou par l’attouchement, ou par la vue, ou par l’ouïe, ou par le goût, ou l’odorat ; qui peut être mû en plusieurs façons, non pas à la vérité par lui-même, mais par quelque chose d’étranger duquel il soit touché, et dont il reçoive l’impression ;" Appartenant à la sphère sensible, un tel moi est parfaitement dubitable et/ou non durable. D’ailleurs aussi bien les organes que les fonctions physiologiques peuvent non seulement être l’objet d’une illusion mais sont parfois « réellement » retranchés (ablation, déficience, paralysie) ou ajoutés (greffe, guérison), sans entamer l’identité du Sujet ou du Je. Ce dernier ne se confond ainsi nullement avec la seule unité organique mais il doit exister en Moi quelque chose d’autre que le simple moi physique contingent, à savoir cela même qui me permet de me penser comme un seul et même Je existant, en dépit de tous les changements que subit mon corps ou mon humeur. Irréductible à toute fonction et/ou quelque substrat physiologique, la pensée, et elle seule, est inséparable du Moi. " Un autre [attribut] est de penser, et je trouve que la pensée est un attribut qui m’appartient ; et elle seule ne peut être détachée de moi." Appartenant en propre au Je, elle est ce qui le définit ou spécifie comme tel, id est comme un Soi-même subsistant, dans sa différence avec les (non-)êtres ou (im)propriétés physiques. Selon le cartésianisme "notre âme" n’a rien à voir avec le "corps" mais tout avec "nos pensées" et n’existe qu’à proportion d’elles. " Je suis, j’existe, cela est certain ; mais combien de temps ? autant de temps que je pense ; car peut-être même qu’il se pourrait faire, si je cessais totalement de penser, que je cesserais en même temps tout à fait d’être."

Autant dire qu’elle existe en réalité toujours, car si les sujets peuvent bien penser le « rien » ou se persuader " qu'ils ne pensent à rien ", ils ne sauraient jamais ne rien penser. L’hypothèse de la cessation de toute pensée étant encore une pensée, elle s’annule elle-même. De l’âme ou du moi on ne retiendra finalement que cette unique détermination spirituelle. " Or je suis une chose vraie et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense." L’on abandonnera définitivement "toutes ces images"-représentations chosistes-matérialistes de l’âme qui ne sont que "des songes ou des chimères" consistant à vouloir figurer/"imaginer" cela même qui passe toute image concrète (sensible) : la pensée et n’est saisissable que par soi. Nous pouvons donc bien vouloir questionner plus avant l’essence du sujet pensant. " Je connais que j’existe, et je cherche quel je suis, moi que je connais être." Encore faut-il remarquer qu’il n’est ici qu’une réponse possible : celui qui pose cette question. La recherche fait corps avec la solution. Il suffit d’ailleurs de renvoyer ceux qui s’interrogent sur la nature de la pensée à leurs propres opérations mentales, afin qu’ils se rendent compte de l’intérieur ou par eux-mêmes de ce que penser veut dire, à savoir tout « acte » de l’esprit ou du sujet, depuis leur interrogation ou doute même jusqu'à la sensation qui, nonobstant sa faillibilité, implique l’intervention d’une conscience capable de prendre acte de ce qui est senti et ainsi de reconnaître à la fois sa propre existence et celle d'un « objet » qu'elle appréhende.

225 Spinoza, P.P.D. 1ère partie Définitions VI. et Leibniz, Qu'est-ce que l'idée ? in Textes I p. 113

91

" Mais qu’est-ce donc que je suis ? une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est une chose qui doute, qui entend, « qui conçoit », qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent." Dès lors que quelque chose est « éprouvé » par quelqu’un, on est en présence d’un sujet pensant : « qui conçoit » ou prend conscience de ce qu’il éprouve, sinon on ne sentirait rien. " Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser."226

Entendons bien : il ne s’agit plus du sentir en tant que simple impression, forcément asservie à un contenu externe et en tant que telle fluctuante, mais du « ressentir » qui, en gardant les mêmes rapports entre les « objets », nous permet d’identifier ou de savoir ce que l’on sent au juste. Et dans cet Acte, il ne saurait plus être question d'un objet extérieur, le Fait de penser se confondant ici avec Ce que l'on pense : Conscience et conscience de Soi ne font qu'un. Pas plus qu’on ne peut retrancher la pensée du Moi, on ne saurait séparer les différentes actions spirituelles de l’esprit et donc du Moi lui-même, dont elles forment diverses modalités et partagent l’« évidence » ou la vérité. " Y a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable qu’il est certain que je suis et que j’existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m’a donné l’être se servirait de toute son industrie pour m’abuser. Y a-t-il aussi aucun de ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou qu’on puisse dire être séparé de moi-même ? Car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends et qui désire, qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer." Sans l’intervention et/ou la présupposition de la pensée, nulle re-présentation, même sensible, ne se formerait en nous, comme nous l’avons déjà vu, à propos de la perception. N'est-ce pas elle au demeurant et donc le Cogito qui nous permet de discriminer les corps et d'identifier parmi eux celui qui est censé nous appartenir, au titre de notre corps propre ? Quel que soit le contenu ou l’objet de la perception (percept) : illusion ou réalité, l’acte subjectif de percevoir (la perception) est lui absolument réel. Je puis percevoir des fantômes ou de la lumière, entendre des voix, ressentir une chaleur ou des douleurs imaginaires, il n’en demeure pas moins vrai que je « crois » les sentir et donc les « ressens » réellement. " Mais l’on me dira que ces apparences-là sont fausses, et que je dors. Qu’il en soit ainsi ; toutefois, à tout le moins, il est très certain qu’il me semble que je vois de la lumière, que j’entends du bruit, et que je sens de la chaleur, cela ne peut être faux : et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir ; et cela précisément n’est rien autre chose que penser. D’où je commence à connaître quel je suis avec plus de clarté et de distinction que ci-devant." L’être de ma pensée reste sauf, quoiqu’il en soit de la valeur de mes pensées, qui, de toute façon, ne peut être jugée que par elle. Rien ne s’oppose en définitive à l’affirmation absolue de ma pensée, pas même, comme dans le cas des faits psycho-physiques, la supposition que celle-ci, ou plutôt son contenu, ne soit qu’un songe, car pour songer il faut déjà penser. Au total, ne tenant que d'elle-même, la pensée se « réfléchit » ou s'exprime soi-même. Entre elle et le langage il na saurait en effet y avoir le moindre hiatus, celle-là s'articulant et s'explicitant directement par celui-ci, comme l'a noté l'initiateur du Cogito, qui, contrairement à une idée reçue, n'a pas omis de souligner l'intime relation entre le Je pense et le Je parle. " Cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit." (nous soulignons) A l’instar de Platon, il assimilera la pensée à " un entretien de l’âme avec elle-même " : " et ainsi m’entretenant seulement moi-même "227. Seulement dans la mesure où cette « pensée » heurte un des préjugés les plus répandus qui soient, celui de l’antériorité et de la supériorité du penser sur le parler ou l'écrire –d'où dérive le présupposé commun d'une pensée ineffable-, terminons notre enquête sur l’âme par l’examen de leurs rapports. 226 P.A. 1ère partie art. 17. ; Lettre à Élisabeth mai ou juin 1645 p. 1187 et P.P. 1ère par. 9. 227 Platon, Le Sophiste 263 e et Descartes, Méditation 3è p. 284 ; cf. égal. Lettre à Morus 5/2/1649 p. 1320

92

D. Langage et Pensée Défini traditionnellement comme un moyen d’expression ou de communication de la pensée et des sentiments, le langage les suivrait et en formerait un reflet, nécessairement inférieur, comme une copie l’est par rapport à son original. Ne cherchons-nous pas souvent les mots pour exprimer notre pensée, et, une fois trouvés, ceux-ci ne nous paraissent-ils pas bien pâles, comparés à ce que nous voudrions dire et qui s’agite en nous ? Entités communes (sociales) et externes les unes aux autres (juxtaposées), les signes linguistiques s’avéreraient impuissants à traduire notre intériorité profonde dans sa singularité et unité. Le dynamisme, la vie psychique (la subjectivité) échapperait ainsi à l’articulation discursive, selon un constat voire une plainte maintes fois répété tant par le sens commun, par des poètes que par des philosophes. Tout en traduisant partiellement la pensée, le langage en trahirait le fond qui appartiendrait à l’ordre de l’indicible. Face à des émotions et pensées intenses (amour, admiration esthétique, ferveur religieuse, intuition métaphysique etc.) ne demeurons-nous pas sans voix ? Pour révéler cet ineffable, il faudrait sortir de l’univers artificiel des mots soit troquer l’instrument inadéquat contre d’autres moyens d’expression, plus directs et par là même plus signifiants, semble-t-il, tels les gestes, les sons ou les figures. Et pourquoi pas le silence, pourrions nous ajouter, s’il est vrai, comme l’affirme l’adage, que la parole est d’argent mais le silence d’or. En certaines circonstances (deuil, joie, émerveillement ou recueillement), ce dernier ne témoigne-t-il pas davantage de respect et de sens qu’une vaine litanie de vocables convenus ? La musique ne nous émeut-elle pas plus qu’un discours ou un texte écrit ? Cependant cette supériorité postulée des messages non linguistiques sur le langage proprement dit ne saurait faire illusion longtemps. Elle se dissipe aussitôt que l’on s’avise que non seulement leur expressivité est fort limitée -qu’on essaye de signifier une discussion philosophique par des gestes, images ou sons, ou, plus simplement, qu’on tente de spécifier par eux la nature précise des sentiments qu’ils sont censés traduire-, mais et surtout qu’elle n’a rien de naturel, puisqu’elle dépend d’un contexte lui-même codifié par la convention linguistique. Nul geste, son ou silence ne signifie en effet quoi que ce soit, si ce n’est sur la base d’une entente préalable qui confère à tel mouvement du corps la signification du salut ou de rejet, à telle suite et modalité de sons, eux-mêmes déjà transformés en notes, celle de la joie ou de la tristesse et à tel silence, celle du respect ou de la bêtise. Loin de dépasser ou suppléer les mots, les signes non verbaux leur sont redevables du peu de signification qu’ils comportent. Tout au plus en accentuent-ils la résonance sensible. On n’assimilera donc point "le langage" à un moyen d’expression de l’esprit parmi d’autres ; il faut au contraire y voir "son expression parfaite" (Hegel), la seule capable d’expliciter tous les contenus spirituels. Partons pour le vérifier d’une exacte détermination de celui-ci. Et puisque tout langage se présente sous la forme d’un enchaînement de mots, interrogeons l’essence de ces derniers. Suite de sons, le mot disparaît, à peine proféré, et n’a ainsi, en tant qu’entité matérielle, aucune valeur consistante, pas davantage que n’importe quelle autre réalité sensible. A proprement parler et s’il se limitait à ce seul aspect, il ne serait pas mais s’abolirait au fur et à mesure qu’il s’énoncerait ou s’entendrait, faute d’aboutir à un effet positif clair et durable. Considérés en eux-mêmes, dans leur face physique, les mots partagent le sort de tous les non-êtres spatio-temporels, l’extériorité et/ou l’insignifiance. Seulement et précisément les noms ou plutôt les sons ne valent jamais pour eux-mêmes, preuve en est leur variation selon les langues voire les prononciations, mais et uniquement en tant que signes, dont le sens demeure inchangé, en dépit de leurs changements matériels. " Le mot en tant que sonore disparaît dans le temps ; celui-ci se montre donc, en celui-là, comme négativité abstraite, c’est-à-dire seulement anéantissante. (...) Ce que sont des noms en tant que tels -à savoir des réalités extérieures dépourvues de sens pour elles mêmes, qui n’ont une signification que comme signes-" (idem).

93

Ils ne se résument nullement à des entités externes et variables mais, en se rapportant les uns aux autres, incluent en eux quelque chose d’intérieur et d’invariant, et qui s’appelle leur sens. Grâce à ce dernier, la disparition des sons ne s’identifie point à une annulation mais correspond à l’émergence d’une signification intelligible : "le son" devient " signe de représentation "228 et la négation abstraite ou vide, parce que sans résultat déterminé, se transmue en négation / relation concrète des signes soit en un mouvement / procès signifiant. Si pris un à un, les mots ne signifient rien et ne sont que des sons vides de sens (flatus vocis), com-pris, c’est-à-dire saisis ensemble ou en relation les uns aux autres, ils acquièrent le statut de vocables, dotés d’une con-sistance ou ex-istence spirituelle. Leur matérialité s’efface devant l’idéalité qu’ils incarnent, ou plutôt elle tient lieu de celle-ci. Tout en apparaissant comme des phénomènes sensibles extérieurs, les signes sont les témoins essentiels d’une réalité intelligible intérieure, exprimant la vie de l’esprit. Un « son » linguistique, contrairement à un simple bruit, physiologiquement enregistrable, forme une entité idéale ou psychique complexe, son versant acoustique (signifiant) renvoyant d’emblée à un concept (signifié) et réciproquement. " Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces ... Ces deux éléments sont intimement unis et s’appellent l’un l’autre. ... signifié et signifiant ;" (Saussure) Certes la relation précise entre les deux est arbitraire, immotivée ou non naturelle, comme le montre l’existence d’une pluralité des langues : rien, hormis la convention, ne contraint telle suite sonore à signifier telle idée plutôt qu’une autre. Mais il est exclu d’envisager la dite convention sur le modèle d’" un contrat pur et simple " qui associerait de l’extérieur des unités données car nul signifiant n’est pensable sans signifié et vice et versa. Ou si l’on tient absolument à maintenir la catégorie de la convention, pour éviter toute naturalisation du code linguistique, on parlera d’un contrat impératif / originaire, obligeant tous et imperméable à l’arbitraire individuel, sous peine de rendre impossible le fonctionnement même de la langue (la com-munication). Il n’existe pas plus de signe dénué de toute signification, qu’inversement de signification non matérialisée par un signe. Tout en figurant ce dernier par l’équation S/s, on prendra soin de souligner qu’entre ses deux composantes (faces), il n’y a aucun hiatus mais une profonde connivence (unité). Ce pourquoi l'on évoquera absolument une "relation intérieure du signe avec l’idée" (idem229). Hors cette relation, il n’y aurait place pour la moindre entité linguistique, par opposition à une simple donnée sonore ou visuelle. Pour mieux nous en rendre compte, prenons un exemple élémentaire. Si je dis le mot "«lion»" (Hegel), il est clair que je ne me contente pas d’articuler des sons mais je vise quelque chose par eux. Et ce quelque chose ne se limite pas à l’image perceptive ou dessinée d’un animal singulier, car, dans cette hypothèse, le nom en question ne concernerait que lui, alors qu’il s’étend à toutes les bêtes de la même espèce. Il vaut donc pour l’ensemble ou l’idée des lions en général, idée qui elle-même n’existe nulle part ailleurs que dans le nom sus-cité. Par opposition à une image, avec ses traits particuliers, celui-ci condense ne effet, dans sa définition, les caractéristiques communes ou universelles des choses et des êtres. Transcendant la singularité des étants, il les rassemble dans l’unité idéale de leur être vrai. Et cette idéalisation ou universalisation linguistique n’est pas réservée aux noms communs, mais se retrouve dans tous les mots, fussent-ils apparemment les plus singuliers, tels les adverbes ici et maintenant ou le pronom personnel je qui s’appliquent à n’importe quelle circonstance ou personne et non à une situation unique ou un individu exclusif ou « original ». A peine dits, ces derniers perdent leur unicité ou originalité et se transmuent en universaux.

228 E. § 411 R. p. 219 ; E. III. § 462 p. 560 - § 459 R et Esth. Introd. p. 129 229 C.L.G. 1ère p. chap. I. §§ 1.- 2. pp. 99-100 ; chap. II. §1. p. 104 et S. M. p. 45

94

Nulle représentation mentale ne trouverait place hors cette transmutation et le verbe « penser » perdrait sa signification spécifique se confondant alors avec imag(in)er. " C'est aussi comme un universel que nous prononçons le sensible." (idem230) Toute parole est trace de l’Idée. Le subjectif y devient immédiatement intersubjectif ou universel. Bien que le langage ex-prime et/ou com-munique la pensée, celle-ci ne lui pré-existe pas pour autant, car elle en a impérativement besoin pour s’assurer de son être même. Faute d’ex-tériorisation notre pensée demeurerait en effet à jamais enfouie en nous et se condamnerait à n’être plus que notre pensée, en lieu et place de la pensée, et donc plutôt une impression ou opinion particulière qu’une authentique pensée. Et puisque ce que nous appelons nos pensées présuppose l’existence antécédente de la pensée en général, force est d’admettre que cette dernière n’est pas concevable indépendamment d’un système de reconnaissance commun, soit du langage. Seul ce dernier permet aux sujets non seulement de communiquer ou comparer leurs pensées respectives afin d’en vérifier la pertinence et la richesse, mais, et préalablement, il autorise chacun à identifier ses propres pensées, en leur conférant une distinction et une objectivité, sans lesquelles elles se confondraient avec un flux d’images sans cesse changeantes (variantes). Sans lui nous ne serions pas capables de savoir ni que nous pensons ni à quoi au juste nous pensons et finalement ne penserions point du tout. S’il extériorise donc bien quelque chose, la pensée, la sortant des limbes d’une intériorité floue, comme celle-là n’a pas encore le statut d’une pensée précise ou réelle sous cette forme, avant son extériorisation, il n’extériorise pas en fait quelque chose qui lui soit extérieur, mais uniquement une réalité qui lui est immanente ou intérieure, la réalité même de la pensée. Loin de se limiter à une extériorisation d’idées préexistantes, le langage en forme la condition de possibilité. En lui extériorité et intériorité coïncident et cette coïncidence ne s’opère qu’en lui. Toutes les autres modalités de l’expression (corps, gestes, images ou sons musicaux) ne signifiant jamais par elles-mêmes, mais, nous l’avons dit, suite à une codification linguistique ; elles restent donc nécessairement externes à ce qu’elles prétendent exprimer (signifier). De tous les moyens d’expression, il est l’unique à se donner sens à lui-même et à se référer à soi-même, sans recours à une instance extérieure. Tout mot ne se définit-il pas par un autre mot ou en relation à lui, comme l’illustre l’expérience du dictionnaire qui nous oblige à un perpétuel renvoi des mots les uns aux autres, lorsqu’il s’agit de chercher leur signification et ressemble ainsi à un voyage intérieur ? En aucun cas on ne déterminera une langue comme une juxtaposition de signes, mais et exclusivement comme un rapport entre eux. " Car l’essence du langage est d’être un entrelacement de noms." (Platon) La relation y prime les éléments, ceux-ci ne prenant sens qu’en et par elle, en quoi elle se confond bien avec la pensée qui se résume à une con-ception ou cor-rélation des idées. On reviendra donc à la plus ancienne des vérités philosophiques, la théorie platonicienne de l’unité du penser et du parler. " Eh bien, pensée et discours, n’est-ce pas tout un, sauf que c’est à un entretien de l’âme avec elle-même, se produisant au dedans de celle-ci sans le concours de la voix, à cela n’est-ce pas ? que nous avons donné le nom de « pensée » ? " (idem231)

Avec et au-delà de Descartes, la philosophie moderne répétera à l'envi cette antique vérité232. Quant au linguiste, il confirmera ici encore les philosophes. " Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue." (Saussure233)

230 E. III. § 462 R. p. 261 et Phén. E. (A) I. p. 84 231 Théétète 202 b et Sophiste 263 e 232 vide Leibniz, Consid usage langue allde [5] in Harmonie langues p. 41 et Kant, Anthrop. 1ère par. I. § 39. A. 233 C.L.G. 2è partie chap. IV § 1. p.155

95

Partant le langage forme un système fermé ou saturé dont on ne sort jamais et auquel rien ne saurait échapper, comme le soulignait fortement Hegel : " Nous pensons certes toujours à l'aide de paroles, mais sans toujours nous servir du langage parlé. (...) Le mot, la parole, est le moyen de communication le plus intelligible et qui convient le plus à l'esprit, un moyen qui permet de saisir et d'exprimer tout ce qui s'agite dans les profondeurs de la conscience, tout ce qui habite ses régions en apparence les plus inaccessibles." 234 L’illusion d’une pensée qui précéderait le langage provient en fait d’une mésinterprétation, elle-même due à l’oubli de ce qui se passe réellement, lorsque nous « pensons » vraiment, c’est-à-dire nous parlons « silencieusement » à nous-mêmes. A vrai dire cette illusion ou omission est elle-même provoquée par le langage et sa structure de renvoi qui, en nous obligeant à chercher le sens d’un mot au-delà de lui, dans d’autres mots, nous donne l’impression que la signification outrepasse tous les mots (vocabulaire) et se cacherait quelque part hors d’eux. Figeant et extériorisant le mouvement signifiant, alors qu’il n’est rien d’autre que le procès discursif même et donc parfaitement interne au langage, pris dans son ensemble, on finit par s’imaginer que le Sens demeure à jamais celé, inaccessible à l’expression verbale. L’« essentiel » est ainsi tenu pour indicible, supérieur à tout ce que l’on peut dire, lors même qu’il est pourtant produit par le verbe et que sa qualification d’« inexprimable » revient bien à un mot, fort vague en vérité, puisqu’il n’a qu’une détermination négative, et prétentieux, dès lors que ceux qui l’utilisent se réservent le droit de savoir de quoi ils parlent, se contredisant au bout du compte eux-mêmes. On ne sortira de cette inconséquence qu’en explicitant et universalisant le discours sous-jacent dont l’« ineffable » est porteur, mais qu’il dénie en permanence, et, au lieu de se payer de mots vides, on articulera un sens plein ou sensé. Un tel Discours ne laissera rien hors de lui, ni les pensées, ni les sentiments qu’on oppose généralement à celles-ci, et qui reçoivent pourtant d’elles et/ou des mots leur contenu. Que serait en effet un amour jamais déclaré et préalablement « romancé » (conte, histoire ou idéal) et ritualisé (code, cour ou hymen), sinon un désir purement sensuel voire un besoin animal, remplissant une fonction mais ne présentant pas la moindre signification humaine ? Loin de trahir le sentiment, le langage le constitue en sa qualité de demande ou désir humain. Il est de plein droit communicable / partageable. C’est en lisant de belles histoires d’amour que nous apprenons ce qu’aimer veut dire et faisons du coup notre Éducation sentimentale (Flaubert). Plus : c'est en devisant avec d'autres (anonymes ou auteurs) qu'un sujet, Wilhelm Meister, entreprend Les années d'apprentissage (Goethe), se «cultive», se forme et découvre sa vocation. Il n'y a pas de sens Autre que le Sens discursif, toute signification passant fatalement par le Langage qui s’avère l’Instance signifiante même. Instituant et/ou révélant le Sens de tout, soi inclus, il rend raison de l’Être et forme ainsi la Racine ou la Raison ultime de toute chose, que les Grecs nommaient justement « Logos ». En vain chercherait-on à le déduire lui-même, toute interrogation le présupposant déjà ; on confirmerait donc sa nature sui-réflexive. A-t-on pour autant le droit de se contenter de discourir, de passer son temps à parler-penser? Ce serait mésinterpréter le sens même du Verbe. Parce qu’il « comprend » tout, il lui faut s’expliciter partout et toujours et ne rien laisser sombrer dans l’insensé ou le mal. La pensée n’exclut pas l’action, tout au contraire elle s’accomplit ou s'objective par elle, sous réserve que celle-ci soit dûment réfléchie et non un agir sans sens ou sans valeur. Si l’anthropo-logie trouve bien sa vérité dans la psycho-logie, cette dernière à son tour ne s’accomplit que par l’éthique (morale), soit par la mise en pratique raisonnée du psychique.

234 Esth. Musique I. a) p. 171 – Poésie chap. I. III. p. 69

96

3. Éthique Le mot « éthique » dérive du grec êthikos, êthikê, lui-même formé à partir d’éthos signifiant coutume, habitude, mœurs ou usages. L’on définira donc l’Éthique comme l’étude des mœurs et on la rapprochera de la Morale, du latin, mores, d’où vient notre vocable de mœurs. Celles-ci désignant tout à la fois les actions (attitudes, conduites ou coutumes) et la façon (esprit, manière ou mode) dont elles sont effectuées, on dira que l’Éthique ou la Morale concerne les comportements, tant dans leur contenu (ce que l’on fait), que dans leur forme précise (comment ou pourquoi on le fait). Cette dernière peut du reste changer complètement le sens de ceux-là : s’alimenter d’une certaine façon et uniquement pour assouvir son besoin nutritif ne s’appelle plus manger mais « bouffer » et, inversement, se restaurer en éprouvant le goût de certains mets, cela se nomme déguster ou « goûter ». Ainsi à l’action directe, immédiate ou instinctive, et donc plutôt une réaction, l’homme substitue une action indirecte, médiate, prescrite par sa propre pensée et qui seule mérite le nom d’agir. " En effet nous ne disons d’aucun être inanimé qu’il agit, et nous ne le disons non plus d’aucun être des êtres animés en dehors des hommes. Il est donc clair que c’est l’homme qui est capable d’engendrer ses actions." (Aristote235) Aussi on parlera d’actes spécifiquement humains, libres/volontaires, régis par le libre arbitre ou le jugement, soit par des idées, normes, valeurs. L’Éthique ne s’intéresse qu’à eux, l’Éthologie s’occupant déjà des conduites naturelles, et partant s’inscrit dans le cadre des sciences humaines. La Morale ne commence qu’avec la présence d’un être capable de dépasser la contrainte naturelle et, par la réflexion, de lui opposer ses propres habitudes. " La moralité, qui est une seconde nature (supra-sensible) " (Kant236). Et l’homme débute précisément avec la division induite en lui par l’exigence morale. La langue ne s’y est pas trompée, elle qui réserve le qualificatif de moral pour désigner l’esprit et l’appellation sciences morales et politiques recouvre celle de sciences humaines. La proximité d'ethos et d’ethnos (peuple) n’est pas fruit du hasard. Tout comme l’Anthropologie ou l’Ethnologie a pour objet, en deçà des œuvres humaines, les règles qui les gouvernent, l’Éthique ne se limite point à la description objective des actions ou des conduites mais étudie les idées ou les idéaux, les intentions ou les valeurs qui les précèdent et prédéterminent. Plutôt que la science de ce que l’homme est ou fait, elle se définit comme la science de ce qu’il estime devoir-être ou faire, soit de ce qu’il juge (pense) bien ou juste d’accomplir. En d’autres termes, c’est la discipline qui prend en charge les lois ou obligations que l’homme se prescrit à lui-même, en vue de régler son action à l’égard de soi ou des autres. Partant il s’agit de la science du Droit, de la Justice (latin Justitia, de Jus signifiant le Droit) ou de la Loi : Règle de conduite, qu’elle soit individuelle (Morale, au sens restreint de ce terme) ou collective / sociale (Politique). Mais de quel Droit ou Bien traitera l’Éthique, puisqu’il semble y en avoir une pluralité, tant entre les pays, dont les droits ne coïncident nullement, qu’à l’intérieur d’une seule et même société, entre les différents secteurs d’activité, dont les règles et valeurs se contredisent souvent ? Les individus ne paraissent guère s’accorder sur ce qu’il faut entendre par bien, juste ou droit, tel individu considérant comme bonne, une conduite qu’un autre réprouvera, la jugeant mauvaise. Nulle raison n’autorisant à exclure ou à privilégier a priori telle morale plutôt que telle autre, l’Éthique se doit de les étudier toutes. Plus, si le même qualificatif de bien, de droit ou de juste est invoqué par toutes, voire si toutes se dénomment des morales, elles doivent avoir un point commun. En deçà de la différence des valeurs nationales, sectorielles et individuelles, il y aurait donc une visée commune qui les rapprocherait et autoriserait à parler du Bien, du Droit ou du Juste et non seulement des biens particuliers. 235 M. M. I. 11. 1187 b 10 ; cf. égal. E. N. II. 1. 1103 a 17 et E. E. II. 2. 1220 a 39 236 C. F. J. § 29 Remarque générale p. 111

97

Tel est en tout cas le postulat de l’Éthique : il existe une seule "Idée du Bien", "le bien en lui-même" (Platon), " le bien, le Souverain Bien " (Aristote) ou " un bien véritable " (Spinoza)237, soit un Bien universel, c’est-à-dire une norme universellement applicable dont tous les biens seraient des expressions particulières. Ceux-ci seraient ainsi subordonnés à un Bien par excellence qui constituerait l’ultime but pratique et le critère de jugement théorique de toute action humaine : ce que l’homme devrait poursuivre et poursuivrait au bout du compte et ce qui permettrait de juger de la valeur de ce qu’il semble poursuivre (les biens). La seule question de l’Éthique se formule dès lors : Qu’en est-il de ce " bien suprême " ou "Que dois-je faire ?" (Kant238). Il s’agit d’une question banale, qui ne se demande ce qui est bien, c’est-à-dire ce qu’il faut faire, ce qui mérite qu’on lui consacre sa vie, quel idéal on est censé se proposer ou quel sens donner à sa vie ? Pour commune qu’elle soit, l’interrogation sur le Bien ou le Bon est en même temps fondamentale, puisque l’homme en tant qu’être pensant ne saurait se contenter de vivre, mais exige que se vie ait un sens ou une valeur. Avec elle on touche à l’ensemble de notre existence soit à tout, rien n’échappant à celle-ci, car c’est nous qui évaluons tout. Tout tenant à l’éthique, son étude présente une valeur paradigmatique. Davantage qu’une science parmi d’autres, elle, ou plus généralement la Politique, constitue une science première ou rectrice, celle qui ordonne toutes les autres connaissances. " On sera d’avis que le Souverain Bien dépend de la science suprême et architectonique par excellence. Or une telle science est manifestement la Politique ... la fin de la Politique sera le bien proprement humain (...) la fin suprême ;" (Aristote239)

On l'exposera en suivant le fil de son unique interrogation : Qu’en est-il du Bien suprême devant conduire les actes humains ; existe-t-il vraiment ? Pour le savoir, passons en revue les différentes normes ordonnant toutes nos actions. A. Devoir Nombreux et variés sont certes les biens ou qualités reconnus par les hommes. On peut les classer en deux ou trois rubriques, selon leur source ou domaine. Cela donne : biens ou dons de la nature, eux-mêmes divisibles en qualités intellectuelles (intelligence, jugement) et qualités physiques ou de tempérament (courage, résolution, constance) et biens ou dons de la fortune (pouvoir, richesse, santé). Il s’agit là d’une division classique et d’entrée hiérarchisée. Tous néanmoins, y compris les biens de l’âme, ne sont des biens que s’ils sont bien utilisés. Ce ne sont pas des biens en soi mais ne deviennent des biens que par l’usage qui en est fait. En soi l’intelligence ou la science qui en est le résultat, n’est pas plus bonne que mauvaise, seule son utilisation la rend bienfaisante ou malfaisante. Pareillement la beauté et la richesse servent indifféremment à plaire et satisfaire ou à séduire et « acheter » voire tromper. Et que dire du pouvoir qui, selon la fin qu’on lui assigne, devient la meilleure ou la pire chose ? Même le bonheur, compris comme bien-être complet et si prisé par les hommes, n’acquiert une valeur que s’il est destiné à une bonne fin ; autrement il se confond avec la jouissance égoïste ou la réussite insolente et passe, à juste titre, pour immérité. Une chose est de se sentir heureux, une autre de mériter l’être, et cela est fonction, non de la possession naturelle ou accidentelle de certaines qualités données, mais de ce que les êtres en font et donc de la pureté de leur vouloir. L’adage, « l’argent ne fait pas le bonheur », ne dit pas autre chose. Aussi on distinguera nettement des qualités intellectuelles, physiques ou sociales objectives qui peuvent ou non, en fonction du vouloir qu’elles secondent, devenir bonnes, et ne sont que

237 Platon, Rép. VI 506 d et sq. ; Aristote, É N. I. 1. 1094 a 22 et Spinoza, T.R.E. § 1 238 F.M.M. 1ère sec. p. 93 et C.R.P. Méthod. chap. II. 2è sec. p. 602 239 É.N. I. 1. 1094ab - 11. 1099b cf. égal. M.M. I. 1. 1181a 25

98

des biens conditionnels ou par délégation, et la bonté en soi qui ne sera cherchée que du côté de la disposition subjective soit dans la finalité, l’intention ou la volonté des sujets agissants. N’est donc intrinsèquement bonne que la bonne volonté. L’analyse du mot « bien » révèle donc qu’entre tous les « biens », seule la " bonne volonté " mérite pleinement le qualificatif de bonne, dans la mesure où c’est d’elle que dépend la valeur des autres biens, qui s’avèrent ainsi des biens relatifs, subordonnés, alors qu’elle serait un Bien absolu ou inconditionnel. " De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTE." (Kant) Et si certaines qualités (modération, maîtrise de soi, réflexion) aident parfois celle-ci, comme c’est elle-même qui décide de leur valeur morale -le sang froid favorisant aussi bien le héros que le scélérat- elle seule a une "valeur intrinsèque absolue" ou est bonne absolument et sans restriction. En tant que bien absolu, en et par soi, la bonne volonté ne saurait dépendre d’autre chose que d’elle-même, que ce soit en amont ou en aval. Pas plus qu’elle n’est soumise à la présence de conditions dont seule elle détermine la valeur, elle n’est subordonnée à l’atteinte d’un but ou résultat, au nom duquel on devrait la juger. Tout au contraire c’est elle qui juge le sens de l’effet obtenu, ce dernier différant complètement, selon qu’il fait suite à une bonne intention ou à un simple intérêt matériel. Une aide désintéressée (charité) ne vaut pas la même chose qu’une aide intéressée (calcul). But en soi, et non moyen en vue d’une autre fin, la bonne volonté demeure la bonne volonté, indépendamment du résultat auquel elle aboutit. " Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n’est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c’est seulement le vouloir ; c’est-à-dire que c’est en soi qu’elle est bonne "240. La valeur morale d’un acte ne se mesure nullement à son efficacité ou utilité, cette dernière relevant d’ailleurs tout autant sinon plus des capacités ou possibilités du sujet (nature) et des circonstances externes à lui (sort) que de son vouloir propre. Même dénuée de toute efficacité et réduite à elle seule, la bonne volonté n’en conserverait pas moins une valeur absolue. Ne dit-on pas couramment : « il n’y a que l’intention qui compte » ? La réussite ou l’utilité d’une action s’ajoute à la bonne volonté et permet parfois de la faire ressortir ou souligner mais elle ne constitue point la quintessence de celle-ci. " Au contraire, pour les actions faites selon la vertu, ce n’est pas la présence en elles de certains caractères intrinsèques qu’elles sont faites de façon juste ou modérée ; il faut encore que l’agent lui-même soit dans une certaine disposition quand il les accomplit (...) En matière de vertu et de valeur morale, l’élément décisif, c’est l’intention." (Aristote)

Mais que et comment doit vouloir cette bonne volonté elle-même pour mériter son nom ? L'analyse du concept de Bien implique celle du Devoir. Dans cet examen, l’on écartera d’emblée les actions manifestement contraires au devoir parce que simplement intéressées (mentir, voler ou tuer pour s’enrichir). Ensuite on mettra également de côté celles qui, tout en étant conformes au devoir et sans être directement intéressées, n’en renvoient pas moins à un intérêt indirect (secourir quelqu’un que l’on n’aime pas, pour bien se faire voir des autres, être honnête en affaires, même avec des inconnus ou des ignorants, pour mieux faire prospérer son commerce), car elles relèvent davantage du calcul d’intérêts ou de l’intérêt bien compris que du devoir proprement dit. Enfin l’on rejettera comme non purement morales les actions qui, bien qu’elles correspondent au devoir, répondent en même temps à un intérêt ou une inclination immédiate (conserver sa vie par respect pour la vie humaine et parce qu’on l’aime ou craint la mort, être bienfaisant ou généreux avec les autres par égard pour autrui et par sympathie pour eux ou simple plaisir de les voir contents, quand ce n’est pas par peur de leurs réactions). Ce sont en effet des actions « intéressées » et donc involontaires, guidées par une fin externe et non par la pure volonté désintéressée. Il est impossible en tout cas de discerner en elles ce qui ressort de la faculté inférieure de désirer (sensibilité) et ce qui est dû à la faculté

240 F.M.M. 1ère section

99

supérieure de désirer (volonté) et qui seul s’inscrit dans la sphère de la moralité pure. Une chose est d’agir conformément au devoir, une autre d’agir par devoir. " Selon nous, il est des personnes qui, tout en exécutant des actes justes, ne sont pas justes pour autant ; c’est le cas de ceux qui, tout en exécutant les prescriptions des lois, le font malgré eux, en état d’ignorance, ou pour quelque autre raison, et non en vue de ces prescriptions mêmes." (idem241) Aussi on discriminera la moralité extérieure ou la Légalité -la Lettre de la Loi- et la Moralité -l’Esprit de la Loi-. Et cette différence ne tient en rien à la nature de l’acte mais et uniquement à son caractère volontaire ou involontaire qui seul rend le sujet « responsable » : méritant, innocent ou coupable. Partant l’on refusera de qualifier de moral un acte quel qu’il soit, tant que l’on ne se sera pas mis au préalable d’accord sur l’«esprit» qui doit y présider et donner sens à cette qualification. Ce qui compte dans la détermination de la valeur morale d’une action, ce n’est pas ce que l’on poursuit (but, contenu ou résultat) mais comment on le poursuit (façon, forme ou manière), c’est-à-dire ce au nom de quoi l’on recherche quelque chose, soit la maxime ou le principe de notre volonté, ce dernier devant être étranger à toute motivation sensible (mobile) pour que l’acte puisse être qualifié de « moral ». L’authentique devoir ordonne indépendamment de toute conséquence pratique. Son ressort se trouve donc du côté du seul motif moral : le Bien pour le Bien ou du pur respect pour la Loi : le Devoir pour le Devoir, à l’exclusion de toute autre considération, avantages ou inconvénients que le sujet pourrait en escompter. Quels que soient les bénéfices ou les inconvénients qui en découleraient pour moi, il faut le faire car il faut le faire et non parce que cela me serait utile. " Fais ce que dois, advienne que pourra " affirme déjà un proverbe français. Mais que doit commander ou condamner au juste cette loi pour être véritablement respectable pour elle-même et mériter qu’on lui sacrifie tous les mobiles sensibles particuliers ? Une fois écartés les désirs, qu’ils soient ceux d’un individu, d’une classe ou d’une société, ne reste que le désintéressement ou l’intérêt universel, soit la forme même de la Loi, en deçà du contenu concret des lois que l’on peut toujours suspecter de défendre un intérêt précis : sa propre vie (lois sur l’homicide), les avantages ou privilèges des possédants (lois sur la propriété privée) ou le maintien d’un corps social donné (lois politiques nationales). La Loi en tant que telle exige donc d’œuvrer en vue de l’Universel. Partant, et par opposition aux lois positives qui n’énoncent que des impératifs hypothétiques -si tu veux préserver tel intérêt, tu dois obéir à telle loi-, la Loi éthique formule l’unique Impératif catégorique : il faut agir pour le Bien de Tous. " Il n’y a donc qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle " (Kant242). Tel est le critère d’évaluation morale d’une action, "le canon qui permet l’appréciation morale de notre action en général". A celle-ci on demandera exclusivement si elle est intéressée/ particulière et ainsi immorale ou désintéressée/universelle et en conséquence morale, soit si elle ne concerne qu’un individu ou un groupe d’individus ou si elle vaut pour tous. Pour faire preuve de moralité dans ses actes, on se doit de dépasser l’égoïsme, fût-il élargi à ses proches (siens) et prendre en considération Autrui ou son prochain (les autres). Ce n’est qu’en décentrant son regard et en se plaçant du point de vue de l’autre, que l’on a une chance d’agir et de juger «moralement». L’Éthique se réduit ainsi à la façon dont les hommes se traitent entre eux, selon qu’ils tiennent ou non compte des autres dans leurs comportements. Ou bien en effet ils oublient leur co-appartenance à l’Humanité et se laissent guider par des rapports de force, s’utilisant les uns les autres comme des instruments ou des moyens de

241 É.N. II. 3. 1105 a 30 - VIII. 15. 1163 a 22 et VI. 13 1144 a 15 242 op. cit. 2è section

100

leur propre satisfaction ; ou bien ils se rappellent qu’ils font tous partie d’une seule et même communauté et se rapportent les uns aux autres comme des sujets ou des fins en soi. On résumera donc toute la morale à un unique Devoir, le Devoir d’Humanité. " L’impératif pratique sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen." (idem)

Les humains n’ont au demeurant pas d’autre choix que celui-là, toute option différente contredisant leur essence d’êtres parlants et/ou com-municants et par là même co-existants. Quiconque pense conséquemment ne peut pas ne pas vouloir la Reconnaissance des sujets entre eux, dans la mesure où il s’adresse à eux et les tient pour des inter-locuteurs (alter-egos). Tout au plus peut-on se tromper provisoirement sur les moyens adéquats qui y conduisent. Toute morale qui se comprend correctement elle-même, ne peut que tendre vers la confirmation de l’humanité qui ne se réalisera que dans et par la constitution d’une Société universelle régie par " des lois communes " dont tous seraient les sujets, c’est-à-dire à la fois les auteurs (chefs ou législateurs) et les acteurs (membres ou citoyens). S’auto déterminant eux-mêmes, les hommes seraient alors pleinement auto-nomes / libres : des Je, personnes ou sujets, n’obéissant qu’à leurs propres lois et non des moyens ou objets au service de lois extérieures à eux. Cette communauté humaine idéale portera le nom " d’un règne des fins "243. Avec Leibniz on pourrait la baptiser du règne de la grâce ou de " la Cité de Dieu "244. Certes une telle conception de la moralité et/ou de la liberté heurte notre représentation commune de celle-ci qui n'y verra qu'une contrainte injustifiée et lui préférera une liberté moins légale que systématisera le « libéralisme ». Mais elle demeure en tout état de cause la seule Idée d'une liberté commune à tous, sans laquelle faute d'une règle commune, il n'y aurait place que pour l'« anarchie », id est l'asservissement des uns par les autres et de tous à leur nature. " Il n'y a donc point de liberté sans lois. ... En un mot la liberté suit toujours le sort des lois, elle règne ou périt avec elles ;" (Rousseau245)

Tant néanmoins que l'on ne dotera pas cette Idée d'un contenu déterminé, soit tant que l'on n'explicitera pas les lois précises qui la structurent, elle risque fort d'apparaître comme une idée creuse. Corrélativement on abolirait toute différenciation objective entre le Bien et le Mal et on ruinerait la morale, au bénéfice de la seule Bonne conscience ou intention subjective, toujours prompte à se tromper et à tromper les autres. Ne dit-on pas que " la route de l’enfer est pavée de bonnes intentions " ? On n’évitera cette conclusion catastrophique qu’en tenant compte, dans le jugement éthique, et de l’intention et de l’acte dans sa teneur concrète, ce qui est indispensable, si l’on entend cerner pleinement la valeur d’une action. S’il est certes exclu de s’en remettre, en morale, aux seules suites réelles d’une action, il n’est pas davantage tolérable de ne se fier qu’à une intention présumée, sous peine de voir la morale virer en discours moralisateur incantatoire, soit une morale purement formelle. " Autant il est essentiel de faire ressortir l’autodétermination pure et inconditionnée de la volonté comme racine du devoir et de rappeler que la connaissance de la volonté n’a acquis qu’avec la philosophie kantienne son fondement solide et son point de départ par la pensée de l’autonomie infinie de la volonté, autant le point de vue purement moral, si l’on s’en tient à lui, sans qu’il y ait de passage à la vie éthique, réduit ce gain à un simple formalisme et la science morale à des discours sur le devoir pour le devoir." (Hegel246) Bref la liberté (intention ou volonté) ne doit pas être dissociée de l'acte (contenu) concret ou réel qu'elle engendre. Et puisque cette dernière a toujours été l’objet des lois régissant la vie sociale des hommes, l’éthique s’avère inséparable de la question juridique.

243 F.M.M. 2è section 244 Principes de la nature et de la grâce 15. ou Principes de la philosophie ou Monadologie 85. 245 Lettres de la Montagne VIII. 246 Ph.D. § 135 R. ; cf. égal. Phén. E. (A) III. t. 1 p. 134

101

B. Droit Il n’est pas d’action « morale » effective possible hors d’un contenu positif visé. Et il appartient précisément au Droit de définir ce dernier : tout droit se présente sous la forme d’un code de lois défendant ou ordonnant un comportement à l’égard d’autrui, directement (lois sur les personnes), ou indirectement (lois sur les biens), sous peine de sanctions. Vu la diversité des codes juridiques, chacun prétendant néanmoins à la validité de ses règles négatives ou positives, la question se pose de savoir lequel incarne véritablement le Droit. Plus radicalement on se demandera " quel est le critère universel auquel on peut reconnaître le juste et l’injuste (justus et injustus) " (Kant247). Et puisque le droit n’est rien d’autre qu’un ensemble de prescriptions, on s’interrogera sur la légitimité de celles-ci, en cherchant leur base ou principe même, à supposer qu’il y en ait un. " Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre " (Rousseau248).

Pour répondre à une telle question, creusons simplement le sens du terme de loi. Règle de conduite ou relation instituée entre des personnes (sujets) vivant ensemble, la loi en organise précisément la coexistence, aussi bien au niveau de leur communication que de leur coopération, en substituant la « justice » (lat. jus, le droit) à la force (nature). En tant qu’institution, elle renvoie, tout comme la communauté (société), à un accord ou une convention entre les hommes. " La loi tire sa force de l’accord du peuple (ex conventione populi)." (Leibniz249) Or l’accord ne pouvant être envisagé qu’entre des partenaires libres et égaux, sinon l’on se trouverait face à un diktat ou une violence et non à une décision consentie, toute loi repose nécessairement sur la Liberté et l’Égalité. " Ce qu’on entend par juste (...) En réalité, ce qui est droit doit être pris au sens d’égal " (Aristote250). Même les lois inégalitaires vérifient un tel fondement, tant du moins qu’elles ont cours, c’est-à-dire tant que leur validité est reconnue. L’esclavage, le servage ou la monarchie de droit divin n’ont duré qu’avec l’assentiment de tous, y compris de ceux qui en furent les victimes. On distinguera donc, au moins dans un premier temps, deux types d’inégalité, l’un antécédent à l’homme ou à la loi et partant involontaire, telle la différence des dons ou forces naturels, et l’autre voulu par l’être humain, telle la diversité des richesses ou des pouvoirs. Le premier ne fait pas difficulté, puisqu’il relève du fait. A son propos ne se pose nulle question de légitimité, la nature ignorant cette catégorie. " On ne peut pas parler d’une injustice de la nature à propos de la répartition inégale de la possession et de la fortune, car la nature n’est pas libre et n’est donc ni juste, ni injuste." (Hegel251) A y regarder de plus près, il ne forme pas une réelle inégalité, les avantages et inconvénients procurés par la nature aux individus ou espèces se compensant généralement et ne se transformant jamais en privilèges revendiqués par les uns ou préjudices récusés par les autres. Souvent au demeurant, pour ne pas dire toujours, ce qu’on qualifie d’inégalité naturelle, masque en fait et multiplie l’inégalité sociale. Ainsi l'inégale répartition des talents chez les individus remonte moins à leur condition biologique qu'à l'inégalité de leur milieu social. On ne s’intéressera donc qu’à cette dernière qui s’avère du reste éminemment problématique, dans la mesure où elle contredit le principe même du droit (jus) et que, bien qu’acceptée par les hommes à un moment donné, elle peut parfaitement être refusée à un autre.

247 M.M.D.D. Introd. § B 248 C.S. I. début 249 Nouvelle méthode pour apprendre et enseigner la jurisprudence 70. in Le Droit de la raison p. 194 250 Pol. III. 9. 1280 a 7 et 13. 1283 b 40 251 Ph.D. § 49 R.

102

A priori, et eu égard à la définition déjà énoncée de la Loi, la réponse à cette interrogation semble simple : rien ne saurait justifier durablement la moindre inégalité sociale, le pacte social lui-même présupposant l’égalité, en lieu et place de la différenciation naturelle. Et si certaines/toutes les sociétés l’ont cependant admise, voire persistent à la tolérer, il appartient à l’histoire de rétablir la vérité ultime de toute Législation : Liberté et Égalité. Or c’est ce qu’elle a fini par faire en 1789, dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui explicite en son article premier, le fondement implicite de toutes les lois. " Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits." Bien avant il figure déjà dans la représentation symbolique de la Justice par la balance. Sans lui nulle justice civile ou pénale n’eût jamais trouvé place parmi les hommes. Faute d’égalité on ne pourrait en effet parler de commerce, contrat ou salaire, mais et seulement de vol, escroquerie ou exploitation ; et pas davantage de peine ou de sanction, mais et uniquement de règlement de comptes ou de vengeance qui tourneraient toujours à l’avantage des plus forts. La justice réclame une égalité de « traitement » de et par tous et ce à tous les niveaux : économique (salaire), politique (pouvoir) et juridique (sanctions), niveaux liés entre eux. Une fois le Principe admis, comment le mettre en pratique, étant entendu que le concept d’égalité n’est pas univoque mais comporte plusieurs formes ? On peut en distinguer deux ou trois : l’ égalité stricte ou identité et l’égalité proportionnelle ou équivalence, elle-même divisible en deux, selon le type de proportion choisie : "la proportion arithmétique" et "la proportion géométrique" ou "d’après le mérite " (Aristote). On éliminera d’emblée l’égalité-identité, dans la mesure où elle ne saurait donner naissance à la moindre justice concrète. Nulle chose ou personne n’étant absolument identique à une autre et les circonstances dans lesquelles elles s’inscrivent différant nécessairement, il est vain de réclamer pour tous des choses identiques. Ce pourquoi on récusera, en matière de justice, la loi du talion, «œil pour œil, dent pour dent». Face à la diversité voire l’inégalité des êtres et des situations et l’impossibilité de leur appliquer des récompenses ou des peines strictement égales (identiques), on distribuera ou répartira les avantages et les inconvénients de manière équitable ou équivalente, de sorte que ceux-ci soient dans le même rapport entre eux que les sujets qui les perçoivent ou subissent. Ceux qui sont de même valeur obtiendront des valeurs égales et ceux qui sont de valeur inégale recevront des valeurs inégales. L’on définira donc la justice par la proportion et de manière plus précise par la proportion géométrique, la proportionnalité purement arithmétique revenant en fait à l'égalité-identité. Et puisque la valeur des êtres se mesure au point de départ à la valeur de leurs actions, l’on rétribuera ces derniers à proportion de leurs contributions ou réalisations respectives, donnant plus à celui qui a produit plus et moins à celui qui a produit moins. " En effet, le juste distributif des biens possédés en commun s’exerce toujours selon la proportion dont nous avons parlé (puisque si la distribution s’effectue à partir de richesses communes, elle se fera suivant la même proportion qui a présidé aux apports respectifs des membres de la communauté ; et l’injuste opposé à cette forme du juste est ce qui est en dehors de la dite proportion)." (idem252) Selon la même logique, mais cette fois inversée, l’on mettra davantage à contribution par l’imposition ceux qui gagnent beaucoup que les mal rémunérés. De même on sanctionnera les coupables ou criminels à proportion de leurs fautes ou torts. D'où les expressions "A chacun le sien" (formule du Droit romain) ou A chacun selon son mérite (ou démérite), structurant la justice et régissant les échanges et donc la Cité ou Communauté des citoyens. Rappelons que mérite provient du lat. merere : mériter, gagner un salaire qui lui-même vient de salarium : argent pour acheter le sel et représente la contrepartie d’un (temps de) travail.

252 É.N. V. 7. 1132 a 1 ; Pol. V. 1. 1301 b 30 et É.N. V. 7. 1131 b 27-33 ; cf. égal. Platon, Lois VI. 757 bc

103

Encore faut-il s’entendre sur le mode de calcul de ce dernier, ce qui n’est nullement évident, car si tous invoquent le mérite, ils ne le déterminent pas à la même aune. Loin de fournir une réponse définitive au problème de l’égalité et/ou de la justice, le mérite ou la proportionnalité soulève à son tour une difficulté qui exige solution. En effet la proportion qui règle les échanges n’est pas telle quelle vraiment équitable ou juste en soi, masquant sous les apparences de l’égalité, une fondamentale inégalité ou iniquité, due à une préconception fort partielle du « travail ». Car ce mot signifie aussi bien l’effort, l’énergie ou la peine déployée que le produit ou le résultat auquel ils aboutissent. Or il est clair que la formule, à chacun selon son travail, privilégie usuellement et quasi exclusivement le second sens et laisse de côté le premier. Ainsi comprise, elle veut dire finalement à chacun selon ce qu’il a fait : qui que l’on soit, on a produit tant, on sera payé autant. Pareillement, dans le cas de la justice civile ou pénale, quiconque a commis telle faute, payera tant. Ainsi envisagée, la proportion redevient arithmétique. La loi n’aurait pas à tenir compte des circonstances ou contextes différents dans lesquels se trouvent les individus -" Lex est surda et inexorabilis " (Tite-Live)- ni des conséquences des sanctions pour eux -" Fiat justitia, pereat mundus "253 mais et uniquement de la quantité ou gravité du produit ou forfait réalisé. Qui ne voit cependant immédiatement qu’appliquée, sans le moindre correctif, cette maxime débouche sur la pire des inégalités. Vu les conditions naturelles (climat, sol, capacité etc.) et sociales (éducation, fortune, fréquentations etc.) inégales dans lesquelles naissent les hommes, il favorise systématiquement les « forts » (capables) et pénalise les « faibles » (incapables). A ce jeu, le fort (avantagé) produisant plus, gagnera toujours davantage que le faible (désavantagé) et celui-ci étant plus tenté de commettre des délits sera puni plus fréquemment. Le «A chacun selon ce qu’il a fait» s’avère rapidement un «A chacun selon ce qu’il peut faire», selon sa capacité (force ou puissance) soit, simplement un «A chacun selon sa naissance ou nature». Sous couvert de Justice, ce serait le règne de la loi du talion : Tel (talis) tu es né, tel tu resteras. Pire, en usant de la même mesure pour des êtres inégaux, on aggrave ou multiplie en réalité leur inégalité puisqu’on autorise ainsi un riche à s’enrichir et à posséder toujours davantage, en creusant son écart avec le pauvre. Ce droit dit égal ne saurait promouvoir la moindre égalité réelle et s’avère donc en fait un droit foncièrement inégal. " Le droit égal est ... le droit bourgeois (...) Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal (...) C’est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l’inégalité ". (Marx254) Au niveau pénal, sanctionner par une même amende ou peine une faute commise par des individus aux revenus inégaux, revient en fait à pénaliser bien plus celui qui gagne fort peu, comparativement à celui qui bénéficie de moyens substantiels, voire à le condamner sans rémission, en le réduisant, lui et sa famille, à l’indigence ou la misère pure et simple. Si l’on veut véritablement l’égalité, et l’on ne peut pas ne pas la vouloir, force est de calculer le mérite ou démérite autrement que par le seul résultat. Le vrai mérite doit en effet se mesurer en proportionnant le résultat (r) à la capacité (c) de l’individu, soit par le rapport r/c qui représente le travail (t) réel (énergie) dépensé par le sujet. Qu’un homme deux fois plus fort qu’un autre ait produit le double de celui-ci n’implique nullement qu’il ait travaillé deux fois plus que lui et qu’il mérite un salaire double. Les deux ayant peiné ou « travaillé » autant, méritent un salaire égal (équivalent). On comprendra donc le A chacun selon son travail non plus comme un à chacun selon son produit (ou capacité) mais comme un à chacun selon sa peine. Au lieu de se focaliser exclusivement sur les œuvres (résultats), on tiendra compte de l’effort fourni. On compensera ainsi les inégalités naturelles par la considération du mérite authentique et, revenant à

253 cité par Kant in La fin de toutes choses p. 232 et in P.P.P. App. I. p. 70 ; cf. égal. Fichte S.E. p. 335 254 Critique du projet du progr. de Gotha I. 3. in Oeuvres I. p. 1420 (Pléiade)

104

l’inspiration profonde du précepte « A travail égal, salaire égal », on restaurera la parité entre les privilégiés et les démunis. Plus généralement on proportionnera les récompenses et les sanctions non seulement à l’action ou au délit mais à l’énergie ou la résistance déployée pour la commettre ou l’éviter. Aussi on punira plus sévèrement le méfait d’un homme fortuné que d’un pauvre, étant entendu qu’il est plus difficile de résister à la tentation lorsqu’on manque de tout que quand on a toujours vécu dans l’opulence. Pondérant les sanctions par les moyens dont chacun dispose, on rétablira l’équilibre entre les misérables et les nantis, faisant ainsi preuve d’une véritable équité. Tout bon juge n’accorde-t-il pas des circonstances atténuantes à certains, voire n’absout-il pas le coupable en cas de folie, de légitime défense ou de "droit de détresse" (Hegel255) ? Reste qu’un tel partage égalitaire ne va pas du tout de soi. Si l’on mesure en effet le mérite à la fraction r/c, comment déterminer exactement sa valeur ? Contrairement au résultat (r), toujours donné et déterminable, la capacité (c) est une grandeur éminemment variable et dépendante tout autant de la nature que du vouloir du sujet. Or si celle-là est déjà difficilement mesurable -comment intégrer toutes les circonstances possibles ?- celui-là l’est encore davantage : comment faire la part de ce qui lui revient et de ce qui tient à ces dernières ? Rien ne permet de discriminer avec certitude volonté véritable et simple velléité. Et qu’est-ce qui garantit que ceux qui produisent moins, le font pour des raisons matérielles objectives (incapacité) et pas plutôt par manque d’empressement ou mauvaise volonté subjective ? Nulle loi a priori ne saurait trancher ce dilemme, la réponse différant selon les cas, vu la diversité des êtres et des conditions. Ce qui vaut pour l’un, ne vaut pas forcément pour l’autre. " Que jamais une loi ne serait capable d’embrasser avec certitude ce qui, pour tous à la fois, est le meilleur et le plus juste et de prescrire à tous ce qui vaut le mieux. Entre les hommes en effet, comme entre les actes, il y a des dissemblances, sans compter que jamais, pour ainsi dire, aucune des choses humaines ne demeure en repos : ce qui ne permet pas à l’art, à aucun art quel qu’il soit, de formuler aucun principe dont la simplicité vaille en toute matière, sur tous les points sans exception et pour toute la durée du temps." (Platon256) La Loi ne peut énoncer qu’un principe et ne porte pas sur tous les cas particuliers possibles. Une seule chose est sûre : à trop souligner les facteurs externes, non seulement on déresponsabilise les individus, mais on les encourage même à en faire le moins possible voire à tout se permettre. Sans un minimum de contrainte, c’est-à-dire sans l’espoir d’une récompense ou la peur d’une sanction, la justice ressemblerait vite à une tricherie permanente dont les plus malins sortiraient toujours vainqueurs. La pratique de la justice ne saurait se limiter à la « balance » et se passer du « glaive » et donc de l'inégalité. Pour assurer une justice réelle, on abandonnera la prétention à une égalité stricte et l'on reconnaîtra un certain droit à l'inégalité. Toutes les sociétés ont fait leur cette nécessité. Sans elle nulle vie sociale ne serait envisageable, faute de motivation et/ou dynamisme qui impliquent dépassement et différenciation hiérarchisée. A une justice idéale mais impraticable, on préférera une justice moins exigeante mais applicable qui tente de concilier le juste et l’effectif. Cela étant admis, que s’ensuit-il ? Faut-il se résigner à l’existence des inégalités et sacrifier définitivement toute revendication à la Justice (Égalité), en se satisfaisant de l’ordre régnant ? Sous prétexte d’impossibilité et de nécessité économique ou de paix sociale, on couvrirait alors les pires exploitations ou tyrannies. " Il est nécessaire qu’il y ait de l’inégalité parmi les hommes, cela est vrai ; mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte, non seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie." (Pascal257) Et l’on contreviendrait alors au Devoir humain le plus élémentaire : l’institution d’un Ordre humain, en lieu et place du (dés)ordre naturel.

255 Ph.D. § 127 256 Le Politique 294 ab ; cf. égal. Aristote, Pol. II. 8. 1269a 10 et Hegel, Le droit naturel chap. III. p. 122 257 Pensées 380

105

C’est en vain de toute façon que l’on se résoudrait à une telle solution qui finirait tôt ou tard par engendrer un mécontentement populaire qui balayerait le dit ordre. Force est de pondérer l’une par l’autre les deux formes d’égalité précédemment distinguées -l’égalité stricte et l’égalité proportionnelle- ou, ce qui revient au même, les deux modes de calcul du mérite. Seulement dans cette pondération, on se gardera de privilégier cette dernière, car elle épouse fidèlement le cours naturel des choses, au lieu de le « rectifier ». Tout au contraire on lui préférera la première qui, en dépit de son caractère utopique et de ses dangers, est la seule conforme à l’exigence juridique authentique. " Cette égalité, disent-ils, est une chimère de spéculation qui ne peut exister dans la pratique. Mais si l’abus est inévitable, s’ensuit-il qu’il ne faille pas au moins la régler ? C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir." (Rousseau258) Trouvera-t-on néanmoins un État qui voudra réellement d’elle ? Ou de quelle nature doit être l’autorité capable de la mettre œuvre et de concilier ainsi les intérêts de tous et de chacun ? Les meilleures lois du monde risquent en effet d’être impuissantes, en l’absence d’un pouvoir veillant à leur exécution. L’interrogation juridico-morale rencontre ainsi la question politique. C. Pouvoir Si toute Cité est réglée par des lois, celles-ci requièrent à leur tour un organe, l’État ou le gouvernement, chargé d’en assurer le respect et d’éviter qu’elles ne demeurent lettre morte. D’où la nécessité d’interroger le concept de l’État. Différentes formes d’État (Gouvernement / Pouvoir) se sont succédées sur la scène historique. On en dénombrera essentiellement trois, en fonction du nombre de ses représentants. " Les termes constitution et gouvernement ont la même signification, et le gouvernement est l’autorité souveraine des États, autorité souveraine qui est nécessairement aux mains soit d’un seul, soit d’un petit nombre, soit de la masse des citoyens." (Aristote) On les nommera respectivement mon-archie (gouvernement d’un seul individu) ou "royauté", olig-archie (gouvernement de plusieurs) ou "aristo-cratie" (gouvernement des meilleurs) et démo-cratie (gouvernement du peuple ou de tous) ou "république proprement dite" (idem). Toutes répondant à la même exigence, garantir le bon fonctionnement de l’ordre légal, on se demandera laquelle est la meilleure, exprimant une " constitution idéale " (idem259). Pour le savoir cernons l’essence du pouvoir politique, en reconstruisant la genèse de la Cité. Et puisque la Politique/République de Platon propose une définition précise de ce dernier, dans son " modèle de bon État " ou " État de beauté (Callipolis) ", suivons son raisonnement. Réunis sur un même territoire en vue de satisfaire ensemble leurs besoins réciproques, les hommes sont redevables de leur association à la nécessité économique. Se répartissant les différentes tâches, ils vivent en coopérant. Mais si le rassemblement économique, point de départ chronologique de la société humaine, repose sur la division technique du travail et l’appropriation privée des moyens de production, soit sur des intérêts particuliers, la Cité ou la "société politique" proprement dite requiert un fondement ou intérêt universel, afin de maintenir la cohésion d’ensemble du corps ou du tissu social, sans laquelle un État se réduirait à l’unité instable d’intérêts contradictoires, toujours menacée par les dissensions, les luttes ou les rivalités. Ceux qui représentent l’État –les Gardiens- ne doivent donc connaître aucune attache ou occupation déterminée susceptible de détourner leur regard de leur unique tâche : la défense de la Cité. Aussi ils seront dispensés de toute activité économique. Ce n’est qu’ainsi qu’ils pourront se consacrer exclusivement et de manière désintéressée à la Politique ou au Bien commun, soit à la sauvegarde de la Collectivité. 258 C.S. L. II. chap. XI. 259 Pol. III. 7. 1279a 25-39 et VII. 9. 1328b 35

106

Toute entorse à cette règle risque de leur faire oublier leur fonction d’union, au profit de la recherche d’avantages économiques, à l’instar des autres groupes sociaux. Or la seule raison d’être de la classe politique est précisément de dépasser les clivages entre ces derniers et de permettre la constitution d’un tout social qui ait égard pareillement au bien-être de tous, c'est-à-dire de " l'État tout entier " et non de tel clan ou corporation, au détriment d’un autre. La « séparation » des Gardiens du reste de la société n’a rien à voir avec la division entre les différentes catégories socio-économiques, étant au contraire destinée à «transcender» celle-ci. Une telle assimilation reviendrait à réduire la politique à un métier ou une technique parmi d’autres, et les gardiens ou politiciens à une caste privilégiée, avec ses prérogatives propres, alors qu’ils sont expressément désignés comme la base de l'État, la classe universelle, celle qui ne doit point épouser tel ou tel intérêt particulier, obligée qu’elle est de « lutter » pour tous les autres, afin de cimenter le tout social et de lui donner une base stable. Les gardiens ne forment pas une classe, avec des compétences particulières, superposable aux autres classes, mais sont la pure représentation ou le symbole du lien politique même, qui n’est inhérent à aucun individu ou groupe, étant le bien de tous, la relation qui les fait co-exister ensemble. Du lien ou de l’universel ils partagent au demeurant les attributs, puisqu’ils ne s’identifient pas à des individus empiriques particuliers, qui seraient nécessairement pris dans les rets de leurs intérêts personnels, mais à des individus universels ou des philosophes. A vrai dire ils n’existent pas de naissance mais adviennent, suite à toute une éducation destinée précisément à développer la vertu de l’universalisation, sommeillant certes en l’Homme, mais inopérante, tant qu’elle n’a pas été correctement exercée. Et pour ce faire on recourra à toutes les disciplines aptes à l’éveiller. Point en effet de Philosophes dignes de ce nom sans une éducation appropriée. Formant les Gardiens, la pédagogie décide de leur « esprit » ou manière de gouverner et partant de la direction que prendra la société. Elle s’avère ainsi la condition de possibilité de la Cité : seuls des philosophes confirmés peuvent se soucier du tout et solutionner le problème politique qui revient toujours à un conflit d’intérêts particuliers. " S’il n’arrive pas, repris-je, ou bien que les philosophes deviennent rois dans les États, ou que ceux auxquels on donne maintenant le nom de rois et de princes ne deviennent philosophes, authentiquement et comme il faut ; et que cet ensemble, pouvoir politique et philosophie, se rencontre sur la même tête ; s’il n’arrive pas, d’autre part, qu’aux gens cheminant de nos jours vers l’un de ces buts à l’exclusion de l’autre (et le nombre est grand des gens qui sont ainsi faits), on ne barre de force la route,... alors, mon cher Glaucon, il n’y aura pas de trêve aux maux dont souffrent les États, pas davantage, je pense, à ceux du genre humain ! pas plus qu’antérieurement ne naîtra jamais, dans la mesure où il en sera capable, ce régime politique dont aujourd’hui nous avons fait la théorie ; pas plus qu’il ne verra auparavant la lumière du soleil !"

Dans " un État bien gouverné ", peu importe finalement le nombre de ceux qui dirigent ; ne comptent que leur motivation et leur valeur d’exemple, soit leur aptitude à diriger sagement, id est au nom du tout –en ayant " une vision d’ensemble "260-, et non de leur profit personnel. Hors cette qualité, l’État se réduirait à un groupement d’intérêts individuels qui sombrerait tôt ou tard dans le chaos généré par la guerre civile. Tel est le vrai principe constitutif de l’État platonicien et au-delà de tout État authentique. Et pour être à la hauteur de l’Intérêt général qu’ils incarnent, les Gardiens Philosophes ne posséderont rien en propre. Entre eux sera abolie la propriété privée. Purs fonctionnaires d’État, ils seront rémunérés par la collectivité et partageront tout, vivant sous le régime de la propriété commune, avec pour unique préoccupation l’administration ou la vertu civique. Ils ne risquent pas ainsi de confondre le Bien de l’État avec leurs biens. Cette égalité s’étendra aux hommes et aux femmes. On n’exclura celles-ci d’aucune fonction et n’opérera nulle discrimination entre les deux sexes. Quant aux enfants, ils seront considérés tous comme « apparentés », afin d'éviter toute confusion entre les liens politiques et les rapports familiaux ou la voix du sang.

260 Rép. V. 472 e ; VII. 527 c ; II. 369 c ; 371 b ; IV. 420 b ; V. 473 cde ; VII. 521 a et 537 c

107

Certes ce mode de vie ne s’adresse tout d'abord qu’aux Gardiens, mais dans la mesure où ceux-ci forment la base de la société en général, il nous concerne finalement tous, proposant le modèle auquel chacun devrait se référer, s’il entend préserver son union avec les autres. " Ainsi, communauté des femmes, communauté des enfants, communauté de tous les biens sans exception, élimination de notre existence, par tous les moyens et partout, de ce qu’on appelle « propriété privée », que cela ait lieu quelque part actuellement ou que cela doive avoir lieu quelque part un jour ; mettre d’autre part tout en œuvre, autant qu’on le peut, pour faire que, d’une manière ou de l’autre, devienne commun, même ce qui est personnel à chacun de nous, que par exemple nos yeux, nos oreilles, nos mains semblent voir, entendre, faire quelque chose de commun à tous ; que, encore, dans l’éloge et dans le blâme, tous ensemble soient au plus haut point possible comme un seul homme, tous joyeux, tous affligés à propos des mêmes objets ; bref quelles que soient les lois par lesquelles, selon leur pouvoir, l’unité sera au plus haut degré possible réalisée dans la Cité, ces lois seront telles que, pour la supériorité dans l’excellence, personne jamais, définissant autrement cette supériorité, n’en posera une définition qui soit plus juste, ni non plus meilleure." Entre les Gardiens et les citoyens ordinaires, il n’y a du reste nulle limite fixe infranchissable, mais un chassé-croisé permanent, les uns prenant la place des autres, selon leurs mérites ou démérites respectifs. A terme chaque individu est appelé à devenir " à la fois chef et sujet ". De vraies " lois " doivent instituer " l’intérêt commun de l’État dans son ensemble " et non "le bonheur d’une seule classe privilégiée de l’État", et "les pasteurs" de la véritable « politique » ne sauraient se passer du " bon vouloir du troupeau "261. On baptisera à juste titre avec Aristote la théorie platonicienne de " communisme " intégral. L’égalité juridique, garante de l’unité du corps social requiert un pouvoir communiste, soit une « démocratie » effective qui mettrait en pratique la devise " Liberté, Égalité, Fraternité ". Autrement, affirmée seulement par le droit, l’égalité se condamnerait à n’être que postulée et se réduirait à un vœu pieu, guère différent d’un mensonge. En résumé, la Cité platonicienne sera qualifiée indifféremment de communiste ou de philosophique, ces deux adjectifs véhiculant une connotation similaire : l’universalité. Il revient donc au même d’y souligner la nécessité de la communauté généralisée ou celle de l’administration par les philosophes. Toutes deux répondent au réquisit fondamental de tout ordre politique : le lien universel des citoyens qui présuppose, à l’encontre de la vision commune, la mise entre parenthèses ou le sacrifice des individus dans leur singularité. Malgré sa critique du communisme platonicien, le Stagirite n’en théorisera pas moins une semblable primauté du " tout " sur " la partie ", dans sa propre Politique262. Toute politique est ainsi en son fond « totalitaire », soumettant délibérément l’individu à la Cité (totalité). Loin de toute infamie, le terme de « totalitarisme » exprime l'essence du politique bien compris. Bien que ou parce qu’elle émane du cerveau d’un penseur idéaliste -en est-il d’autres ?-, la République n’exprime pas un fantasme, mais traduit, en ses ultimes conséquences, l’exigence conceptuelle de la cohabitation humaine. Elle explicite " la norme éternelle de toute constitution politique en général " (Kant263) et tente de résoudre la question sociale même, autant dire la question de l’humanité. Encore faut-il interroger non point la nécessité idéale d’un tel concept, celle-ci ne faisant pas de doute, mais les conditions concrètes de sa réalisation qui, elles, posent éminemment problème. Car si " l’État de beauté (Callipolis) " présuppose une formation adéquate de ses Gardiens et/ou citoyens, comme celle-ci réclame à son tour des Instituteurs ou Magistrats aptes à la délivrer, il semblerait qu’il ne puisse jamais commencer, sa condition de possibilité le condamnant à tourner dans un cercle. " Mais ici se présente le cercle : la vie politique publique repose sur les mœurs, et inversement les mœurs reposent sur les institutions." (Hegel264)

261 Lois V. 739 cd ; I. 643e ; IV 715b ; Rép. VII 519e et Pol. 276e 262 Pol. II. 1. 1261 a 5 - II. 1-6 et I. 2. 1253 a 20 263 C.F. IIè sec. 8. ; cf. égal. C.R.P. Dial. transc. L. 1er 1ère sec. p. 318 264 H.Ph., Platon p. 489

108

Qui et en fonction de quelle loi choisira ceux-là mêmes qui devront former les autres ? Existe-t-il chez les humains un être qui serait d’emblée à la hauteur de la tâche politique : gouverner « sagement » ou « vertueusement » ? Y a-t-il un seul homme capable d’une totale abnégation et prêt à sacrifier ses propres intérêts sur l'autel de la communauté ? L’humaine nature ne semble guère compatible avec un pouvoir parfaitement « juste ». Tomberait-on par miracle sur l’« oiseau rare », que le problème du pouvoir ne serait pas résolu. Car pour qu’une autorité sage puisse gouverner, il faudrait que les autres reconnaissent sa sagesse et y obéissent, et donc qu’ils soient eux-mêmes un tant soit peu sages, soucieux davantage du bien collectif que de leurs biens personnels ; hypothèse encore plus improbable que la précédente. A vrai dire si celle-là était remplie, celle-ci deviendrait inutile, les hommes n’ayant alors nul besoin de chef, puisqu’ils pourraient s’auto-gouverner ou contrôler leur conduite. Ils réaliseraient ainsi immédiatement une politique morale. Une Cité, où tous se comporteraient en gouvernants et gouvernés à la fois, s’apparenterait à un régime anarchique ou démocratique authentique certes mais difficilement envisageable apparemment dans le monde effectif. " A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. (...) S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes." (Rousseau265) L’Idéal politique humain serait condamné à demeurer un idéal jamais réalisable. Il ressortirait davantage d’" un roman " ou d’" un rêve " (Platon) que de la réalité, tant ses exigences seraient éloignées des hommes tels qu’ils sont présentement et probablement pour toujours. Alors Que faire : l’abandonner purement et simplement et se résigner au règne de la force ? On reviendrait à une position dont on a déjà vérifié l’impossibilité pour les hommes. Aussi on en conservera l’objectif, vu qu’il est le seul compatible avec l’essence de l’humanité. Mais, tout en n'hésitant pas à recourir à la violence (révolution) en cas de besoin, face à une résistance excessive des couches privilégiées par exemple, on en aménagera les moyens, en fonction du contexte, c’est-à-dire du niveau économique, politique et culturel de la société. Car si tel peuple n’est pas mûr pour la Démocratie, tel autre peut y être mieux préparé. A vrai dire il ne s'en trouve aucun qui soit prêt à en assumer pleinement tous les réquisits, nul ne désirant une égalité absolue. Mais d'aucuns acceptent avec plus de conviction que d'autres une égalisation plus ou moins poussée. Il appartient au politique de tenir compte de ces différences et de se résigner à l'approximation, soit à une part d'arbitraire ou de force. Loin de tout dogmatisme, la politique doit savoir s’adapter aux circonstances, tout n’est pas possible n’importe où et à n’importe quel moment. On y fera donc preuve d’un certain pragmatisme et/ou réalisme. Dans Les Lois, où il distingue " l’organisation politique de premier rang, celle du second, celle du troisième "266, soit l’Idéal, le Possible et le Réel, Platon ne dira pas autre chose, revenant ainsi sur son rigorisme de La République. Mais en acceptant, fût-ce à titre provisoire, cela même qu’on est censé combattre : la force et l’inégalité, ne s’expose-t-on pas à une grave contradiction ou inconséquence, puisqu'on s'écarte ou s'éloigne de cela même que l'on ambitionne de poursuivre, le bien, et au risque de pérenniser le mal que l’on prétend éradiquer ? Une Cause / Fin juste peut-elle s’accommoder et s’accomplir par des moyens injustes ? Telle est l’antinomie à laquelle nous confronte toute morale et/ou politique réelle, problème plus connu sous la forme du rapport que devraient entretenir la Morale et la Politique et qui n’a cessé de diviser apparemment les penseurs.

265 C.S. III. IV. 266 Rép. II. 376 d ; III. 414 d et Lois V. 739 b

109

D. Morale et Politique En principe Morale, Justice et Politique sont normées par la même exigence : la constitution d’un ordre humain commun/équitable, seul conforme à l’essence communautaire de l’Homme. Elles poursuivent donc la même Fin : substituer la Loi (Égalité) aux rapports de force naturels. La difficulté commence lorsqu’il s’agit de se mettre d’accord sur les moyens qui y conduisent. Car a priori il semblerait impossible de vouloir le règne de la justice et d’user en même temps de moyens de contrainte (Force) pour le réaliser, l’impureté même de ceux-ci rejaillissant directement sur celui-là. La contradiction saute immédiatement aux yeux. " La fin de toutes choses qui ont à passer par les mains humaines tourne en folie, même quand les buts des hommes sont bons ; la folie qui consiste dans l’emploi, en vue de ces fins, de moyens qui leur sont diamétralement contraires." (Kant267)

Nulle fin, si noble soit-elle, ne saurait justifier l’emploi de moyens « immoraux ». Le moindre manquement à ce principe ouvrirait la porte à tous les débordements et pervertirait, quand il ne ruinerait pas purement et simplement, la moralité. Pour demeurer fidèle à son objectif, la politique s’en tiendra rigidement aux prescriptions juridico-morales, sans en déroger d’un iota, et ce nonobstant les conséquences ou le coût d’une telle attitude. En toute circonstance, l’action politique devra se régler sur les devoirs et les droits de l’homme qui seront tenus pour sacrés ; ce faisant elle gagnera ses lettres de noblesse. Qui veut le Bien récusera tout compromis et compromission avec le mal, et commencera par donner l’exemple du premier. Au lieu de répondre au mal par le mal, perpétuant ainsi ce dernier, on s’efforcera d’y répliquer par le bien. Plutôt que de commettre l’injustice et de s’en rendre coupable, on se résignera à la subir, préservant son innocence ou vertu, soit la beauté de son âme. Peu importerait si on essuie ainsi un échec, ne compterait que la sauvegarde de sa pureté. Une politique ne se jugera pas à ses succès ou revers mais et uniquement à son respect ou non de règles éthico-juridiques intangibles. On dénoncera donc à loisir toute politique impure, autant dire toutes les politiques, nulle ne se privant d’avoir recours à la force (violence). La politique s’appuie en effet constamment et résolument sur la police (forces de l’ordre) -ces deux termes n’ont-ils pas la même origine étymologique ?- et sur l’armée. N’invoque-t-elle pas souvent la Raison d’État (secret), pour masquer ses basses manœuvres ? De tout temps le moraliste a reproché au politicien son immoralisme. Ce blâme sonnerait cependant plus juste, si celui qui l’énonce était lui-même indemne de tout reproche. Or il n’en est rien. En se désintéressant des conséquences pratiques de ses actes, pour ne se focaliser que sur le principe formel qui les guide, le moraliste se rend coupable d’inconséquence. On ne peut en effet souhaiter une chose et se montrer indifférent au résultat réel qu’on a produit, surtout lorsque ce dernier s’avère contraire à ce que l’on prétend avoir voulu. Car, dans un monde où tous ne respectent pas l’injonction morale, sinon le problème ne se poserait même pas, n’opposer au mal que l’exemplarité du bien est non seulement d’une efficacité douteuse mais s’avère franchement contre-productif à long terme. A-t-on déjà vu des criminels endurcis s’amender sous le seul effet d’admonestations ? Une politique judiciaire par trop clémente, laxiste, aggrave à coup sûr l’insécurité d’une société. Pareillement se montrer généreux indistinctement avec tous ou porter secours à tout le monde, y compris ses ennemis, c’est renforcer ces derniers et s’exposer davantage à leurs coups. La bonté ou solidarité humaine doit se montrer plus circonspecte et sélective, si elle ne veut pas contribuer à augmenter le mal. Telle est la limite de toute politique humanitaire qui, à prôner l’entraide entre les hommes, oublie qu’ils ne la méritent pas tous au même degré et, à force d’angélisme, finit par pactiser avec le diable. " Qui veut faire l’ange, fait la bête ".

267 Fin de toutes choses Rem. p. 320 in O. ph. III

110

Historiquement une classe sociale ou une nation dominée ne s’est jamais libérée de ses chaînes ou n’a vu ses conditions de vie s’améliorer autrement que par la grève, la révolution ou la guerre. Quiconque récuse de tels moyens, au motif de leur immoralité, se fait donc le complice d’un un ordre social inique, refusant aux hommes le droit de le changer. Il peut bien arguer de sa volonté du juste, il se situe objectivement du côté de l’injuste, contre lequel il ne fait rien ou presque. A l’illogisme, il ajoute ainsi l’hypocrisie, préférant sa bonne conscience à la Cause de la Justice proprement dite. En refusant de transiger sur les principes, on couvre les violences régnantes. Qu’on le veuille ou non, on n’échappe pas à l’immoralisme. C'est dire le caractère intenable de l'attitude purement morale, de " la moralité " ou de " la vision morale du monde ", si prisée de nos jours et dont l'unique but ne peut être que le salut de " la conscience morale (ou la bonne conscience), la belle âme " (Hegel268), au détriment de la réalisation effective de tout objectif réellement moral. Appliquée telle quelle à ce monde-ci, notre monde, le seul que nous habitions, elle le conduirait en effet droit à sa ruine, faute de prendre en compte les conditions concrètes et donc les effets réels de l'action qui nécessitent parfois des accommodements avec des principes trop rigides. Pour assumée que soit par ses partisans, la posture rigoriste n'en est pas moins « moralement » inacceptable. A de belles mais improductives et trompeuses injonctions, on substituera des conseils à la fois plus prosaïques et plus efficients, plus propices en tout cas, en dépit de leur immoralité apparente, à promouvoir une action réelle et partant une morale et/ou une politique effective. Au lieu de poursuivre une chimère, on suivra donc, avec Machiavel, " la vérité effective de la chose plutôt que son imagination ". Libre en effet à certains d’imaginer une politique propre ou pure, dénuée de tout mal (mensonge, trahison, violence), adaptée à une société vertueuse, mais les sociétés réelles ne correspondant point à ce portrait idyllique, les hommes n’étant pas d’emblée ce qu’ils devraient être, sinon le problème politique serait par avance résolu, ceux qui pratiqueraient une telle politique courraient droit à l’échec. Un politique conséquent, soucieux de la réussite de son entreprise, ne se laissera pas arrêter par des considérations morales ou plutôt moralisatrices et si celle-là l’impose, il transgressera celles-ci et, tout en visant un objectif purement humain, il se servira, en cas de besoin, de procédés « inhumains ». " Il faut donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une par les lois, l’autre par la force : la première sorte est propre aux hommes, la seconde propre aux bêtes ; mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde. Ce pourquoi il est nécessaire au prince de savoir bien pratiquer la bête et l’homme." La sagesse du prince ne se fondera pas sur la seule Loi, mais admettra que l’imposition de celle-ci passe par un moment de contrainte. Entendons bien ce principe: il ne s’agit pas d’affirmer que l’humanité se limite à la méchanceté, -auquel cas on ne comprendrait rien à l’institution des lois-, et donc que la violence soit l’unique instrument du politique, mais, et c’est déjà énorme, qu’elle lui est indispensable et qu’il appartient à ce dernier d’en user à bon escient, selon la conjoncture et en conséquence selon les chances que son emploi offre de voir la Cause triompher, ce qui aura pour effet de justifier l'usage du moyen " Et pour les actions de tous les hommes et spécialement des princes (car là on n’en peut appeler à autre juge), on regarde quel a été le succès. Qu’un prince donc se propose pour son but de vaincre et de maintenir l’État : les moyens seront toujours estimés honorables et loués de chacun ;" Loin d'exclure la guerre ou le recours aux armes, au prétexte de leur barbarie, on les considérera au contraire comme " saintes dès qu'il n'est plus d'espoir ailleurs qu'en elles "269. Partout et toujours a prévalu le principe la fin justifie les moyens, principe somme toute trivial, dans la mesure où il se contente de rappeler qu’un moyen n’est qu’un moyen et n’a pas de vérité en soi, indépendamment du but qu’il sert.

268 Phén. E. (BB) VI. C. a) et c) 269 Le Prince chaps. XV., XVII., XVIII. et XXIII.

111

Jusqu’où peut-on néanmoins pousser ce «réalisme», sans crainte de le voir virer au cynisme le plus brutal et cruel et de contrevenir du coup au principe éthique le plus élémentaire : l'égalité entre les hommes ? Car après tout, les individus humains ne se limitent pas à leur ancrage social et aucun régime historique ne peut prétendre incarner à lui seul l’Universel. Nul n’a donc le droit de faire fi sans scrupule de la vie des autres, ses semblables, qui, comme lui, représentent l’Humanité (l'Esprit), c’est-à-dire une valeur plus que mondaine. En exigeant l’impossible, que l’on respecte tout homme comme fin en soi, la morale nous rappelle cela. Vu l'incapacité dans laquelle nous nous trouvons d'y satisfaire, on conclura que l'Idéal pratique est irréalisable tel quel. Dans ce monde-ci, le seul qui nous intéresse lorsque nous agissons, on n’éliminera jamais le crime, la faute ou le mal sans lequel du reste le bien lui-même n’aurait pas de sens. Que signifierait du reste un monde « bon », en l’absence de tout « mal », dont la présence seule permet l’évaluation ? Il y a une connivence du Bien et du Mal, marque de leur co-appartenance à la Raison. Celui-ci a aussi son droit ou sa raison d’être. Et cela interdit toute solution exclusive/ manichéenne des problèmes éthiques et/ou politiques. Partant entre les deux écueils sus-cités, l’immoralité et l’impuissance, la voie est étroite et difficile mais c’est l’unique possible, celle du milieu, par opposition aux extrêmes. On abandonnera donc toute posture unilatérale, pour " choisir le moindre mal ", " la position moyenne " ou " le juste milieu et le bien " (Aristote). Plutôt que de s’arc-bouter sur des principes absolus et par là même dangereux, on acceptera le compromis ou la synthèse. Pour contradictoire ou instable que s’avère celle-ci, elle vaut toujours mieux que l’intransigeance morale ou politique, à l’origine de tous les extrémismes ou fanatismes, eux-mêmes à la source de l’injustice. Sa contradiction ne fait d’ailleurs que traduire celle de la condition humaine, forcément partagée entre l’Idéal et le Possible. Loin d’être accidentelle et contournable, elle traduit l’ambivalence ou l’équivocité de tout choix humain. Mais puisque cette synthèse est inassignable a priori, dépendante qu'elle est de conditions locales et temporelles, toute action présente nécessairement un caractère risqué voire tragique. Elle ne peut échapper aux particularités et vicissitudes qui s’y attachent et former un royaume spirituel vraiment autonome et pérenne, comme celui de l'Art, de la Religion ou de la Science. Telle est la limite de l’Éthique, de la Psychologie en général, dont la visée pratique demeure asservie à une fin externe à l’Esprit en tant que tel, la Vie avec ses multiples contraintes, ce qui interdit de voir dans le Bien l'ultime finalité humaine. " Il est absurde, en effet, de penser que l’art politique ou la prudence soit la forme la plus élevée du savoir, s’il est vrai que l’homme n’est pas ce qu’il y a de plus excellent dans le Monde." (idem270) Si Souverain Bien il y a, il doit être cherché du côté d'une « activité » non soumise aux aléas subjectifs ou naturels, soit dans le Savoir ou la Théorie pure. Tout en transgressant, en tant que discipline humaine, l'extériorité spécifique à la Physique, l'Éthique ne résout pas l'antinomie entre l'être et le devoir être qui la mine et renvoie donc pour sa solution à une sphère plus haute, plus apte à expliciter cela même qu'elle vise en vain, la Liberté ou l'Universalité, et qui constitue son fondement. " Car l’État lui-même, les lois et les devoirs sont dans leur réalité quelque chose déterminé, qui passe dans une sphère plus élevée et y trouve son fondement." (Hegel) Elle reste ainsi entachée d'une certaine forme d'extériorité et, à l'instar des sciences naturelles, n'exprime que " l’image de la raison éternelle " (idem271) et non la Raison elle-même.

270 É.N. II. 9. 1109a 35 ; 1109b 6 et 26 et VI. 7. 1141 a 20 271 Ph.D. §§ 270 R. et 272 R.

112

III. PHILOSOPHIE

113

Ne pouvant se boucler pleinement lui-même, faute de résorber l'écart qui sépare sa propre exigence du monde dans lequel il s'incarne, le discours psychologique s'oblige à se dépasser vers un autre discours, réfléchi ou total. Cette position discursive finale portera sur l'unité de l'intériorité (sujet) et de l'extériorité (monde), soit sur l'Absolu (« Dieu »), et signifiera en ses énoncés l'acte même de l'énonciation. Une telle discipline concernera donc une matière susceptible de produire une œuvre sui-réflexive, dont la forme (extériorité) et le contenu (intériorité) coïncident, mieux, où celui-ci est exprimé par celle-là. Revenant sur lui-même, le discours philosophique forme bien l'ultime possibilité de la Parole, car il ne laisse rien en dehors de lui, sur quoi cette dernière pourrait encore s'exercer. Il suffit d'en parcourir schématiquement la substance pour le confirmer.

Ce faisant on vérifiera sa complétude et, disant le Vrai sans reste, on accomplira l'essence, la vérité ou le telos du Langage en général que les autres discours ont également pour horizon, mais qu'ils échouent à expliciter pleinement, et qui consiste à ne se rapporter qu'à Soi-même. Mais puisque l'adéquation entre le dire et le dit relève d'un rapport signifiant et non de la concordance entre des choses matérielles, le procès discursif ne s'arrête pas à l'affirmation d'une proposition, si profonde soit-elle, mais demande à être perpétuellement redit ou repris. Le cercle linguistique et/ou philosophique ne connaît pas de point final et ne saurait en conséquence se confondre avec une figure donnée une fois pour toutes ; il exige au contraire un éternel recommencement, soit une permanente re-connaissance.

Philosophie

Forgée par le mathématicien grec Pythagore, l’expression philo-sophos signifie l’ami de la sagesse. Celle-ci incluant en elle un sens à la fois pratique (comportement raisonnable) et théorique (connaissance rationnelle), on définira la philo-sophia par une double exigence : un idéal de vie et un idéal de pensée ou de savoir -les écoles de philosophie de l’antiquité ne furent-elles pas indissolublement des écoles de vie et de pensée (pythagorisme, platonisme, épicurisme, stoïcisme…) ? Et Socrate, la figure même du «sage», ne reste-t-il pas un modèle tant de conduite que de méditation ? C’est en tout cas à ces deux titres qu’il a inspiré son disciple Platon, le « père de la philosophie » : le premier auteur d’un système philosophique. Comme la première détermination présuppose néanmoins la seconde –comment prétendre à une vie sage en l’absence d’une détermination conceptuelle précise de ce qu’est ou n’est pas la « sagesse » ?-, on commencera forcément en philosophie par la Connaissance. " Désir de connaître et amour du savoir, ou philosophie, c’est bien une même chose ? " (Platon272) Et puisque la vérité est l’idéal de tout savoir, le philosophe poursuit nécessairement celle-ci. En deçà de tout agir, technique ou politique, et gouvernant ce dernier, le philosopher relève prioritairement sinon exclusivement d’une activité théorétique normée par le Vrai.

Mais quelle science ou vérité poursuit au juste le philosophe, vu que les sciences proposent déjà un certain nombre de vérités, que ce soit sur l’espace ou le nombre (mathématique), la nature (physique) ou la société (anthropologie), en quoi elles font déjà partie de la sagesse ? " Toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s’applique " (idem273). Or précisément si toutes les disciplines scientifiques répondent effectivement à un même projet, elles reposent sur une base commune et tissent nécessairement des liens entre elles. On ne saurait s’adonner à l’une, sans être renvoyé aux autres. Quiconque est en route vers la vérité se doit donc de les étudier toutes, sous peine de faillir à sa tâche. " Car la philosophie s’étend à tout " (Kant274).

272 Rép. II. 376 b 273 R.D.E. I p. 37 ; cf. égal. Spinoza, T.R.E. § 16 note 274 Logique Introd. III p. 23

114

Procéderait-on autrement qu’on se condamnerait à manquer la vérité, et, au lieu de celle-ci, on ne saisirait que des vérités partielles, contrairement à l’intention philosophique même. Pour avantageuses voire indispensables que soient ces vérités produites par l’entendement scientifique, tant pour la connaissance que pour l’action, elles ne sauraient néanmoins satisfaire pleinement la raison humaine qui, au-delà des vérités mondaines et/ou relatives, aspire à une Vérité totale, trans-mondaine / absolue ou «première». Et c’est tout naturellement que l’étude de celle-ci s’appellera Métaphysique ou Onto-logie (Aristote) -Science de l’Être-, par opposition aux sciences positives qui traitent des multiples étants. Ou encore, puisque cette science revient à s’interroger sur ce qui est commun et à l’origine de tous les étants, on la nommera " la Science … [ou] la Philosophie première " (idem275). Plus : ce sont les raisons scientifiques elles-mêmes qui nous poussent à une telle recherche, des vérités particulières n’ayant point de sens hors de leur rapport à une Vérité universelle : une partie renvoie à la totalité dont elle fait partie et qui lui confère sa signification. Contrairement aux sciences déterminées qui s’intéressent à des vérités partielles/ régionales, l’étude philosophique ambitionne la saisie d’une vérité globale : totale ou universelle. Le terme même de sagesse / sapience inclut en lui l’idée de complétude ou de perfection, par opposition au caractère inachevé de tout savoir déterminé ? Tout en voisinant avec les disciplines scientifiques, la Philosophie s’en démarque par sa visée d’une vérité absolue, intégrale / finale qui l'apparente plutôt à l'Art ou à la Religion. Seulement alors que ceux-ci se contentent d’une intuition externe (image) ou interne (sentiment) de l’Absolu, ce qui les conduit à le finitiser ou relativiser, celle-là entend le saisir par la pure pensée conceptuelle, moyen le plus adéquat à son appréhension véritable. En effet seule la pensée ou la raison est en mesure de « comprendre » la raison ultime de tout et à bâtir un " Savoir absolu " (Hegel) et/ou total, en lieu et place d’une représentation imagée ou ressentie de la Totalité. " La philosophie a le même objet et poursuit le même but que l’art et la religion ; mais elle est le moyen le plus élevé d’appréhender l’Idée Absolue, car c’est le concept qui constitue ce moyen." (idem) Tous les philosophes authentiques s’accordent en tout cas sur cette volonté « scientifique » ou « totalisante » de la Philosophie et, partageant le postulat de la rationalité du réel - " ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel." (idem276)-, ils visent ainsi une Rationalité / Réflexion intégrale : la Pensée de la pensée ou le Savoir du savoir. Les titres mêmes de leurs ouvrages princeps en témoignent : Critique de la Raison pure (Kant), Doctrine / Théorie de la Science (Fichte), Système de la Science ou Encyclopédie des sciences philosophiques (Hegel). Il s'agit d'une recherche banale, nul n'échappant au désir de savoir et donc du Savoir ultime, et en même temps fondamentale car d'elle dépend notre « sort » d’animal pensant ou « sage ». " Une vie à laquelle l’examen fait défaut ne mérite pas qu’on la vive " (Platon277). Reste, et cela ne va nullement de soi, à donner consistance à une telle postulation, soit à accomplir cette Recherche ou Science, en posant la question de sa possibilité et/ou réalité : Qu’est-ce que l’Absolu ou la Vérité ? Sont-ils seulement accessibles à l’Homme ? La Philosophie existe-t-elle autrement qu’en intention (rêve) ? Pour en décider, il convient de se mettre d'accord sur ou de vérifier son Idée, c'est-à-dire son concept (définition ou fin), sa méthode (moyen) et son système (théorie).

275 Méta. Γ.1. 1003a20-27 et E.1 1026a15-30 ; cf. égal. Descartes, Med. prima philo. et Husserl, Philo. première 276 Phén. E. (DD) VIII. ; S.L. III. 3è sec. chap. III p. 550 et E. Introd. § 6 R. 277 Platon, A.S. 38 a ; cf. égal. Descartes, P.P. Lettre-Préface p. 558

115

A. Concept

Adossée au seul présupposé indiscutable de tout penser : l’existence de la pensée ou raison, la philosophie fera fond uniquement sur elle. Or celle-ci s’étendant à tout, celle-là portera obligatoirement sur tout, sans aucune restriction : rien n’échappe au champ philosophique. " Le philosophe doit être capable de spéculer sur toutes choses." (Aristote) Ce dernier est concerné par l’Être en général / universel et non par tel étant / être particulier. Encore faut-il s’entendre sur la notion d’Être ou de Tout, car sa signification est éminemment ambiguë et a une incidence directe sur l’interprétation même de la Philosophie.

Si, comme le veut l’usage, on en limite le sens à la simple addition ou juxtaposition de parties (étants), soit en extension, il est clair que la philosophie se réduirait alors à un catalogue ou une collection d’êtres et/ou de leurs connaissances, c’est-à-dire à un dictionnaire ou un sommaire qui, tout en offrant un abrégé de celles-ci, n’en dépasserait pas la multiplicité. Si par contre on conçoit le tout en compréhension, soit en unifiant sous une même idée les différents étants et/ou les diverses sciences s’y rapportant, on obtiendra bien une seule et unique Science qui démontrerait l’unité de toutes les autres. " La science du philosophe est celle de l’Être en tant qu’être, pris universellement et non dans l’une de ses parties ; mais l’Être s’entend de plusieurs manières, et non pas d’une seule façon. Si donc le terme être n’est qu’un terme homonyme, sans qu’il y ait rien de réellement commun entre ses divers sens, l’Être ne tombe pas sous une seule science (puisqu’il n’y a pas unité de genre entre les diverses significations d’un terme homonyme). Par contre, s’il y a quelque chose de commun, alors l’étude de l’Être appartiendra à une seule science." (idem)

Entre ces deux possibilités, nul doute n’est cependant permis. Il suffit en effet de remarquer que, dans la première hypothèse, se contentant de récapituler les sciences, la philosophie les répéterait en fait, fût-ce en raccourci. Elle perdrait du coup toute autonomie et légitimité. Seule la seconde hypothèse justifie dès lors l’existence d’une discipline destinée ni à faire nombre avec les matières positives, ni à les résumer simplement, mais à les « réfléchir ». Et le propre de chaque science étant d’interroger les fondements, principes ou sub-stances des étants dont elle a la charge, en postulant que ceux-ci sont liés entre eux, sinon ils ne porteraient pas le même nom (êtres mathématiques, physiques, biologiques ou linguistiques), il appartiendra à une même Science d’étudier les principes généraux des tous les êtres, ce par quoi tous se dénomment des « êtres ».

En posant ainsi la co-hérence ou co-appartenance des êtres scientifiques à un même ensemble (l’unité), une telle Science autorisera en même temps la compréhension de leur articulation ou passage des uns aux autres (la multiplicité), une différenciation n’étant possible que sur la base d’une homogénéité. " Il est donc évident qu’il appartient aussi à une seule science d’étudier tous les êtres en tant qu’êtres. Or la science a toujours pour objet propre ce qui est premier, ce dont toutes les autres choses dépendent, et en raison de quoi elles sont désignées. Si donc c’est la substance, c’est des substances que le philosophe devra appréhender les principes et les causes. Mais, pour chaque genre, de même qu’il n’y a qu’une seule sensation, ainsi il n’y a qu’une seule science, comme, par exemple, une science unique, la Grammaire, étudie tous les sons articulés. C’est pourquoi une science génériquement une traitera de toutes les espèces de l’Être en tant qu’être, et ses divisions spécifiques, des différentes espèces de l’Être." (idem278) L’un ne va pas sans l’autre : hors l’unité, il n’y aurait place que pour la dispersion chaotique, contraire à la recherche humaine d’un sens. " La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion." (Pascal279) Inversement en l’absence de toute multiplicité, ne resterait plus qu’une identité vide, antinomique avec la nécessité d’expliciter le dit sens. Une vraie Science de l’Être en tant qu’être sera donc à la fois une et multiple, elle se constituera comme l’Unité de la multiplicité.

278 Méta. Г. 2. 1004 a 35 ; K. 3. 1060 b 31-37 et Г. 2. 1003 b 15-22 279 Pensées

116

D’ailleurs si les diverses sciences ne se corrélaient pas entre elles, elles ne mériteraient pas toutes le qualificatif de « scientifiques ». La Sagesse ou la Vérité riment donc avec la Totalité. Partant le véritable apprentissage des sciences est indissociable de l’Inter-disciplinarité, comprise non point comme combinaison de différentes perspectives sur un objet ou un thème, mais comme Ré-flexion de tous les regards à leur foyer d’origine commun. Peut-on enseigner les lois physiques sans la connaissance préalable des équations mathématiques ; les fonctions vitales sans dire un mot des propriétés physico-chimiques qui les sous-tendent et le sens de l’histoire sans aucune référence aux caractéristiques biologiques des hommes ? " Il faut donc bien se convaincre que toutes les sciences sont tellement liées ensemble, qu’il est plus facile de les apprendre toutes à la fois, que d’en isoler une des autres. Si quelqu’un veut chercher sérieusement la vérité, il ne doit donc pas choisir l’étude de quelque science particulière : car elles sont toutes unies entre elles et dépendent les unes des autres ; mais il ne doit songer qu’à accroître la lumière naturelle de sa raison " (Descartes280). A mille lieues de " la « polymathie » [savoir pluriel] " (Platon281) ou d’un dictionnaire, la Philosophie œuvre en vue d’une authentique Encyclopédie (Hegel), "une grammaire" (Kant282) ou " la logique " (Husserl) des sciences. " En d’autres termes, il n’y a qu’une philosophie unique, qu’une science véritable et authentique unique et en elle les sciences particulières authentiques sont justement des membres non-autonomes." (idem283) Mais comment s’écrit au juste un tel Livre, selon quelle méthode ? B. Méthode En tant qu’exposé méthodique des principes des sciences, la Philosophie doit répondre à des contraintes logiques / méthodologiques très strictes, si elle veut assurer sa propre scientificité. Il semblerait donc qu’il lui faille commencer par s’interroger sur celles-ci et donc débuter par un Discours de la Méthode ou des Règles pour la direction de l’esprit (Descartes). " La méthode est nécessaire pour la recherche de la vérité." (idem) Sa première question reviendrait à se demander quel est le critère ou le signe de la vérité, soit à déterminer la nature même de notre connaissance et de sa capacité à atteindre le Vrai. Préalablement à toute affirmation, il conviendrait de se mettre d’accord sur le savoir qui y conduit et son extension : jusqu’où il peut s’étendre. " Or il n’est rien de plus utile ici que de chercher ce qu’est la connaissance humaine et jusqu’où elle s’étend." (idem284)

La philosophie critique fera expressément sienne cette procédure, lui conférant même le statut principiel de condition de possibilité ou de voie d’accès à la science et / ou la vérité. Elle rejoint ainsi le bon sens qui trouve pareillement indispensable d’examiner notre faculté ou pouvoir de connaître avant même de prétendre connaître quoi que ce soit grâce à elle / lui. " C’est là la proposition principale de la philosophie kantienne. Celle-ci est aussi appelée philosophie critique, du fait qu’elle a tout d’abord pour fin, dit Kant, d’être une critique de la faculté de connaître. Avant de connaître, il faut examiner la faculté de connaître. Cela est plausible aux yeux de l’entendement humain, c’est une trouvaille pour le sain entendement humain. Le connaître est représenté comme un instrument, comme le procédé pour nous emparer de la vérité ; avant donc de pouvoir aller à la vérité elle-même, on devrait d’abord connaître la nature, la manière d’être <Art> de son instrument. " (Hegel) Cette conception instrumentaliste du savoir fut déjà celle de tous les empiristes, leurs titres en témoignent : Essai philosophique concernant l’entendement humain (Locke), Enquête sur l’entendement humain (Hume) ou encore Principes de la connaissance humaine (Berkeley). En quoi il n’est guère interdit de classer le criticisme et l’empirisme dans la même catégorie s’agissant de " la représentation au sujet de la nature de la connaissance " ou de la " position 280 R.D.E. I p. 38 281 Les Rivaux 139 a ; cf. égal. Héraclite, Frgt. 40. 282 Prolég. § 39 283 Log. formelle et Log. transc. §§ 5 p. 40 et 103 p. 362 284 R.D.E. IV et VII pp. 46 et 65 ; cf. égal. D.M. 2è partie

117

de la pensée relativement à l’objectivité " (idem). Il est vrai que tous deux avaient été précédés par le scepticisme et son analyse des différents modes (tropes) du jugement. N’importerait-il pas après tout d’évaluer le moyen de compréhension dont nous disposons, antécédemment à toute tentative de comprendre, ne serait-ce que pour vérifier sa fiabilité ? " Il est naturel de supposer qu’avant d’affronter en philosophie la chose même, c’est-à-dire la connaissance effectivement réelle de ce qui est en vérité, on doit préalablement s’entendre sur la connaissance qu’on considère comme l’instrument à l’aide duquel on s’empare de l’absolu ou comme le moyen grâce auquel on l’aperçoit." (idem)

Rien d’étonnant qu’on retrouve dans la philosophie kantienne ou le sens commun la même « absurdité » ou cercle vicieux que dans le scepticisme. Avec quel instrument va-t-on jauger la pertinence de l’instrument de la connaissance ? En d’autres termes : comment reconnaître la validité du critère ou signe du vrai, si l’on ne sait pas ce que ce dernier terme veut dire ? Toute connaissance ou enquête, se limitât-elle à celle d’un prétendu instrument du connaître, est tenue d’admettre une norme de vérité originaire, sans laquelle son propre discours serait disqualifié. Elle désavoue ainsi elle-même son présupposé d’une extériorité ou séparation entre un moyen (instrument) et un objet (vérité) du savoir et postule leur coprésence. Si le discours ne disait pas d’emblée le vrai, il ne le dirait en fait jamais, et c’est en vain qu’on poursuivrait une connaissance « véri-dique ». Loin de devoir mesurer celle-ci à l’aune d’un outil quelconque, c’est elle au contraire qui « définit »-détermine tout, soi-même comprise. Étalon de mesure et mesure tout à la fois, le savoir véritable est sui-réflexif ou absolu, et, en tant que tel, toujours déjà là. " s’il [l’absolu] n’était pas et ne voulait pas être en soi et pour soi depuis le début près de nous. … Cette conclusion résulte du fait que l’absolu seul est vrai ou que le vrai seul est absolu." (idem) Pour s’y introduire, nul préalable n’est requis, il suffit d’épeler correctement sa propre pensée. " Mais le vrai n’a nullement besoin de lisière qui le guiderait, il doit porter en lui la force de plaider immédiatement pour lui-même " (idem). Du reste le bon sens ne s’y est pas complètement trompé. Car, s’agissant de " savoir ce qu’il faut entendre par « vérité » ", il a beau feindre qu’il vise par ce mot quelque chose qui se trouverait en dehors de la pensée, il l’utilise aussi, souvent, en sa signification interne de concordance de la pensée avec elle-même : ainsi dans des locutions comme un vrai ami ou une vraie beauté qui renvoient à l’idée d’êtres répondant aux réquisits de la notion authentique de l’amitié ou de la beauté. " Au reste, la signification plus profonde (philosophique) de la vérité se trouve en partie aussi dans l’usage de la langue. Ainsi, par exemple, on parle d’un vrai ami et l’on entend par là un ami dont la manière d’agir est conforme au concept de l’amitié ; de même on parle d’un vrai chef-d’œuvre. Non-vrai a alors le même sens que mauvais, inadéquat en soi-même. " (idem285) Avec Spinoza on ne craindra pas d’affirmer haut et fort la présence en nous de "l’idée vraie" -"(car nous avons une idée vraie)"-, irrécusable, par "quelque sceptique" que ce soit, sauf à parler "contre sa conscience", et l’on dénoncera comme illusoires tous les préambules méthodologiques, particulièrement la recherche préliminaire d’un signe externe de la vérité. Pour s’assurer de cette dernière et devenir certain de la validité de son propos, il ne saurait être question de sortir –comment ?- de celui-ci et le comparer avec un objet donné –par qui ?-, mais il suffit que l’objet énoncé-pensé (l’essence objective) coïncide avec son énonciation-pensée (l’essence formelle), ce qui ne peut manquer d’arriver, pour peu que l’on énonce-pense conséquemment, c’est-à-dire qu’on aille jusqu’au bout de l’expression et/ou des expressions. La certitude ou vérité d’une proposition ne gît pas ailleurs que dans sa « position » même. Inutile donc de réclamer une garantie complémentaire qui nécessiterait de toute façon encore la garantie de sa garantie et ainsi de suite. Aucune instance transcendante -Dieu ou la Nature- ne peut justifier la véracité de notre propos qui ne peut chercher d’accréditation qu’à l’intérieur de lui-même. Quand on sait vraiment, on est censé savoir ce qu’on sait et qu’on le sait.

285 H.Ph. p. 1854 ; E. I. §§ 25 R., 40 ; Phén. E. Introd. pp. 65, 66 - 67 ; E.C.P. p. 92 et E. I. § 24 add. 2. p. 479

118

Rien ne peut suppléer notre propre opération ou possession de la vérité. Le savoir ne relève que de soi. Pas davantage qu’il n’y a de méta-discours –si l’on entend par là un discours surplombant le Discours-, il ne saurait être question de méta-science. En matière de Science, toute division entre un sujet et un objet soit entre un moyen (faculté) et un résultat (vérité) s’avère non pertinente. La connaissance et la vérité y sont inséparables. Seul celui qui sait est à même de produire la justification de ce qu’il sait, sans autre recours qu’à la science dont il dispose, et ainsi de s’approprier " la suprême certitude " ou la vérité qui ne sont en fait que les deux faces d’un même processus. La « certitude » réfléchit sur le versant subjectif la valeur logique ou objective de l’idée que l’on pense (l’essence objective). Par opposition à une connaissance tirée de la perception ou de l'expérience (induction) –" connaissance du premier genre, opinion, ou imagination "-, de la déduction / démonstration à partir de prémisses (admises) –" Raison et connaissance du second genre "-, on qualifiera la savoir authentique de " connaissance ... [du] troisième " genre ou " Science intuitive ". Distincte d’une simple conviction personnelle immédiate, elle se fonde sur une démarche ou une médiation de la pensée mais une médiation qui n’a nul besoin d’une démonstration supplémentaire, puisqu’elle est la « dé-monstration » ou l’« ex-position » de la vérité même. N'en douteront que ceux qui confondent idée ou jugement actif et image ou reflet passif. " Avoir une idée vraie, en effet, ne signifie rien d'autre que connaître une chose parfaitement ou le mieux possible ; et certes personne n'en peut douter, à moins de penser qu'une idée est quelque chose de muet comme une peinture sur un tableau, et non un mode du penser, à savoir l'acte même de comprendre ;" Ne dépendant que de soi, la Vérité est absolue, « auto-référentielle » ou sui-réflexive. Et tout en se révélant elle-même, elle témoigne de ce qui n’est pas elle : la fausseté. Ce n’est qu’en détenant le vrai qu’on peut prendre conscience de son erreur ou de sa faute. Le véri-dique se dit bien lui-même et indique en même temps son opposé. " Tout de même que la lumière fait paraître (manifestat) elle-même et les ténèbres, de même la vérité est sa propre norme et celle du faux (index sui et falsi)."286 Vrai et faux ne sont pas du reste exclusifs l’un de l’autre, sinon on ne dépasserait jamais celui-ci vers celui-là. Si la vérité rime avec idée ou pensée adéquate, c’est-à-dire complète (totale), la fausseté se résume à une idée ou pensée inadéquate et donc incomplète (partielle). Descartes, contre lequel est dirigé en grande partie le raisonnement spinoziste, ne disait pas in fine autre chose, récusant pareillement toute évaluation externe du vrai. " Il [le livre De la Vérité de Herbert de Cherbury] examine ce que c’est que la vérité; et pour moi, je n’en ai jamais douté, me semblant que c’est une notion si transcendentalement claire, qu’il est impossible de l’ignorer : en effet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant que de s’en servir, mais on n’en aurait point pour apprendre ce que c’est que la vérité, si on ne la connaissait de nature. Car quelle raison aurions-nous de consentir à ce qui nous l’apprendrait, si nous ne savions qu’il fût vrai, c’est-à-dire, si nous ne connaissions la vérité ?"287 Tous les « cartésiens » le suivront : " Car la vérité habite en nous " (Malebranche288). Et Kant lui-même, nonobstant son préjugé instrumentaliste, finira par dénoncer l’absurdité de la question " Qu’est-ce que la vérité "289 mal comprise. La démonstration véritable étant contemporaine de son effectuation, on ne s’embarrassera pas de considérations épistémologiques visant à énoncer de quelconques règles de la méthode, dont le bien fondé demeurerait dubitable, en l’absence de toute norme admise du vrai. En philosophie on ne suivra qu’une méthode, celle que prescrit le cheminement de la pensée, à savoir la recherche ordonnée du savoir humain.

286 T.R.E. §§ 33, 47, 35 pp. 112, 116, 113 et Éth. II. Prop. XL Scolie II pp. 394-395 et Prop. XLIII Scolie p. 397 287 Lettre à Mersenne 16/10/1639 p. 1059 288 Traité de morale I. XII. § XIX ; cf. égal. Leibniz, N.E. IV. IV. § 1 p. 344 289 C.R.P. Log. transc. Introd. III. p. 113 ; cf. égal. Logique Introd. VII. B. p. 55

119

" Puisque donc la vérité ne requiert aucun signe, mais qu’il suffit de posséder les essences objectives des choses ou, si l’on préfère, les idées, pour supprimer tout doute, il s’en suit que la méthode qui veut qu’on cherche le signe de la vérité postérieurement à l’acquisition des idées, n’est pas la vraie ; la vraie méthode, au contraire, est la voie par laquelle la vérité elle-même ou les essences objectives des choses, ou les idées (tout cela signifie la même chose), sont recherchées dans l’ordre qui convient." (Spinoza290) Et puisque le bon ordre, à son tour, ne peut être assigné que par le tout du savoir, seul en mesure de nous apprendre combien de parties il comporte et comment celles-ci s’entresuivent, cette recherche ne peut que faire corps avec le dé-veloppement ou l’ex-posé de la Science. Une re-cherche n’est jamais étrangère à ce que l’on re-cherche ; elle serait sinon recherche de rien du tout. La méthode philosophique et la présentation de la philosophie ne font qu’un : il n’y a que celle-ci qui puisse nous renseigner sur celle-là, c’est-à-dire sur elle-même. Parler donc de système philosophique relève du pléonasme : la Philosophie est Système ou elle n’est purement et simplement pas. Mais ne serions-nous pas alors au rouet ? Si la philosophie s’écrit systématiquement ou pas du tout, par quoi débutera –t-on l’écriture d’un livre de philosophie ? Comment commencer une ex-plicitation dont on sait par avance qu’elle n’acquiert sens que prise en sa totalité ? "Quel doit être le commencement de la Science ?" (Hegel291), étant entendu qu’en tant que point de départ –première partie-, il ne peut être vrai –totalité-, tout en devant pourtant déjà être porteur de vérité, car il en forme précisément la première partie, c’est-à-dire la base. Clarifions encore mieux la nature méthodique- systématique ou totale de la Philosophie. C. Système Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de la philosophie, cette discipline a toujours aspiré à un Livre total. Ce dernier forme sa raison d’être, par contraste avec les considérations ou traités scientifiques forcément partiels. Son fondateur, Platon, l’a nettement exprimé : " Car le dialecticien est celui qui a une vision d’ensemble, le non dialecticien, celui qui ne l’a pas." Il en a même à la fois dessiné la " ligne " directrice et " le prélude " dans la République et esquissé plus qu'une ébauche dans le Timée, "le sommet de toute la philosophie"292. Les modernes, à commencer par Descartes, poursuivront son objectif et l’actualiseront. " Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse." L'auteur des Méditations entendra d'ailleurs être lu et jugé en bloc, systématiquement. " Je serai bien aise que ceux qui me voudront faire des objections ne se hâtent point, et qu'ils tâchent d'entendre tout ce que j'ai écrit, avant que de juger une partie ; car le tout se tient, et la fin sert à prouver le commencement."293

Et ils seront eux-mêmes « imités » et prolongés par des « contemporains », tel Husserl, qui, après avoir rappelé le dessein platonico-cartésien -" toutes les sciences en tant que rameaux d’une sapientia universalis (Descartes) "-, en soulignera la nature logico-« scientifique » : " Le privilège philosophique de l’auto-compréhension et de l’auto-légitimation principielle ou, ce qui est la même chose, le privilège de la scientificité la plus parfaite, privilège pour la réalisation duquel la philosophie existe, et avant tout la philosophie en tant que doctrine de la science."294 Bref le projet du Livre ou du Système est l’invariant de toute philosophie et Kant était parfaitement habilité à parler De la philosophie comme d’un système.

290 T.R.E. § 36 p. 113 ; cf. égal. Éth. II. Prop. X Scolie p. 364 291 S.L. L. 1er p. 55 292 Rép. VII. 537 c ; VI 509 d ; VII 531 d et Timée 20 a 293 P.P. L.-P. p. 566 et Lettre Mers. 01/38 p. 986 294 Log. formelle et log. transc. Introd. p. 7 et § 56 p. 208 ; cf. égal. § 103 p. 361 et Concl. p. 385

120

A vrai dire ce « rêve » date d’avant la philosophie, étant consubstantiel à la raison même. Ou, si l’on préfère, la philosophie consiste à prendre au mot le désir rationnel et à le réaliser. Que veut en effet la raison humaine sinon rationaliser tout, soit enchaîner-enserrer dans les mailles d’un unique discours logique-rationnel toute la pensée. En cela elle ne fait que suivre " un principe de totalité <Vollständigkeit> " (idem) inhérent au Langage dont toutes les significations sont interdépendantes et forment un ensemble. S’inspirant de la pratique la plus commune de l’expression, la philosophie rend consciente / explicite ce que celle-là effectue inconsciemment / implicitement ; elle achève ou pousse jusqu’au bout ce que le langage ordinaire présuppose mais n’accomplit pas sciemment de lui-même. Et pour exécuter son programme, n’est requise qu’une idée, celle que chacun porte en soi : l’Idée du Tout, de l’Unité c’est-à-dire du Principe auquel est suspendu tout le savoir et qui n’est rien d’autre que l’uni-vers de la Pensée elle-même, et donc également des parties qui le com-posent, l’un n’allant pas sans les autres et réciproquement. Un tout non divisible ou des parties non unifiables ne seraient qu’un tout vide ou des parties disparates. L’Idée en question assignera donc à la fois la perspective d’ensemble de la connaissance humaine et la place de chaque science particulière ou sa relation aux autres. Elle donnera ainsi naissance à un système, permettant à nos connaissances de dépasser leur simple agrégation ou juxtaposition. " Si nous jetons un coup d’œil sur tout l’ensemble des connaissances de notre entendement, nous trouvons que la part qu’y a proprement la raison, ou ce qu’elle cherche à y constituer, c’est le caractère systématique de la connaissance, c’est-à-dire sa liaison tirée d’un principe. Cette unité rationnelle présuppose toujours une idée, je veux dire celle de la forme d’un ensemble de la connaissance qui précède la connaissance déterminée des parties et contienne les conditions nécessaires pour déterminer a priori à chaque partie sa place et son rapport avec les autres. Cette idée postule donc une parfaite unité de la connaissance intellectuelle, qui ne fasse pas seulement de cette connaissance un agrégat accidentel, mais un système lié suivant des lois nécessaires." (idem) Un tel Système, répondant à l’exigence de la Raison, sera nécessairement « achevé », une authentique totalité ne laissant rien à l’extérieur de soi. Toutes les sciences possibles et/ou réelles doivent s’y trouver et aucune ne peut se greffer sur lui, sans qu’il l’ait anticipée. Conséquemment aucune connaissance inédite ne saurait modifier sa structure, puisqu’il ne tolère qu’une explicitation interne. Au-delà de la métaphore cartésienne de l’arbre, on le comparera à un corps vivant en général, dont les organes (parties) n’existent pareillement que dans et par l’organisme (tout) et qui se développe et se reproduit lui-même, au lieu de subir des altérations ou modifications externes. " Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en général ne doivent pas former une rhapsodie, mais un système, et c’est seulement à cette condition qu’elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison. Or j’entends par système l’unité des diverses connaissances sous une idée. Cette idée est le concept rationnel de la forme d’un tout, en tant que la sphère des éléments et la position respective des parties y sont déterminées a priori. Le concept rationnel scientifique contient donc la fin et la forme de tout ce qui concorde avec lui. L’unité du but auquel se rapportent toutes les parties, en même temps qu’elles se rapportent les unes aux autres dans l’idée de ce but, fait que l’on ne peut manquer de remarquer l’absence d’une partie quelconque, quand on connaît toutes les autres, et qu’aucune addition accidentelle, ou aucune grandeur indéterminée de perfection, qui n’ait pas ses limites déterminées a priori, n’y peut trouver place. Le tout est donc un système articulé (articulatio) et non pas seulement un amas (coacervatio) ; il peut bien croître du dedans (per intussusceptionem), mais non du dehors (per appositionem), semblable au corps d’un animal auquel la croissance n’ajoute aucun membre, mais sans changer la proportion, rend chacun de ses organes plus fort et mieux approprié à ses fins." (idem)

A vrai dire le système du savoir ne présente qu’une analogie superficielle avec l’organisme biologique, car, alors que ce dernier est susceptible d’une brusque variation imprévisible (mutation), en quoi il ne forme qu’une totalité provisoire et non auto-nome, celui-là seul s’auto-engendre ou se réfléchit pleinement lui-même, n’étant confronté à aucune extériorité. Qui définit en effet ce qui pourrait être à l’extérieur de la raison, sinon la raison elle-même ? Celle-ci englobe donc bien tout en son sein et s’avère ainsi absolument complète ou saturée. Son étude, id est la métaphysique ou la philosophie, sera donc totale ou ne sera pas. " Or la métaphysique, suivant les idées que nous en donnerons ici, est, de toutes les sciences, la seule qui puisse se promettre, et cela dans un temps très court et avec très peu d’efforts, pourvu qu’on les unisse, une exécution assez complète pour ne plus laisser [à faire] à la postérité que de disposer le tout de d’une façon didactique

121

suivant ses propres vues, mais sans pouvoir en augmenter le moins du monde le contenu. Elle n’est autre chose, en effet, que l’ inventaire, systématiquement ordonné, de toutes les connaissances que nous devons à la raison pure. Rien ne saurait donc nous échapper ici, puisque les idées que la raison tire entièrement d’elle-même ne peuvent se dérober à nos yeux, mais qu’elles sont mises en lumière par la raison elle-même, dès qu’on en a seulement découvert le principe commun. La parfaite unité de cette espèce de connaissances, qui dérivent uniquement de purs concepts, sans que rien d’expérimental, sans même qu’aucune intuition particulière, propre à fournir une expérience déterminée, puisse avoir sur elle quelque influence pour les étendre et les augmenter, cette parfaite unité rend l’intégrité absolue du système non seulement possible, mais aussi nécessaire." (idem) Soumise à la loi du tout ou rien, la science philosophique ne progresse pas, comme les autres sciences, suite à des corrections, remaniements ou révisions successifs, mais son exposition est tenue d’emblée à l’intégralité, en sorte qu’elle ne connaît pas le progrès, au sens linéaire du moins de ce terme. Le non respect de cette clause, soit une philosophie partielle, équivaudrait à la ruine de l’Idée de totalité, autant dire de la philosophie. Si l’on prend au sérieux celle-ci, on rejettera la fausse modestie –forme masquée d’une vraie vanité- de ceux qui confondent leur incapacité intellectuelle personnelle avec une présumée ignorance inévitable de l’esprit humain et se satisfont d’un savoir fragmentaire, déclaré par eux définitif ; lors même qu’ils devraient pourtant comprendre que le propre de tout fragment ou de toute finitude est d’avoir pour horizon la totalité ou l’infini. " Toutes les élaborations philosophiques ne méritent pas le nom de philosophie comme science si elles ne sont pas liées en un système. Philosopher de façon fragmentaire veut dire seulement faire avec la pensée rationnelle des essais qui, tant qu'on n'a pu leur assigner, dans l'économie du Tout, leur place définie et leur affinité avec les autres, sont peu dignes de confiance." (idem295) En quoi la Philosophie consonne voire s’identifie avec le Langage : tout comme lui elle se donne "d’un seul jet … [ou] coup" (W v. Humboldt296) et se caractérise par son auto-référence ou totalité absolue. Ou, si l’on préfère, celui-ci constitue le présupposé de celle-là, mais un présupposé « absolu », incontournable. " De là, enfin, j’ai conclu ce qu’il s’agissait d’établir, sans rien présupposer hors le simple sens des mots."

(Spinoza297) Cela ne signifie pas que par après, une fois le tout acquis, il ne resterait plus qu’à le répéter à l’identique, ce qui reviendrait à ressasser une philosophie déjà écrite. Au contraire, le tout acquis, il importe de l’actualiser ou préciser indéfiniment, en fonction cette fois de l’avancée des sciences positives, des sciences humaines et des autres disciplines (art et religion) constitutives du système ou du tout linguistico-philosophique. " Par suite, quand bien même une Doctrine de la Science universellement valable devrait être édifiée, la faculté de juger philosophante aura toujours, même dans ce champ, à travailler à sa propre perfectibilité, elle aura toujours des manques à combler, des preuves à renforcer, et des déterminations à déterminer plus précisément." (Fichte298) Mais cette actualisation s’inscrira obligatoirement à l’intérieur des contours ou limites préétablis par l’ensemble, dessinant ainsi un progrès « ré-volutionnaire », au cours duquel tout pas en avant ou pro-gression s’identifie à un pas en arrière ou une ré-gression au fondement. Partant la philosophie ne peut adopter que la forme d’un cercle dans lequel point de départ et point d’arrivée coïncident. Mais il ne s’agit pas d’un cercle géométrique/spatial statique, mais bien du Cercle spirituel/temporel : approfondissant / dynamique de la Ré-flexion même. Se résout par là même le problème du commencement de la Science. Dans un réel système, début et fin s’identifiant, il est indifférent à la limite de se demander par quoi l’on démarrera, vu que, d’où que l’on parte, on est certain a priori de parcourir la sphère du savoir en entier.

295 C.F.J. 1ère Introd. I ; Préf. 1ère éd. p. 1 ; C.R.P. Dial. transc. App. p. 505 ; Méthod. transc. chap. III. p. 621 ; Préf. 1ère éd. p. 35 et Op. post. AK XXI p. 524 296 R.L.C. 4 et 13 in Introd. œuvre kavi et autres essais pp. 72 et 80 297 Lettre XXXVI à Hudde p. 1190 ; cf. égal. LXXVI à A. Burgh p. 1292 298 C.D.S. 2è sec. § 7. p. 66 ; cf. égal. Kant, C.R.P. Préf. 2nde éd. p. 53 ; Progrès II p. 75

122

Tout au plus accordera-t-on à la tradition qu’il est « naturel » de commencer avec l’étude de la nature (extériorité) –sciences naturelles-, pour passer ensuite à celle de l’esprit (intériorité) –sciences humaines- et finir par l’absolu ou la synthèse des deux (intériorité-extériorité) -sciences théologiques. C’est en tout cas ainsi qu’ont procédé tous les grands, Platon en tête dans le Timée, suivi par Descartes dans son arbre philosophique, et par Kant : " Or ce système réel de la philosophie elle-même ne peut être divisé autrement qu’en philosophie théorique et philosophie pratique d’après la distinction originaire de leurs objets et la différence essentielle qu’elle fonde entre les principes d’une science qui les comporte ; en sorte que la première partie doit être la philosophie de la nature, l’autre celle des mœurs ;"299

Quant à Hegel, il complétera, dans son Encyclopédie des sciences philosophiques, le diptyque kantien des Premiers principes métaphysique de la science de la nature –Philosophie de la nature- et de la Métaphysique des mœurs –Philosophie de l’esprit-, par une philosophie de L’esprit absolu qui « récapitule »-résume en vérité les deux autres. Nous nous sommes nous-mêmes, essayé dans notre propre trajet, à valider cette structure, qui s'avère ainsi définitive-indépassable, vu qu’elle « boucle » véritablement la Science. Pour le confirmer, retraçons une dernière fois, avec le Philosophe, la chaîne ou le cheminement général de cette dernière, soit le plan global de la Philosophie, avant d’en reparcourir ensuite, " soixante-dix-sept fois "300, le tour concret. Ce faisant, on vérifiera rétroactivement la légitimité ou vérité de tout ce qui précède. D. " Le Système de la Science " Discours encyclopédique – systématique, la Philosophie entend articuler la Totalité / Vérité de l’Être que seule sa réalisation vérifiera mais dont on se doit de dire un mot préalable, afin d’en débuter correctement l'exposition. Aussi précisons les attendus de celle-ci avec l'auteur de la Préface à la Phénoménologie de l'esprit (pp. 17 – 18), texte destiné initialement à servir de présentation au Système de la Science La totalité ou vérité englobant aussi bien l’être –ce qui est vraiment, ce qu’il est convenu d’appeler la réalité-, que la parole qui l’énonce ou le réfléchit, il appartient au discours philosophique de rendre compte ou raison tout à la fois de ce qui existe véritablement, par opposition à l’existence éphémère des étants ordinaires, c’est-à-dire de la " Sub-stance " (Spinoza) : ce qui se tient au-dessous ou au fondement de l’être, et de soi-même ou du Sujet, soit du " Je pense " (Kant) qui l’exprime. " Selon ma façon de voir, que doit seulement justifier la présentation du système, tout dépend de ce point essentiel : saisir et exprimer le vrai, non comme substance mais tout aussi bien comme sujet." Toute tentative de saisir l’une (la substance) à l’exclusion de l’autre (le sujet) et vice et versa, en postulant, comme on le fait habituellement, l’extériorité ou l’indépendance de ces deux termes, ne pourrait aboutir qu’à un système incomplet et donc non philosophique. " Notre savoir habituel ne se représente que l’objet qu’il sait ; il ne se représente pas en même temps lui-même, c’est-à-dire le savoir même. Or le tout qui est donné dans le savoir ne se réduit pas à l’objet ; il contient aussi le Je qui sait, et la relation réciproque entre moi et l’objet : la conscience."301 Plus exactement et puisque l’Être véritable n’est jamais donné mais fait toujours suite à une synthèse intellectuelle qui, dépassant l’éparpillement des étants (choses), les unifie tous sous un concept commun, la Sub-stance renvoie d’emblée et à la pensée et à ce que celle-ci révèle. Idée de la totalité des existants -Unité de la pensée et de l’étendue, dans la terminologie spinoziste-, elle signifie aussi bien le sujet que l’objet du savoir. " Il faut en même temps remarquer que la substantialité inclut en soi l’universel ou l’immédiateté du savoir lui-même, aussi bien que cette immédiateté qui est être ou immédiateté pour le savoir."

299 C.F.J. 1ère Introd. I p. 13 300 S.L. Préf. 2nde éd. p. 25 et cf. égal. Corr. 603. III p. 224 301 P.Ph. 2è Cours Introd. § 1 p. 73 ; cf. égal. E. I. § 24 add. 2. p. 479 ; H.Ph. 2. p. 240 et Fichte, D.S. 1813 p. 4

123

En énonçant la substance, on énonce déjà le su(b)je(c)t qui la sou-tend ou plutôt qui la fonde. Tout en exprimant celle-là, le discours philosophique s’exprime soi-même. Il est tout sauf un objet ou un sujet séparé, se confondant avec la Relation réflexive -Cause de soi (Spinoza) ou Raison pure (Kant)- constitutive de l’Objectivité en général. L’Objet vraie de la philosophie, l’Absolu, est « sujet », au double sens de ce terme : ce dont on parle (objet / sujet du discours) et celui qui en parle (sujet discourant) et s’avère complet ou systématique, capable de rendre raison de l’intégralité de ce qu’il y a à savoir, soi-même inclus. Pour le dire plus simplement, il n’y a pas de réel (objet) en dehors du Discours (sujet) qui le relate et qui, en le relatant, se relate soi-même, formant le lien entre Soi, l’autre et soi-même. Tout : sujet, objet, leur différence et leur unité passe par le Langage, dans la mesure où l’objet, ou ce qu’il est convenu d’appeler l’extériorité ou le monde, est encore une position du Discours soit de l’intériorité. Lors même qu’il paraît avoir affaire à ce qui n’est pas lui, le Langage n’est confronté qu’à lui-même, car cet autre est sa propre diction, son autre donc. Comment ferions-nous pour évoquer le monde, si ce dernier n’était pas « notre » monde, immanent et non transcendant à la Discursivité ou Pensée par laquelle il est du reste nommé ? La vérité hégélienne / philosophique se résume à une « banalité » : être c’est être dit (être) ou rien n’est si ce n’est le Discours qui, en définissant le sens, dit ce qui est ou n’est pas au juste. Seul le discours EST absolument ou nécessairement et n’est lui-même que la condition de possibilité de l’apparaître ou de la révélation de tout être, étant entendu qu’en deçà de cette révélation, il n’y a point d’être du tout, non seulement pour moi mais pour n’importe quel sujet que je pourrais imaginer. Tant en effet que l’être n’est pas identifié, nommé ou relaté, il n’est rien, et pas même cela, le « rien » étant encore un pro-« nom ». Paradoxalement mais tout à fait logiquement, le lien / la relation préexiste aux choses elles-mêmes et les détermine. Mieux vaudrait dire cependant qu’il les présente ou présentifie, pour éviter toute équivoque, sous la forme du maintien d’une extériorité entre langage et choses. Pour singulière que soit cette vérité, eu égard à nos habitudes linguistiques / mentales, elle forme le strict corollaire de la réflexivité du Vrai et nous oblige à réviser notre représentation ordinaire de la vérité suivant laquelle elle est l’accord de la connaissance avec son objet, conçu comme externe à celle-ci. Aussi longtemps que l’on n’aura pas saisi correctement et pleinement " ce point essentiel " : il n’y a pas d’ob-jet (vrai) hors du procès discursif et donc de l’ob-jection du sujet, l’on se condamnera à ne pas pouvoir achever l’œuvre philosophique. Et c’est ce qui est arrivé et à Spinoza et à Kant. Si Spinoza en effet est bien parti de Dieu ou de la Substance, qu’il a pertinemment défini comme "Cause de soi", id est comme Unité de la pensée ("essence") et de l’être ("existence") et donc comme Réflexion, infidèle à son propre point de départ, il traite néanmoins " Dieu, comme substance unique ", soit comme un être antérieur et extérieur au discours et à ses articulations ou déterminations. " La substance est antérieure par nature à ses affections." Au lieu de se dire lui-même, cet Être ou Substance est dit par un entendement qui en énonce quelques "propriétés" ou "attributs" mais qui n’est pas Lui, tout au plus un de ses modes, nécessairement inadéquat, n’épuisant, n’exprimant pas complètement / totalement celui-ci. En d’autres termes : oubliant le caractère réflexif -" la conscience de soi "- de la substance, qu’il a pourtant lui-même posé, l’auteur de l’Éthique a finalement assimilé celle-ci à une substance, un être donné, " immobile " ou statique vers lequel la connaissance ou l’esprit peut et même doit tendre, mais auquel il ne saurait jamais s’identifier. C’est à juste titre que son Livre s’intitule Éthique et non Philosophie302 selon son projet originaire véritable. 302 Éthique I. Déf. I ; prop. I ; Appendice p. 346 ; Lettre LVI à H. Boxel p. 1247 et T.R.E. §§ 31 ; 36 et 51

124

En adoptant " la position contraire " , soit en inversant, par sa révolution copernicienne, le rapport du sujet (pensée) et de l’objet (substance), faisant de celui-ci une fonction ou modification de celui-là et repensant la substance comme une catégorie et non comme un être, Kant « corrige » le défaut du spinozisme, revenant somme toute à son motif véritable, l’unité du penser et de l’être. Mais dans la mesure où, reculant devant sa propre découverte, il se contente simplement d’inverser la place du sujet et de l’objet du connaître, sans remettre radicalement en cause la structure duelle de ce dernier, il persiste à considérer la pensée (le savoir) comme étrangère à l’objet (la substance) et s’appliquant de l’extérieur à lui. Du coup il n’envisage celle-ci que comme une simple faculté ou forme universelle -" l’ universalité " - qui, pour s’accomplir a besoin d’un matériau particulier différencié, donné ou intuitionné, qu’elle ne produit pas elle-même et ne peut par conséquent réfléchir vraiment, son être en soi lui échappant toujours. De l’être censé être posé par la pensée, notre pensée ne pourrait saisir que les « phénomènes », c’est-à-dire l’être pour nous des choses et non leur être absolu, substantiel / véritable, les « choses en soi ». D’où l’étrange résultat de la Critique de la Raison pure : destinée en principe à ouvrir à la Métaphysique (Philosophie) " le sûr chemin [la voie] de la science " -Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science-, elle en ferme d’entrée l’accès. En limitant la raison au champ de l’expérience, elle lui interdit en effet tout dépassement de celle-ci et partant toute tentative de compréhension rationnelle de l’Absolu ou du Vrai dont un abîme infranchissable nous séparerait. Isolée de ce dernier, la raison kantienne se condamne à n’être qu’une raison formelle ou subjective, incapable de concevoir (engendrer) le contenu ou l’objectivité même du monde et retrouve les caractéristiques de la substance spinoziste : " cette même simplicité, ou cette substantialité indifférenciée, immobile ". Tout en pointant dans la bonne direction, le Je pense ou le criticisme s’interdit, du fait de son inconséquence, d’outrepasser d’éternels Prolégomènes et s’oblige, pour la solution du problème métaphysique, à chercher refuge du côté de l’exigence morale ou religieuse. " J’ai donc dû supprimer le savoir pour lui substituer la croyance." Force est donc de le parachever et de résoudre l’incohérence qui le mine, comme l’a d’ailleurs suggéré Kant, en postulant " une racine commune " à la sensibilité et à l'entendement, qu'il s'est aussitôt cependant empressé de décréter " inconnue de nous "303. Comment réduirait-on du reste à l’unité ce que l’on a commencé par déclarer irréductible ? Il appartiendra aux post-kantiens et en premier lieu à Fichte de transformer cette hypothèse en programme de travail, en thématisant la dite racine commune et en assignant à la Raison la tâche d’engendrer à partir d’elle tout le contenu du penser et donc du « réel », ce dernier n’étant qu’un mot, autant dire rien, tant qu’il n’est pas conçu (réalisé). Ce faisant il pourra espérer transmuer la Critique en Doctrine de la Science et produire " un système du savoir en général "304 déjà envisagé, mais non effectué, par son prédécesseur. Trop attaché, en dépit de sa révolution, au réalisme vulgaire ou, mais ceci n’est que la conséquence de cela, à une représentation formaliste et statique de la pensée et de ses catégories, le philosophe critique n’a pas été jusqu’au bout de son projet. Et bien qu’il ait désavoué explicitement l’œuvre fichtéenne, celle-ci n’en demeure pas moins fidèle à son esprit sinon à sa lettre, et rappelle à la philosophie sa seule tâche: proposer une théorie nécessaire, non présupposante. Encore faut-il savoir comment on met au juste en œuvre un tel programme. Car " si la pensée unit à soi [au sujet] l’être de la substance [l’objet], et saisit l’immédiateté [le donné] ou l’intuition [le sensible] comme pensée [concept] ", c’est-à-dire comme élaboré

303 C.R.P. Préf. 2nde éd. pp. 40 et 49 ; Dial. tr. App. p. 524 et Intr. VII. p. 75 304 Sur le concept de la D.S. 1ère sec. § 2 p. 40

125

par elle ou comme relevant d’une " intuition intellectuelle " et non d’une intuition sensible, reste à comprendre " cette intuition intellectuelle " elle-même. Parce qu’ils ne l’ont pas appréhendée comme une authentique « opération » ou signification, les post-kantiens, malgré la percée de Fichte305, n’ont pas su éviter le subjectivisme kantien soit " la simplicité inerte " d’un penser inapte à concevoir réellement l’objet mais toujours contraint de le présupposer. Partant ils n’ont pas « déduit » l’objectivité et ont présenté " l’effectivité elle-même d’une façon ineffective ", non objective. Nommant ce qui est sous-jacent à tout, la sub-stance n’est pas séparable du su-jet qui la pose ou qu’elle sup-pose, sous peine de n’être qu’une "substantialité indifférenciée, immobile" ou incomplète. Et comme, et pour la même raison, le sujet ne saurait être compris indépendamment de la substance qu’il sous-tend, la réalité substantielle, qui n’oublie pas sa propre formation, ou " la substance vivante " n’est point celle d’un être objectif (substance) ou subjectif (sujet) mais celle d’un acte / mouvement. Sauf à réifier à son tour cet acte, on ne le concevra pas sur le modèle d’une activité qui serait supportée par un corps ou un sujet particulier, mais en tant qu’Acte substantiel (essentiel) et par là-même subjectif qui pose aussi bien l’Être (objet) que Soi-même (sujet) et sur lequel tout effectivement re-pose, mieux : qui en posant l’Être, se pose en fait Soi-même. " La substance vivante est encore l’être qui est vraiment sujet ou, ce qui signifie la même chose, qui n’est vraiment effectif qu’en tant que la substance est le mouvement de se-poser-soi-même, ou est la médiation entre son devenir-autre et soi-même." La " racine commune " de la sensibilité et de l’entendement, affirmée à titre de simple hypothèse par Kant, est en réalité l’Acte originaire constitutif du Réel même, c’est-à-dire la Parole ou Relation nécessairement réflexive qui le réalise. Pure relation réflexive, sans aucune extériorité, le Discours ou le Sujet ne se rapporte en effet point à un être ou un réel préalablement donné et dont il se contenterait d’affirmer ou de réfléchir l’existence, redoublant ainsi inutilement celle-ci. Au contraire il commence, comme le rappelle fortement Descartes, par faire abstraction " de toutes choses ", par nier ou remettre en cause -" révoquer en doute "- leur être même, en montrant leur caractère fini, limité, autant dire leur non-être ou leur peu d’être. Sans cette dénégation première " des choses ", la parole n’aurait pas lieu d’être ou serait parfaitement superflue, l’être s’imposant alors immédiatement ou évidemment de lui-même. Mais puisque rien ne préexiste en fait au dire, en niant l’être ou en affirmant son non-être, le discours nie ses propres dénominations ou déterminations ("choses extérieures … [et] moi-même") ou négations ("opinions" [ou] préjugés") et se rapporte purement à soi-même ou au "Je" qui n’existe que pour autant qu’il se "prononce", révélant qu’il n’y a rien en dehors de lui306. Le Discours de la Philosophie n’énonce rien de plus que ce dont quiconque parle fait l’expérience, sans néanmoins théoriser celle-ci, à savoir que toute affirmation véridique équivaut à la négation d’une négation. Ainsi quand un sujet tente de se dire ou s’exprimer, il commence par contester, rejeter hors de lui, tout ce qui n’est pas lui (le monde et les autres) c’est-à-dire ce qu’il est convenu d’appeler le moi apparent ou superficiel, par contraste avec ce qui forme l’essence même du moi, le moi profond ou véritable. Il suffit pourtant que le sujet se rende compte que l’inessentiel n’est jamais donné mais est bien le fruit de sa propre dépréciation, pour qu’il reconnaisse que celui-là lui appartient tout autant que le présumé essentiel. A quoi se résumerait au demeurant le moi profond sans les déterminations dites inessentielles, son activité mondaine, ses rapports aux autres voire son ou ses «costumes», sa ou ses postures, sinon à une entité vide ?

305 cf. I. Thomas-Fogiel, Crit. Représ. Étude Fichte pp. 59-64 et Fichte Réfl. et Argumentation pp. 68-75 (Vrin) 306 Abrégé et Méditations I et II

126

Négation de la négation, le Dire n’est pas une substance positive constituée mais ne s’affirme soi-même qu’en niant ou surmontant son altérité (non-être) et en se réfléchissant ainsi pleinement lui-même. Aussi il n’est que la pure négation qui se nie elle-même, soit la Relation qui, moyennant l’« annulation »de tous les êtres signifiés, institue leur signification d’ensemble, c’est-à-dire le Réel même et non seulement telle ou telle réalité. Rien n’étant originairement ou simplement (donné) mais tout n’ex-istant qu’à partir de la dis-cursivité ou de " la pure négativité simple ", tout dé-bute par la di-vision (éloignement ou séparation), " la scission du Simple en deux ou la duplication opposante ", soit le jugement, si du moins l’on entend ce mot avec la langue allemande (Ur-teilen) comme la division originaire (ursprünglisches Teilen) et non avec un certain usage comme un rapport que l’on établirait après coup entre deux termes extérieurs et prédonnés. Car ceux-ci ne préexistant pas à leur dis-tinction qui doit elle-même être fondée, le vrai jugement revient à l’opération par laquelle le Discours se dé-double ou s’ex-prime. Niant sa première indistinction ou son ipséité, il se contre-dit ou s’op-pose à soi-même, en produisant un sens particulier, à commencer par celui de l’« être » ou du « monde » qui n’est pas identique à lui mais sans lequel, faute d’articuler quoi que ce soit, le discours ne serait lui-même rien : pur silence. Mais puisque ces différentes expressions-négations (« monde », « âme », « Dieu ») sont ses expressions et non des déterminations provenant de l’extérieur, elles se nient à leur tour en tant qu’énoncés figés se rapportant à des objets divers lui faisant face ou s’opposant simplement à lui et se réfléchissent pour ce qu’elles sont vraiment, différentes expressions d’un même Dis-cours soit les progressives étapes d’un(e) seul(e) et même cours(e), jugement ou signification globale. Et cette course ne court plus, comme la substance spinoziste, après un but, trésor ou vérité "originaire" caché ou prédonné avant qu’elle ne commence, ni, mais nous savons déjà que cela revient au même, après une vérité "immédiate", qui se trouverait préconstituée en nous, tel le " Je pense " kantien qui, à cause de son immédiateté ou de sa nature seulement pensée, en est réduit à " accompagner toutes mes représentations " dont l’objet par contre, autant dire l’essentiel, demeure également celé dans une mystérieuse « chose-en-soi ». Le véritable cours discursif ne veut rejoindre nulle autre vérité que la sienne propre. Son être s’identifie donc à son par-cours même qui tout à la fois produit et réduit –mieux, qui produit en re(con)duisant- purement et simplement toutes les vérités à leur commune origine ou provenance discursive, signifiant par là même le caractère « réflexif » du véridique ou de la substance philosophique, par opposition à la nature donnée ou statique qu’on lui accorde trop souvent, y compris dans les milieux savants. " Comme sujet elle est la négativité pure et simple, c’est pourquoi elle est la scission du Simple en deux ou la duplication opposante, qui est à son tour la négation de cette diversité indifférente et de son opposition : c’est seulement cette égalité se réinstaurant, la réflexion en soi-même dans l’être-autre qui est le vrai, et non une unité originaire comme telle ou une unité immédiate comme telle." Parlant de l’Autre (monde, Dieu), le Discours philosophique ne parle que de soi-même, mais d’un soi qui n’est pas lui-même antécédent ou postérieur à l’autre mais contemporain de lui, puisque c’est par l’expression de ce dernier qu’il accède à son identité. En niant sa propre négation, la substance hégélienne s’affirme finalement comme à la fois identique (même / une) et différente (autre / multiple) : unité de l’identité et de la différence. Dépassant l’opposition entre ces deux catégories, elle retrouve, tout en les systématisant, les conclusions platoniciennes du Parménide et du Sophiste et précise, après Fichte, le sens (l’esprit), sinon la lettre, du kantisme qui identifiait déjà le penser et le juger -"l’entendement en général peut être représenté comme une faculté de juger" ou plus fermement : " la faculté de juger (qui est la même chose que la faculté de penser) "- et interprétait également

127

ce dernier comme une synthèse (unité) a priori ou originaire du divers, y voyant " le principe le plus élevé de toute la connaissance humaine "307. En dépit de ses inconséquences et d’une terminologie fort approximative -parler de " faculté de juger " à propos du Je pense revient en effet à maintenir une extériorité entre penser et être et donc trahir le sens profond de ce que l’on voulait énoncer : l’unité des deux-, le criticisme n’en ouvre pas moins la voie à une juste compréhension du Verbe philosophique comme Re-lation nécessairement et originairement une et multiple à la fois. Tirant la leçon de ses prédécesseurs, Hegel en poussera jusqu’au bout les conséquences, et théorisera ainsi la pratique discursive la plus ordinaire qui démontre à l'envi que l’énoncé d’un sens (simple) implique ipso facto sa division et donc la multiplication du ou des sens, réciproquement l’énonciation même de celle-ci (complexité) présuppose à son tour la négation de la pure pluralité ou sa réunification, sinon elle ne pourrait jamais être elle-même articulée par un discours ou écrit. Pas davantage que l’on ne peut demeurer en deçà du monde du Discours, on ne saurait en sortir, aller au-delà, l’inarticulable ou l’« indicible » -mais n’est-ce pas la même chose que le silence ?- étant lui-même une modalité, fort pauvre ou vide, il est vrai, de la parole. Celle-ci constitue donc un univers achevé, « clos » ou fermé -se re-fermant sur lui-même- et forme un cercle ou plutôt un cycle qui part de et revient à Soi : (re)tourne (à) en soi. Comme dans tout cercle, point de départ et point d’arrivée y coïncident ou, puisqu’il s’agit d’un cycle, ils viennent à coïncider, ne se réalisant que dans et par cette coïncidence. " Le vrai est le devenir de soi-même, le cercle qui présuppose sa fin comme son but et a cette fin pour commencement, et qui n’est effectif que par son accomplissement et sa fin." Le véri-dique n’est vrai qu’une fois dit ou vérifié soit lorsque le Dire aura dit tout ce qu’il a à dire, c’est-à-dire, puisqu’il n’a en fait rien d’extérieur à soi à exprimer, dans le temps même de sa diction ou expression qui s’anticipe et se récapitule toujours déjà elle-même. La Recherche philosophique est ainsi bien une re-cherche qui ne cherche jamais, ne tend jamais vers, que ce qu’elle possède ou présuppose déjà, sinon elle ne pourrait point commencer -comment chercher quelque chose dont on n’aurait pas la moindre idée ? " L’Absolu lui-même ; c’est le but cherché. Il est déjà présent ; sans quoi comment pourrait-on le chercher ? " Mais il ne sera sa pleine propriété que quand elle l’aura explicité ou circonscrit, soit lorsqu’elle en aura fait le tour complet, c’est-à-dire à la « fin », qu’on ne confondra pas ici avec un terme mais avec l’achèvement ou le parcours même. Au risque de paraître prétentieux, on affirmera que la philosophie ne cherche pas à dire quelque chose, elle le dit. " La science ne cherche pas la vérité, mais elle est dans la vérité et elle est la vérité même." Mais n’est-il pas encore plus présomptueux et pour le coup totalement inconséquent de prétendre rechercher ce que l’on déclare d’emblée inconnaissable ou indicible ? Discours des discours -Métadiscours, si l’on y tient, mais au sens purement transversal de ce préfixe- le Discours philosophique ne fait pas nombre avec les (autres) discours qu’il conclurait par un point final ou suprême, en dévoilant une vérité ultime qui leur aurait échappé. Mais « discutant », énonçant et réfléchissant tous les sens possibles et donc les discours qui les expriment, il leur rappelle perpétuellement ce qu’ils n’ont que trop tendance à oublier : qu’ils sont précisément des discours (signes) ou des formations discursives et non de simples reflets d’une réalité matérielle ou idéelle préétablie. Leur signification n’est donc déposée nulle part ailleurs que dans la Langue (ensemble de signes) qui, quant à elle, ne se trouve ni sur terre ni dans le ciel mais a son centre de gravité en elle-même -d’où s’originent et la « terre » et le « ciel ». Elle épouse donc une forme circulaire ou est auto-centrée (intérieure) et non linéaire, ne se dirigeant point vers une borne ou limite extérieure à elle. 307 C.R.P. Log. transc. L. 1er chap. II. 2è sec. p. 154 ; chap. I. 1ère sec. p 130 ; 3è sec. p.137 et chap. II. sec. p. 156

128

Confirmant l'équivalence platonicienne de la Pensée et du Discours, le Philosophe berlinois vérifie que, tout se jouant à l’intérieur du « Penser »-Langage, celui-ci (se) déroule fatalement (en) une boucle fermée sur elle-même c’est-à-dire circulairement. Encore que le cercle discursif ne soit que l’homonyme du cercle géométrique car si celui-ci, une fois tracé, est visible d’un coup d’œil -uno intuitu-, celui-là se manifeste exclusivement dans la circulation signifiante même et n’apparaît ni avant ni après la Langue. Aucune instance extérieure ne délimitant ou surplombant la sphère de la Parole-Pensée, son sens est absolument immanent et/ou infini. A tous ceux qui persistent à demander ce qu’est ou pourquoi est, c’est-à-dire ce que signifie, le discours ou " la pensée même ", il convient donc de répondre : " la question est mal posée (unpassend). A propos de tout objet on peut se demander quel est le sens ou la signification (...) mais l’idée est ce qui est significatif par soi-même."308 Le Discours ou le Livre de la Philosophie ne questionnera point un quelconque impensé ou inconscient de la pensée mais, plus prosaïquement et logiquement, il articulera ce qui a déjà été pensé mais pas encore réfléchi systématiquement -pas suffisamment du moins- étant entendu que lui-même peut et même doit être en permanence remanié, conformément à sa nature en-cyclo-pédique ou infinie. C’est en vain du reste qu’on théoriserait celle-ci, si l’on ne se donnait pas la peine de la parcourir ou remplir continûment, la structure du Savoir se réduisant alors à une forme vide. Et puisque nous l'avons déjà fait antécédemment, reste(ra) à le refaire une nouvelle fois, au fur et à mesure de la progression des sciences. Tant que ce pas n’aura pas été franchi, tant que l’on n’aura pas encore inscrit dans un corpus scientifique actuel ou vivant, ce qu’on vient pourtant déjà de présenter, il sera toujours loisible à d’aucuns de suspecter le Texte philosophique d’être une lettre morte et de lui préférer d’autres types de discours, à supposer qu’il en existe ...

308 Diff. syst. philo. F. et S. in 1ères publs. p. 89 ; P.Ph.. 2è Cours 2è sub. § 7 p. 86 et H.Ph. Introd. III. A. p. 90

129

CONCLUSION

Qu'est-ce que la Philosophie ?

130

La Philosophie, issue du Désir de savoir propre à tous les hommes, ne vise pas d'autre but que celui qui est inhérent à toute science véritable : la connaissance, et non point une connaissance guidée par une fin pratique étrangère mais exclusivement par une fin théorique, autant dire par elle-même. Preuve en est qu'elle est apparue, dans sa forme explicite, en Grèce et à une époque où la nécessité utilitaire avait déjà été largement satisfaite. Auto-nome ou auto-normée, elle sera qualifiée de discipline libre. Partageant la finalité des autres sciences, la mathématique en particulier qui est née d'ailleurs en même temps qu'elle, elle s'en distingue par sa volonté de dépasser toute connaissance présupposante, comme le demeure encore celle-ci avec ses axiomes (postulats) de point de départ. Qui pourrait du reste se contenter en guise de vérité d'une théorie reposant sur une base aussi peu assurée, et qui mérite au plus le nom de vérité hypothético-déductive plutôt que celui de science, au sens propre et strict de ce terme ? Aussi se démarquant de celle-là, la discipline philosophique entend construire une Vérité absolue ou complète, ne laissant rien hors d'elle et surtout pas de quelconques données ou des hypothèses ininterrogées. Ne cherchant de secours qu'auprès de la pure pensée (intelligible) ou de la raison (science), c'est-à-dire d'elle-même, elle articulera le contenu des sciences positives sur le mode d'une Auto-présentation du Système de la Science. Par cette démonstration-explicitation du Tout de la Pensée, soit de ce qu'il est convenu d'appeler la Sagesse, elle répond à la vocation de l'animal pensant (Homo sapiens), celui-ci se devant de penser et ne pouvant s'arrêter de penser tant qu'il n'a pas accompli le Cercle ou le Tour complet du pensable. Consubstantielle à l'Humanité et à sa quête du Sens total et/ou ultime, la Philosophie s'avère, au moins implicitement, contemporaine de cette dernière, et partant la plus ancienne de toutes les sciences. En fait elle ne saurait être assimilée à une science, s'identifiant à la Science des sciences, dès lors qu'elle n'a pas, comme celles-ci d'objet particulier supposé, les ayant tous, ou mieux se les donnant tous en leur nécessité réfléchie. Véritable Encyclopédie des sciences philosophiques, le Discours philosophique déduit les différentes sciences et leurs objets, démontrant par là-même que ces derniers n'ont pas d'existence isolée. Pour cela il progresse des énoncés concernant le Monde (Cosmo-logie) vers ceux exprimant l'Homme (Psycho-logie), pour finir avec ceux portant sur l'Absolu ou Dieu (Théo-logie). Et dans sa progression, il justifie l'Unité du Dicible, soit sa propre cohérence, complétude ou systématicité, et valide en même temps l'absence de tout objet étranger ou externe au Penser, libérant du coup l'homme de toute superstition, c'est-à-dire de la croyance en une nécessité ou un ordre naturel qui s'imposerait à nous. Porteuse en elle-même de l'Éthique (Morale) de la Liberté, la Sagesse philosophique n'a nul besoin d'une justification supplémentaire externe. La compréhension adéquate de ce qu'elle est suffit à déterminer sa raison d'être ou finalité : son pourquoi se confond avec son quoi. Inutile donc en principe de s'interroger sur sa fonction ou son utilité, celle-ci dérive directement de sa pratique et se traduit par une mise au clair de l'entendement sur soi-même. L'action humaine, dans sa différence avec l'activisme désordonné ou la réaction animale, est-elle autre chose qu'une modalité de l'esprit, sa concrétion, mise en œuvre ou objectivation ? Elle témoigne ainsi de son caractère subordonné et corrélativement de la nature prééminente du Penser, auquel rien n'échappe, pas même l'hypothèse de son abandon ou inutilité. " Ou bien il ne faut pas philosopher, ou bien il faut philosopher ; s’il ne faut pas philosopher, pour montrer qu’il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher. ... Ainsi donc, on a démontré que tout à la fois que la philosophie est possible, qu'elle est aussi ce qu'il y a de plus grand comme bien et qu'elle est facile à acquérir."

(Aristote309) Autant cesser de faire semblant ou de se donner l'illusion qu'on pourrait ne pas philosopher, et (re)commencer à méditer / penser ou « spéculer » conséquemment ou sérieusement.

309 Le Protreptique 6. – 54. ; cf. égal. 40. – 43.