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Université de Montréal Innovation, artistes et managers Ethnographie du Cirque du Soleil par Isabelle Mahy Programme de doctorat en Sciences Humaines Appliquées Faculté des Études supérieures Thèse présentée à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Philosophiae Doctor en sciences humaines appliquées Septembre 2005 © Isabelle Mahy, 2005

Innovation, artistes et managers Ethnographie du … · un des secteurs d’affaires de l’entreprise. ... de son plan de travail. Mes souvenirs sont faits de gouache, de terre cuite,

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Université de Montréal

Innovation, artistes et managers

Ethnographie du Cirque du Soleil

par Isabelle Mahy

Programme de doctorat en Sciences Humaines Appliquées Faculté des Études supérieures

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Philosophiae Doctor

en sciences humaines appliquées

Septembre 2005

© Isabelle Mahy, 2005

i

Université de Montréal

Faculté des études supérieures

Cette thèse intitulée :

Innovation, artistes et managers

Ethnographie du Cirque du Soleil

Présentée par :

Isabelle Mahy

A été évaluée par un jury composé des personnes suivantes :

……………………………………………… président-rapporteur

……………………………………………… directeur de recherche

……………………………………………… membre du jury

……………………………………………… examinateur externe

……………………………………………… représentant du doyen de la FES

ii

Résumé

Considérant que le Canada aura perdu presque un million de travailleurs qualifiés en

2020 et qu’en 2005, déjà 40 à 60% des travailleurs de la génération des baby-

boomers ont pris leur retraite, on peut anticiper que les capacités d’innovation des

entreprises sont en train de devenir un enjeu de société. De plus, depuis quelques

années déjà, on remarque que la valeur des connaissances et de la créativité au sein

des économies capitalistes a augmenté, plaçant les industries créatives au premier

plan. En fait, les activités de création artistique incarneraient l’expression la plus

avancée des modes de production et des relations au sein du monde du travail

engendrées par les mutations récentes du capitalisme. Apprendre à innover devient

dès lors une priorité et, comme les pratiques exemplaires émergent généralement chez

les leaders d’une industrie, le cirque le plus applaudi à travers le monde, le Cirque du

Soleil, représente un terrain idéal de renouvellement des pratiques d’innovation.

Centrée spécifiquement sur le cas de l’innovation artistique, cette recherche explore

les interactions entre les artistes et les managers pendant les premières phases d’un

projet d’architecture menant à la construction d’un centre d’art et de divertissement,

un des secteurs d’affaires de l’entreprise.

Cette thèse présente les résultats d’une étude de cas effectuée dans un champ de

recherche en émergence au sein des recherches en management : le croisement entre

l’art et le management. À partir d’une perspective interdisciplinaire incluant une

méthodologie ethnographique et une approche esthétique des organisations, l’étude

met l’accent sur la co-création de connaissances parmi les artistes et les managers

participant à un projet de grande envergure. La problématique de l’innovation est

étudiée par le biais des pratiques managériales et artistiques, à partir de l’étude des

organisations, de l’anthropologie et de la sociologie. L’étude vise à comprendre

comment ces deux groupes culturels distincts travaillent et apprennent dans l’action

et comment leurs pratiques collectives sont créées, partagées et mises en œuvre. À

iii

partir du quotidien de 26 artistes et managers suivi sur une période de 9 mois,

complété par l’analyse de plus de 5500 pages de documents et de 20 heures de vidéo,

une ethnographie de type récit de fiction donne accès à la culture de ces maîtres

bâtisseurs, à leur imaginaire, à leur mode de vie et à leurs pratiques. La cognition

partagée entre ces acteurs de l’industrie créative des arts du cirque donne lieu à sept

pratiques (tribu, dialogue, récits, innovation, action, rapports et mémoire) qui sont

décrites selon une double perspective, le management et les sciencs humaines. Outre

une méthodologie qui intègre l’approche esthétique des organisations, une nouvelle

définition de la face cachée de l’innovation est proposée, ainsi qu’un modèle

conceptuel dynamique développé à partir des pratiques novatrices du Cirque du

Soleil. Créatives, celles-ci constituent une source d’inspiration pour le domaine du

management. En ce sens, cette recherche contribue à l’étude des organisations et au

développement de pratiques créatives de management.

Mots clés

Innovation ; arts et management ; pratiques ; esthétique ; cirque ; Cirque du Soleil.

iv

Abstract

Considering that Canada only will be short nearly one million qualified workers in

2020 and that already in 2005, 40 to 60% of the workers belonging to the baby

boomers generation are retiring, it is easy to forecast that the innovation capabilities

of enterprises will soon become a development issue for society. Along with that, it

has been noticed for a few years already that the relative value of knowledge and

creativity in capitalist economies has increased, positioning the creation industries at

the edge, in the forefront of the avant-garde. In fact, the artistic creation activities

would epitomize the most advanced expression of new ways of production and the

new employment relationships engendered by the recent mutations of capitalism. To

learn to innovate thus becomes a priority and, as good practices emerge generally

from the key leaders of an industry, the world’s most applauded circus, the Cirque du

Soleil, represents an ideal ground for practice renewal regarding innovation. More

specifically, focusing specifically on the case of artistic innovation, this study shows

how the interaction between managers and artists unfolded in this circus during the

first phases of an architectural project which would lead to the construction of an arts,

leisure and hospitality center, one of the enterprise key business units.

This thesis presents the results of a case-based research done in an emerging field of

management studies: the flow between arts and management. From a

multidisciplinary perspective involving an ethnographic methodology and an

aesthetic approach of organizations, this research focuses on the co-creation of

knowledge among artists and managers involved in a multi-million dollar project.

The study addresses the problematic of innovation through management and artistic

practices by drawing from organizational studies as well as from anthropology and

sociology, to understand how these two distinct cultural groups work and learn in

action and how their collective practices are created, shared and used. To give life to

an ethnography which give access to these master-builders culture, imagination, way

v

of life and practices, 26 artists and managers have been followed over a nine month

period, more than 5500 pages of documents and 20 hours of video.The shared

cognition between these actors from the circus arts creative industry is described

through seven key practices (tribe, dialogue, story telling, innovation, action, rapport

and memory) presented from a managerial perspective as well as from the human

sciences. Apart from a methodology which integrates the aesthetical approach on

organisations, a new definition of the hidden face of innovation is proposed, along

with a conceptual dynamic model based on the Cirque du Soleil innovative practices.

Creative and aesthetic, they are a source of inspiration for management. In this way,

this research contributes to management studies and the development of creative

management practices.

Key Words

Innovation ; arts and management ; practices ; aesthetics ; circus ; Cirque du Soleil.

vi

Avant-propos

Au primaire, j’ai eu la chance d’aller à l’école Freinet, celle de la pédagogie active,

de l’enracinement social et de l’expression artistique, organisée autour de l’enfant et

des outils qu’on lui donne. Outils matériels, comme la peinture et l’imprimerie ;

outils sociaux comme la correspondance scolaire, la réalisation du journal mensuel et

les réunions de coopérative et outils organisationnels, comme la gestion par l’enfant

de son plan de travail. Mes souvenirs sont faits de gouache, de terre cuite, de flûte à

bec, de textes libres, de saynètes, de kermesses, de composteurs et de l’odeur d’encre

d’imprimerie. J’ai su bien plus plus tard que la méthode naturelle avait été mon

environnement d’apprentissage et l’entraide, l’égalité et l’expression libre mes

valeurs. J’ai compris alors le privilège qui m’avait été accordé, celui de l’expression

artistique. Et il ne s’arrêtait pas à l’école. Mon père était musicien. Maître de chapelle

la fin de semaine et les jours fériés, il enseignait aussi la musique le soir et pendant

des années, je me suis endormie au son des vocalises de ses élèves. Ma mère

enseignait le français et je lisais avec passion. Bercée de musique et de mots, j’avais

mon propre langage : le dessin. Nous ne nous sommes jamais quittés. L’art

n’occupait pas une place précise dans ma vie : il traversait tout.

Et puis le temps a passé, m’entraînant doucement vers l’univers du management, à

mille lieux de la création. Du moins le pensait-on, jusqu’au moment où, les grandes

mutations de l’économie de marché ont ébranlé les certitudes et fait de la capacité

d’innovation des organisations une habileté essentielle. Il fallait dès lors réussir à

développer sa créativité, mais comment ? Après bien des essais infructueux, certains

osèrent s’éloigner des sentiers battus en faisant des propositions audacieuses. N’y

avait-il pas dans la création artistique une source d’inspiration à laquelle le

management pouvait puiser ? « Bien sûr que si ! », avais-je envie de répondre

spontanément, mais encore fallait-il faire le voyage explorer et, en marchant, laisser

des traces pour appuyer mon intuition.

vii

Des artistes et des managers qui se croisent…Que se passe-t-il alors ? L’idée ne m’a

plus quittée. Mon projet de doctorat venait de prendre forme. Par un subtil

mouvement spiralé, j’étais revenue à ma propre source. Je me suis alors mise en route

et sur le chemin, j’ai croisé le Cirque du Soleil. Ce fut une belle rencontre, de celles

qui changent le cours d’une vie.

viii

Remerciements

« Ne désespérez jamais, faites infuser d’avantage ». Ces paroles encourageantes

d’Henri Michaux reflètent bien le soutien qui m’a été donné pendant ma thèse. La

bienveillance de plusieurs personnes a fait toute la différence. Sans elles, rien n’aurait

été possible.

À l’université, je tiens à remercier Thierry Pauchant, mon directeur de thèse,

professeur à HEC Montréal, pour son ouverture ainsi que Laurent Simon, également

professeur à HEC Montréal, pour ses encouragements.

Si le Cirque du Soleil m’a ouvert ses portes, c’est parce que Guy Laliberté, président

fondateur et chef de la direction, Daniel Lamarre, président directeur général et chef

des opérations ainsi que Lyn Heward, alors présidente de la création m’y ont

accueillie. Ils ont rendu cette recherche possible et ont suivi son développement. Je

les en remercie vivement. Je remercie également Éric Fournier, alors vice-président,

Charles Décarie, directeur de projet et Jean-François Bouchard, directeur de création,

ainsi que tous les participants du projet Complexe Cirque, dont Marc Paradis que je

salue tout particulièrement. Pour la belle relation avec l’organisation, mes

remerciements vont à Nicole Ollivier, alors adjointe au vice-président des Affaires

publiques et pour l’accès à l’information corporative, à Louise Guy, superviseure du

centre de documentation.

Dans mon milieu de pratique professionnelle, j’ai eu la chance de pouvoir compter

sur l’appui indéfectible de Marco Savoie, vice-président chez CGI, qui a compris

l’importance des liens entre la recherche et la pratique et qui a encouragé mon

initiative.

ix

Et puis il y a l’univers à partir duquel tout scintille. Louis Rousseau, mon premier

lecteur, ma belle évidence, ma joie, merci de croire en moi, sans relâche, depuis tant

d’années. Merci, ma fille Sacha et mon fils Karel, pour votre amour et votre patience.

Votre présence illumine ma vie. De douces pensées silencieuses vont à Jean Mahy,

mon papa musicien, décédé en 2004 et à Irène Ingels, ma maman pédagogue, qui

m’ont ouvert les bras et donné tant d’amour.

Finalement, je remercie Marie-José Morin pour la relecture incisive du manuscrit

ainsi que les lecteurs qui ont accepté d‘y consacrer du temps et de commenter le récit

qui fait partie de la thèse. Grâce à eux, j’espère avoir ainsi pu éviter quelques pièges

littéraires auxquels les débutants sont confrontés.

x

Table des matières

Introduction ...............................................................................................................................1

1. Problématique...................................................................................................................7 1.1 Perspective et paradigme de recherche................................................................16 1.2 Les retombées de la recherche.............................................................................17

2. Repères conceptuels ......................................................................................................19 2.1 Le concept d’innovation.........................................................................................19 2.2 L’innovation en tant que création de valeur...........................................................20 2.3 L’innovation comme phénomène d’adaptation......................................................21 2.4 L’innovation comme processus de création de connaissances ............................22 2.5 Montrer la face cachée de l’innovation..................................................................23 2.6 Innover c’est créer, agir et animer.........................................................................24

2.6.1 Créer.........................................................................................................25 2.6.2 Agir ...........................................................................................................29 2.6.3 Animer ......................................................................................................31

2.7 Art et management ................................................................................................34

3. Repères théoriques ........................................................................................................40 3.1 La présence créatrice ............................................................................................41 3.2 Le tiers-inclus ........................................................................................................46 3.3 Définition du concept de pratique..........................................................................47

4. Méthodologie ..................................................................................................................49 4.1 L’ancrage épistémologique....................................................................................50 4.2 Survol du processus de recherche........................................................................51 4.3 La pertinence du témoignage................................................................................54 4.4 La mémoire............................................................................................................55

4.4.1 Constituer une mémoire historique ..........................................................56 4.4.2 Faire parler les traces...............................................................................56 4.4.3 Oralité et écriture ......................................................................................59

4.5 L’approche ethnographique...................................................................................60 4.6 Le récit ...................................................................................................................61

4.6.1 En tant que vecteur de mémoire collective ..............................................62 4.6.2 Le regard de l’auteur ................................................................................63 4.6.3 Le recours à la fiction ...............................................................................64 4.6.4 Démarche de création ..............................................................................65 4.6.5 Compatibilité culturelle .............................................................................67

xi

4.7 La théorisation .......................................................................................................68 4.8 L’étude de cas .......................................................................................................70 4.9 L’élaboration des résultats.....................................................................................71 4.10 Le terrain de recherche .........................................................................................71

4.10.1 L’organisation étudiée .............................................................................71 4.10.2 L’objet d’étude : le projet Complexe Cirque............................................74 4.10.3 La perspective de la chercheure.............................................................74 4.10.4 La période étudiée ..................................................................................75 4.10.5 Les lieux ..................................................................................................75 4.10.6 Les participants .......................................................................................76 4.10.7 Éthique de la recherche et confidentialité de l’information .....................78 4.10.8 Processus d’analyse détaillé...................................................................79 4.10.9 Nomenclature des données ....................................................................82 4.10.10 Format du résultat final ...........................................................................83

5. Récit ethnographique......................................................................................................85

6. Étude de cas : La culture circassienne.........................................................................199 6.1 Vue d’ensemble...................................................................................................199 6.2 Les pratiques collectives : vecteur d’apprentissage organisationnel.....................202 6.3 Le lieu et l’espace................................................................................................203

6.3.1 L’articulation du lieu................................................................................205 6.4 Le projet et l’oeuvre .............................................................................................208 6.5 La culture comme processus...............................................................................210

6.5.1 La culture des bâtisseurs circassiens.....................................................210 6.5.2 Les artistes / créateurs ...........................................................................214 6.5.3 Les managers.........................................................................................214 6.5.4 Les ancrages de la culture .....................................................................215

6.6 Conclusion ..............................................................................................................245

7. Étude de cas : Les pratiques des bâtisseurs circassiens...........................................246 7.1 Forme donnée aux pratiques ..............................................................................246 7.2 Typologie des pratiques .....................................................................................247

7.2.1 La tribu....................................................................................................249 7.2.2 Le dialogue .............................................................................................261 7.2.3 Les récits ................................................................................................268 7.2.4 La conception .........................................................................................280 7.2.5 L’action ...................................................................................................291 7.2.6 Les rapports............................................................................................303 7.2.7 La mémoire.............................................................................................309

8. Discussion des résultats ...............................................................................................321 8.1 Synthèse des résultats ...........................................................................................322 8.2 L’impact du point de vue de l’observateur...........................................................323 8.3 Portrait des résultats............................................................................................324

xii

8.4 Nouvelle définition de la face cachée de l’innovation..........................................327 8.4.1 Penser ....................................................................................................328 8.4.2 Faire........................................................................................................328 8.4.3 Gérer.......................................................................................................328 8.4.4 La dynamique de la face cachée de l’innovation....................................329

8.5 L’identité ..............................................................................................................331 8.6 Les référents esthétiques ....................................................................................331 8.7 Le sens du lieu ....................................................................................................332 8.8 L’émotion .............................................................................................................332 8.9 Le processus .......................................................................................................333 8.10 Cinq sources universelles....................................................................................333 8.11 Considérations managériales..............................................................................335

8.11.1 L’influence de l’art sur le management .................................................336 8.11.2 Recadrage du profil de l’artiste .............................................................341 8.11.3 The Art Firm ..........................................................................................342

8.12 Considérations pour les sciences humaines et sociales.....................................345

9. Conclusion générale .....................................................................................................347 9.1 Les apprentissages potentiels.............................................................................347 9.2 Discussion sur la méthode ..................................................................................350

9.2.1 La quête du Schwung.............................................................................350 9.2.2 Le risque de la récursivité.......................................................................351

9.3 La contribution de l’approche esthétique.............................................................352 9.3.1 L’approche esthétique ............................................................................353 9.3.2 Positionnement de la thèse ....................................................................354

9.4 Les limites de la recherche..................................................................................356 9.5 Prochaines étapes...............................................................................................357

Références............................................................................................................................359

Annexe A – Modèles d’innovation ............................................................................................ ii

Annexe B – Extrait du cahier des charges de « La vie mode d’emploi » ............................... vi

Annexe C – Illustrations du récit ethnographique................................................................... vii

Annexe D – Nomenclature des données ..................................................................................x

Annexe E – Nomenclature des données ............................................................................... xiii

Annexe F – Cahier des charges de la recherche .................................................................. xiv

Annexe G – Lettre d’accompagnement du récit .................................................................... xxi

xiii

Annexe H – Certificat éthique I .............................................................................................xxiii

Annexe I – Entente CDS...................................................................................................... xxiv

Annexe J – Modèle NVivo.................................................................................................... xxvi

Annexe K – Nœuds N-Vivo..................................................................................................xxvii

Annexe L – Citations........................................................................................................... xxxv

xiv

Liste des tableaux

Tableau I Identification des participants........................................................................ 76

Tableau II Profil des artistes et des managers............................................................. 212

Tableau III Les modes de communication .................................................................... 213

Tableau IV Typologie des pratiques .............................................................................. 248

Tableau V Rôles au sein de l’équipe de création ......................................................... 300

Tableau VI Résultats détaillés comparés au concept initial .......................................... 325

Tableau VII Les apprentissages possibles ..................................................................... 348

xv

Liste des figures

Figure 1 Le concept de la face cachée de l’innovation ............................................... 25

Figure 2 Processus de recherche................................................................................ 52

Figure 3 Architecture du récit ...................................................................................... 65

Figure 4 Point de vue sur l’objet de recherche............................................................ 75

Figure 5 Interrelations des sphères au sein du projet ................................................. 78

Figure 6 Processus d’analyse détaillé......................................................................... 80

Figure 7 Composantes de la dynamique de création................................................ 209

Figure 8 L’expérience client (Tome I) ........................................................................ 218

Figure 9 L’expérience client (Prologue du Tome II) .................................................. 220

Figure 10 La nouvelle face cachée de l’innovation ..................................................... 323

Figure 11 La dynamique de la face cachée de l’innovation ........................................ 329

Figure 12 Le modèle Arts-in-Business de Darsoe....................................................... 337

Figure 13 Le plexus solaire de l’innovation ................................................................. 340

Figure 14 The Art Firm ................................................................................................ 344

xvi

Liste des sigles et abréviations

3D Trois dimensions

CC Projet Complexe Cirque

CC-MTL Projet Complexe Cirque Montréal

CDS Cirque du Soleil

DAO Design assisté par ordinateur

DJ Disc Jockey

Forme Z Représentation architecturale en 3 dimensions

Interdi Interdisciplinaire / Interdisciplinarité

MBA Masters of Business Administration

MGM Metro Goldwin Meyer

MTL-CC Projet Complexe Cirque Montréal

N-Vivo Nom du logiciel d’analyse qualitative

PDG Président Directeur Général

PMBOK Project Management Body of Knowledge

PMI Project Management Institute

R&D Recherche et développement

VIP Very Important Person

Introduction

Comme bien d’autres domaines alliant théorie et pratique, le management n’échappe

pas au débat qui cherche à établir si ce domaine est un art ou une science. Si cette

polémique peut aujourd’hui sembler réductrice, il reste que le fait d’associer le

management à l’art prend, depuis une dizaine d’années, une dimension nouvelle. Le

regard maintenant porté sur le management en tant qu’activité artistique suscite en

effet un intérêt grandissant. De la même manière, à rebours, on s’intéresse aussi à

l’art en tant qu’activité s’inscrivant dans un marché et participant à l’économie. On

commence à percevoir l’artiste en tant qu’entrepreneur et à considérer son travail

comme une entreprise (Guillet de Monthoux, 2004).

Autrement dit, l’art et le management s’inspireraient l’un de l’autre. Dans une

économie avide d’innovation et fortement axée sur les activités de services, les

tensions historiques opposant les artistes aux capitalistes diminuent (Chiapello,

2004). On s’attend des managers de toutes les industries qu’ils fassent preuve d’une

grande créativité, qu’ils agissent en visionnaires inspirants, capables de représenter

des marques, de propulser des projets, de bâtir des équipes et des réseaux d’affaires

tout en faisant preuve d’une grande intuition et d’un sens développé de l’innovation.

Autant de qualités qui se retrouvent à priori plus naturellement dans le cadre des

projets menés au sein des entreprises du milieu des arts que dans le secteur primaire

car il faut bien le dire, quitte à frôler la Lapalissade, la création constitue le cœur du

travail des industries créatives, ce qui n’est pas nécessairement le cas des autres

secteurs. Pourtant, dans les faits, force est de constater que des managers de tous les

milieux autant que des artistes correspondent aujourd’hui à ce profil. Le monde de

l’art influencerait donc les pratiques managériales tout comme le monde des affaires

pénètrerait les pratiques artistiques. En fait, l’art et le management seraient en train de

se transformer en s’enrichissant mutuellement (Guillet de Monthoux et Sjöstrand,

2003).

2

Même si l’intérêt de la communauté scientifique pour le rapprochement entre l’art et

le management est récent, la tension entre ces deux univers, faite de rapprochements

et d’oppositions, existe depuis toujours. En effet, c’est d’une association séculaire

entre mécènes et artistes que sont issues les plus grandes œuvres. Pensons par

exemple à Léonard de Vinci et au duc Sforza ; à Molière, sa troupe de théâtre et

Louis XIV, ou encore, plus près de nous, au rapport réalisateur – producteur dans

l’industrie du cinéma. Le succès de ces alliances ne doit toutefois pas occulter les

tensions car les rapports entre les mondes de l’art et du management sont aussi

ponctués de conflits et de dissidence. Par exemple, farouchement opposées aux

valeurs de l’establishment et au pouvoir des élites, les artistes romantiques du XIXe

siècle ont développé une position critique face à la société, à travers des

revendications libertaires et le refus de l’aliénation. Aujourd’hui, cette opposition

critique vibrant au cœur du personnage de l’artiste marginal serait en train de

s’estomper du fait de l’écoute manifestée par le management du début du XXIe siècle

qui aurait écouté la critique et intégré certaines pratiques artistiques (Chiapello,

2004). Pour preuve, l’autonomie, la créativité, l’initiative, la communication et la

capacité à initier le changement, qui sont des habiletés naturellement associées au

profil de l’artiste, sont aujourd’hui très valorisées et recherchées auprès des

travailleurs du savoir.

Plusieurs domaines d’études se penchent sur les différentes facettes de ce rapport

inédit entre l’art et le management. Les œuvres des artistes sont l’objet d’étude de

l’histoire de l’art. Le développement des habiletés de création artistique est transmis

par les écoles des beaux-arts, l’économie des industries culturelles et du milieu

artistique est étudiée par les écoles de gestion alors que les modes de vie des artistes

sont étudiées par les sociologues et les anthropologues. Autant de perspectives qui

participent à l’établissement de domaines de connaissances établis, certes, mais qui

restent pour la plupart disciplinaires. Ils laissent dans l’ombre le dynamisme des

rapports frontaliers, le lieu des échanges et des métissages disciplinaires. Parmi ceux-

3

ci, le rapport entre les artistes et les managers oeuvrant dans le cadre de projets

d’innovation artistique reste un espace peu étudié. Interdisciplinaire par essence, la

richesse de ce rapport ne se révèle qu’à l’examen de l’interface entre les différents

domaines de connaissances mentionnés plus haut, ce qui n’a guère fait l’objet

d’études approfondies jusqu’à aujourd’hui.

En effet, même si l’exploration du croisement de l’art et du management a déjà

trouvé certains ancrages solidement établis, il reste que le point focal de ces

recherches semble avoir été restreint à une seule perspective disciplinaire, soit

artistique, soit managériale. Dans la perspective managériale, l’art devient l’objet

d’étude. On retrouve des explorations approfondies portant sur le marketing de l’art

(Colbert et al. 2000), la gestion des entreprises culturelles, les grands leaders du

domaine des arts (Lapierre, 1988 à 2004), l’exercice artistique du leadership (Pitcher,

1997), etc. Certaines études managériales intègrent des approches artistiques, comme

la narration, pour comprendre l’entrepreneurship (Hjorth et Steyaert, 2004). D’autres

études observent l’artiste en tant que travailleur (Menger, 2002). Suivant la

perspective artistique, c’est le management qui devient l’objet principal d’expression

critique avant d’être étudié par les chercheurs qui font l’exégèse des œuvres des

artistes (Chiapello, 2004).

Ces perspectives disciplinaires mettent en lumière certains aspects du rapport entre

l’art et le management mais elles en laissent d’autres dans l’ombre, dont celui du

rapport entre les univers des artistes et des managers. Pour parvenir à en saisir la

richesse et la complexité, il est utile de revenir à une exploration d’ordre moins

macroscopique et de se pencher sur les acteurs, leurs pratiques, les processus

organisationnels et le contexte au sein desquels les deux domaines sont en interaction.

À ce niveau plus microscopique, les pratiques d’innovation des artistes et des

managers deviennent perceptibles à travers les processus créatifs.

4

Comprendre l’articulation de l’art et du management gagne encore en pertinence si

l’on considère la valorisation actuelle du savoir et de la créativité dans les économies

capitalistes, dont les industries de création forment l’avant-garde (Menger, 2002).

Celles-ci innovent et, ce faisant, influencent d’autres univers de production, par

contiguïté (les artistes avec les scientifiques et les ingénieurs, passent pour le noyau

dur d’une classe créative, formant l’avant-garde de la transformation des emplois

hautement qualifiés), par contamination métaphorique (où l’imagination, le jeu et

l’improvisation transpirent dans d’autres sphères), par l’exemple (la créativité,

l’esprit d’invention proposant de nouveaux modèles d’organisation), et par

englobement, devenant un secteur économiquement significatif. Les activités de

création artistique seraient même l’expression la plus avancée des nouveaux modes

de production et des nouvelles relations d’emploi engendrées par les mutations

récentes du capitalisme (Menger, 2002).

À l’aube du XXIe siècle, si l’intérêt d’étudier les croisements entre l’art et le

management peut, à première vue, sembler périphérique aux grandes questions de

l’heure, la compréhension des relations entre ces deux domaines pourrait en fait

constituer une percée dans la recherche de solutions au problème de l’innovation. En

effet, penser, gérer et faire1 sont aujourd’hui présentées comme les trois activités

essentielles à la base de l’innovation individuelle, sociale et organisationnelle2. Or,

très peu d’individus possèdent une telle polyvalence car ces habiletés se répartissant

en général collectivement. Si l’on tient compte du fait qu’il manquera près d’un

million de travailleurs qualifiés au Canada en 2020, l’enjeu est de taille, surtout si

l’on tient compte du fait qu’en 2005, déjà 40 à 60% des travailleurs de la génération

des babyboomers auront pris leur retraite. Des pans entiers de connaissances sont en

train de disparaître, ce qui aura des impacts sur la capacité de production. Il faudra

1 Penser : inventer, générer de nouvelles idées ; Gérer : planifier, gérer projets et entreprises ; Faire : transformer les idées et les rendre disponibles dans le marché, (Conference Board of Canada, 2001). 2 “Organizations and society need all three aforementioned traits in order to innovate and flourish” issu du rapport de la rencontre des 9 et 10 avril 2001 organisée par le Conference Board du Canada.

5

redécouvrir des savoir-faire essentiels et en inventer de nouveaux. Apprendre à

innover devient dès lors une priorité. Cherchant à composer avec cet impératif, on

comprend qu’il serait utile de développer la créativité au sein de l’entreprise, on

cherche aussi des exemples parmi les gens les plus créatifs et, dans les méandres de

ce jeu de piste, il apparaît un jour évident que les industries créatives sont un creuset

incontournable. L’innovation est cachée dedans. C’est donc sur elles qu’il faut se

pencher et tenter de comprendre leurs pratiques de création.

Des trois activités d’innovation, la gestion et la réalisation sont sans aucun doute les

domaines de connaissances et de pratiques les plus documentés, autant comme

disciplines distinctes que du point de vue de leurs interactions. Reste l’activité de

pensée qui vise à mettre en œuvre la créativité pour résoudre des problèmes

complexes. Sa nature transversale semble la rendre diffuse et si elle trouve sa place,

c’est en tant que simple technique, noyée dans les formations les plus diverses ainsi

qu’en appendice à certains programmes d’études universitaires. Bien que plusieurs

centres de recherche étudient l’innovation, ils adoptent pour la plupart des angles

disciplinaires centrés sur l’économie, la gestion et la technologie. La perspective

interdisciplinaire, quand elle existe, se cantonne aux univers de l’administration et de

l’ingénierie, compris dans leur acception la plus ouverte. Si des recherches

canadiennes menées au croisement des sciences humaines traitent de la question de

l’innovation, le terrain reste entièrement à défricher au carrefour de l’art et du

management qui est demeuré terra incognita jusqu’à aujourd’hui en ce qui a trait à la

compréhension du phénomène de l’innovation et du changement. Les convergences

éventuelles entre l’art et le management et les connaissances utiles pour les études

dans le domaine des organisations qui en seraient issues restent donc encore

imperceptibles aujourd’hui. Comme le Canada se mobilise depuis 2001 en

développant des politiques centrées sur la valorisation de la science et de la

technologie ainsi que le développement des compétences requises pour propulser les

6

capacités d’innovation nationales3, la question de la dynamique de collaboration entre

les disciplines devient centrale. La perspective interdisciplinaire adoptée dans la

présente recherche contribue à l’enrichissement des connaissances en matière

d’innovation en adoptant un angle nouveau, celui des apports mutuels entre les

pratiques de création artistique et celles de management. Ces connaissances sont le

résultat de l’étude menée dans le milieu des arts du cirque auprès des artistes et des

managers associés à un grand projet d’innovation.

L’étude expose d’abord la problématique de recherche située au croisement des arts

et du management. La deuxième partie présente le concept d’innovation exposé en

tant que processus de création de connaissances, suivi du cadre théorique proposé,

celui de la présence créatrice, centré sur la source de l’innovation, en troisième partie.

La quatrième partie de la recherche expose la méthodologie qui conjugue le travail de

mémoire que constitue l’ethnographie, suivi de la description du processus de

théorisation ancrée. Le récit ethnographique constitue la cinquième partie. La sixième

partie de la recherche décrit l’étude de cas détaillée, exposant les pratiques des

artistes et des managers ainsi que les fondements culturels qui les traversent. La

septième partie présente les résultats de l’étude en proposant une définition actualisée

du concept étudié, l’identification de cinq sources d’innovation ainsi que des

considérations intéressant plus particulièrement les domaines du management et des

sciences humaines. La huitième partie formule les conclusions et offre des pistes de

recherche futures alors que les neuvième et dixième parties comprennent les

références et les annexes.

3 Voir http://www.conferenceboard.ca/inn/default.htm

1. Problématique

Même si la finalité de l’art est aux antipodes des visées de la société marchande, cette

activité d’expression et de liberté ne constituerait pas l’envers du travail mais bien la

forme la plus avancée des nouveaux modes de production issus des récentes

mutations du monde du travail (Menger, 2002). Qu’il soit question de flexibilité des

relations d’emploi, des formes atypiques de travail, de la valorisation des différences

de talent, d’expérience ou d’apparence, ou même encore de l’indépendance précaire

du travailleur qui transporte son portfolio d’un employeur à l’autre ou d’un client à

l’autre, les formes du travail sont en mutation et leurs nouvelles configurations

ressembleraient aujourd’hui de plus en plus au travail de l’artiste. La création

artistique pourrait donc être considérée en tant que travail, s’inscrivant dans une

économie et y participant par l’ensemble de ses mécanismes. À des années lumière du

poète maudit du XIXe siècle, l’artiste contemporain œuvre aujourd’hui dans des

réseaux de relations, de groupes et de projets, d’associations et de collectifs qui

participent à une véritable industrie. Selon la forme d’art qu’il pratique, l’artiste

participe souvent à des équipes de travail multidisciplinaires où les compétences sont

interdépendantes, chacune nécessaire pour produire une œuvre commune que l’on

espère efficace. La valeur de l’œuvre, fragile et variable, est susceptible d’influencer

un acte de consommation - achat de livre, de disque, de vidéo, etc.-. Le produit du

travail de l’artiste participe donc également à l’économie de marché. Cet artiste du

XXIe siècle se perçoit comme quelqu’un qui :

règle générale, ne voit pas ce qu’il tente de faire et n’a qu’une toute petite idée de la révélation vers laquelle il s’achemine. Le résultat ne compte pas. L’exploration seule l’enthousiasme et le maintient dans un équilibre précaire que toute considération extérieure à ses tâtonnements risque de perturber et peut-être même de détruire. (Lalonde, 2004).

L’artiste perçoit le manager -qu’il nomme producteur, promoteur ou encore diffuseur-

comme quelqu’un : «qui tente de chapeauter, d’englober, de rendre accessible le

8

travail de l’artiste, de le rendre prétendument universel et surtout « consommable »

par un public qu’on dit volontiers perdu, déboussolé, pris de vertige devant la

création de l’artiste » et, pour ce faire, le producteur adopte un discours empreint de

« « magie, « fascination », « originalité », « provocation », « maîtrise »,

« trajectoire », etc. » (Lalonde, 2004) qui vise à rendre l’oeuvre digeste.

De tous les métiers de l’industrie artistique, de la production à la commercialisation

en passant par la création, les métiers de management semblent relativement éloignés

de l’acte même de création qui constitue le cœur des préoccupations artistiques.

Pourtant, l’activité qui est axée sur les résultats financiers, la rentabilité, la

performance et l’efficacité, joue un rôle clé dans la capacité qu’a une troupe de

théâtre, de cirque ou de spectacle -oeuvrant aujourd’hui en tant qu’entreprise à part

entière- d’assurer sa survie, de croître et donc, de se donner la possibilité de créer de

nouveau. Cette capacité d’innover émergerait donc de la co-occurrence de la

créativité des artistes, de leur potentiel de création et de la capacité d’investir pour

innover, responsabilité des dirigeants et des gestionnaires. Intrinsèques à la capacité

d’innovation, la créativité et la création ne doivent pourtant pas être confondues :

La créativité se définit comme un ensemble de prédispositions du caractère et de l’esprit qui peuvent se cultiver […]. La création, par contre, c’est l’invention et la composition d’une œuvre d’art ou de science, répondant à deux critères : apporter du nouveau (c’est-à-dire apporter quelque chose qui n’a jamais été fait), en voir la valeur tôt ou tard reconnue par un public. Ainsi définie, la création est rare. (Anzieu, 1992, p.17).

À l’instar de toutes les entreprises s’inscrivant dans l’économie de marché, les projets

artistiques subissent les multiples pressions dues aux fluctuations et à la concurrence

mondiale. Pour ces organisations du XXIe siècle, cette pression se traduit, entre

autres, par la nécessité de réussir à surprendre, à toucher le public et à proposer des

oeuvres porteuses de sens. Le maniement de l’irrationnel et d’une symbolique forte,

qui puisent aux archétypes culturels, devient un véritable levier de création, un outil

9

de conception esthétique, intellectuelle et affective, que les créateurs manient pour

faire en sorte que l’œuvre qu’ils conçoivent devienne un marqueur de son époque,

tout en la transcendant.

Reposant sur les artistes, de telles capacités d’innovation sont souvent fragiles

puisque la création est par nature une activité organique, ce qui la rend délicate à

encadrer et à contrôler. Les parcours de vie de plusieurs artistes montrent, en effet,

que donner la vie, tirer l’existence du néant1, est un processus de changement difficile

à harnacher ou à soumettre sans que l’œuvre qui en résulte s’en trouve réduite et sa

puissance diminuée. Or, en contexte d’affaires, la logique de gestion prévaut, créant

ainsi une tension qui peut aller jusqu’à la rupture quand la polarisation des intérêts

divergents s’avère trop grande. Ce rapport de force –le pouvoir de l’argent contre le

pouvoir de la symbolique – étant, en effet, en déséquilibre dans les sociétés

capitalistes, la vitalité de la sphère économique propulse ou freine la sphère artistique

en la soutenant financièrement ou non. Or, la source de propulsion serait

imperceptiblement en train de s’inverser, dans la mesure où le devenir des sociétés du

savoir dépendrait pour une large part de l’écoute des artistes qui, tournés vers l’avenir

-en faisant advenir ce qui n’est pas encore-, tracent les voies d’une nouvelle alliance

entre éthique, technique et esthétique2. Ce rapport de force, incarné dans la relation

entre artistes et managers, est un espace fragile où deux univers, deux visions, deux

sphères se rencontrent, s’entremêlent et interagissent. Parfois, il y a rejet et le

processus d’innovation est stoppé, entraînant des pertes importantes pour l’entreprise.

On comprend l’intérêt pour une organisation de savoir tirer parti de la porosité

relative des deux sphères en vue de favoriser l’innovation. Vue sous l’angle du

développement organisationnel, cette capacité à agir à l’interface, à faciliter les

1 Définition de créer et de création (Petit Robert, 1991, p.419-420). La définition retenue plus loin dans le texte redonne leur historicité aux actes de création, comme Menger (2002, p.89) le suggère pour ce qui est des activités de création artistique : « …rien de ce qui advient n’est dépourvu de cause, et pourtant rien de ce qui est produit d’authentiquement nouveau ne cesse de surprendre et donc d’attirer par son caractère émergent ». 2 Recommandation no.15 relative à la condition de l’artiste (UNESCO, 1997).

10

échanges frontaliers entre les domaines deviendrait une compétence clé des agents de

changement facilitant de grands projets.

Pour éviter que l’œuvre ne voit jamais le jour ou qu’elle soit l’objet de tensions et de

compromis qui finissent par l’édulcorer et lui faire perdre sa force, des interactions

conflictuelles et destructrices entre les artistes et les managers ne semblent pas la voie

à suivre. Un rapport fluide et équilibré serait plutôt à favoriser au sein du processus

d’innovation où se rencontrent les univers de la création et de la gestion. À défaut

d’équilibre, si le pôle gestion asphyxie la création, la critique risque d’être

acerbe car : « [ ] plus grand est le pouvoir du manager sur l'artiste, plus grand le

degré de conformité (l'absence d'innovation)3 » (Castaner et Campos, 2002, p.43).

Par contre, si le déséquilibre laisse carte blanche à la seule créativité au détriment de

sa gestion, l’œuvre risque de ne pas être terminée, par noyade éventuelle dans un

processus créatif qui devient une fin en soi, par faute de ressources financières pour la

soutenir ou encore par incapacité de la mener à bien avec les ressources disponibles.

Les risques sont grands. En effet, pour réussir à innover, la contribution ontologique,

symbolique et esthétique des artistes conjugués aux efforts de stratégie et de

financement des managers fait de l’initiative un projet dont les chances de succès sont

infinitésimales. Pour preuve, il est à noter qu’en matière d’innovation en général,

pour un seul projet qui voit le jour, de nombreux autres seront abandonnés au stade

du synopsis. De l’ensemble des projets réalisés, seul un très faible pourcentage

deviendra un succès. En effet, 9% des idées initiales à la source de toute innovation

deviendraient de nouveaux produits et 0,57% deviendraient des succès dans le

marché (Bullinger, 2005). Ces données, qui portent sur la production de biens de

consommation usuels, sont éloquentes. Faire aboutir une nouvelle idée requiert une

énergie colossale. Si tel est le cas dans les domaines de pointe comme celui du

secteur automobile, on peut imaginer les enjeux auxquels les domaines artistiques

3 Les citations dont la langue originale n’est pas le français ont été traduites par moi. Les versions originales de ces citations sont reproduites à l’annexe A.

11

sont confrontés lors de chacune de leurs créations. Loin de l’innovation incrémentale,

chaque nouvelle œuvre est une rupture, un geste radical, « à des années lumière des

conventions actuelles » (Becker, 1982, dans Castaner et Campos, 2002). De plus,

l’innovation artistique apporterait chaque fois une nouvelle contribution dans le

domaine, autant en ce qui a trait au contenu qu’à la forme. Par exemple, la

combinaison de plusieurs arts – la multidisciplinarité- représente une innovation de

contenu alors que l’interactivité entre le public et les artistes lors d’une performance

constituerait une innovation en matière de forme (Castaner et Campos, 2002).

La présente recherche propose de cerner les singularités des sphères artistique et

managériale et d’étudier leur conjugaison dans l’action. Ces univers de création et de

gestion constituent des sous-ensembles sociaux de cultures et de pratiques distinctes.

De la formation initiale aux finalités, en passant par les métiers, le langage, la

symbolique, les méthodes, les codes d’interprétation du réel et les codes

vestimentaires, tous les traits culturels de ces deux sphères diffèrent. Pourtant, dans

les projets de création artistique, les deux univers sont amenés à collaborer à la

réalisation d’une oeuvre. De ce fait, la création devient en partie collective, au sens de

Sartre, qui considère l'acte de création comme un acte social, une co-création. Pour

lui, l’artiste est un Dieu qui a besoin des hommes, agissant en éclaireur, partageant et

dialoguant avec autrui pour créer (Salzmann, 2000).

Schein (1992) aborde le problème des divergences de points de vue entre les

communautés. Celles-ci seraient à la source d’un véritable problème d’apprentissage

du 21e siècle :

Jusqu'à ce que les dirigeants, les ingénieurs et les opérateurs découvrent qu'ils utilisent des langages différents, qu'ils formulent des hypothèses différentes au sujet de ce qui est important, jusqu'à ce qu'ils apprennent à traiter les autres cultures comme valides et normales, nous allons continuer à voir des échecs d'apprentissage organisationnel. Nous verrons des innovations puissantes au niveau des opérateurs qui seront ignorées, subverties ou punies ; nous verrons des technologies sous-

12

utilisées, nous verrons des employés en colère blâmer des programmes impersonnels de réingénierie et de réduction de postes ; nous verrons des dirigeants frustrés poursuivre leur but tout en se sentant impuissants quand il s'agit de promouvoir leurs idées au sein de systèmes humains complexes... (Schein, 1992, p.10)

La nécessité et la difficulté de tisser ensemble un langage commun, ou du moins de

s’entendre sur le fait d’apprendre à dialoguer, est ici mise de l’avant. Mais Schein va

plus loin en proposant que les hypothèses qui ont été les nôtres au 20e siècle, avant la

mondialisation, avant la prise de conscience de la complexité de nos problèmes, ne

fonctionnent plus. Il nous enjoint en effet à :

[…] reconnaître qu'une des principales conséquences de la complexité technologique, de la globalisation et de la transparence universelle est que les vieilles hypothèses ne fonctionnent plus. […] Nous devrons trouver des façons de communiquer en franchissant les frontières culturelles, d'abord en établissant une communication qui stimule la compréhension commune plutôt que le blâme réciproque. (Schein, 1992, p.10)

Pour y parvenir, il propose de suivre la voie de l’apprentissage du dialogue entre les

sphères culturelles :

Le concept de dialogue a substantiellement enrichi notre compréhension de la pensée humaine et de la communication ces dernières années, rendant possible une compréhension interculturelle (Isaacs, 1993; Schein, 1993). Si nous pouvons rassembler des peuples de différentes cultures dans une même salle, ce qui est déjà difficile, nous devons les amener à développer une écoute réflexive d'eux-mêmes et des autres, ce qui est encore plus difficile. Heureusement, on comprend également mieux comment créer des dialogues efficaces. (Schein, 1992, p.11).

La question des modalités du dialogue se pose en effet. Comment établir des rapports

qui le favorisent ? Est-il possible de développer une qualité d’écoute de l’autre et de

soi ? Comment adopter une posture réflexive ? Le travail sur la conscience semble ici

devoir contribuer à ces habiletés. Mais comment procéder, par quels véhicules ? En

13

quels lieux ? Suivant quelles conditions ? Alors que le phénomène de la globalisation

et la croissance de la complexité du travail sont des acquis pour le Cirque du Soleil,

les enjeux liés à la capacité à œuvrer ensemble font du langage, du dialogue ou

encore de la qualité des rapports entre les artistes et les managers, des compétences

culturelles dont le développement est critique car il constitue une fibre essentielle de

l’innovation.

Favoriser le développement de ces habiletés n’est toutefois pas chose facile car si les

artistes et les managers vivent souvent dans les mêmes lieux physiques, tous les

autres territoires divergent. Territoire professionnel, territoire imaginaire, mode de

vie, communication, tout les sépare. Ils se côtoient pourtant dans l’action du projet,

tentant autant que possible de faire converger leurs processus et leurs modes

d’interaction. Si leurs rencontres sont souvent abrasives, même douloureuses, elles

agissent, malgré tout, comme des lieux où la découverte de l’autre a une chance de se

produire, où de nouvelles connaissances peuvent émerger, même si elles ne seront pas

forcément partagées par les deux sous-groupes, ce qui se reflète dans l’oeuvre.

En effet, lors de la diffusion d’une œuvre, on constate à la lecture des critiques, que

les succès mitigés sont fréquents. Le bilan de ces demi-échecs cache, d’une part, une

perte financière, à laquelle les gestionnaires sont très sensibles, et d’autre part, le

sentiment qu’ont les artistes d’avoir été incompris, réduits à l’utilitaire et au

mercantile. De part et d’autre s’installe alors une perte de confiance, associée à une

réduction de la capacité d’innovation pour l’entreprise. Dès lors, considérant les

difficultés, les enjeux et les risques liés à tout projet d’innovation où se rencontrent

les arts et le management, il devient pertinent de tenter de comprendre la nature des

interactions frontalières entre les artistes et les managers. Logées au cœur de leurs

échanges se trouvent des connaissances utiles à l’enrichissement des pratiques et de

l’étude du management. Pour tenter de les cerner et en dégager les éléments clés, la

présente recherche tente de répondre à la question suivante : Comment s’articulent

14

la création et le management au sein d’un processus d’innovation artistique ?

Quelle est la nature de leur dynamique et quelles sont leurs pratiques ?

Une trop forte tension entre les impératifs de gestion et ceux de la création mène

insensiblement à la rupture, surtout dans le contexte d’investissements importants

associés à un projet d’innovation. Le défi à relever, pour pouvoir créer une œuvre qui

touche, transcende et surprenne, résiderait dans la capacité des deux univers à exercer

leur leadership de création et de gestion dans une perspective à la fois organique et

structurante, en complémentarité et sans brader l’intégrité artistique du projet. Ce

serait un des facteurs clés du succès du projet et de l’œuvre qui en résulte. Mais dans

les fait, qu’en est-il ? Une série de questions découle de la première, dès lors qu’un

cas concret est pris comme exemple : Qui sont les artistes et les managers, ces acteurs

qui semblent vivre dans des mondes totalement différents ? Comment agissent-ils

avec leurs pairs ? Comment interagissent-ils avec l’autre groupe ? Comment

innovent-ils et que peut-on en apprendre ? Quelles connaissances issues du projet

étudié pourraient contribuer à enrichir les pratiques du management du XXIe siècle,

soucieux de favoriser la créativité, la capacité à changer, l’autonomie et l’initiative

chez les travailleurs du savoir ?

C’est par l’étude d’un cas choisi dans le monde du cirque qu’une meilleure

compréhension des rapports entre l’art et de la gestion est ici proposée, c’est-à-dire

par le biais de la découverte des individus, des interactions qu’ils ont avec leurs pairs,

des relations qui prévalent entre les équipes au sein de l’organisation ainsi que par les

liens qu’elles entretiennent avec les intervenants externes participant au projet

d’innovation artistique étudié. L’entreprise étudiée est le Cirque du Soleil et le projet

est celui du Complexe Cirque de Montréal. Cette initiative architecturale devait

mener à la construction d’un bâtiment visant à accueillir une salle de spectacle, un

hôtel, des restaurants, un spa, des galeries d’art et d’artisanat, un studio de production

multimédia, un bar, des lieux de rencontres et de fête. Rêvé comme un espace unique,

15

magique, surréaliste, ce prototype de lieu festif, issu de la recherche et du

développement, allait devenir une destination prisée des créatifs, ces nomades de luxe

du XXIe siècle. On les y accueillerait, en leur proposant un espace multimédia destiné

à la création, un hôtel de 800 étages, dont la plupart seraient virtuels ; des espaces

dédiés à la célébration d’un sens délaissé : le toucher ; des fêtes où les invités

participeraient au spectacle et à des jeux dont les gagnants seraient envoyés dans la

station spatiale internationale… Autant d’idées audacieuses, spectaculaires et

flamboyantes qui ont germé et mûri dans la tête de quelques personnes visionnaires

au tournant de ce siècle. La présente recherche suit cette gestation en couvrant toute

la durée du projet, c’est-à-dire entre novembre 2001 et décembre 2002, le projet ayant

pris fin à ce moment. Pour enrichir la compréhension et mieux situer le projet dans

son contexte organisationnel, les périodes qui précédent et qui suivent ont également

été considérées.

Les arts du cirque sont des arts de performance et si le projet étudié en est un

d’architecture et qu’il fait partie d’un secteur d’activités moins connu du grand

public, il n’en demeure pas moins que l’organisation est une entreprise du milieu des

arts, qui agit à partir d’une vision, d’une philosophie et d’une esthétique qui fait d’elle

une « Art Firm » (Guillet de Monthoux, 2004). Pour la cerner, en matière de potentiel

d’innovation, elle possède également certaines caractéristiques clés qui permettent de

la situer (Castaner et Campos, 2002) : (1) les services dont la qualité est difficile à

évaluer sont intangibles ; (2) la base est composée d’employés qui revendiquent une

autonomie certaine et qui, outre les valeurs de l’organisation, défendent aussi des

valeurs artistiques ; (3) les directeurs artistiques exercent généralement un grand

pouvoir de décision en matière d’embauche, de compensation et de promotion ; (4)

l’organisation mène ses activités via des projets et (5) le rôle des employés

professionnels est central.

16

1.1 Perspective et paradigme de recherche

J’ai choisi de mener cette recherche à partir d’une épistémologie qui ne prétend ni à

la neutralité ni à l’objectivité. La démarche s’inscrit dans un paradigme de recherche

constructiviste où l’écriture servira de méthode de découverte en vue de créer des

îlots de sens, des réseaux de connaissances ancrées au sein d’un univers unique. Cette

prise de position place cet acte de recherche aux antipodes d’une démarche logico-

positiviste. Je loge plutôt du côté d’une ontologie relativiste: pour moi, la réalité est

multiple. De même, mon ancrage épistémologique est subjectiviste : il importe que le

chercheur et le répondant du milieu créent ensemble les connaissances et le sens

qu’ils leur donnent. J’ajusterai aussi l’appareil méthodologique à ces positions en

développant une approche naturelle, ethnographique et réflexive, adaptée au milieu,

moulée sur lui, et destinée à lui retourner les résultats de la recherche par une théorie

ancrée et sous la forme d’une œuvre, recevable par ce milieu. Participant à un univers

de recherche qualitative empirique axée sur la substance et la conception plutôt que

sur la logique déductive, la présente recherche doit être évaluée du point de vue de sa

crédibilité, de la confiance que lui accordent les participants y ayant contribué, de sa

transférabilité et de son authenticité, c’est-à-dire de son potentiel de confirmation par

le milieu (Lincoln et Guba, 2000).

En cherchant à cerner une dynamique et des pratiques qui émanent du croisement

entre les arts et le management, je fouille la nature complexe de la création à partir

d’un regard métissé et d’un projet de connaissance fondé sur l’idée que connaître

c’est concevoir. Les nouvelles sciences qui puisent au constructivisme, comme les

sciences de la complexité, de la conception, de l’action, de la gestion, des systèmes,

du génie, de l’artificiel, etc. en sont la principale inspiration. Cet angle de vue

transdisciplinaire sur le phénomène de la création individuelle et collective est

soutenu par un appareil méthodologique développé à partir d’une épistémologie de la

conception et d’une perspective constructiviste qui intègrent les pratiques émergentes

en recherche qualitative (Gergen et Gergen, 2000), soit :

17

- la réflexivité qui assure l’inclusion du chercheur dans sa recherche, lui accordant

ainsi une voix particulière et personnelle, différente de celle d’un discours

scientifique plus classique ;

- la multiplicité des voix, qui a pour effet d’effacer l’omniscience de la voix unique

qui posséderait la vérité et d’accorder la parole aux divers participants à la recherche ;

- le style littéraire où les résultats de la recherche peuvent prendre la forme d’une

fiction, de poésie ou encore d’un récit autobiographique, ce qui permet de dialoguer

avec des communautés d’interlocuteurs plus vastes que le cercle scientifique ;

- la performance par le biais d’une expression de type artistique, qu’elle soit théâtrale,

cinématographique, ou encore multimédia.

1.2 Les retombées de la recherche

Considérant que les valeurs d’imagination et de créativité sont en train de devenir des

quasi-injonctions du monde du travail, l’examen de l’univers de la création artistique

en interaction avec celui du management constitue un repère utile pour faciliter

l’identification de potentiel de renouvellement et d’enrichissement des connaissances

utiles pour le monde du travail du XXIe siècle, déjà en mutation. Les habiletés des

artistes peuvent s’avérer utiles pour l’évolution des pratiques de management sous

plusieurs aspects. Que ce soient les capacités à donner une forme au chaos, à

composer avec l’incertitude ou à agir en caméléon ; qu’il s’agisse d’imagination et de

créativité, d’autonomie, d’adaptabilité ou de prise de risque, ces habiletés viennent

actualiser le profil du travailleur de demain qui semble déjà se transformer en se

redessinant de plus en plus à partir de celui des artistes. La présente recherche

présente le portrait d’un moment de cette migration entre les univers professionnels

en soulignant les gestes et les comportements des acteurs d’un milieu novateur.

En matière de contribution plus spécifique au développement des pratiques de

management, les façons de faire étudiées ici pourront à terme servir d’outil de

balisage, une fois reformulées en instruments opérationnels. Ainsi, une organisation

18

souhaitant bénéficier de l’expérience d’une entreprise phare pourrait se comparer aux

pratiques novatrices présentées ici.

2. Repères conceptuels

2.1 Le concept d’innovation

Le phénomène étudié est celui de l’interaction entre l’art et le management dans le

cadre d’un projet de création artistique. Pour le comprendre, l’angle conceptuel

retenu est celui de l’innovation, vue en tant que création de connaissances collective.

Avant de présenter la définition d’innovation utile à la présente étude, le concept

d’innovation est abordé sous trois angles : d’abord en tant que mécanisme de création

de valeur pour les entreprises, ensuite comme phénomène d’adaptation au

changement et, finalement, comme processus de création de connaissances visant le

changement, c’est-à-dire, dans le cas présent, la production d’une œuvre d’art. À la

base, j’ai effectué une analyse de plusieurs modèles d’innovation documentés dans la

littérature afin d’en relever les traits principaux (voir annexe A). À l’examen, j’ai

réparti les différents modèles en deux familles afin de faire ressortir leurs

caractéristiques. D’un côté, on retrouve les modèles centrés sur l’organisation et, de

l’autre, les modèles centrés sur les individus et les groupes. Pour les fins de la

présente étude, j’ai retenu les modèles axés sur la dynamique collective –les

interactions entre les personnes et les groupes- et qui sont plus particulièrement

centrés sur des dimensions intangibles et diffuses du processus d’innovation lors des

phases d’idéation et de conception. De ces différents modèles, j’ai fait ressortir des

facettes que j’ai amalgamées dans le but de pouvoir cerner un vaste ensemble de

dimensions du phénomène étudié. Ce construit conceptuel, développé à priori, a servi

de repère global, de balises permettant de tenir compte de la complexité de la

situation rencontrée. On notera que c’est également le cas des repères théoriques qui

sont présentés au chapitre suivant.

20

2.2 L’innovation en tant que création de valeur

Du point de vue sémantique, une innovation peut être définie comme l’action

d’innover ou comme le résultat de cette action (Petit Robert, 1991, p.1006), c’est-à-

dire une idée, une pratique, un objet perçu comme nouveau par un individu ou un

groupe. La conception schumpetérienne de l’innovation met l’accent sur l’action

d’innover qui consiste à introduire quelque chose de nouveau dans quelque chose

d’établi. Cette définition fondatrice est enrichie par Rogers (1983) qui y ajoute le

point de vue du destinataire de l’innovation qui réagit en adoptant ou non la

nouveauté. Ce processus d’innovation produit un changement qui sera ensuite

éventuellement adopté.

Contrairement à inventer qui consiste à faire une découverte (Rickards, 1985),

innover correspond aujourd’hui à l’interaction de trois grandes activités (Conference

Board du Canada, 2002) : Penser, Faire et Gérer. D’inspiration économique, cette

définition met l’accent sur la finalité de l’activité : commercialiser une invention.

Pour y parvenir, on transforme une idée en produit ou en processus opérationnel,

nouveau ou amélioré, commercialisable dans l’industrie (OCDE, 2001, Rickards,

1985). On associe également au résultat de cette activité humaine la capacité de créer

de la valeur économique ou sociale. Cette valeur est extraite des connaissances mises

à contribution et produites par le biais de la génération, du développement et de

l’implantation d’idées qui servent à produire ou à améliorer de nouveaux produits,

processus et services (Conference Board du Canada, 2002). L’innovation, considérée

par l’organisme comme levier du développement économique et priorité stratégique

des dirigeants du début du XXIe siècle, s’inscrit de plein pied dans la sphère

économique marchande comme activité garante de l’avenir de l’organisation. Pour

l’entrepreneur, dont le rôle consiste à créer une demande qui aura pour effet de

générer emploi et richesse (Rickards, 1985), innover est un défi incontournable. Il

doit réussir à transformer le savoir et la créativité de son organisation en valeur

marchande.

21

2.3 L’innovation comme phénomène d’adaptation

Dès les années soixante-dix, Katz et Kahn (1978) ont étudié l’organisation en tant que

système, en qualifiant ses fonctions et sa dynamique. Ils ont ainsi cerné la fonction

adaptative des organisations qui sert de réponse à l’incertitude en visant à renforcer la

stabilité. L’innovation émergerait de cette dynamique d’adaptation, au sens donné par

Piaget qui comprenait l’apprentissage comme équilibre entre assimilation et

accommodation, le tout permettant à un organisme de s’adapter. Plus les turbulences

de l’environnement sont fortes, plus l’incertitude est grande pour l’organisation et

plus le besoin de la contrer est renforcé par le biais des structures et des mécanismes

de contrôle, ce qui a pour effet de réduire l’innovation.

Au-delà de ses capacités propres, l’innovation d’une organisation sera également

affectée par le stade de maturité de l’industrie dans laquelle elle se trouve. Rogers

(1983) indique quatre phases de maturité partant de l’innovation (1), vers l’imitation

(2), puis la compétition technologique (3), jusqu’à la standardisation (4). Une

industrie en émergence, comme par exemple celle des biotechnologies, est dans une

période de grande incertitude et de plus grande innovation (1). Suite aux essais et

erreurs permettant de faire avancer la connaissance, la période initiale est remplacée

par une période d’imitation, où l’on cherche plutôt à créer des variantes de

l’innovation première (2). Une compétition technologique plus féroce se développe

au fur et à mesure que les variantes de produits sont disponibles dans le marché, ce

qui donne lieu à des consolidations et à l’élimination de certains joueurs (3). Quand le

produit phare est identifié et reconnu comme standard (4), on cherche surtout à

optimiser les coûts de production et non à modifier le produit. D’un stade à l’autre, la

fonction d’adaptation de l’entreprise se matérialise autrement et, suivant cette

logique, l’innovation diminue.

Quand cette diminution de l’innovation se transforme en stagnation, les risques pour

l’entreprise augmentent. On cherche alors à les mitiger en amorçant un renouveau.

22

Pour Törnqvist (1985), cette relance de la pensée créatrice se traduirait par un

processus relativement similaire d’une industrie à l’autre, qu’il soit question de

renouveler les produits, les services, les méthodes de travail ou encore une vision du

monde susceptible de se matérialiser sous la forme de paradigmes, d’art ou de modes

de vie nouveaux.

Törnqvist suggère que la capacité d’innovation d’un milieu serait liée à ses

compétences, aux facilités de communication, à l’existence d’un lieu d’échange

agissant comme catalyseur ainsi qu’à la multiplicité et à la variété culturelle qu’on y

retrouve. La mentalité créatrice ne pourrait être crée de toutes pièces et serait ancrée

dans le milieu, donc difficilement délocalisable. Outre les compétences, les initiatives

personnelles d’individus à l’aise dans le milieu donné seraient le facteur clé. Par

ailleurs, le caractère organique de l’activité serait inhérent à la créativité. D’un point

de vue structurel, le processus d’innovation ne s’activerait vraiment que si une

certaine instabilité était maintenue. En terme d’organisation, les composantes jugées

essentielles devraient être réunies dans un espace compact mais la suite des

événements devrait rester floue. C’est sur l’incertitude, le magma de l’indéfini, que

reposerait la promesse d’un profond renouveau.

2.4 L’innovation comme processus de création de connaissances

Jusqu’en 1990, la littérature traitant de l’innovation la présentait comme mécanisme

de résolution de problèmes complexes auquel les entreprises ont recours pour

améliorer leurs produits et services. Depuis, cette définition s’est enrichie en portant

également sur la notion de capacité impliquée dans le processus. En effet, depuis une

décennie, les connaissances ont acquis une valeur marchande, faisant écho aux

besoins d’une société du savoir mobilisée par des activités économiques qui

nécessitent des compétences de très haut niveau. De ce fait, à l’activité de résolution

de problème que constitue l’innovation s’est ajoutée une activité de création et

d’utilisation efficace des connaissances requises pour résoudre les problèmes.

23

Si, de prime abord, l’intégration de cette dimension cognitive dans la définition de

l’innovation peut sembler n’être qu’un angle de vue différent sur le même

phénomène, la formulation même des capacités requises pour innover a non

seulement valorisé des activités, existantes certes, mais, ce faisant, a favorisé le

développement de nouvelles pratiques portant sur le développement de ces capacités,

comme la gestion des connaissances, la gestion documentaire ainsi que la veille

stratégique et concurrentielle, etc. En effet, ce savoir-faire constituant aujourd’hui un

avantage compétitif pour les entreprises, il est devenu critique d’être en mesure

d’apprendre, de produire et d’intégrer efficacement les connaissances. Depuis

quelques années, pour en tirer profit, les grandes organisations se dotent d’outils de

collaboration et de partage. On assiste à implantation de processus de découverte,

d’analyse et de modélisation de connaissances servant à détecter les bonnes idées à la

source pour éventuellement pouvoir les transformer en produits et services. Pour

Guilhon, (2001) ; Von Krogh, Ichijo et Nonaka, (2000), l’innovation apparaît du

point de vue cognitif comme processus collectif de création de connaissances devant

servir à résoudre des problèmes complexes. Cet éclairage nouveau révèle et

encourage la contribution du savoir-faire provenant des experts de contenu, autrement

dit des créateurs de la solution, qu’ils soient ingénieurs, informaticiens, biologistes ou

artistes. C’est à partir de cette définition, retenue comme balise, que j’ai procédé à

l’examen des différents modèles d’innovation.

2.5 Montrer la face cachée de l’innovation

Cette définition de l’innovation met en lumière l’importance de l’activité de pensée

dans la triade Penser – Faire - Gérer. On peut dire de cette activité qu’elle constitue

la face cachée, diffuse et intangible des activités d’analyse de besoins et de

conception, c’est-à-dire les premières phases du processus d’innovation. Les activités

de pensée et de création, qui sont de nature plus organique que bureaucratique, sont

une composante essentielle de l’innovation mais, bien qu’elles le soient, elles ne se

24

retrouvent pas toujours documentées dans les modèles qui représentent le processus

d’innovation.

Ces modèles se regroupent en deux familles qui ajustent leur focale sur des niveaux

différents de l’entreprise, soit l’organisation ou le groupe. Les premiers reflètent le

systématisme de l’ingénierie en décrivant les aspects bureaucratiques de l’activité.

Les seconds sont organiques, présentant des jalons de collaboration et des postures

intellectuelles, portant ainsi sur les capacités à mettre en œuvre pour innover.

La première famille fait porter son attention sur des aspects d’organisation et de

contrôle exercés via la gestion de projet alors que la seconde traite de l’habilitation

fluide des individus, des groupes et de l’organisation à penser et à agir dans un esprit

de changement en continu, à partir d’une prise de conscience du rôle de chacun dans

la création d’un tout. On retrouve ici les lignes de force du courant de l’apprentissage

organisationnel (Senge, 1990, 1999, 2001 ; Senge et al. 2004) dont le caractère

organique fait émerger des balises souples. Pour les fins de la recherche, le modèle

McKinsey SoL (1999-2000) servira de référence pour l’accent qu’il met sur la

collaboration dans le ressentir, dans la présence et dans la création, habiletés

intrinsèques à l’innovation artistique.

2.6 Innover c’est créer, agir et animer

Alors que le modèle McKinsey SoL valorise la dimension diachronique de

l’innovation, les jalons du Conference Board montrent plutôt sa dimension

synchronique en proposant que penser et faire sont des activités simultanées qui sont

également gérées en continu. C’est cette double source qui a servi de base à

l’élaboration d’une définition construite de l’innovation en tant que processus

constitué de phases dans le temps (idéation, conception, réalisation, etc.) comprenant

des boucles de rétroaction. Les trois activités (penser, faire et gérer) sont menées en

parallèle lors de ces phases.

25

Pour ce qui concerne la dimension synchronique de l’innovation, j’ai réduit la portée

des trois activités qui la constituent à leurs aspects intangibles, tacites, invisibles, afin

d’en révéler la face cachée. Pour ce faire, j’ai restreint la définition de l’activité de

penser à la création, celle de l’activité de faire à l’action et à l’activité de gérer celle

de l’exercice du leadership, entendu comme capacité d’animation de l’innovation,

facilitant et guidant le processus. Ces activités sont composites, formant un prisme

qui met en lumière les différentes facettes de la dimension synchronique de

l’innovation. La figure suivante illustre le concept de face cachée de l’innovation.

Outils de gestionConnexion avec

l’invisibleHumanisme

ProjetMobiliser l’expérience

Confiance

IntérioritéConceptionSocialisation

Éthique

RessentirFaire advenirDialogue

AnimerAgirCréerGérerFairePenser

Figure 1 Le concept de la face cachée de l’innovation

Les trois composantes du concept de face la cachée de l’innovation sont décrites en

détail ci-après.

2.6.1 Créer

La création est vue en tant que dialogue. Avec soi-même, avec l’information et avec

le monde. Pour les psychanalystes, le dialogue est intérieur (Anzieu, 1992). Processus

de crise, créer est un acte courageux (May, 1990) qui fait appel à la mémoire. Pour

les cybernéticiens, c’est un dialogue informationnel, un geste de conception (Bateson,

1977), alors que les philosophes de la connaissance (Nonaka et Takeuchi, 1995), de

l’éducation et du management en font plutôt un dialogue social (Dixon, 1998; Dixon

2000, Isaacs, 1999) dont la finalité est la quête de sens (Pauchant, 2001; Pauchant,

26

2002). Ici, la création est irriguée par des préoccupations éthiques et englobe autant

l’intériorité, la conception que la socialisation. Chacune des facettes de ce prisme est

maintenant détaillée.

2.6.1.1 Première facette : l’intériorité

Vue sous l’angle de la psychanalyse, la création est un processus de crise, un état

psychique dont la traversée est similaire à celle du rêve. Sa théorie du travail créateur

comporte cinq phases amorcées par un saisissement créateur, choc capable d’envahir

et de monopoliser l’être (1) ; suit une remontée d’éléments de l’inconscient qui vont

occuper l’être (2) ; celui-ci institue ensuite une grammaire, un code (artistique,

scientifique, selon le métier) à partir duquel il fera prendre corps à la révélation qui

lui a été faite (3) ; il réalise ensuite la composition proprement dite de l’œuvre (4) ;

pour finalement produire l’œuvre au dehors (5). Chaque fois, la posture d’accueil

diffère. L’attitude, l’état psychique et les gestes ne seraient pas les mêmes selon les

phases. Pour Anzieu (1992), être créateur, c’est être capable de changer plusieurs fois

de registre de fonctionnement pendant l’avancement du travail de création, et de s’en

tenir au même registre tant qu’il est approprié, ce qui ne serait pas donné à tout le

monde : « Une des difficultés de créer une œuvre originale se mesure là : les hommes

ordinaires, qui ne disposent pas de cet éventail de fonctionnement, ou qui n’ont pas

su le trouver en eux, sont seulement capables d’une ou deux de ces phases, ils

échouent à parcourir le cycle complet. Cela suppose une certaine liberté de jeu entre

des sous-systèmes psychiques bien différenciés et bien affirmés.» (Anzieu, 1992,

p.94-95).

Laborit (1986) met, pour sa part, l’accent sur le caractère évolutif du processus de

création et centre son attention sur le rôle de la mémoire. Il explique ainsi qu’un

nouveau-né est incapable de créer parce qu’il ne dispose d'aucun acquis mémorisé

susceptible de lui fournir le matériel nécessaire à l'expression de ses facultés

associatives. Le vécu, les expériences sensorielles, émotionnelles et intellectuelles

27

d'un individu devraient s'accumuler pour constituer un réservoir d'images, d'émotions

et de concepts susceptibles de servir de base à sa créativité. Mais cet acquis mémoriel

ne serait pas toujours accessible à la conscience. Toutefois, tout se passerait comme si

cet acquis inconscient était capable de jouer son rôle de substrat des processus

associatifs impliqués dans le travail de création. Les matériaux imaginaires auxquels

il est alors possible de donner naissance affleureront secondairement à la conscience

et apparaîtront comme issues de l'intuition. En réalité, comme le souligne le

psychanalyste, l'intuition nécessite à la base un long travail inconscient de collecte

d’informations.

Rollo May (1990) met en relief le courage dont il faut faire preuve pour cesser de

subir la perte des acquis qu’entraînent les changements majeurs et sauter dans le

futur, dans l’inconnu. Il pose la création comme acte de participation au changement

du monde et se centre sur les dimensions inconscientes qui participent à l’acte

créateur. En psychanalyste existentialiste, il considère la création comme signe de

santé émotive et la prise en compte de l’irrationnel comme intrinsèque à l’état de

fluidité et d’harmonie, à l’instar de Csikszenmihalyi (1990), de Senge (1990) et, bien

avant eux, d’Héraclite qui définissait l’harmonie comme un état de tension opposant

deux entités.

2.6.1.2 Deuxième facette : la conception

Loin de la psychologie des profondeurs, les cybernéticiens traitent la création en tant

qu’art informationnel, mettant l’accent sur le développement d’heuristiques et la

modélisation que la technologie vient mettre en œuvre pour concevoir un ensemble

des possibles qui démultiplient, éclatent et rendent l’œuvre interactive (par opposition

à l’œuvre unique, fermée). Abraham Moles (1971), théoricien de la communication,

cite pour exemple le mouvement Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle, atelier

d’écriture expérimentale animé par l’écrivain Raymond Queneau), centré sur les jeux

de langage.

28

2.6.1.3 Troisième facette : la socialisation

L’acte de création, saisi sous l’angle de la création de connaissances, est considéré

comme processus social traversé par des épisodes de conversations, d’échanges et de

dialogues de toutes sortes. Pour Nonaka et Takeuchi (1995), on crée en interaction, au

sein de communautés qui accueillent les diverses propositions et s’entendent –ou

non- sur des représentations collectives à partir desquelles le sens sera véhiculé au

sein de la communauté et dans l’entreprise. Le modèle de co-création de

connaissances de Nonaka et Takeuchi reflète cette dynamique en y agrégeant le

contexte, considéré comme essentiel pour transformer une information en

connaissance.

Leur modèle permet de cerner la transformation des connaissances dans leur

dimension individuelle et sociale. Il procède à partir d’une conversation

(Socialisation) où se forment des associations d’idées qui, une fois échangées et

mises à l’épreuve dans le discours sont articulées (Externalisation). Une nouvelle

forme leur est donnée par combinaison et reformulation (Combinaison) et leur mise

en œuvre permet d’en dégager quelques leçons tirées de l’expérience. Avec le recul,

les acquis de l’expérience sont intégrés et peuvent être partagés, par le biais de

dialogues (Internalisation).

2.6.1.4 Quatrième facette : l’éthique

Considérer la nature politique de l’art amène à tenir compte des choix et des décisions

d’ordre éthique susceptibles d’émerger du terrain. Chercher à cerner la dimension

éthique de la création fait surgir des questions telles que : Pour qui et pour quoi crée-

t-on ? Pour contribuer à quelle vision ? Est-il justifié de participer à la création d’une

telle œuvre ? Faut-il accepter d’y perdre son âme ? Comment compose-t-on avec les

tensions morales ? Ces questionnements qui interrogent la finalité de l’action

rappellent que l’innovation n’est pas neutre. Des choix économiques, politiques et

29

sociaux à la base de tout projet participent aux fondements éthiques et alimentent la

logique de son déroulement. Pour être en mesure de comprendre la valeur réelle de

l’innovation, il faut donc considérer aussi sa dimension éthique. L’activité de création

devient ici un lieu de dialogue à partir duquel émerge le savoir, mu par une éthique

sociale qui se matérialise dans l’ensemble des gestes d’un projet. Buber (1992) en

illumine les aspects relationnels ; Von Krogh, Ichijo et Nonaka (2000) l’abordent par

les conversations et Varela (Varela, Thompson et Rosch, 1993 ; Varela 1996) en

éclaire les aspects liés à l’action, à la conscience et à la cognition.

2.6.2 Agir

Dans la perspective de l’innovation, agir c’est faire advenir. Pour les anthropologues,

c’est entrer en projet ; pour les tenants des nouvelles sciences, c’est plutôt mobiliser

l’expérience alors que les théoriciens de l’action traitent de la condition clé de sa mise

en oeuvre : la confiance. Ces trois facettes réunies font de l’action un prisme que nous

retenons pour mener la recherche.

2.6.2.1 Première facette : le projet

En tant que telle, l’action serait un antidote susceptible d’apaiser les angoisses

silencieuses de nos sociétés dont la culture est « …largement tributaire de

l’obsolescence du temps vécu, comme des objets fabriqués, [elle] ne trouve sa

justification et son équilibre que dans les mécanismes d’anticipation qui vont lui

permettre d’innover » (Boutinet, 1990, p.270). Le projet apaise en répondant au

besoin de participer au surgissement de la vie, à la quête de sens, au désir de

renouvellement et de pouvoir le faire en disposant de balises méthodologiques qui

servent à combattre le chaos.

30

2.6.2.2 Deuxième facette : la mobilisation de l’expérience

En ce sens, mobiliser l’expérience pour innover revient à puiser dans les acquis.

Encore faut-il avoir tiré des leçons de son expérience, ce qui ne semble pas toujours

être le cas. Barbier (1996) évoque Bourdieu en soulignant que ces savoirs d’action se

développeraient par intériorisation de l’extériorité et qu’ils seraient d’une nature

complexe. L’apprentissage, cette capacité essentielle à la survie, prend le vécu pour

substrat et en dégage des leçons, comme Bateson (1977) l’a expliqué par les boucles

d’apprentissage.

Mais il n’est pas suffisant d’envisager l’action d’une part et l’apprentissage de l’autre.

Les deux mouvements doivent se produire simultanément pour que le levier de

développement et de maturation humaine réussisse à s’activer. Il pourrait s’avérer

tentant de considérer acquis cet amalgame entre l’apprentissage et l’action mais

Varela nous met en garde : tenir compte de l’expérience constituerait le point aveugle

du XXe siècle dans les études sur la conscience (Scharmer, 2000b). C’est dire que

nous ne savons pas comment l’intériorisation se produit.

2.6.2.3 Troisième facette : la confiance

Argyris (1993) suggère que cette perméabilité à l’expérience repose sur la confiance.

Cette piste incite un instant à questionner les raisons de l’échec des projets de

changement. Y aurait-il refus d’apprendre par bris de confiance ? Retenir cette

hypothèse nous entraîne à suivre les multiples pistes qui mènent à la conscientisation,

ce que le projet McKinsey-SoL permet d’envisager (Senge, 2001) et à vouloir cerner

les choix éthiques de l’organisation, dans la mesure où ceux-ci peuvent contribuer à

des prises de position personnelles divergentes des lignes de force de l’entreprise et

avoir des impacts sur l’action. C’est l’option que nous retenons pour la présente

étude, afin de pouvoir saisir les aspects éthiques susceptibles d’émerger, quelle que

soit leur nature.

31

2.6.3 Animer

Du côté de la face cachée de l’innovation, animer devient ressentir.

L’instrumentation devient le véhicule privilégié de communication et la capacité à

capter et nourrir les sources de connaissances devient l’habileté première du leader

novateur.

Assumer efficacement sa fonction de gestionnaire est une tâche complexe, autant par

la multiplicité des rôles que par celle des finalités. En situation de changement,

comme c’est le cas des contextes d’innovation, la complexité de la tâche se trouve

décuplée, étant donné le degré d’incertitude important.

2.6.3.1 Première facette : les outils de gestion

Par son attitude face au changement, le leader est considéré comme l’un des trois

facteurs clés susceptibles de favoriser ou de freiner la capacité d’innovation d’une

organisation, avec la structure et les facteurs externes (Rogers, 1983). Comme les

environnements de travail sont devenus de plus en plus complexes et la compétition

féroce, le leader subit une pression intense. Comment être encore plus créatif ? Que

faire pour imaginer l’avenir et accompagner sa matérialisation à partir des outils de

gestion disponibles ? Si l’on se réfère au standard international PMI (Project

Management Institute) et plus précisément à la méthode PMBOK (Project

Management Body of Knowledge), quelle place accorde-t-on à l’innovation au sein

même de la méthode ? La réponse est ailleurs, dans l’expérience et le profil du

manager car, dans ce cas, l’outil ne supporte pas la créativité. Est-ce que ce pourrait

être une explication au taux élevé d’échec des projets de changement (75% des

efforts de changement organisationnel ne produiraient aucun effet en terme

d’augmentation de la performance de l’entreprise, selon (Smith, 2002)) ? Il est tentant

de conclure que les boites à outils et les pratiques exemplaires de gestion ont leur part

de responsabilité dans cet échec. Mais il est connu que les meilleurs outils mis entre

32

les mains de mauvais leaders font plus de tort que l’inverse. Les approches et les

outils méthodologiques structurent, canalisent et facilitent le partage des idées et des

actions. Ils font office de vernaculaire au sein d’un projet en réduisant les effets de

babélisation. Ce langage commun se matérialise dans les textes, les plans, les biens

livrables, les modèles, etc. formant ainsi des référents partageables. L’action

collective est portée par ces référents, mais ils ne sont pas suffisants.

2.6.3.2 Deuxième facette : la connexion avec l’invisible

Si l’instrumentation, les méthodes et les savoir-faire scientifiques du type de ceux qui

sont enseignés dans le cadre d’un MBA ne suffisent pas, dans quelle direction faut-il

chercher les compétences de leadership utiles en contexte d’innovation ? Et une fois

identifiées, quelles compétences particulières conviendraient en contexte

d’innovation artistique ? Une réponse partielle est proposée par Arthur et al., (2000,

p.5) : « Pour réussir dans des environnements de haute technologie, les leaders

devront développer une nouvelle habileté cognitive : être attentif aux sources

intangibles de connaissances et d'acquisition du savoir ».. Les auteurs ajoutent que

les leaders doivent développer de plus grandes habiletés à innover en devenant plus

attentifs aux sources desquelles émanent le comportement, l’innovation et le

changement profond.

Il faudrait donc regarder du côté de l’invisible : dans le silence intérieur, l’indicible,

le ressenti. En effet, nos pratiques de leadership seraient principalement centrées sur

le visible, c’est-à-dire sur ce qui est discernable, tangible, rationnel, explicite, etc. Les

chercheurs de l’invisible, autrement dit les tenants de l’apprentissage organisationnel

et du management éthique, nous suggèrent plutôt d’explorer la face cachée du

leadership, moteur de la créativité : « Reconnaître le territoire invisible -tacite- du

leadership s'avère pertinent pour développer un savoir et une conscience d'une plus

grande profondeur, ce qui améliorera la prise de décision et la créativité ».

(Illuminating the blind spot, McKinsey-SoL Leadership Project, 2000).

33

Ayant choisi l’invisible comme zone d’exploration pour la présente recherche, je

limiterai donc mon territoire à la découverte des pratiques de création et de

management en considérant l’individu, le groupe et l’organisation. En posant comme

repère la capacité à faciliter le dialogue et à encourager les relations dans une

perspective éthique, je tenterai de faire émerger les façons de faire qui les traduisent.

Cette dernière m’apparaît centrale à cause de la valorisation qui est faite, au sein du

monde artistique, des régulations communautaires. En effet, la dynamique serait

tissée de rapports dialectiques (Menger, 2002) ainsi que du contrôle par les pairs.

2.6.3.3 Troisième facette : l’humanisme

On peut facilement imaginer le rôle crucial que viennent jouer la confiance et la

satisfaction mutuelle lors des rapports professionnels au sein des projets. Cet esprit

« tribal » jumelé à une concurrence et un individualisme intrinsèque à la nature du

travail nous aident à saisir une des causes de l’émotivité des rapports. Comme il est

nécessaire aux artistes de faire confiance aux autres et de se livrer totalement pour

que l’œuvre ait une chance d’être crédible, les moments de rencontres, de

rapprochements et création de liens sont cruciaux. La confiance agirait comme

l’amadou, enflammant le processus de création qui pulsera la vie jusque dans

l’œuvre. Un leader efficace dans un tel univers devra tenir compte de ces

mouvements humains. La sollicitude, dans un tel contexte, devient une règle éthique.

Pour nous encourager, il est bon de relire les recommandations de Charles Taylor

(Bertrand, 2000, p.151), sur l’authenticité et la transcendance nécessaires au futur de

nos sociétés : «L’authenticité doit être redéfinie en fonction d’idéaux qui vont au-delà

ou qui transcendent les tendances narcissiques. Il faut marier d’une part les

aspirations personnelles et, d’autre part, les besoins de tous».

34

2.7 Art et management

Au tournant du XXIe siècle, la place de l’art a évolué dans la société et tout

particulièrement en ce qui concerne ses influences possibles sur le management. Cette

juxtaposition récente de l’art et du management a ouvert la voie à un nouveau champ

d’études, dont la plus grande partie est encore en formation, même si certaines zones

sont solidement établies, comme la gestion des arts / des entreprises culturelles. Outre

cet axe de connaissances spécifique, le champ est encore éclaté et diffus, ses

frontières sont poreuses et mouvantes et son ébullition le rend difficile à cerner.

Malgré tout, l’exploration est possible grâce à certains repères présentés ci-après.

D’entrée de jeu, le champ de l’art et du management est à considérer en lien avec le

champ de l’esthétique organisationnelle (Darsoe, 2004), initié par Strati (2000) qui

distingue l’esthétique et l’art par leur étymologie. Le premier terme concerne les

connaissances acquises à partir des sens (sentir, toucher, voir, entendre, goûter), le

second signifiait à l’origine la transformation de matériaux bruts avec habileté et

intelligence (Darsoe, 2004). Largement connu et documenté, le vaste domaine de

l’esthétique n’est pas abordé en tant que tel ici. On retiendra simplement la

perspective esthétique sur le management qui est un courant de recherche en

émergence (Strati et Guillet de Monthoux, 2002). Il porte sur l’étude de la dimension

esthétique des organisations à partir d’un regard qui est, lui aussi, esthétique,

autrement dit, avec des approches qui ont en commun d’attribuer une valeur aux

connaissances de nature esthétique. Même si, aujourd’hui, la fracture entre

l’expérience esthétique et le discours scientifique s’estompe, le courant esthétique

affronte encore les certitudes des sciences humaines et sociales. Sans doute le retour

en force de la proposition épistémologique visant à ce qu’à un monde sensible doive

correspondre un savoir qui sache en rendre compte, une raison sensible (Maffesoli,

2000), y est-il pour quelque chose. Néanmoins, en 2002, la communauté scientifique

n’avait pas encore entièrement reconnu le fait que « la compréhension esthétique de

la vie de l'organisation produit des connaissances organisationnelles qui sont

35

essentielles » (Strati et Guillet de Monthoux, 2002, p.758). Toutefois, en quelques

années, les recherches se sont multipliées dans ce domaine, ce qui permet de penser

que la perspective esthétique est en plein développement, principalement en Europe.

S’engager plus avant dans l’examen de la perspective esthétique sur le management

nous ferait dériver du propos principal tout en exigeant une étude plus substantielle. Il

sera donc maintenant question du rôle évolutif de l’art en lien avec le management.

Darsoe (2004) identifie sept rôles différents que l’art joue avec le management. L’art

en tant qu’expression (1) du sacré ; (2) de la beauté ; (3) l’art comme inspiration ; (4)

comme provocation ; (5) comme expression de l’anarchie ; (6) l’art en tant

qu’industrie et, finalement, (7) l’art en tant qu’expression sociale.

(1) À l’origine, l’art est sacré. Comme expression du sacré, l’art se retrouve dans les

sépultures, lors des fouilles archéologiques ; dans les temples, les églises et les

pyramides ; sous formes d’objets, de sculptures, de peinture, de musique et de rites.

(2) Quand l’art devient plus mondain, la principale qualité qui lui est dévolue devient

sa capacité à représenter la beauté. C’est alors sa valeur visuelle et sensorielle qui est

privilégiée : si ce n’est pas beau, ce n’est pas de l’art. C’est encore aujourd’hui la

fonction populaire et universelle qui lui est attribuée. (3) L’art comme source

d’inspiration revient à focaliser sur le fait qu’il suscite l’émotion, affectant parfois

l’état d’esprit et la pensée. (4) L’art de provocation est un art qui questionne le

quotidien et le statu quo social par ses remises en question. Par exemple, à leur

époque, les Ready Made de Duchamp firent scandale. (5) L’art comme expression de

l’anarchie pousse un cran plus loin la provocation. Au début du XXIe siècle, l’art

post-moderne parle de la fragmentation et de l’éclatement du sens, il reflète et

renforce le chaos du moment. (6) L’art devenu industrie prend toutes les formes,

surfe sur toutes les vagues, se fond dans le mercantile, la production de masse,

alimentant les industries culturelles. (7) L’art en tant qu’expression sociale a pour

fonction la création de relations. Il ne s’agit plus de créer des objets mais bien des

36

initiatives qui visent la transformation de la société. Acception large de la définition

de l’art, elle revient finalement à affirmer que chaque être humain est un artiste.

Cette dernière affirmation semble aujourd’hui avoir un écho dans le monde du

management, au moins par la porte de la créativité. On a ainsi exploré la question de

la place de la créativité dans l’innovation, par le biais des recherches sur les

organisations créatives (Bourgignon, 2002). Les études sur la créativité sont légion et

nombreuses sont les formations destinées à éveiller la créativité des gestionnaires par

la découverte de son potentiel artistique. Si ces tentatives peuvent avoir des effets

positifs, elles sont malgré tout critiquées par les artistes qui leur reprochent de se

tromper de point focal.

La plupart des professeurs de créativité et des personnes actives dans ce

domaine traitent de la pensée créative. Je considère que l'art est plutôt une

aide à l'action créative. En fait, les artistes ne parlent jamais de créativité ; ils

sont plus pragmatiques et ont tendance à laisser les discours à d'autres.

Pendant ce temps, les artistes agissent et créent. C'est la raison pour laquelle

il est important de faire la distinction entre la conception que l'on se fait de la

créativité dans le monde des affaires et la création artistique authentique.1.

La conception managériale de la créativité n’est donc pas la même que celle des

artistes. Il ne suffit pas de penser de manière créative, il faut surtout agir

créativement, ce que font les artistes. L’art se manifeste avant tout dans la pratique,

dans l’action, à partir d’une énergie, d’une conscience et d’une ouverture qui

participent au processus créatif, tel qu’il a été décrit auparavant. De toute évidence,

une pensée créative est essentielle mais il s’agit avant tout de suspendre la pensée et

de se tourner intérieurement vers la source de l’innovation. C’est la totalité de l’être

qui participe à ce mouvement.

1 Piers Ibbotson, artiste et assistant directeur, Royal Shakespeare Company, Londres (Darsoe, 2004, p.30)

37

On le voit, cette conception managériale de la créativité ne fait qu’en effleurer la

surface. Pour preuve, les sessions de créativité, telles qu’on les offre en général dans

les écoles de commerce, n’osent pas aborder ces dimensions de l’être qui touchent la

transformation et permettent d’accéder à des « types de conscience qui ne peuvent

être développés que par l'expérience directe, celle qui passe par les sensations et qui

touche profondément la personne» (Darsoe, 2004, p.31). Serait-ce la crainte d’ouvrir

la porte à une transformation personnelle qui guiderait la superficialité des contenus

abordés ? Si tel est le cas, il devient aisé de comprendre la raison du peu d’effet des

formations en créativité sur le renouvellement des pratiques de management. Il ne

faudrait toutefois pas laisser croire que cet état des lieux correspond à la totalité de ce

qui se fait en management sur le sujet de la créativité. Au moins en matière de

recherche, on questionne de nouveau le rôle de la créativité à la lumière du contexte

turbulent, changeant et compétitif de ce début du XXIe siècle (Bourguignon et

Dorsett, 2002).

Il faut peut-être toutefois regarder du côté des tenants de la transformation pour

trouver plus de substance non pas sous forme de recherche mais dans la pratique. On

trouve ici une proposition utile dans l’idée d’ingéniosité qui s’avère d’ailleurs

beaucoup plus évocatrice en anglais : artfulness, tenant compte du fait que artful

signifie full of art, au sens propre. Il est ici question d’un processus créatif dont les

résultats incluent, entre autres, une plus grande conscience de soi, plus d’énergie et

d’engagement ; des changements à long terme ainsi qu’une réalité riche, à laquelle il

est possible de puiser. Ces connaissances disponibles en continu sont révélées par le

biais d’expériences impliquant l’art –ou d’autres formes d’activités aussi porteuses de

sens- et qui permettent à la personne de retrouver l’inspiration et l’énergie (Darsoe,

2004). On le voit, au carrefour de l’art et du management, se cache effectivement la

source de l’innovation, accessible à tous, moyennant un effort d’intériorité.

38

Outre la gestion des entreprises culturelles, d’autres courants émergent au carrefour

de l’art et du management. Sans en faire un relevé exhaustif, les grands axes de

recherche peuvent se résumer ainsi. (1) L’étude d’organisations du milieu des affaires

et du milieu des arts qui réalisent des projets conjointement. (2) L’étude

d’organisations du milieu des arts et des industries culturelles (Meisiek, 2002) qui,

dans certains cas, mène à (3) des propositions d’organisations postmodernes d’un

type nouveau, issu de la conjonction de l’art et du management et qui en incarne les

valeurs souvent contradictoires (Guillet de Monthoux et Sjöstrand, 2002 ; Guillet de

Monthoux, 2004). (4) Le recours à la métaphore artistique pour penser et modéliser

l’organisation et ses leaders (Kirkeby, 2002). (5) Le recours à l’art comme carte

cognitive ou modèle mental qui facilite l’expression et le partage de connaissances

(Sumpf, 2002). (6) L’utilisation de techniques artistiques comme levier de

changement. Par exemple, l’intégration de l’improvisation et de la performance

comme outils managériaux. La création de récits parlant de l’organisation ; la

création théâtrale ou musicale comme mode de dialogue entre communautés, etc.

On constate le foisonnement des recherches et le potentiel qu’elles représentent pour

le développement des connaissances en management. Puisque le champ est en

émergence, de nouveaux axes restent à explorer, d’autres sont en consolidation et il

faut noter que la liste des axes citée plus haut n’est en aucun cas exhaustive. De plus,

elle reste ouverte. Pour les fins de la présente étude, un seul de ces axes est développé

ici, celui des propositions d’organisations postmodernes issues de la conjonction de

l’art et du management.

Le cas étudié dans la présente recherche est celui du Cirque du Soleil, entreprise du

milieu des arts qui incarne au mieux la postmodernité, au sens que lui donne

Maffesoli (2003) : un moment où se produit une synergie de phénomènes archaïques

et du développement technologique. Pour le sociologue, cette époque, la nôtre, serait

un univers de nébuleuses néo-tribales fondées sur le partage de certaines valeurs. Elle

39

accorderait une importance prépondérante aux lieux de partage et sa métaphysique

serait un bricolage mythologique constitué d’une multitude de récits fragmentés et

contradictoires. De toute évidence, un tel éclairage est parcellaire, mais il permet de

mieux saisir le contexte sociétal dont le Cirque du Soleil est issu.

3. Repères théoriques

La présente étude étant une recherche dont la théorisation découle de l’analyse de

l’action, seuls quelques repères théoriques ont été retenus à priori afin de faciliter la

lecture et la compréhension du milieu étudié. Ils doivent être entendus comme des

balises dont on s’éloigne, sans les perdre de vue, en mettant le cap sur le milieu

d’exploration. Ce fut le cas des repères conceptuels présentés auparavant, utilisés

pour cerner la face cachée de l’innovation, c’est-à-dire ses aspects intangibles. C’est

également le cas des repères théoriques identifiés pour comprendre à posteriori le

contenu ayant émergé lors de l’étude. J’ai retenu trois repères théoriques. D’abord le

rôle du lieu (Chia, 2003, Nonaka, Toyama et Scharmer, 2001) dans la création,

ensuite la fluidité (Csikszenmihalyi, 1990) ressentie lors de moments intenses par un

groupe et finalement la présence (Senge et al. 2004 ; Scharmer, 2000a et 2000c) mise

à contribution dans l’acte de création. Ces trois concepts, qui se nourrissent l’un

l’autre, fondent une présence créatrice, autrement dit un état intérieur intrinsèque à

l’innovation, celui de l’ouverture à la création de connaissances. Cette proposition

théorique permet de lire la participation des artistes et des managers à un projet en

cernant ce qui les fait vibrer, penser et agir. La mise en œuvre –l’énaction au sens de

Varela- de la pensée créatrice dans le contexte de la création artistique ne peut se

limiter à l’étroitesse d’une logique unidimensionnelle. La créativité se nourrit

d’oppositions et de paradoxes. C’est le choc des idées qui en fait émerger de

nouvelles. D’autant plus si l’on considère la nature du projet et de l’entreprise

étudiés. Pour cette raison, on a compte d’une logique différente lors de la cueillette

des données et de leur analyse, celle du tiers-inclus. Ce levier invisible permet de

percevoir que les créateurs du monde des arts qui vibrent, pensent et agissent, le font

autrement.

41

3.1 La présence créatrice

Dans l’esprit de l’innovation telle que définie précédemment, dans le contexte d’une

conception artistique, on peut entrevoir l’œuvre en tant que somme d’informations

qui prendrait la forme d’une proposition symbolique donnant à voir le monde à

travers l’univers ontologique de l’artiste. D’abord information, l’œuvre deviendrait

connaissances, une fois interprétée par le biais des interactions entre l’œuvre et le

public (Nonaka, Toyama et Scharmer, 2002). Elle dépasse, en effet, le stade de l’objet

extérieur dissocié de l’individu récepteur pour entamer un rapprochement vers lui par

le biais d’une relation qui s’établit entre les deux, au sein de laquelle une émotion

émerge, génératrice de sens pour l’humain. Entre les deux se créerait un rapport, une

intimité émanant de l’expérience qui les relie. Ce rapport se créerait non seulement

entre l’œuvre et l’individu mais également entre les humains qui entrent en dialogue,

en réciprocité, qui conversent, qui tissent leurs liens, établissant ainsi au fil des

rencontres, des conversations, des activités menées en commun une forme de bulle,

frontière invisible qui les distinguent du reste du monde et qui définit leur espace

commun par rapport au temps (par exemple : le temps d’un contact, d’un projet,

d’une amitié, etc.) et aux intentions (par exemple : en vue de réaliser un projet, parce

que j’ai un rôle à jouer au sein d’un projet, pour apprendre des pairs, etc.). C’est à

l’intérieur de ces espaces culturels qui peuvent être formels et informels que

s’incarnerait le processus de création artistique, plus précisément dans les zones

limitrophes qui séparent la sphère de la création et celle de la gestion. Cette zone

frontière sert de lieu au projet d’innovation. C’est là que le travail d’abrasion créatrice

impliquant créateurs et gestionnaires se produit, parfois dans la douleur.

Ce lieu constitué des sphères de la création et de la gestion fait écho au concept

oriental de Ba -ou Basho- proposé par le philosophe japonais Kitaro Nishida au début

du XXe siècle, défini comme lieu physique, relationnel et spirituel. « Le Ba agit

comme un creuset, un solide contenant social du savoir collectif tacite » (Ray, 2000,

p.6). La sphère (Sloterdijk, 2002) constituerait le pendant occidental de Ba, en

42

intégrant dans sa définition la notion de frontière intangible (Creplet, 2001). Cet

espace symbolique du Ba, dont les racines sont irriguées par le Tao oriental autant

que par le terreau existentialiste occidental, comprend des dimensions qui

s’interpénètrent, s’englobent et se recréent. Ce faisant, il constituerait une plateforme

épistémologique (Chia, 2003) et un contexte phénoménologique qui permet au sens

d’émerger et aux connaissances d’y être créées, partagées et utilisées, dans un

mouvement spiralé (Nonaka et Takeuchi, 1995). Cet aller-retour d’où l’expérience

émerge favoriserait des apprentissages marquants quand l’activité est vécue comme

source de plaisir et de transcendance, ouvrant la voie à de nouveaux états de

conscience et à une complexification du Soi (Csikszenmihalyi, 1990). Ces instants de

fluidité deviendraient des marqueurs de l’expérience optimale, que l’on pourrait

associer au Satori japonais-, instants où advient la révélation. Ils seraient faits de

connaissances ayant pu émerger d’un Ba parce que l’attention s’est détournée soudain

de la conscience pour se centrer enfin sur l’universel, comme le pensait Varela

(Senge et al, 2004 ; Scharmer, 2000a).

Cette fluidité issue du Ba semble être à la source de la capacité des personnes et des

organisations à se transformer (Arthur et al., 2000) dans un mouvement allant du

ressentir à l’incarnation dans l’action. Cette forte capacité de présence laisserait

émerger la connaissance « du futur », tacite, non encore incarnée dans la pratique.

Autrement dit, ce serait cette qualité de présence psychique, relationnelle et

universelle qui permettrait d’innover, de créer, d’agir et de transformer, autant soi-

même que son environnement.

Scharmer (2000a) décrit le rôle de la conscience et l’importance de ses différents

états dans la qualité de la création de connaissances et dans sa portée. D’abord,

réussir un ancrage favorable à l’émergence de la pensée et de l’action novatrices

nécessite un éveil de la conscience suffisant pour que l’énergie utile soit générée au

43

sein du Ba. Ensuite, outre la source d’énergie individuelle nécessaire à un Ba

efficace, cette dynamique a également une portée collective :

Les contextes génératifs partagés -ou champs- émergent de l'action authentique traversée par un sens plus vaste. De plus, agir à partir d'un tel état ne fait pas que connecter les gens à la nature, il les fait se connecter entre eux. Le champ génératif est à la fois personnel et éminemment collectif. (Senge, 2001).

Finalement, c’est la qualité des liens et des interactions entre les Ba et l’efficacité de

leurs configurations organiques et fractales, qui permettent à cette nébuleuse

d’individus reliés au sein de communautés, d’organisations et d’entreprises de co-

ressentir, co-inspirer et co-créer les connaissances novatrices qui sont source du

changement (Scharmer, 2004).

Le Ba peut être vu comme un creuset, le contexte au sein duquel les artistes et les

managers sont amenés à collaborer pour innover. Contenant ou réceptacle de

l’innovation, c’est à partir de lui que peuvent émerger le contenu, l’innovation

comme telle. Pour en faciliter l’identification, la genèse d’une œuvre artistique est

captée à partir de trois types de connaissances générées par le projet et porteurs de sa

mémoire et de son processus (Polanyi, dans Prusak, 1997, Nonaka, Toyama,

Sharmer, 2001 ; Scharmer, 2002a).

• Les connaissances explicites. Elles sont cernées par le biais de l’ensemble des

traces physiques, c’est-à-dire des documents textuels, photographies,

illustrations, esquisses, plans, maquettes, tableaux, documents vidéo, modèles,

etc. ;

• Les connaissances tacites. Elles sont cernées par le biais des conversations,

sous la forme des récits, des rites et des règles ;

44

• Les connaissances émergentes. Connaissances non encore symbolisées, en

état de naissance dans l’inconscient, situées à la source de l’innovation, elles

sont cernées en rétrospective via le sens donné à l’action et à l’expérience par

les acteurs qui les vivent.

Pour illustrer, prenons un exemple. Dans plusieurs entreprises, on cherche des

configurations organisationnelles qui favorisent la création et le partage de

connaissances, sans pour autant procéder à des restructurations. Une avenue

intéressante est celle des communautés de pratique (Wenger, McDermott et Snyder,

2002 ; Jacob, 2000 ; Jacob et al., 2003) ou des communautés stratégiques de

connaissance (Fayard, 2003) au sein desquelles les praticiens mettent en commun leur

expérience. Ils tentent ensemble de trouver des solutions à différents problèmes et

constituent des bases de connaissances de divers types. Ils rendent explicites une part

de leurs façons de faire et mettent à disposition les registres d’expérience, les

pratiques exemplaires et des cas qu’ils documentent. Ils agissent aussi comme

consultants internes auprès de leurs collègues praticiens, qu’ils soient de la même

entreprise ou non, en fonction des règles du jeu que la communauté s’est donnée.

La communauté agit comme creuset, c’est le contenant, le carrefour où l’expérience

et les connaissances se croisent, s’échangent et se partagent. Le dialogue qui se crée

tourne autour de problèmes véritables pour lesquels personne n’a encore trouvé de

solution, on y traite de sujets d’actualité, on y partage ses réflexions spontanées sur

des domaines d’intérêt commun, on s’entraide pour aborder des cas difficiles… Bref,

le dialogue et ce qui en émerge constituent le contenu. Au sein d’une telle

communauté, on se retrouve entre pairs à partager un ensemble de préoccupations qui

traversent l’industrie et l’on choisit de se doter de règles du jeu qui permettent à

chacun d’y trouver son compte. En ce sens, on crée les conditions favorables à

l’émergence de solutions novatrices. En documentant l’expérience, on crée des

connaissances explicites. En travaillant ensemble sur un problème, en pensant

45

ensemble, on emprunte de nouvelles avenues et, chemin faisant, on partage des

connaissances tacites. De même, hors du cadre compétitif du travail, dans un contexte

d’ouverture, quand plusieurs praticiens réfléchissent ensemble à un problème

complexe, de nouvelles solutions peuvent être imaginées. Autrement dit, de nouvelles

connaissances peuvent émerger parce que le lieu les a favorisées.

Cet exemple montre que ces repères conceptuels ne sont pas évanescents ou

impossibles à concrétiser, bien au contraire. Considérant avec Scharmer (2002a) que

les caractéristiques d’un contexte sont susceptibles d’affecter la capacité d’innovation

d’un individu, d’un groupe et d’une organisation, procéder à une telle segmentation

des connaissances permet de cerner l’innovation avec une plus grande acuité. C’est la

piste que j’ai suivie, en l’enrichissant d’un regard différent, le regard esthétique.

Autrement dit, il s’agit d’une perception qui fait appel aux sens pour lire le réel. Cette

perspective permet de cerner l’expression de l’inconscient qui donne à voir les

potentialités (Lupasco dans Nicolescu, 2002). Un tel regard permet en effet de voir

autrement, c’est-à-dire de cerner une dimension différente de la vie du projet, soit sa

texture vibrante, traversée d’émotions.

Outre la focalisation du regard sur le rôle des états de conscience dans la création de

connaissances, il faut mentionner que la conscience serait toujours tournée vers des

objets qui lui sont extérieurs. Elle est conscience de quelque chose qui se matérialise

dans l’action. Au début du XXe siècle, Brentano affirme, qui plus est, que la

conscience ne se caractérise pas seulement par ses états mais avant tout par sa

direction. Ouvrant la voie à son élève, Husserl, il amorce une réflexion qui mènera au

concept d’intentionnalité, à la source du concept de projet. Cette perspective entraîne

des conséquences épistémologiques novatrices (Boutinet, 1993) et, à la suite de

Husserl, Heidegger affirmera que le projet traduit la capacité du devenir de l’Homme,

ce qu’il peut être en raison de sa liberté. Après Sartre qui s’intéresse moins à l’être

qu’à l’homme en situation, Merleau-Ponty insistera sur le fait que le seul mode

46

d’existence concevable est celui du projet qui finalise le comportement humain et le

dissocie de la perspective mécaniciste. Les notions d’intentionnalité, de projet et

d’action s’entrecroisent au présent et formeraient une sorte de canopée cognitive et

affective sur laquelle le théâtre du quotidien se déroule et sous laquelle les strates de

la conscience sont à l’œuvre en permanence (Finkenthal, 1998), mues par la logique

du devenir (Lupasco, dans Nicolescu, 2002) ou, autrement dit, par la logique du Ba.

Cette analogie épistémologique d’inspiration à la fois orientale et occidentale m’a

servi de repère pour mener la présente recherche. Les états et les intentions des

acteurs ont été considérés dans l’action en tentant de cerner le déroulement des

événements en écho avec ce qui grouille sous la canopée autant que ce qui le

surplombe. De plus, émanant du besoin de composer avec la multiplicité des points

de vue sur le même événement et par le désir d’en dégager un portrait riche, à la

mesure de la complexité étudiée -et donc des paradoxes susceptibles de s’avérer-, le

regard s’est fait transdisciplinaire pour effectuer la lecture de la dynamique du milieu

étudié.

3.2 Le tiers-inclus

La création artistique a recours à la symbolique et aux métaphores. Dans cet univers,

des termes opposés et contradictoires peuvent être proposés conjointement, pour créer

un effet. La contradiction est entendue comme faisant partie du langage de l’artiste.

En ce sens, la réalité n’est pas unidimensionnelle. On la dira multidimensionnelle car

faite de plusieurs strates, comprenant chacune des éléments contradictoires et

irréconciliables. Ceux-ci posent un problème de logique dans le cadre d’activités

portées par le principe de non-contradiction où une chose et son contraire ne peuvent

pas prévaloir en même temps sans mener à une impasse logique. Atran (1986), se

référant à Durkheim et Lévy-Bruhl qui rejetaient l’idée convenue que la pensée

primitive, montrait une rationalité défectueuse propose plutôt qu’au sein des cultures

dites primitives, le principe de non-contradiction ne s’applique pas, ce qui laisse libre

47

cours à la pensée symbolique et poétique, c’est-à-dire à l’art, comme processus

explicatif de la réalité. Einstein l’avait compris en énonçant le fait qu’on ne puisse

espérer résoudre un problème complexe au niveau de conscience où il a été créé,

renforçant par-là la nécessité de recourir à différentes perspectives et à plusieurs

niveaux de réalité pour saisir le monde. Il faut, pour concrétiser cette proposition, une

instrumentation intellectuelle différente, c’est ce que la logique du tiers-inclus

apporte pour mieux comprendre le projet étudié.

Issue de la physique quantique et incarnant une vision transdisciplinaire, la logique

du tiers-inclus formulée par Lupasco (Nicolescu, 2002) propose une telle

instrumentation, susceptible d’englober la richesse de la pensée primitive autant que

celle de la pensée moderne. Dans le cas présent, on considérera que le tiers-inclus

régit l’inclusion de la chercheure dans la recherche, qu’il englobe les connaissances

qui en émergent en permettant l’ouverture et la prise en compte des paradoxes et des

incohérences apparentes, ainsi que celle des récits, des rites et des règles porteurs de

métaphores et de symboles issus de la culture étudiée. Cette logique, celle de la

complexité, sous-tend la compréhension de la démarche de création, au même titre

que prévaut la logique classique du tiers-exclus pour comprendre les dimensions

d’affaires liées au projet étudié. Comme l’interprétation de la réalité dépend du

système de pensée auquel on a recours pour analyser le réel, admettre qu’il faille

aussi penser autrement comme chercheur quand le milieu étudié est celui de la

création artistique me semblait nécessaire. De ce fait, c’est un regard complexe qui

s’est posé sur le milieu, intégrant les paradoxes et l’irrationnel tout en jonglant avec

plusieurs dimensions de la réalité à la fois.

3.3 Définition du concept de pratique

Étant intéressée par le développement de connaissances utiles pour l’action,

développées à partir de l’action, c’est à même l’action que je puise pour cerner les

pratiques des acteurs au quotidien. Les façons de faire des bâtisseurs, leurs

48

disciplines, au sens de Senge (1990), leurs coutumes, leurs modes, leurs usages et

leurs habitudes sont le fait de l’imbrication de leurs cheminements et de leurs

expériences. Autrement dit, de leurs cognitions individuelles et collectives. Ces

pratiques se révèlent dans l’action, où il ne s’agit pas seulement d’activer les

connaissances pertinentes lors de la tâche mais bien de trouver, d’activer et de

mobiliser les connaissances utiles pour faire tout le travail (Avenier, 2000), tout en

collaborant. C’est cette définition de pratique qui est retenue pour la présente

recherche.

4. Méthodologie

Parvenir à comprendre ce qui se produit au croisement de plusieurs disciplines

s’avère complexe. La richesse de ce qui émerge peut être difficile à cerner à partir

d’un regard et d’un lieu d’observation unique. D’autant plus quand le milieu étudié

est avant tout un haut lieu de la création et du management, comme c’est le cas du

Cirque du Soleil. Une question de recherche centrée sur ce qui circule entre la

création et le management dans un tel environnement organisationnel fait appel à une

méthode naturelle, au sens donné par le pédagogue Célestin Freinet et, plus près de

nous et des considérations méthodologiques de sciences humaines, par Miles et

Huberman (1994). Autrement dit, la problématique et le contexte de la présente

recherche favorisent le recours à une démarche de découverte de connaissances basée

sur l’action, une démarche qui puise aux sources d’apprentissage déjà présentes dans

l’environnement et qui soit compatible culturellement. De toute évidence, pour être

accueilli dans le milieu, le chercheur doit en effet développer une approche qui soit

recevable, pour créer des liens de confiance. Personnellement, c’est par le biais de la

recherche-action participative dont découle une théorisation ancrée que j’ai traité de

la problématique de recherche et mené l’étude. Inspiré de plusieurs disciplines, telles

l’ethnologie, la littérature, les arts visuels, la philosophie de la connaissance et les

sciences de l’information, ce prisme méthodologique a été élaboré dans un esprit de

métissage. Cette ouverture disciplinaire reflétait d’ailleurs ma compréhension des

différents langages et modes d’expression à privilégier pour assurer un dialogue avec

le milieu étudié.

C’est d’abord par l’ancrage épistémologique qui sert de socle à la recherche que

l’approche méthodologique est présentée dans le présent chapitre. Suit un survol des

composantes du processus méthodologique, ce qui permet de les aborder ensuite plus

en profondeur. En premier lieu, il est alors question de la constitution d’une mémoire

qui comprend la démarche ethnographique ainsi que le récit qui en résulte. En second

50

lieu, il est question du processus de théorisation ancrée qui comprend la réalisation

d’une étude de cas descriptive ainsi que des résultats qui reviennent sur ces acquis par

le biais de considérations multidisciplinaires. Par la suite, le terrain de recherche est

présenté. D’abord l’entreprise au sein de laquelle la recherche est effectuée, puis le

projet spécifique qui constitue l’objet de recherche et, finalement, les participants du

projet. Les aspects plus techniques sont présentés sous la forme du processus

d’analyse des données qui traverse les parcours de mémoire et de théorisation. S’y

ajoutent des précisions quant aux données et, finalement, le chapitre se termine sur

une courte discussion portant sur le format des composantes produites par la

recherche.

4.1 L’ancrage épistémologique

Les fondements épistémologiques à partir desquels la recherche a été menée sont bien

décrits par Le Moigne (1994) qui évoque un iceberg scientifique. D’abord, la partie

visible, positiviste, à laquelle on associe des noms tels Aristote, Descartes, Comte,

Einstein ou encore Popper. Ensuite, l’autre partie, plus souvent immergée, qui a

développé un projet épistémologique centré sur le problème du concepteur. On

pensera à Vico, Paul Valéry, Bachelard, Piaget, Herbert Simon ainsi qu’à Edgar

Morin. D’un côté les sciences d’analyse, de l’autre celles de la conception qui se

définissent par leur projet de connaissance plus que par leur objet. Plaute, cité par Le

Moigne (1994, t.2, p.161) illustre bien le premier ancrage de la présente recherche :

« Concevoir, c’est chercher ce qui n’existe pas et pourtant le trouver ». Autrement

dit, donner une forme aux connaissances pour tenter de les comprendre.

Le second ancrage est inspiré de l’attention accordée par Varela à l’expérience, qu’il

considérait intrinsèque à notre compréhension de la conscience. Comment cerner

l’expérience et en dégager des apprentissages ? Le cogniticien avait étudié trois

approches : d’une part l’introspection et la phénoménologie occidentales et, d’autre

part, les traditions contemplatives des écoles de sagesse orientales. Toutes trois

51

partagent le fait de traiter du processus de développement de la sensibilité et de la

conscience (becoming aware), autrement dit du processus d’accès à l’expérience. Ce

processus comprendrait trois mouvements de l’esprit : (1) la suspension du jugement,

(2) la redirection de la pensée et (3) le lâcher prise de la pensée qui permet

l’exploration, par opposition à la concentration. Ce processus d’ouverture et d’écoute

sensible correspond à l’état d’esprit approprié pour qui cherche à retrouver la source

de l’innovation (Senge et al., 2004). C’est ce type d’activation fine de l’intériorité qui

prévaut ici.

Reposant sur de telles bases, l’étude fait appel à une méthodologie qui soit un projet

de découverte et de conception de connaissances dont la source, l’expérience, est

devenue perceptible.

4.2 Survol du processus de recherche

Puisant aux fondements épistémologiques décrits plus haut, le processus

méthodologique développé pour la recherche se définit comme suit. La méthode est

composée de deux parcours qui se succèdent dans le temps, (I) la création de la

mémoire ainsi que (II) la théorisation. L’élaboration de la mémoire comprend quatre

phases : (1) d’abord la réalisation de l’ethnographie suivie de (2) la création du récit

littéraire qui en découle. Pour sa part, la théorisation se compose de (3) l’étude de cas

et (4) des résultats de recherche. On notera que le récit et l’étude de cas constituent

deux points de vue complémentaires sur l’objet d’étude. Le récit est une œuvre

littéraire qui permet au lecteur de ressentir le milieu présenté alors que l’étude de cas

donne accès aux connaissances tacites que l’on pouvait dégager de l’expérience

vécue par les participants dont l’action est relatée dans le récit.

52

2) Récit

I - Mémoire

1) Ethnographie 4) Résultats

II - Théorisation

3) Étude de cas

a) Participation au projet étudié

b) Rédaction du journal de bord

c) Conception d’illustrations

a) Création du récit a) Conception de l’étude de cas

b) Diffusion restreinte

c) Entrevues suite àla lecture

d) Intégration des commentaires

a) Formulation des résultats

a) Examen des archives

b) Entrevues des participants

c) Préparation, captation et modélisation des données

a) Diffusion du récit aux participants

b) Diffusion externe restreinte du récit

c) Entrevues suite àla lecture du récit

d) Intégration des commentaires

A

B

C

D

E F

Parcours

Phase

Activités

Analyse détaillée

Figure 2 Processus de recherche

La phase (1) de l’ethnographie est composée d’une première série d’activités

parallèles (A) ayant eu lieu au moment du contact avec le projet étudié. Ces activités

comprennent (a) la participation active au projet, associée à une observation captée

dans (b) un journal de bord ainsi que par la réalisation (c) d’œuvres visuelles mieux à

même d’exprimer ma perception esthétique du projet étudié. S’inspirant de la

démarche automatiste, ces illustrations constituent un intrant au récit dans la mesure

où elles agissent comme miroir en rendant l’atmosphère du moment, telle que perçue

et ressentie par la chercheure.

Une fois la participation au projet terminée, une deuxième série d’activités parallèles

(B) visant à compléter l’ethnographie s’est déroulée L’ensemble (a) des archives de

création et de gestion a été examiné, (b) des entretiens complémentaires avec tous les

participants ont permis d’enrichir la compréhension et de mettre l’accent sur certains

53

aspects restés dans l’ombre, le tout ayant permis de (c) structurer l’information

recueillie et de modéliser les données.

Par la suite, le récit a été créé (C /a) à partir de l’ethnographie. Puis, une troisième

série d’activités parallèles ont été menées (D) pour assurer la crédibilité, la pertinence

et l’efficacité du récit. Pour ce faire, il a été diffusé aux participants (a) ainsi qu’à

quelques personnes susceptibles d’en jauger la qualité littéraire (b). Les

commentaires furent ensuite recueillis (c) lors d’entrevues puis intégrés (d) au texte,

en vue de le bonifier.

Une fois la mémoire captée et documentée, (II) la théorisation s’est amorcée par (3)

la réalisation de l’étude de cas. Celle-ci a donné lieu à (E) une cinquième série

d’activités visant, dans un premier temps, à formuler les contenus de l’étude de cas

puis, dans un deuxième temps, à tester la pertinence de ces contenus auprès de

l’organisation.

Pour finir, le récit (2) et l’étude de cas (3) ont donné lieu à (4 / f) la formulation des

résultats qui présentent des considérations pour deux domaines disciplinaires des

sciences humaines et sociales, soit les sciences humaines appliquées et le

management.

Toujours dans la figure 2, comme on le voit dans la partie inférieure du processus,

pendant tout le parcours de mémoire et la première partie de la théorisation, le travail

de captation, de traitement et d’extraction de l’information se déroule, en continu,

pour constituer une base de données qui s’enrichit et se raffine progressivement.

54

4.3 La pertinence du témoignage

Dans le processus de mise au point de la méthodologie, une autre question se pose.

Est-il justifiable et valide de puiser à la même source pour produire un témoignage

qui donne lieu à la fois une œuvre littéraire et une œuvre scientifique ? Hansotte

(2002) suggère qu’une seule et même architecture unisse l’histoire scientifique et le

récit. Raconter serait un véritable saut dans le vide, puisqu’il faut, dans les deux cas,

désigner des acteurs, leur attribuer des états, des émotions, des actions, et nommer les

événements1. Elle ajoute pour vider la question : «On l’oublie trop souvent, à l’âge

de la science quantitative, la démocratie, c’est aussi l’avènement du roman, de la

littérature, où se figurent un certain nombre de destins sociaux » (Hansotte, 2002,

p143). Wulf (1998) va dans le même sens en traitant du rôle de la mimésis dans la

constitution du sujet et de la communauté. Sur ces bases, le récit ethnographique

devient une œuvre dont la strate initiale est factuelle et sur laquelle se dépose une

strate à la fois symbolique et métaphorique, issue du vécu des participants. Cette

épaisseur replonge ainsi le texte dans le bassin culturel dont il a émergé. Sur la base

de cette suggestion, j’ai choisi d’effectuer le travail de mémoire et de théorisation à

partir des mêmes ressources. Ainsi, l’ethnographie est à la source du récit, l’étude de

cas fait écho au récit en offrant un éclairage différent sur le même objet d’étude.

Soulignons que ce regard est descriptif et non pas prédictif. De même, les résultats

qui en découlent ne se prétendent pas généralisables. Ils intègrent l’ensemble des

connaissances issues de l’étude en abordant de différents points de vue disciplinaires

les messages clés qui se dégagent de la recherche. En ce sens, ils montrent la texture

riche et dense d’un moment, d’un lieu et d’un groupe en relatant leur histoire à partir

de mon point de vue.

1 En référence à Rancière, Jacques. (1992). Les noms de l’histoire, essais de poétique du savoir, Éditions du Seuil, Paris (Hansotte, 2002, p.143)

55

4.4 La mémoire

Avant de décrire en détail le processus ethnographique qui est au cœur du travail de

mémoire, quelques considérations plus générales ayant trait à sa finalité doivent être

abordées. Paul Ricoeur (2000) le dit sans détour : « nous n’avons pas mieux que la

mémoire pour signifier que quelque chose a eu lieu, est arrivé, s’est passé avant que

nous déclarions nous en souvenir. ». On entend ici l’existence de la mémoire

individuelle. Toutefois, la question qui nous intéresse ici porte sur le processus de

construction d’une mémoire dont les fibres sont tissées de souvenirs de plusieurs

individus, de traces qu’ils ont produites et de retours qui peuvent être faits pour les

réactiver. Comment construit-on une mémoire avec tous ces fragments ? Plusieurs

réponses sont possibles et chaque discipline a ses inclinations.

À l’instar de Michel Serres (2001) qui constate que nous perdons la mémoire parce

que nous en construisons de multiples, il me semble nécessaire de ne pas tomber dans

le piège du morcellement comme fin en soi. Le but n’est pas de répertorier l’ensemble

des traces mais bien d’en dégager du sens. Y arriver nécessite de tenir compte de la

globalité de ces construits de connaissances et des diverses pistes de sens susceptibles

d’être esquissées. Le défi a consisté pour moi à imaginer le tout à partir des parties et

à réussir à replacer les fragments au sein d’un tout en lui infléchissant une forme

capable de résonner avec force avec la culture d’où ils émanent.

Plus concrètement, le fait d’entamer un travail de mémoire, dont le but est

évidemment de pouvoir raconter une histoire, entraîne trois questions apparemment

simples mais qui s’avèrent vite essentielles pour le chercheur qui ose déployer ses

talents d’auteur : (1) Quel type de mémoire est-on en train de reconstituer ? (2) À

partir de quelles sources peut-elle être élaborée ? (3) Comment raconte-t-on une

histoire ? La réponse à la première question est donnée par les définitions et

distinctions entre mémoire historique et mémoire littéraire. En guise de deuxième

réponse, la question des sources à partir desquelles la mémoire est élaborée amène

56

une distinction entre oralité et écriture et, finalement, la réponse à la troisième

question portant sur la manière d’écrire un récit est fournie par une description des

étapes du processus narratif.

4.4.1 Constituer une mémoire historique

Pour pouvoir relater une histoire, il faut initialement reconstituer la diachronie qui

renvoie à l’action en identifiant les moments clés, les principaux jalons et les points

tournants. En ce sens, l’historique du projet étudié recèle des éléments de contexte

éclairants. C’est à partir d’eux qu’une chronologie fine se reconstitue pour servir de

fil conducteur du récit à écrire. Pour parvenir à retrouver cette diachronie, j’ai

examiné la manière dont on construit une mémoire historique.

Pour l’historien, la démarche est celle de l’herméneute (Rousseau, 2003) qui, à partir

d’un jeu de questions réfléchies formulées en problématique, tentera de trouver ce

qu’il peut faire dire aux traces laissées par les humains. Celles-ci se prêtent à de

multiples questions et c’est la richesse de son rôle d’herméneute que de pouvoir en

saisir certains aspects, sachant que ces traces ne sont que le résultat de la perte d’une

totalité culturelle. C’est à partir de ces simples fragments que l’historien cherchera à

imaginer le tout pour donner du sens aux traces, en fonction du tout. Ne décrire que

les traces reviendrait à donner un portrait statique et pauvre d’une telle totalité.

L’historien herméneute est mu par la recherche de sens. Il remonte à travers les traces

jusqu’au sens que les acteurs ont voulu donner à l’action. Sa quête ultime consiste à

traduire l’intentionnalité qui enveloppait l’action.

4.4.2 Faire parler les traces

Les sources du récit sont cachées dans les traces laissées par les acteurs ainsi que

dans leurs souvenirs, mais ces derniers se transforment dans le temps. Si elles sont

conservées correctement, les traces demeurent et recèlent un potentiel d’information

57

colossal pour qui sait les faire parler. Pour les littéraires, c’est la mémoire de

l’invention de l’œuvre qui s’incarne dans l’archive, cette entité dépositaire des

sentiers empruntés, des indices et des repères laissés par l’auteur en pleine création.

Le fait qu’une telle source facilite l’exégèse du processus créatif est d’un intérêt

certain pour la présente recherche car le projet étudié en était un de création

artistique, tout comme la recherche en est un de découverte et de compréhension qui

passe, entre autres, par le biais de la création littéraire.

D’une certaine manière, pour mener sa recherche, autrement dit pour faire l’exégèse

d’un objet d’étude tel un événement ou un phénomène s’étant produit dans un passé

récent, le chercheur se transforme en enquêteur. Si possible, il retourne sur les lieux,

cherche des indices, des artefacts, il rencontre des témoins, prend des notes et

esquisse des propositions, dont certaines se retrouveront dans le résultat final : la

thèse. Chemin faisant, il a ainsi produit des fragments d’information dont une partie

reste inconnue du lecteur car le chercheur aura décidé de les écarter. Faisant partie du

processus de recherche, ces fragments, qu’ils soient technique, anecdotique ou encore

instrumental, parlent du travail du chercheur. Certains se seront révélés périphériques

au résultat final mais quoi qu’il en soit, ils ponctuent le processus de recherche en

révélant une part cachée du travail. Ce sont ces traces que j’ai choisi de rendre

accessibles, parce qu’elles aident à traverser le miroir, à accéder aux méandres

intérieurs, au cœur de l’acte de création.

Ces traces sont colligées sous la forme d’un cahier des charges, en référence à un

exemple provenant de la littérature française contemporaine. Il s’agit d’une œuvre de

Georges Perec, « La vie mode d’emploi » (Perec, 1978) dont le processus de création

est dévoilé dans le « Cahier des charges » (Perec, 2001) associé à l’œuvre. Ce type

d’archive constituerait tout à la fois un lieu de mémoire et un espace d'invention

(Andrès, 2004). On cherche ici à détecter les conditions d'émergence de la littérature

et, par les brouillons et avant-textes, à capter le geste même de l'écriture (Andrès,

58

2004). Analysé du point de vue de la génétique littéraire, ce geste peut aussi être

étudié dans une perspective historique et institutionnelle, c’est-à-dire sous l’angle de

l'évolution de l'art de dire, de conter et de se raconter. Ici, l'archive n'est pas

considérée comme un simple relais, une matière inerte à travers laquelle on pense

autre chose. Cette matière serait avant tout la trace d'une mémoire appelée à devenir

force vive de l'invention littéraire.

Par analogie, lever le rideau sur ce qui se passe en coulisses ne diminue pas la force

de l’œuvre présentée sur scène, bien au contraire. Découvrir le travail du metteur en

scène alors qu’il est encore dans ses balbutiements donne un accès privilégié à

l’intériorité du créateur. Le spectateur peut l’accompagner, découvrir ses questions,

ses errances et ses angoisses. Ce faisant, il entre en dialogue, tout comme l’auteur

entre en dialogue avec ses personnages (Bahktine, 1978, 1981, 1984). Ce

rapprochement entre l’auteur et le spectateur par d’autres entrées que les seules portes

de l’œuvre achevée est un phénomène qui se produit de plus en plus fréquemment

dans le monde de la création artistique, au tournant du XXIe siècle. On connaît les

« Making Of » des productions cinématographiques, les croquis, esquisses et

maquettes de théâtre exposées au public ou encore, dans le domaine des arts

plastiques, les traces du processus de création exposées en tant qu’œuvres d’art2.

Dans le cas présent, outre l’ensemble des chapitres de la présente thèse, qui inclut le

récit, le lecteur trouvera en annexe F le cahier des charges de la recherche

comprenant l’ensemble des inspirations et des expressions qui l’ont nourrie.

2 De ce point de vue, l’œuvre de Dieter Rohe est révélatrice. À ce sujet, voir l’œuvre et les commentaires, dont Saper, Craig. (2000). « Dieter Roth », Art Journal, printemps, http://www.findarticles.com/p/articles/mi_m0425/is_1_59/ai_63295333

59

4.4.3 Oralité et écriture

Le projet étudié ayant eu lieu dans le passé, plusieurs types de sources s’avèrent utiles

à examiner pour en reconstituer la mémoire mais une difficulté surgit car certaines

traces ont perdu leur contexte –la part tacite des connaissances- et, de ce fait, nous

avons perdu une part du sens que leurs auteurs leur donnaient. Cela étant, certaines

questions surgissent dont j’ai voulu tenir compte : quelle part du sens est perdue

quand les traces qui nous parviennent ne sont que des documents écrits ? Quand le

discours entourant la trace s’est évaporé, qu’avons-nous perdu et que nous reste-t-il

de la mémoire ? Pour y répondre, j’ai tenté de mieux comprendre le phénomène ainsi

que la perte de sens qui y est associée en me référant à la tradition narrative africaine,

ancrée dans l’oralité.

Dans ces sociétés, la mémoire se transmettait traditionnellement par l’entremise du

griot qui agissait en tant que porte-parole des autorités, dépositaire du secret des cours

princières, de la tradition et de la généalogie des familles. Les archives vivantes

étaient incarnées par ce personnage atypique. La véracité des faits était établie par la

participation de témoins qui, ce faisant, cautionnaient leur interprétation collective.

Dans plusieurs sociétés africaines, selon Mbaye (2002), l’oralité prédomine toujours,

même si le rapport entre l’oralité et l’écriture serait en transformation.

La question qui nous occupe en regard de l’exemple sénégalais porte sur la perte. Que

perd-t-on quand la communauté n’est plus témoin des faits ? Comment reconstitue-t-

on le récit quand les traces écrites manquent de substance ? L’idée d’une mémoire

composée au présent, une mémoire vive et évolutive, viendrait peut-être apporter une

partie de la réponse. En ce qui me concerne, ayant été témoin actif au présent,

pendant le déroulement du projet, et retravaillant par la suite sur ce qui est devenu le

passé, j’ai tenu à interroger les participants, lors de l’examen des archives, afin qu’ils

les commentent et aident à retrouver l’intentionnalité sous-jacente aux diverses

60

actions menées. Ainsi, le travail de reconstruction de la mémoire, qui passe par le fait

de tenter de redonner leurs sens aux traces, pourra gagner en véracité.

4.5 L’approche ethnographique

Reconstituer la mémoire, la resituer, lui redonner les propriétés que leur avaient

accordées les acteurs, c’est là le défi d’une approche ethnographique qui mène à la

conception d’une narration descriptive. Basé sur une observation participante, sur

l’examen des traces et opérant de fréquents retours auprès des acteurs, ce travail de

textualisation en différé, propose des descriptions qui campent le contexte et qui sont

consciemment situées, médiatisées. Pour Laplantine (1996), l’observation

ethnographique est un travail de médiation qui cherche à rendre compte

linguistiquement, culturellement et historiquement par un va-et-vient entre la

proximité et la distance, entre le même et l’autre, d’un écart qui ne peut être comblé.

Pour Woods (Lapassade, 1992), l’ethnographie est un mélange d'art et de science, les

ethnographes ayant à ses yeux beaucoup de points communs avec les romanciers, les

historiens sociaux, les journalistes et les producteurs de télévision. Acuité des

observations, finesse de l’écoute, sensibilité émotionnelle, capacité de pénétration des

niveaux de réalité, pouvoir d'expression, habileté à recréer des scènes et des formes

culturelles et à leur donner vie et finalement, à raconter une histoire avec une

structure sous-jacente seraient les aptitudes essentielles de l’ethnographe. Il s’agit de

représenter des formes culturelles comme les vivent les protagonistes, ce qui

rapproche l’ethnographie du travail de l’écrivain, comme le suggère Woods : « Ce

travail implique de l'empathie, une capacité de "compréhension", toutes choses qui

sont des capacités surtout artistiques"» (Lapassade, 1992, p.5).

Gardant le cap sur le but de la recherche, j’ai considéré les propos de Laplantine

(1996) qui considère que les plus grands textes ethnographiques sont aussi ceux dont

se dégage une sensibilité proprement littéraire. Il s’agit donc d’adapter la description

61

ethnographique en faisant émaner la culture du terrain par le recours à divers

procédés littéraires, par exemple le recours aux personnages mythiques, à la

métaphore, à la poétique, l’allusif et le symbolique, résonnant en écho à

l’environnement étudié. Pour ce faire, suivant Jacobson (1991), l’étude associe la

symbolisation (recherche interprétative) à la compréhension de l’organisation

(centrée sur les processus sociaux).

Comme l’ethnographie ne dissocie pas l’étude de la culture de celle de l’écriture mais

fait de leur relation sa spécificité, le processus d’élaboration d’un tel projet se soumet

aux impératifs de la création. De ce fait, à l’instar de Lapassade (1992), j’ai considéré

que le projet de création de la mémoire ethnographique restait une esquisse ouverte

jusqu’à la toute fin de sa rédaction.

4.6 Le récit

On l’a vu, il est question de reconstituer une mémoire mais le travail ne s’arrête pas à

la cueillette. Il faut également raconter cette mémoire, ce qui est fait par l’entremise

du récit. Instrument de diffusion de la mémoire, le récit joue un rôle de mimésis, ou

mise en forme de l’agir, à partir de repères anthropologiques qui aident à configurer

l’action (Ricoeur, 2000). La création du récit impose au chercheur d’entrer en

littérature, en lui imposant une démarche particulière, celle de la narration. Ricoeur la

décrit en trois stades. Le premier (1) où l’auteur préfigure l’action en posant les

référents symboliques et le caractère temporel, en identifiant les buts de l’action qui

sera relatée dans le récit et en dévoilant les motifs et les intentions. Le second stade

(2) où l’auteur donne une forme et une organisation à l’action. Cette construction de

l’intrigue est médiatrice entre des événements éclatés et l’histoire prise comme un

tout. Le troisième stade (3) porte sur la réception du récit par le destinataire, qui

s’approprie l’expérience racontée, engageant ainsi une référence éthique et politique.

Les 1er et 3e stades s’articulent autour du second, véritable pivot de l’œuvre. On le

voit, la diffusion du récit fait partie du processus narratif, ce qui revient à dire que le

62

dialogue ne se produit que si l’histoire racontée est effectivement rendue disponible

aux destinataires. Dans le cas présent, tenant compte de l’importance de cette boucle

dialogique, le récit est effectivement diffusé aux destinataires des différentes

communautés de lecteurs.

Il reste que, si l’histoire relatée est celle d’une communauté, c’est malgré tout par le

truchement d’une seule personne –l’auteur- qu’il se construit et trouve un ton unique.

En ce sens, peut-il prétendre être le vecteur d’une mémoire collective ? Une réponse

est proposée dans les points suivants qui abordent dans la foulée la question de

l’impact du regard de l’auteur sur le récit ainsi que la justification du choix du genre

littéraire et de la démarche de création.

4.6.1 En tant que vecteur de mémoire collective

Parce que les énergies sont souvent consacrées en priorité à l’action plutôt qu’à la

captation de la mémoire de cette action, certaines périodes qui ne font pas l’objet

d’attentions particulières se dissolvent peu à peu de la mémoire et le présent finit par

les occulter. Le temps passe et le savoir-faire, tout comme l’expérience humaine se

disperse. Les souvenirs individuels subissent la diffraction provoquée par le temps et

les traces disparaissent peu à peu. Quand ces fragments de mémoire individuelles

sont retrouvés, est-il possible de les recoller pour en dégager une vue d’ensemble, un

portrait qui soit le reflet d’une mémoire collective ?

Halbwachs (1950) répond à la question en donnant au récit la fonction de semence de

remémoration. Cette forme narrative permet de se placer à la rencontre de plusieurs

courants mémoriels pour les conjuguer et offrir un témoignage en échange, une

mémoire empirique des personnes, des usages et des pratiques, des actes et des gestes

ainsi que des sentiments et des émotions. Comme, pour Halbwachs, chaque mémoire

individuelle est un point de vue sur la mémoire collective, c’est la conjugaison et

l’entrelacement des points de vue, incluant le mien, qui sont à la base du prisme

63

mémoriel que constitue le récit. Il enveloppe les mémoires individuelles sans s’y

confondre ni les fusionner jusqu’à les dissoudre dans un discours unique. C’est à

partir de cet éclairage ajusté au travail ethnographique que j’ai choisi de faire

apparaître dans le récit la multiplicité des voix tout en donnant à voir leur

enchevêtrement et leurs contradictions.

4.6.2 Le regard de l’auteur

Évidemment, le regard posé sur l’objet d’étude reste avant tout le mien et malgré les

échanges avec les participants du projet pour savoir si le récit parlait bien d’eux, je

suis consciente, écoutant Halbwachs, que ce récit «ne peut être pleinement compris

par aucun des membres de ces milieux, sinon par moi. En ce sens, il m'appartient»

(Halbwachs, 2001, p.26). De même, je tiens compte des raisons qui font que des avis

concernant le récit pourraient éventuellement être mitigés : tous les acteurs de ce

projet sont aujourd’hui ailleurs et « ce qui leur manque précisément pour se

comprendre, s'entendre et confirmer mutuellement les souvenirs de ce passé de vie

commune, c'est la faculté d'oublier les barrières qui les séparent à présent. Un

malentendu pèse sur eux. » (Halbwachs, 2001, p.26). Cette explication nous ramène

un instant au rôle majeur de l’expérience qui se dépose en strates dans la mémoire

individuelle en la réécrivant au fil du temps. En ce sens, le récit, qui raconte un passé

en puisant largement dans l’émotion qui prévalait à ce moment-là, est nécessairement

en décalage avec l’interprétation que chacun en a aujourd’hui.

En ce qui plus précisément le point de vue de l’auteure, pour comprendre d’où je

parle, où je loge, je reviens à Edgar Morin qui rappelle que c’est ce qui éclaire qui

demeure dans l’ombre. Pour lui, l’auteur ne serait qu'un écho et l'art consisterait peut-

être…

à donner à ceux qui l'entendent l'illusion que les convictions et les sentiments qu'il éveille en eux ne leur ont pas été suggérés du dehors, qu'ils s'y sont élevés d'eux-mêmes, qu'il a seulement deviné ce qui s'élaborait dans le secret de leur conscience et ne leur a prêté que sa voix. (Halbwachs, 2001, p.25).

64

C’est sur ces propositions que je retiens comme principes d’écriture que le récit va

s’élaborer. Plus concrètement, pour assurer le maintien du dialogue dont il a déjà été

question auparavant, de même que pour valider l’efficacité de l’illusion qui résulte du

travail d’amalgame entre réel et imaginaire, autrement dit pour tester la pertinence du

récit du point de vue des principaux acteurs ayant participé au projet, le texte leur est

soumis pour lecture avec une intention toute simple : savoir si le récit parle bien

d’eux et de ce qui s’est passé. Par la même occasion, les erreurs mentionnées par les

participants peuvent être corrigées, dans la mesure où elles sont susceptibles d’avoir

un impact significatif3.

4.6.3 Le recours à la fiction

Il est plus aisé de tenir compte de la complexité de l’expérience vécue par les

participants du projet en adoptant une pensée englobante et ouverte, celle du tiers-

inclus4. Du point de vue du genre littéraire, c’est la fiction qui s’avère le procédé le

plus utile pour en rendre compte. Acceptant les paradoxes et les contradictions d’une

réalité multiple, la fiction permet de traiter des dynamiques fluctuantes, des

antagonismes, des pulsions et impulsions, de la texture, de l’atmosphère, de la culture

et du mode de vie. Toutes ces dimensions viennent nourrir un scénario littéraire

construit à partir des faits du réel mais s’appuyant également sur l’imaginaire quant il

s’agissait d’établir les passerelles nécessaires d’un îlot de réel à l’autre. Comme

Ricœur (2000) le souligne, alors que l'imagination cherche la vision d'un irréel, la

mémoire cherche à retrouver un réel antérieur. Dès lors, le recours à l'imaginaire dans

la reconstruction de ce réel antérieur devrait-il être questionné ? Ça n’est pas son avis

et j’ai choisi d’adopter son point de vue en créant un récit fictionnel.

3 Voir la lettre d’accompagnement du récit ethnographique à l’annexe G. 4 Voir à ce sujet le chapitre des repères théoriques (chapitre 3) où le thème du tiers-inclus est développé.

65

4.6.4 Démarche de création

On l’aura compris, j’ai choisi d’impulser le mouvement de reconstruction de la

mémoire par allers et retours entre le réel et l’imaginaire, prenant en compte les traces

mémorielles, les archives, les jalons chronologiques du projet ainsi que le sens donné

aux événements par les participants. De même, certaines pratiques de création et de

management émergeant de la recherche sont placées en écho dans la mise en scène de

plusieurs situations. La reconstruction mémorielle étant narrative, elle nécessite le

développement de personnages, le choix de lieux, toujours issus du réel, ainsi que la

création d’un fil conducteur de l’action. Différents styles narratifs complémentaires à

la fiction ont été mis à contribution, comme le conte zen (ou koan), le discours –

faussement- scientifique et la légende, par le biais de la mise en abîme.

Koans,textes et légendes

Expérience vécue / sens donné par les participants

Chronologie du projet

Pratiques de création et de management

Personnages

Lieux

Action

Épisode 1 Épisode 2 Épisode 3 Épisode 4 Épisode 5Prologue Épilogue

Récit

Intrants

Archives / Traces

Les voix

Figure 3 Architecture du récit

Il aurait été possible de ne produire qu’un ouvrage de type journalistique, détaillé et

factuel. Mais, dans ce cas, l’émotion ou même l’atmosphère auraient été laissées en

retrait par rapport aux faits. Le récit aurait été froid, alors qu’il aurait dû réussir à

66

véhiculer une certaine chaleur qui se dégage de la vie quotidienne des participants du

fait qu’il s’agit d’un récit ethnographique pourtant sur le quotidien d’une

communauté. Encore une raison supplémentaire de retenir le choix de la fiction. Par

ailleurs, la création artistique étant la principale pratique de l’entreprise étudiée, ces

voix enchevêtrées sont celles des participants du projet auxquelles la mienne s’ajoute,

en filigrane, puisque j’y ai participé et que, de ce fait, j’y ai ma place, celle de la

chercheure. L’œuvre qui en résulte est un regard à la fois interne et externe, un récit

aux voix multiples qui dialoguent entre elles. Autrement dit, c’est une polyphonie

(Bahktine, 1978, 1981, 1984). Deux œuvres littéraires et une œuvre

cinématographique ont été mes principales sources d’inspiration. D’abord « La vie

mode d’emploi » de l’auteur français Georges Perec (1978), membre du groupe

Oulipo, pour l’architecture du récit, l’enchevêtrement des histoires et des

personnages, le ton et le processus de travail rendu accessible via son « cahier des

charges ». Ensuite, « La caverne des idées » de l’auteur et psychiatre cubain José

Carlos Somoza (2002), pour le maniement polyphonique des dialogues par procédé

d’écho entre le texte et sa périphérie, entre un monde et l’autre. Somoza utilise en

effet les notes en bas de page comme un metteur en scène décide de l’occupation

d’une scène de théâtre, en postant certains personnages dans des espaces et des

univers symboliques distincts de tous les autres, créant ainsi des frontières

imaginaires. Enfin, le film « Salme fra Kjøkkenet » (Kitchen Stories) du réalisateur

norvégien Bent Hamer (2003), pour la rencontre entre deux mondes : celui de la

recherche et celui de l’action, si disjoints. Hamer crée des contrastes d’atmosphère

subtils, en demi-teintes ainsi que des dialogues truffés d’un humour scandinave

auquel je suis particulièrement attachée, pour avoir y vécu quelques années.

Cette reconstruction mémorielle table sur un passé avéré en y mêlant l’humanité des

participants, devenus personnages. Les faits s’enrichissent ainsi d’une texture et

d’une substance concrète, ce qui donne finalement lieu à un tableau nouveau,

projeté sur les faits que nous connaissions déjà, nous y révèl[ant] plus d'un trait qui prend place dans celui-ci, et qui en reçoit une signification plus

67

claire. C'est ainsi que la mémoire s'enrichit d'apports étrangers qui, dès qu'ils ont pris racine et retrouvé leur place, ne se distinguent plus des autres souvenirs. (Halbwachs, 2001, p.51)

Cette mémoire du projet étudié doit être considérée comme un regard. D’autres

auteurs auraient produit une œuvre différente. En ce sens, le récit est une proposition,

une manière parmi d’autres de témoigner.

4.6.5 Compatibilité culturelle

Le travail de mémoire ne se réduit pas à la découverte ou au classement d’une trace.

Collectionner les fragments ne suffit pas pour en dégager du sens et avant même de

faire enquête, le chercheur à intérêt à définir les destinataires de cette reconstruction

et cerner les finalités de l’édifice mémoriel. À qui et à quelles fins cette entreprise est-

elle destinée ? Pour être compris, il vaut mieux s’adresser à eux dans leur langue mais

quelle est-elle ? Les destinataires partagent-ils tous la même langue ? Quelle stratégie

de communication est-il possible d’anticiper ? En fonction des réponses qui sont

données, l’exercice prend une forme différente, tout comme la posture du chercheur

s’adapte à la nature de l’objet de la recherche. Dans le cas présent, les premiers

destinataires sont de toute évidence la communauté scientifique mais, non loin

derrière, se trouve la communauté circassienne5, d’où sont issus les interlocuteurs

privilégiés tout au long de la recherche. À priori, le volet scientifique de l’œuvre est

manifestement destiné à la communauté scientifique alors que le volet littéraire, plus

largement accessible, est destiné aux deux groupes. Qu’en est-il de cet a priori, est-il

défendable ?

En tant que tel, même si certains chercheurs s’y sont déjà frotté, il faut reconnaître

que produire une véritable œuvre de type littéraire, et non une simple narration, n’est 5 L’adjectif circassien signifie initialement « venant de Circassie », cette région située dans le nord Caucase faisant partie de la fédération de Russie. La Circassie est aujourd’hui une république résultant de la fusion forcée de deux peuples et se nomme Karachayevo-Cherkesiya. L’adjectif est également devenu un néologisme courant dans le milieu des arts du cirque, qui signifie « relatif au cirque ». C’est alors un état d’esprit plutôt qu’un lieu physique.

68

pas une pratique courante en sciences humaines ou encore en management. Ce ne

l’est pas non plus au Cirque du Soleil, l’entreprise au sein de laquelle le projet étudié

s’est déroulé. Du moins jusqu’à la création du spectacle Ka, dont le propos repose

cette fois-ci sur une histoire plus élaborée. KÀ mis à part, le procédé narratif est tout

de même présent à la base des spectacles du Cirque, comme les traces écrites des

spectacles le montrent. En effet, pour plusieurs des oeuvres créées jusqu’à

aujourd’hui, l’entreprise a voulu conserver une mémoire en rassemblant les traces

issues de la phase d’idéation et de conception des spectacles, sous la forme de

cartables communément appelés bibles. On y découvre les idées qui ont donné

naissance au propos de l’œuvre. On y retrouve des croquis, des courriels recelant des

bribes de conversations, des illustrations de costumes, le projet scénique, les données

techniques, etc. Au fil des décisions prises lors de la conception, les quelques lignes

poétiques de départ se transforment en spectacle, au fil du temps. En ce sens, les

récits, ou à tout le moins les histoires, les anecdotes et les images qui en émanent, les

intuitions initiales des créateurs sont effectivement à la base de la création

circassienne. Procéder par récit pour raconter un moment et un projet du Cirque

convient donc culturellement comme moyen d’expression pour entrer en dialogue

avec le lecteur provenant de l’environnement direct du Cirque. Mais les lecteurs

circassiens ne sont évidemment pas le seul public cible. C’est la communauté

scientifique qui constitue en fait le premier groupe de lecteurs visé par cette œuvre

académique. Mais puisque dialoguer par le biais de l’art est un mode d’expression

universel, ce mode de communication que constitue le récit ethnographique a pour

avantage de pouvoir potentiellement rejoindre un vaste public.

4.7 La théorisation

La théorisation ancrée est une approche qualitative où la compréhension, autrement

dit ce que l’on théorise, émerge des données (Glaser et Strauss, 1967). Cette analyse

d’information sert l’élaboration du récit, tout comme le récit vient nourrir la

théorisation. Cet aller-retour constructiviste est empathique, sensible à l’expérience

69

relatée, à l’émotion véhiculée et à la multiplicité des points de vue, des réalités et des

univers rencontrés. On pourrait qualifier cette posture de recherche d’impressionniste,

en écho à Charmaz (2000) qui associe à une peinture l’image révélée par la

théorisation et non à une photographie.

On a entre autres recours à la théorisation ancrée pour étudier des processus sociaux

concernant des sujets nouveaux, c’est-à-dire peu ou pas du tout étudiés jusqu’alors.

Étant donné les visées de la présente recherche, cette approche est apparue comme la

plus pertinente pour explorer les façons de faire des praticiens du Cirque du Soleil.

Cherblanc (2005) synthétise l’approche de théorisation ancrée en précisant ses

caractéristiques spécifiques. L’accent est mis sur la découverte et le développement

d’une théorie et non sur la vérification d’une hypothèse. Le cadre conceptuel apparaît

au fur et à mesure de la collecte et de l’analyse des données : il ne s’agit donc pas de

vérifier une théorie ou des recherches antérieures. Les unités de sens qui sont

générées par l’analyse fournissent les catégories conceptuelles, de là l’utilité de

mettre l’accent sur l’examen des données pour effectuer une théorisation ayant une

solide valeur explicative. Enfin, Cherblanc rappelle qu’utiliser cette méthode

nécessite d’assumer le fait que découvrir du sens dans la vie sociale est déjà un

processus ; la collecte de données peut donc être modifiée au fur et à mesure que de

nouvelles questions surgissent ou se précisent et que la théorie se développe.

La sensibilité théorique est cruciale (Glaser, 1978) et réfractaire aux idées préconçues

qui freinent l’émergence de nouvelles unités de sens. On aura donc avantage, comme

chercheur, à conserver un état d’esprit d’ouverture et la curiosité nécessaire, comme

cela a déjà été mentionné sous l’angle épistémologique. Concrètement, passer en

revue toute la littérature concernant le sujet étudié pourrait avoir des effets négatifs en

bridant le processus créatif (Glaser et Strauss, 1967). Toutefois, si cette recherche est

inductive, elle n’est pas exempte de tout a priori théorique, comme les chapitres

70

précédents l’on montré. Néanmoins, ces choix théoriques jouent ici le rôle de repères

et non de cadre. Ce sont des balises qui conservent un caractère flottant. Il peut

arriver que l’on s’en éloigne pour découvrir d’autres amers, ce qu’encourage la

démarche de théorisation ancrée.

La démarche peut prendre des formes variées, en fonction de l’objet étudié.

Personnellement, pour distinguer la dimension descriptive de la recherche de ce qui

en découle, j’ai choisi de structurer le parcours de théorisation de la présente

recherche en deux volets : l’étude de cas, qui décrive la situation observée sur le

terrain et la présentation des résultats, autrement dit, les apprentissages potentiels qui

en découlent.

4.8 L’étude de cas

L’étude de cas menée dans la présente recherche doit être entendue comme l’examen

du déroulement d’une situation dans le temps (Mucchielli, 1969), à ne pas confondre

avec les visées d’enseignement qu’on lui attribue et pour lesquelles une telle

méthode, généralement de portée plus restreinte, s’avère appropriée lorsqu’il s’agit

d’illustrer un point ou faire ressortir un élément important pour l’apprentissage

(Croué, 1997). Ici, il s’agit plutôt de miser sur les grandes forces de la méthode en

explorant un phénomène en profondeur en produisant une représentation fiable de la

réalité étudiée.

La présente étude de cas est principalement centrée sur la découverte de pratiques, de

façons de faire ou, autrement dit, sur la compréhension des savoirs d’action (Barbier,

1996) développés et mis en œuvre dans le cadre d’un projet spécifique mené par le

Cirque du Soleil.

Descriptive, l’étude de cas ne présente pas simplement les connaissances issues de

l’observation. Un éclairage théorique y est ajouté afin de les situer par rapport à la

71

littérature scientifique, ce qui enrichit leur substance et valorise leur apport.

Toutefois, l’étude de cas ne déborde pas sur les leçons à tirer de ces acquis. C’est le

chapitre des résultats qui traite de cet aspect, en mettant l’accent sur les orientations

qui découlent des découvertes effectuées dans l’étude de cas.

4.9 L’élaboration des résultats

Les résultats de la présente recherche proposent au lecteur une synthèse des

constatations empiriques provenant de l’étude de cas. C’est en interrogeant les

pratiques à la lumière des repères théoriques initiaux -la face cachée de l’innovation-

que sont dégagés un ensemble de connaissances clés qui résultent des pratiques

effectives de création et de management, telles qu’observées au Cirque du Soleil.

Dans un premier temps, ces connaissances sont décrites puis elles sont utilisées, dans

un deuxième temps, pour actualiser et enrichir la définition de la face cachée de

l’innovation.

Une discussion axée plus spécifiquement sur des préoccupations disciplinaires suit.

Le propos met l’accent sur des considérations pertinentes pour les sciences humaines,

d’une part, et pour le management, d’autre part. La question de l’interaction entre

l’art et le management est ainsi abordée selon deux perspectives différentes.

4.10 Le terrain de recherche

4.10.1 L’organisation étudiée

Le Cirque du Soleil est l’organisation au sein de la quelle le projet étudié s’est

déroulé. Elle est considérée comme le contexte, l’environnement externe du projet

Complexe Cirque. Avant de décrire le projet qui est le véritable point focal de

d’étude, un survol de l’entreprise est effectué afin de camper le décor.

72

Le Cirque du Soleil est une entreprise privée canadienne fondée en 1984 par l’artiste

cracheur de feu Guy Laliberté. Il la dirige toujours et en est le seul propriétaire.

L’entreprise n’est pas cotée en bourse. Son siège social est situé à Montréal.

Entreprise phare de l’industrie des arts du cirque, elle emploie environ 3500

personnes et se consacre à :

la création, à la production et à la diffusion d’oeuvres artistiques, sa mission est d’invoquer, provoquer et évoquer l’imaginaire, les sens et l’émotion des gens autour du monde. Dans la poursuite de ses rêves et dans la pratique de ses affaires, le Cirque du Soleil veut agir dans la communauté en tant qu’acteur de changement6.

L’entreprise mise sur la jeunesse et sur le métissage. L'âge moyen des employés est

en effet de 35 ans. Plus de 40 nationalités sont représentées et 25 langues différentes

sont parlées. Selon les statistiques disponibles dans le site de l’entreprise, cette

dernière est recherchée, car en 2004 seulement, près de 7 millions de personnes

auraient vu un de ses spectacles. De même, depuis 1984, plus de 50 millions de

spectateurs auraient vu un spectacle du Cirque du Soleil. Il est à noter que depuis

1992, l’entreprise ne recevrait plus aucune subvention gouvernementale ou privée

pour ses opérations.

Le Cirque du Soleil, qui a pris la décision en août 2002 de se centrer sur un seul rôle,

celui de fournisseur de contenu créatif, produit principalement des spectacles. Onze

spectacles différents sont présentés simultanément : (spectacles de tournée) Varekai,

Dralion, Quidam, Alegría, Saltimbanco, Corteo ; (spectacles fixes) «O» (Las Vegas,

Nevada), Mystère (Las Vegas, Nevada), ZUMANITY, Une autre facette du Cirque du

Soleil (Las Vegas, Nevada), La Nouba (Orlando, Floride), KÀ (Las Vegas, Nevada) ;

(autres spectacles plus anciens) Cirque du Soleil, La Magie continue, Le Cirque

Réinventé, Nouvelle Expérience, Fascination (Japon) et un spectacle en

collaboration avec le Cirque Knie en Europe. 6 Cet énoncé de mission a été élaboré en 1998 par Lyn Heward, alors présidente de la création. Voir Cirque du Soleil (2005). « L’action sociale du Cirque du Soleil’s Social Action », Direction des affaires sociales et de la coopération internationale, Service des affaires publiques, p.2.

73

Outre les spectacles, par l’entremise de la structure Cirque du Soleil Images,

l’entreprise produit aussi des œuvres pour la télévision, la vidéo, le DVD et le film.

Via Cirque du Soleil Musique, l’entreprise crée, produit et vend de la musique des

spectacles du Cirque et fait la promotion de jeunes artistes. Par ailleurs, les produits

dérivés et la distribution sous licence complètent les secteurs d’activités.

Cette information publique ne met pas l’accent sur l’énergie déployée par l’entreprise

sur le développement de nouveaux créneaux, tels la participation en tant que

fournisseur de contenu créatif à des projets de divertissement de grande ampleur.

Mentionnons simplement les quelques annonces parues en 2004-2005 : création du

concept de « Bar du bout du monde » avec Celebrity Cruise sur certains bateaux de

croisière ; partenariat avec Oriental Land et Walt Disney pour la création d’un

nouveau spectacle fixe au Japon en 2008, ce qui entraînera la construction d’une salle

de spectacle ; présentation d’un nouveau spectacle au Jackie Gleason Theatre de

Miami et aménagement de deux restaurants, ce qui nécessitera une rénovation

importante du site7; participation au projet de Loto-Québec de construction d’un

nouveau casino à Montréal, participation éventuelle8 à un projet de casino et de

spectacle à Macao… Les exemples sont nombreux et la plupart puise leurs

inspirations à une seule et même source : le projet Complexe Cirque de Montréal,

héritier des initiatives esquissées à Hong Kong et à Londres (2000-2001). Sans être à

l’origine même de toutes les idées phares qui font l’identité particulière et le caractère

unique du Complexe, c’est malgré tout à Montréal et pour Montréal que le noyau de

l’équipe de Hong Kong et Londres a développé les concepts dont les applications se

concrétisent aujourd’hui sous diverses formes. De tels impacts confirment bien

l’intérêt de se pencher sur ce moment particulier d’incubation de l’innovation.

7 Voir « Le Cirque du Soleil poursuit son expansion internationale du côté de la Floride », Stéphane Baillargeon, Le Devoir, jeudi 21 juillet 2005, p.B8. 8 Voir « Le Cirque du Soleil lorgne du côté de Macao », Stéphane Baillargeon, Le Devoir, mardi, 26 juillet 2005, p.B8.

74

4.10.2 L’objet d’étude : le projet Complexe Cirque

Le projet du Complexe Cirque, ayant eu lieu à Montréal entre 2001 et fin 2002 est

donc l’objet de la présente étude. Ce projet avait pour ambition d’incarner une

nouvelle ère du Cirque du Soleil, sa deuxième époque (communément appelé Tome

II au sein de l’entreprise), en faisant évoluer le concept des productions circassiennes

qui associent de manière rapprochée un lieu à un spectacle. Pour ces productions, le

Cirque aménage le site, construit la salle de spectacle pour les productions fixes et

imagine l’espace afin qu’il fasse écho à l’esprit du spectacle. Dans le projet

Complexes Cirque de Montréal, le dialogue entre l’espace et ce qui l’habite fut

transposé dans la conception d’un complexe logeant une salle de spectacle et de

productions multimédia (communément appelé théâtre), des restaurants, un spa, un

hôtel, un marché et des espaces d’animation, d’exposition et de manifestations

multimédia.

4.10.3 La perspective de la chercheure

Le regard posé sur l’objet d’étude annonce d’emblée ce qui deviendra le contenu de

la recherche. À la source de ce qui est perceptible, il influence ce qui est capté en

guise de mémoire et ce qui est théorisé par la suite. De ce fait, il est important de

considérer le point de vue du chercheur et son rapport avec les participants du projet.

Dans le cas présent, j’avais à priori anticipé le fait de me trouver dans un lieu situé à

l’interface des équipes de création et de management. Dans les faits, je me suis

trouvée en interface avec l’équipe de création, ce qui provoque un double effet de

rapprochement des artistes et d’éloignement des managers. Pour minimiser l’effet

d’éloignement, j’ai insisté sur la recherche d’archives et les entrevues auprès des

managers, comme je le décris en détail dans les sections suivantes.

75

Dirigeants

Managers

Créateurs

Cirque du Soleil

Partenaires

Point de vue anticipé

Point de vue réel

Figure 4 Point de vue sur l’objet de recherche

4.10.4 La période étudiée

La période étudiée est située entre novembre 2001 et décembre 2002, en prenant

comme contexte l’évocation du temps précédant et suivant cette période (de l’origine

à aujourd’hui), afin de mettre en lumière les apprentissages, les réalisations et

montrer le fil conducteur qui donne sens à l’ensemble. L’évocation du temps suivant

cette période permet de retracer les acquis et les influences qu’ont eu le projet sur la

suite des événements.

4.10.5 Les lieux

Les lieux principaux d’observation sont le siège social international du Cirque du

Soleil qui porte le nom de Studio, et la Caserne, l’ancien siège social,

momentanément utilisé par l’équipe du projet Complexe Cirque. Les autres lieux sont

retracés via des archives vidéo et correspondent à (1) des lieux où les participants ont

mené le projet ainsi qu’à (2) des lieux de référence considérés importants par les

76

participants au projet. Par exemple, on y retrouve, pour le premier cas, les Îles de la

Madeleine et pour le second, la résidence du président fondateur à St-Bruno ainsi que

différents sites d’inspiration, comme le hammam de la grande Mosquée de Paris.

4.10.6 Les participants

Les participants de l’étude ont participé au projet Complexe Cirque soit en tant que

manager, soit en tant que créateur, ou encore comme participant externe. Leurs

profils sont présentés ci-dessous. Le noyau constitue un ensemble d’environ 20 à 30

personnes ayant joué des rôles de gestion ou de création au sein du projet et dans sa

périphérie immédiate. Si on englobe tous les acteurs, une cinquantaine de personnes

rayonnent à un moment ou à un autre autour du projet. Dans le cadre de la recherche,

c’est le noyau des deux équipes (artistes et managers) qui a été considéré, soit un

ensemble de 26 personnes réparties comme suit.

Tableau I Identification des participants

ID Sexe Équipe Rôle

1 C-001 F C Assistante

2 C-005 M C Architecte

3 C-010 M C Concepteur

4 G-015 M G Directeur financier

5 C-020 M C Architecte

6 G-025 M G Directeur de projet

7 C-030 M C Concepteur

8 C-035 M C Musicien

9 C-040 F C Documentaliste centre doc CDS

10 C-045 F C PDG Création

11 C-050 M C Architecte

12 C-055 M C PDG Fondateur

13 G-060 M G PDG Nouvelles Entreprises

14 C-065 F C Vidéaste

77

ID Sexe Équipe Rôle

15 C-070 F C Chercheure

16 G-075 M G VP Food & Beverage

17 C-080 M C Restaurateur

18 C-085 F C Massothérapeute

19 C-086 F C Architecte paysage

20 C-087 M C Architecte paysage

21 C-090 F C Adj. VP Aff. publiques CDS

22 C-095 M C Concepteur

23 C-100 F C Externe

24 C-105 M C Architecte

25 C-110 F C Concepteur

26 C-115 M C Autre CDS hors équipe

Total Nombre % Total Hommes 16 61,55 Total Femmes 10 38,45 Total Équipe Création 22 84,65 Total Équipe Gestion (Management) 4 15,35

L’organisation matricielle du Cirque se matérialise dans l’équipe du projet Complexe

Cirque par l’appartenance des participants à l’une ou l’autre des présidences

(Création, d’une part, et Spectacles et Nouvelles entreprises, d’autre part) au sein de

la structure. Généralement, les artistes et créateurs dépendent de la présidence

Création alors que les gestionnaires et personnels administratifs relèvent de la

présidence Spectacles et Nouvelles Entreprises. Le diagramme suivant illustre les

rapports et la provenance des différents participants au projet. En blanc, les

participants dépendant de la présidence des Nouvelles Entreprises. En gris, les

participants dépendant de la présidence de la création. Chapeautant les deux

présidences, le président fondateur est représenté par les deux couleurs, gris et blanc.

En noir, les acteurs externes (la flèche identifie la chercheure). Les interrelations

78

entre toutes ces sphères représentent le périmètre du projet Complexe Cirque et en

montrent un aspect organisationnel de la dynamique de management /création.

Architecte

PDG Nouvelles Entreprises

PDG Création

Directeur financierDirecteur de projet

Assistant

Assistant

Comptable

Architecte

Technicien architecture

Spécialiste structures

partenaires

Firme d’ingénierie

Équipe de création

Équipe de gestion

Bureau du producteur

Partenaires et consultants

Sous-contractants

Concepteur

Contenu SpaContenu Spa

BâtimentBâtiment

Contenu HotelRestaurants

Contenu HotelRestaurants

Concepteur

Mémoire CDSet contenu

Mémoire

Vidéaste

3e Œil

ContenuContenuArchitecte

ContenuContenu

Conseiller RH

Représentant

Illustrateur

Chercheure

Président fondateur

Recherchiste

Documentaliste

Représentant

Équipe de création

Équipe de gestion

Bureau du producteur

Sous-contractants

Contenu SpaContenu SpaContenu SpaContenu Spa

Architecte

BâtimentBâtimentBâtimentBâtiment

Contenu HotelRestaurants

Contenu HotelRestaurants

Vice-Président

Contenu HotelRestaurants

Contenu HôtelRestaurants

MémoireMémoireMémoireMémoireet contenuet contenuet contenu

Directeur de création

ContenuContenu

Directeur de création

ContenuContenuContenuContenuContenuContenu

consultants

ThéatreThéatre

Assistant

Assistant

Figure 5 Interrelations des sphères au sein du projet

4.10.7 Éthique de la recherche et confidentialité de l’information

Conformément aux règles qui guident la recherche universitaire, la présente

recherche menée au Cirque du Soleil a reçu un certificat éthique de la part de

l’Université de Montréal, de même qu’elle a fait l’objet d’une entente avec

l’entreprise, entérinée par le Président et Chef de la direction (voir ces deux

documents à l’annexe I). Cette dernière porte essentiellement sur la protection de la

marque « Cirque du Soleil » et la confidentialité de l’information jugée sensible.

Concernant cet aspect, certains volets spécifiques du projet n’ont pas été abordés dans

le récit. C’est le cas du contenu détaillé des concepts développés dans le projet qui

constitue le cœur de la propriété intellectuelle du Cirque du Soleil ; c’est également le

cas des données financières du projet qui ne sont pas du domaine public. De la même

79

manière, le processus de création, au cœur des compétences de l’entreprise, n’est pas

dévoilé. Finalement, pour des raisons évidentes, l’identité des personnes ayant

participé au projet n’est pas révélée.

Les responsables du Cirque du Soleil ont été informés à l’avance de mon intention de

procéder à des rencontres avec les employés et un accord verbal a été donné. En ce

qui a trait aux rencontres comme telles avec les participants, lors des observations

participantes et des entrevues, l’entente spécifique avec chaque personne restait

verbale. Cette dernière acceptait -ou non- de me rencontrer, de même qu’elle

acceptait -ou non- de répondre aux questions posées, sans qu’aucune pression ne soit

effectuée. Cette modalité a été privilégiée essentiellement pour des questions de

compatibilité culturelle.

4.10.8 Processus d’analyse détaillé

Procédant du début de l’élaboration de la mémoire à la fin de la théorisation, le

processus d’analyse est initié par la prise d’éléments d’information qui se répartissent

comme suit. La familiarisation se traduit par 58 heures d’observation participante

d’ensemble qui sont réalisées. À celles-ci s’ajoutent 156,5 heures d’observation

participante portant spécifiquement sur le projet Complexe Cirque de Montréal et

43,5 heures portant sur l’organisation Cirque du Soleil. Puis, 50,5 heures sont passées

en entrevues et 21 heures à la sélection d’archives, soit, en tout 329,5 heures ou 9

semaines et demi. Comme telle, l’analyse comprend trois phases : (1) la préparation

des données qui vise à constituer, organiser et codifier les éléments de contenu; (2)

l’analyse proprement dite qui vise à articuler et relier les diverses sources de contenu

et les modéliser afin d’en faire émerger le sens ; (3) la préparation des résultats qui

vise à transformer les éléments de sens sous une forme narrative. La figure suivante

illustre le processus complet et chacune de ses étapes est ensuite présentée en détail.

80

Figure 6 Processus d’analyse détaillé

4.10.8.1 Phase 1

À partir de l’examen des archives de création et de gestion, la chronologie du projet

est reconstituée (1.1), faisant apparaître les événements clés du projet (1.2). Ceux-ci

sont également révélés par 90 notes de terrain (1.3) qui sont retranscrites. L’examen

de 95 documents d’archives de création et de 117 documents d’archives de gestion

(2.1) sert également à identifier les thématiques initiales du projet (2.2), du point de

vue des créateurs et de celui des managers. Celles-ci, associées aux notes de terrain,

aux 54 documents créés par moi dans le cadre de la recherche-action et aux 13

documents externes portant sur le Cirque du Soleil guident la préparation des 36

entrevues (2.3) qui sont menées auprès des principaux participants de projet issus des

81

deux équipes. Les entrevues sont effectuées et elles sont captées sous forme de notes

écrites (3.1) puis, une première catégorisation des contenus est esquissée (4.1) pour

nourrir l’architecture de la base de données N-Vivo (5.1). En parallèle, les entrevues

sont retranscrites (4.2) les illustrations et les photos et les croquis,, dont certains sont

inclus dans le récit, sont numérisés (4.3). L’ensemble des données est alors versé dans

la base (5.1).

4.10.8.2 Phase 2

La base de données est l’instrument principal qui permet d’effectuer les recherches,

les tris ainsi que la mise en relation entre les éléments de contenu de divers types. On

y aura versé des alias des principaux artefacts du projet (6.1) tels des transcriptions de

documents pertinents provenant des 80 boites d’archives examinées (2.1). Les

transcriptions de conversations, d’entrevues, de notes, etc. (6.2) sont également

versées dans la base puisqu’elles constituent des traces de l’expérience vécue par les

participants dont les extraits pertinents sont associés entre eux dans un va et vient

faisant émerger les unités de sens. En tout, 407 documents de divers types sont

analysés, ou l’équivalent de 5621 pages, dont 746 pages de transcription de verbatim

(entrevues, réunions) et plus de 20 heures de vidéo. Par allers et retours d’analyse, les

énoncés clés d’une narration initiale (7.1) sont ensuite rédigés, de même qu’est

élaborée la modélisation (7.2) servant à représenter les concepts proposés à l’issue de

la recherche. À ce sujet, un exemple de modèle N-Vivo est présenté à l’annexe J. Ce

faisant, les éléments clés de la théorisation (7.3) émergent peu à peu. En continu,

pendant l’analyse, une validation auprès des participants du projet (7.4) est effectuée

pour réajuster le travail.

En ce qui concerne le travail d’analyse avec le logiciel N-Vivo, j’ai initialement

procédé à l’aide du concept de Ba et de son pendant (Ma), autrement dit en

distinguant l’information qui portait sur le contenu de celle qui portait sur le

contenant (par exemple les types de massages prévus versus le plan du bâtiment).

82

Une seconde distinction fut celle du projet et de l’œuvre (par exemple un compte-

rendu d’avancement du projet versus un extrait vidéo montrant une la visite virtuelle

du bâtiment). Plusieurs sous-ensembles sont apparus au fil de l’analyse pour chacun

de ces nœuds, pour aboutir à 14 nœuds de tête initiant une arborescence de 16850

nœuds mis à plat, comme la liste des nœuds permet de le constater (voir annexe K).

4.10.8.3 Phase 3

Le récit ethnographique (8.1) est rédigé à partir de l’ensemble des éléments issus de

l’analyse (7.1, 7.2, 7.3), alors que la théorisation se confirme (7.3) et finit par se fixer.

4.10.9 Nomenclature des données

Même si les données de recherche sont fréquemment des données textuelles, les

sources d’analyse sont parfois de types variés, ce qui peut avoir pour effet de

compliquer leur traitement ou d’exiger une analyse particulière. Dans le cas présent,

les documents source sont de plusieurs types et de plusieurs supports. Documents

texte et images, photographies, vidéo, notes d’entrevues et d’observation, illustrations

et musique ont été considérées dans l’analyse, ce qui aurait pu entraîner des

problèmes de traitement et de stockage de données. Par ailleurs, certains documents

demeurent la propriété de l’entreprise et dans certains cas aucune copie n’a pu être

effectuée. Pour tenir compte de cette situation, de même que pour éviter d’accumuler

un volume important de données dans la base de travail, des alias électroniques ainsi

qu’une liste de renvoi à une base de travail externe ont été créés, suivant une

nomenclature spécifique.

Les documents ont été identifiés en tenant compte des contraintes du logiciel N-Vivo,

soit 32 caractères maximum, espaces inclus. La plupart des documents textuels ont

été versés dans N-Vivo et traités directement. Pour ce qui est des documents externes

ou sur support de type vidéo, une table de correspondance a été créée pour simplifier

83

le repérage et la localisation physique. La nomenclature complète est décrite dans

l’annexe D.

4.10.10 Format du résultat final

Les différentes composantes de la recherche sont autant de fragments, de voies –et de

voix- qui présentent chacune un aspect de la recherche. Le récit ethnographique

véhicule le quotidien et l’émotion du projet alors que l’étude de cas dissèque et

articule les connaissances et le savoir-faire émergeant su projet. L’un est un écho de

l’autre.

Le récit se présente sous la forme d’un roman, avec une facture propre au récit, une

typographie particulière et des illustrations qui en font un tout, un univers esthétique

autonome et distinct du reste de la recherche dont le format académique respecte les

normes en vigueur.

Les choix méthodologiques de mon approche exigent que le lecteur parcoure d’un

seul mouvement et successivement les différentes parties de la présente thèse, et ce

malgré la rupture de genre littéraire qui s’y trouve. En deuxième lecture, le récit peut

être parcouru d’une manière autonome car il possède sa vie propre.

Il est à noter que le roman est un texte de fiction basé sur le réel. En ce sens, comme

pour les œuvres du même genre littéraire, il fait appel à des personnages. Il les situe

dans le temps, dans des lieux et les fait intervenir dans des actions. Différentes

techniques sont utilisées pour distinguer les styles narratifs, de la typographie qui

s’adapte au type de texte au recours aux notes de bas de pages, pour faire une place

virtuelle à des personnages absents qui veulent malgré tout intervenir à un moment

précis sur un point particulier. Dans le même esprit, le rythme de l’histoire est ainsi

ponctué par une série de moments clés – appelés « massages » - pendant lesquels le

lecteur est amené à changer de perspective.

84

Loin de l’allégorie qui est une « suite d’éléments descriptifs ou narratifs dont chacun

correspond aux divers détails de l’idée qu’ils veulent exprimer » (Dictionnaire

Robert, p.50), le roman est plutôt une « œuvre d’imagination en prose, assez longue

qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, nous

fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures. » (Dictionnaire Robert,

p.1726). Une fois cette précision donnée, le lecteur cherchant, malgré tout, à

retrouver la correspondance entre le récit et les faits avérés devra accepter de

s’abreuver à la vérité romanesque et esthétique qui lui est offerte.

5. Récit ethnographique

La belle Essayade

ou

Le complexe imaginaire

Circassien

88

Avertissement

“La trace d’un rêve n’est pas moins réelle que celle d’un pas”

Georges Duby

Ce récit est une reconstitution de faits vécus lors du projet Complexe Cirque de

Montréal entre l’automne 2001 et décembre 2002. Pour en comprendre la vérité, il

fallait emprunter la forme de la fiction. Les participants du projet sont ainsi devenus

des personnages. C’est leur histoire qui est ici racontée.

Toute ressemblance avec des personnes ou des événements ayant existé ne saurait

être que le fruit d’un long travail de mémoire. Et la mémoire, comme chacun sait…

Prologue

90

Rue Sherbrooke

À l’infini la plage, dans l’air vibrant, dans la lumière vive, des jeunes hommes, des

jeunes femmes sont concentrées. Ils plantent de frêles piquets dans le sable, au

cordeau. Tout le monde s’affaire. On s’arrête un instant, on mange, on boit une

gorgée de bière, on s’y remet, les enfants sont là, qui courent de l’un à l’autre, dans

l’évidence du moment. La musique cristalline. Des sourires. Des chatoiements aussi

quand on laisse le regard se fondre au loin entre la grève et la colline. Ici, à l’estran, il

n’y a que nous. C’est la vie qui pulse.

Les bleus du ciel virent à l’argent et les piquets s’alignent à l’infini. En plongeant en

moi, je sens les totems qui poussent, je vois les murs s’élever, je vibre aux enfilades

de galeries traversantes qui jaillissent et courent autour de moi. Aujourd’hui, après 10

mois de désir, je pénètre enfin dans mon lieu. Je tenais à le marcher, à le sentir

m’envelopper. Devenir le bâtiment, me projeter dans sa construction. Devancer le

rêve et accomplir mon œuvre d’architecte.

Puis, l’image passe au flou. Les maillets frappent encore sur les piquets. Dans les

vapeurs opaques, ils résonnent. Le foyer s’ajuste, l’immeuble en construction est là,

droit devant, immense. Ça fait un bruit métallique, il y a un marteau piqueur, des

échafaudages partout. On s’affaire sur le site, de l’autre côté de la rue.

Silencieux, le regard arrêté,

l’architecte ressent un léger

bourdonnement, un subtil

endormissement, le temps d’une

respiration. Des relents de diesel

le prennent à la gorge quand un

autobus redémarre derrière lui. Il

ferme les yeux lentement et tente

91

de se recentrer. Après quelques secondes, il y parvient. Lentement, il met les mains

dans les poches, se retourne et traverse la rue Sherbrooke. Il avance, laissant derrière

lui le site de construction. Le bruit des voitures et le vacarme du chantier envahissent

l’espace. À chaque pas, il abandonne un geste, une image, une parole. À chaque pas,

s’accomplit le rite de détachement au bout duquel il aura retrouvé la force de

réintégrer le présent, de l’autre côté de la rue.

Ombra, ombrellino… All winds and tides Sand and silence Over the Distance Slipping through our hands1

La mélodie se dissout quand il met le pied sur le trottoir. Il repère le taxi qui l’attend.

Il regarde sa montre. Il ne sera pas en retard. À l’aéroport, s’il-vous-plait.

1(Note de l’auteure, Félicia Nexo Bunt : Extrait des paroles de « Ombra » de Violaine Corradi, tiré du CD Dralion.)

92

Premier massage

93

Une alcôve japonaise au creux de la forêt. Il faut se diriger tout au bout du corridor

rythmé par les photos officielles de la famille version cirque, version ville. Puis il faut

encore traverser la salle de sport et sa verrière bicolore. Au fond, une simple porte

annonce un placard, un débarras. L’envie nous prend spontanément de faire demi-tour

parce qu’on croit être arrivé au bout de la maison. Ou bien on sait. Et là, c’est par

pudeur. Parce que de l’autre côté, c’est l’autre monde. Son monde.

Sa respiration est profonde, lente et régulière. Ses mains sont fortes. Elles glissent sur

la peau tatouée en formant de lentes volutes. Parfois, une boucle de ses cheveux

blonds retombe sur ses yeux. Alors elle la chasse du revers de la main. L’autre main

reste posée bien à plat sur le dos de l’homme abandonné. Pas un instant elle ne quitte

sa peau. Elle inspire et elle plonge. Elle plonge dans les profondeurs de l’âme en

parlant à sa peau. Elle expire de longues offrandes d’énergies.

Après, il la remercie et ils parlent un peu. Elle sourit. Sa voix à lui est rauque. À

quelques reprises, machinalement, il passe sa main sur son crâne lisse. Elle raconte.

94

Chapitre 1

La dissidence

95

Salle de réunion du bureau du producteur

François s’était interrompu au milieu de la phrase. Pointant vers le plan projeté au

mur, il avait du stopper son explication car la porte de la salle de réunion s’était

ouverte et une jeune femme rousse regardait Bart avec insistance. « Ton rendez-vous

est arrivé et Maxwell est en ligne ». Son assistante attendait qu’il la suive. Il a dit :

« Poursuivez sans moi ». Le temps d’écraser sa cigarette, d’attraper ses lunettes et son

cellulaire, il ne restait plus à sa place que les restes de son allongé, le cendrier et,

légèrement en retrait, faisant face à la grande sérigraphie accrochée au mur garance,

la mascotte du projet : l’hippopotame en faux bronze qui participe à chacune des

réunions du projet.

François avait fini par s’habituer aux passages en coup de vent de Bart. Il travaillait

sur ses projets depuis quelques années déjà. Le président fondateur l’avait choisi

comme architecte pour concevoir sa résidence de Saint-Bruno. François en était fier

et il était conscient d’avoir la chance de participer à des projets extraordinaires. Il

s’entendait bien avec Bart et il avait sa confiance. Pour mener à bien le projet de

Montréal, le jeune architecte avait réussi à attirer une petite équipe d’architectes

spécialisés et de consultants de toutes sortes, de l’ingénierie de structures à

l’aménagement paysager en passant par la recherche historique. Il gardait la même

assistante depuis des années.

François

Quand Bart est sorti de la salle, on a refait le tour des sujets avec Niels. Avec lui, on

n’avance pas sur les mêmes aspects, c’est évident. Il a surtout parlé message et

stratégie business. Il faut dire qu’avec les deux sites de construction possibles, on

conçoit deux bâtiments en parallèle depuis un gros mois et c’est assez délicat merci

avec chaque partenaire. Chacun ne sait pas que l’autre existe et on nous a demandé de

ne pas leur dire. Heureusement, Étienne m’a dit que ça ne serait plus très long, ils

sont sur le point d’arriver à une entente. Mais pour moi, la vraie question est celle que

96

Bart nous pose chaque fois : c’est quoi, l’expérience ? Qu’est-ce qu’ils vont vivre

dans ce lieu-là ? Il veut des réponses et je sais que celles qu’on lui donne ne sont pas

encore assez solides.

À part deux trois questions d’usage -Penses-tu que ça a bien marché ? Moi je ne sais

pas, …- qu’on s’est échangé pour tenter de se rassurer, personne n’a rien dit en

sortant du bureau du producteur. En traversant la salle d’attente décorée de sculptures

d’art africain, on a tous jeté un œil par les baies vitrées sur le grand studio de

répétition qui fait toute la hauteur de l’édifice. Il ne restait qu’un entraîneur et deux

athlètes blonds en short de nylon bleu poudre, chaussettes blanches et savates de

plastique qui devaient discuter les détails d’un mouvement. Ils faisaient de grands

gestes. Nous avons caressé le Jordi Bonet en passant, revu pour la xième fois les

grands masques de plumes endormis dans leurs cages de verre et quitté la zone du

bureau du producteur en saluant à la ronde ceux qui travaillaient encore. Dans le

couloir, j’ai levé la tête vers le plafond vitré, les étoiles de novembre flottaient.

Certains ont pris l’escalier en colimaçon, d’autres l’ascenseur. En silence.

Cubicules du projet, Studio

Revenu à ma table de travail, j’ai rangé les plans, vérifié les courriels, la boite

vocale… Je n’arrivais pas me décider à partir. On avait faim mais on restait là, on

tournait en rond, incapables de penser à autre chose. Incapables de penser. On le sent.

Ils nous demandent des réponses qu’on n’a pas. Pas encore, en tout cas.

« Regarde, c’est simple et c’est pas simple, Étienne. Il faut comprendre qu’on

commence seulement à pouvoir confirmer certains aspects du plan. Je sais qu’on

travaille dans un sens, vous dans un autre et qu’il faut que les deux se rejoignent au

bout du compte. On est conscients de ça. Mais nos concepts ne sont pas encore

détaillés au point de pouvoir les chiffrer tout de suite. Ça va venir, mais pas tout de

suite. Avant, il faut qu’on les vive. Oui, c’est ça. On veut faire un prototype. Non. Je

97

t’expliquerai, un laboratoire. Oui. Non, non, c’est correct, dis-nous seulement ce que

vous attendez, on va essayer de vous répondre. Ok. Bye2. »

J’ai raccroché et je suis resté suspendu dans le

vide. Un vide vraiment vide. Même pas un

malaise. Rien qu’un vide. Une sensation trouble.

Penser qu’on parle le même langage, Étienne

et moi, parce que les mots qu’on emploie sont les

mêmes, mais en fait, constater que ce ne

sont que des homonymes, des réalités différentes

pour eux et pour nous.

Ensuite, ça s’est décidé sur un coup de tête. Je ne sais plus qui a dit : « On part chez

Jarrett. Il nous faut du recul. On s’en va une semaine ». Ça nous a excité, l’idée de

faire un atelier d’architecture comme à l’époque de Le Corbusier. Ça a libéré

l’énergie tout d’un coup. Arnaud a eu l’air surpris quand il est sorti de son bureau et

2(« Ça, si tu savais comme on l’a senti, François. On le sait et c’est justement pour ça qu’on est là. Pour comprendre ce que vous avez en tête, pour voir si ça se tient du point de vue business, si ça va être vendeur, si ça vaut la peine de poursuivre le projet. C’est normal qu’on vous pose plein de questions, après tout, c’est votre job d’arriver avec le concept, pas seulement des idées abstraites. Des vrais concepts qu’on va pouvoir quantifier, qu’on va pouvoir vendre à des partenaires, sur lesquels on va pouvoir capitaliser parce que ça va être bon pour l’entreprise. J’espère que vous le savez qu’on respecte vraiment ce que vous faites, même si des fois on ne voit pas du tout où vous vous en allez. Je t’en parle à toi, parce que je sais que tu peux comprendre. En fait, si je peux te parler franchement, j’ai l’impression que, des fois, vous nous voyez comme les bad guys. Moi, je crois que c’est simplement parce que ne voyez pas les aspects business et que vous pensez qu’on est là simplement pour vous couper les ailes. Est-ce que je me trompe ? Je m’exprime peut-être mal mais j’ai l’intuition qu’il y a un peu de ça, malgré tout. Qu’est-ce que tu en penses ? ». Étienne aurait aimé pouvoir dire cela à François mais il n’osait pas. Plus tard, quand la confiance sera là, ils laisseront tomber les boucliers de méfiance. Entre temps, Étienne cherche à comprendre comment l’équipe de création se représente le projet. À ce sujet, il a eu un choc. « La portée du projet était énorme, pas l’envergure mais l’exigence créative était phénoménale. Rationnels comme on est, on avait calculé les jours-personne requis en création, il nous fallait 35 années créateur/personne !!! On a appliqué des métriques venant d’autres concepts tels le Tapis Rouge et on a compris que la commande du CC était phénoménale. La portée était énorme… ». On voit le problème qui se pose : comment planifier un projet de création dont l’innovation loge aussi bien dans le processus que dans le résultat ? Il s’agit bien d’un projet de R&D de nature exploratoire. Ici, utiliser les barèmes et les repères venant de projets dont on maîtrise le processus est aussi efficace que de tenter de « clouer du jello sur le mur »… FNB)

98

qu’on lui a annoncé ça. Il n’avait pas vraiment l’air emballé mais c’était décidé.

Personnellement, je pense que c’est la meilleure chose à faire, on avait vraiment

besoin d’air. Ici, au Studio, c’est comme si l’air se raréfiait, on finit par avoir de

moins en moins d’imagination au fur et à mesure que l’oxygène diminue. On tourne

en rond à essayer de trouver des pistes pour répondre à Bart mais on ne ressent rien

nous-mêmes. Il faut qu’on le vive pour qu’on puisse le faire vivre aux autres !

Chez Jarrett, Rue De Lorimier

Ça a été tellement simple, après. Arrivés chez Jarrett, on a fait venir des plats de Chu

Chai, les helpers sont arrivés avec de quoi boire, de quoi fumer, de la musique et des

images et toute la soirée, on a glissé vers le plaisir. Une belle légèreté. On a enfin de

l’espace, le loft est immense. Après, je ne sais plus, c’est flou.

Malgré la soirée enfumée, je me suis finalement levé assez tôt. On est plusieurs à

avoir dormi là. Les helpers étaient déjà repartis à Saint-Bruno, chez Bart, parce qu’ils

devaient dégager la neige de l’entrée et prendre soin de la serre d’orchidées. Bart

recevait. Soirée privée, parait-il.

« François, tu veux du café ? » L’assistante de l’architecte avait déjà commencé à

imaginer les activités de la semaine. Chaque personne qui émergeait ajoutait quelques

idées. Sans effort, le calendrier de travail s’est établi naturellement. D’un côté,

l’équipe du spa, de l’autre, les architectes et puis le reste des gens, bourdonnant d’une

équipe à l’autre. On se connaît à peu près tous, sauf Val qui vient d’arriver, c’est un

petit nouveau. Il a été choisi par Arnaud. C’est un concepteur de contenu, je crois. On

ne sait pas trop ce qu’il vient faire ni ce qu’il sait faire. À part lui, il va aussi y avoir

des visiteurs : Arnaud a insisté pour qu’on invite les managers, cette semaine, pour

99

leur montrer où on en est. En théorie, j’ai rien contre, mais je ne voudrais pas que ça

casse le rythme3.

6 novembre 2001

« Ce qu’on vous montre, c’est nouveau ». Une architecte paysagiste était en train

d’expliquer à un petit groupe composé d’architectes, de managers, de concepteurs et

d’idéateurs ce sur quoi elle et son collègue paysagiste avaient travaillé depuis la

dernière fois. « C’est comme une nouvelle couche d’interprétation, une nouvelle

façon de rattacher le projet à sa ville, à son contexte. On est inspirés par le retrait de

la Mer de Champlain et on imagine que les jardins flottants feraient référence à

l’ancien niveau de la mer ». Elle tenait la maquette devant elle, la déplaçant

doucement pour que tout le monde voie bien. « Ici, c’est la Mer de Champlain, ça

c’est une coupe de la ville de Montréal, avec le Mont-Royal, le site de construction

qui est ici, le fleuve, donc la Mer qui était ici, qui est descendue, qui a créé ce

paysage de terrasses qui est typique à Montréal et notre site se situe sur une terrasse,

entre deux niveaux, donc on a pensé à reprendre ce système de terrasses-là pour les

jardins et de les lier au mouvement fluide de l’eau dans la cité. Ça pourrait être une

sorte d’écho, un effet de ridules que la mer fait lorsqu’elle se retire… ».

Étienne et son collègue écoutaient attentivement. Loin des considérations de création,

les deux managers tentaient d’imaginer ce que l’architecte paysagiste racontait. Je

3« Regarde, François, si on fait pas ça, il risque d’y avoir un clash entre les concepts et les aspects business à mesure qu’on va avancer dans le projet. Il faut que les administrateurs comprennent ce qu’on veut faire. C’est pour ça que je les ai invités. Le projet repart, c’est le bon moment pour faire du bonding. J’en ai parlé à Bart, il m’a dit : « Arnaud, t’es pas obligé de tout comprendre mais y faut que tu sois au courant de tout, pi c’est la même chose pour Étienne avec son équipe ». Y aura pas de problème, je le sais. … ». C’est sûr que je préfèrerais te dire ça en face, François, mais je sais pas si ce serait une bonne chose, peut-être que ça serait pire que mieux. En fait, je sais pas trop qui fait quoi dans ce projet. Des fois je me demande si c’est possible de diriger une équipe qui se dirige elle-même. Je ne sais pas comment faire, pourtant j’ai de l’expérience mais là, c’est comme si je n’avais pas de repère. Comment on fait pour gérer ça une équipe de création…? Comprends-tu ça ? Peut-être que finalement, ça ne t’intéresse pas. Peut-être que ça serait une bonne chose que j’en parle à Nadia ? (Nadia faisait alors partie de la haute direction et elle a finalement agi comme mentor pour Arnaud tout au long du projet. FNB)

100

voyais passer chaque idée dans leurs yeux. « Il faut imaginer les transformations du

bâtiment suivant les saisons, interpréter la saison par des activités d’hiver, du

camping sur la neige, en igloo, des campements, des fêtes… Ah oui, on a aussi

imaginé le cycle de l’eau où tout serait recyclé dans le bâtiment, avec des plantations

sur les toits pour la nourriture des restaurants du Complexe. On les traiterait de

manière surréaliste ».

« Ce qu’on essaie de faire … » Les têtes se tournèrent vers Tim. « Ce qu’on essaie de

faire, c’est de relier l’architecture au surréalisme … Ça fait que si on y parvient, à

développer une transposition dans l’étape finale de réalisation du lieu, regarde ce

que ça peut provoquer ! Ça pourrait devenir un nouveau mouvement architectural et

comme l’architecture est toujours le mouvement précurseur de la transformation de

tous les grands mouvements artistiques, vois-tu ce que ça voudrait dire ? Tout ça

parce que l’architecture, c’est l’ensemble des textures, ça peut tout driver ! Le tout

c’est de parvenir à établir notre style, une écriture architecturale de l’an 3000 ! ».

Quoi dire après une telle envolée ? Heureux de son effet, Tim souriait. Il était

l’idéateur du groupe. Un intime de Bart depuis des années, il se promenait de projet

en projet sans rôle particulier. On le croisait un peu partout, il se mêlait un peu de tout

et ses discours magnifiques, la plupart du temps incompréhensibles, lui valaient une

solide réputation de provocateur. Un empêcheur de penser en rond qui laissait

souvent ses interlocuteurs sans voix.

Pendant le flottement qui a suivi, j’en ai profité pour faire diversion. « Étienne, as-tu

rencontré… ». La conversation reprit alors qu’une jeune femme filmait la scène avec

une mini caméra numérique. Ensuite, Fauve et les autres filles qui travaillaient sur le

spa nous ont présenté leurs travaux. « Les services auxquels on a pensé seraient

évidemment des massages, aux pierres chaudes, shiatsu, suédois, etc. mais aussi des

manucures, pédicures, soins de la peau, avec du reïki, du yoga, et chaque service

101

aurait son rituel. Les clients arriveraient au comptoir, on les accueillerait en

cherchant à savoir quels soins ils veulent et les réceptionnistes seraient formées pour

élaborer avec eux une feuille de soins personnalisée. Ensuite, ils seraient invités à

entrer dans un autre espace pour se déshabiller… ».

Site de l’Umaq

Du 5e étage de l’ancienne école des Arts appliqués, rue St-Denis, les grandes fenêtres

donnant sur l’ouest de l’île, le bureau du recteur surplombait le site de construction.

L’ancien professeur de sciences politiques finissait sa lecture d’un air satisfait. « Ce

projet de partenariat nous semble comporter des avantages intéressants. L’université

pourrait certainement participer au développement des personnels dans plusieurs

domaines. On pourrait penser mettre à contribution le savoir-faire des départements

de kinésiologie, le volet multimédia, les art visuels, bien sûr, ainsi que la danse ou

encore le théâtre. Il nous faudrait une perspective plus précise pour pouvoir nous

prononcer sur cette idée de centre de formation mais ceci me semble de bon

augure. ».

Il laissa le temps à ses collègues d’acquiescer puis il poursuivit. « Maintenant, en ce

qui concerne spécifiquement le site, je ne vois plus d’obstacle à la signature.

Messieurs…? ». Il jeta un coup d’œil à la ronde, obtint l’assentiment silencieux de

son équipe, pris sa plume et signa les deux exemplaires de l’entente. Étienne récupéra

les documents et les tendit à Niels qui signa à son tour pendant que les autres

échangeaient quelques blagues sur le fait qu’avec une telle vue, le recteur allait

pouvoir suivre les travaux tous les jours à partir de son fauteuil. Niels redonna une

des deux copies au recteur en lui disant : « Vous savez, Monsieur le Recteur, ça n’est

pas seulement une question de site. Il y a bien sûr le site, mais il y a aussi le quartier,

celui des festivals. Et il y a la ville. Nous la voyons devenir une véritable destination

internationale. Nous avons même renommé le projet « Destination Montréal ». Ce

sera un vrai lieu de convergence pour la création. On a commandé une étude de

102

marché pour connaître précisément le potentiel hôtelier et on sait déjà que l’hiver est

une saison qui reste totalement inexploitée, encore aujourd’hui. Nous autres, parce

qu’on vit ici, on le sait qu’on peut avoir des activités de loisir dehors, l’hiver, à

Montréal, mais le reste du monde ne le sait pas encore. On est en train de travailler à

imaginer comment le Complexe Cirque pourrait valoriser ces activités-là, l’hiver.

Alors, évidemment, l’université est un partenaire privilégié. Est-ce que vous avez des

spécialistes de l’hiver, chez vous ? ».

Chez Jarrett, Rue De Lorimier

La lumière jaune des réverbères éclaboussait la brique du mur du fond. Des sons de

velours mêlés à un parfum poivré inondaient le soir. Des volutes bleuâtres montaient

d’un canapé. Enroulée dans un grand caftan, une des filles fermait les yeux dans un

fauteuil. Dans un autre, Fauve avait emmené un des jeunes architectes dans la

léthargie du massage. Le mur laiteux s’animait parfois, le mini projecteur y diffusant

l’image de ce que la caméra captait dans la

pièce. En se voyant ainsi allongés dans le

canapé, les garçons s’enfonçaient encore plus

profondément dans le plaisir des coussins.

« François, viens voir ! ». Son assistant avait

l’air content : « J’ai terminé. J’ai fini

d’entrer les coordonnées en forme Z,

regarde, on voit les totems en 3D. Ça c’est la

vue sud-ouest. Par là, si on monte, on voit

l’ouverture qui donne sur la place du Refus

Global à partir du 2e étage. On peut aussi

changer de perspective pour… ».

103

J’étais vraiment heureux. J’ai répondu spontanément : « C’est exactement ça…! Tu

l’as lu dans ma tête ?». Ce qu’il avait modélisé allait encore plus loin que notre

conversation. En très peu de mots, on s’était compris, dans l’air poivré de chez

Jarrett. La porte du loft s’ouvrit alors. « J’ai rapporté 2001 l’Odyssée de l’espace et

La planète des singes » annonça l’assistante de François en retirant ses bottes. « Et de

quoi faire le souper mais est-ce qu’il reste de quoi boire ? Quelqu’un d’autre ira à la

régie, moi j’ai les pieds gelés ».

Je n’ai pas eu le temps de lui répondre, mon cellulaire s’est mis à sonner. C’était ma

blonde. « Oui, ça va. Non, on va manger ici ce soir. Je ne sais pas, ça dépend à

quelle heure on arrête. Ça dépend de ce qu’on fait, tu sais, ça se décide sur le

moment, on ne sait pas à l’avance, on ne prévoit pas tous les détails… Il n’est pas

encore couché ? Ok, passe-le moi, je vais lui dire bonne nuit… ».

Du fond du canapé, Tim parlait juste assez fort pour être certain qu’on l’entende. « Je

suppose que François est encore en train de se faire encadrer. Il ne peut pas libérer

son vrai potentiel, il ne peut pas donner tout ce qu’il a à donner. Pourtant je lui ai

dit. Il serait aux hommes que je t’arrangerais ça, moi ! » Personne ne réagit. Habitués

qu’ils étaient aux élans déstabilisants de Tim, chacun avait répondu en silence.

Un des gars s’était levé et dansait avec la vidéaste, lentement, pendant qu’elle le

filmait. En entendant le bruit de la porte du fond qui s’ouvrait, elle tourna la mini

caméra vers Arnaud qui sortait de la pièce vitrée en refermant son cellulaire. « Hey,

les petits amis, vous allez être contents !». Il passa ses mains dans sa longue tignasse

ondulée, pris le joint qu’on lui offrait au passage et inspira profondément en

repensant au coup de fil d’Étienne4.

4 « Il faut que l’équipe rentre au Studio, Arnaud. On veut bien se déplacer une fois, deux fois, mais c’est pas pratique. On a des estimations à faire valider, y a des paramètres à confirmer, et puis tant qu’on a pas le nombre de pieds carrés pour chaque composante, on est pas capables d’établir les coûts. Ça nous bloque, tu le sais. Je sais que toi tu comprends, mais ce serait bien que l’équipe nous

104

« Je viens de parler à Étienne et c’est confirmé, on a signé l’entente pour le site de la

rue Sherbrooke. Niels et Bart sont très contents et ça s’est arrangé pour l’autre

partenaire, il n’y aura pas de problème. Ah oui, il faut vraiment être revenus au

Studio lundi parce qu’on va avoir des réunions ». Son téléphone sonna de nouveau, il

servit un « Allo ma belle ! » retentissant à une de ses assistantes, tourna les talons et

disparut de nouveau dans la pièce du fond.

La nuit avait gagné. Figées dans leurs cascades de pleurs, les bougies s’allongeaient

sur la nappe dans l’ombre des réverbères. La table était encombrée de croquis et de

notes qui annonçaient, avec l’enchevêtrement de crayons, de DVDs et des restes du

repas, le chaos créateur du lendemain. Ni le vaisseau spatial, ni les grands singes du

futur n’animaient plus le mur blanc. Sous le pont Jacques-Cartier, tout se reposait.

Certains dormaient dans des chambres improvisées, chaudement enveloppés,

plusieurs ensemble, paisibles dans l’étreinte. Dehors, des colonies de flocons ambre

se lançaient sur Montréal. Le lendemain, la neige avait cessé.

« Wow, il faut que tu nous filmes tout le temps ! C’est trop bon, ça vibre, ça nourrit

notre propre regard ! ». Tout le monde était surpris, François le premier. Tous étaient

un peu troublés de constater qu’elle avait réussi à capter quelque chose qu’ils

n’avaient pas vu. Ils avaient inventé un regard différent sur eux-mêmes… Un 3e oeil.

La jeune femme venait de terminer son montage vidéo et l’avait présenté à l’équipe

de création, juste avant la migration vers le siège social. Elle l’avait intitulé « La

dissidence ». Comme évocation de la semaine, c’était magique.

donne un coup de main, ok ? C’est pas pour compliquer les choses, loin de là, j’espère que tu me comprends, mais on a besoin de concret maintenant parce qu’on vient d’avoir le Go pour le site de la rue Sherbrooke ? …Quoi ? Ben oui, ça marche, on a signé cet après-midi ! Alors tu vois, il faudrait qu’on fasse le point lundi à partir de vos plans. Ok ? Ramène-les au Studio, je vais m’arranger pour organiser la réunion. Hey, merci, Arny ! Je compte sur toi.». (Étienne espérait qu’Arnaud allait réussir à rapatrier tout le monde car il ne comprenait pas vraiment pourquoi l’équipe de création s’était « enfuie » du Studio. FNB)

105

De toute évidence, François était tombé sous le charme et, de ce fait, la jeune femme

venait d’obtenir la job. « Son œuvre vidéo nous fait accéder à des espèces

d’infrasons, des émotions amplifiées par rapport à l’expérience intime de chacun. Il y

a un ton, une atmosphère qui se dégage de ses images. On palpe une texture soyeuse,

une fine transcendance, le beat de la semaine, cette espèce d’énergie aérienne,

comme l’électricité sur la peau quand le désir émerge. Là, c’est tout le corps, le

cœur, l’âme qui deviennent fluides. Quand je l’ai rencontrée au Brésil, chez Bart, je

ne le savais pas encore mais ses images sont de vraies pulsations. On a trouvé notre

miroir surréaliste, notre 3e Œil5 ».

Tim était comblé. Lui qui avait imaginé le concept du 3e Œil plusieurs mois

auparavant et qui avait guidé la jeune femme dans son apprentissage ne pouvait que

jubiler. Ce qu’il fit abondamment.

Après le brunch, la caravane s’est ébranlée. Ils ont descendu les cartons contenant les

travaux de la semaine, les ordinateurs et le reste du matériel dans les voitures qu’ils

avaient déneigées puis se sont embrassés. Les portières ont claqué en propulsant la

neige qui restait. Sourires et agitation des mitaines et des gants derrière les vitres. Les

voitures ont disparu au coin de la rue. Quelques taxis sont arrivés peu après,

emportant avec eux les derniers Milouds6. Chacun se retrouvait maintenant hors du

cocon. Lundi, ils rentreraient au Studio, leur port d’attache du quartier St-Michel. La

semaine avait été forte. Ils avaient réussi à plonger en création comme on entre dans

le sommeil. Sans forcer. Étienne et les autres managers avaient enfin pu partager

5 « Hé, Fauve, j’ai décidé de jouer à pile ou face. Si c’est pile, je reste au Brésil. Si c’est face, je viens avec toi à Montréal. Je ne savais pas quoi faire de moi ni quoi faire de ma vie mais j’ai rencontré François, hier soir au bord de la piscine et ça a cliqué. Il m’a mis une caméra entre les mains et j’ai filmé le reflet de la lune dans l’eau. Lui, il faisait bouger l’eau. Ça créait des ondes. Wow. C’était sublime. J’en ai perdu des bouts mais c’était fort. Après, on a visionné ça et il trouve que c’est vraiment bon. Alors je lance une pièce et si c’est pile, je reste au Brésil. Si c’est face, je viens avec toi. On verra bien s’il se passe quelque chose pour moi à Montréal ». (N.B. : On connaît la suite. FNB) 6 (Miloud est un prénom masculin arabe. Pour l’anecdote, le nom choisi pour qualifier l’équipe de création est celui d’un chauffeur de taxi rencontré à Marrakech lors d’un voyage fait par deux des créateurs, quelques temps auparavant. FNB).

106

quelques réflexions sur le projet. Ils pouvaient maintenant orienter leur propre

imagination et tenter d’anticiper, de projeter, de baliser… Au moins un tout petit peu.

L’équipe de création avait accueilli deux nouveaux venus et, même si personne de la

haute direction n’était passé les voir, ils étaient heureux. La semaine s’était dilatée au

point qu’ils en avaient oublié le reste de leur vie.

107

Deuxième massage

108

La fin de la matinée est douce. Elle vient de s’éveiller. Ses mains sont endolories.

Parfois l’air gonfle les voilages. Les yeux clos, elle écoute les chants d’oiseaux et le

bruissement du feuillage. Elle recule le moment d’entrer dans le jour. Après de

longues secondes, elle cède et lentement, relève la moustiquaire. Une pensée traverse

son esprit : a-t-elle bien fait de partager le fond de sa pensée ? Aurait-elle du garder le

silence et ne pas l’ennuyer avec ça ? Elle remonte ses cheveux et se rassure. Elle a agi

par transparence, en confiance, avec honnêteté. Il l’a compris, c’est un 35/8 comme

elle et la numérologie est imparable. Les pieds nus sur les tuiles rousses de la cuisine,

elle salue la tribu silencieuse. Certains lui sont inconnus, comme cet homme

d’affaires de Montréal. Elle embrasse sa jeune nièce tourmentée qui cherche son lieu.

François est là également ainsi que d’autres intimes. Socialisation feutrée des

matinées brésiliennes. Elle salue les gens de maison et accepte le jus d’orange frais

qu’on lui présente.

Il est absent. On lui dit qu’il dort encore. Elle croit qu’elle a oublié son bracelet et un

collier dans la chambre, lors du massage d’hier soir. On lui répond plus tard, cet

après-midi sans doute, mais pas avant. Il y a des bijoux dans le walk in des invités, si

elle le souhaite.

Les enfants se baignent avec la nurse. Le clapotis lui rappelle la projection d’hier, la

vidéo de sa nièce : les reflets du clair de lune dans l’eau de la piscine. Sa première

oeuvre. Elle sourit un instant puis s’ennuage. Cachée au cœur d’une péninsule qui

fend l’Atlantique sud, elle s’engouffre dans le souffle d’une phrase chuchotée.

Quelques mots d’où jaillira une déferlante : « Tu sais, ça n’est pas mon genre de

parler dans le dos des gens mais il y a des choses que je ne comprends pas … ».

109

Chapitre 2

La traversée du miroir

110

Tim

« Regarde ben, là, on n’a pas à faire des objets surréalistes, on doit agir en

surréalistes, vibrer et penser à partir du surréalisme. Ça veut dire laisser le chaos

guider nos pas. Tirer du magma notre organisation, nos règles, notre

fonctionnement. On n’est pas désorganisés, on est organiques ». L’équipe rentrait

d’une visite du Montréal souterrain, histoire de trouver de l’inspiration pour penser et

concevoir l’espace du Complexe comme s’il était un labyrinthe. Assis autour d’un

café dans la salle de réunion du projet, les créateurs laissaient la conversation flotter

d’un sujet à l’autre. Sur la table, les grands portfolios noirs de présentation du projet

étaient en train d’être mis à jour par une assistante. Les plus récentes impressions

laser des plans allaient être présentées à la haute direction à la prochaine réunion.

François expliqua à la ronde qu’ils avaient rencontré un astronome du planétarium.

On lui demanda pourquoi. « On a commencé les discussions avec lui à la suite d’une

analyse du lien cosmique que faisaient les grandes civilisations comme les Mayas, les

Égyptiens, etc. Il y a un débat en ce moment sur une espèce de lien qu’il y aurait

entre les Égyptiens, les Indous du Cambodge là, avec le temple de Angkor. C’est

assez contesté dans le milieu de l’astronomie mais il y a une nouvelle hypothèse qui

dit que les pyramides égyptiennes n’auraient pas été des tombeaux mais plutôt des

111

lieux de préparation pour les pharaons pour le passage de leur âme vers l’au-delà

avec l’aide du dieu Anubis, comme des espèces de simulateurs de vol dans lesquels ils

s’installaient pour se préparer à la mort et il y a des percements qui ont été trouvés

dans les pyramides qui pointent directement sur Orion et des choses comme ça. On a

aussi… »

Tim l’interrompit : « François, un soir, il a écouté une émission de télé, il est arrivé

le lendemain, il avait le poil hérissé sur les bras, et là il a lu un livre où un savant

expliquait tout le principe de Stargate mais l’astronome est venu défaire ça en disant

que c’est de la science-fiction. Il s’excite vite… Anyway, l’important c’est que dans

toute la dimension de l’application de la culture circassienne et puis du collège de

pataphysique qu’on est en train de travailler, je veux dire, regarde, la science de

l’imagination, là, ça nous a propulsé dans une espèce de… »

François n’avait pas apprécié l’interruption. Il s’imposa. « Ce qu’on a conclu

finalement de cette expérience-là c’est que les messages cryptés qu’on verrait un petit

peu partout dans le bâtiment n’auraient finalement de signification qu’en lien avec le

soleil et la lune, de sorte qu’on pourrait établir à même le bâtiment une sorte de

calendrier qui viendrait établir toutes les périodes festives du projet. On a commencé

à faire des associations entre le calendrier et certaines fêtes comme chez les

Romains, les Saturnales, les Neptunales, les Furinales, la fête des 12 jours, la fête des

12 nuits, et la fête du grand bassin, la fête des sorts, la fête des fous, la fête de la

lumière, les masques, les mascarades, la fête de la nouvelle lune, la fête des

moissons, la fête de la pleine lune, la fête de l’équinoxe, la fête des solstices… En

voulez-vous encore ? Ce sont tous des événements qui ont rapport avec le calendrier

et qui guideraient la mise en scène à l’année longue. On pourrait créer des

événements dont le bâtiment serait l’indicateur, il nous montrerait le moment du

début de chaque fête ».

112

Il attira un des portfolios vers lui, tourna les pages et trouva l’illustration qu’il

cherchait. « Regardez, par exemple, on a commencé à travailler le jeu du graphisme

sur les totems qui va venir indiquer, au solstice d’été, les points précis où le soleil va

frapper. Donc on va savoir que quand le soleil va atteindre cette ligne-là, c’est le

temps qu’on commence à faire les préparatifs de la fête. On va avoir aussi un

calendrier lunaire et puis encore un autre calendrier parce que l’astronome a parlé

de deux ou trois étoiles qui sont très perceptibles de Montréal et qui ont un cycle

différent du cycle normal du soleil. Donc ce ne sont pas des cycles journalier,

hebdomadaire ou mensuel mais des cycles de six mois ou encore de trois ans. ».

Chaque mot lancé par François venait rebondir sur l’imagination des créateurs et la

fébrilité gagnait le groupe. Sensation de vertige. Grimper. Grimper vers le sommet,

dans une blancheur froide. Longtemps. Et soudain le vent fouette le regard et

l’éclaircie dévoile l’immensité figée des vagues minérales. Soi et le vide.

Brusquement, les nuages sifflent plus bas que nous. Soi et le gouffre. Quand enfin

quelqu’un lança que tout ceci allait demander d’avoir la foi… Un rire libérateur vint

apaiser l’anxiété des bâtisseurs.

Interrompant ce qui s’était naturellement transformé en rencontre de travail, une

grande femme blonde entra et embrassa tout le monde. « Je suis passée faire quelques

courses avant de revenir. Au fait, vous parliez de quoi, au fait ? Est-ce que j’ai

manqué quelque chose ?» demanda-t-elle. On l’informa en deux mots mais la magie

était déjà loin.

Salle des Grands Volants, Studio

« Ok, c’est beau, merci, on va arrêter là. Je vois ce que vous voulez faire mais il faut

pousser plus loin, ça n’est pas abouti. ». Bart s’était levé sans attendre et il était sorti

de la pièce. Avant de sortir, il s’était penché vers Arnaud et de sa voix rauque lui

avait annoncé qu’il virait tout le monde. En fait, il ne voulait plus voir tous les

113

consultants engagés par l’équipe. Dorénavant, il ne voulait voir que François, Tim et

Arnaud.

Le triumvirat avait été pris de court. Ils voyaient le gouffre entre la vision du

président fondateur et les plans et élévations qu’ils venaient de lui montrer. Pourquoi

le message ne passait-il pas ? Leurs plans étaient précis, complets, tout le bâtiment y

défilait… Pourtant, ça ne levait pas. Bart les avait encouragés à continuer mais à sa

réaction tiède, il était évident qu’il n’avait pas été subjugué. Janvier était déjà bien

entamé et plusieurs présentations étaient à l’horaire. Il allait falloir convaincre des

partenaires. Pour y parvenir, il fallait changer de langage.

Val

« Regarde, Tim ». Val étala un jeu de cartes sur la table. Tim l’interrogea du regard.

« Tu sais, quand tu m’as dit que Bart est joueur, j’ai pensé qu’on pourrait lui

présenter le projet avec des cartes. On lui tirerait les cartes. Au hasard. Ce serait

surréaliste ». Tim alla chercher François et Val repris son explication. Il dut par la

suite la recommencer pour Arnaud qui, finalement, donna son aval à l’idée.

Après ça, quand est arrivé le jour de la réunion avec Bart, celle qui suivait le fameux

forum de février, Tim, François et Arnaud étaient en train de se préparer et ils

voulaient présenter le jeu de cartes. Je les ai croisés près de l’ascenseur, ils montaient

chez Bart. Je m’en souviendrai toujours. Ils m’ont dit : « Pourquoi tu ne viendrais

pas ? ». Je me suis retrouvé assis devant le président fondateur. Il m’a dit : « Bonjour,

moi c’est Bart ». Arnaud a dit trois mots, François quatre et ils m’ont immédiatement

passé la parole ! J’étais en train de tirer les cartes à Bart et tout à coup, il a regardé

Arnaud et il a dit : « C’est qui, lui ? ». Ça n’avait aucun sens !

Il avait été séduit, il avait trippé, on l’avait fait entrer dans un autre univers. On lui

montrait enfin le projet autrement qu’avec des modèles et des graphiques. Avec les

114

cartes, on démontrait le fait que le projet était tellement fort qu’on pouvait le

présenter dans n’importe quel ordre ! Je me suis immédiatement retrouvé dans le rôle

de celui qui traduisait ce que Tim et François tentaient d’expliquer. Par la suite, j’ai

travaillé beaucoup avec François sur le contenu et sur l’architecture. Je faisais le lien.

C’est moi qui ai développé le calendrier circassien pour programmer toutes les fêtes

qu’on allait faire dans le Complexe. Mais pour revenir à ce dont je parlais, je me suis

tout d’un coup retrouvé chef d’orchestre des pitches, en février 2002. C’est comme ça

que ça a commencé.

115

Troisième massage

116

Des navettes bondées se croisent sur le petit chemin de la montagne. Elles trimbalent

leurs lots d’élus, écrasés par la chaleur de juin, qui ont tout fait pour obtenir une

invitation. À l’arrivée, Ganesh leur sourit. Des personnages colorés dialoguent par le

regard et le geste avec la foule impressionnée. La musique pulse. Des groupes

s’agglutinent autour des étals de sushi où des filles à la carnation de velours sont

transformées en pièces montées. Brochettes de saté, dim-sum, sashimi colorés,

pyramides de champagne et fontaines de chocolat. Abondance. Le flan de la

montagne ondoie dans le lac. Sur le liquide argenté, une lanterne vacille. La barque

du passeur annonce la nuit. Les tambours sortent de la forêt, le miroir du lac

s’embrase, les acrobates apparaissent, la foule devient compacte. Nocturnale.

Dans la maison, la musique est feutrée. La femme blonde sourit. Elle accueille un

invité au bord de la piscine. Il choisit les parfums, les effluves, les textures. Elle

l’attend. Il se déshabille. Il se couche. Il ferme les yeux. Il entend l’eau de la fontaine,

les rires de ceux qui sont dans la piscine. Elle le masse. Elle n’est que don. Après, il

la remercie. Elle sourit. Ensuite, un autre invité arrive. Parfois, c’est une femme.

Quand ils se relèvent, certains la serrent dans leurs bras. Elle flotte hors du temps.

Dehors, une immense flamme rugit hors de la bouche du cracheur de feu. Plus tard, il

dormira dans l’herbe, nu.

À l’aube, la femme blonde monte l’escalier intérieur. Les yeux sont cernés, les mains

douloureuses. La cuisine est le refuge des VIP. Elle y croise un Beatle qui mourra du

cancer l’année suivante, des champions de Formule 1, des has been, des vedettes, des

starlettes, des wanna be et quelques rares nobody éberlués.

Il s’est éveillé. Il est là. Elle s’approche de lui. Il lui sourit. « Je ne veux jouer dans le

dos de personne, tu sais, mais je crois qu’il faut que je te dise quelque chose… ». Elle

lui confie son malaise. Il lui répond : « Invitez-moi » mais, souvent, il sera trop

occupé. Il ne pourra pas.

117

Chapitre 3

Lungta

118

Cafétéria du Studio

« Ils misent sur le marketing plutôt que sur ce qu’on a fait, nous ! Ça veut dire qu’on

s’en va faire du Walt Disney ! Y en est pas question ! Si c’est comme ça qu’ils voient

le projet, ça vaut pas la peine de se fendre le derrière à imaginer l’incarnation de la

Circassie. Pi c’est pas eux qui vont nous donner notre légitimité. S’y veulent bâtir un

Club Med du Cirque pi vendre leurs bébelles pour des touristes en bermudas, moi

j’débarque ! ».

À la fin de sa tirade, Tim engloutit la dernière bouchée de croissant aux amandes et

avala son expresso d’un coup. Les autres, devant leurs plateaux repas, essayaient de

saisir la nature du drame qui semblait avoir eu lieu mais, noyés dans le brouhaha des

conversations, les propos de l’idéateur outré étaient difficiles à saisir. Un reggae

tonitruant faisait résonner la cafétéria, les employés s’agglutinaient autour des

sections Sandwiches et Plat-du-jour-végé, certains ondulaient avec Bob Marley, leur

plateau en mains, plusieurs s’embrassaient, échangeaient quelques mots avant de

séparer de nouveau pour reprendre leur rang dans la file des circassiens que midi

avait attirés vers les fourneaux. En fait, dans cet espace encore endormi dix minutes

auparavant, il était devenu assez difficile de se concentrer sur l’incident du jour.

« Attends une minute, Tim. C’est pas ça l’idée, il faut faire des nuances. Si Lungta est

là, c’est pour qu’on réfléchisse ensemble à tous les aspects du projet. Et puis, ça veut

pas dire qu’ils sont en train de nous tasser… » François essayait de calmer Tim.

« Écoute ben, là, Lungta a osé me dire que j’étais en train de faire crasher l’avion. Je

lui ai répondu qu’il avait jamais décollé. C’est-tu assez clair ? ». Tim était furieux et

François ne savait plus quoi ajouter pour le convaincre de l’intérêt de collaborer avec

le consultant en communication que les managers venaient d’embaucher. Il se

retourna, soudain soulagé : « Tiens, y a Étienne qui arrive avec Arnaud, on va leur

demander, OK ? ». Étienne salua à la ronde et posa son plateau sur la table de métal

argenté. Les autres lui firent une place.

119

« C’est sûr que vos travaux doivent déborder de l’histoire du concept. Il faut qu’on

aille dans le spécifique de l’exploitation, de la commercialisation des espaces. Bart

l’a dit hier : c’est la job de Niels d’arriver à ça, je travaille pour lui donc c’est aussi

ma job. Il attend des réponses du genre : «ça coûte tant au pied carré, ça prend tant

de revenus, au quotidien ou au pied carré annuel et voici comment on génère ce

revenu-là ». C’est la raison pour laquelle on a demandé à Lungta de venir nous

aider. C’est pour aider le projet ».

Étienne avait senti la tension en arrivant à table. Il marchait sur des œufs en tentant de

ménager les susceptibilités de chacun. Brusquement, Tim se tourna vers Arnaud, le

directeur de l’équipe de création. « On se fait dire qu’on a un pitch à faire telle date

pi un autre telle date et puis là, sans prévenir on nous dit qu’après ça, il y a plus

personne qui aura de travail dans l’équipe et là on apprend que Lungta est ici pi

qu’il fait la job ! ». Arnaud tenta de rassurer tout le monde. « Non, non, non, là,

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attends une minute, Tim… » Mais il se fit interrompre : « Et on se fait dire que tant

qu’on a pas le Go, on continue pas ! ». Cette fois, c’est Arnaud qui l’interrompit.

« Ça continue, Tim, on n’arrêtera pas le projet, on n’arrêtera pas la création… ». Il

n’avait pas encore touché à son assiette mais son appétit avait disparu.

« Ben oui, je le sais, mais regarde, c’est ça le son de cloche qu’on a eu ».

Étrangement, Tim s’était calmé d’un seul coup, sans qu’on sache pourquoi. Arnaud

fut soulagé de la tournure que prenait la conversation. Il frotta sa main sur le crâne

chauve de Tim et ébouriffa ses cheveux invisibles pour le rassurer. « Regarde, mon

beau Tim, le jour où tu ne réagiras pas, ça va vouloir dire qu’on a mal fait notre job !

Arrête de t’en faire avec ça, personne ne vient vous remplacer. Lungta vient éclairer

certains aspects du projet, c’est tout. D’ailleurs, il va falloir penser à y retourner. Ça

ne se passe pas ici, cet après-midi, c’est prévu dans un hôtel du Vieux-Montréal. Toi

et François, venez pour l’après-midi, vous allez voir ce qu’il propose à partir de nos

idées. Il a suggéré d’inviter nos gens de marketing et du merchandizing, ça va nous

faire toutes sortes de monde pour challenger ses propositions. On y va ? J’ai mon

4x4, je peux vous emmener7 ».

Bureau du producteur

Assis dans le canapé feuillage conçu par un designer québécois, Niels pris la bouteille

d’eau que Bart lui offrait. Forçant la grisaille, une lumière blanche réussissait à

pénétrer le grand bureau du président fondateur. De hautes plantes vertes cachaient

7 « Ça n’est pas toujours le cas mais, là, je suis d’accord avec Arnaud. Ça a été une bonne chose d’avoir Lungta et les autres départements du Cirque avec nous. Ça a été la première intégration du département de marketing. Ils ont vu qu’ils pouvaient être partie prenante, qu’ils pouvaient nous aider à modifier le produit. Le projet Complexe Cirque était déconnecté du CDS à ce moment-là. On avait été très peu en contact avec eux avant Lungta. Personnellement, je crois que le marketing, le merchandizing et la création ont intérêt à travailler ensemble. Lungta nous a aidé. Une partie de l’histoire a pris des mots qui sont venus d’eux. Par exemple, il nous a aidé à définir que c’était mieux d’avoir 4 boutiques spécifiques pour 4 clientèles différentes. Ils ont recentré le projet. Ils ont dit: si on veut vendre l’idée du Cirque, il faut le vendre comme un spectacle, donc le théâtre doit être au cœur du projet. C’est eux qui l’ont mis au cœur. Moi, comme architecte, je pense que c’est une bonne décision ».

121

les détails des terrains vagues et créaient l’illusion que ce jardin d’hiver suspendu au

3e étage flottait réellement dans les airs.

« Je pense qu’il faut qu’on ait un focus très clair, encore bien plus clair. Je serais

curieux, Bart, de t’entendre là-dessus et c’est surtout pour ça que je voulais te voir

après la rencontre de ce matin. Tu as quand même une présentation importante à

faire fin mars et puis il y a ton discours à la Chambre de Commerce8 et aussi une

présentation le 10 avril aux gens de la SQF alors je voulais te dire que je suis

préoccupé. Je pense qu’il faut vraiment étoffer la présentation ».

Bart alluma sa cigarette et inspira profondément. « Ok, mais, regarde, avec ce qu’on

a vu ce matin, je pense qu’il y en a assez pour animer l’intérêt des gens et moi, ce que

je cherche à faire avec un partenaire, c’est d’arriver à ce qu’il ressente quelque

chose, je veux lui donner une émotion. J’ai pas besoin qu’il comprenne mon

processus créatif. Ça serait une erreur de vouloir fixer des choses maintenant pour

une présentation. On ne va présenter que l’étape de conception dans laquelle on est

aujourd’hui ».

Niels n’y voyait aucun inconvénient. « Ok, alors c’est quoi ton point ? » demanda

Bart. « Je veux juste être capable de lier ça… » Bart ne lui laissa pas le temps de

terminer : « Avec un modèle économique ! » Niels répondit doucement : « Non, même 8 (En voici quelques extraits. FNB) « … Pour moi, la culture se transpose à travers 3 pôles distincts. Les arts et le divertissement, le multiculturalisme et l'engagement social. Ces trois pôles sont déjà présents à Montréal mais pas assez cultivés. C'est notre nouveau défi. Le défi d'une nouvelle forme de collaboration. Comment cultiver nos richesses pour en faire un nouveau projet de société ?... Au lieu de se diviser, comme nous avons souvent la fâcheuse habitude de le faire au Québec, il faut apprendre à nous regrouper. Pour ça, ça prend un engagement. Il faut se commettre et, surtout, passer à l'action. Moi, je n'ai pas de temps pour les processus, les études et les recherches qui ne se terminent jamais… Laissons faire les grands comités et les gros documents. Trouvons des lieux d'échange informel où nous pouvons rapidement mettre nos plans à l'œuvre. … Tout le contenu créatif est développé ici à Montréal. Nous avons d'ailleurs investi beaucoup d'argent en recherche et développement ici au cours des 2 dernières années. C'est à partir de là que nous est venue l'idée d'établir notre prototype de complexe cirque à montréal. Pourquoi ne pas établir notre laboratoire chez nous et développer l'expertise chez nous ?... »

122

pas. … En fait oui… Mais d’abord je veux être capable de lier l’histoire que je suis

en train de faire avec tout le statement. Tu sais, j’écoute le pitch que tu as fait la

semaine passée quand tu as rencontré les gens du gouvernement, à Amsterdam. C’est

ce pitch-là que je veux retrouver dans la présentation ».

Bart s’était replongé dans le pitch. Visionnaire, il marchait loin devant. « Tu sais

Niels, ce qui manque présentement c’est un modèle que l’international va venir voir

et auquel les partenaires vont s’intéresser, qu’ils vont vouloir exporter et qu’est-ce

que qu’on va transporter avec ce modèle, si on l’exporte à l’extérieur ? On va

associer des artisans québécois, on va avoir, on va avoir… C’est justement cet

argumentaire là qu’il faut arrimer au cœur du projet. Aujourd’hui, il y a le projet

architectural, il y a l’histoire qu’on s’est faite, il y a les plaisirs qu’on se fait qui sont

la fondation, le sens, la raison d’être d’un projet comme celui-là à Montréal. Mais il

y a aussi toute l’argumentation sociale, l’argumentation économique,

l’argumentation politique. Il y a l’argumentation culturelle, pas seulement dans son

contexte régional mais aussi dans la possibilité d’exportation commerciale qu’on

emmène avec ça. Comprends-tu 9»?

Il n’attendait pas de réponse. Il poursuivit donc, porté par ce qu’il était en train de

décrire, par tout ce qui se déployait dans sa tête. « Regarde, quand on parle des

artisans du Québec, imagine si on s’en va dans les six plus grandes capitales du

monde et qu’on exporte leurs produits ! Les enjeux économiques de ça sont énormes

si on a l’implication de différents intervenants sociopolitiques et économiques. C’est

pas compliqué, c’est ça qu’il faut préparer dans notre pitch. »

9(En fait, d’autres aspects fondamentaux étaient aussi discutés dans les forums, à cette époque. Par exemple, la question religieuse. Bart avançait le fait qu’ils poursuivaient deux objectifs : celui du respect de la différence des cultures, qui passe entre autres par la référence religieuse, et celui du partage de la richesse dans le monde. À ce sujet, Bart considérait qu’un geste devait être posé pour réagir à la carence relationnelle entre les gens qui, selon lui, avait pour effet de stimuler la conquête territoriale. Bart souhaitait que le projet soit porteur d’un discours philosophique et il se référait fréquemment à Khalil Gibran qui avait été capable, lui, de décrire des principes universels. FNB).

123

« Il va y avoir un centre de formation, il faut argumenter toutes ces affaires-là, le lien

avec l’université, identifier les 5, 6 projets concrets qu’on va définir avec la gang de

l’université, qui vont s’arrimer à ce projet-là. De la même façon, il faut identifier les

projets concrets qu’on va faire avec les artisans du Québec. »

« Je l’ai toujours dit, Niels, je n’ai aucun problème à anticiper que je vais devoir

défendre le volet économique d’un projet comme ça au break even pendant les cinq

premières années, avec le risque que ce soit un grand succès. Et si c’est le cas, on va

devoir démontrer que la perspective est plus large que ça et que le projet économique

n’est pas seulement relié au bâtiment mais à tous les projets qui y sont arrimés. Tout

ça pourrait être exporté dans d’autres milieux urbains dans une deuxième phase

d’exploitation. C’est ça l’idée. »

« C’est pas rien que l’histoire qui va défendre le projet. L’histoire va allumer, va

donner le frisson. Après ça, c’est un autre langage auquel les investisseurs vont être

sensibles. Ils vont hooker avec l’histoire, ils vont mordiller au mené, ça va mordre

grâce à l’histoire. Après, juste à ce moment-là, on leur présente nos études, nos

partenaires, notre vision des 10, 20, 50 prochaines années. On appelle le Québec

avec nous autres ! On appelle le Canada avec nous autres ! C’est ça le pitch…! Et

puis y a l’élément philanthropique qui doit être relié à ça. Quand je parlais du

partage de la richesse, il faut que ça se reflète là-dedans. Le lien avec l’église qui est

voisine du site qui pourrait recevoir la bouffe qui resterait des restaurants du

Complexe, il faut que ce soit régénéré, pour nourrir du monde. Tu sais, à la limite,

dans notre hôtel, je vois 5 chambres, 10 chambres qui peuvent être réservées à des

itinérants où ils devraient pouvoir venir gratuitement. Ce sont des choses comme ça

qu’il faut faire ».

Niels donna du temps au silence. Ensuite, il répondit d’une voix feutrée : « Mais, ce

que tu viens de décrire, là, Bart, c’est déjà dans un document qui a été présenté au

gouvernement… Je me répète, je le sais, mais il faut juste arrimer les deux aspects.

124

Tu comprends ? Il y en a un qui contextualise les choses et l’autre qui le fait vivre.

Alors, nous autres, l’aspect contexte, on l’a, mais si je repense à la présentation que

j’ai vue ce matin, je crois qu’il faut être capable de l’animer, de la rendre vivante

parce que je ne peux pas être déconnecté. Je ne peux pas présenter un contexte,

comme tu viens de le faire, Bart, et puis après ça ne pas sentir que ça vit dans la

présentation du contenu ».

Bart laissa aussi passer le silence avant de dire qu’il comprenait. Puis il ajouta : « Tu

ne l’as pas senti dans la présentation de ce matin ? »

« Non ».

Salle de réunion de MTL-CC

Un café à la main, Val prenait une pause. Il venait de rejoindre le 3e Œil et quelques

uns des membres de l’équipe de création. Il racontait la réunion du matin et semblait

perplexe. « J’ai demandé si c’était à nous de trouver les artisans et Bart a répondu :

« Ben, c’est à vous à collaborer avec d’autres gens qui vont apporter leur expertise

mais vous devez alimenter le projet. Par exemple, pour les chambres d’hôtels il faut

définir qui décide de la fabrication qui va être faite. Est-ce que ce sont les architectes

? Il faut peut-être identifier les partenaires commerciaux ou stratégiques qui vont

faire les meubles et dire, voilà, on a l’appui de telle association des artisans du

Québec… »

« On a beaucoup de présentations à faire et, ce matin, j’ai senti que Niels insistait sur

les liens qu’on devrait réussir à créer entre l’histoire et le contexte. Bart a validé ce

qu’on lui a présenté mais il a trouvé des points ambigus. Il a dit qu’on allait se faire

challenger à deux niveaux pendant les présentations : au niveau économique d’abord

et ensuite au niveau du contenu. Il a dit que si l’économique passe, tout le reste va

passer. Par contre, si l’économique ne passe pas, là, il a dit qu’ils vont challenger le

125

contenu. Que c’est comme ça que ça allait se dérouler. Il a dit que si l’économique ne

passait pas, quand allait venir le temps de vendre des chambres avec de la

technologie dedans et des studios d’enregistrement, le monde allait dire : « où est-ce

que vous croyez que vous êtes, les petits gars ? ». Bart a dit que c’est à nous de

préparer les réponses. Je pense que pour qu’on y arrive, il faudrait que nos rôles

soient plus clairs, mieux définis ».

À même la caméra, le 3e Œil visionnait ce qu’elle venait de tourner. Ils étaient

quelques uns à regarder par dessus son épaule. Un petit trombone métallique poussé à

travers un trou fait dans un jean. Un regard inquiet. Une main qui passe et repasse

longuement dans la chevelure. Des pieds sous la table. Une boulette de papier tournée

entre les doigts. Un regard interrogateur, un sourire nerveux. Avant même le

montage, on voyait l’anxiété suinter par les pores de l’image.

Dans un bureau adjacent, un téléphone sonna, une voix cria à Val de venir prendre

l’appel et le reste du groupe se dispersa lentement. Ceux qui étaient restés dans la

salle ruminaient les propos de Val. Fauve était restée assise, l’air absent10.

Au bout d’un moment, Val revint dans la salle et poursuivit son explication mais

Fauve n’écoutait plus. « Bart a aussi demandé qu’on travaille 90% de notre temps

dans le contexte créatif mais de prendre 10% de notre temps, à chaque nouvelle étape

créative, pour qu’on se mette dans la peau de celui qui va regarder ça de l’extérieur

et qui va faire une analyse froide du projet. Il dit qu’on va avoir à répondre à ça

parce que c’est ça le combat… ». Soudain, son cellulaire sonna. Il se leva, fit

quelques cercles de la main pour dire : « On se reprend plus tard ! » et il s’éloigna.

10« On est déconnectés les uns des autres. Je suis toujours obligée d’aller voir tout le monde pour savoir ce qui se passe. Personne ne me dit rien et si on me dit quelque chose, c’est après coup, quand c’est trop tard. Je ne sais pas ce que les autres font et pourtant je suis là… Malaise. Comment ça se fait que je sois la seule à m’en rendre compte ? » (En fait, Fauve subit simplement les contrecoups de son amitié avec Bart qui en a fait sa favorite : c’est elle qui le masse. On assiste ici au syndrome du chouchou que Fauve subit…FNB).

126

Bureau du producteur

Niels s’était levé. Tous les deux marchaient lentement vers la sortie du bureau de

Bart. « Tu sais, Niels, je ne m’avancerai jamais pour l’argent au détriment du

contenu, ça tu le sais, c’est mon engagement. Moi, je me suis fait la promesse que le

Tome II du Cirque allait se faire dans le plaisir et la passion, OK ? Si ça n’est pas ça,

j’aime autant dire non. Je vais attendre 5 ans avant de le faire, s’il le faut. Il y a une

vision, il y a un rêve qui nous attend. Je ne veux pas faire de compromis et associer

des gens qui seraient là uniquement pour des raisons pécuniaires. Moi je veux du

monde qui vont embarquer dans le projet non seulement parce qu’ils l’aiment, parce

qu’ils ont confiance en nous et parce qu’ils peuvent faire de l’argent mais parce

qu’ils y croient ».

Niels semblait tout à fait d’accord. Il remercia Bart puis se dirigea vers la sortie de la

zone réservée au bureau du producteur. En passant le long des cubicules, il salua le

personnel rapproché. Le secrétaire particulier de Bart, son assistante et quelques

employés de la première heure, dédiés uniquement aux affaires privées et publiques

du président fondateur. Dans le bureau de Bart, la réunion de 18h00 avait déjà

commencé.

127

Quatrième massage

128

Elle fait partie de son entourage. Il l’a invitée avec les autres sur le Phocéa, loué pour

les vacances. Ça devait être la Sardaigne mais il semble qu’on s’y ennuie. Alors cap

sur la Côte d’Azur, Saint-Tropez l’incontournable avec ses défilés de carnations

épicées. Il y retrouve un copain rencontré au party de Saint-Bruno. Ils ne verront pas

les paparazzis en train de les mitrailler. Black out.

À l’ancre au large, les canots pneumatiques font la navette jusqu’au port de plaisance

bouché par des yachts démesurés. Blanc luxe, bien astiqué. Blanc VIP, privilégié.

Blanc serviette, série limitée, qu’elle utilise pour couvrir les invités qu’elle masse.

Pendant les fêtes. Après aussi. Elle aime les toucher.

Dans quelques années, un matin d’été, dans sa maison ocre et orangée, quand elle se

sera laissée aller à parler de lui, elle dira le sublime du lien qui les unit. « À lui, il ne

faut jamais répéter deux fois la même chose. Il se souvient de tout. C’est comme mon

frère, même en numérologie. Tout le monde a peur de lui parler. Moi, j’ai eu la

chance de vivre des expériences qui dépassent cette vie-ci. Je me sens très proche de

son âme ».

Il fait si beau sur la Riviera quand on peut éviter les plages. Elle lui parle un peu des

Milouds qui sont à Montréal. De leur fête de la mi-Carême, du homard party et d’un

bout de vidéo du 3e Œil intitulé « Les Hachischens ». Elle dit « Des fois, je dois faire

le dos rond, je ne dis rien. Tim et moi, on est comme les Adam et Ève du projet». Ils

rient du fait que, s’ils suivent cette logique, c’est le rôle de Dieu qui lui revient.

Pensées liquides sur le pont où ils s’offrent au soleil. Un grand catamaran. Plus stable

qu’un monocoque. Plus d’espace intérieur. Mais, pour bien faire, il faudrait que ce

soit le plus grand. Que le Cirque se déplace sur l’eau. Qu’il aille là où il n’est jamais

allé. Dans un demi sommeil, l’idée de faire construire le plus grand catamaran du

monde a peut-être émergé, ce matin-là.

129

Chapitre 4

Les îles

130

« Vas-y devant, je te suis, juste le temps de faire un dernier panoramique ». Le

fuselage blanc du petit avion à hélices se détachait d’un fond bleu acier déchiré par

l’aube. J’ai tenté de voir le platier par le hublot. Trop sombre même en night shot. Et

puis ça vibrait vraiment pendant le décollage.

Marcher. Marcher. Marcher sans fin sur le sable. L’âme en expansion dans cet infini

qui saoule. Les marteaux, les plans, les piquets. Des centaines et des centaines de

lattes à clôture de neige pour faire les alignements et puis de la corde rouge pour

tracer les droites. Un jour, deux jours passés à planter des balises d’espérance pour

enfin sentir notre lieu émerger au niveau du sol dans l’invisible, pour le voir se

matérialiser non seulement dans l’imaginaire mais aussi pouvoir le marcher. Vois-tu,

là, je suis dans le hall de Chronos. Et maintenant, je suis sur la traversante et là, sur la

place du Refus Global. Attention, vas pas là, t’es mort ! Non, attends, je dois plutôt

être…Au fait, le plan dit quoi, précisément ?

Le plan disait qu’il y avait des

alignements ordonnés, à l’infini,

des milliers de verticales pâles

sur le platier. À chaque

verticale, on aurait pu ajouter

une petite horizontale pour une

des nombreuses équipes

tombées au combat de la

création.

Mais pour le moment, c’est encore la chaleur de septembre, les heures à vivre

ensemble, à fleur de peau. Et aujourd’hui, nous sommes à peu près tous arrivés. À

131

part mon assistante qui est repartie en nous laissant une lettre. Une autre fracture

miloude11.

Bureau de Karim, Studio

« Ils sont tous partis là-bas ? Toute l’équipe de création dans une auberge de

jeunesse des Îles de la Madeleine…? Pendant un mois ? À ce moment-ci dans le

projet12 ? Ah… C’est quoi l’objectif ? Ça va leur servir de team building ? Je ne veux

évidemment pas me prononcer comme ça à priori mais je trouve ça… Comment

dire… Ah, il a donné son ok ? Dans ce cas… Regarde, moi, il faut que je les

rencontre de toute manière alors pourquoi on n’irait pas les voir sur place ? Et puis,

j’ai besoin de sentir ce qui se passe. De voir comment ce mois-là va leur servir pour

faire avancer le projet. Niels attend du feedback. Crois-tu que ça pourrait s’arranger

de ton côté ? Oui, ça serait très bien. Reviens-moi avec les coordonnées de vol.

11 « Je sais que ça ne changera rien si je vous l’écris mais n’empêche. On a juste préparé des activités pour la gang, comme on en avait parlé à Montréal avant de partir aux Îles. Quand on est arrivés, François m’a montré des endroits qu’on pourrait visiter avec les Milouds, et on a imaginé une sorte de calendrier d’activités. C’est tout. On a rien usurpé, on ne voulait pas « prendre le contrôle », comme vous dites. Vous étiez là, vous auriez pu nous aider. Vous nous avez contesté parce qu’on a préparé le terrain et qu’on l’a fait autrement que ce que vous auriez fait. Si vous préférez la spontanéité du moment, c’est votre choix. Moi, je fonctionne autrement. Et ça ne me plait pas non plus d’être tout le temps remise en question. Je suis tannée de vivre dans un état de conflit permanent avec certaines personnes. Alors Ciao. Arrangez-vous ». (Il est difficile de concilier des méthodes de travail si différentes. Ça l’est d’autant plus quand les rapports entre les gens tournent au drame. Factions, cliques, crises sont autant de manifestations des difficultés inhérentes au dialogue. Une émotivité à fleur de peau, intrinsèque à l’artiste, conjuguée à une jeunesse à laquelle on associe parfois un manque de maturité. Comment retrouver l’harmonie collective, après un tel départ ? La suite s’annonce difficile… FNB) 12(Le forum du mois d’août avait du être un peu tendu, si on en croit la nouvelle session de dissidence que certains membres de l’équipe avaient décrété dès le lendemain. Était-ce parce que Bart avait annoncé un changement d’organisation dans le projet pour les phases de construction et d’opérations ? De nouveaux rôles allaient être créés. De nouveaux joueurs arrivaient et, peut-être, la pression se faisait-elle sentir chaque jour un peu plus…Dans quatre mois, on allait couler le béton, ce qui, allait littéralement figer les choses. Mais c’est un autre fait, glané par hasard, qui a retenu mon attention au printemps de l’année suivante, quand j’ai eu l’occasion de fouiller, une première fois, les archives du projet. En août 2002, suite au Conseil des Sages, le Cirque du Soleil avait modifié sa stratégie d’affaires. À partir de ce moment-là, l’entreprise allait recentrer ses efforts sur le développement de contenu créatif. Ce changement de cap permettant de revenir au cœur des compétences de l’entreprise a certainement pesé dans la balance au moment où la décision de mettre fin au projet du Complexe Cirque de Montréal a été prise. FNB)

132

Merci, Étienne. Ah, au fait, peux-tu m’expliquer ce que c’est que cette histoire

d’hippopotame ? Et pourquoi ils intitulent leur texte « Reset » ? … »

Ah. Ok. Oui, c’est sûr que c’est pas comme ça qu’on abordait les choses dans mon

ancienne job mais, c’est correct. Il y a aussi les composantes. C’est quoi la baraka ?

L’ambassade de Circassie ? L’éléphant blanc ? Les accordeurs ? Ok. Oui, c’est sûr.

Il faut du temps pour se familiariser… On prendra le temps dans l’avion. Ok, bye».

« Allo, Niels ? C’est Karim. Bon. Je vais aller les voir sur place avec Étienne. On

pourra faire le point dès que je reviens. Non, un ou deux jours, ça sera certainement

suffisant. Ok, on se reparle ».

Karim tentait de recoller tous les morceaux du casse-tête. Il arrivait de l’extérieur et

avait été embauché pour diriger le projet. Ça voulait aussi dire évaluer la capacité de

l’équipe de création de mener à bien leur partie du mandat.

Lundi, 9 septembre

Bonjour mon amour. Ça y est. On est enfin tous là,

l’alignement des chaussures, des sandales et des

bottines dans l’entrée nous indique si quelqu’un est

dans l’auberge ou non. Je leur ai montré leurs

chambres, ils se sont installés. Finalement, Arnaud

est enthousiaste même s’il ne l’était pas vraiment

quand on lui avait soumis l’idée. Aujourd’hui, on a

fait une sortie au bord de la mer avec le minibus.

Les mouvements des vagues se reflétaient dans toutes

les lunettes de soleil. On s’est baignés. On a joué

à qui saute le plus loin. On a vu une maison en

ruines qui avait du cœur. Un gros cœur rouge qui est

133

resté accroché au dessus de la porte d’entrée,

malgré l’abandon. C’est comme ça, quand on est

abandonné. Le cœur reste là et il saigne.

Le soir, on a fait un gros repas et on s’est massés.

On était assis en petit train et chacun massait les

épaules de son voisin de devant. Ça rigolait. Ils

n’arrivaient pas à se concentrer, à entrer dans le

geste, mais je veux croire que ça nous a rapprochés,

malgré tout. Ensuite, on a fait un concert de

casseroles dans la cuisine. On a chanté, on a dansé

et on a aussi parlé du sweat lodge. Du rituel qu’on

va imaginer et qu’on va tester. C’est encore flou

mais on va bâtir le sweat lodge demain et s’il fait

beau, on ira faire du kayak de mer. Je dois te

quitter, ça cogne à la porte. Je te renverrai encore

un courriel dans les jours prochains.

Je t’embrasse. Fauve.

Sur la plage, îles de la Madeleine

Les jours précédant, ils avaient testé pour eux-mêmes le déroulement du rituel qu’ils

s’apprêtaient à faire vivre aux managers. Cette nuit, c’était un spectacle d’un genre

nouveau qui allait avoir lieu. Un événement auquel on conviait des spectateurs qui

allaient devenir des participants actifs. « Écoutez-moi tous : ils viennent tout juste de

partir chercher Étienne et Karim à l’aéroport. Il nous reste environ 25 minutes. Est-

ce que tout le monde sait ce qu’il doit faire ? Les vestales, avez-vous retrouvé vos

masques ? Est-ce qu’il y a assez de lampes de poche au cas où ? Est-ce que tous les

134

feux sont prêts ? ». Mon dieu qu’il fait chaud…J’espère que ça va marcher, notre

affaire…13 »

Dans l’avion, Étienne avait eu le temps de raconter à Karim l’histoire des tribulations

de l’hippopotame (Hippopotamus Canadensis). Elle allait comme suit…

Au printemps 2001, le Cirque du Soleil décida de bâtir sur les lieux même qui

avaient autrefois été occupé par les jardins Guilbault un grand complexe de

divertissement dans lequel on retrouverait des restaurants, un hôtel, un théâtre,

un spa, ainsi que des lieux d’exposition et de fêtes. Quand les études

environnementales visant à connaître la composition du sous-sol commencèrent,

les ingénieurs firent une découverte des plus troublantes : ils extirpèrent d’un

des lieux de forage un immense caisson d’argile ouvragé de motifs étranges qui

s’avéra contenir une momie. La surprise fut de taille car jamais auparavant

n’avait-on découvert au Québec la moindre sépulture réalisée suivant une

technique similaire. Ni les rites amérindiens, où l’on dépose plutôt le corps du

défunt sur une structure de bois surélevée, ni les rites religieux juifs, islamiques,

catholiques ou encore protestants qui préconisent bien que l’on enterre les morts

dans un cercueil mais sans momification, ne permettent de penser qu’un tel rite

funéraire égyptien ait pu être pratiqué dans le Nouveau Monde. Les

archéologues, les anthropologues, les ethnologues et les même historiens étaient

13(Arnaud était tout à son affaire, dans son élément. Personnellement, j’ai eu le temps de visionner des dizaines de fois cet épisode du rituel d’accueil des managers et je la décrirais comme suit : « Au loin, ça scintillait dans l’eau noire. C’était une silhouette de femme qui portait un flambeau. C’était la statue d’une nouvelle liberté qui marche dans la mer. Une nouvelle liberté qui franchit les vils obstacles de l’humanité en ondoyant dans la nuit. Elle illumine le lieu de la découverte intime de soi, de la rencontre et de l’offrande de l’autre. Le lieu possible de notre Renaissance. C’est la nuit du fantasme et du rêve. Bientôt, ils seront là. Ils s’abandonneront entre nos mains, au bord du songe ! ». Cette séquence filmée par le 3e Œil est émouvante. Une des jeunes femmes de l’équipe était entrée dans l’eau pour déposer une torche enflammée sur le rocher. Le 3e Œil ne l’a pas gardée au montage mais elle incarne, du moins pour moi, l’intime et l’universel de la création : s’immerger dans l’eau de la vie pour y puiser les vibrations de l’humanité en acceptant d’être traversé par elles. Émerger ensuite de ce monde liquide pour éclairer, par son art, le présent et le futur. FNB)

135

bouche bée. Une fois le caisson minutieusement nettoyé au pinceau par des

chercheurs de renom venus des universités les plus prestigieuses et qui se

bousculaient pour avoir le privilège de voir leur nom associé à cette découverte, il

s’avéra qu’il s’agissait bien d’un sarcophage égyptien magnifiquement conservé.

L’excitation était à son comble quand on réussit finalement à l’ouvrir, après

d’interminables discussions visant à éviter de fissurer les parois, cherchant à

maintenir constant le degré d’hygrométrie, visant à photographier, filmer et

enregistrer les moindres détails du comportement du sarcophage pendant son

ouverture. Tous voulaient faire partie de la photo officielle. Quelle ne fut pas

leur surprise quand, après quelques instants où chacun avait retenu son souffle

jusqu’à l’asphyxie, ils reconnurent peu à peu la forme du masque qui

recouvrait l’être mystérieux saucissonné de bandelettes qui, à l’origine, avaient

sans doute été plus blanches. Ils se regardèrent effarés puis se mirent à

murmurer. Ils crurent d’abord à un canular monté par d’odieux concurrents

qu’ils dénoncèrent sans hésiter, s’insurgeant avec force dans un jargon dérivant

vers les noms d’oiseaux à mesure que les minutes passaient. Toutefois, il fallut

bien qu’ils en conviennent : s’il s’agissait d’une farce, elle était trop parfaite.

N’arrivant pas à trouver d’issue honorable à cette situation grotesque, ils se

résignèrent et se penchèrent de nouveau sur le vaisseau. C’était bien un masque

d’hippopotame. Quand ils eurent enfin fini de se chamailler au sujet de l’endroit

le plus propice pour recevoir ce trésor, ils firent venir le camion, firent hisser le

sarcophage avec d’infinies précautions, certains grimpèrent même dans la benne

avec la chose et ils la firent porter au laboratoire de l’institution la plus neutre

et la mieux gardée qu’ils purent trouver, histoire de se réserver cette opportunité

unique de se voir publiés.

L’hippopotame se retrouva donc à l’Institut de médecine légale, loin des curieux

qui avaient eu vent de la découverte et qui commençaient à rôder. Une fois la

136

momie à l’abri, il restait tout de même à résoudre une énigme de taille: comment

se faisait-il qu’un hippopotame avait pu être momifié en plein centre de

Montréal et que personne ne le sache ? Et, détail troublant s’il en est, que

pouvaient bien signifier les lambeaux de ciré jaune -avec chapeau assorti-,

étalés dans le fond du sarcophage ?

Comprenant l’importance de la découverte, les maîtres d’œuvre du Cirque du

Soleil qui avaient assisté à chacune des étapes de cette gigantesque découverte

décidèrent de mener des études historiques pour tenter de résoudre le problème.

Ils demandèrent à examiner un des artefacts qui accompagnaient la momie : un

amas de bandelettes de la taille d’une bande dessinée, objet mal conservé qui

apparaissait alors bien secondaire comparativement à la dépouille et au

caisson lui-même. Vu l’excitation du moment et le fait que le Cirque du Soleil

avait malgré tout initié et financé toute cette histoire, les chercheurs finirent par

leur donner l’autorisation d’examiner le paquet, à condition qu’ils n’abîment

pas l’objet, qu’ils transcrivent pour la postérité les résultats de leur examen,

qu’ils en informent exclusivement les chercheurs et surtout, qu’ils restituent la

pièce à leurs frais. C’était de bonne guerre et, après d’âpres négociations sur les

droits de propriété, de reproduction, de suites, de publication, etc., le marché fut

conclu lors d’une assommante séance de signatures conviant les grands pontes,

officiels et honorables de tous titres, -incluant les diplômes à rallonges-,

exclusivement logés au plus haut dans la hiérarchie de chacune des institutions

impliquées. Mine de rien, le temps avait filé, l’automne était là.

Le temps passa encore et, vers la fin du mois d’avril 2002, une émouvante

transcription fut finalement révélée aux chercheurs rassemblés à l’Institut

médico-légal pour l’occasion. Un messager du Cirque du Soleil dépêché sur

place avec le texte leur en fit la lecture à voix haute. L’original de ce texte a

137

aujourd’hui disparu lors des événements qui suivirent quelques temps après

mais, heureusement pour nous, l’essentiel de l’histoire dévoilée ce jour-là est

arrivé jusqu’à nous.

En 1800 et quelques, le docteur Guilbault, était propriétaire de grands jardins

qui s’étendaient de la rue Sherbrooke au nord à ce qui allait devenir presque

deux siècles plus tard la rue du Président Kennedy et, à l’est, de la rue St-

Urbain jusqu’à la ruelle Kimberley du côté l’ouest. Considéré par plusieurs

comme un hurluberlu, c’était en fait un entrepreneur visionnaire qui eut l’idée de

faire construire un palais de glace au cœur des jardins, attraction spectaculaire

du XIXe qui était alors fort prisée dans les grandes capitales. À l’instar du

célèbre Glass House londonien et du Grand Palais parisien, le docteur

Guilbault souhaitait ériger l’attraction la plus grandiose de Montréal et, pour

que la foule y vienne nombreuse, il eut l’idée et l’audace d’y faire venir un

cirque. L’Europe et l’Amérique rêvaient alors au rythme des premiers grands

explorateurs de l’époque qui ramenaient des bêtes étranges inconnues

jusqu’alors. Le docteur Guilbault voulu faire de Montréal la porte d’entrée du

rêve colonial en Amérique.

Un matin, au port de Montréal, les curieux virent accoster par une matinée

froide et pluvieuse, un navire arrivé du Caire via Lisbonne, Southampton,

Halifax et finalement Québec. Les journaux de l’époque relatent que l’on vit ce

matin-là débarquer des dizaines d’animaux tous plus exotiques les uns que les

autres. Parmi ceux-ci se trouvait un jeune hippopotame. Pour l’occasion, comme

le temps était frisquet, on l’avait revêtu d’un ciré jaune avec chapeau assorti. La

caravane franchit d’abord les douanes, traversa lourdement le port,

accompagnée de guides, de dresseurs, de charmeurs, de palefreniers et de

dompteurs de tous acabits qui remontèrent la côte en rassurant les bêtes par des

138

petites tapes amicales, des chuchotements dans l’oreille et des encouragements

chantés. Pour leur part, les agents de police tentaient de retenir la population

inquiète et ébahie à la fois, les empêchant de franchir la barrière humaine pour

aller caresser les bêtes. Malheureusement, à mi-parcours, le vent se leva et la

pluie rendit la progression difficile. Il semble que c’est à ce moment-là que

l’hippopotame se soit enrhumé.

Peu habitué aux climats des pays du Nord, l’animal se serait affaibli et,

malgré les bons soins prodigués par son malheureux guide cairote, la rhinite

aurait dégénéré en une grippe à laquelle il n’aurait pas survécu. Attentionné, le

guide aurait alors agi dans le respect des traditions de son pays, en ayant

recours à des connaissances ancestrales secrètes qu’il avait acquises de son

grand-père, qui lui-même les avaient acquises de son arrière-grand-oncle

maternel originaire de Mekhnès. Il décida de fabriquer une sépulture digne de

l’hippopotame et il le momifia en utilisant de longues retailles provenant des

banderoles annonçant la venue du cirque. Pour le sarcophage, il procéda en

puisant à même le lieu. Il trouva une argile d’un bleu sombre, presque noire. Il

mit des semaines à modeler et à faire cuire les milliers de pièces qui allaient

ensuite s’emboîter les unes aux autres, tel un casse-tête. Une fois la dernière

pièce ajustée, il n’y aurait plus moyen de les dissocier et le tout serait

hermétique.

Quand vint le moment de l’inhumation, le guide se recueillit de longues minutes

en psalmodiant de très courtes mélodies sacrées. Le temps passa. Au

crépuscule, quand il fallu refermer le sarcophage, il sortit une liasse de

papyrus de son manteau, il l’enveloppa avec le restant des bandelettes, déposa

respectueusement le paquet dans le caisson puis commença à composer le

139

couvercle, en sortant de ses poches gonflées les petites pièces d’argile une à une,

méticuleusement, en donnant l’impression de connaître à l’avance l’ordre précis

et unique dans lequel il devait les agencer pour que le sarcophage soit complété

solidement. Quand il posa la dernière pièce, il se remit à chanter doucement en

remontant à la surface. Le caisson avait été préalablement posé au fond d’un

trou large et profond, creusé par le guide. Il prit la pelle et referma le trou, ne

sentant pas sur sa peau le froid venteux du printemps montréalais.

L’émissaire du Cirque du Soleil s’arrêta un instant, regarda l’assistance

hagarde. Il poursuivit en ajoutant que le guide était probablement reparti avec

la troupe du cirque à la fin de l’été 1800 et quelques mais que rien n’est sûr.

Son nom et sa trace ont été perdus et puis, peu à peu, toute l’histoire fut oubliée.

Une fois arrivés à l’auberge de jeunesse, Karim et Étienne avaient du attendre, on ne

leur avait rien dit. Sur la plage, les pieds dans l’eau, ils tournaient en rond, patients,

avec une légère appréhension. Heureusement, même à minuit, il faisait bon. Personne

ne disait rien. C’était ce silence qui les surprenait le plus. Tous se parlaient par gestes.

On entendait seulement le crépitement des feux qui illuminaient la plage. Soudain,

une vestale marine pris Étienne par la main et l’emmena jusqu’à une petite tente

artisanale, en avançant parmi les porte-flambeaux qui traçaient le chemin. Le

manager dut se pencher pour pénétrer dans la matrice. Il y découvrit un homme assis

en indien, les yeux fermés, que sa tribu étaient en train de tatouer à la peinture. On lui

plaça un pinceau et un pot de couleur dans les mains. Il s’assit face à l’homme tatoué

en jetant à la ronde un regard surpris, amusé et un peu impressionné, malgré tout.

Puis il le reconnu : il avait son collègue, le directeur de création, en face de lui et il

devait le marquer. Il hésita un instant, puis se décida à transgresser le tabou.

Doucement, d’abord sous le lobe, comme pour dessiner la perle d’une boucle

d’oreille qu’un autre aurait esquissée. Puis sur le dos de la main. La forme d’une

140

flèche, tout juste effleurée, évitant tout contact appuyé pour respecter la convention,

pour veiller à respecter la distance des corps, comme le dicte notre culture. Loin des

partages de peau dont est tissée l’intimité.

Après, une main vint chercher Karim. Il entra aussi. Lentement, il réussit à traverser

le miroir en tatouant une jeune femme en soutien-gorge. Il est devenu son pinceau.

Karim repense à l’histoire farfelue d’hippopotame. Il y aurait aussi une dame blanche

qui verse des rivières de larmes. Une veuve. Il n’a pas bien saisi à quoi peuvent servir

ces histoires dans le projet. Étienne lui a dit que c’était une des pratiques des

créateurs. Ils racontent. Soit.

Karim est dans le sweat lodge. Il peint la jeune femme en soutien-gorge. Dehors, sur

la plage, le clapotis de la nouvelle liberté fait son oeuvre. Un homme peint une

femme. Une femme peint un homme. Il plonge le pinceau dans la couleur. Ensuite, le

pinceau touche l’intérieur de la cuisse de la femme. Elle ouvre les jambes. Le pinceau

touche. L’homme dessine des arabesques sur chaque cuisse. Il remonte vers le sexe.

Le pinceau glisse. Elle peint les seins de l’homme. Le pinceau lèche. Elle touche le

ventre. Ils s’offrent et se révèlent.

Plus tard, il y eut le mantra. Une immense banderole accrochée au rocher, un totem

que Fauve avait préparé pour cette partie du rituel d’accueil. Leurs voix monocordes

psalmodièrent : « Fu Mi Yo… ». Mais le fluide énergétique qui aurait pu émerger,

dans cet espace-temps bien précis, ce plaisir d’être ensemble, en reliance avec chacun

et avec l’univers, cette épiphanie ne se produisit pas. À la place, il y eut des rires. Le

mantra avait-il cassé le désir ou bien le rite l’avait-il exacerbé au point de rendre le

moment insupportable ?

141

Mercredi 11 septembre

Mon amour, hier soir, je ne t’ai pas écrit, j’étais

trop en colère. On avait travaillé beaucoup pour

préparer le rituel d’accueil mais quand est venu le

temps du mantra, ils se sont mis à faire des blagues

et à rire. Ils n’ont pas compris l’importance de

l’exercice pour centrer son énergie. À la fin, j’ai

laissé tomber, ça ne servait à rien d’insister, je

crois qu’ils auraient sans doute encore répondu que

c’était l’fun. Mais moi, je n’avais pas préparé tout

ça simplement pour que ça soit l’fun, mais pour que

ça ait du sens ! Que ça donne du sens à ce qu’on

fait ! Parfois, j’ai l’impression qu’on ne me

comprend pas. Toi, mon amour, je sais que ça n’est

pas ton cas, j’ai confiance. Dis-moi comment ça se

passe pour toi à Montréal. Moi, il faut que ça aille

malgré tout. Il faut bien que je continue à les

materner. Mais j’ai souvent l’impression de ne pas

participer à l’essentiel. Je dois toujours aller

poser des questions si je veux savoir ce qui se

passe. Surtout depuis le party de la F1. Tu sais ce

que je veux dire. Aujourd’hui, quand on a mangé

ensemble, toute la gang à midi, il y a eu pas mal de

discussion autour de la table avec Karim (c’est le

nouveau directeur du projet) et Étienne. Ils nous

challengeaient. Ils ont un point de vue différent du

nôtre et même s’ils étaient là pour qu’on leur

explique ce qu’on veut faire, je sens que leur

opinion d’administrateurs est déjà faite. Drôle de

feeling. En tout cas, pour ma part, demain, je vais

142

essayer de nouveaux types de massage sur quelques

Milouds pour tester certains soins avec des crèmes

et des parfums que j’ai rapportés d’Amsterdam. Je

t’en parlerai. On devrait aussi aller visiter une

ébénisterie mais je ne sais pas encore si je vais y

aller. Je t’embrasse. Je t’aime. Fauve.

Le jour suivant, les managers étaient repartis à Montréal et le vent se leva. Les

Milouds luttèrent un moment contre lui mais ils n’étaient pas de taille. Réfugiés à

l’intérieur, ils inventèrent un nouveau rituel : la coupe Miloud pour les gars, la même

que celle de leur Prince Bart. La boule à zéro. Chaque homme se fit tondre par un

autre14. Plus tard, ils reprirent les pinceaux et, debout, dans la salle de séjour de

l’auberge, ils se tatouèrent les uns les autres. Juché sur une chaise, Arnaud captait

tout, son flash crépitait. Le pinceau crachait, le pinceau caressait, il éclaboussait, il

apaisait en silence. Vouliez-vous traverser le miroir de l’incrédulité ? Sur elle, sur lui,

sur toi, trois pinceaux à la fois. Jouissais-tu ? Entre tes seins, un pinceau séparait le

monde. Jouissais-tu ? Était-ce là le prototypage d’une expérience à faire vivre dans le

Complexe ?

Le lendemain, importante réunion de travail. Il y avait de la tension dans l’air. Il

fallait réussir à l’évacuer. Alors ils ont fait le geste du Reset au début du repas15. Ça

apaise un peu mais ce n’est pas miraculeux. Puis quelques Milouds sont repartis vers

Montréal avec Arnaud. « Hey, les petits amis, c’est l’heure, il faut qu’on y aille, le 14(C’est pourtant vrai. J’avais visionné cette séquence vidéo du 3e Œil très souvent mais là, ça me frappe : seul Arnaud n’y est pas passé. Il a gardé ses ondulations. Son look ne s’est pas miloudé. Il a choisi de rester circassien. Question de rôle, d’image de soi, d’allégeance… Toutes ces réponses, sans doute. C’est un de ces gestes qui parlent. Je ne sais pas encore ce que ça dit mais ça parle. Il faudra que j’en tienne compte dans mon analyse de la tribu. FNB) 15 Tout le monde est debout autour de la table, devant sa place. Les bras ouverts de chaque côté du corps, fléchis de façon à ce que les mains soient environ au niveau des oreilles. On frotte les doigts avec le pouce pour que la tension s’évacue puis, on ouvre les mains, à plat et on les remue,. En même temps, avec la voix, on fait une sorte de « Eeeee Aaaaaa Ooooouuu Shshshshshs » une seule fois. S’agit-il d’une sorte de rite néo-bouddhiste ? Je ne sais pas. Je vais quand même en tenir compte dans mon analyse. F.N.B

143

bateau ne va pas nous attendre. Oui, moi aussi, ma belle, viens que je serre dans mes

bras. Ça a été très cool, je suis bien content. Non, c’est parce qu’il faut que je sois à

Montréal pour mon autre projet après demain et Bart m’a dit qu’il voulait me voir

aussi. Ok, on s’en va ! Bye tout le monde ! »…

Arnaud

Je le dis ou je le dis pas ? Je me suis posé la question pendant tout le séjour aux îles.

Finalement, je l’ai pas dit. Il m’a semblé que l’équipe devait avoir la paix pour

avancer. Est-ce que j’aurais du leur parler des doutes et des inquiétudes de

l’administration ? On se fait questionner : vous êtes rendu où ? Vous avez accompli

quoi jusqu’à maintenant ? C’est quoi l’histoire que vous racontez ? Combien de pieds

carrés ? Il faut qu’on réussisse à stabiliser certaines données sinon ils vont nous faire

refaire nos plans à l’infini… Mais ça va s’arranger. De toutes façons, Karim et

Étienne ont fait le point avec nous, ils ont vu où on en est, je ne leur ai rien caché et

puis, ils doivent se rendre compte que ça va mieux dans l’équipe… Ça va bien aller.

Ça ne se voit peut-être pas mais on avance. Si seulement j’avais moins l’impression

de courir…

Finalement, Arnaud repartit sans parler aux Milouds et ce fut l’heure de la sieste pour

ceux qui étaient restés dans l’île. Ensemble, ils s’endormirent, effleurant plusieurs

épaules. Ils avaient laissé le désir s’immiscer dans l’espace de la chambre. La

baignade qui suivit fut une communion et la joie qui aurait pu les traverser, l’autre

soir dans le sweat lodge, c’est en regardant les bleus du ciel qu’ils en ont senti les

premiers frissons.

Niels

« Allo, Niels ? Je peux te voir ce matin ? Oui, on est rentrés vendredi. Oh oui, pas

mal d’affaires. Ça a été une très bonne chose qu’on y aille, Étienne et moi. Je vais

t’expliquer. J’arrive ».

144

Niels raccrocha le téléphone. Il avait hâte d’être fixé. Ça marche ou non ? L’équipe

qu’on a est la bonne ou non ? Est-ce que ça vaut la peine d’aller de l’avant ou non ?

On cogna à la porte déjà entrouverte. « Entre, Karim, entre ». Niels était vêtu d’un

pantalon de cuir noir et d’une chemise rouge sang, une étoffe précieuse. Sans doute

une soie thaïe, de la brute de chez Jim Thompson. Ou d’ailleurs sur la planète. D’un

geste rapide, Karim prit place à la longue table de travail ovale. Niels le rejoignit d’un

mouvement plus lent. Des gestes plus zen.

« Ça n’est pas le bon moment. Il faut encore les protéger, leur laisser de l’oxygène

pendant qu’on travaille au montage financier. Étienne est d’accord avec moi. On en

a longuement parlé dans l’avion. Lui aussi trouve ça délicat. On a bien vu tous les

deux que ça fait des flammèches dans l’équipe. On a constaté que les expériences

qu’ils font ne sont pas ramassées, synthétisées, si tu préfères, pour qu’on puisse en

faire quelque chose, ne serait-ce que de pouvoir en parler… Mais en même temps, ils

explorent des zones où on n’est jamais vraiment allés auparavant. Du moins d’après

ce que j’en comprends. »

« C’est vrai, ça a l’air d’être des vacances. Et, d’une certaine manière, ça en est.

Mais, en même temps, c’est aussi totalement autre chose. Ils sont conséquents avec la

manière dont ils ont dit qu’ils allaient procéder. En vivant l’expérience qu’ils veulent

faire vivre après, dans le Complexe. Les vraies difficultés, à mon avis, ce sont leurs

conflits. De leadership, d’organisation, de compréhension de ce qu’on fait de notre

côté. Ça leur fait beaucoup d’épreuves et leur mode de fonctionnement organique,

c’est bien beau mais ça prend du temps ! Toutes les décisions ne se prennent que

quand tout le monde, absolument tout le monde, est d’accord. Ça veut dire que

chacun doit convaincre tout le monde de son idée, de son concept, de son point de

vue. Sinon, ça bloque. Ça coince. Ça a beau être un exercice démocratique, ce qui est

louable en soi, moi je crois que ça n’est pas efficace pour l’entreprise. En tout cas, là

où j’étais avant, c’était clair : ça prend quelqu’un qui tranche, qui décide, qui a les

145

arguments pour dire oui ou non et pourquoi. Ici, on n’a personne qui joue ce rôle-

là ».

Niels changea de position dans son fauteuil de cuir. Les confirmations de Karim

l’agaçaient. Il lui demanda : « Tes recommandations ? ». Karim répondit que, pour

l’instant, l’équipe devait pouvoir avancer le plus possible mais que, le moment venu,

peut-être allait-il falloir changer son fusil d’épaule. Changer d’équipe16 ? Changer de

mode de gestion ? La construction allait devoir se gérer autrement de toutes façons.

Et puis il y avait aussi le fait qu’ils n’avaient jamais participé à des shows du Cirque

auparavant. Ça, pour l’entreprise, c’était difficile à accepter…

Ils convinrent de protéger l’équipe et de poursuivre les efforts de partenariat pour que

le financement soit totalement assuré. Encore un ou deux mois, maximum trois. La

construction pourrait vraisemblablement commencer au début de l’année 2003. Avec

les ententes qu’ils allaient réussir à ficeler, ils avaient le temps de voir venir. Ça ne

valait pas la peine de sortir le pitbull maintenant.

Karim

Niels avait approuvé. Karim sortit de son bureau satisfait et heureux d’avoir

convaincu son patron. Marchant d’un bon pas, il se dit qu’il avait encore un petit

décalage de look à régler… Détail futile, il en convenait, mais tant que ça n’est pas au

point, on ne fait pas vraiment partie de la gang…

16 « Woh, un instant ! Je tiens à vous faire remarquer que j’ai une formation d’ingénieur, moi. Je comprends les aspects de gestion. Je comprends ce que vous faites, Étienne et toi, Karim. On a les mêmes racines, on a écouté le même Genesis, il doit bien en être resté quelque chose ! On a des affinités naturelles. Je peux facilement parler de la partie création avec vous mais parfois c’est vrai que l’état d’avancement créatif est difficile à expliquer. Par exemple, les Milouds, une tribu… aux îles, vous m’avez même répondu : «C’est ben niaiseux». Il a fallu que j’explique. Et je l’ai fait. Laissez-nous donc la chance de rester en mode création. C’est fragile, on le sait. Mais vous devez en tenir compte aussi, de votre côté. C’est pas toujours évident de diriger une équipe d’artistes et de faire le lien avec l’autre équipe. Je suis un des seuls à parler les deux langues : celle de la gestion et celle de la création. Donnez-nous encore un peu d’air. Vous allez voir, l’équipe de création va y arriver. »

146

Il fit un saut au département du Casting où beaucoup d’archives vidéo sont

conservées, le temps de trouver quelques cassettes sur l’histoire du Cirque. Il les

regarderait chez lui. Pour s’immerger en Circassie, il avait compris qu’il devait

prendre le temps d’écouter encore beaucoup d’histoires. Il se rendit ensuite au Centre

de documentation. On lui parla de plusieurs ouvrages officiels, des biographies, des

livres sérieux, des grands livres remplis de photos. On lui imprima une bibliographie.

Il en avait pour plusieurs mois… Sous une pile de vieux ouvrages photocopiés, c’est

plutôt un vieux texte abîmé, dont le nom de l’auteur était devenu illisible, qui retint

son attention. Le document n’avait ni page titre ni conclusion. Il s’agissait de deux

courts chapitres anonymes et orphelins. Il s’installa dans un grand fauteuil Club.

LLee RRooyyaauummee ddee CCiirrccaassssiiee –– GGeennèèssee

Adossé au septentrion du royaume de Pamukalie, la Circassie est un pays

imaginaire aux frontières mobiles. En effet, ses habitants, les Circassiens, sont

des hyper-nomades qui ont la particularité de se déplacer par caravanes

motorisées, en emportant leur pays avec eux dans les bagages. Le pays se

déplace donc sans arrêt, par magie, au fil des étapes circassiennes.

Si les origines de la Circassie sont bien connues, certains détails de toute

première importance concernant sa naissance n’ont été découverts que tout

récemment. Une parabole méconnue nous a en effet été racontée, il y a peu, par

un ancien circassien gratifié de l’amitié de celui qui allait un jour devenir Prince.

Celui-ci n’était alors qu’un jeune saltimbanque qui jouait du bandonéon en

chantant les chants traditionnels de son pays, au fil de ses errances sur la

planète.

Il se retrouva un jour sur une île volcanique du Pacifique où il eut une vision.

Il marcha jusqu’à la Baie St-Paul, protégée des vents du grand fleuve salé

147

par une forêt boréale qui se lovait tout autour et venait mourir dans l’eau froide

des battures. Dans le bourg animé depuis un siècle par les amuseurs publics, le

jeune homme se fit d’abord cracheur de feu. Ensuite, il décida que son pays

vivrait sous la lumière du Soleil, que les saltimbanques de ces rues, devenus ses

amis, formeraient avec lui le peuple de Circassie et que les racines de ce pays

seraient plantées dans le cœur de toute l’humanité. Un jour, un homme très

mince passa dans la région, juché sur de très longues échasses. Il faisait partie

des Échassiers de la Baie. Il racontait la légende d’Alexis le Trotteur. Il invita

le futur prince à faire partie du très chic et sélect Club des Talons Hauts. Le

jeune homme accepta. Ils firent ensemble de grandes fêtes pendant toute une

saison puis, un jour, le prince rencontra un grand homme d’état qui était tout

petit. Il allait changer sa vie. Il lui confia un secret. Honoré de cette confiance

et heureux d’avoir été enfin écouté, il rassembla les échassiers, les clowns, les

mono-cyclistes, les jongleurs, les contorsionnistes et les musiciens et ils se mirent

en route.

Parlant le circassien, ils racontèrent leur pays d’affection dans tous les villages

et, partout où ils étaient passés, flottait pendant longtemps un léger sourire. Il

arrivait aussi que des villageois se joignent à la troupe, apportant avec eux

leur art et leur savoir-faire.

Parfois, une partie de la troupe décidait d’établir un campement. Ces jours-là

donnaient lieu à de grandes fêtes où chacun célébrait la magie, la paix et le rire.

Bientôt, il y eu plusieurs campements qui restaient sur place le temps d’une

trop courte saison puis disparaissaient on ne sait où. Ainsi était la Circassie.

D’abord, le jeune prince trouva un petit palais. C’était une vieille caserne de

brique rouge, laissée pour compte dans le Faubourg à M’lasse. Ce fut le lieu

148

des premières naissances. Avec le temps, les murs se rapprochaient, les pièces

diminuaient, l’espace s’effaçait peu à peu, laissant les Circassiens trop à l’étroit

pour pouvoir encore rêver. Cette fois, le jeune Prince fit donc construire un grand

palais au milieu de rien et il le remplit d’œuvres d’art pour ses proches et ses

invités. Autour, un grand village émergea ainsi qu’une école pour le peuple, et

bientôt, c’est tout un quartier qui recommença à faire sentir ses pulsations.

Toutes les troupes revenant de voyage pouvaient se reposer, se ressourcer et les

anciens Circassiens racontaient aux plus jeunes leurs merveilleuses histoires,

dans le plus grand secret des ruelles du village.

LLee RRooyyaauummee ddee CCiirrccaassssiiee –– LL’’ééppooqquuee ddeess ccaarraavvaannsséérraaiillss

Vint une époque où il fallut impérativement agrandir le pays car les invités

devenaient chaque année plus nombreux et il n’était plus possible de les honorer

en respectant l’étiquette circassienne qui est très élaborée et complexe à maîtriser.

On trouva un lieu sacré bordé de grandes clés bleues, au cœur du Refus Global,

sur un long coteau. Adossé à une petite église au toit bien rouge, le lieu-dit du

prototype de Montréal fut alors étudié à la loupe. On y fit des découvertes

archéologiques. Les plus grands architectes et décorateurs circassiens y furent

conviés pour imaginer le caravansérail. Ils formèrent une confrérie dont on

disait les rites des plus surprenants. Ils firent des plans, des plans et encore

des plans. Ils conçurent une tour de 800 étages, ils dessinèrent le plus beau

théâtre du XXIe siècle, ils imaginèrent le miroir le plus profond à traverser

ainsi que des bains et des jardins splendides, où il allait faire bon venir se

remettre à zéro - plutôt qu’à neuf. Ce serait le phare du nouveau millénaire. Le

lieu où il allait enfin être possible de devenir spect-acteur.

Pourtant, par un matin clair de septembre, dans une grande ville du nord de

l’empire du Sud, vers les 8 heures et demie du matin, deux très hautes tours

149

s’étaient effondrées, entraînant avec elles les certitudes de l’empire. L’onde de

choc avait été ressentie sur toute la planète. Elle avait aussi atteint la Circassie,

qui résista, ses racines étant avant tout plantées dans le cœur des humains.

(Note : S’il se brise, -car la chose a pu être observée et décrite à maintes reprises

dans la littérature- ce type de cœur a aussi des capacités fulgurantes de secréter

le réenchantement, humeur bien connue pour ses effets sur la coloration de la vie

et la réapparition de l’espoir. Il est à noter que cette faculté est particulièrement

exacerbée chez les habitants de Circassie dont le cœur est qualifié de « muscle

Premier »).

Malgré la résistance des habitants, une crainte frileuse souffla peu à peu sur

la chaleureuse confiance des patriciens fortunés et par un lundi grisâtre, le 2

décembre vers les 15 heures, heure normale de l’est, une sale odeur de deuil

s’engouffra dans la Caserne. Il fallut aux pompiers circassiens des semaines

de pleurs intenses pour en venir à bout. Quelques temps après, les secouristes

qui avaient bercé les membres de la confrérie pendant leurs lamentations

notèrent, chez la plupart d’entre ceux qui avaient survécu, l’apparition d’une

légère fissure cardiaque au niveau de la valve d’amour, la plus fragile. Le cas

le plus grave relaté dans les annales fut celui du bouddha dodu a qui il avait

fallut remplacer toute la plomberie d’un seul coup, huit mois après. Et puis le

temps passa, les cicatrices changèrent de texture, de couleur et de forme. Le

Prince ne chercha plus à agrandir son royaume, jusqu’au jour où il trouva un

autre lieu, situé en plein désert, au cœur le plus chaud de l’empire du Sud, loin

du Septentrion, tout près d’un de ses vastes campements où l’on célébrait l’eau

depuis plusieurs années déjà. Il décida d’oser rêver encore un peu, lentement,

cette fois-ci encore, mais plus sûrement qu’avant. Les Milouds qui suivaient

leur Prince du coin de l’œil recommençaient à sourire, imperceptiblement. Peut-

être allaient-ils, un jour prochain, être appelés de nouveau à rêver avec lui.

150

Karim releva la tête, groggy. Il n’avait jamais rien lu de tel. Il ne parvenait pas à se

faire une opinion : arnaque ou légende ? Et puis cette histoire de prince et de talons

hauts le frustrait. Il ne savait plus ce qui était vrai et ce qui était faux. Coincé entre la

fiction et le réel, Karim ne savait plus quoi penser. Ça ne s’était jamais produit dans

le passé. Quand son ancien employeur avait fait écrire l’histoire de l’entreprise, tous

les managers avaient eu droit à une sorte de livre d’or, rempli de dates, de faits,

d’images officielles, de photos des présidents, des plus célèbres vice-présidents, de

leur pedigree et de leur feuille de route. De l’information claire, structurée, facile à

suivre et surtout, on savait que c’était vrai. Du langage corporatif aseptisé, mais

certainement vrai. Tout ce qui était écrit devait nécessairement être vrai ! Mais cette

histoire de prince, de genèse, de caravansérails, à quoi pouvait-elle bien servir ? Elle

ne pouvait pas être vraie mais était-ce pour autant un mensonge ? Il resta plusieurs

minutes immobile dans son fauteuil. Il avait perdu ses repères. Sa familiarisation avec

la culture circassienne prenait des allures de parcours initiatique dans l’Himalaya. Il

n’avait pas prévu qu’il allait falloir franchir un Everest chaque jour ! Il regarda sa

montre, pris une grande respiration et quitta le Centre de documentation. Ça suffisait

largement pour aujourd’hui.

Val

Il faisait si beau. On a décidé de faire du cerf-volant… Pas aussi simple que ça en a

l’air, je vous le dis. Mais, au point culminant de l’île, dans l’air argenté de

l’Atlantique, on était bien. Les parents de Tim nous avaient invités à passer chez eux,

dans leur maison d’été sur l’île. On ne disait plus grand-chose. On sirotait, on

souriait, c’est tout. Et c’était doux. C’était le 14 septembre et j’étais amoureux.

151

Ensuite, il ne se passa rien. Rien d’important. Juste des fois, où je posais la question :

« Qu’est-ce qu’on fait pour la programmation17 »? et personne ne me répondait… À

part ça, il ne se passait pas grand chose. Ménage, lavage, frottage, époussetage,

balayage. Épicerie, pain chez Madelon, cassettes vidéos. Pas grand-chose. Juste le

moment présent. Home cinéma avec bouddhas couchés sur tous les canapés. Popotte

au four. Et puis réunions en attendant que ça cuise. Ah oui. Une fois, Un des

consultants du projet a essayé de rafraîchir sa coupe Miloud au rasoir. Il a réussi à se

faire un mohawk inversé, il avait appuyé trop fort avec le rasoir. On a assez ri. On lui

a tout de même mis une serviette chaude sur la tête pour que ça chauffe moins. Et

puis, comme fumer ça met en appétit, on a sorti des bonbons. On s’est fait des

crinières de réglisse, on jouait aussi au lasso et la réunion avançait bien. C’est juste

que ça colle aux dents.

Vers la fin du séjour, on a vécu un grand moment. Un matin, on est allés à la plage.

Une plage infinie : le platier. On n’en pouvait plus. Il fallait qu’on voie le bâtiment.

On avait nos nerfs d’architectes à vif à force de ne pas construire. Fébrilité intense. Il

fallait qu’on le palpe, ce lieu-là, qu’on arpente chacun des couloirs, des allées et des

places, qu’on voit enfin le volume, l’espace qu’il allait occuper sur la terre. Qu’il

devait occuper. Qu’il aurait du occuper. Qu’il n’occupera pas, finalement18.

17 « Je vois qu’il faut que j’insiste parce que vous passez vraiment trop vite sur le sujet. Pour moi la programmation était vraiment LA question, mais on n’est jamais vraiment arrivés à se pencher là-dessus ou en tout cas, pas assez et pas assez tôt dans le projet. Il aurait fallu qu’on ait des réponses à donner. Ils vont faire quoi, les gens qui vont venir dans le Complexe ? On va leur proposer quoi ? On va le faire comment ? Du contenu. J’aurais voulu du contenu pour tous ces beaux concepts. On avait des bribes, des esquisses de contenu, c’est vrai. Mais partis comme ça, en travaillant à partir de notre culture tribale à nous, il nous aurait fallu 50 ans pour arriver à le développer, ce contenu-là…Hey, on avait l’ambition de donner naissance à une culture. La culture des Milouds ! Bon. C’était un choix audacieux, qui aurait été valable si notre projet avait duré 50 ans mais… Ah, et puis ça ne sert à rien que je décrive tout ça. Il suffit de nous regarder aller…C’était nous, la tribu, c’était comme ça : Depuis, les choses ont beaucoup changé. On était vraiment privilégiés à ce moment-là. Vraiment…» 18(Si on faisait une tresse avec chacune des perceptions que vous avez de l’utilité de l’épisode des îles pour l’avancement du projet, tous les brins seraient de la même couleur sauf un ou deux. De belles vacances, certes, mais il semble que pas grand-chose n’en soit sorti et vous m’avez donné une explication pour cela : il aurait fallu ramasser (rassembler, rédiger, classer, organiser, synthétiser, reformuler, prioriser, vulgariser…) ce qui était fait pour que ça soit utilisable. Je me trouve un peu brutale de vous revenir en bloc avec ce vous m’avez tous dit individuellement. Disons qu’on apprend de chacune de nos expériences. C’est tout ce que je trouve à dire… Je me sens un peu mal à l’aise dans ce rôle de médecin légiste voyeur qui décortique les moindres faits et gestes des humains de ce

152

Au bout du jour, du deuxième jour, à l’heure où les ombres des Milouds s’étirent à

l’infini, ils jouèrent avec leurs doubles en les transformant en monstres des sables. Et

puis la rosée du soir est tombée d’un coup et il a bien fallu rentrer à l’auberge.

Le 3e Œil

Le soir, repas et encore réunion d’architecture. On était crevés. François maniait la

gomme et le crayon, faisant des ratures, effaçant certains repères pour en poser de

nouveaux, il mettait le plan à jour. Malgré le sommeil qui rodait depuis plusieurs

heures, tout le monde travaillait encore. Et le lendemain, ce fut la même chose mais

cette fois-là, les architectes se sont penchés sur le spa. Ils s’étaient installés dehors sur

la terrasse de la maison de François. Lunettes noires et bob sur le crâne, ils

travaillaient. Et puis, il y eut encore des départs de Milouds.

On les a accompagnés à l’aéroport. Embrassades etc. Ensuite, on a disparu dans les

dunes. Seulement nous quatre. Trois crânes rasés et un 3e Œil. Le soyeux du sable

blond, l’ovale de la plage. Nos regards fondus dans le littoral, gonflés de teintes

subtiles, de textures fractales. D’âme.

C’était le silence intérieur. Sans y penser, mes trois beaux architectes s’amusaient à

poser des pierres les unes sur les autres. Puis, d’un seul coup, ils ont fissuré le réel. Ils

l’ont franchi, le fameux miroir, et après, tout s’est passé très vite.

Avant que le jour ne nous abandonne, la plage était remplie d’inukshuks. Tout en

haut du cap, en équilibre sur le roc rouge, tendu vers le ciel, le plus grand de ces

projet pour tenter de saisir l’émotion de l’intérieur. Alors je me dis que mon rôle ne consiste pas seulement à apporter mon petit caillou à l’édifice de la science mais qu’il faut aussi que je témoigne, que je raconte votre histoire et que vous vous reconnaissiez. Je vous dois au moins ça. Simple question d’éthique et de respect. FNB)

153

esprits gardiens était aux aguets. Il est sans

doute assez puissant pour nous protéger encore

pendant une soixantaine de jours, non19 ?

Niels raccrocha en espérant qu’on trouverait

rapidement le king qu’on cherchait… Agacé, il

se plongea dans le dossier de la SQF qu’on

venait de lui apporter. Il le sentait, il était grand

temps de mettre de la pression.

19 « Allo, Bart ? C’est Niels. Étienne et Karim m’ont dit qu’ils ont besoin d’un king de la création pour leader l’équipe… C’est parce que les décisions sont longues à venir, que mon équipe leur demande des choses précises pour pouvoir les quantifier mais c’est comme s’il n’y avait pas de décisions sur pas mal de points. Alors on change souvent nos chiffres, tu sais, comme lors de notre dernier forum, pour les chambres d’hôtel. Souviens-toi, on était tout mêlés. Moi j’ai besoin de choses concrètes. J’ai l’impression qu’ils sont encore dans du high level concept. Sans compter que personne ne représente plus l’aspect théâtre maintenant. Il faut voir les contraintes d’aménagement, de sécurité, de construction, comme pour les autres théâtres qu’on a bâtis pour les shows…Oui, ok, rappelle-moi, j’ai pas envie de devoir faire le pitbull avec eux ! »

154

Cinquième massage

155

Il avait la bible entre les mains. Le texte du Reset. Il lisait, tournait les pages

lentement. Parfois, il fronçait les sourcils en marmonnant quelque chose d’inaudible.

Dans le penthouse de l’hôtel qui surplombait cette ville capharnaüm où ont échoué la

tour Eiffel, le pont de Brooklyn, la statue de la liberté, un grand sphinx, une obélisque

et une pyramide, le grand canal de Venise, les fontaines des jardins du Louvre et dieu

sait quoi encore, il découvrait la toute dernière version du projet.

L’art de manger, l’art de se reposer, l’art de se divertir, de voyager, de consommer, de

toucher, de s’ornementer, tout était expliqué. Ça allait dans le bon sens, ça progressait

mais ça pouvait encore aller plus loin. Si on est content de soi, si on oublie qu’il faut

se dépasser chaque fois, si on arrête d’avancer, on s’assoit sur son steak et la première

chose qu’on sait, c’est qu’on vient de se faire dépasser par ceux qui nous imitent et

nous piquent nos idées…

Octobre était tout de même déjà entamé. Maintenant, il était grand temps d’atterrir, il

fallait livrer la marchandise. Il alluma une cigarette et se remit à lire. Il avait demandé

que la femme blonde arrive aux moins deux heures avant le début de la réunion pour

qu’il ait le temps de se mettre en condition. Elle arriva. Ils s’installèrent. Il lui

demanda des nouvelles. Elle dit : « Je peux te parler franchement ? J’en ai plein de

dos, parfois ». Il lui répondit que, pour sa part, il n’avait pas de problème à travailler

avec eux. Elle hésita à poursuivre, échaudée par les impacts que pourraient avoir ses

paroles. Elle décida plutôt de parler avec ses mains. Il s’allongea et elle lui offrit un

grand collier d’air20.

20 N.B. : J’ai identifié que cette expression porteuse de vie a été puisée à même le magnifique poème de Paul Éluard « Il n’aurait fallu ». F.N.B

156

Chapitre 5

Le théâtre

157

Karim

« Il nous reste seulement 34 jours calendrier pour la phase I, du budget pour une

centaine de jours personnes et ils sont au moins 8 ou 9 dessus… Je sais que ça prend

ça mais j’ai déjà dû reporter la réunion avec les partenaires. Niels ne sera pas

nécessairement capable de les garder au chaud encore longtemps, le créneau va se

refermer rapidement, vu la conjoncture. Et puis je dois encore revoir la consolidation

des estimés, les forecasts sont toujours à refaire : le nombre de places du théâtre

change d’une version à l’autre de l’architecture mais il reste toujours trop bas. Sur

la base de ces chiffres-là, ce ne sera pas rentable. Veux-tu faire refaire les calculs,

Étienne, qu’on y voit plus clair ? Merci, bye. »

Karim était stressé. Jusqu’au mercredi précédent, il n’arrivait pas à dégager la marge

attendue. Pour l’hôtel et les restaurants, ça balançait facilement mais pour le théâtre,

ça coinçait… Les gens de finance avaient établi des projections qui s’alignaient

facilement avec le plan mais avec des chiffres comme ceux-là pour le théâtre, les

partenaires n’allaient certainement pas suivre.

Même si on a décidé de laisser l’équipe de création aller de l’avant, je pense qu’il faut

qu’on les aide… Peut-être que quelqu’un pourrait leur expliquer la logique

d’ensemble, les aspects économiques. Un peu de coaching, ça devrait aider. Anyway.

Heureusement, Claus est là, maintenant.

Karim comprenait la fragilité et la complexité du projet. Le choc qu’il avait ressenti

aux Îles était derrière et il avait enfin le sentiment d’avancer, de s’accomplir, de se

réaliser. Il était fier de faire partie des élus, de ceux à qui le Cirque ouvrait ses portes.

Il avait besoin de nouveaux défis et il en avait bien au-delà de ce qu’il avait osé

imaginer quelques mois auparavant. Il ne l’avouerait jamais mais il avait composé les

paroles d’une chanson, un soir, dans son sous-sol en attendant une réponse du Cirque.

Pendant ces semaines-là, il avait vécu d’espoir, il était fébrile. La chanson n’est sans

158

doute pas à toute épreuve mais il faut saluer l’audace du manager. Si seulement

d’autres comme lui osaient s’exprimer librement, peut-être y aurait-il moins de burn-

out…Allez savoir. Dans « Le cubicule d’Icare », Karim avait parlé de lui en mettant

en scène un héro mythique, comme le Cirque l’avait fait dans le show de Varekaï.

Karim ne l’avait pas encore vu.

Le cubicule d’Icare Je n’ai plus que mon nom, mon badge et mon mot de passe

Je ne reconnais personne, ont-ils été zappés ?

Ils m’ont dit : « Tu te mets là », c’est tout gris, pas d’espace

Une chaise, une table, trois murs, pas de droit d’propriété

J’ai cherché des yeux francs dans le labyrinthe sourd

Rempli d’ombres Hugo Boss penchées sur leur clavier

J’m’étais trompé d’étage, de bureau et de tour,

Quand j’ai retrouvé mon chemin, le ciel avait crevé

J’avais l’âme remplie de mots, plus personne à aimer

J’aurais pu m’évader mais il me faut ma dose

De dollars aux deux semaines pour pouvoir fabriquer

Des armures à l’angoisse, à la métamorphose

Ta photo épinglée dans le tissu de ma prison

Couleur de miel heureux sur le bord de mon cœur

J’avais choisi le cash, j’en voulais, j’étais pour

Mon auto de l’année, mon condo, mes Air Miles

M’ont éloigné de toi, mon océan d’amour

Quand l’ascenseur me jette aux aurores dans la geôle

Mon corps entier se glace de n’être pas resté

Dans la rue contre toi, ma Circassienne ailée

159

Ta photo épinglée dans le tissu de ma prison

Couleur de miel heureux dans les plis de mon cœur

Dans l’oranger du fleuve, je jetterai mon armure

Les fenêtres ne s’ouvrent pas au 23e étage

Je volerai vers toi, arborant ta blessure

Nouvel Icare sauvage…

Enfin, il ressentait de nouveau le plaisir des sports extrêmes. Avec les privilèges

circassiens qu’il apprenait à goûter, c’était l’adrénaline qui était pour lui le vrai

plaisir. Le beat qui fouette, le mouvement, les pulsations. Les déplacements aussi, les

hôtels, les cellulaires, les courriels, la vitesse. Au point où il avait parfois du mal à

retrouver son souffle. Il courait. D’une réunion à l’autre, d’un dossier à l’autre, d’une

personne à l’autre, d’un projet à l’autre. Tourbillon. Il ne trouvait pas le temps de se

cacher dans sa bulle, celle du vide intérieur qui pacifie, celle du silence. Dans cette

bulle, il aurait pu laisser émerger des solutions sans doute différentes, mais le rythme

d’enfer du projet dictait l’action, imposant à l’équipe des managers un sentiment

d’urgence qui grandissait chaque jour.

Claus

Claus était arrivé dans l’équipe de création. Quand Karim en avait parlé à Niels,

c’était remonté à Bart. Bart avait demandé à Arnaud de faire venir Claus. Claus

s’était fait un petit peu prier. Deux ans auparavant, il avait en effet participé au projet

de Londres qui n’avait pas levé. Il avait émis des opinions tranchée sur les

orientations qu’auraient dut prendre le projet de Montréal. Elles n’avaient pas été

retenues, soit. Beau joueur, il était passé à autre chose mais il était connu pour le

vitriol de ses propos et, quand il était question des différents projets de Complexes

Cirque, il ouvrait les vannes. Malgré tout, il avait rencontré Arnaud et ils avaient fini

160

par s’entendre sur sa participation. Malgré ses comportements d’ours, c’était une

bonne chose qu’il vienne donner un coup de main à l’équipe de création. Il était

spécialiste des théâtres, après tout.

Tim

À la caserne, la tension montait. Le plan était posé sur la table de travail et on avait

beau tourner le problème dans tous les sens, on ne trouvait pas la solution. Claus

s’était pointé dans la matinée, il avait fait son speech21 puis il était reparti.

« Je suppose qu’Étienne ou Karim se sont plaint à Niels ! ». Tim était furieux. Il

venait d’arriver à la Caserne, le nouvel environnement de travail du projet. C’était

l’ancien siège social du Cirque du Soleil situé face aux brasseries Molson. Comme ça

lui arrivait fréquemment, il s’était levé trop tard et il avait raté la réunion mais un des

architectes venait de tout lui raconter.

« Comment ça, rond ? Il veut qu’on fasse

un théâtre rond ? Regarde ben là, le

nôtre est rectangulaire pi ça finit là. Ok

? ». François tenta de calmer le jeu :

« Tim, souviens-toi des changements

qu’on a fait jusqu’à maintenant, en fin de

compte c’était pour le mieux. Cette fois-

ci, c’est peut-être la même chose, il faut

qu’on voie ce qu’on peut faire. Ça se

tient peut-être, ce que Claus a proposé.

21(Il leur avait affirmé qu’il était content de se joindre au projet. Et puis, comme ça, au détour d’une phrase, en rigolant, il avait glissé : « C’est curieux, mais moi, quand j’arrive dans un projet, c’est pas long que le projet ferme ». C’était effectivement déjà arrivé. Évidemment, sur le moment, personne n’en avait tenu compte. Après coup, quelques uns me rapportèrent l’anecdote en ajoutant à la blague que, finalement, c’était peut-être vrai qu’il portait malheur. FNB)

161

Écoute, d’abord, dans nos plans du printemps, on avait situé le théâtre au fond du

Complexe, vers la rue Président Kennedy. Ensuite, on a compris qu’un théâtre,

c’était LE lieu circassien par excellence et on l’a mis au centre du site. Maintenant, si

on veut que cette salle de spectacle-là soit attirante pour les gens, il faut qu’elle ait

quelque chose à voir avec le Cirque du Soleil. Right ? L’image du Cirque, c’est un

chapiteau avec une piste. Une piste avec son chapiteau, ça a quelle forme ? ».

Tim fulminait. L’ancien chef de chantier de la maison de Saint-Bruno affrontait

encore une fois son ami l’architecte. « Ça ne marchera pas. On ne peut pas bâtir un

théâtre rond avec ces mesures-là à cause des totems. L’espace entre chaque totem

n’est pas assez large et comme ce sont des piliers porteurs, il est hors de question de

changer quoi que ce soit, on en aurait pour des mois à tout refaire. ». Il n’était pas le

seul à être inquiet mais, contrairement aux autres, lui s’exprimait. Avec virulence et

sans penser aux impacts. En toute déchirure.

Ce qui s’était passé ce matin-là, celui du 12 novembre, était de l’ordre d’une simple

réunion papillon. Ce fameux petit papillon métaphorique, celui qu’on a inventé pour

faire comprendre les phénomènes complexes au commun des mortels. Petit papillon

joli dont un simple battement d’aile au dessus de l’Atlantique, selon la fameuse

théorie du chaos, pourrait entraîner un ouragan violent au dessus du Pacifique.

C’était donc dans la grande pièce du fond dont les architectes avaient fait leur bureau,

que François, Claus et deux autres architectes de l’équipe de création s’étaient réunis,

derrière les paravents de bambou chocolat. Les cheveux en bataille, le sourire rare,

Claus argumentait. Le col du chandail remonté jusqu’aux yeux, un des architecte qui

travaillait pour François écoutait, l’air découragé. Machinalement, il se frottait le

crâne à deux mains en tentant d’anticiper les impacts dans le modèle 3D. Rond. Le

théâtre rectangulaire devrait être rond. François était incrédule mais il tentait de saisir

les enjeux, les avantages, la faisabilité et les impacts qu’il y aurait à intégrer ce

changement majeur. Il promit de considérer la chose et de lui en donner des

162

nouvelles. Il fallait d’abord qu’ils évaluent. L’idée n’était pas mauvaise en soi mais

était-ce faisable ? Et si c’était faisable, toutes les déambulations allaient devoir être

revues, les espaces déplacés, comment l’âme du lieu allait-elle pouvoir être préservée

? Et si c’était faisable, est-ce qu’on aurait le budget pour le faire ? Si on obtenait le

budget, est-ce qu’on allait accepter les délais que ça entraînerait ?

Trop de questions à la fois. Il fallait penser à plusieurs. Tous les architectes se

réunirent donc à la table, munis des plans, de grands papiers et de crayons feutre pour

débattre du problème qui leur était posé. Paysage, structure, texture, ingénierie,

croûte, fonctions, habillage, tout y passa. Étienne arriva peu après. Ils lui exposèrent

le problème. Avec tact, il leur suggéra de tenir compte de ce que Claus avait proposé.

« Comprends-tu ce que ça veut dire de refaire tout le théâtre, Étienne ? ». Tim

insistait, certain qu’Étienne ne voyait pas toutes les conséquences d’un passage du

rectangle à un cercle. Étienne écoutait, jouant machinalement avec une de ces règles

triangulaires blanches que les bâtisseurs utilisent. Il les invita encore une fois à

donner une chance à l’idée de Claus.

Ça, c’était le 12. Le lendemain, l’équipe arriva tôt. Ils travaillèrent en projetant les

différentes vues directement sur le mur. Une fois les ajustements d’échelle effectués,

ils superposèrent leurs plans sur celui de Claus. Ils restèrent sans voix. Ça s’emboîtait

parfaitement. Le cercle s’immisçait très précisément entre les colonnes. Il ne fallait en

effacer aucune. L’impact était nul. Incroyable. Impossible. Certainement trop beau

pour être vrai. Alors ils passèrent des heures à revérifier, tout recalculer, projeter

plusieurs fois le modèle 3D mis à jour. Ça marchait…!

La caserne s’est vite remise à bourdonner. Les architectes 3D étaient tout excités en

entrant les nouvelles coordonnées dans la forme Z. Un peu avant midi, Tim est

finalement arrivé et ils sont allés à l’Arrivage fêter ça avec l’équipe d’architecture.

163

François riait de plaisir en expliquant le dénouement de l’histoire à Tim. Il suivait du

doigt la ligne de cercle du théâtre sur le plan imprimé. Il était heureux. Magique,

dirent-ils. Incroyable. Synchronicité. Hasard nécessaire. Beaucoup de Champagne et

de soulagement accompagnèrent ce point tournant du projet.

Étienne

Ça a fêté fort et bien ce soir-là, parait-il. Moi j’étais reparti mais on m’a parlé du DJ,

les amis, de la musique, du bon repas, de la super ambiance. Une belle fête de

création. À boire, à manger, à fumer, à danser, à parler, à dessiner. Ils sont partis sur

un buzz : ils avaient photocopié le modèle choisi pour les vitraux de la façade sur de

grandes feuilles. Ils ont tout colorié au feutre et à la fin de la soirée, le mur flamboyait

de dizaines de mosaïques de papier. À boire, à manger, à fumer, à raconter, à tourner.

Les gars faisaient les derviches tourneurs, dans leurs fauteuils à roulettes sur le

plancher de la Caserne. Un parc d’amusement. Ils se laissaient glisser sur le plan

incliné jusqu’à l’entrée. Intense et chaotique. Jusqu’à une espèce de silence fatigué.

Dans la nuit, l’horloge de la Molson, en face, indiquait l’heure du chill22.

Finalement, ils ont réussi à débugger ça, je ne sais pas trop comment mais ça a

marché. Les architectes ont été vraiment difficiles à convaincre mais j’ai réussi.

Pourquoi est-ce qu’ils résistaient au changement ? Je ne le saurai jamais vraiment.

Anyway, finalement, les architectes sont arrivés avec une nouvelle proposition, un

théâtre rond et cette fois-là, la marge est remontée, Karim était content. Par contre,

avec la bonne nouvelle, j’en ai vu passer une moins bonne : il faudrait que Karim

autorise la facture de leur lunch au restaurant et, si je me fie au montant de l’addition,

22(Des mois après l’arrêt du projet, attablées à un resto asiatique de la rue Bernard, lors d’une conversation avec le 3e Œil, je comprendrai que ma vision des derviches tourneurs et du parc d’amusement n’allait pas de soi. Je devais opposer à cette vision candide une vision nettement moins optimiste : celle du 3e Œil, qu’elle eut en faisant le montage de ce segment vidéo. Elle y vit plutôt des hommes fatigués se déplaçant en fauteuil roulant, s’agrippant aux colonnes avec difficulté, à bout d’énergie, qui tournent en rond jusqu’à perdre la tête. Était-ce pour éviter de laisser monter à la conscience le sombre pressentiment qui les habitait ?FNB)

164

ils ont trouvé leurs idées mauditement bonnes, ce midi-là. Il va falloir qu’ils fassent

attention, le budget fond à vue d’œil.

Le téléphone sonna. « Allo, Étienne ? C’est Karim. Est-ce que tu as le compte-rendu

de la réunion du lac Leamy ? ». Étienne le lui confirma et en profita pour lui dire que

la responsable du Centre de documentation avait mis la main sur un texte vraiment

étrange. Il lui dit qu’il ne savait pas qui était l’auteur, que c’était peut-être le même

chercheur qui avait récolté le récit de la genèse et de l’hippopotame. Il ne comprenait

pas vraiment ce que ça pouvait avoir comme impact pour l’entreprise mais que ça

valait la peine de le lire. Il lui en avait envoyé une copie papier, elle devait être dans

son courrier. Karim trouva le document dans son panier Inbox. C’était le fragment

d’un texte abîmé, une conférence, sans doute prononcée lors d’un congrès, par on ne

savait qui. Il parcouru la première page machinalement et compris qu’Étienne venait

de lui offrir une sorte de caverne d’Ali Baba. Il tapa le code de renvoi automatique

sur son téléphone et plongea.

Introduction

Comme vous avez pu le constater en regardant les artefacts présentés dans l’exposition, le peuple circassien, aussi appelé les Tcherkesses, nous a laissé des traces uniques et incomparables. Ce petit peuple nomade des confins du Caucase, a infléchi l’évolution du monde dans de multiples dimensions. Pensons simplement à ses grands rites festifs connus à travers le monde par les quelques mots de vocabulaire qui sont parvenus jusqu’à nous : Alegria, Zumanity, Quidam, O… Au sein de la communauté des chercheurs, nous pensions jusqu’ici avoir réussi à cerner les principaux fondements culturels du peuple circassien. Ce n’est que très récemment que nous avons découvert une pratique jusqu’alors inconnue ou plutôt largement négligée car considérée par les anthropologues comme très secondaire. Cette pratique a eu cours pendant une époque bien précise : elle a émergé lentement, dans le tissu culturel circassien et a connu son apogée entre la fin de la première Ère

165

et le début de la seconde. On ne peut pas formellement parler de découverte car le phénomène existait et quiconque s’y serait penché l’aurait certainement vu. Mais ça n’a pas été le cas. Ce qui nous a plutôt été révélé, donc, c’est le fait que les Circassiens, peuple nomade par excellence, sont aussi un peuple de grands bâtisseurs. C’est en ayant été accueillie au sein d’une de leurs tribus, qui se nommait « ……23», que j’ai eu le privilège de voir les grands bâtisseurs à l’œuvre et d’assister à l’émergence d’une de leurs œuvres. 1. Nomadisme et sédentarité

Qu’un peuple de nomades soit également un peuple de bâtisseurs, voilà qui est assez inusité. Quels événements ont bien pu leur faire changer leur mode de vie ? 1.1 Langage circassien

1.1.1 Perspective historique

Pour y répondre, situons tout d’abord le phénomène d’un point de vue historique. La période des grands bâtisseurs émerge lentement au cours du Tome 1 de leur histoire, c’est-à-dire à l’époque de la chute du mur, elle se poursuit au début du Tome 2, à l’époque du grand incendie des deux tours, puis des guerres qui se sont succédé, pour ensuite décliner rapidement quand les premières cités furent englouties, lors du Grand Réchauffement. Tout porte à croire que tout comme la civilisation urnossienne, le peuple circassien avait fait vœu de silence, peut-être pour éviter de désunir le monde. Mais ce silence ne veut pas dire absence d’expression pour autant. L’expression est, au contraire, très parlante. Les traces de leurs rites festifs démontrent qu’ils se servaient d’une variété de costumes de couleurs vives, de maquillages faits à base de crèmes et de poudres

23(Ici, le texte avait été effacé…FNB)

166

et de divers objets en bois et en métal. Les chercheurs pensent que chaque rite était une sorte de transe, où les participants pouvaient vivre une expérience susceptible de provoquer jusqu’à une transformation de la personne, une altération profonde de sa personnalité, menant potentiellement jusqu’à la métamorphose en un véritable personnage animal ou humain. Outre ces rencontres entre personnes et personnages, on croit que les Circassiens ont eu de fréquents échanges avec leurs voisins Urnossiens qui, eux, s’exprimaient par la musique. Si on considère que cette thèse s’avère, il également plausible d’avancer que l’expression circassienne est multimodale, gestuelle et musicale. Paul Valéry l’avait compris, dès le début du XXe siècle :… Chaque atome de silence

est la promesse d’un fruit mûr. Pourtant, il semble que les bâtisseurs, eux, n’aient pas fait ce même vœu de silence. Il ont même créé un alphabet de toutes pièces et inventé un langage totalement inédit. Peut-être était-il même secret, connu seulement des bâtisseurs. Nous savons que ce langage était écrit puisque nous avons en retrouvé des traces dans tout que les Circassiens ont esquissé, dessiné, illustré, calculé, projeté et animé de mille façons. En effet, j’ai personnellement retrouvé plus d’un millier d’artefacts qui documentent la pratique des bâtisseurs à l’aide de ce langage d’initiés qui est peut-être même sacré. Même si par moment, il semble que les bâtisseurs aient aussi œuvré dans le silence, lors de certains rites particuliers, nous savons qu’ils se parlaient entre eux. Les artefacts visuels l’indiquent sans équivoque. Mais en utilisant quel langage ? Cette question reste à ce jour sans réponse. 1.1.2 Perspective linguistique

Pour mémoire, retenons que les origines de l’expression circassienne semblent se situer dans l’univers poétique carnavalesque (le Circassien historique). Plus tard, un

167

second dialecte est venu converger vers le premier, formant le Circassien moderne (fait des deux dialectes : le poétique surréaliste techno et le gestionnaire, aussi qualifié de managérial). Notons au passage que le dialecte poétique était parlé principalement par les Nomades alors que le dialecte gestionnaire l’était par les sédentaires. Est-ce là une explication à l’émergence de la pratique des bâtisseurs ? Nous n’en savons rien mais force est de reconnaître que les talents conjugués des nomades et ceux des sédentaires sont mis à contribution lors d’une construction. Sans doute trouvait-on également des locuteurs bilingues. Sans doute était-ce l’apanage de ceux qui possédaient le gène de porosité, celui que l’on retrouve dans la 7e paire de chromosomes du caméléon ainsi que, le fait est moins connu, dans ceux de l’hippopotame (hippopotamus canadensis) Nous ne connaissons pas le langage oral de bâtisseurs, c’est vrai, mais en analysant les artefacts, en interrogeant ceux qui ont survécu et qui ont conservé la mémoire de cette époque, nous avons osé faire parler les traces et vous proposer ce qui pourrait être la reconstitution d’un moment de l’histoire d’une œuvre des grands bâtisseurs, celle qui est restée connue sous le nom de « Reset ». Nous avons longtemps supposé que des locuteurs des deux dialectes se rencontraient pour travailler à la même œuvre. Nous nous sommes demandé s’ils pouvaient compter sur des interprètes ou s’ils étaient bilingues, s’ils possédaient le fameux gène ou non. C’est une rencontre très particulière qui me permet aujourd’hui de tenter quelques réponses. En effet, lors du séjour chez …24, j’ai eu la chance de faire la rencontre du 3e Œil. Il ne s’agit pas de réincarnations, de cyclopes ou d’implants oculaires mais bien d’un type de Circassien, en l’occurrence, de Circassienne, jouant un rôle très précis, celui de témoin, cherchant à capter, à constituer une mémoire. J’ai pu m’entretenir avec le 3e Œil qui oeuvrait auprès des bâtisseurs. Elle m’a révélé l’existence de fragments de mémoire qu’elle avait conservés précieusement. Au moins 40 heures de mémoire

24(Encore une fois, le nom du peuple en question a été effacé. Étrange. FNB)

168

brute qu’elle avait capté à l’aide d’une mini-caméra numérique. Cette découverte fut un moment clé de cette grande aventure de recherche et ce, pour une raison bien précise : une fois montés par elle, ces fragments de mémoire étaient transformés en œuvres à part entière, témoignant de la culture circassienne dont faisaient partie les bâtisseurs. Nous avons donc aujourd’hui accès à des instants de vie, à des pratiques uniques, à des temps forts de la culture Miloud, autant de témoignages beaucoup plus parlants que ceux de votre humble narratrice qui regardait dedans tout en restant dehors. Le 3e Œil, elle, a pu voir dedans tout en étant dedans…25 Vous aurez probablement noté que l’univers sémantique du Circassien historique est plus onirique, celui du Circassien moderne poétique plus expérientiel, plus vibrant et, finalement, celui du Circassien moderne gestionnaire, porteur d’efficacité rationnelle.

Karim

Karim sursauta. Son assistante cognait à la porte. Étienne avait rappelé. Il tenait à lui

faire savoir que les constructeurs retenus pour le projet avaient réussi leur arrivée. Ils

avaient été concrets et efficaces. On avait visité le spa de l’hôtel de Gatineau, étudié

plusieurs aspects techniques du projet, partagé l’information sur le processus de

travail et les façons de faire, expliqué à chacun les rôles et responsabilités qui

prévaudraient dès le début de la phase II. Autrement dit, on avait commencé à se

fréquenter et à se familiariser avec le nouveau fournisseur qui allait prendre en charge

la construction.

Pour mener à bien cette rencontre de quelques jours, l’équipe de création avait reçu le

mandat d’arriver avec leur propre organigramme. Étant donné le résultat de

l’exercice, il avait fallu le retravailler en catastrophe avant de partir au Lac Leamy

pour arriver à refléter ce que Bart avait déjà commencé à annoncer au mois d’août. À

25(À partir d’ici, plusieurs pages sont manquantes. Malheureusement, c’est sans doute l’essentiel qui aura disparu… FNB)

169

la vue des organigrammes farfelus qui lui avaient été présentés, il s’était fâché. Sujet

ô combien délicat que celui du pouvoir… Alors que l’équipe de création voyait enfin

se concrétiser selon les règles son désir d’auto-organisation, il avait brusquement

répondu : « Laissez faire, ma gang d’organigrammes va le faire» en mettant fin à

cette rencontre imprévue qui avait empesté le malentendu.

Les managers

Ils allaient signer, l’entente contractuelle avec la SQF était claire. Il ne restait qu’à

faire passer le tout au conseil des ministres. Mais le temps passait. L’un disait que si

l’autre signait, il allait signer aussi. Le second disait que le montant auquel le premier

s’était engagé allait réduire d’autant sa participation à lui… Il restait encore des

obstacles à franchir et trois semaines s’étaient déjà envolées depuis que Niels avait

écrit au président de la Société québécoise de financement. Il expliquait que

l’embauche d’un groupe de conseillers externes était en cours pour compléter les

ententes de partenariat et de financement. Il mentionnait que le délai imposé par la

SQF ralentissait le projet, dont une partie du financement était répartie entre les

gouvernements fédéral et provincial, l’autre provenant du Cirque et des banques qui

allaient soutenir le tout.

De son côté, confiante qu’elle allait signer, la SQF préparait déjà le lancement officiel

en demandant au Cirque de participer au financement de l’événement. Le Cirque du

Soleil avait répondu qu’il paierait en nature, avec des personnages des différents

spectacles qui pourraient être présents lors de la conférence de presse.

Tout était lié. Un mikado de décisions auquel chaque partenaire portait beaucoup

d’attention étant donné les enjeux, la nature, la taille et la visibilité du projet. Sur le

thermomètre des managers, la confiance était à la baisse, l’inquiétude à la hausse. On

attendait les signatures gouvernementales avec impatience.

170

Il faut dire que c’était une drôle d’époque. Née dans la tête de Bartelboot Vogler et de

plusieurs dizaines de ses amis au courant de l’an 2000, la vision des Complexes

Cirque avait suffisamment enthousiasmé l’entreprise Cirque pour qu’elle accepte de

s’y engager, même si l’adhésion restait frileuse. Bart avait du promettre qu’il ne

mettrait jamais le Cirque à risque en investissant dans les Complexes, ce qui avait

tout de même rassuré les troupes. Hong Kong, Londres, sans parler de toutes les

explorations réalisées dans le contexte des spectacles et des partys, le Cirque avait

déjà testé l’idée des Complexes. En 2001, l’entreprise avait accepté de soutenir l’idée

qui consistait à implanter le premier prototype, le laboratoire des Complexes, à

Montréal. On y développerait les nouveaux concepts, on les testerait ici pour les

mettre en œuvre par la suite dans les différents Complexes qui seraient bâtis sur la

planète. Elle était puissante, cette idée, logée au cœur du mode de vie des nomades

hypermodernes, la fameuse classe créative. Elle pourrait se distiller longtemps et

mettrait des années à se déployer entièrement pour finalement atteindre sa pleine

maturité. D’ailleurs, le plan d’affaires projetait ses revenus sur dix ans, juste pour

Montréal. Il y avait de l’alegria dans l’air.

Et puis, un matin, il y eut la chute des deux tours, qui provoqua une incrédulité

candide face à ce qui se préparait dans le monde et la montée d’une inquiétude

silencieuse et toxique. L’espoir tenait bon mais, peu à peu, l’industrie de la peur fit

son chemin, insidieusement. Le peu d’espoir qui restait lâcha prise à l’annonce du

déclenchement de la guerre d’Irak. Un conflit de plus qui venait s’ajouter au palmarès

des meurtrissures. Des milliers de morts. Mais revenons à l’automne 2002.

Ça sentait déjà les élections au Québec. Celles qui allaient balayer le parti québécois

et porter le parti libéral au pouvoir. Alors, malgré un plan d’affaires attirant, les

dossiers économiques provinciaux restaient en suspens pendant qu’on évaluait le

statut du budget de l’exercice en cours. La lettre que Niels avait fait parvenir à la SQF

tentait d’ailleurs de faire bouger les choses à Québec. Sur le font fédéral, il était prévu

171

que le secrétaire d’état responsable de Développement Économique Canada rende

visite au Cirque en novembre, on ne savait pas quand et on n’avait toujours aucune

date confirmant la présentation du dossier au conseil des ministres à Ottawa.

Heureusement, il n’y avait pas que des nouvelles tièdes. Côté municipal, la ville de

Montréal avait indiqué qu’elle était prête à investir dans les infrastructures ou les

aménagements extérieurs du projet. L’offre de support financier suivrait sous peu. Le

recteur de l’Umaq, propriétaire du terrain où le Complexe devait être bâti, avait

approuvé l’annonce conjointe du projet. On y lirait quelque chose comme : « Création

d’un centre international de formation pour les Complexes Cirque ». Il y serait

question de centre de production et de diffusion multimédia, de l’hôtel, du spa, du

centre d’expérimentation de conditionnement physique, des lieux d’édition et de

diffusion d’oeuvres d’art et de nouveaux concepts d’animation. On y lirait que le

prototype montréalais serait établi rue Sherbrooke.

Et puis, l’équipe de management avait abattu un travail colossal. Le mode de

gouvernance du projet avait été établi, les directives budgétaires clarifiées, les

politiques de rémunération des postes clés bien établies et la structure

organisationnelle était enfin arrêtée. On avait mandaté une firme de recherches de

cadres pour trouver les candidats susceptibles d’occuper les postes de direction des

opérations du Complexe après le Go. On voulait des directeurs d’opérations en

marketing, en distribution, pour le théâtre, la restauration, le spa, etc. La firme conseil

qui allait assister le Cirque dans l’élaboration du montage financier avait été choisie.

Une autre firme avait été retenue comme agent de financement. Ils allaient devoir

structurer la transaction, faire la mise en marché et approcher les financiers ciblés. Le

projet de communiqué de presse officialisant la mise en chantier du Complexe était

en train d’être corrigé : « Montréal, le XX décembre 2002... Le premier projet

d’Oasis urbaine du CDS pourra démarrer... L’étude de faisabilité est concluante et la

majorité du financement est sécurisée. Les travaux de construction devraient démarrer

172

à l’été 2003, ouverture prévue automne 2005 ». La date de lancement prévue pour le

19 décembre semblait encore réaliste et tout le monde espérait vraiment que les

fameuses signatures soient annoncées d’un jour à l’autre.

Ça aurait été le bon moment aussi pour l’équipe de création qui s’était bien

remobilisée depuis la rencontre du Lac Leamy. Les incidents de l’été étaient derrière

et les rapports entre les gens semblaient plus cool. Les managers trouvaient aussi que

les liens entre la création et le développement d’affaires s’étaient resserrés. Tout le

monde avait déménagé à la Caserne, ce qui n’avait pas plu à Bart. Malgré cela, la

chose s’était faite et l’équipe avait enfin son lieu. L’inauguration de leur bulle était

prévue pour le 32 octobre26. Une date qui, contrairement à toutes les autres

impliquées dans ce beau projet, s’avérait éminemment circassienne.

26(Je vous le jure. Le compte-rendu M-96 mentionne vraiment le 32 octobre. FNB)

173

Sixième massage

174

La visibilité était bonne, quelques cumulus et les turbulences habituelles tout au plus.

L’avion s’était posé en douceur sur la piste de l’aéroport de Saint-Hubert, dans l’air

gelé des tous derniers jours de novembre. Il l’avait appelée de Paris pour qu’elle

vienne le rejoindre à Saint-Bruno. Il aurait bien besoin d’un massage. Elle avait

emprunté le chemin de l’ancienne Seigneurie de Montarville et garé sa voiture dans le

stationnement du grand domaine endormi au bord du plus grand des cinq lacs du parc

national. Elle avait salué les employés de la maison. Ils avaient parlé de lui, échangé

quelques nouvelles à son sujet puis elle avait organisé l’espace du spa comme

d’habitude. Une cascade joyeuse retombait dans l’eau chaude de la piscine. L’air était

brillant de vapeur. Après, elle était allée faire chauffer l’eau pour préparer une tisane.

Quelque part, l’aspirateur ronronnait. Un soleil horizontal découpait la cuisine en

strates d’ombre et de lumière. Les éclats du lac et le scintillement de la neige qui s’y

noyait l’obligeaient à fermer les yeux.

Maintenant, elle était assise à la grande table de la cuisine avec le jardinier. Il lui

racontait que la serre de la maison était difficile à entretenir. La collection

d’orchidées semblait souffrir du froid arctique stationnaire qui s’était abattu sur la

vallée du Saint-Laurent. Ils avaient parlé isolation, chauffage, ensoleillement. Le

jardinier ne trouverait pas de solution et, plus tard cet hiver-là, toutes les orchidées

mourraient. Elle entendit la porte d’entrée. C’était lui. Elle le trouva soucieux. Elle

savait qu’il pouvait être dur avec ses proches quand le tumulte régnait. Elle

l’accueillit malgré tout avec chaleur.

« Ce jour-là, après le massage, je rangeais l’huiles et les onguents. Il me tournait le

dos. Il m’a dit : « Le projet est fini, Fauve. Montréal n’est pas prêt. Mais l’équipe

n’est pas prête non plus. Je ne me suis pas levé avec élan, ce matin. C’est fini».

« Je l’ai su seulement un ou deux jours avant l’annonce officielle.

…Heureusement ».

175

Chapitre 6

La Caserne

176

Arnaud

Arnaud se leva sans faire de bruit et quitta le boudoir. Il avait senti qu’il devait le

laisser seul et que la conversation téléphonique durerait un moment. Au ton de la voix

de Bart, il comprenait que ce que Niels était en train de raconter ne lui plaisait pas.

Arnaud avait besoin d’air. Il avait déjà saisi. Il enfila sa veste noire marquée de

l’écusson du Cirque et descendit au rez-de-chaussée. Sur le trottoir, une bourrasque

mouillée le fit frissonner. Tournant le dos à l’hôtel mille étoiles, il restait là,

immobile, la tête vide, les mains glacées, les yeux vides, en alerte au bord du gouffre.

Bientôt, il devrait assumer sa chute. Paris n’avait jamais été si sombre. Un passant le

bouscula. Il reprit ses esprits et avança droit devant lui, indifférent aux étoffes

colorées des femmes, aux parfums de boulange, au staccato des conversations. Il ne

sentait plus rien. Il était devenu lourd de lassitude. Tout lui était subitement devenu

pénible, difficile, dénué de sens. Il s’arrêta, respira profondément et repris lentement

sa route, cherchant au hasard un musée, une galerie, n’importe quel lieu de beauté.

C’était urgent. Il fallait s’agripper à quelque chose de vivant. Et puis, il devait

marcher sa colère.

Bart resta un moment sans rien dire, comme s’il hésitait à prendre une décision. Il

alluma une cigarette et remua sa main engourdie. L’auriculaire de sa main droite lui

faisait mal. Cette jointure à angle aigu était facilement identifiable. Était-ce l’angle de

la démesure ? Quoi qu’il en soit, la douleur lui démontait l’articulation. Sans doute

était-ce dû à la redoutable humidité parisienne ou peut-être à l’heure entière qu’il

venait de passer au téléphone, le corps crispé.

Niels lui recommandait de mettre fin au projet. Sans attendre. Il lui avait présenté les

principales difficultés, les impacts pour le Cirque si le projet était maintenu, il avait

expliqué à Bart qu’il était vraiment impossible de poursuivre le projet sans

financement public. Il avait pensé à financer le tout avec des fonds provenant

uniquement du secteur privé mais ça avérait impossible. La rentabilité n’y était pas.

177

Et puis le contexte politique, le contexte économique… Sans compter le contexte

international qui se dégradait lentement. Bart avait répondu à Niels qu’il se laissait

jusqu’à lundi pour prendre une décision. Et puis, ils pourraient en reparler pendant la

fin de semaine, après le match.

À Saint-Bruno, la glace était dure, presque bleue. Ça augurait bien. Arnaud fut le

premier sur la patinoire. Niels le suivit de peu. Les passes d’Arnaud avaient l’allure

de vrais tirs au but. Niels était fatigué ce matin-là et le froid l’incommodait plus que

d’habitude. Bart sauta sur la glace en lançant un « Envoye, shoot ! » agressif. Il arrêta

la rondelle et remonta jusqu’au filet sans laisser la moindre chance à ses adversaires.

Premier but. Chaque geste crachait l’émotion sourde qui les habitait. Ils évacuaient

leur violence dans le match. Freinages secs, chutes, cris. Soudain, ce fut le choc.

Arnaud venait de plaquer Niels sur la bande. Les bâtons, les lames s’entrechoquèrent

plusieurs fois. Il ne voulait pas lâcher prise. Soudainement, Niels lui donna un coup

de coude dans les côtes et réussit à se dégager. Il était en nage. Pendant le placage,

Arnaud s’était blessé. Il avait sans doute un doigt cassé, peut-être une foulure à la

cheville, mais il s’en occuperait après. Pour le moment, c’était la lutte qui comptait. Il

reprit son souffle un instant puis tenta de récupérer la rondelle. Il en voulait tellement

à Niels. Il était en colère. Avoir pu le plaquer encore plus fort…

« C’est une des décisions les plus difficiles que j’ai eu à prendre depuis longtemps.

Mais je pense sincèrement que c’est la bonne ». Attablés dans la cuisine de la maison

de Saint-Bruno, Niels et Bart se remettaient du match. Ils avaient repris leur

discussion au sujet du Complexe Cirque. Niels avait tout fait pour minimiser les

risques pour l’entreprise mais il sentait que la décision qu’il avait recommandé à Bart

d’entériner était difficile à avaler pour son patron. Les autres hockeyeurs étaient

rentrés, après leur chocolat chaud traditionnel. Bart avait promis à Arnaud qu’il

l’appellerait dans la journée pour le tenir informé. Il avait regagné son 4x4 en boitant.

178

« Ok. C’est correct. On arrête… Mais ça n’est que partie remise ». En une courte

phrase, Bart venait de mettre fin au projet. La semaine avait été remplie de doutes, de

reculs et de questionnements mais maintenant, il était déjà ailleurs. Il était dans le

projet de MGM, à Las Vegas, qui commencerait un mois plus tard. Il savait que tout

ce qui avait été fait était utile. Ça n’avait pas été un échec, ce qui avait été créé était

valable. Il avait aussi promis de ne pas mettre l’entreprise à risque alors il valait

mieux arrêter maintenant pour pouvoir se reprendre un peu plus tard. Il sentait bien

que tous ces efforts de recherche et développement deviendraient une source

foisonnante d’inspiration pour les nouvelles initiatives du Cirque. Il avait raison.

Deux ans plus tard, on allait assister à la naissance du Bar du bout du monde et

plusieurs Complexes allaient renaître des cendres du premier prototype. Considérant

les coûts, c’était finalement un très bon investissement que le Cirque avait fait pour

nourrir les années à venir. La récolte était bonne, malgré les stigmates et les blessures

que chacun porterait au cœur pendant quelques temps. Plus tard, bien plus tard, après

la période d’opprobre officielle dictée par les conventions, le projet serait réhabilité.

Ils pourraient alors arborer leurs cicatrices avec la fierté des anciens combattants et

témoigner en survivants de leur complexe imaginaire circassien.

L’équipe de création

Si tous les semeurs avaient rêvé d’une belle récolte, ils n’avaient pas fait le même

rêve et ils ne s’entendaient pas sur l’époque des moissons. Quand ils avaient

déménagé à la Caserne, en octobre, ils s’étaient réunis, le premier jour et ils avaient

bu le champagne, rituel oblige. Ensuite, par terre, assis en cercle dans la grande salle,

ils avaient tenu leur première réunion. Tim avait parlé de l’opportunité de faire un

Reset. Il avait parlé d’Action de grâce. Que l’on récoltait les fruits de ce qui avait été

semé. Il avait dit que c’était le temps d’engranger. En total désaccord, Arnaud avait

nuancé : « On va être encore obligés de semer. La récolte est bonne pour une petite

période mais on va être encore obligés de semer… ». Son sourire s’était figé. Le

temps des métaphores était révolu. Il avait plutôt parlé d’ordre du jour, de bases, de

179

fondations, d’organisation. Il était parvenu ce jour-là à guider l’équipe avec aplomb.

Malgré cela, quand il avait dit « Voilà ! » pour signifier la fin de la réunion, François

lui avait volé la finale : « Avant, on va demander à tout le monde s’il y a des sujets

qu’ils voudraient discuter ». Alors, les palabres avaient repris. Et malgré les lourdeurs

et les tensions au sein de la communauté des Milouds, ces longues heures passées à

tenter de se convaincre les uns les autres avaient fini par porter quelques beaux fruits

circassiens d’une espèce indigène inconnue jusqu’alors.

Félicia, 2 décembre 2002

15h52 à l’horloge de la Molson. La sculpture du passeur Anubis voguant sur son

drakkar imaginaire flotte dans le couloir de la Caserne depuis le déménagement.

Anubis veille sur les funérailles, et participe au jugement dernier, il est le lien entre la

vie et la mort. On dit que le défunt, avant d'accéder à l'au-delà, doit se présenter

devant le tribunal divin dirigé par Anubis qui veille à la pesée du ka du défunt. Le

cœur du défunt est déposé sur une balance dans le but de juger de ses actions passées.

Si la balance ne bouge pas, le défunt accède à la vie éternelle. Dans le cas contraire,

l'âme est happée par la déesse dévorante. Anubis passe devant la fenêtre du bureau où

je travaille avec Tim et Val. J’ai leur ai apporté des documents surprenants, des koans

occidentaux, mais, étant donné les circonstances, j’oublierai de les leur donner.

Heureusement, dans le bureau, la déesse hippopotame, protectrice de l’accouchement,

nous protège. C’est elle qui effraie les mauvais esprits et réussit à les tenir éloignés de

l’enfant à naître. Tim a disposé ses amulettes le long de la bibliothèque.

L’hippopotame, le jeu de cartes du projet dans son écrin d’acier à-la-manière-de-

Jordi-Bonet, les coquillages et le bois de marée ramassés aux Îles de la Madeleine.

Sur le mur, les gens de l’aménagement ont accroché la source de tous nos mots. Une

toile noire sur laquelle sont peintes les lettres de l’alphabet en couleurs vives. Aa Bb

Cc Dd Ee Ff Gg… Majuscule, minuscule, majuscule, minuscule, manuscule,

mijuscule... Juste à côté, une toile sur fond blanc, une sorte de femme oiseau bleue,

180

beige et noire, forte et charpentée, est arrêtée dans sa course. La torchère ensoleille

les murs blancs gris du bureau. En face, l’usine. Ce sera bientôt l’heure bleue.

Fauve traverse la grande salle, longue et anxieuse, enveloppée d’un lainage caramel

qui flotte dans son sillage comme une traîne de mariée. Derrière le paravent chocolat,

les architectes discutent. Fauve fait les cent pas. Le temps est suspendu. Soudain,

Arnaud apparaît à la mezzanine. Il a l’air tendu, fatigué. François lui parle de ce

qu’ils envisagent faire puis, à la fin, il ajoute « si ça continue ».

Arnaud dit « Ils viennent de m’appeler. Ils vont être ici dans dix minutes. Ils m’ont dit

de monter en haut. Tous les employés seulement. À la demande de Bart, tous les

employés Cirque du Soleil avant, les autres après». Le 3e Œil regarde sa montre,

comme elle a filmé l’horloge de la Molson et l’heure affichée à son écran

d’ordinateur, un peu plus tôt. L’événement se prépare. Certaines séquences clés sont

déjà filmées. On n’attend plus que le punch, n’est-ce pas ? Même le soleil est de la

partie pour éclairer la chute. Pendant ce temps-là, les plans s’impriment, le travail

continue à l’arrière-plan, même si le futur est suspendu. Ça bourdonne toujours,

quelques instants avant que ça crashe.

Et puis le soleil disparaît. À travers les barreaux du store, le 3e Œil filme le

stationnement. Niels et Nadia viennent d’arriver. Arnaud tournait en rond dans

l’entrée depuis un moment. Fou rires nerveux, regards sombres, yeux cernés, phrases

courtes, silence d’appréhension. Les employés sont convoqués à l’étage. Queue leu

leu dans les escaliers de méta jaune. Les bruits des chaussures et des bottes. Aucune

parole. Ils montent tous. Le 3e Œil monte la dernière. On voit la porte noire encore

entrouverte. Ensuite, c’est la coupure. On lui a interdit de filmer. Ça s’arrête à 4 :54,

puis ça passe au noir. Il n’y a plus rien.

181

Quelqu’un redescend pour nous demander de monter. En haut, ils sont là, graves, en

rang d’oignon sur des petites chaises face à nous. Arnaud, Niels, Bart et Nadia. Bart

explique. Je ne sais plus si des questions sont posées. Ça se termine très vite. Tout le

monde se masse vers l’escalier. Dans ces instants chaotiques, comme pour sauver le

projet, j’ose demander à Bart si le projet n’aurait pas pu être viable avec des

investissements privés. Il me répond que ça avait été envisagé, que les scénarios

avaient été évalués puis écartés. Montréal n’a pas la capacité d’accueillir un tel projet.

Que dire de plus dans un moment pareil ? Le

silence s’impose. Je redescends. Au rez-de-

chaussée, tout le monde pleure, des espoirs perdus

errent dans la pièce. Beaucoup d’âmes en peine.

Certains se serrent dans les bras. D’autres

constatent que pendant la rencontre à l’étage, le

département des technologies de l’information a

bloqué tous les ordinateurs, à distance. Un frisson

traverse la pièce. Les employés sont tous remerciés

sauf Arnaud, Val, François et Tim. Une des

assistantes est enceinte, elle me dit qu’elle est

renvoyée. Une autre conserve un poste mais elle ne sait pas lequel. Les consultants

sont évidemment tous mis à la porte.

Un groupe se forme autour de la grande table à dessin des architectes. Quelqu’un sort

une bouteille d’alcool et des verres. D’abord, c’est le silence qui parle. Il faut du

temps. Puis, très lentement, doucement, la parole reprend sa place. Dehors, il fait bleu

tourment, il fait un froid d’acier, il fait ébranlé, ravagé. L’horloge de la Molson est

devenu l’unique phare d’une équipe de création qui n’existe plus. Arnaud avoue qu’il

avait senti le vent tourner. Le vendredi précédent, il savait que Bart se donnait le

week-end pour prendre une décision. Il dit que Niels est à la source de la décision car

182

c’était son rôle d’assurer le financement. Chacun apporte une bribe d’information et

le portrait se reconstitue. Étienne et Karim sont parmi nous. Ils parlent des dernières

rencontres avec les partenaires, ils suggèrent qu’Ottawa et Québec ne se sont pas

entendu sur leur mode de contribution respectif. Quelqu’un dit qu’il faudrait

absolument faire une exposition du projet. Au moins ça. Pour que le reste de

l’entreprise sache. Il faudra attendre longtemps. Le temps de l’apaisement, le temps

que l’expérience devienne histoire. Le temps que l’histoire devienne mémoire.

Au fond, sur le mur blanc, les esquisses colorées des vitraux du bâtiment se font

reliques. Chacun en récupère une. Dehors, le temps est dur, noir, glacial. C’est le 2

décembre 2002. Il est 17h00 à Montréal et le Complexe restera imaginaire.

Le lendemain soir, tout les participants au projet ont été invités au party de deuil chez

Jarrett. Tout le monde est là sauf Niels, Bart et Nadia. Un instant, on se croirait

revenus un an en arrière, pendant cette semaine de dissidence où l’équipe avait vu ce

qui ne se voit pas. Le point aveugle de la création avait cessé de l’être. Il y avait eu

quelques épiphanies.

Chez Jarrett, c’est un deuil festif qui commence. Un vice-président a été licencié. Un

concepteur qui avait déjà fait ses bagages ne viendra pas s’établir à Montréal. Une

petite boite d’architectes ne sera pas rachetée par le Cirque. Un illustrateur, un

ingénieur, une assistante, un infographiste, une massothérapeute, un architecte, un 3e

Œil… Moi, Félicia. Des élans figés, des vies qui changent de cap, des rêves effacés.

Ce sera la nuit de tous les chaos pour la plupart des Milouds, du premier cercle au

dernier.

Ambiance chaleureuse. On se réconforte. Conversations. Silences. Et puis besoin

d’air. Je m’en vais. La nuit est humide. Le froid montréalais fait son oeuvre. Je

remonte les ridules de la côte Sherbrooke vers le plateau, celui qui a été moulé par le

183

retrait de la mer de Champlain. Des flocons lourds se jettent en kamikazes sur mon

visage. Sous un ciel ambre, j’avance dans un mélange de neige et d’eau glacée.

En marchant, j’entends encore Arnaud raconter. « Dans le projet de Montréal, on a

travaillé sur l’âme : les Milouds. Pas seulement sur l’architecture. Les Milouds

incarnaient la culture circassienne et c’est à partir d’eux qu’on développait le

contenu, même si l’entreprise nous a reproché le fait que personne n’avait de racines

circassiennes dans le projet. Personne n’avait participé à un show du Cirque avant.

Il faut qu’on dise les choses comme elles se sont passées. C’est Bart qui voulait avoir

du monde qui n’était pas contaminé, c’était sa volonté. Il a voulu des gens qui ont le

même genre de mode de vie que lui. Le même beat. Il voulait créer un lieu pour des

gens comme ça. Comment tu les appelles, déjà, Félicia ? Les hyper-nomades ? Les

postmodernes ? Quelque chose comme ça. C’est pour ça qu’il a choisi du monde qui

venait de son cercle à lui plutôt que des gens du Cirque qui auraient pu faire des

choses tout aussi fortes, ça c’est sûr, mais autrement ».

Il pris une pause pour inspirer lentement la fumée du joint puis il ajouta, au moment

de l’expirer, pour lui-même : « On a vécu pas mal d’incertitudes. C’est angoissant

d’avancer dans le vide sans savoir où on va. Mais c’est ça, la recherche et

développement. C’est ça la création. À un moment donné, y en a qui tirent la plug si

c’est nécessaire. C’est correct. C’est comme ça. Mais personne me fera changer

d’idée : c’est un maudit beau projet. C’était.».

Avancer devenait périlleux dans la neige grise. En arrivant à la maison, j’avais pris

ma décision. Il fallait raconter l’histoire des Milouds, l’histoire de ce projet

audacieux. Depuis plusieurs mois déjà, j’avais navigué de près et de loin avec vous,

chers Milouds, aux confluents du management et de la création. En suivant vos

tribulations, je revenais aux racines métisses de ma propre expérience. Il

m’apparaissait maintenant que j’avais grandi dans un monde créatif, un pinceau, un

184

crayon, un fusain à la main mais j’avais imposé le silence à mes origines. Ensuite, je

les avais recherchées et ce que j’avais trouvé m’avait bouleversée. Tout ce temps, je

m’étais protégée… Je travaillais avec un vague à l’âme sans nom. J’étais devenue

praticienne tout en restant au coeur de la recherche. Il me semblait que l’un donnait

du sens à l’autre et que, surtout, mon souffle dépendait des deux. J’avais emprunté le

chemin académique des sciences humaines pour comprendre votre aventure et j’avais

glissé en littérature en racontant votre histoire. J’étais rentrée chez moi avec un mal

de tête avec un mot en tête, qui ne voulait pas disparaître. Anamnèse.

Dans mon bureau, en écrivant ces lignes, je sentais vibrer les fibres d’une histoire

occultée pendant de longues années. Ma propre naissance, sa dévastation, l’abandon

puis l’adoption secrète, par un jeune couple d’immigrants qui avait survécu à la

seconde guerre mondiale. Ils avaient fait de moi une enfant européenne, de ces

immigrés de 2e génération, aux racines enchevêtrées. Une enfance timide suivie de

longues années à vivre sur deux continents, au gré de la vie. Je suis devenue

atlantique. Un jour, je suis revenue en Amérique du Nord, j’ai réussi à y reprendre

goût et j’ai cherché à retrouver ce surgissement magnifique qui habite les humains

passionnés. Il fallait s’éloigner du trou noir de l’ennui. Aimer de nouveau. Créer de

nouveau. Et je vous ai rencontré.

À travers vous, je pouvais apercevoir la complexité de notre humanité.

Ses drames, ses déchirements, mais surtout sa beauté.

Alors, j’ai raconté ce que j’ai vu et ce que j’ai senti.

Ce que vous m’avez dit et ce que j’en ai lu.

J’ai voulu témoigner de notre rencontre.

Le reste vous appartient, je n’en dirai pas plus.

185

Aujourd’hui, les cœurs sont apaisés.

On peut enfin admettre que ce fut une belle essayade.

186

Chapitre 7

Rue Sherbrooke

187

Laissant le site montréalais disparaître dans le rétroviseur, François arriva à

l’aéroport. Immobilisé dans l’interminable file d’attente qui menait au contrôle de

sécurité, le bâtisseur en profita pour appeler l’équipe à Las Vegas. « Vu le temps que

ça prend, j’ai l’impression que je vais rater l’avion. Commencez sans moi, je vous

rejoindrai. Oui, je les lui ai montrés ce matin, il était content. Il m’a donné des idées

pour le parcours du spa et il va falloir aménager l’espace baraka un peu autrement à

cause de la nouvelle segmentation de clientèle. Je vous l’expliquerai. Oui, et avant de

quitter le Studio, je t’ai envoyé les plans et les formes Z par courriel en zip. OK, je te

rappelle quand j’arrive ». Il rangea son téléphone en laissant son regard flotter le

long de la file d’attente. Un homme resté de l’autre côté du cordon de sécurité faisait

des tours de magie pour un garçon attentif de 9 ou 10 ans. Le foulard changeait de

couleur, la pièce de monnaie disparaissait, l’œuf sortait de l’oreille et le garçon

incrédule était bouche bée. Il prépara bien sa question avant d’oser. Il demanda :

« Comment fais-tu de la magie ? ». Le magicien le regarda dans les yeux. C’était du

sérieux, l’enfant allait enfin découvrir la vérité. Il traverserait le miroir.

- Sais-tu garder un secret ? - Oui, répondit le garçon, surpris et légèrement vexé qu’on ose le soupçonner. - Moi aussi !

Le garçon resta interloqué. Les parents s’amusèrent de sa surprise. Avec un léger

décalage, sa grande sœur cessa de pianoter son sms sur le téléphone portable, retira

l’écouteur de son iPod et demanda à la ronde ce qu’il y avait de si comique. Le

magicien avait déjà salué ses amis et tourné les talons. Ses longs cheveux égarés

flottant autour d’un crâne dégarni, il disparaissait dans la foule.

Le bâtisseur sourit. Il se rapprochait de la zone. Il allait enfin embarquer.

Félicia Nexo Bunt - Montréal, le 29 février de l’an -43 avant le Reset

188

Épilogue

189

Félicia était assise à son bureau depuis plusieurs heures. Le soleil miroitait à travers

la collection de boules de verre disposées devant la fenêtre ouverte. On entendait le

son de la trompette du voisin. L’air de l’été était bon. Le quartier faisait la grasse

matinée. Elle savait qu’un vélo passait en entendant les vibrations métalliques

provenant des nids de poule. Des passants allaient se promener au parc Lafontaine,

d’autres se dirigeaient vers la rue Mont-Royal. À côté du chevalet, le grand Arlequin

de bois sembler méditer. Sur le bureau, le profil du petit bouddha de pierre se

découpait dans le soleil. Félicia se laissait bercer par la musique qui venait du fond de

l’appartement. Son fils avait choisi un CD pour l’inspirer, c’était le « Best of » du

Cirque du Soleil. Sans tenter de disséquer le spleen qui montait en elle, Félicia sentait

qu’il s’appelait nostalgie. L’aventure se terminait. Trois ans avaient passé et l’histoire

qu’elle avait racontée était déjà gagnée par la brume.

En décembre 2002, quand le projet s’était arrêté, elle avait refusé qu’il sombre dans

l’oubli et avait décidé d’en reconstituer la mémoire. Après des mois, son idée avait

finalement été acceptée par la haute direction du Cirque et elle avait passé un temps

infini à rassembler des bribes d’information sur le projet de Montréal. Elle avait

consulté les archives de création, fait des entrevues auprès de chacun des participants

du projet et transcrit des kilomètres de notes. Cachée au fond du centre de

documentation du Cirque, elle avait consulté un à un tous les documents d’une

dizaine de grosses boites d’archives de gestion du projet. Elle avait préparé ses

données de recherche à partir de plus de 500 documents du projet et lu au-delà de 140

ouvrages qui lui avait servi à donner forme à ce qui, l’air de rien, était devenu son

oeuvre.

Félicia avait écrit une première version de l’histoire et l’avait donnée à lire aux

participants du projet. Elle avait eu des commentaires polis, d’autres enthousiastes.

Tout le monde avait cherché à reconnaître son personnage. Certains étaient très

surpris de retrouver autant de détails véridiques, d’autres, plus anxieux, voulaient

190

qu’on donne plus de place à leur personnage. Une personne s’offusqua mais tous

furent d’accord sur un point : il s’agissait bien d’eux. Le ton et l’atmosphère étaient

bien les leurs. Pour le reste, peu importe. Qu’une date, un lieu, ou le propos tenu par

un personnage ait été inventé, cela n’avait finalement que peu d’importance.

L’essentiel était là : l’émotion traversait le récit.

Félicia tournait en rond depuis plusieurs jours. Il fallait pourtant écrire la conclusion,

mettre un point final à cette aventure, mais elle s’y refusait. Plutôt que de s’y

consacrer, elle revenait sans cesse sur les trois années qu’elle venait de passer et qui

l’avaient transformée. Laissant son esprit errer, elle replongea encore une fois dans

les temps forts de son cheminement.

Sa toute première rencontre avec Tim avait eu lieu le

1er mai 2002, à l’Umaq. Pour le compte d’Arnaud, il

cherchait des chercheurs. Elle l’avait entendu dire que

le Cirque voulait construire un hôtel de 800 étages,

traverser le miroir et faire un Reset. Ces paroles lui

avaient fait l’effet d’un feu d’artifice et elle avait

compris qu’elle avait enfin trouvé son lieu. Puis

vinrent les rencontres avec Niels, Bart et Nadia…

Autant de personnages forts et vibrants, autant

d’énergie créatrice insufflée. À leur contact, Félicia

retrouvait peu à peu une intense pulsation vitale que la toxicité du monde du travail

avait anémiée, au fil du temps. Quand le projet avait été stoppé, Félicia aurait pu

décider de laisser tomber. Elle avait plutôt choisi de persister et de raconter l’histoire.

Pour contrer l’oubli. Pour témoigner de l’expérience, pour valoriser ces

connaissances. Pour apprendre. Et surtout, pour vivre son rêve passionnément.

191

Le ciel s’était ennuagé. La lumière qui filtrait à travers les boules de verre était

devenue plus douce. Le petit bouddha de pierre semblait avoir changé d’expression.

Les larmes, sans doute.

Post Scriptum

J’ai fini par retrouver les fameux documents que je voulais vous montrer le 2

décembre 2002. Avec ce qui s’est passé ce jour-là, vous comprendrez que je n’y aie

plus songé. Il s’agit vraisemblablement de faux poèmes orientaux ou plutôt de

poèmes du genre Koan dont l’auteur est très certainement occidental. Vraiment

particulier. Comme si l’auteur avait voulu faire un clin d’œil à quelqu’un en se

glissant dans une peau métaphorique pour pouvoir ensuite placer un miroir

circassien devant ses lecteurs…

J’ai également mis la main sur un texte plus récent qui porte un regard particulier

sur le fameux site de la rue Sherbrooke, il s’intitule « Les clés bleues ». Je ne crois

pas qu’il soit du même auteur. Dans ce texte-là, l’auteur tente de nous faire croire

qu’une simple clôture devrait en fait être élevée au rang de monument historique. Je

ne vois pas pourquoi mais, enfin. Chacun ses goûts.

Personnellement, je n’ai rien analysé, je vous transmets tout cela simplement pour

mémoire. FNB

192

L’art de la rencontre et du malentendu

193

ous la fine pluie d’avril, le soigneur promenait son hippopotame dans l’enceinte du jardin Guilbault. Il était inquiet car depuis leur arrivée, l’animal avait pris froid et, bien que son maître le lui ait interdit, il ne mangeait plus que les bourgeons des grands lilas du propriétaire. Celui-ci vint à passer et vit disparaître dans la gueule de l’hippopotame une

immense gerbe de lilas blanc. Furieux, il somma le soigneur de remettre l’animal dans sa cage. Le soigneur, qui ne comprenait pas la langue que parlait Monsieur Guilbault, mit la main à son turban et en sorti un morceau de papier. Il le déplia en découvrant de minuscules billes noires qu’il présenta à l’homme en colère. Insulté, le propriétaire balaya le papier du revers de la main et les billes furent perdues. Il avait déjà tourné les talons alors que le soigneur tentait encore d’arrêter les dégâts que faisait l’hippopotame, cette fois dans les lilas parme. Le cirque continua sa tournée nord-américaine puis sombra dans l’oubli. À l’époque des moiteurs, Monsieur Guilbault reçu les honneurs de la municipalité. Plus tard, Montréal flamboya avant de sombrer dans une blancheur silencieuse. Par un pâle matin de printemps, Monsieur Guilbault alla inspecter son domaine. Il passa dans le sentier des lilas et fut très surpris de constater que le jardinier avait fait de nouvelles plantations sans son autorisation. Il s’en alla trouver le vieux qui lui jura qu’il n’y était pour rien. Les deux hommes retournèrent au sentier des lilas. Partout, flamboyaient de larges bouquets de fleurs circassiennes vermillon et safran au feuillage velours et au parfum d’épices.

194

La présence créatrice

ou le trou noir

195

onsieur Guilbault travaillait depuis l’aurore, veillant à ne gaspiller aucune des précieuses minutes qui lui servaient à accroître sa richesse. Rosissant d’aise, il jouissait de la flatterie. Le bruit courait en ville que le maire du moment verrait

d’un très bon oeil qu’il devint échevin. À force de labeur et d’acharnement, il avait donc réussi et la chose commençait enfin à se savoir. Impressionné par sa propre magnificence, il alla se faire admirer, bien décidé à servir d’exemple. Il décida de faire le tour de son domaine. Arrivé près du campement des roulottes, il fut fort agacé de voir, ici et là, les acrobates, les contorsionnistes, les jongleurs, l’équilibriste et la fildefériste allongés dans l’herbe, heureux et nonchalants. Ne devraient-ils pas répéter, encore et encore, pour la représentation de ce soir ? Courroucé, il s’en fut trouver le directeur du cirque pour l’informer que ses employés se croyaient en vacances. Monsieur Guilbault ne voulait surtout pas voir ses recettes baisser. N’ayant pas trouvé le directeur, il revint sur ses pas tancer les gens du cirque mais ils avaient disparu. Le spectacle, ce soir-là, fut acclamé debout. Les autres soirs aussi et même en matinée. Un matin du mois d’août, Monsieur Guilbault reçu un bristol l’invitant à la soirée mondaine donnée par Monsieur le Maire. Anxieux, il prépara un discours compliqué, qu’il répéta cent fois seul devant son miroir. Dans le salon d’honneur, il avait les mains moites et la gorge nouée. Grimpant sur le podium où le maire l’invitait, il resta un moment interdit et figé. À la stupeur générale, quand il ouvrit la bouche, rien n’en sortit du tout. Un brouillard comateux l’avait tétanisé. Après cette défaite, on ne le revit plus. Quand le maire en parlait, il disait en riant : « C’est un clown qui s’ignore, il nous a sidérés. ».

196

Les clés bleues

Il faut passer devant à 20 km/heure minimum pour que les images se relient au

fond de la rétine afin de former une trame et un mouvement relativement fluide.

Avec beaucoup de difficulté, à cause de la circulation, il était possible d’y parvenir,

quand la synchronisation des feux le permettait. Mais il restait un obstacle majeur.

Le manque de recul. Il aurait fallu pouvoir faire au moins une vingtaine de pas en

ligne droite, en mode passe-muraille, dans l’ancienne École du Meuble, coin St-

Urbain et Sherbrooke. Une fois cette perspective établie, à laquelle il fallait

absolument rajouter la vitesse des 20/km heure à accélération maximale entre les

feux de circulation de la rue St-Urbain et ceux de l’avenue du Parc, il aurait été

possible de les voir se transformer à un rythme suffisamment rapide pour que ça

fasse vrai.

L’alternative consiste à photographier en

couleur chacun des panneaux, en prenant

soin de conserver le même angle de prise de

vue et la même distance pour capter chaque

clé. Les limites d’un tel procédé résident dans

la bonne volonté des éléments. Par exemple,

si le vent est fort et que le ciel est clair, il faut se méfier des quelques nuages qui

pourraient venir perturber la lumière pendant la prise de vue. Par ailleurs, si celle-ci

a lieu l’hiver et que la neige s’est déposée sur le trottoir ou pire, du côté du

stationnement, derrière les panneaux, le photographe devra tenir compte des taches

claires, provoquées par la neige, sachant qu’elle ne se sera sans doute pas déposée

de manière uniforme aux pieds de chacun des panneaux. Des choix esthétiques

197

devront alors être faits qui viendront éventuellement affecter l’angle de la prise de

vue afin de montrer ou de cacher la neige.

Les photos d’archives pourraient confirmer la date de leur installation mais, posées

pour délimiter un terrain vague, elles font l’effet d’avoir toujours été là. N’ayant

vraiment rien à envier aux autres clôtures urbaines, elles rythment un court moment

du quotidien de milliers de personnes en offrant silencieusement leur accent tonique

aux Montréalais de passage. Leur concepteur était certainement un amateur de Jazz,

un sensuel affiché, un médium vibrant à l’univers urbain des années soixante ou

soixante-dix, cette époque inspirée d’où émergerait l’Expo 67 puis les Jeux

Olympiques.

Les clés ont toujours enlacé le stationnement municipal installé sur le terrain vague.

Tout au sud, le toit rouge de la petite église anglicane marquait bien le secteur. À

l’ouest, il faut imaginer une ruelle sur laquelle on a depuis construit des habitations

privées. Au nord, de l’autre côté de la rue Sherbrooke, l’ancien bâtiment où les

inspirateurs du Refus Global venaient étudier. À l’est, la pente de la rue St-Urbain,

qui croise les rues Président Kennedy, Maisonneuve et Ste-Catherine, glissant

doucement vers le fleuve. Avec un peu d’imagination, on peut même apercevoir les

clés version XIXe siècle, embrassant le jardin Guilbault qui occupait alors les lieux.

Elles étaient bleu métro-de-Montréal. Avec les saisons, elles se sont délavées et des

éclats du contre-plaqué des panneaux se sont soulevés, laissant s’installer la pluie

et la glace. Certaines clés se sont abîmées, plusieurs panneaux ont été graffités mais

aucun n’a finalement été remplacé. La clôture s’est tout simplement fondue dans le

tableau urbain de la rue Sherbrooke sans que personne n’y prête attention. Elles

sont devenues parfaitement invisibles.

198

C’est en passant en voiture au début de l’automne 2003 que je les ai aperçues pour

la dernière fois. Elles se sont imposées à moi comme un flot sonore nous envahit

quand on allume la radio sans prendre soin d’ajuster le volume auparavant. La

surprise est attendue mais rien ne la prévient. Le choc est neuf et intense chaque

fois, au moins pendant les quelques fractions de secondes qui précèdent le geste,

celui qui permettra au conducteur de supporter la suite.

Les notes de cette partition de contre-plaqué m’ont envahi d’un seul regard ce

matin-là. Les clés avaient disparu.

199

6. Étude de cas : La culture circassienne

Dans le processus de mémoire et de théorisation (voir le chapitre 4 Méthodologie,

figure 2), les phases de l’élaboration de l’ethnographie et du récit sont maintenant

complétées. La théorisation débute avec la première partie de l’étude de cas qui porte

sur l’examen de la culture circassienne. Elle sera suivie par une seconde partie

centrée sur l’examen des pratiques, au chapitre suivant. Il est à noter que ce volet de

la théorisation fait parler les données empiriques en leur fournissant un éclairage qui

est complémentaire aux repères conceptuels et théoriques posés en début de

recherche. Le recours à ces référents conceptuels à postériori a pour but plus de

charpenter l’interprétation, en la soutenant d’un point de vue majoritairement

anthropologique et sociologique, comme le lecteur le constatera en consultant les

références. Il s’agit donc bien d’une description empirique à partir de laquelle j’ai

dégagé une interprétation que j’ai appuyée par certaines propositions qui m’ont

semblées incontournables.

6.1 Vue d’ensemble

« Les managers et moi, on a écouté le même Genesis, donc on a des affinités… ».

C’est à travers ce simple commentaire, apparu en filigrane dans le discours d’un

artiste, qu’apparaît la singularité de la communauté émotionnelle (Maffesoli, 1988)

des bâtisseurs circassiens.

En 2002, regroupés autour d’un projet architectural d’envergure, des architectes, des

concepteurs, des gestionnaires et des financiers, formant une constellation de

créateurs et de managers, ont voulu innover en créant un lieu à leur image : un

caravansérail urbain destiné aux classes créatives (Florida, 2002) de la planète.

200

À l’invitation du président fondateur et chef de la direction du Cirque du Soleil, Guy

Laliberté, cette tribu de bâtisseurs a conçu un Complexe Cirque -un hôtel, un spa, des

restaurants, une salle multimédia, etc.- qui devait être construit au centre-ville de

Montréal, avec l’ambition de faire de ce lieu une destination festive de calibre

international et le premier prototype des réalisations de ce genre pour l’entreprise. Ce

protoype exploratoire, issu de la recherche et développement allait être à l’origine de

nouveaux concepts de lieux, d’espaces festifs, de modes de vie (manger, dormir, se

vétir, se soigner, se divertir, etc.) et de divertissement. À partir d’esquisses imaginées

et testées à Montréal, les concepts seraient développés puis implantés ailleurs sur la

planète. À la fin de l’automne 2002, les plans et le programme de ce laboratoire

créatif étaient prêts mais le contexte politique québécois et canadien était devenus

moins favorables et même si l’engagement des ministères était bel et bien confirmé, il

ne se matérialisait pas. Le Cirque attendait ses partenaires et voyait les risques

augmenter. Juste avant le début de la construction, à l’issue de la phase de

conception, le Cirque du Soleil a décidé de ne pas aller de l’avant à Montréal, ceci

afin de gérer les risques. En décembre 2002, ce projet, qui incarne aujourd’hui une

époque charnière pour l’entreprise, celle du « Prologue du Tome II » a alors pris fin.

Moins de deux mois après la fin de cette initiative de recherche et développement

unique, les concepts développés pour le Complexe Cirque de Montréal ont été

transférés à d’autres projets en démarrage, qu’ils ont alors inspirés, comme ils le font

encore aujourd’hui.

Les pratiques de création et de management, exercées au cours de ce projet de

recherche et développement, révèlent un art de vivre, une éthique de l’être-ensemble

(Maffesoli, 1988) dont les formes sont labyrinthiques et paradoxales. La présente

recherche met en lumière ces pratiques novatrices à travers les écrits, le discours, les

images et la relation d’événements auxquels les jeunes bâtisseurs et la chercheure ont

participé. Rythmé par des regards individuels qui font contrepoint à une année de

scènes collectives passionnées, le processus au sein duquel ces pratiques ont émergé

201

donne à voir une des forces d’attraction de la nébuleuse circassienne : celle des

bâtisseurs.

Avec pour toile de fond la jet set hyper-nomade (Attali, 2003) occidentale du XXIe

siècle, les pratiques récentes de la tribu des bâtisseurs circassiens constituent un

exemple concret d’activités d’innovation artistique. Menées par l’entreprise qui

occupe le premier rang mondial dans l’industrie des arts du cirque, ces pratiques sont

à l’image d’un courant de la génération montante qui cherche à réenchanter le monde

en adoptant un mode de vie où créativité et quête du plaisir par la fête sont devenus

les leviers d’une activité d’affaires de premier plan.

Outre la conjonction atypique entre l’art et le monde des affaires qui a donné

naissance à une véritable industrie, les pratiques des bâtisseurs ont d’autant plus

d’intérêt qu’elles seraient l’expression la plus avancée des nouveaux modes de

production et des nouvelles relations d’emploi engendrées par les récentes mutations

du capitalisme (Menger, 2002). En levant le voile sur la tribu des bâtisseurs, la

présente recherche livre du même coup un ensemble de messages destinés autant aux

créateurs qu’aux gestionnaires, qu’ils fassent partie de la constellation circassienne ou

non. Comment gérer de manière plus créative ? Quelles sont les attentes d’une grande

entreprise du marché du divertissement international face aux artistes qui sont invités

à y collaborer ? Pourquoi le manager devrait-il protéger la fragilité des créateurs ?

Quel langage adopter avec un manager pour être entendu ? Autant de questions

auxquelles ce qui suit tente de répondre, autant d’apprentissages possibles destinés à

encourager la créativité de la communauté humaine.

Les sections qui suivent portant sur les pratiques circassiennes sont organisées

comme suit : la première section traite du rôle que jouent les pratiques collectives

comme moyen d’apprentissage pour l’entreprise. La deuxième et la troisième section

décrivent le regard que j’ai posé sur la dynamique de création par l’entremise des

202

notions de lieu et d’espace ainsi que de projet et d’œuvre. La quatrième section

amorce l’entrée dans la culture des bâtisseurs circassiens, d’abord par la présentation

des deux grands sous-ensembles culturels étudiés : les artistes et les managers et,

ensuite, par le survol de ses ancrages. Dans la cinquième section, les pratiques sont

dévoilées, à travers une typologie articulée autour des grands thèmes qui traversent la

culture.

6.2 Les pratiques collectives : vecteur d’apprentissage organisationnel

Dans les projets de création artistique d’envergure, l’univers des créateurs et celui des

managers sont amenés à se rencontrer et à collaborer à la réalisation d’une œuvre,

qu’elle soit muséale, architecturale, musicale, cinématographique, théâtrale,

multimédia, etc. À travers cette collaboration émergent des pratiques collectives qui

sont autant de connaissances utiles pour l’action, construites dans et par l’action1, au

sein même de la dynamique de création devenu lieu d’apprentissage. C’est en tant

qu’acte social (Salzmann, 2000) de co-création (Nonaka, Toyama et Scharmer, 2001)

que les pratiques présentées ci-après sont comprises. En tant que telles, elles sont

susceptibles d’agir comme vecteur d’apprentissage organisationnel, donnant à voir les

bribes d’une culture multiple aux contours mouvants.

Cet acte social de création et de management est un acte de création de connaissances

(Nonaka et Takeuchi, 1995), traversé par des épisodes de conversations, d’échanges

et de dialogues de toutes sortes. On crée en interaction, au sein d’une communauté

qui accueille les diverses propositions et s’entend parfois sur des représentations

collectives à partir desquelles le sens sera véhiculé au sein de la communauté et dans

l’entreprise. Cette dynamique de co-création de connaissances s’inscrit dans un

1 Ou connaissances « actionnables » au sens de Schön et Argyris, dans Avenier (2000) « Ingénierie des pratiques collectives, La cordée ou le quatuor », L’Harmattan, coll. L’Ingénium, Paris, p.20.

203

contexte. Autrement dit, elle est située par rapport et en lien avec un contexte qui

devient le lieu d’où émerge la connaissance (Nonaka, Toyama et Scharmer, 2001).

6.3 Le lieu et l’espace

Bien que trente rayons convergent au moyeu

c’est son vide médian qui fait avancer le char.

Les vases sont faits d’argile,

mais c’est du vide interne que dépend leur usage.

Une maison est percée de portes et de fenêtres,

mais c’est le vide encore qui permet l’habitat.

Ainsi, l’être a des aptitudes

que le non-être emploie .

Lao Tseu2

En écho à la métaphore de la sphère évoquée dans la philosophie occidentale

(Sloterdijk, 2002) pour traiter de limites, de frontières, d’englobement ou encore de

perméabilité, la philosophie orientale (Chia, 2003) aborde le concept de lieu comme

un creuset, (le contenant), au sein duquel peuvent émerger des connaissances (le

contenu) qui occupent l’espace offert par le lieu. C’est la cruche qui retient le liquide

pour étancher la soif. Ce sont les mains tendues qui accueillent l’autre dans ses bras.

C’est le silence dans l’intervalle entre deux sons d’une musique3, le vide et le plein

dans une sculpture, le stade de football et son terrain au centre.

Alors que les artistes savent que la qualité du lieu est critique pour la qualité de leurs performances, il semble évident que les entreprises se concentrent aussi sur la création de configurations de lieux, au sens large, qui permettent au système de perfomance corporative d'évoluer constamment et de se développer. Pourtant, après environ une décennie de discussions sur la gestion des connaissances et l'apprentissage

2 Voir http://www.aroots.org/notebook/article109.html, site de ressources en architecture qui réfère à cet extrait tiré du Tao Te King. 3 Comme l’avait compris Sacha Guitry : « Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui ».

204

organisationnel, nous ne comprenons toujours pas en profondeur et véritablement comment diriger et organiser la création de connaissances profondes et l'innovation soutenue. ... Nous croyons que le facteur le plus important qui agit sur la création de connaissances est la qualité du lieu. (Nonaka, Toyama et Scharmer, 2001).

Le lieu dont il est question est évidemment physique, concret et tangible. Il est parfois

choisi par les bâtisseurs, comme il leur est aussi imposé. Par exemple, ils travaillent

officiellement au siège social mais ils quittent ce lieu pour se réfugier chez un des

leurs quand ils manifestent leur dissidence.

Comme dans toute entreprise humaine, le lieu habité n’est pas que physique. Il est

aussi relationnel, tissé à travers les interactions entre les bâtisseurs et par celles qu’ils

ont avec leur environnement. C’est le lieu des échanges, du collectif, fait du

bouillonnement des conversations et de la tension exprimée lors les frictions.

Outre ces territoires physique et relationnel, les bâtisseurs possèdent aussi un

sanctuaire invisible d’où émerge la création. Logé dans l’intime de chacun, il s’agit

de leur intériorité individuelle et collective, un état d’esprit qui favorise ou freine la

créativité et l’imagination. C’est la source de la création, l’intelligible universel

(Scharmer 2000a, 2000b et 2000c). Individuel, c’est un processus interne qui permet

d’accéder à l’essence, à la source des idées, pour ensuite leur donner une forme4.

Collectif, c’est le sentiment de transcendance partagé, un fluide, une vibration qui

traverse, une connivence extraordinaire (Avenier, 2000) qui nourrit et apporte du

plaisir à ceux qui y participent (Csikszenmihalyi, 1990).

4 Cette forme procède d’un mouvement de l’esprit, une prise de conscience de ce qui habite l’intériorité. Elle est décrite par Scharmer (2004) comme « modèle U », par Nonaka et Takeuchi (1995) comme modèle de création de connaissances en spirale, par Anzieu (1992) en tant que cycle de création et par Varela (Scharmer, 2000b) en tant que mouvement en trois temps permettant d’accéder à la source de l’innovation en captant l’expérience.

205

Si la littérature fait mention de lieu physique (l’environnement), de lieu relationnel

(les liens qui se tissent entre le Je et le Tu (Buber, 1992)) et de lieu créatif ou spirituel

(l’émergence de l’Être s’inscrivant dans le Tout (Scharmer 2004, 2000c, Darsoe

2004, Wilber, 2000)), la nature du projet étudié ici appelle à proposer un autre type de

lieu : le lieu poétique.

On trouve en effet chez les bâtisseurs un territoire rarement valorisé hors du monde

des arts: leur territoire poétique issu de l’imaginaire. Cet art de la création artistique

qu’exercent les bâtisseurs circassiens est un savoir-faire clé de cette entreprise qui

valorise l’art et qui tient à respecter l’intégrité artistique des œuvres qu’elle produit.

Le lieu poétique est de ce fait reconnu et protégé dans l’environnement circassien en

tant que source potentielle de nouveaux produits et services.

6.3.1 L’articulation du lieu

Le projet Complexe Cirque de Montréal a pris forme, dans l’imaginaire de ses

concepteurs, à partir de ce que j’ai pu repérer comme étant quatre grandes sources

d’influence dont les idées maîtresses ont convergé, créant un courant qui a irrigué la

culture circassienne, marquant ainsi la conception du lieu. Ces sources sont le site de

construction et son histoire propre, l’univers poétique du surréalisme, la culture du

peuple qui allait vivre dans le lieu à construire ainsi que la vision du guide, Guy

Laliberté, président fondateur du Cirque du Soleil et producteur du projet.

6.3.1.1 Le site

À partir de recherches historiques effectuées par l’équipe de création, certains

moments-clés de l’histoire de Montréal sont devenus des repères porteurs de sens

pour eux : (1) le retrait de la mer de Champlain, il y a environ 8200 ans5, qui, en

découvrant une terre de grande fertilité, a laissé des traces sous forme de ridules,

5 Voir http://www.ggl.ulaval.ca/personnel/bourque/s3/retrait.glaces.html

206

comme par exemple le terrassement de la côte Sherbrooke qui s’appuie sur le plateau

du Mont-Royal. (2) Pendant une partie du 19e siècle, l’espace était occupé par de

grands jardins paysagés appartenant à Monsieur Guilbault. C’est lui qui fit venir le

premier cirque à Montréal. Au nombre des animaux, figurait un hippopotame. (3)

Dans les années 40 et 50, à l’école du Meuble, les artistes automatistes, s’inscrivant

dans le mouvement surréaliste, signent le manifeste du Refus Global. Dans les années

60, un artiste catalan s’installe à St-Hilaire. C’est Jordi Bonet. Une de ses œuvres

monumentales, la murale installée au Grand Théâtre de Québec, porte son propre

refus, une inscription gravée comme une déchirure : « Vous êtes pas tannés de

mourir, bande de caves ? » (4) Plus près de nous, en 1976, quelques jours avant

l’ouverture des jeux olympiques, le maire Jean Drapeau fait détruire toutes les œuvres

de l’exposition Corridart disposées le long de la rue Sherbrooke, elles critiquaient la

politique du maire.

6.3.1.2 Le surréalisme

Le cirque, tel qu’il s’incarne dans les spectacles du CDS, est fortement influencé par

une poétique surréaliste. La libre association des thèmes de l’hippopotame et de Jordi

Bonet à celui du cirque est en soi, une pensée surréaliste. C’est devenu le déclencheur

de l’histoire du projet imaginée par l’équipe de création. Un des éléments clés du

projet est l’idée de la traversée du miroir, celui d’Alice au pays des merveilles, celui

de Cocteau qui s’y retrouve plongé en voulant le franchir. C’est l’accès à l’autre

monde, à ce qui ne se voit jamais.

6.3.1.3 La culture circassienne

L’équipe de création s’est donné le projet d’utiliser son propre mode de vie comme

repère initial à partir duquel faire découler les attributs culturels qui allaient nourrir le

contenu. C’est à partir de leur quotidien qu’ils voulaient donner une âme aux activités

qui auraient eu cours dans le lieu. L’équipe de création s’est baptisée « le premier

207

cercle des Milouds ». Ils ont fait des fêtes, ils ont imaginé la vie des Milouds dans ce

lieu et en ont conçu une cinquantaine de concepts : comment manger, comment

dormir, comment fêter, comment se laver, comment participer, comment rencontrer,

comment acheter, comment se vêtir, etc. Autant de façons de faire qui allaient guider

les activités de la programmation du Complexe. Évidemment influencés par la culture

circassienne, ils ont tramé dans leur tissu culturel en gestation les sources premières

d’influence circassienne : le nomadisme, les gens du cirque étant des gens de voyage,

et leurs lieux privilégiés, les caravansérails. Associés au nomadisme des gens du

cirque, leurs origines et leurs parcours, souvent marginaux, sont associés à une

expression artistique, certes, mais surtout autonomes. Outre leurs racines, ils sont

libres d’attaches, de référents, de dogme, de religion, de politique ou encore de pays ;

ce sont des Roms de luxe dont l’art de la fête est le premier et le plus grand. Ces fêtes

sont mises en scène, théâtralisées, transformées en spectacles, toujours changeantes,

jamais figées, elles sont le mode d’expression privilégié du peuple des Milouds. En

ce sens, ils sont les spect-acteurs du projet et de ce qui se vit dans le Complexe, leur

caravansérail.

6.3.1.4 La vision

Pour que le projet soit à la hauteur des attentes et des audaces, il lui fallait non

seulement des ancrages montréalais forts, mais également un enracinement dans les

valeurs qui l’irriguent. Ces valeurs humanistes se déclinent autant, sinon plus, sous

l’angle social que par le plan d’affaires, bien que ce volet d’implication

communautaire plus locale soit souvent occulté de l’image publique de l’entreprise

par l’ombre que peut représenter pour certains sa réussite depuis 20 ans. En tentant de

faire du projet un levier d’affaires pour le milieu des arts, en cherchant l’adhésion de

l’administration publique pour mobiliser les acteurs autour de cette vision audacieuse,

le Cirque du Soleil, et tout particulièrement Guy Laliberté, a certainement entrevu la

capacité de l’entreprise d’être un véritable acteur social, pour catalyser et faire

208

évoluer un milieu, celui de la création –toutes disciplines confondues-, pour en faire

une industrie capable de répondre aux attentes des classes créatives.

Comme nous le verrons en détail dans les pages qui suivent, cette vision s’est

traduite, en matière d’éducation, par un partenariat avec l’Université du Québec à

Montréal. Du point de vue écologique, par un bâtiment autonome générant la chaleur

et le froid, recyclant l’eau et produisant une partie des aliments consommés sur place.

Du point de vue culturel, la programmation prévoyait des espaces pour accueillir des

artisans québécois, des artistes en résidence et exposer des œuvres. En matière

économique, la présence du Complexe allait faire de Montréal une des dix

destinations les plus recherchées à travers le monde alors que les opérations du

Complexe auraient entraîné une création d’emploi importante, incluant des emplois

pour les personnes handicapées. Au niveau politique, les partenariats stratégiques

envisagés auraient canalisé l’énergie des trois paliers de gouvernement autour d’un

projet mobilisateur pendant 10 ans. Au niveau social, outre les emplois pour les

personnes handicapées, l’implication du Complexe dans le milieu devait se

concrétiser par de la nourriture fournie gratuitement via l’église voisine du site et des

chambres d’hôtel réservées aux sans-abri et à d’autres personnes dans le besoin.

Finalement, du point de vue affaires, le CDS aurait bénéficié de ce laboratoire de

recherche et développement en y élaborant ses nouveaux concepts, pour pouvoir

ensuite les matérialiser ailleurs dans le monde, dans d’autres complexes. Montréal

aurait été le cœur de cette création, tout comme le Studio (le siège social construit

dans le quartier St-Michel) est le cœur de la création des spectacles du CDS.

6.4 Le projet et l’oeuvre

Par essence, un projet vise un but, se réalise à travers un processus qui permet

d’arriver à un résultat et il met à contribution des personnes qui jouent des rôles plus

ou moins définis (Boutinet, 1993). Le processus est en général connu, à moins que le

209

projet ne vise justement à inventer ce processus. Les projets d’innovation de type

recherche et développement suivent minimalement ces mêmes balises.

Le projet du Complexe Cirque de Montréal est considéré par les acteurs y ayant

participé comme un projet de recherche et développement multidisciplinaire. Ce

projet alliant l’architecture à la restauration et l’hôtellerie ; les arts du cirque à ceux

de la rue ; les arts plastiques, le multimédia, et l’artisanat à l’éducation et à la

recherche comporte, outre ce métissage disciplinaire, un caractère spécifique : les

oscillations de son processus organique, procédant à des allers-retours fréquents entre

le contenant qui devait être créé (un édifice) et le contenu qui devait l’habiter (les

activités programmées, l’animation).

Ces mouvements entre le projet (la projection de ce qui doit être réalisé et le

processus pour y parvenir) et l’œuvre (le résultat, l’incarnation de la vision) ainsi que

les allers-retours entre le contenant et le contenu constituent la pulsation de fond qui

rythme la dynamique de création du projet Complexe Cirque de Montréal, comme le

montre la figure suivante.

Figure 7 Composantes de la dynamique de création

Contenant

Contenu

Projet Oeuvre

210

6.5 La culture comme processus

À la base, le processus de création de cette tribu des bâtisseurs en est un de

conception architecturale. Dans l’esprit de cette éthique de l’être-ensemble, les

bâtisseurs ont participé à un processus fluctuant dans l’action et réflexif. Ils ont

souhaité se servir de leur propre mode de vie pour orienter l’architecture et définir les

services qui seraient mis en oeuvre dans le bâtiment. Les bâtisseurs ont tenté de

donner naissance à une culture, celle des Milouds, à partir d’un regard qu’ils ont posé

sur leurs us et coutumes, dans le but de pouvoir la traduire en expériences à faire

vivre aux visiteurs, en atmosphère à concevoir, en émotions à susciter. Pour y arriver,

ils ont capté leur propre mémoire et l’ont intégré au processus créatif comme l’une

des sources nourrissant la conception de l’œuvre à bâtir.

6.5.1 La culture des bâtisseurs circassiens

Une culture est un ensemble d'hypothèses tacites sur le monde et sur ce qu'il devrait être partagées par un ensemble de personnes et qui déterminent leurs perceptions, leurs pensées, leurs sentiments et, jusqu'à un certain point, leurs comportements observables. La culture se manifeste à trois niveaux ; le niveau des hypothèses tacites profondes qui sont l'essence de la culture ; le niveau des valeurs affichées qui reflètent souvent l'idéal d'un groupe et l'image qu'il veut présenter et le niveau des comportements quotidiens qui représentent un compromis complexe entre les valeurs affichées, les hypothèses de fond et les exigences qu'imposent une situation. (Schein, 1992, p.3)

Cette définition de la culture permet d’éclairer le quotidien des bâtisseurs circassiens

en le considérant comme la source des manifestations de la culture.

La tribu des bâtisseurs circassiens qui a œuvré à la conception du Complexe Cirque

de Montréal englobe deux sous-groupes aux traits culturels distincts : les artistes -ou

créateurs- d’une part et les managers d’autre part. En conjuguant leurs cultures

respectives dans l’action, à travers succès et échecs, ils ont développé un certain

211

nombre de pratiques communes, tout en conservant des pratiques respectives fort

différentes. Au fil des jours, à force de les côtoyer et d’interagir avec eux, j’ai

esquissé leur profils respectifs afin de mieux les comprendre et être en mesure de bien

communiquer, c’est-à-dire établir et maintenir le dialogue avec chacune des

personnes des deux groupes. Ces ébauches sont présentées ci-après.

L’équipe de création était constituée de personnes correspondant largement au profil

de l’artiste (le créateur, l’auteur) et les membres de l’équipe de management à celui

des gestionnaires (le producteur, le diffuseur). Dans le cas présent, à part le fait qu’ils

travaillent au sein du même projet, tout les distingue. Si l’on considère chacun des

profils comme un pôle, on trouve évidemment certains individus dispersés le long du

continuum mais, malgré tout, leur univers de référence, leurs processus de travail,

leurs outils, leurs principaux atouts ainsi que les règles d’or qu’ils respectent et qui

agissent comme leitmotivs sont largement différents, comme le montre le tableau

suivant.

212

Tableau II Profil des artistes et des managers

L’artiste Univers Manager Création (recherche, conception, production)

Processus Gestion (projet, finances, risques, clients, RH,…)

Rencontre Conversation Informel Organicité

Modes d’interaction Relation d’affaires Partenariat Formel Structure

Modèles, maquettes Images, croquis Photos, vidéo Plans d’architecte

Outils de conception, de communication, de

décision

Plans d’affaires, stratégique, de projets Estimés, budgets, contrats États financiers Organigramme

Vision Concept Imaginaire Ressentir

Atouts Vision Argent Place dans l’industrie Décisions stratégiques

Faire prévaloir l’intégrité artistique La création est collective

Règle d’or Créer de la valeur (Top-of-Mind Share, $)

C’est à partir de l’observation du terrain que peu à peu, les profils se sont cristallisés.

En regardant les gens travailler, j’ai pu identifier leurs outils. En notant la teneur de

leurs propos, les thèmes de discussion et leurs préoccupations, j’ai pu comprendre

leurs modes d’interactions, leurs domaines d’intervention qui sont autant d’atouts, de

même que les règles et principes sous-jacents auxquels ils se raccrochent dans le fil

de leur processus de travail. Chacun de ces points est illustré en détail et en situation,

à travers la description des pratiques, dans le chapitre suivant. Pour l’instant, en guise

d’introduction, notons simplement qu’à partir de ce constat, dans le but d’établir une

communication efficace, j’ai également identifié les modes de communication qui

semblaient les plus fréquents au sein des deux sous-ensembles et ceux qui semblaient

être les plus appréciés. Lors des rencontres, j’ai tenté d’en tenir compte et d’adopter

213

dans mes échanges les modes de communication susceptibles d’être les plus efficaces

en fonction du profil de l’interlocuteur. J’ai de ce fait, développé une certaine

capacité d’interprète qui traduit en direct le discours des uns envers les autres. Cette

capacité à se fondre, à faire le caméléon, s’est révélée très utile pour comprendre les

deux groupes.

Tableau III Les modes de communication

L’artiste Manager Présenter la vision Susciter l’émotion Toucher

Intention

Présenter les bénéfices Susciter l’adhésion Convaincre de l’intérêt

Une bonne histoire Images

Langage

Un discours articulé Schémas

Évocation Illustration

Moyens

Faits Chiffres

Poésie Induction

Démarche de présentation de la proposition

Rationnalité Déduction

Oeuvre

Nature de la proposition

Instrument d’aide à la décision

Les deux profils et leurs modes de communication privilégiés que j’ai pu identifier

comportent un ensemble de traits qui m’ont permis d’entrevoir les éventuels motifs

de certains différends et divergences d’opinion. En effet, les artistes, comme les

managers, font partie de communautés de pratique distinctes, comme le chapitre

suivant le montre de manière détaillée.

Un bref portrait synthèse est mainenant esquissé, en vue de présenter le profil des

artistes et des managers du projet Complexe Cirque de Montréal. Ce survol

214

amalgame des éléments de contenu qui sont détaillés à travers l’examen détaillé des

pratiques, autrement dit en situation, dans le chapitre suivant.

6.5.2 Les artistes / créateurs

Les artistes circassiens ont des métiers de création. Ils sont architectes, concepteurs et

idéateurs. Ils ont pour tâche de créer un lieu qui suscitera l’émotion. Ils s’expriment

par le récit, en utilisant un langage poétique rempli d’évocations, d’images et de

métaphores. En artistes, ils se sentent fragiles, ils vibrent à leur environnement et par

leur rapport à l’environnement, ils cherchent à rejoindre, à toucher, à faire vivre une

expérience. Pour y parvenir, ils se mettent eux-mêmes dans des états de conscience

particuliers, associant la beauté à la fête, en provoquant les sens par le choix du lieu

physique, par l’environnement sonore et musical, la conversation, le partage du

moment avec l’autre, par la nourriture, les images, l’altération de la conscience par

des substances psychotropes, etc. Autant de gestes posés dans leurs espaces physique,

relationnel, imaginaire et poétique pour vivre en état créatif. Les artistes tentent

d’expliquer aux managers l’avancée de leurs travaux, ils cherchent le terrain

commun, mais ils sortent parfois des moments d’interaction avec le sentiment

archétypal d’être peu écouté et certainement incompris.

6.5.3 Les managers

De leur côté, les managers circassiens vivent dans un univers d’affaires, centré sur la

création d’une valeur avant tout économique mais également sociale et culturelle,

inscrite dans un contexte politique et susceptible de participer au développement de

toute une industrie. Dans cet univers, on privilégie les finalités claires, la prise de

décision efficace, la rentabilité et les bénéfices. Tenant les cordons de la bourse mais

ne réalisant pas soi-même les œuvres qui se transformeront en produits et services

novateurs, le manager circassien a compris ce qui le distingue de ses pairs vivant hors

de la Circassie. Il a acquis une sensibilité à la nature des œuvres et un respect de bon

215

aloi pour l’acte de création. Il comprend, en général, qu’à trop vouloir contrôler les

idées, il risque de les tuer dans l’œuf. Il parle en faits et en chiffres un langage

rationnel et articulé qui vise à convaincre partenaires et investisseurs du bien-fondé

de l’initiative qu’il met de l’avant. Il est soucieux de pouvoir livrer à temps, dans le

cadre des budgets alloués et le profit est sa plus grande fierté. Il tente de comprendre

les artistes et a du respect pour leur travail mais il sent qu’il ne comprend pas

suffisamment bien leur processus qu’il perçoit comme chaotique, ce qui l’inquiète

parfois.

6.5.4 Les ancrages de la culture

De ce côté-ci du miroir, la Circassie (ou Tcherkessie) est une région célèbre au XIXe

siècle pour la beauté de ses femmes, située au nord-ouest du Caucase, voisine de la

Tchétchénie. De l’autre côté du miroir, la Circassie est une source d’inspiration pour

les surréalistes depuis Alfred Jarry6 et, par calembour, elle désigne aujourd’hui les

gens du cirque et leur territoire imaginaire. Pour eux, « La Circassie est le pays de

l’expression des solutions imaginaires des cultures du Cirque. C’est le lieu où ces

expressions prennent forme7». Jumelés à leurs racines nomades et au référent

symbolique que constitue le labyrinthe, l’art, l’artisanat et l’écologie participent à

nourrir cette culture dont les fibres puisent à des fondements humanistes. Ceux-ci

forment le creuset d’où émanent une éthique ainsi qu’une authenticité dans l’action

caractérisant les services qui devaient être offerts au sein du Complexe Cirque de

Montréal. Ce lieu allait matérialiser une identité unique, faite d’expériences de

transformation imaginées par un peuple qui utilise la parole pour ce qu’elle évoque et

non pour ce que les mots signifient ; un peuple dont la raison d’être est, depuis plus

6 Voir http://www.geocities.com/surrealisme_in_nederland/faustroll.htm 7 Cette citation provient des données de terrain dont la nomenclature est décrite dans la méthodologie (chapitre 4) et dont la liste détaillée est fournie à l’annexe E . Chaque référence fait le lien avec le document source, indique précisément l’endroit du document d’où l’extrait est issu et mentionne la date à laquelle l’énoncé a été produit. Toutes les références à de tels documents sources respectent cette nomenclature. Ici, voir CC-09 paragraphe 68, version de janvier 2003.

216

de vingt ans, de célébrer la vie par la fête. Chacun des aspects de ces ancrages

culturels est décrit ci-après.

6.5.4.1 L’identité

6.5.4.1.1 Les compétences

Pourquoi se doter de Complexes Cirque ? Parce que c'est une façon de voir émerger de faire croître des opportunités qui mènent à des projets plus importants que ne le sont les spectacles du CDS. Nous sommes bons pour réaliser des spectacles et pour le contact humain physique. Nous venons de la rue. 8 .

C’est cette conscience qu’ont les Circassiens d’eux-mêmes qui les guide depuis deux

décennies et qui amène plus de soixante personnes, dès l’automne 2000, à tenir le

premier sommet des Complexes Cirque, sur l’invitation de Guy Laliberté. Ils y

articulent une vision à partir de ce qu’il propose, partagent les constats et les acquis

issus des projets de Complexes amorcés à l’époque à Londres et Hong Kong puis ils

définissent ensemble l’identité initiale des Complexes. Cet exercice de création

collective illustre bien certaines de leurs compétences clés.

Certaines compétences originales9 participent en effet au caractère distinctif de la

culture des Circassiens à l’orée du Tome II. D’abord cette créativité, qui se situe au

cœur du projet, celui-ci soutenant la création, mené par des créateurs pour la classe

créative. Ensuite, la place qu’occupe l’humain, pour les Circassiens, et qui se révèle

dans une architecture et une conception sensibles, qui tirent leur inspiration des

rythmes et des cycles qui sous-tendent et guident l’existence humaine. Puis,

l’ouverture et la polymorphie de l’architecture qui accueille et favorise l’expérience

directe. Ouverte aux influences, elle est fluctuante, mobile, flexible. Cette

8 M-36, pages-7-8, 13-17 novembre 2000 9 M23 / CG-09, page 7, 15 juillet 2002

217

architecture conserve les traces du passage du spect-acteur dans sa chair, à même ses

murs, comme c’est le cas pour les artisans. Finalement, la place donnée à

l’introspection et aux émotions se traduit par la création et l’animation d’un espace où

l’interaction entre les personnes, les groupes et le collectif est favorisée.

6.5.4.1.2 L’art de créer une relation affective

Ensuite, c’est à travers deux prismes qui offrent une représentation éclairante de la

démarche macroscopique qu’entreprend le Cirque du Soleil pour rejoindre sa

clientèle que l’on obtient un éclairage différent sur l’identité circassienne du début du

Tome II.

À l’époque du Tome I, celle des spectacles, le Cirque du Soleil était motivé par la

volonté de réussir à rejoindre et à toucher les spectateurs qui venaient applaudir les

performances des artistes de Saltimbanco, Alegria, Quidam, Dralion, Varekai ou

encore Corteo. Modélisant la démarche effectuée par le Cirque pour y parvenir, une

firme conseil en marketing exprimait, à l’été 2002, l’expérience client10, comme suit.

10 L’expression utilisée en marketing vient de l’anglais Customer Experience et correspond à la description des motivations et des attentes du client, autrement dit, ce qu’il veut vivre comme expérience en procédant à un achat. Sur la base de cette description, le producteur définit ou ajuste son produit en vue d’y répondre.

218

Figure 8 L’expérience client (Tome I)

Les motivations du spectateur seraient initialement celles du divertissement. Il / elle

décide de s’engager (acheter un billet de spectacle) dans le but de se divertir et, ce

faisant, lors du spectacle, il se trouve en situation d’évasion (il oublie tout le reste, le

temps du spectacle) et / d’exploration, c’est-à-dire qu’il découvre un univers jusque là

inconnu pour lui. L’expérience peut s’arrêter ici et le spectateur être satisfait, au point

de vouloir revivre le tout lors d’un prochain spectacle. Dès lors, il rachètera

probablement un billet car il s’est attaché à la marque et il conviera peut-être d’autres

personnes à partager son expérience avec lui.

Le plaisir peut aussi s’arrêter là, mais, dans la mesure où l’exploration crée chez le

spectateur un effet de surprise et de fascination suffisamment forts, sa carapace

d’incrédule peut se fissurer, et l’humain se révéler, le temps d’un instant, en état

Explorer S’évader

Pyramide du divertissement

Pyramide de l’intimité

Se divertir

S’engager

Espoir

Guérir

Émouvoir

Toucher

Suspendre l’incrédulité / Traversée du miroir

219

d’ouverture. C’est à ce moment que le spectacle peut réussir à le toucher, à

l’émouvoir même et, parfois, à mettre un baume sur sa vie, ce qui peut générer une

bouffée d’espoir, un surgissement intérieur catalysé par le spectacle11. Cette

expérience intime et le spectacle étant dès lors associés, le spectateur se retrouve à ce

moment en situation de relation affective avec la marque car il a donné un sens à la

substance de son expérience et souhaite revivre de tels moments d’espoir.

Le prisme de l’expérience client telle que modélisée par le consultant en marketing

pour illustrer le début du Tome II procède de la même manière pour ce qui est de

l’engagement, de la distraction, de l’évasion et de l’exploration mais là s’arrêtent les

similitudes. Rappelons que le spectateur est ici considéré comme un spect-acteur et

qu’il vient à l’intérieur d’un lieu où il vivra une expérience. Il ne regarde pas un

spectacle se dérouler en dehors de lui et dont il reste à distance, ne serait-ce que

physiquement. À l’intérieur du lieu, lui sont proposées des situations scénarisées qui

visent à provoquer la traversée du miroir, ce passage dans un autre mode de pensée,

ce changement de paradigme de nature affective. On entre dans un autre monde,

surréaliste, où, subitement, plus rien n’est pareil, comme le raconte un des artistes.

Un moment donné tu en vois trois quatre qui se mettent à courir sur une passerelle pi là il se passe quelque chose pi woup… Tu as un escalier pour les Flounes12, c’est une grande vis sans fin pi il y a quelqu’un qui est assis sur une vis pi là le Miloud fait vvvrrrrououu… Et pi là le preneur de bagages …13

Le plus important, comme le disent les créateurs, « ce n’est pas simplement de stager

et puis de mettre des features mais c’est de parvenir à une vie 14». Au même titre, le

spect-acteur peut donc avoir envie de participer à la vie, d’explorer dans l’action,

11 Pensons simplement à la chanson Alegria de René Dupéré, devenue un véritable hymne à la joie un peu partout à travers le monde, au même titre que la 9e symphonie de Beethoven qui avait traduit et rallié les espoirs du XXe siècle. 12 Personnages du spectacle « Nouvelle Expérience » 13 W3-04-T9-S1, paragraphe 367, Forum du 19 février 2002 14 W3-04-T9-S1, paragraphe 16, Forum du 19 février 2002

220

c’est-à-dire de créer lui-même une œuvre, qu’elle soit musicale, dansée ou autre. Si

c’est le cas, le processus de création s’enclenche (pyramide de la création). Le spect-

acteur loge sur place, prend le temps de laisser infuser les intuitions, les sensations,

les sentiments ; il capte son environnement en laissant les impressions extérieures

l’imprégner ; il puise une inspiration de ce maelström créateur et produit alors des

idées auxquelles il donnera une forme qui découle de sa propre grammaire artistique.

Figure 9 L’expérience client (Prologue du Tome II)

La traversée du miroir peut également se produire par le biais d’une expérience qui

implique directement le corps et qui le régénère. Manger, se reposer, prendre un bain

au hammam, recevoir des soins corporels comme un massage sont autant de

situations susceptibles de faire une brèche dans le réel. Cette réceptivité provoque un

lien à l’environnement via les saveurs, les textures, les parfums, les sons, qui sont

Explorer S’évader

Pyramide du divertissement

Se divertir

S’engager

Traversée du miroir

Rétablissement de l’énergie créatrice

Renouvellement Rafraîchissement

Exfoliation du réel Toucher / Émouvoir

Production d’idées

Inspiration Influence / Incidence Infusion / Diffusion

Pyramide du rétablissement

Pyramide de la

création

221

autant de sensations participant à la qualité affective du lien. Une fois touché, rejoint,

ému, un processus de renouvellement de l’énergie créatrice se met en marche. Il se

produit à travers les aliments mangés, l’atmosphère captée, le bien-être ressenti, les

soins reçus. Le tout participant à une exfoliation du réel, un nettoyage de l’être et du

corps, un sentiment de renouvellement peut prendre place, comme à l’issue d’une

activité qui permet d’évacuer le stress. L’énergie ainsi rendue disponible peut alors

servir à la création.

6.5.4.1.3 La Cité circassienne

Par effet de miroir, l’équipe de création a imaginé qu’elle était le premier cercle des

Milouds. Ce plongeon dans l’univers circassien n’était pas seulement une expression

pataphysique15 réservée, une sorte de jargon inaccessible au reste de l’entreprise, il

lui permettrait de mener la conception du Complexe à partir de l’auto-observation de

son mode de vie. L’équipe s’est donc vue -et racontée16- comme une tribu nomade de

culture carnavalesque (l’origine), habitant un pays, la Circassie, qui pratiquerait la

culture du toucher comme apport au bien-être humain (les soins du spa) et où l’eau

deviendrait l’élément sacré fondamental de l’expression (les espaces de

ressourcement). On y privilégierait la science des exceptions et des solutions

imaginaires (la pataphysique), on chercherait la fusion et la mixité des esprits de la

culture (la multidisciplinarité) et chaque personne deviendrait un porte-geste et non

un porte-parole (un mode d’expression qui ne passe pas par les mots). Pour articuler

le tout, les Milouds se sont dotés d’une charte, de lois et de manifestes.

La Circassie est régie par une charte constitutionnelle dont les lois inspirent les gestes et les pensées des circassiens. Cette charte relève de l’utopie dans son sens romantique, comme démonstration d’un comportement où la réalisation de soi en est l’essence profonde17.

15 La pataphysique est la science des solutions imaginaires, d’après l’auteur surréaliste Alfred Jarry. 16 CC-09, section portant sur la « Charte circassienne des constitutions constitutives de notre constitution », janvier 2003 17 CC-09, paragraphe 76, janvier 2003

222

C’est à travers cette charte circassienne que l’on a la possibilité d’effleurer la texture

surréaliste que l’équipe donne à l’essentiel de ses valeurs. Il y est question d’amour,

de respect, de plaisir au travail et de célébration. En tout douze lois dont la dernière

stipule que les onze premières ne s’arrêtent pas à la douzième. Le ton est donné et,

pour nous aider à mieux saisir leurs intentions, ils font appel à Paul Valéry : « Que

serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas? […] Nous ne pouvons

aimer que ce que nous créons18». Ils énoncent leur mission et créent des lois

culturelles, artistiques, sociales et scientifiques. Cette charte qu’ils qualifient entre

eux de bible, présente également les grands axes surréaliste et circassien qui fondent

leur approche. De plus, l’équipe identifie les éléments de référence qu’elle retient en

matière d’architecture, de conception, d’écriture, de mise en scène et d’utopies. L’une

d’elle consiste à envisager la construction du Complexe comme un ouvrage de 800

étages, la seconde à construire une station spatiale dans laquelle un spect-acteur

pourrait aller scratcher et sa musique serait alors diffusée en direct dans tous les

Complexes Cirque à travers le monde…

6.5.4.2 Les fondements

…la vision dépasse la création d'un Complexe. Nous avons l'espoir que certains éléments de ces projets pourront trouver leur propre voix et se répandre sur la planète. Les résultats seront contagieux, ils aideront à bâtir un monde meilleur. Les Complexes seront à la source de cette contribution. Notre ambition n'est pas de changer le monde mais plutôt de travailler le rendre meilleur. Chacun est son propre jardinier. 19.

Avant d’être un bâtiment, le Complexe est avant tout un projet philosophique, comme

ce message du président fondateur le laisse entendre. En effet, contribuer à bâtir un

monde meilleur est la motivation première du fondateur du Cirque, l’expression de

son essence. Cette vision avait déjà pris forme en 2000, lors du Sommet des

18 CC-09, paragraphe 157, janvier 2003, en référence à Paul Valéry, (1998). « Petite lettre sur les mythes », Variété 1 et 2, Gallimard, coll. Folio essais. 19 M-00, paragraphe 826, Sommet du 13 au 17 novembre 2000

223

Complexes. À cette occasion, on l’entendra aussi traiter de l’engagement social du

Cirque qu’il traduit par : “être sensible à la communauté à laquelle nous

appartenons, créer des ouvertures sociales vers les gens qui y vivent. Avoir

également un engagement envers le future, bâtir avec un but. S'assurer que ça nous

survive20.” Cinq ans plus tard, l’expression la plus appropriée pour qualifier ces

propos serait cette du « développement durable ». On trouve dans ce discours public

un souci d’écoute et de pérennité, la volonté d’agir comme éclaireur et comme acteur

responsable de changement. On y trouve aussi la conscience de la responsabilité qui

incombe à l’entreprise en matière de gestes à poser qui auront encore du sens pour les

générations futures.

Cette vision se décline, dans l’action, par des préoccupations concrètes. D’abord celle

du message de paix que l’entreprise veut faire passer. Le Complexe à concevoir

devant être un espace festif ouvert à tous, autrement dit à toutes les communautés

culturelles, la question des rituels religieux se trouve naturellement propulsée au cœur

des préoccupations des concepteurs. Conscients du fait que ces questions sensibles

sont souvent source de graves conflits, ils parviennent, au bout de longues

conversations visant à tester diverses propositions, à cerner l’essentiel des deux

objectifs qui devraient être atteints :

… faire l’unification dans un même lieu du respect des différents rituels. En fait c’est là qu’est notre message de paix. Si tu regardes ce qui se passe dans le monde… Il y a deux choses, il y a d’abord les différentes opinions au niveau des religions et puis il y a l’avarice, le financier…21

D’une part, il s’agira pour l’équipe de création de donner un ton à son travail qui

situera son expression dans la sphère philosophique, loin du religieux :

…. Il va vraiment falloir faire l’analyse de la portée des mots, ok ? Quitte à réinventer un imaginaire. Quand on parle d’ « immaculée » déjà tu as

20 M-00, paragraphe 834-835, Sommet du 13 au 17 novembre 2000 21 W3-03-T8-S2, paragraphe 126, Forum du 19 février 2002

224

une connotation religieuse […]. Mon challenge c’est de dire comment on trouve notre nouveau lexique […] neutre et non référent… 22

Quand il sera question d’ériger un baptistère, on l’appellera « Bassin des baptêmes ».

Le Complexe comme tel, pensé comme une cathédrale, sera qualifiée de

« technodrale » et les fêtes qui seront imaginées proviendront de référents liés à la

nature, aux cultures païennes ou animistes. On inventera des fêtes dont aucune n’aura

de lien avec une quelconque religion. Si on s’arrête un instant à observer la

transformation récente des fêtes, du moins en Amérique du Nord, force est de

constater qu’avec la disparition de la mémoire en ce qui a trait à leur origine, les fêtes

comme Noël et Pâques sont en train de perdre leurs fondements religieux. Le sens de

l’Halloween se perd aussi, tout comme l’origine de la nouvelle année. Point de vue

que certains pourront trouver pessimiste, il n’en demeure pas moins que ces moments

sensés être extra ordinaires se fondent aujourd’hui dans l’ordinaire, récupérés par la

logique de consommation qui les transforment essentiellement en périodes

marchandes, balisant l’année, sans moment de répit qui permette de se préparer à la

prochaine fête. Tout contraste entre temps festif et temps de repos est évacué. Chaque

saison (sic) de fête demeure mais le sens de la fête a été vidé de son contenu.

Un tel moment peut s’avérer propice à l’aménagement de nouveaux rites qui peuvent

devenir à leur tour des traditions. Si l’équipe de création n’a peut-être pas raisonné à

partir d’un tel constat, elle aura malgré tout senti le caractère sensible de l’amalgame

fête-rite-religion-croyance et reconnu l’opportunité qui se présentait de proposer de

nouvelles fêtes ancrées dans des principes universels plutôt que des traditions

religieuses. Par exemple, Khalil Gibran est un auteur donné en référence au sein de

l’équipe de création par le producteur pour nourrir la réflexion qui devra « …garder

22 W3-03-T8-S2, paragraphe 185, Forum du 19 février 2002

225

une ligne qui est très respectueuse, qui n’est pas partie prenante et qui ne porte pas

de jugement 23».

D’autre part, en matière de partage de la richesse, c’est la dimension philanthropique

du projet qui ressort. On veut établir des ententes qui permettront de éventuellement

concrétiser les choses. en établissant des liens avec l’église du quartier. Le producteur

entrevoit que les surplus de nourriture pourront y être apportées et que dans le

Complexe, des chambres seront rendues disponibles pour les initérants24. Des

alliances similaires sont envisagées avec les associations de personnes

malentendantes que l’on souhaîte embaucher car ils sont perçus par l’équipe comme

les véritables portes-gestes naturels qui pourraient trouver là des perspectives

d’emploi novatrices. On envisage également des alliances avec l’université partenaire

pour ce qui concerne la possibilité d’accueillir en stage des étudiants que l’on baptise

« Lucioles ». L’entreprise souhaite encourager et soutenir le potentiel de la

jeunesse25. Ce faisant, le Cirque agit suivant ses valeurs premières : « …un équilibre

entre la créativité artistique et des valeurs qui se traduisent par une politique de

responsabilité sociale 26».

Pour atteindre ces deux objectifs, l’équipe est invitée à œuvrer dans un esprit

d’authenticité, les flans ouverts, avec délicatesse et respect. Le respect est en effet

compris comme étant le premier pas qui permet de mener à un état de paix27. Le

producteur cherche à :

…positionner ce projet-là avec le plus grand respect et puis, quelque part il y aura plusieurs sous-entendus, mais la lecture que les gens en feront, ils la feront au 2e et au 3e degré, plus que celui où on prend une position. En fait, […], je veux être incisif mais en même temps d’une délicatesse et d’un respect et puis, en fait, ce qui est important c’est d’être capable de

23 W3-03-T8-S2, paragraphe 144, Forum du 19 février 2002 24 W3-04-T9-S1, paragraphe 237, Forum du 19 février 2002 25 M-63 / MM-00, paragraphe 1276, document de novembre 2001 26 W-E22-9-11-02, paragraphe 8, Rencontre du 19 novembre 2002 27 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 11, Forum du 5 août 2002

226

dire, en ayant tous les flans ouverts : « c’est une perception » mais en même temps, cette pureté-là, sera la meilleure carapace, la meilleure protection, la meilleure garantie que le projet va pouvoir avoir28.

Les spectacles servant de repères ; au sein de l’entreprise on sait que le public du

Cirque du Soleil ne s’attend pas à voir un spectacle mais bien à vivre une véritable

expérience et, le producteur visionnaire le sait, que : « Nous connaissons les résultats

: les gens ouvrent leur esprit, leur âme et ils ont confiance 29». Au Complexe de

Montréal, c’est l’eau qui est au cœur de l’expérience, à travers le spa et les soins du

corps qui y sont associés. Le grand puits constitue le cœur physique et symbolique du

lieu. De grands bassins ont été conçus car l’équipe sait que c’est par l’eau que le

contact le plus intime avec le visiteur pourra être réalisé : « … l’aspect profond, celui

du contact intime, celui où on va pouvoir aller le plus loin, en ayant la meilleure

incision possible au niveau de l’émotion des gens, c’est à travers […] le spa 30». Pour

y parvenir, il est alors question de développer une culture du toucher qui se traduira

dans les soins du spa. On prévoit l’embauche de personnes ayant des valeurs

particulières31, en écho avec celles qui ont été énoncées. Le Complexe n’ayant pas vu

le jour, on ne peut qu’imaginer comment les valeurs et les objectifs abordés plus haut

auraient pu s’incarner dans le cadre d’un spa mais il y a fort à parier que l’épiphanie

recherchée aurait pu se produire, tout comme elle se produit en général lors des

spectacles.

À la fin du projet, un des concepteurs dira : « On était nourris par un esprit

d’authenticité, il y avait une utopie dans le produit qui aurait pu se retrouver dans un

roman mais pas dans 50 concepts32». Traduire une telle utopie semble avoir été ardu.

« L’authentique, c’était OK pour en faire une mise en scène… 33» mais la transposer

28 W3-03-T8-S2, paragraphe 185, Forum du 19 février 2002 29 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 110, Forum du 5 août 2002 30 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 11, Forum du 5 août 2002 31 W-E02-07-05-02, paragraphe 98, rencontre du 7 mai 2002. 32 W-E36-21-07-04, paragraphe 87, 21 juillet 2004 33 W-E36-21-07-04, paragraphe 98, 21 juillet 2004

227

non pas en spectacle mais en un lieu commercial posait problème. En effet,

l’authenticité se matérialise sous plusieurs formes. Dans l’architecture du lieu et dans

les services offerts, certes, mais les lieux peuvent être crédibles et les services

efficaces, il reste que c’est avant tout dans le rapport entre les employés et les clients

que se cache l’essentiel de l’authenticité. Dans le Complexe de Montréal, les

employés allaient devoir offrir, avec authenticité, des services allant de la restauration

aux soins du corps en passant par l’hôtellerie et la vente au détail. Pour développer les

compétences nécessaires, on avait prévu une formation34 technique et artistique

portant sur le métier, l’art de servir et l’art d’incarner un personnage. Ce programme

de formation n’a pas pu être développé mais l’intention était d’en faire un lieu de

conversation, de rencontre, de contamination35, un lieu où être rejoint, touché. La

formation aurait été le véhicule privilégié de transmission de la culture et donc des

valeurs humanistes qui la sous-tendent.

6.5.4.3 Le langage

Si le but n’est pas de procéder à une analyse linguistique, il est malgré tout utile de

tenter de cerner ce qui fait le langage circassien et c’est au pluriel qu’il est pertinent

d’aborder la question du langage. En effet, il ne suffit pas de considérer uniquement

la parole et le texte mais également les modes d’expression multiples qui diffèrent

suivant plusieurs facteurs. Le profil du locuteur (manager ou créateur) fait qu’il parle

en chiffres, ceux des plans d’affaires et des plans d’architectes, ou encore par

métaphores et par images, celles des concepts en développement. Il est à noter que le

type, très rare, du caméléon, celui ou celle qui, venant d’un cercle ou de l’autre, est

polyglotte, est très recherché au sein de l’entreprise.

La destination du message joue aussi un rôle important. Quand un message est de

type descriptif ou informatif, il ne prend pas la même forme s’il est adressé à l’interne

34 W-E21-18-11-02, 3e partie, rencontre du 18 novembre 2002 35 Terme consacré au Cirque du Soleil correspondant au partage de la vision.

228

ou s’il est destiné au public. Plus bureaucratique d’une part, plus attrayant et

évocateur de l’autre, comme c’est le cas en général. Ici, le CDS ne se distingue pas

fortement des autres entreprises. Mais ces distinctions sont de l’ordre des généralités

et ne disent rien de l’essentiel sur le langage circassien qui est bien autre chose que la

somme de ces constats, comme l’équipe de création l’écrit dans la « Bible pour les

Complexes Cirque ».

La culture circassienne est une culture dont l’expression est muette. La transmission de l’ensemble des messages émis par la réalisation des spectacles est non verbale, hors du langage articulé. Elle agit donc directement par l’émotion, l’énergie puissante dégagée par les artistes et les acrobates, par la poésie de la lumière et par le sens prémonitoire et voire même précurseur du langage, que la musique porte en elle. Par l’organisation de sa spatialité, de ses décors et de ses machineries, la magie des déplacements des corps humains, qui sont les seuls porteurs de sens dans ces espaces, donnent toute l’amplitude de la mesure de la culture circassienne36.

C’est précisément cette expression, faite d’un ensemble de savoir-faire mis en œuvre

dans les manifestations publiques du Cirque, qui lui donne son identité, son langage

poétique unique.

Pour le projet, les créateurs se sont inspirés du langage circassien pour créer un

nouveau langage architectural traversé par différents domaines nourriciers et de

multiples influences fécondes37. Ils ont ainsi créé un alphabet circassien dont la

grammaire devait servir à concevoir le Complexe en s’inscrivant à même les piliers et

les murs, formant par là même toute une sémantique graphique et spatiale.

[…] les icônes qu’on voit en couleur dans l’image de gauche sont un début, une amorce de langage inventé, circassien, qui pourrait se retrouver sur les totems pi ensuite au-delà des totems. L’idée est de développer un langage qui […] fait que les Milouds sont des porte-gestes38.

36 CC-09, paragraphe 74, janvier 2003 37 Voir à ce sujet les points de la présente section qui portent précisément sur ces aspects. 38 W3-05-T9-S2 paragraphe 89, Forum du 3 avril 2002

229

C’est en décodant ce langage que les habitants – d’abord les Milouds puis, au fur et à

mesure, les visiteurs qui se seraient familiarisés avec ce langage- auraient compris le

sens donné par les créateurs au lieu dans lequel ils auraient circulé, préparé les fêtes,

aménagé les activités, etc.

Là, il y a l’idée d’introduire un calendrier circassien et, à partir de ce Reset-là, remise à zéro des coordonnées espace temps, ben le calendrier circassien contient une série de fêtes annuelles[…] qui vont inspirer le développement du design de chacun des grands lieux du bâtiment39.

Les rythmes et les cycles du lieu, définis par un calendrier circassien, auraient ainsi

été racontés sur les murs, tels les égyptiens qui le faisaient en gravant leurs

hiéroglyphes sur les parois de leurs œuvres, en tenant compte de l’angle du soleil à

chaque saison, pour optimiser la lumière et éclairer certains points précis, à un

moment précis de l’année.

Pour parler du projet, les créateurs, inspirés par les jeux surréalistes, ont inventé un

jeu de cartes qui servait d’outil de communication. Véritable œuvre d’art, ces cartes

se présentent dans un boîtier de métal inspiré des œuvres de Jordi Bonet qu’un artisan

québécois avait conçu. Par le truchement d’images et de quelques mots choisis, les

cartes visent à évoquer par connotation, en faisant passer une atmosphère, un ton qui

est celui du lieu à construire. Chacune des cartes porte sur un aspect du projet et c’est

en jouant qu’on le découvre.

Ces expressions multiples constituent autant de lexiques épars qui se sont révélés

parfois difficiles à saisir par ceux qui ne faisaient pas partie de l’équipe de création.

En effet, malgré leur fort potentiel créatif, ces instruments entraînaient un risque

d’incompréhension de la part des managers et des partenaires, sans parler du public.

Pour le diminuer, on a donc tenu compte de la nécessité de simplifier l’expression

destinée à l’externe. 39 W3-05-T9-S2 paragraphe 102, Forum du 3 avril 2002

230

[…] qu’entre nous qu’on utilise tout ce lexique, ce deuxième degré, right, on va aller au troisième et puis au quatrième mais dans le contexte de la présentation moi je dis: la petite histoire d’enfant, c’est ce qui va aller le mieux, c’est le conte, l’imaginaire, celui de l’enfant, parce que c’est ça qui va toucher. C’est ça: simple. Aussitôt qu’on va aller dans trop d’intellectuel, on vient compliquer les choses, il faut simplifier la présentation, dans le sens du commun40.

Ces mots du producteur cadrent bien avec les récits des spectacles du Cirque qui, si

l’on en croit Franco Dragone41, peuvent se résumer aux traces laissées dans la neige,

une fois le spectacle terminé. Une manière de nous rappeler que c’est pendant

l’expérience que le récit se forme et qu’il laisse ensuite une impression, une

atmosphère, un état d’âme plutôt qu’un simple énoncé narratif. Pour leur part, quand

il s’agit évoquer le concept d’expérience, les constructivistes réfèrent à la même

définition par le biais de ce poème de Machado, devenu leur hymne.

Caminante, son tus huellas

el camino, y nada más ;

caminante, no hay camino,

se hace camino al andar.

Al andar se hace camino,

y al volver la vista atrás

se ve la senda que nunca

se ha de volver a pisar.

Caminante, no hay camino,

sino estelas en la mar42.

40 W3-04-T9-Si, paragraphe 386, Forum du 19 février 2002 41 Metteur en scène de plusieurs spectacles du Cirque du Soleil. 42 Antonio Machado (1917). « Chant XXIX Proverbios y cantares, Campos de Castilla ». Plusieurs traductions existent, dont la suivante, de José Parets-LLorca, proposée dans http://www.mcxapc.org/static.php?file=florilege.htm&menuID=florilege Marcheur, ce sont tes traces - ce chemin, et rien de plus / Marcheur, il n'y a pas de chemin, - Le chemin se construit en marchant. / En marchant se construit le chemin, - Et en regardant en arrière On voit la sente que jamais - On ne foulera à nouveau. / Marcheur, il n'y a pas de chemin, - Seulement des sillages sur la mer.

231

6.5.4.4 L’apprentissage par l’expérience

Par ses spectacles et dans le Complexe, le Cirque du Soleil cherche à faire vivre une

expérience au public, comme l’affirme le producteur. « On peut divertir les gens. Ils

ont alors l'impression qu'ils en ont pour leur argent, momentanément. Mais on peut

aussi créer une expérience et c'est la chance qui nous est donnée de pouvoir offrir

des souvenirs aux gens.43». C’est le but visé : alimenter la mémoire par l’émotion.

L’expérience à laquelle les concepteurs du Cirque pensent a une double nature. Elle

est, d’une part, intérieure, logée dans l’intime et, d’autre part, collective. Les

concepteurs anticipent le fait que la naissance de l’expérience intime puisse se

produire via le toucher, par le biais des soins du corps. Par exemple, les massages

peuvent agir comme voies d’accès à des états de conscience différents, ne serait-ce

que par la détente et la relaxation qu’ils procurent. L’expérience intime pourrait

également se produire par la prise de contact du public avec un rôle nouveau qui lui

est dévolu : celui de spect-acteur. N’ayant plus, dans le cadre du Complexe, à

maintenir les frontières traditionnelles qui séparent les acteurs du public lors des

spectacles, chaque visiteur aurait dès lors la possibilité de révéler son propre

personnage. Autrement dit, on lui offre la possibilité de se transformer, de vivre hors

des limites de sa propre vie pendant le temps de l’expérience et, ce faisant, de se

frotter aux autres. En effet, les concepteurs voient le lieu comme un carrefour social,

un espace…

…où les gens créatifs de tous les horizons (danseurs, concepteurs de logiciels, agents ayant pignon sur rue, poètes en herbe) se côtoient et rencontrent leur public, passant du rôle de créateur à celui d’artiste, pour se fondre, en dernier lieu, dans le rôle universel du spect-acteur44.

Concrètement, selon ce qui est anticipé, le rêve de transformation prendrait forme en

utilisant la technologie disponible pour créer (dans les studios audio, vidéo, etc.), en

ayant recours à des services uniques (par exemple manger sans les mains, c’est-à-dire 43 M-36 / M-00 paragraphe 838, 13-17 novembre 2000 44 M-23 / CG-09, page 13, rapport du 15 juillet 2002

232

être nourri par quelqu’un en se faisant masser au bord d’un bassin d’eau parfumée) ou

encore en participant à des fêtes (gagner un concours de scratch et voir sa musique

diffusée live dans plusieurs lieux à la fois). Ces trois exemples ne font qu’effleurer

l’ensemble des expériences imaginées par les concepteurs mais ils permettent

d’apercevoir l’importance de l’infrastructure qui rend l’expérience possible.

Ces expériences de transformation nécessitant des dispositifs qui les favorisent45, les

architectes comprennent qu’un changement d’état intérieur passe par un changement

de lieu. Ils aménagent donc le Complexe en conséquence, en concevant une

architecture nomade. Le lieu doit pouvoir se transformer, au gré du calendrier

circassien, des saisons et des fêtes46, afin de proposer ainsi au public des expériences

spatiales et dynamiques, comme on le relate dans un rapport effectué par un

consultant en communication stratégique.

Pour le visiteur, cet alignement sur les cycles et les rythmes promet un endroit où il sera possible d’explorer différents états d’être, qu’ils soient extravertis (rencontrer les autres, s’amuser, s’évader, faire la fête) ou intravertis (s’immerger, se détendre, décompresser, se rafraîchir, se rétablir)47.

Les architectes tablent sur le fait que c’est de l’interrelation entre le lieu et le visiteur

que se produira l’expérience et que celle-ci sera différente pour chacun.

Outre son caractère intime, l’expérience dont il est ici question est également pensée

comme collective. Ainsi, dans le même rapport, on lit que « [l]e Complexe Cirque

compte trois niveaux de connexions : respecter et inspirer l’individualisme,

encourager et nourrir les groupes, créer et célébrer une expérience collective 48». Le

Cirque sait quel effet produisent ses spectacles sur les spectateurs : ces derniers

45 W-E21-18-11-02, paragraphe 22, rencontre du 18 novembre 2002 46 W3-1-T2-Si, paragraphes 86 et 95, semaine de dissidence du 6 au10 novembre 2001 ; W3-04-T9-S1, paragraphes 392 et 398, forum du 19 février 2002 47 M23 /CG-09, page 17, rapport du 15 juillet 2002 48 M-23 / CG-09, page 13, rapport du 15 juillet 2002

233

s’attendent à voir un spectacle et ils ressortent en ayant vécu une expérience, entourés

d’autres personnes en général satisfaites, séduites ou éventuellement même

transportées de joie. Quelle qu’elle soit, l’émotion partagée se produit au moment où

les spectateurs sont entre les mains du Cirque, l’esprit ouvert et l’âme disponible et,

comme le sait bien le producteur : « c'est là que nous avons une responsabilité 49».

Le Cirque mise sur l’effet de surprise pour produire ouverture et confiance et il

apparaît que les concepteurs savent comment, non seulement la générer, mais

également la conserver. Pour y parvenir, ils savent qu’ils doivent agir avec respect.

Cette éthique subtile met peut-être en lumière une des principales forces d’attraction

qui opère entre le Cirque du Soleil et son public : cette conscience vive de

l’importance de la qualité du lien qui se crée entre les humains dans les moments

d’ouverture, ce qu’a bien compris le producteur.

…justement, la mise en confiance c’est aussi de créer les relations, les rapports. Qu’est-ce qui fait que les choses durent pi que les gens prennent des habitudes […], c’est pas rien que l’expérience qu’ils vivent, c’est aussi le rapport qu’ils ont avec les individus qui vivent dans l’endroit et ça je pense que c’est des choses qu’il faut pas perdre de vue50.

Cela dit, concevoir des dispositifs menant à vivre des expériences est une activité

complexe. Quelles expériences pourraient être vécues ? Dans quel contextes ? À quel

moment ? Dans quelle partie du Complexe ? Autant de questions auxquelles les

concepteurs étaient en train de répondre au moment de l’arrêt du projet, non sans

difficultés. D’ailleurs, les créateurs étaient régulièrement mis au défi d’apporter des

réponses par la direction ainsi que par les managers et, si leur vision d’ensemble était

riche et attrayante, sa concrétisation butait contre de multiples obstacles, dont les

attentes du producteur.

Moi j’ai besoin pour la prochaine rencontre, au mois de septembre, qu’on m’emmène dans le voyage, regarde, je suis un client qui s’assoit,

49 W3-06-CDA-3de7, paragraphe110, forum du 5 août 2002 50 W3-06-CDA-3de7, 151, forum du 5 août 2002

234

[…], regarde, il y a un chariot qui passe, dix minutes après, moi j’suis avec ma blonde, elle veut pas manger de sushi, elle veut manger […] un sandwich, là entends-tu ? Moi j’ai-tu mes sushi en premier pi elle 15 minutes plus tard ses sandwiches, j’veux faire un tête à tête. Comment ça se passe, ça là, là ? Regarde, m’a t’en poser 50 questions de même51.

Une partie de la réponse allait prendre la forme des Milouds, ce personnel servant, sur

les épaules de qui allait reposer la qualité du service. Un service poétique, efficace,

respectueux, et heureux, autrement dit circassien.

6.5.4.5 Les influences fécondes

6.5.4.5.1 Le nomadisme

Lieux temporaires, les caravansérails sont à la culture du voyage ce que les basiliques

et les cathédrales étaient aux pèlerins qui faisaient halte pour y trouver refuge. Autant

d’inspirations qui parlent aux Circassiens, ces saltimbanques issus de la rue. Certes

ces « Élégants d’une élégance nomade 52» retrouvent l’écho de leurs origines à

travers ces habitats mais l’influence du nomadisme dans le projet Complexe Cirque

est d’autant plus à propos que « la communauté des créateurs est très mobile et

voyage beaucoup. Toutefois, peu de destinations actuelles s’articulent spécifiquement

autour de la création 53». Ce phénomène, dont Jacques Attali qualifie l’élite d’hyper-

nomade, s’inscrirait dans le plus récent mouvement de mondialisation qui entraîne

une accélération de la circulation des choses et des gens, donc du nomadisme.

Contrant les forces sédentaires, ce mouvement de mondialisation n’est pas le premier,

loin s’en faut. Il serait le quatrième, les trois premiers, au XVIIIe, au XIXe et dans les

années 30, ayant échoué « devant les forces de la sédentarité. La mondialisation

revient, opposant les sédentaires, dont les antimondialistes, aux nomades, dont les

51 W3-09-CDA-6de7, paragraphe 38, forum du 5 août 2002 52 W-J51-22-04-03, paragraphe 18, entrée au journal du 22 avril 2003. 53 M-23 / CG-09, page 13, rapport du 15 juillet 2002

235

altermondialistes54». Par ces mots, Attali semble camper les Circassiens au bout du

spectre identitaire. Il serait toutefois approprié de nuancer sa proposition en

considérant l’entreprise Cirque du Soleil comme telle, la place qu’elle occupe dans

son marché et les choix stratégiques qu’elle effectue. Par exemple, la décision prise

sur la recommandation du conseil des Sages d’août 200255 de recentrer l’entreprise

sur le développement du contenu créatif, diminuant ainsi les risques tout en

augmentant la valeur de l’entreprise. Rappelons que ces nomades circassiens

occupent la première place mondiale dans l’industrie des arts du cirque.

Nomades capitalistes du XXIe siècle, c’est leur culture qu’ils véhiculent à travers

leurs réalisations. C’est cet exotisme qui nous est vendu, cet « esprit libre de l’éternel

voyageur [qui] a trouvé des idées aux quatre coins de l’histoire et de la géographie

afin de rendre hommage à la diversité 56». En fait, ils nous parlent d’eux et de leur

mode de vie qui est fait de sentiers et de routes qui se croisent et s’enchevêtrent, sur

lesquels il nous est parfois donné de faire de belles rencontres. Dans cet esprit, ils ont

voulu créer des lieux pour eux et pour le reste du monde, Montréal étant la première

destination choisie, par attachement identitaire. Ce « premier carrefour où les gens

créatifs de tous les horizons convergeront pour créer une communauté diversifiée

dont la création sera la pierre angulaire 57» était pensé telle une oasis circassienne de

création, pour le Cirque et pour les créateurs gravitant dans le désert culturel ambiant.

L’équipe du projet a voulu créer un laboratoire de création, un caravansérail urbain58,

qui soit en même temps un havre de paix où recouvrer ses capacités créatives et

encourager un vivier de futurs créateurs. Par son immatérialité, cette incarnation

54 Lemire, Laurent (2003). « Éloge du nomadisme », entretien avec Jacques Attali, Le Nouvel Observateur no. 2039, 4 décembre. 55 Groupe de conseillers externes du CDS, à ce sujet, voir CG-01, rapport du 16 août 2002 56 M-23 / CG-09, page 7, rapport du 15 juillet 2002 57 M-23 / CG-09, page 11, rapport du 15 juillet 2002 58 D’autant plus que « Dans le Tome II, le Reset (le moment où on laisse tout derrière soi, on franchit le seuil, on effectue le passage de l’autre côté du miroir) se fait dans le caravansérail. », voir W-E28-19-08-03, entrevue du 19 août 2003.

236

atypique de l’utopie altermondialiste donne à voir, en creux, le bel espace que les arts

et les artistes ont failli occuper dans notre société sédentaire.

6.5.4.5.2 Le labyrinthe

Abritant des moments de découvertes, autant extérieures qu’intimes, le labyrinthe est

un lieu dont l’architecture est faite pour l’errance. Les souks, ces grands marchés de

structure organique et spontanée, jamais tout à fait la même d’un jour à l’autre,

constituent la source de référence des Circassiens en matière de conception de

labyrinthes. Composés de pleins (les étals) et de vides (les chemins formés par

l’espace entre les étals), les labyrinthes circassiens sont conçus comme des entités au

sein desquelles on déambule, suivant un parcours59 personnel : « chaque personne va

vivre d'une façon différente et ne vivronspas la même expérience que celel de son

voisin 60», comme l’explique un dirigeant créatif. Ces choix s’appuient sur le fait que

« […] les gens recherchent des activités maintenant qui ne sont pas sérielles, pas

compartimentées, mais beaucoup plus une gamme d’activités à travers un parcours

dans lequel il y aura différents canaux, différentes intensités 61». En réponse, les

membres de l’équipe conçoivent le Complexe Cirque avec le labyrinthe en tête

comme référent métaphorique62 pour stimuler leur imagination. Certains d’entre eux

savent que, par les jeux vidéo, les enfants sont en train « […] se développer, eux, des

comportements nomades excessivement forts, donc toute la dimension virtuelle du

projet, il faut qu’elle soit aussi très disponible63». Alors, en bons pataphysiciens, ils

imaginent que le Complexe Cirque aura, à terme, 800 étages et qu’ils ont, eux, le

mandat de concevoir l’assise de l’édifice, soit les premiers niveaux. Les autres seront

virtuels et il faudra aussi les concevoir, plus tard. À cet instant, ils ouvrent la porte à

59 Ici, le terme de parcours doit être compris en référence à la notion de parcours acrobatique, c'est-à-dire un chemin tel qu’on le définit dans le cadre d’une chorégraphie. Dans le cas présent, il s’agit du contraire de la linéarité. 60 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 113, Forum du 5 août 2002 61 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 119, Forum du 5 août 2002 62 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 158, Forum du 5 août 2002 63 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 116, Forum du 5 août 2002

237

un nouveau territoire circassien qui occuperait l’espace virtuel qu’offre Internet et le

Web en général.

Pour ce qui est de 2002, ils se concentrent donc sur le socle de l’utopie des 800

étages. Ils entrevoient des espaces, des paysages, des jardins fragmentés (les formes

pleines) accessibles en déambulant (dans les espaces vides qui forment le tracé du

labyrinthe) et comme ils avancent par prototypage, ils profitent de diverses occasions

pour tester leurs concepts : « Regarde, au party de la Formule 1, même si c’était toute

une grande place, les choses étaient fragmentées et si tu voulais vivre ton

individualité, ton intimité, t’étais capable de te trouver un coin pi de le vivre 64» dira

un concepteur.

Si le labyrinthe sert de référent pour la conception du lieu, on le retrouve également

dans le concept de Baraka. Il s’agit d’un marché public, dont les caractéristiques ont

été décrites plus haut. C’est un lieu de rencontres et de découvertes, une parenthèse

dans l’espace-temps, lors de laquelle peuvent se produire des instants de grâce (des

moments où l’on franchit le miroir) par le biais de la rencontre de personnages

circassiens, par la découverte d’objets inusités, d’œuvres d’art et d’artisanat, par des

expériences culinaires, esthétiques, musicales, etc. Bref, le Baraka se veut un

événement, une expérience d’apprentissage qui stimule les sens et suscite l’émotion

tout en informant et en donnant à rêver. C’est ce qui fait de ce concept un levier

d’apprentissage potentiellement transformationnel.

64 W3-08-CDA-5de7, paragraphe 185, Forum du 5 août 2002

238

6.5.4.6 Les domaines nourriciers

6.5.4.6.1 L’art

Pierre angulaire du projet Complexe Cirque, l’art y est intégré dans chacune des

phases et des dimensions de son élaboration. L’idéation et la conception intègrent des

techniques surréalistes, l’équipe de création implique des artistes en exercice,

l’architecture du bâtiment est en soi une œuvre d’art et plusieurs lieux du Complexe

sont destinés à promouvoir le travail des artistes et des artisans. En effet, dans un

rapport straégique, un consultant traduit le fait qu’il est question d’ « établir un

nouveau programme pour la création, la production et la diffusion artistique » ainsi

que d’ « intégrer l’art au quotidien : soutenir les artisans et s’assurer de leur

présence et de leur participation à long terme dans l’édifice 65».

On trouve des traces de cette convergence entre l’art et le projet à même le béton du

Complexe. Les architectes souhaitent en effet que les artistes participent activement à

la création du lieu en intervenant dès la phase de moulage des colonnes et des parois

du bâtiment, à la manière de Jordi Bonet, qui coulait des matières liquides

(aluminium ou béton) dans un moule et découvrait l’œuvre lors du démoulage. Un

des architectes explique que :

[…] lorsque l’on décoffrera, on veut déjà avoir la trace de l’artiste dans

l’industrialisation du bâtiment pi l’endroit où l’artiste peut intervenir […]

c’est peut-être dans l’intervention sur le moule, dans la fabrication du moule

qu’on va répéter et qui va déjà laisser une empreinte dans la structure de

béton des interventions artistiques. […] une fois qu’on démoule, ben l’œuvre

65 M23 / CG-09, page 17, rapport du 15 juillet 2002

239

apparaît ça fait que quand on démoulera le bâtiment, le début de l’œuvre

commencera et les interventions suivront par après66.

On s’inspire des confréries européennes67 en imaginant des lieux où les artisans

viendraient travailler, sur place ou en mode virtuel via la technologie68. Des chambres

sont prévues pour eux dans l’hôtel69, 50 résidences d’artistes d’inspiration Bauhaus70,

car on prévoit leur intervention dans la lieu très tôt : « […] c’est intéressant parce

qu’effectivement, tout l’aspect artisan, artistes, qui vont pouvoir intervenir sur les

fondations du bâtiment qui est là, ben c’est beau, parce que ça reste vivant, c’est que

tu continues le work in progress 71». En fait, on veut les accueillir pour faire évoluer

le lieu grâce à eux, au fil des ans. Mais la vision, exprimée par le producteur, est

encore plus ambitieuse :

regardez, là, quand on parle des artisans du Québec, […] imaginez-vous, si on s’en va dans les six plus grandes capitales du monde, on exporte les artisans, on exporte, là. Les enjeux économiques de ça ne sont pas au premier degré. Ils sont énormes si on a l’adhésion puis l’endossement puis la participation et l’implication d’une série d’intervenants socio-politiques et économiques72.

On le voit, qu’il s’agisse du travail du verre, de l’orfèvrerie, de la céramique, du métal

ou encore des étoffes, c’est de tout un milieu qu’on veut faire la promotion à

l’étranger, en diffusant leurs réalisations par le biais des différents Complexes. C’est

en achetant leurs œuvres, en les utilisant au sein même des hôtels, des restaurants et

des bars des différents lieux, en les exposant dans les galeries et en les rendant

disponibles dans les barakas qu’on pense y parvenir.

66 W3-05-09-S2, paragraphe 84, Forum du 3 avril 2002. 67 M23 / CG-09, page 7, rapport du 15 juillet 2002 68 W3-07-CDA-4de7, discussion sur les artisans, Forum du 5 août 2002 69 W3-03-T8-S2, paragraphe 408, Forum du 19 février 2002 70 M23 / CG-09, page 65, rapport du 15 juillet 2002 71 W3-04-T9-S1, paragraphes 109 et 115, Forum du 19 février 2002. 72 W3-04-T9-S1, paragraphe 229, Forum du 19 février 2002

240

Bien que cette initiative soit déjà ambitieuse, la vision du Cirque du Soleil ne se

limite pas à l’artisanat. Le producteur voit plus grand encore. En effet,

« l’industrialisation, l’exploitation de la créativité québécoise, canadienne, là, des

produits québécois made in Québec, made in Canada, là, c’est l’axe qui est

supporté73». Force est de constater que l’on trouve, dans ces propositions, largement

de quoi répondre aux attentes des deux principales clientèles ciblées par le Cirque : la

classe créative et les travailleurs de l’industrie de la création74.

6.5.4.6.2 L’architecture

L’architecture occupe une place centrale dans le projet du Complexe Cirque car c’est

de l’exercice de cet art que le lieu émergera. Circassienne, cette approche de

l’architecture qui se qualifie de systémique, vise à évoquer et à rassembler les

métaphores choisies en de nouvelles compositions surréalistes.

Tout comme les compétences d’architecture du Tome I du Cirque du Soleil75 se sont

développées un chapiteau à la fois, les compétences du début du Tome II se sont

développées par le biais de la recherche, car on n’avait jamais auparavant bâti de

lieux du type des Complexes, où les visiteurs allaient traverser le miroir pour entrer

en Circassie et y vivre le temps d’un séjour. En rétrospective, les architectes disent

qu’en 2002, la culture circassienne s’est alors donné la liberté de :

[…] s’exprimer dans une forme plus évoluée, […], [elle] se retrouve dans un

champ d’exploration dont les données nous sont tout à fait nouvelles et

73 W3-08-CDA-5de7, paragraphe 70, Forum du 5 août 2002. 74 CG-01 page 35, 16 août 2002 où l’on définit la classe créative à partir de « The Rise of the Creative Class » , Richard Florida (2002). On cible aussi les travailleurs des « industries de la création », telles que définies par John Howking (2001) « The Creative Economy: How People Make Money from Ideas » NY Allen Lane, The Penguin Press. Notons que les membres de la classe créative valorisent la créativité dans son ensemble, l’individualisme et la différence. Pour eux, toutes les manifestations et aspects de la créativité, qu’elle soit technologique, culturelle ou économique, sont inter reliées et indissociables. Dans CG-01, on note qu’en 1999, la classe créative comptait quelque 38 millions de personne aux USA. 75 Le Tome I réfère aux spectacles alors que le Tome II réfère à la création de lieux autant que de spectacles et d’espaces festifs.

241

provoquent pour nous chercheurs d’imaginaires l’excitation nécessaire à la

poursuite et à l’établissement de la vision de l’entreprise76.

La recherche de l’équipe de création prend la forme d’une approche architecturale qui

consiste en neuf systèmes (3 systèmes perceptuels, 3 fonctionnels et 3 constructifs)

qui forment une conception de l’ordre77 servant à guider la création de la vie qui bat

dans les édifices et les objets qui nous entourent. Il s’agit d’une approche qui

superpose les couches d’évocation intégrées aux dimensions symbolique et

métaphorique et qui donne à un lieu sa dimension poétique78. C’est aussi une

architecture d’enracinement :

Chaque complexe prend l’identité du lieu et de la culture où il s’implante,

permettant ainsi de personnaliser l’implantation du projet. Ce qui, à la base,

permet de définir l’identité du lieu est son histoire, sa situation

géomorphologique, et les traces qui nous servent de point de repères pour

établir le début du conte79.

C’est donc cet enracinement dans un site qui est à la source du récit, cette histoire qui

racontera le lieu par des anecdotes, des événements marquants à partir desquels le

lieu commence à produire un écho dans l’imaginaire collectif. Dans le cas du site de

Montréal, on mentionne plusieurs épisodes marquants, dont : (1) le retrait de la Mer

de Champlain ; (2) les jardins Guilbault au XIXe siècle ; (3) le mouvement

automatiste dont les artistes signent le manifeste du Refus Global dans les années 40 ;

(4) l’achat du terrain par l’université du Québec à Montréal en 1970 ainsi que (5)

l’exposition Corridart sur la rue Sherbrooke, en 1976.

76 CC-09, paragraphe 744, janvier 2003 77 C’est-à-dire un tout englobant contenant et contenu ou, autrement dit, lieu et espace, suivant le sens que donne l’architecte Christopher Alexander au concept d’ordre, dans Alexander (2002) « The Nature of Order, Tome 1 The Phenomenon of Life, an essay on the art of building and the nature of the universe », The Center for Environmental Structure, Berkeley. 78 CC-09, paragraphe 253, janvier 2003 79 CC-09, paragraphe 65, janvier 2003

242

Fortement influencée par le surréalisme, cette approche adoptée par les architectes les

a aussi amené à rédiger des manifestes, à la manière de celui du Refus Global, pour

chacune des composantes du Complexe (l’hôtel, le spa, la salle de spectacle, les

restaurants, etc.). Imaginés à l’aide de la technique du cadavres exquis80, chaque

manifeste proclame et guide la conception du lieu en stimulant l’imagination81,

comme l’article 3 extrait du manifeste du spa permet de mieux le saisir : « Bienvenue

dans un monde de purification, bienvenue dans une salle de sens et d’ouverture

libératoire des refouloirs acceptés ». Pour sa part, l’article 10 du manifeste de la

station annonce que : « Nous voulons que la démesure prenne sa propre mesure dans

un espace architectural démesurément, résolument, théâtralement cathédralesque ».

L’article 2 du manifeste de l’hôtel, quant à lui, accueille le visiteur par un :

« Bienvenue chez vous dans l’introversion et le luxe de l’Éléphant Blanc ouvert sur

votre détente ». Avec ces quelques proclamations qui donnent des repères pour

l’animation, la création de l’atmosphère et les travaux d’architecture, il devient plus

aisé d’entrevoir la manière dont un tel levier surréaliste propulse la conception sans

l’enfermer dans des recettes.

Il semble que le risque d’un tel écueil n’ait jamais été écarté car certains membres de

l’équipe considèrent, avec le recul, qu’il y avait : « […] une incompatibilité entre

cette vision et le down to earth car […] on tombait dans le Walt Disney82 »., c’est-à-

dire dans l’extrême opposé de ce que l’équipe tentait d’accomplir. Sans m’aventurer

dans une comparaison entre les réalisations du Cirque du Soleil et celles de Walt

Disney, qui ne saurait être que superficielle, j’ose néanmoins affirmer83 que dans le

second cas, la tragédie humaine est édulcorée. En conséquence, la réverbération

80 Le dictionnaire abrégé du surréalisme (1938) dans Garrigues (1995, p.31), propose la définition suivante : « Jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par plusieurs personnes, sans qu’aucune d’elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes. L’exemple, devenu classique, qui a donné son nom au jeu tient dans la première phrase obtenue de cette manière : « Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau ». 81 Les extraits des manifestes proviennent tous de CC-09 82 W-E36-21-07-04, paragraphe 88, 21 juillet 2004 83 À partir d’une expérience parentale durant depuis 16 ans. Largement le temps de visionner tous les films de Walt Disney disponibles. Notons qu’enfant, j’ai tout de même regardé les émissions de télévision que présentait Monsieur Disney à l’époque.

243

émotive qui nous parvient puise sa source à un univers mythique dont la chute dans

les abîmes nous est toujours épargnée. Aux yeux de l’équipe du Cirque du Soleil, leur

propre approche architecturale se déploie plutôt à partir de fondements humanistes

qui sont les véritables piliers de l’identité du projet.

Une architecture consciente des pressions de l’urbanisation, mais reflétant

une vision plus cosmique, à la dimension humaine, qui tient compte des

réalités spirituelles et des valeurs de la morale sociale, en harmonie avec la

mécanique céleste de l’univers qui nous entoure84.

Ces architectes conçoivent en effet leur lieu circassien à partir du tout, en tenant

compte d’un ensemble de champs, autant physique que relationnel, imaginaire et

poétique. Autrement dit, dans ce projet, ils agissent dans une perspective holistique

où l’humain a sa place. Ils situent leur geste dans le cosmos.

6.5.4.6.3 L’écologie

L’architecture circassienne du Tome II qui est actuellement en émergence se conçoit

comme holistique, humaniste et sensible à des considérations écologiques aujourd’hui

banalisées, du moins au niveau du discours. C’est sans doute le concept

d’éconologie85 glissé parmi d’autres lors d’une conversation, qui illustre le mieux la

perspective écologiste privilégiée par les membres de l’équipe de projet. Il s’agit non

pas d’une approche puriste mais plutôt d’une volonté de sensibiliser la clientèle du

Complexe Cirque à la sur-consommation86. Cherchant un rapport favorable entre les

décisions en matière de choix écologiques et la réceptivité de la clientèle pour éviter

de perdre le marché87, le producteur ne renonce pas pour autant à poser certaines

questions précises :

84 CC-09 paragraphe 260, janvier 2003 85 W3-08-CDA-5de7, paragraphe 290, Forum du 5 août 2002 86 M-00 paragraphe 1517, Forum du 5 août 2002 87 W3-09-CDA-6de7, paragraphe 425, Forum du 5 août 2002

244

Le producteur

Est-ce que c’est générateur d’énergie ou c’est une perte d’énergie ? Parce que là-dedans il va falloir vraiment là, il n’y a pas de gaspille, là…

Le directeur de création

Non. Le feu chauffe l’eau. C’est comme un cycle qu’on avait, [Nom]. Là, tu vas voir.

Le producteur

Il faut être conséquent avec les positions qu’on prend

Le directeur de création

Surtout avec l’eau, la protection de l’eau maintenant et de l’environnement88.

On le constate, l’adoption d’une approche écologique pour la construction du

Complexe ainsi qu’en ce qui concerne le fonctionnement de l’édifice en opération

n’est pas questionnée, bien au contraire. Considérée comme une pierre angulaire de la

culture circassienne89, la préoccupation écologique est manifeste et concrète pour les

architectes qui conçoivent entre autres le spa et les serres90. Dans une perspective de

gestion du cycle de l’eau, ils pensent créer un système de récupération, de

réutilisation, de refroidissement, de réchauffement, de pompage de l’eau pour ne rien

perdre et ainsi éviter le gaspillage. Il est question d’autarcie, d’autonomie, autant de

préoccupations s’inscrivant dans la perspective du développement durable qui, en

2002, était encore loin des préoccupations des promoteurs immobiliers. Trois ans plus

tard, ces questions occupent une place plus importante dans le discours social et

quelques bâtiments verts voient même le jour, comme la Tohu91. Malgré tout, cela

reste encore l’exception.

88 W3-03-T8-S2 19.02.02 paragraphes 245 à 275 89 M-23 / CG-09, page 17, rapport du 15 juillet 2002 90 W3-01-T2-S1 paragraphes 71, 112, 121, 129 et 169, Semaine de dissidence, 6 novembre 2001 91 Voir http://www.tohu.ca/default.aspx

245

6.6 Conclusion

Traversant le quotidien, les rêves et l’action, la culture circassienne sur laquelle on

vient de lever un coin du voile laisse entrevoir le type d’imaginaire qui anime et

stimule le travail et la vie quotidienne des artistes circassiens. De la même manière,

cet univers culturel colore le reste des activités de l’entreprise dont la création est le

leitmotiv. En ce sens, les managers baignent aussi dans cet environnement. Ils y ont

accès au quotidien à travers les propositions des artistes autant que par les rites

auxquels ils participent, ce que les pratiques circassiennes vont éclairer dans le

chapitre qui suit.

246

7. Étude de cas : Les pratiques des bâtisseurs circassiens

Suivant le processus de mémoire et de théorisation (voir le chapitre 4 Méthodologie,

figure 2), les phases de l’élaboration de l’ethnographie et du récit ont été complétées

et la théorisation s’est amorcée avec le chapitre précédent (chapitre 6). Elle se

poursuit avec la seconde partie de l’étude de cas qui porte sur l’examen des pratiques

circassiennes. Comme je l’ai déjà mentionné, je souligne au lecteur que ce volet de la

théorisation fait également parler les données empiriques tout en leur fournissant un

éclairage complémentaire aux repères conceptuels et théoriques posés en début de

recherche. Le recours à ces référents conceptuels à postériori a pour but plus de

charpenter l’interprétation, en la soutenant d’un point de vue anthropologique et

sociologique.

7.1 Forme donnée aux pratiques

Chaque pratique est présentée par le biais de deux pôles pour refléter le fait que les

façons de faire ont beaucoup varié durant le projet. De ce fait, il devenait pertinent de

représenter chaque pratique comme un continuum polarisé, chaque pôle représentant

les états ultimes, toujours temporisés par la présence d’autres traits ayant leurs

propres polarités. Par analogie, le tout pourrait être comparé à un jeu de Mikado, une

série de bâtonnets qui s’entrecroisent lors de la mise au jeu, quand on les laisse

retomber. Ils forment alors un enchevêtrement complexe, telle une dynamique de

comportements, une combinatoire, riche, complexe et paradoxale, activée dans

l’action et en mouvement constant. Poursuivant l’analogie, il serait juste de suggérer

que la recherche à consisté à tenter de comprendre le jeu après y avoir joué.

Autrement dit, pour une part, l’analyse et l’interprétation des données de la recherche

a consisté à extraire du jeu et à identifier chacun des bâtonnets en vue de comprendre

247

la spécificité de chacun en rapport aux autres, alors que, d’autre part, une grande

partie de la recherche s’est effectuée, du début à la fin, en jouant au Mikado.

Finalement, il est bon de rappeler que cette recherche n’avait pas pour but d’évaluer

les pratiques ou encore les personnes, aucun jugement n’est donc posé qui viserait à

sanctionner le projet ou ses participants. Ici encore l’analogie s’avèrera utile : lors de

toutes les parties de Mikado auxquelles j’ai participé, comme pour celles auxquelles

j’ai eu accès après coup, je n’ai cherché ni gagnant ni perdant.

7.2 Typologie des pratiques

Les pratiques révélées par le projet du Complexe Cirque de Montréal sont de trois

types. Les pratiques de création, les pratiques de management, les pratiques partagées

par les managers et les artistes, dont certaines sont des pratiques d’exclusivité, dites

VIP. Ces dernières sont identifiées en italique dans la colonne des pratiques

partagées, comme le montre le tableau suivant.

248

Tableau IV Typologie des pratiques

Thème Les pratiques de création

Les pratiques partagées

Les pratiques de management

Tribu

L’esprit tribal ou la clique - Le mode de vie /

Rites - Les règles

Les Happy Few ou la plèbe

Dialogue

La rencontre ou le malentendu

Récits Le récit ou le silence bruyant

Le forum ou le huis clos L’art des Lumières ou le dialogue de sourd

Conception La présence créatrice ou le trou noir

La recherche ou la routine

Le regard de l’Indien ou la cécité

Action

Le quatuor ou la cordée La question des rôles

L’interdisciplinarité ou le silo Le sport ou la fission

L’art de l’accoucheur ou le donquichottisme

Rapports

Le métissage ou l’endogamie L’art frontalier ou le protectionnisme

La créolité ou l’unilinguisme Le biculturalisme

Mémoire

Le miroir ou l’étroitesse du Réel - L’art du Reset - Le 3e Œil

La mémoire ou l’oubli La gestion des connaissances

Les pratiques sont présentées suivant une logique simple, à partir d’une description

des équipes de création et de gestion en tant que tribu. Les modalités de dialogue de

cette tribu des bâtisseurs sont ensuite présentées, suivies des formes et des lieux

249

d’expression de leur histoire et de celle qui raconte le projet. Puis, le cœur de leurs

divers processus d’innovation est abordé, de même que leurs manifestations dans

l’action. Ensuite, les diverses formes que prennent leurs rapports sont traitées, avant

de présenter, pour terminer, leurs différentes approches de la question de la mémoire.

7.2.1 La tribu

C’est la métaphore de la tribu qui est retenue pour parler de la communauté

circassienne car elle permet de traduire, sans les réduire, les multiples configurations

de l’être-ensemble circassien. À travers un filtre qui révèle le fait que « ce qui est

privilégié est moins ce à quoi chacun volontairement va adhérer (perspective

contractuelle et mécanique) que ce qui est émotionnellement commun à tous

(perspective sensible et organique).» (Maffesoli, 1988, p.34), le regard s’arrête sur la

dynamique sociale, le mode de vie, les rites et les règles de la communauté

émotionnelle des bâtisseurs circassiens. Ils font partie d’une tribu urbaine occidentale

du XXIe siècle, de celles dont les configurations se font et se défont, se transforment

et se délitent en souplesse. C’est plutôt d’un néo-tribalisme qu’il faudrait parler,

comme l’avance Maffesoli.

à l’encontre de la stabilité induite par le tribalisme classique, le néo-tribalisme est caractérisé par la fluidité, les rassemblements ponctuels et l’éparpillement. […]. Par sédimentations successives se constitue l’ambiance esthétique […] et c’est au sein d’une telle ambiance que ponctuellement peuvent s’opérer ces « condensations instantanées » (Hocquenghem-Scherer), fragiles mais qui dans le moment même sont l’objet d’un fort investissement émotionnel. (Maffesoli, 1988, pp. 116-117).

Certaines pratiques néo-tribales rassemblent managers et créateurs, d’autres ne

concernent qu’un des deux groupes. Elles sont présentées ci-après.

250

7.2.1.1 Pratiques partagées

Les Happy Few ou la plèbe

Une analogie s’impose pour traiter d’un réseau de relations tissé de privilèges : la

cour royale. Ces relations se matérialisent par un mode de vie ritualisé que la

conscience (et sans doute parfois la volonté) de susciter l’envie chapeautent. Un

sociogramme illustrerait bien l’importance du réseau. Par exemple, le fait que l’aura

et les privilèges d’un individu augmenteraient ou diminueraient en fonction du

nombre et de la qualité de ses relations au sein de la nébuleuse circassienne.

S’ajoutant aux relations, la cote d’un individu serait influencée par son propre

positionnement, autrement dit, la distance qui le sépare du noyau. Sur-moderne et

flottant dans l’univers du divertissement, la communauté circassienne est en effet

sensible à la célébrité et, comme c’est le cas dans le reste de notre société du

spectacle (Augé, 1992), un « Nobody » aura de la difficulté à se faire remarquer. Un

« Wannabe » fera ce qu’il faut pour accéder au sérail et ça n’est qu’à quelques uns

que sera réservée la satisfaction d’être un « VIP ». À ne pas négliger, le fait qu’une

fois parvenu au zénith, des efforts significatifs devront être déployés pour ne pas

glisser vers le statut de « Has Been », quoi qu’il soit plus seyant de le devenir plutôt

que d’être resté confiné au statut de « Never Was »… Mais il y a pire : voir sa

réputation détruite en un éclair par une simple remarque du régent ou de sa cour

rapprochée. Une certaine maîtrise du jeu socio-politique s’impose ici pour survivre

dans le caravansérail.

Si la nébuleuse informelle des Circassiens en mouvance autour du noyau du pouvoir

peut séduire à première vue, en faire partie n’est pas de tout repos car : « Dans

l’infrastructure hiérarchique du Cirque, on est en porte-à-faux. On est embauchés

par la bande, des chouchous. On a un problème de reconnaissance1». En effet, sans

1 W-E08-20-06-02, paragraphe 108, rencontre du 20 juin 2002.

251

généraliser et en gardant à l’esprit le fait qu’il s’agit d’un jeu de perceptions, il n’en

demeure pas moins que du point de vue des proches, l’organisation semble résister :

« Le Cirque du Soleil a toujours eu un problème à absorber les amis [du producteur]

car ils [les employés du Cirque] se sentent poussés dehors. Ils ont de la difficulté à

absorber les gens de l’extérieur2». Cette faible porosité est ressentie par

l’organisation qui réagit au projet en lui accordant un soutien plus ou moins fort.

Comme les autres, et peut-être davantage, à cause de la provenance de ses membres,

le projet Complexe Cirque de Montréal a dû composer avec cette réaction organique.

En effet, c’est le cercle rapproché des amis, qui a été convié :

Les Complexes Cirque reflétaient l’univers personnel [du producteur], donc il voulait faire le meilleur bar, le meilleur hôtel à l’image de sa vision, de ce qu’il voulait. Donc il amenait son bagage personnel d’amis pour réfléchir à ces produits-là car ses amis vivaient aussi de cette façon3.

et ce sont eux qui ont constitué l’équipe montée « par relations plutôt que par

nécessité4». En effet, se sont ainsi trouvés réunis « tous les amis [du producteur]

[…]. Mais l’idée [du producteur] c’était de joindre les esprits plus que de joindre des

amis5».

Les Happy Few sont donc privilégiés et ils cherchent à protéger leurs acquis. Pour

gérer la chose, le recours à la caution du régent semble banalisé. Un manager

mentionne avoir appris à se prémunir contre certains abus : « Depuis, je valide

toujours auprès [du producteur] ce genre de propos et je me rends compte que c’est

souvent faux6.», ce qui lui redonne la possibilité de jouer son rôle

décisionnel pleinement : refuser les demandes non fondées qui sont faites par

certains. On voit que dans la logique de privilèges, opposer un refus revient à imposer

2 W-E35-13-07-04, paragraphe 14, entrevue du 13 juillet 2004 3 W-E35-13-07-04, paragraphe 14, entrevue du 13 juillet 2004. 4 W-E30-23-04-04, paragraphe 89, entrevue du 23 avril 2004. 5 W-E33-28-05-04, paragraphe 9, entrevue du 28 mai 2004. 6 W-E31-11-05-04, paragraphe 72, entrevue du 11 mai 2004.

252

l’exclusion et provoquer le sentiment de s’éloigner du cœur du pouvoir. C’est un

régulateur organisationnel.

Les privilèges dont les Happy Few bénéficient prennent plusieurs formes. Étant

donné le type d’activités de l’entreprise et la nature des liens qui unissent les

participants, ces privilèges se traduisent naturellement par l’accès à des événements,

des partys, des shows, des voyages et des objets. Si les partys peuvent, vu de

l’extérieur, sembler tenir plus de la gabegie que des activités de réseautage, on nous

dira qu’ils peuvent constituer des laboratoires éventuels où sont testées des

expériences dont certaines seront potentiellement intégrées au sein des événements

commerciaux. Du moins, est-ce ce la justification qui est avancée par quelques uns.

On y conçoit des loges VIP, des espaces à accès restreint, etc. Ensuite, une fois ces

prototypes explorés dans l’action lors d’un party, ils se retrouvent intégrés aux

concepts développés au sein des projets. Dans celui qui nous intéresse, la logique de

privilèges a été conçue par le biais de l’architecture, en l’inscrivant à même l’espace.

Par exemple, dans l’hôtel : « On voulait différencier les gens qui arrivent à l’hôtel

des gens qui sont dans le lieu public pour donner un peu cet effet là que tu n’es pas

mélangé avec tout le monde, que ce n’est pas n’importe qui qui va dans

l’ascenseur7». Dans ces territoires du pouvoir, la cour déambule et la noblesse

l’entoure. Le peuple lui, autrement dit les employés, gravite à la périphérie, espérant

accéder à certains privilèges que les plus éloignés du cénacle, c’est-à-dire le public,

n’obtiendront jamais, sauf en tissant un lien commercial avec l’entreprise, c’est-à-dire

en achetant un produit, que ce soit un billet de spectacle ou un produit dérivé.

N’y aurait-il pas une dichotomie entre l’ouverture faite aux itinérants et les privilèges

patriciens ? Comment ces gestes qui suscitent une certaine dissonance cognitive

peuvent-ils coexister ? La réponse restera indirecte, provenant de l’implication de

l’entreprise dans l’action sociale et culturelle, non directement du projet. C’est en

7 W3-03-T8-S2, paragraphe 317, forum du 19 février 2002

253

effet par le biais des arts sociaux que le CDS concrétise son action institutionnelle et

communautaire, en formant des jeunes de la rue aux arts du Cirque (le programme

Cirque du Monde), en effectuant des dons à divers organismes et en contribuant au

développement du quartier. Ces quelques exemples8 permettent de saisir un aspect de

la complexité de l’identité de l’organisation Cirque du Soleil. Mais revenons à la

logique de privilèges conçue dans le cadre spécifique du projet Complexe Cirque.

Cet art qui consiste à jouer sur la distance de l’individu par rapport à l’objet de désir

en créant d’abord la restriction, puis le privilège d’accès, est bien rodé. On sait que le

party annuel de la Formule 1 attire des foules et on anticipe qu’un party au Complexe

en attirerait dix fois plus9. On le voit, ce pouvoir d’attraction n’est pas un simple effet

de bord provoqué par le passage du super cruiser Cirque du Soleil mais une véritable

architecture du désir.

Si les privilèges portent en général sur l’accès à des événements, d’autres formes

existent, comme le sport, où un nombre restreint de personnes est convié. Dans le

cadre du projet, les matches de hockey10 réunissant un cercle fermé autour du

producteur étaient un lieu informel de choix. Outre cette sphère VIP, le projet

Complexe Cirque bénéficiait de conditions privilégiées, similaires aux conditions de

conception des spectacles, soit deux à trois années et demie. Ces privilèges sont

aujourd’hui devenus très rares, du moins ailleurs dans l’industrie :

On s’est retrouvés dans un contexte de temps extraordinairement privilégié. On allait lentement et dans l’abondance. Ça ne vient pas sans stress. Ce temps-là permet de s’asseoir sur des idées, de les revoir, les repenser, c’est un luxe mais un an et demi plus tard, j’en perçois encore les avantages11.

Le privilège du temps et de la maturation des idées sont des conditions de travail dont

on conviendra de la rareté. Facteur de succès mais potentiellement aussi facteur 8 Pour compléter, consulter les sections Action sociale et Action culturelle du site de l’entreprise http://www.cirquedusoleil.com/CirqueDuSoleil/fr/company/default.htm de même que le document « L’action sociale au Cirque du Soleil » qui s’y trouve. 9 W3-04-T9-S1, paragraphe 398, forum du 19 février 2002. 10 W-J37-02-12-02, paragraphes 4 et 6, entrées au journal du 2 décembre 2002 11 W-E36-21-07-04, paragraphe 55, entrevue du 21 juillet 2004

254

d’échec car il n’est pas envisageable d’argumenter la rareté des ressources pour

justifier les faiblesses d’un projet dans de telles conditions. D’où le stress, le

sentiment de porter sur ses épaules un rêve gigantesque comparé à une expérience

relativement faible. Si on juxtapose cette image de l’équipe du projet du Complexe

Cirque de Montréal à celle du début de l’histoire de l’entreprise, au moment où une

troupe de jeunes saltimbanques voyait le jour à Baie Saint-Paul, certains échos du

passé resurgissent. En 1984, une immense liberté régnait, un monde restait à imaginer

et aucun plan de match n’était connu pour y parvenir. Il fallait tout inventer. En 2001

/ 2002, il y a moins d’innocence et la liberté est plus restreinte, institutionnalisation

oblige, mais peut-être est-ce l’état d’esprit fondateur du mythe, garant du rêve, que

l’on voulait insuffler. Une bouffée d’âme supplémentaire qui aurait redonner du

souffle.

L’accès privilégié à l’information est un autre indicateur de la distance qui sépare un

individu du cœur du pouvoir. Connaître avant tout le monde le titre du dernier

spectacle dont le lancement n’a pas encore eu lieu, pouvoir raconter les faits et gestes

de la cour rapprochée, apprendre avant tout le monde la fin d’un projet, voilà des

marqueurs de privilèges qui sont autant d’atouts pour qui sait les manier.

L’information permet d’anticiper, de s’ajuster, de composer avec les événements :

« [nom1] avoue qu’il avait senti le vent tourner, que le vendredi précédent, il savait

que [nom2] se donnait le week-end pour prendre une décision12». Ce sentiment de

participer, même de loin, aux événements plutôt que de les subir adoucit le choc et

facilite l’appropriation du changement.

Les privilèges prennent également la forme d’une protection face aux événements.

Ainsi, certains sont intouchables, au sens où il est risqué de tenter de les déloger :

« on me disait : toi, on sait bien… J’étais protégé13 ». D’autres reconnaissent l’effet

12 W-J37-02-12-02, paragraphe 6, entrée au journal du 2 décembre 2002 13 W-E34-09-07-04, paragraphe 51, entrevue du 9 juillet 2004

255

bénéfique de la protection sur le stress : « [nom] avait annoncé qu’il y aurait une

réorganisation de l’équipe de création donc les gens étaient incertains mais ils

n’étaient pas trop stressés par ça, ils étaient confiants que […] les protégerait14».

Ce fut effectivement le cas. Au cœur du naufrage, ils ont survécu grâce à cette

protection : « Les employés sont tous remerciés, sauf [noms]15 ». et ils ont vite

retrouvé une place au sein de l’organisation : « À la fin, je savais que j’avais d’autres

projets donc ça allait16».

Le privilège de la protection prend parfois la forme d’un parrainage concret, sorte de

mentoring, de coaching offert par les anciens. C’est l’accès aux guides d’expérience,

la capacité de trouver support et filiation, c’est la possibilité de voir son insertion

dans le tissu social de l’entreprise facilitée. C’est l’accès à la mémoire, aux arcanes de

la culture organisationnelle par la voie royale. « Tous les deux mois, je rencontrais

mes guides spirituels : [nom1, nom2], je lui [à nom1] présentais toujours tout avant

de le présenter à [nom1]17 ». Ce sentiment d’être épaulé et soutenu dans son périple

au sein de la tribu contribue certainement à la fabrication du lien émotif qui relie les

Circassiens entre eux.

7.2.1.2 Pratiques de création

L’esprit tribal ou la clique

Mu par la recherche du lien émotif associé à l’être-ensemble, le principal vecteur

d’attraction du projet Complexe Cirque de Montréal est certainement la place

prépondérante qu’occupe la création. Catalyseur collectif, dénominateur commun,

identificateur émotionnel, ce pouvoir d’attraction intrinsèque au style de vie des

Milouds était régulé par le mode d’organisation tribal : « Définissez [de quoi] on 14 W-E32-11-05-04, paragraphe 46, entrevue du 11 mai 2004 15 W-J37-02-12-02, paragraphe 6, entrée au journal du 2 décembre 2002 16 W-E33-28-05-04, paragraphe 16, entrevue du 28 mai 2004 17 W-E33-28-05-04, paragraphe 25, entrevue du 28 mai 2004

256

parle et qui est-ce qui est au souper 18». demande en effet le producteur qui invite

l’équipe chez lui, choisissant lui-même un rôle d’invité et laissant à l’équipe le soin

de s’auto-gérer. Si cette autonomie accordée à l’équipe lui donnait du souffle, ce

mode de gestion auto-régulé semble avoir été asservi par certaines règles tacites qui

ont eu un effet paralysant. Une de ces règles peut s’exprimer par le fait que : « [d]ans

l’équipe de création, tout était sans paramètre et toute personne qui tentait d’en

mettre se faisait remettre à sa place19 ». Autrement dit, il était interdit d’interdire.

Porteur d’anarchie et de chaos créateur, ce diktat libertaire impulsait un élan tissé

d’incertitude et de fragilité, comme c’est le cas dans tout processus créatif. Un tel

mouvement d’ouverture vers l’inconnu favorisait la pensée créative intrinsèque à

l’innovation. Néanmoins, associée à la nécessité, pour chacun, de partager avec le

reste de la tribu ses découvertes et propositions, la tâche devenait ardue car il

s’agissait bien de convaincre, d’obtenir l’adhésion permettant de revenir au collectif

avec une proposition enfin devenue commune.

C’était le festival de la réunionite… Au début, j’avais beaucoup d’enthousiasme face à la création collective. Avec le recul, je vois ça autrement. C’était plus un jeu de compromis à faire sur son champ d’action personnel. Dans un spectacle, chacun propose et s’inspire, ça reste qu’il y a deux individus qui décidaient, pas toute une bande comme on faisait20.

On le voit, dans cet état d’esprit communautaire, où régnait une ambiance de tension

créatrice abrasive, l’art de fédérer, de rallier, de créer des alliances, de faire consensus

occupait une grande place. Mais cet art du maniement de la tension aurait-il parfois

été détourné ? On peut le croire.

En effet, s’inscrivant dans une dynamique qui s’affichait comme égalitaire, les

rapports entre les membres de la tribu semblent avoir quelque peu souffert : « Ce que

j’ai le plus vécu, c’étaient les petits jeux de pouvoir21.» et là où on souhaitait « […]

18 W3-09-CDA-6de7, paragraphe 94, forum du 5 août 2002. 19 W-E36-21-07-04, paragraphe 24, entrevue du 21 juillet 2004. 20 W-E35-13-07-04, entrevue du 13 juillet 2004. 21 W-E35-13-07-04, paragraphe 60, entrevue du 13 juillet 2004.

257

plus de tolérance, d’écoute et de soutien22 », il y aurait eu tout autre chose. Est-ce que

ces exercices de démocratie intuitive se seraient à l’occasion retrouvés subordonnés à

un esprit de clique ? Il semble que ce soit le cas car certains signes évoquent un réel

malaise : « Le plus difficile, c’est tout ce que chacun a pu casser sur le dos de l’autre

par méchanceté. Parce qu’il devait y avoir quelque chose d’immature dans l’équipe.

Toutes ces personnes en mal d’être…23». Existait-il une solution pour remédier à ce

problème ? Aurait-on pu procéder autrement ? La réponse, contrairement à ce que

l’on pourrait penser de prime abord, ne se trouverait pas dans les formations,

coaching ou autres programmes de développement personnel ou professionnel. C’est

la nature même du travail de création qui serait en cause, comme Menger le précise.

Ce serait les deux valeurs diamétralement opposées qui coexistent dans l’organisation

des activités artistiques qui agiraient ici comme double lien, au sens de Bateson

(1977). D’une part, la forte identification des créateurs avec des métiers dont

l’exercice est profondément individualisable et, de l’autre, une profonde inégalité

d’accomplissement qui dessine des cheminements professionnels sans rapport avec le

schéma habituel d’une carrière en organisation (Menger, 2002). Le catalyseur que

représentait la création ne pouvait donc pas suffire à lui seul à pacifier les

antagonismes. Au surplus, dès qu’intervient une forte composante de créativité dans

l’activité, deux mécanismes contradictoires agiraient aussi : d’une part, il est très

difficile d’identifier à priori les qualités qui vont déterminer la valeur -l’originalité,

l’inventivité, la singularité- du créateur et du travail générateur de l’œuvre. D’autre

part, dans l’univers des œuvres et des talents, les comparaisons opèrent indéfiniment

pour évaluer, classer, trier, sélectionner, orienter les préférences : celles des critiques,

des experts, des producteurs, des clients, etc. « Il y a nécessité de normaliser les

salaires et les statuts24 » commentera un des créateurs pour concrétiser les écarts de

cote d’une personne à l’autre. On voit ainsi surgir des créateurs de premier plan, de

second plan, etc. Cet éclairage donne à voir que les dimensions plurielles et

22 W-E02-07-05-02, paragraphe 38, rencontre du 7 mai 2002. 23 W-E34-09-07-04, paragraphe 53, entrevue du 9 juillet 2004. 24 W-E07-11-06-02, paragraphe 18, rencontre du 11 juin 2002.

258

paradoxales du travail de création ont effectivement pu jouer au sein de la tribu des

Milouds, inégalitaire par essence, on l’aura compris. Profondément tissée d’émotion,

cette communauté de créateurs qui apprenait dans l’action, était malgré tout parvenue

à traverser plusieurs tempêtes, au moment du naufrage du projet, comme le suggère

un des créateurs : « On peut se haïr mais se faire confiance pour que ça marche…

The show must go on25».

Pour rendre encore plus ardu l’apprentissage de l’auto-régulation, le clivage qui

existait entre les consultants externes et les employés26, associé aux univers parallèles

que constituaient la gestion et la création, faisait de la participation à ce « fouillis de

constellations27 » une aventure risquée. Souvent issus de l’entourage personnel du

guide (dénomination officielle du chef au sein de l’entreprise), les participants

adoptés par la tribu se retrouvaient plongés au sein d’un réseau relationnel qui

repérait vite les protégés28, ceux qui ne périraient pas lors du naufrage. Certains ne

s’y sentaient d’ailleurs pas toujours bien accueillis29, ce qu’ils rendaient bien, à

l’occasion : « […], on dirait qu’il ne faisait pas partie de notre gang, il n’y arrivait

pas. Il essayait de faire entrer sa gang à lui. C’était un gars de l’extérieur 30».

D’autres étaient plus nuancés : « Il était gêné au début. Il était plus vieux. Il nous

regardait aller. On s’est apprivoisés31 ». Être Miloud était un art.

Seconde règle implicite : l’esprit tribal qui régissait l’inclusion régissait également

l’exclusion. C’est par une petite phrase affirmant qu’untel n’était pas capable de

travailler avec les autres que le doute s’installait chez l’interlocuteur. L’ultime

offense était ostracisante : plus personne ne veut travailler avec toi... Suffisant pour

alimenter la machine à rumeur et précipiter la chute : « [nom] n’est pas capable de 25 W-E15-27-08-02, paragraphe 23-24, rencontre du 27 août 2002. 26 W-E02-07-05-02, paragraphe 32, rencontre du 7 mai 2002 27 W-E32-11-05-04, paragraphe 11, entrevue du 11 mai 2004. 28 W-E30-23-04-04, paragraphe 89, entrevue du 23 avril 2004. 29 W-E34-09-07-04, paragraphe 11, entrevue du 9 juillet 2004. 30 W-E34-09-07-04, paragraphe 87, entrevue du 9 juillet 2004 31 W-E35-13-07-04, paragraphe 70, entrevue du 13 juillet 2004.

259

travailler en équipe, avec personne. Il développait des concepts en parallèle32». On

peut croire que la crainte du rejet lourdement chargée d’émotion –conserver sa place

dans la famille- était omniprésente et que ces mouvements de cour occupaient une

part significative de l’énergie investie dans le maintien des privilèges associés à la

noblesse, ces élus de la cour circassienne.

Troisième règle implicite : Quand on est accueilli par la tribu, on participe à ses

rituels. Même si cette règle a un temps fait l’objet de débat au sein de l’équipe :

« C’est un mode de vie mais faut-il l’imposer ?33 », il reste que certains ont participé

à l’émergence de rituels d’accueils, de rituels bénéfiques et d’un rituel d’apaisement

qui ont chacun régulé la forme et le fond de l’être-ensemble.

Le rituel d’accueil fut sans doute le plus développé car il s’est transformé en un rite

d’initiation élaboré. Prototypé d’abord au sein de l’équipe de création puis repris pour

les managers, il pris la forme d’un accueil dans la nuit, balisé par des personnages

silencieux qui menaient les participants jusqu’à un sweat lodge bâti au bord de la

mer, pour la circonstance. « C’était surnaturel. Le rythme était lent. [Les managers]

ne savaient pas à quoi s’attendre. […] ils se sont prêtés au jeu34 ». À l’intérieur de la

tente, le directeur de l’équipe de création était assis. Torse nu, son corps se faisait

peindre peu à peu par les managers et d’autres membres de l’équipe de création.

D’autres Milouds se sont joints au body painting. « J’ai été agréablement surpris.

C’était un beau rituel d’initiation. C’était gentil. Ça a été une tape dans le dos qui

m’a touché35 » raconte un des managers. Un accueil axé sur le toucher, celui des cinq

sens qui était privilégié au sein du projet.

32 W-E35-13-07-04, paragraphe 78, entrevue du 13 juillet 2004 33 W-E03-14-05-02, paragraphe 14, rencontre du 14 mai 2002. 34 W-E30-23-04-04, paragraphe 60, entrevue du 23 avril 2004. 35 W-E31-11-05-04, paragraphe 106, entrevue du 11 mai 2004.

260

Au titre des rituels vus comme bénéfiques, sont mentionnés le fait de fumer un joint

ensemble et de partager une bonne bouffe car c’était dans ces moments que

jaillissaient les idées et que l’intégration était facilitée. Sont également mentionnés les

massages, les ateliers de travail, les tours de table ou encore l’arrivée de l’idéateur du

groupe, de manière impromptue : « il prenait sa chaise, il s’asseyait là où il y avait

une rencontre et il se mettait à parler. Toutes les chaises se tournaient vers lui36 ».

Ces moments de surprise et de plaisir ponctuaient le quotidien en faisant circuler une

énergie positive, ce qui était certainement nécessaire mais non suffisant car il y avait

aussi des conflits et, dans ce cas, le plaisir ne surgissait probablement pas aussi

naturellement. C’est sans doute ce qui permet d’expliquer les rituels d’apaisement, de

réconciliation. Le premier rituel était le geste du Reset. Il servait : « [au] début d’une

journée, après un conflit, pour remettre les pendules à zéro 37». Mais l’apaisement

qui en résultait était-il profond ? Il faut croire que non car : « on le vivait dans la

forme, pas dans le fond, c’est de la décoration alors que ça aurait pu être plus vrai,

plus important. Ça a été pris comme un jeu, donc moins profond, «un rituel pour

faire drôle». C’est resté ludique et ornemental 38». Plus impliquant que le geste du

Reset, un exercice de prise de parole fut tenté à quelques reprises pour que chacun

prenne sa place dans l’équipe mais il semble qu’il ait été ardu : « Quand on a réussi

(une fois !) ça a été une communion39 ».

Tous les Milouds ne vivaient pas leur engagement et leur rapport à la tribu de la

même manière et certains posaient un regard critique face aux rituels : « c’était un

langage compliqué, le rituel, le processus, c’est beau mais il faut arriver à quelque

chose de concret40 ». C’est la finalité du rite qui est ici questionnée. Le perdait-on de

vue, le rite devenait-il une fin en soi dans certaines circonstances ? Versait-il dans le

concept et perdait-il son sens ? On serait tenté de le penser, surtout si aucun méta- 36 W-E34-09-07-04, paragraphes 99 à 101, entrevue du 9 juillet 2004. 37 W-E30-23-04-04, paragraphe 12, entrevue du 23 avril 2004 38 W-E30-23-04-04, paragraphe 12, entrevue du 23 avril 2004 39 W-E30-23-04-04, paragraphe 14, entrevue du 23 avril 2004 40 W-E34-09-07-04, paragraphe 43, entrevue du 9 juillet 2004.

261

langage explicatif n’était offert à la tribu pour faciliter une quelconque appropriation

du sens. Ce témoignage, par exemple, montre à quel point le terrain était glissant :

Pendant le chant de protection tibétain, tout le monde est parti à rire. Personne ne croyait à ça. Je ne me sentais pas pris au sérieux, mes valeurs n’étaient pas considérées, ce en quoi je crois n’était pas compris. Comment faire passer ça […] quand ils rejettent l’essentiel du revers de la main ? Le constat que je fais est qu’il faut faire vivre les idées pour que les gens y croient et les comprennent41.

Ce constat suggère qu’un engagement plus grand dans le voyage de l’apprentissage

expérientiel, qui était alors le mode de création implicite (l’apprentissage dans et par

l’action), aurait pu faciliter la conception de rites utiles au projet autant qu’à l’équipe.

Il est vrai que la vision développée par l’équipe pour le projet Complexe Cirque

traitait autant de transgression que d’authenticité, comme on peut le lire dans les Lois

de Circassie. Peut-être est-ce que deux lois auraient pu être ajoutées pour aider les

Milouds : une première loi sur la réflexivité et la méta-cognition comme principe de

conception et une seconde portant sur l’application de facto de toutes les lois à

l’équipe de création elle-même autant qu’au projet qu’elle concevait.

7.2.2 Le dialogue

Dans la notion de discussion, j’essaie de vous convaincre de quelque chose et vous essayez de me convaincre de quelque chose. À un moment, on arrive à une conclusion et l’un des deux est un peu plus dominant que l’autre. C’est ainsi que cela se conclura. Dans le dialogue, le principe est que lorsqu’on décide de travailler avec d’autres […] on écoute l’autre personne. On entre dans son mental pour essayer de comprendre comment elle fonctionne. Car l’objectif n’est pas de marquer des points, il est vraiment de comprendre cette personne. À ce moment on lâche prise sur ce que l’on sait soi-même. […] On est en co-création avec l’autre. On a accepté d’aller dans « sa piscine mentale », il se passe quelque chose, il y a une alchimie. (Lerbet-Sereni, 2004, p.97)

41 W-E34-09-07-04, paragraphe 112, entrevue du 9 juillet 2004.

262

Quel est notre mode d’interaction spontané lors des échanges? Discussion ou

dialogue ? Se pourrait-il que notre compréhension de la finalité de l’échange affecte

ce choix ? Si la représentation mentale qui prévaut est celle d’un jeu où l’un des

participant gagne alors que l’autre perd, il y a fort à parier que le mode discussion

prévaudra. À partir d’une telle représentation, est-il envisageable de basculer vers la

co-création ? Un dialogue est une conversation entre pairs (Isaacs, 1999, p.332) et, en

ce sens, chacun, au même titre, en porte la responsabilité. Chacun aurait donc

avantage à s’habituer à nager dans la piscine mentale de l’autre pour être en mesure

de participer à une création qui soit véritablement collective, autrement dit une co-

création. Nager ainsi requiert beaucoup d’habileté car les rencontres qu’on y fait

peuvent parfois être source de malentendu. Il suffit de ne pas partager le même

modèle mental, autrement dit le contexte, ou encore de ne pas donner le même sens à

une idée, un concept ou un propos, pour que les interprétations divergent et que

rapidement, on se retrouve en plein monologue de Raymond Devos sans l’avoir vu

venir ni en avoir conscience42. Il y a donc un apprentissage à faire et de nouvelles

habiletés à développer : écouter en suspendant ses propres idées et son jugement,

valider sa compréhension, laisser de l’espace au silence pour se donner le temps de

laisser émerger, de penser et de ressentir… Autant de compétences qui, si elles sont

innées, sont sous-développées dans nos organisations. Pourtant, il y a lieu de penser

qu’une capacité d’innovation renouvelée émergerait de la co-création de

connaissance –le fait de penser ensemble- car c’est le processus central de la création

artistique collective, activité créative par excellence. Or, le mode d’interaction par

défaut semblant être la discussion, le dialogue a-t-il une chance de naître dans un

42 Extrait de « Le car pour Caen », monologue de Raymond Devos

… je vais pour prendre le car... Je demande à l'employé : - Pour Caen, quelle heure ? - Pour où? - Pour Caen ! - Comment voulez-vous que je vous dise quand, si je ne sais pas où? - Comment? Vous ne savez pas où est Caen? - Si vous ne me le dites pas ! - Mais je vous ai dit Caen ! - Oui !... mais vous ne m'avez pas dit où ! - Monsieur... je vous demande une petite minute d'attention !

263

contexte discursif ? Le point de bascule de la discussion au dialogue aurait peut-être

quelque chose à voir avec les conditions de création, c’est-à-dire avec le choix d’un

lieu, d’une ambiance, d’un état physique et mental qui entraîne un apaisement, un

bien-être ou, au contraire, un stress qui interrompt le flot d’énergie entre les

personnes. L’expérience circassienne en témoigne.

7.2.2.1 Pratiques partagées

L’art de la rencontre ou le malentendu

Une rencontre, c’est une communion potentielle. Aller à la rencontre de quelqu’un

c’est la possibilité d’entrer dans un autre univers, c’est accepter de découvrir ce qui

réunit, c’est perdre le fil du temps, entrer dans la zone d’un plaisir rare et en ressortir

en n’ayant pas vu le temps passer. L’expérience de tels moments est prégnante et l’on

cherche à retrouver cet état de synchronie si particulier, souvent comparé dans la

littérature à une improvisation entre musiciens de jazz.

Par contraste, les rencontres où l’on s’empêtre dans les malentendus sont en général

source de stress. Le sentiment d’incommunicabilité qui règne alors fait craindre

l’impasse et les conséquences qui en découleront éventuellement : « je voudrais que

ce soit bien clair entre nous, là, quand on va quitter la salle, aujourd’hui, qu’on

comprend tous la même chose en même temps et si y a un désaccord, mettons-le sur

la table et débattons-le43 ». Quel soulagement ce serait, en effet, si toute

communication était fluide, transparente, parfaitement comprise et interprétée selon

l’intention de l’émetteur… Chacun peut certainement trouver dans sa propre vie des

situations de malentendu dont les effets ont été critiques. Pourtant, souhaiter une

communication parfaite s’avère malgré cela un idéal chimérique dont on a occulté

une part cruciale du tissu relationnel, issu de l’univers multidimensionnel de chacun :

moléculaire, physiologique, cognitif, social, culturel, historique, expérientiel, etc.

43 W3-09-CDA-6de7, paragraphe 269, forum du 5 août 2002

264

Alors que Jankelevitch postule qu’une communication parfaite permettrait d’éviter

les conflits, La Cecla (2002) pense plutôt que l’incommunicabilité fait partie des

rapports humains et que la faculté de transformer l’opportunité d’un malentendu en

rencontre est un véritable art de vivre. Le malentendu serait un piège presque

inévitable de la rencontre, une méprise qui s’accompagne d’un vague sentiment de ne

pas parler la même langue. Une sorte d’accident dialogique que l’exemple suivant tiré

du projet Complexe Cirque illustre bien.

Le contexte de la conversation est le suivant : lors d’un forum rassemblant les équipes

de création et de management, il est question de la place qu’occuperont les artisans

dans le Complexe. L’équipe de projet imagine qu’ils participeront à l’aménagement

des lieux via leurs œuvres intégrées au bâtiment et on prévoit leur présence sur le site,

dans un espace atelier qui leur serait réservé, afin qu’ils travaillent sur place.

La conceptrice

- On a divisé les artisans en trois grandes catégories. Les artisans qui vont travailler in situ, les gens qui vont s’intégrer à l’architecture ou au design proprement dit, les artisans qui pourront s’intégrer soit par voie de compagnonnage, qui viendront faire une performance ou une installation pi repartiront chez eux après et des artisans d’objets[…]. Pour le moment, on a commencé à chercher des artisans in situ. […] j’ai commencé à travailler avec Robert Lepage pour…

Le producteur

- C’est pas de ça qu’on parle

Le directeur de création

- Non, non, non, c’est général, tu vas voir

La conceptrice

- Heu, donc d’essayer d’aller chercher des artisans qui vont travailler soit le coffrage, soit le béton, qui vont avoir…

Le producteur

265

- C’est pas de ça que je veux parler, moi, là. Je veux pas parler des artisans qui vont être intégrés au travail architectural, moi, là (il tape du poing sur la table)

Le directeur de création

- Mais il y a une formule importante là-dedans, […], tu vas voir

Un second concepteur

- On n’a peut-être pas fait l’introduction en disant que, heu, si tu veux, heu […] les espaces publics qu’on a appelé le Baraka, […] qu’on a nommé les ateliers résidence donc c’est tout le volet des artisans et on s’est dit que [la conceptrice] pouvait introduire tout le travail qui a été fait à ce niveau-là pour réfléchir à […] la dimension des artisans

Le producteur

- Pour moi, y a deux affaires, trois affaires au niveau des artisans. Y a un, leur participation au travail architectural pour l’instant qui m’intéresse pas ce matin, ok ? […] Les deux autres éléments c’est celui du Baraka où l’animation va se faire et troisième élément, c’est celui du regroupement des artisans du Québec […]. Donc deux affaires […] Moi c’est ce que j’ai. C’était-tu clair comme ça pour vous ?

Le directeur de création

- C’est clair comme ça, maintenant […]

La conceptrice reprend son explication une troisième fois…

Le concepteur renchérit à son tour pour ajouter quelques nuances supplémentaires…

Le producteur

- Fait que là, je comprends. Je comprends […]44

Si on considère que le malentendu fait partie intégrante de toute rencontre, on

constate que cette méprise a offert l’opportunité d’un espace où l’échange d’idées a

permis de constater une convergence de points de vue qui n’était pas reconnue au

départ. Cet espace de friction potentielle, empreint d’une curiosité et d’une tolérance

suffisantes de part et d’autre pour poursuivre l’entretien, a pu servir au

développement de la confiance, même s’il ne faut pas minimiser le fait que le

producteur a effectivement usé de son pouvoir pour trancher. 44 W3-07-CDA-4de7, paragraphes 74 à 114, forum du 5 août 2002, (début à 7 :04, fin à 12 :25)

266

Suivant Jankélévitch, La Cecla (2002, p.30) traite des rencontres comme d’un

processus de friction créatrice. Une série d’énoncés interrompus qui provoquent la

sensation rugueuse d’un frottement advenant entre les plis de notre altérité. Au

malentendu revient la fonction sociale de bourrer l’espace entre les individus avec de

la ouate et le duvet des mensonges amortisseurs. C’est un lubrifiant social, une

version souple de l’affrontement qui, de ce fait, s’en trouve atténué, prévenu, comme

se trouve atténuée la déception face à la non coïncidence entre humains. « Regarde, je

sens l’intention mais c’est clair que vous n’avez pas encore défini puis saisi… C’est

correct… Je sens l’intention…45 ». Dans ces moments de déception, le choix existe

encore de garder l’espace de communication ouvert, sans pour autant que le contenu

soit clair. On entend alors ce qui n’est pas encore dit en redonnant, par anticipation,

un potentiel de communion à la rencontre, question de maintenir la confiance, ce

rapport duveteux dont les humains poursuivent la quête.

À la rencontre est intimement lié un environnement qui l’enveloppe et la nourrit.

Autrement dit, elle se produit dans un contexte particulier, elle existe dans un lieu aux

qualités multiples : physique, relationnelle et générative46 -ou créative (Chia, 2003,

Nonaka et al., 2001). Le lieu est le contexte qui favorise ou perturbe une rencontre.

En ce sens, le projet Complexe Cirque qui a considéré ces trois qualités est un

exemple audacieux de conception d’un tel lieu. Ils l’ont imaginé carrefour social,

caravansérail créatif, « endroit pour se rencontrer, se stimuler mutuellement et enfin,

créer 47». Lieu de rencontre avant tout, qui se produit avec l’autre mais également

avec soi-même, comme l’équipe de création l’avait conçu : « Les clients du spa

viendront pour se rencontrer eux-mêmes48 ». Ils devaient y trouver un miroir, des

échos d’intériorité.

45 W3-03-T8-S2, paragraphe 361, forum du 19 février 2002 46 Pour la dimension générative de la rencontre, on se référera à la pratique de la présence créatrice décrite sous le volet « Conception ». 47 M-23 / CG-09, page 14, rapport du 15 juillet 2002 48 W-E02-07-05-02, paragraphe 98, rencontre du 7 mai 2002

267

Quand on ne vibre pas avec un lieu, on en change pour retrouver l’inspiration. De

même, en situation d’inconfort ou de conflit : « On avait demandé la semaine pour se

connaître. [nom] a décidé de nous offrir un moment pour nous refaire, aux Îles49 ».

Les Îles, furent effectivement un temps fort du projet pour l’équipe de création. La

découverte collective du lieu, la vie en commun dans une auberge de jeunesse, le

quotidien partagé furent autant de situations qui ont favorisé l’apprentissage de

l’autre, comme les fragments de mémoire visuelle du projet le racontent. Changer de

lieu, pour passer à un cadre informel d’échanges, est effectivement propice pour tisser

des liens sur une base autre que celle des rapports exclusifs de travail, et les sessions

hors des murs de l’entreprise sont devenues pratique courante, comme les équipes de

direction du monde entier le savent. « À la fin du projet, [nom] nous a donné une

autre chance. [le producteur] nous a fait venir chez lui. […]. Il nous a dit : je sens

que vous avez besoin de vous parler. Partez à Sacacomie et tentez de voir si vous êtes

capables de travailler ensemble50 ».

Si prendre l’avion, le train ou la voiture sont des activités banales, opérer un

changement de lieu relationnel semble plus difficile. Il ne s’agit pas de se déplacer

physiquement, le déplacement doit s’opérer intérieurement, dans ses rapports avec

l’autre. C’est un changement de perspective qui se produit silencieusement, dans le

discours intérieur, dans la strate infra relationnelle, lieu du non-dit de la relation qui

vibre à travers elle. Un tel changement de perspective, une réinterprétation de

l’histoire, est plus facilement décelable après coup, quand il prend la forme d’un

bilan, comme le raconte un des membres de l’équipe de création, trois mois après la

fin du projet.

Ce qui est profondément touchant et important de ce que j’ai vécu, c’est ma relation avec les autres, donc c’est excessivement important de passer par-dessus les problèmes, les conflits entre les personnes. Ce qui est important,

49 W-E34-09-07-04, paragraphe 58, entrevue du 9 juillet 2004 50 W-E34-09-07-04, paragraphe 70, entrevue du 9 juillet 2004

268

c’est la rencontre, la ritualité des liens qui font les familles, qui font une troupe51.

La mémoire étant sélective, une fois les enjeux d’affaires, politiques ou encore

stratégiques inscrits aux pertes et profits, il reste évidemment les cicatrices mais

l’essentiel de l’expérience est ailleurs, dans la rencontre, dans la relation, dans les

liens tissés, déchirés puis raccommodés. Et jaillissant à travers, l’humanité de

l’humain.

7.2.3 Les récits

Le récit occupe une place centrale dans l’architecture du savoir circassien. « Il est des

portes sur la mer que l’on ouvre avec des mots52 » nous confie le poète à ce sujet. Il

est vrai que l’humanité se berce des récits du conteur, de l’historien, du griot et de

l’écrivain qui remplissent chacun une mission essentielle : raconter. Dans le contexte

circassien, l’art ne consiste pas à raconter l’événement passé, qui est du ressort de

l’historien mais, tourné plutôt vers le futur, il s’agit de raconter l’événement

imaginaire, mythique, mission réservée aux artistes53. Avec pour base un langage

narratif porteur d’une substance que les auteurs veulent ouverte, autrement dit qui

ouvre des portes à l’imaginaire de chacun pour respirer des embruns intérieurs, le

récit circassien ne cherche pas à combler les lacunes de l’explication. Tablant sur de

rares descriptions esquissées dans des buts précis, sa force réside dans le fait

d’accompagner et de porter la substance d’un message polysémique par une mise en

intrigue baignée de surréalisme. S’il prend diverses formes en fonction de sa finalité

commerciale ou créative, le récit circassien vise toujours à repousser les limites du

Réel en racontant une expérience future, celle du Complexe Cirque.

51 W-E26-14-03-03, paragraphe 12, entrevue du 14 mars 2003 52 Raphael Alberti, poète et dramaturge espagnol. 53 Voir à ce sujet la position d’Aristote dans la Poétique : « Aristote affirme que l’historien au contraire raconte les événements passés (ta genomena) alors que [le poète] raconte ceux qui pourraient arriver », cité par Michel Narcy dans Kambouchner (1995, p. 337).

269

7.2.3.1 Pratiques partagées

L’art du forum ou le huis clos

Si les forums existent, ils semblent être l’apanage du Complexe Cirque uniquement.

Ce sont de grands rassemblements qui font se rencontrer tous les participants du

projet, qu’ils soient employés ou consultants, managers ou créatifs. C’est là qu’on

raconte à tous les participants l’histoire du projet et, de forum en forum, elle se

transforme, évolue et s’enracine un peu plus.

Rencontres de grand groupe entre le producteur, l’équipe de management et l’équipe

de création, les forums ont lieu environ tous les deux mois et durent une à deux

journées entières. L’avancement créatif du projet est alors passé en revue et à travers

les conversations, des problèmes se résolvent, des questions surgissent, des idées

prennent forme, contribuant à nourrir l’histoire du projet.

Moments clés pour les deux équipes, les forums sont les lieux où, d’un côté, les

créateurs présentent et de l’autre, le producteur et les managers réagissent. Le

producteur stimule la discussion sur plusieurs plans, comme un rapide survol du

forum du 5 août 2002 le démontre. Le producteur nourrit en effet le développement

créatif en le réalignant par rapport à la vision : « On va pas ouvrir un centre sado-

maso, là (rires) mais j’aimerais bien qu’on challenge la recherche sur les

expériences corporelles plus violentes, plus fortes54, » ainsi qu’en traduisant les

enjeux d’affaires en des termes non techniques : « le risque qu’on prend là-dedans

c’est l’espace pieds carrés versus sa rentabilité55 ». Il s’implique aussi dans les

brainstormings spontanés : « Y a tout l’aspect service, limousine […] Pourquoi est-ce

qu'on n'importerait pas des taxis londoniens, on pourrait offrir un service en lien

avec ça 56 »? et il le fait avec enthousiasme : «Installons du karaoke à l'arrière des

54 W3-06-CDA3de7, paragraphe 56 , forum du 5 août 2002 55 W3-08-CDA5de7, paragraphe 271, forum du 5 août 2002 56 W3-10-CDA7de7, paragraphe 16, forum du 5 août 2002

270

taxis ! ». Dans la même veine, il convie également à ces forums des personnes de

l’extérieur susceptibles de contribuer à nourrir la vision… Autrement dit, il dirige

l’orchestre à sa manière et exerce un leadership de premier plan, comme son nom de

« guide » l’indique sans équivoque.

Le rythme et le contenu des rencontres restent sous le contrôle du producteur, comme

l’extrait suivant l’illustre. Le contexte est le suivant : le concepteur présente le jeu de

cartes qui a été développé par l’équipe pour présenter le projet.

Le concepteur

- … [La première carte] c’est la mémoire, et c’est donc tous les acquis qu’on a accumulé dans […] ce projet-là. Elle contient 6 cartes, on va les passer une après l’autre. La deuxième c’est les principes circassiens. Heu, ça devient vraiment intéressant de voir qu’on invente des idées conceptuelles qui nous sortent complètement d’un cadre d’architecture traditionnelle et qui sont des idées de mise en scène qui sont propres à la culture circassienne dans ce projet-là. Et puis on va pouvoir les passer une après l’autre. Et ensuite, il y a cette idée qu’on a aussi introduit dans le projet de faire côtoyer des éléments de mise en scène avec les composantes de l’architecture du projet.

Le producteur

- Mais ça j’avais compris tout ça, j’ai l’impression qu’on recommence

Le concepteur

- Oh ben c’est à la demande de… de…

Le producteur

- Moi, je voudrais juste passer à la prochaine étape du déroulement des choses

Le directeur de création

- Pas de problème, c’est juste que la dernière fois, on avait discuté, [nom], on avait validé des choses et tu avais des questions, tu nous avais demandé si c’était encore là ou des choses comme ça

Le producteur

- Ben là, répond aux questions que je vous avais laissées et puis là. Ça me tente pas de retourner dans toutes les cartes, j’les ai faites les cartes… Je

271

veux qu’on rentre dans le vif du sujet qui est celui de voir où vous en êtes rendus dans votre étape et dans vos réflexions parce que ….

Le concepteur

- Il y a pas de problème, pas de problème, je peux continuer dans le même ordre

Le producteur

- S’il y a des affaires clés, dites-moi le…

Le concepteur

- Heu… Au niveau de la mission, de la première carte, je ne reviens pas sur son contenu, qu’il nous reste à peaufiner, on sait qu’on a des objectifs culturels qui sont d’introduire la culture du bain dans le projet, on sait qu’on a des objectifs d’introduire le toucher comme élément fondamental dans le projet, on a des besoins, objectifs artistiques, des objectifs sociaux, des objectifs scientifiques

Le producteur

- Tu répètes !

Le concepteur

- Je ne rentrerai pas là-dedans

Le producteur

- Ouain, rentre pas dedans, enwoèye…

(rires)

Le concepteur

- Alors l’axe circassien…

Le producteur

- Je l’ai vu, enwoèye, enwoèye

Le VP Finances

- J’ai pas vu tout ça, moi !

Le producteur

- Ben tu prendras le temps de...

(rires)57

57 W3-05-T9-S2, paragraphes 11 à 60, forum du 3 avril 2002

272

Revues de progrès, suivis de projet, ces grands rassemblements sont des mises en

commun qui permettent un certain partage d’information qui ne se substitue pas aux

réunions entre équipes qui ont lieu en continu. Au cours des conversations, les

concepts sont soupesés, triturés, passés au tamis et enrichis afin de les faire évoluer.

À première vue, si ces forums peuvent sembler interminables, il est utile de souligner

qu’ils ne ponctuent pas le processus de création en l’interrompant, ils y participent

plutôt en servant de lieu d’échanges. Pendant ces longues heures, la création ne

s’arrête pas, comme Valéry l’avait déjà compris : « Je ne puis penser qu’en me

sentant innover. Je change un peu ce que je sais de mes idées, si je les parle58 ».

Espaces d’une certaine forme de création collective, les forums sont articulés autour

de thématiques qui correspondent aux composantes du projet : l’architecture du

bâtiment, l’hôtel, la restauration, les espaces publics, la salle multi-média

(communément appelée théâtre), le spa, l’espace marchand, la programmation

(autrement dit les activités), etc. Chaque thème est l’objet d’une présentation du point

de vue créatif suite à laquelle une discussion s’amorce. À part l’impulsion donnée par

le producteur, les conversations ne semblent pas contraintes. Étant donné les enjeux

et l’audace du projet, une tension de fond règne pourtant et l’anxiété est parfois

palpable :

à la suite, de votre discussion d’hier, moi j’ai une question à poser, là. On s’en va là et puis on dit qu’on a un pitch à faire au 21 mars et puis après ça, là il y a plus personne qui a de travail dans l’équipe ? … Et puis tant qu’on n’a pas le Go/No Go on continue pas là-dedans 59?

De telles inquiétudes fournissent l’occasion au producteur de clarifier les règles du

jeu et de recadrer la situation. On le voit, l’histoire traverse les forums et se construit

des monologues du producteur, des échanges entre les concepteurs et des

58 Voir Valéry, 1999 et plus précisément http://www.lire.fr/extrait.asp/idC=35868/idR=202/idG=8/idP=7 59 W3-04-T9-S1, paragraphe 116, forum du 19 février 2002

273

réajustements des managers, comme le montre cette intervention qui cherche à

souligner le fait que l’essentiel des revenus ne proviendra pas des parties :

Juste un point au niveau économique. […] les financiers […] sont très prudents par rapport à cet élément-là et ce que je dirais c’est que quand y vont faire l’analyse, […] y vont prendre ça un petit peu marginalement. Autrement dit, y vont dire: si y a de l’upside, si y a des gros parties, c’est du gravy par-dessus tout le reste60.

Ces partages d’information en spirale sont issus d’un premier grand rassemblement

qui eut lieu en 2000, le sommet des Complexes Cirque. Il dura cinq jours et convia

plusieurs dizaines de personnes à partager leurs vues pour nourrir la vision des

Complexes proposée par le producteur. Il y fut question de partage d’expérience, de

points de vue, de questionnements, de propositions et d’une amorce de mise en forme

des concepts avec lesquels l’équipe de création du projet de Montréal jongla dès la fin

de 2001. Loin d’œuvrer dans l’opérationnel, ces temps forts sont des manifestations

stratégiques où le processus d’innovation est en action. En parallèle, avant et après,

un ensemble d’activités en lien avec ces forums servent à développer le volet concret

des concepts, testant ainsi les propositions visionnaires issues des forums. De cette

manière, peu à peu, par le biais de cette constellation d’échanges tout au long du

projet, l’histoire fut traduite, concrétisée et presque incarnée.

7.2.3.2 Pratiques de création

L’art du récit ou le silence bruyant

Le Complexe Cirque de Montréal, ce lieu en devenir, est présenté comme le

caravansérail des nomades du XXIe siècle qui y viennent goûter aux délices de la vie

circassienne déclinés à partir du thème de l’eau et de la culture du toucher. Ces deux

derniers points sont spécifiques au projet de Montréal. Ils ont en effet la double

fonction de marqueur identitaire du projet et de levier de conception : on « raconte[ ]

60 W3-08-CDA5de7, paragraphe 292, forum du 5 août 2002

274

une histoire pour construire le bâtiment61 ». Évidemment, à une époque affligée d’un

manque de vision criant, un tel savoir-faire en matière d’innovation vaut son pesant

d’or.

Loin des considérations d’affaires des managers, les créateurs ont recours au récit –

souvent qualifié d’histoire au sein de l’équipe- pour véhiculer la vision du projet et ils

l’ont documenté sous la forme de deux textes principaux à caractère descriptif ainsi

qu’à l’aide d’un conte.

Le texte du Reset et celui de la Bible décrivent les grandes lignes du mode de vie

imaginaire circassien et le programme de chaque composante du Complexe. Outre

ces repères essentiels, Reset énonce la mission, les utopies qui guident la création et

surtout les lois de Circassie, conçues par la technique surréaliste du cadavre exquis.

On peut y lire entre autres :

Loi 7 Privilégions les pratiques de la culture du toucher comme apport au bien-être humain. L’eau est l’élément sacré fondamental de notre expression

Loi 8 L’espérance des lendemains, ce sont les fêtes

Loi 9 La culture circassienne est carnavalesque

Loi 10 La Circassie est un pays qui privilégie la science des exceptions et la

science des solutions imaginaires Loi 11

Que tous les Circassiens s’envolent virtuellement vers le cosmos ! Loi 12

Les 11 lois ne s’arrêtent pas à la 12ième62!

61 W-E36-21-07-04, paragraphe 84, entrevue du 21 juillet 2004 62 CC-09, chapitre « Manifestes », janvier 2003

275

Pour sa part, le conte de l’hippopotame, resté sous une forme verbale jusqu’à ce que

je le capte et l’intègre en abîme dans le récit ethnographique, est « le préambule, c’est

le champ d’imaginaire qui déclenche le rêve63 ». Il se raconte lors des présentations à

l’interne ainsi qu’aux partenaires pour frapper l’imagination, ancrer l’identité du

projet64 sous plusieurs angles à la fois : dans son site de construction via sa géologie,

dans la ville de Montréal par des événements historiques et dans son environnement

culturel et social, par les événements artistiques.

L’ancrage du projet dans son site se matérialise par la référence au retrait de la Mer

de Champlain, comme le raconte un architecte du paysage mis en scène dans le récit

ethnographique (La belle Essayade) :

On est inspirés par le retrait de la Mer de Champlain et on imagine que les jardins flottants feraient référence à l’ancien niveau de la mer ». L’architecte paysagiste tenait la maquette devant elle, la déplaçant doucement pour que tout le monde voie bien. « Ici, c’est la Mer de Champlain, ça c’est une coupe de la ville de Montréal, avec le Mont-Royal, le site de construction qui est ici, le fleuve, donc la Mer qui était ici, qui est descendue, qui a créé ce paysage de terrasses qui est typique à Montréal et notre site se situe sur une terrasse, entre deux niveaux, donc on a pensé à reprendre ce système de terrasses-là pour les jardins et de les lier au mouvement fluide de l’eau dans la cité. Ça pourrait être une sorte d’écho, un effet de ridules que la mer fait lorsqu’elle se retire…65

L’ancrage dans l’histoire de Montréal se concrétise par la relation d’événements réels

auxquels on a entrelacé des clins d’œil d’inspiration circassienne, ce qui confère un

ton surréaliste au récit. Sur la base de faits avérés, on a tissé des événements

imaginaires de telle sorte qu’il devient quasi impossible de démêler le vrai du faux.

Ici, il est question des Jardins Guilbault qui occupaient effectivement le site de

construction au XIXe siècle.

En 1800 et quelques, le docteur Guilbault était propriétaire de grands jardins […]. Considéré par plusieurs comme un hurluberlu, c’était en fait un

63 W-E22-19-11-02, paragraphes 103, rencontre du 19 novembre 2002 64 W-E22-19-11-02, paragraphes 65 à 71, rencontre du 19 novembre 2002 65 Extrait du récit ethnographique « La Belle Essayade »

276

entrepreneur visionnaire qui eut l’idée de faire construire un palais de glace au cœur des jardins, attraction spectaculaire du XIXe qui était alors fort prisée dans les grandes capitales. […] il eut l’idée et l’audace d’y faire venir un cirque. […] Un matin, au port, les curieux virent accoster par une matinée froide et pluvieuse, un navire […]. Les journaux de l’époque relatent que l’on vit ce matin-là débarquer des dizaines d’animaux tous plus exotiques les uns que les autres. Parmi ceux-ci se trouvait un jeune hippopotame. Pour l’occasion, comme le temps était frisquet, on l’avait revêtu d’un ciré jaune avec chapeau assorti. […] Malheureusement, à mi-parcours, le vent se leva et la pluie rendit la progression difficile. Il semble que c’est à ce moment-là que l’hippopotame se soit enrhumé66.

L’histoire sera ensuite oubliée puis, longtemps après, hippopotame sera découvert

dans un sarcophage, momifié. On lui érigera un lieu dans le Complexe Cirque qui

sera considéré comme sacré : l’hypogée ou crypte de l’hippopotame.

À cette effigie mythique, se confond l’histoire de la veuve blanche, dont l’origine est

liée aux relations entre l’œuvre de Jordi Bonet et le Complexe Cirque qui en aurait

exposé les œuvres, dans l’éventualité où le projet aurait abouti. La veuve serait

inspirée par Mme Bonet, veuve de l’artiste catalan immigré au Québec dans les

années 70. Incarnation de l’hippopotame, la veuve sortirait du sarcophage pour

pleurer et ainsi former la rivière des offrandes, source souterraine dans le bâtiment.

La veuve aurait pour mission d’aider les gens…

à vivre leur peine à travers les grands rituels de l’eau (se nettoyer, apaiser la douleur, le toucher). Elle réapparaît pour materner les gens, elle est consolatrice, -c’est une parfaite (consolamente cathare), [suivant] ma suggestion-, une pieta, une mater dolorosa67.

Inspiration du lieu et des gestes, ces personnages qui sont l’incarnation d’archétypes

du futur ont servi d’instruments de création, stimulant le développement des concepts

qui se seraient matérialisés, à terme. On ne peut que reconnaître la force du procédé

66 Extrait mis en abîme dans le récit ethnographique « La Belle Essayade » 67 W-E22-19-11-02, paragraphe 81, rencontre du 19 novembre 2002

277

de ces créateurs qui fait que « l’histoire est liée aux lieux dans lesquels on

s’installe68 ».

L’ancrage du récit dans l’environnement culturel et social de la ville se fait autour de

plusieurs épisodes marquants, dont le célèbre manifeste du mouvement

automatiste québécois: « Le Refus Global69 », paru en août 1948. Dans l’extrait

suivant, on voit comment le Refus Global est passé de l’état de document à celui de

quartier. Plus tard dans le récit ethnographique, au moment où il sera question du

projet, il sera devenu espace public, une place.

Vint une époque où il fallut impérativement agrandir le pays car les invités devenaient chaque année plus nombreux et il n’était plus possible de les honorer en respectant l’étiquette circassienne qui est très élaborée et complexe à maîtriser. On trouva un lieu sacré bordé de grandes clés bleues, au cœur du Refus Global, sur un long coteau. Adossé à une petite église au toit bien rouge, le lieu-dit du prototype de Montréal fut alors étudié à la loupe70.

Cette volonté de voir la vie comme une histoire colore les processus au sein de

l’entreprise et, comme tout le monde, les managers cherchent à comprendre le récit

qui leur est raconté pour le mélanger, le nuancer, le simplifier, lui conserver sa force

en l’éclairant des dimensions d’affaires qui doivent compléter son articulation. Ils le

souhaitent digeste et facilement compréhensible par l’externe. Dans le cadre du

projet, ce ne fut pas toujours chose facile.

Il y avait […] une absence de langage commun. Les mots étaient interprétés difficilement. Un lexique a été constitué mais il était interprété difficilement.

68 W-E24-25-11-02, paragraphe 22, rencontre du 25 novembre 2002 69 Pour comprendre le coup de tonnerre que provoqua le manifeste, il convient d’en relire un extrait qui porte sur le devoir que se donnent les signataires : « Rompre définitivement avec toutes les habitudes de la société… Refus d’être sciemment au-dessous de nos possibilités psychiques et physiques. Refus de fermer les yeux sur les vices, les duperies perpétrées sous le couvert du savoir, du service rendu, de la reconnaissance due. Refus d’un cantonnement dans la seule bourgade plastique, place fortifiée mais trop facile d’évitement. Refus de se taire… Refus de servir… Refus de toute intention, arme néfaste de la raison… Place à la magie ! Place aux mystères objectifs ! Place à l’amour ! Place aux nécessités ! Au refus global nous opposons la responsabilité entière. » (Borduas et les automatistes, 1971, pp. 12-13). 70 Extrait mis en abîme dans le récit ethnographique « La Belle Essayade »

278

Le choix des mots était souvent fait pour provoquer, ça créait de la turbulence à l’extérieur, ça faisait peur, ça faisait loose canon. Je devais interpréter ça [à l’]extérieur qui ensuite revenait vers la création, c’était Babel71.

Pourtant, l’intention initiale découlait d’une prise de conscience qui aurait pu mener à la création d’un langage commun :

on travaillait trop sur le contenant par rapport au contenu, à la fin 2001, début 2002. Crise [du producteur], retour à la table à dessin. Il nous demandait: «Quelle est l’histoire ? Que va-t-on y vivre ?». Donc, on avait besoin de rédacteurs, de faire des storyboards, de mettre l’architecture en retrait, de concevoir une expérience72.

Avoir pu compter sur quelques métis au profil double d’artiste et de manager, des

caméléons traducteurs, des truchements bilingues de l’imaginaire autant que du

discours, peut-être l’histoire se serait-elle déroulé autrement. Si l’on en croit

Queneau, c’est une idée à considérer car avoir un système bornerait l’horizon et ne

pas en avoir serait impossible. Le mieux serait donc d’en posséder plusieurs.

7.2.3.3 Pratiques de management

L’art des Lumières ou le dialogue de sourd

« Ça a pris un an avant que les partenaires comprennent notre discours73». Cet aveu

spontané permet de mieux saisir l’importance et la complexité du défi que les

managers avaient à relever : présenter efficacement le projet du Complexe Cirque

afin de convaincre les partenaires et les investisseurs de l’intérêt pour eux de partager

les risques de cette audacieuse initiative.

Dans une autre entreprise, le rapport entre management et création aurait sans doute

été différent, plaçant les managers à la barre, exerçant un leadership d’avant scène.

Au Cirque, le leadership était plutôt dévolu à la création, comme le producteur

réplique à qui proposait qu’un VP de son équipe dirige le développement : «l'aspect 71 W-E31-11-05-04, paragraphes 57 à 59, entrevue du 11 mai 2004 72 W-E31-11-05-04, paragraphe 86, entrevue du 11 mai 2004 73 W-E31-11-05-04, paragraphe 40, entrevue du 11 mai 2004

279

business [d'accord] mais j'ai besoin de mes gens de création, qui sont mes gens de

création qui vont diriger [le développement] ?74 ». Assurés de l’appui du producteur,

les créateurs allaient donc de l’avant, développant l’architecture et le contenu qu’ils

proposaient à leurs divers stades de gestation aux managers, sous forme de concepts

novateurs. Les managers considéraient ceux-ci du point de vue stratégique et

financier et tentaient de les intégrer à un modèle d’affaires qu’ils leur revenaient

d’inventer. Parallèlement, leur rôle consistait à convaincre l’auditoire de la

communauté d’affaires et à concrétiser leur participation au projet.

À la force du rêve véhiculée par l’histoire des créateurs, les managers devaient

juxtaposer une rhétorique d’affaires qui soit à la hauteur, c’est-à-dire tout aussi

impressionnante, afin d’intéresser les instances publiques des trois paliers de

gouvernement, tout comme les autres partenaires et fournisseurs publics ou privés

dont la contribution était attendue. Alors, quand à l’interne, ils avaient du mal à

recevoir de la part des créateurs une information essentielle, la tension montait :

« [nom] n’arrivait pas à connaître le public cible. Il y a eu un dialogue de sourd

pendant un an. Il y a eu un clash culturel important75 ».

Pour sa part, le producteur soutient les managers dans leur processus en affirmant que

« c’est ça qu’il faut préparer dans notre pitch, c’est pas rien que l’histoire. L’histoire

va allumer, donner le frisson76 » mais tout l’art des managers consiste plutôt à

articuler, autour de l’histoire, les multiples leviers stratégiques, commerciaux,

financiers, légaux, logistiques, organisationnels, etc. qui vont faire de cette initiative

une excellente opportunité d’affaires pour les investisseurs.

Autant l’histoire des créateurs vise à propulser l’auditoire dans un univers rêvé,

autant le pitch des managers doit pouvoir embrasser large par des propositions claires

74 W3-09-CDA6de7, paragraphe 78, forum du 5 août 2002 75 W-E31-11-05-04, paragraphe 80, entrevue du 11 mai 2004 76 W3-04-T9-S1, paragraphe 229, forum du 19 février 2002

280

et des réponses crédibles de tous points de vue. C’est à travers une telle

démonstration qu’ils exercent cet art des Lumières, grâce auquel l’entreprise réussit

brillamment dans le monde des affaires depuis 20 ans. Dans le projet, le cœur de leur

pitch étoffé prend la forme écrite du « plan d’affaires Destination Montréal 77» où

l’on retrouve décortiqué le Complexe Cirque dans sa version business. On y découvre

entre autres la vision du projet, l’idée de faire de Montréal une véritable destination

internationale, la description du projet, les partenaires déjà engagés, les retombées de

toutes sortes, la structure corporative et financière ainsi que les projections.

Au XVIIIe siècle, en misant sur la raison, les philosophes des Lumières ont fait la

promotion raisonnée des grandes découvertes qui ont propulsé l’Europe. Aujourd’hui,

la rationalité reste l’univers cognitif privilégié des managers qui en manipulent la

rhétorique avec un égal brio.

7.2.4 La conception

La mentalité créatrice ne saurait être créée de toutes pièces (Törnqvist, 1985). Elle

serait ancrée dans le tissu culturel du milieu. À ce titre, l’implantation du Cirque du

Soleil à Montréal, en est un bel exemple. Outre les compétences, les initiatives

personnelles d’individus à l’aise dans le milieu donné en seraient le facteur clé. De

surcroît, le caractère organique de l’activité serait inhérent à la créativité. D’un point

de vue structurel, le processus d’innovation ne s’activerait vraiment que si une

certaine instabilité était maintenue. En terme d’organisation, les composantes jugées

essentielles devraient être réunies dans un espace compact mais la suite des

événements devrait rester floue. C’est sur l’incertitude, le magma de l’indéfini que

reposerait la promesse d’un profond renouveau.

77 CG-02, Plan d’affaires version du 1er août 2002

281

7.2.4.1 Pratiques partagées

La recherche ou la routine

Quelque part en l’an 2000. Heureuse conséquence de son succès mondial, le Cirque est maintenant constamment sollicité pour d’autres spectacles, mais aussi pour d’autres produits et c’est par dizaines, par centaines que ces demandes arrivent. […] La direction du Cirque prend alors une décision majeure : celle d’investir de nouvelles avenues commerciales et de création. En janvier 2001, la division Nouvelles Entreprises, dédiée exclusivement à la recherche et à l’analyse de nouveaux concepts, est formée. Tome II, ouvre-toi 78!

Saisir l’opportunité, la traduire en nouveaux produits et services, répondre à la

demande en cherchant à dépasser les attentes, voilà ce que le Cirque entreprend en

2001, tout en poursuivant son activité principale, la création de spectacles de cirque.

C’est de toutes ces demandes faites à l’entreprise qu’est issue l’idée d’un laboratoire

servant à imaginer et tester les concepts d’un nouveau mode de vie à Montréal où «

ils étaient en mode labo, en mode recherche79 » avant de les matérialiser ailleurs.

L’esprit qui anime le projet du Complexe Cirque de Montréal est celui de

l’innovation, de la création d’un prototype exploratoire destiné à la classe créative.

Avec l’ambition de créer un lieu d’un genre totalement nouveau, « où aucun homme

n'est jamais allé 80 », les risques de caricaturer l’existant en y perdant son identité

sont réels, d’autant plus quand une telle réalisation provient d’un joueur clé de

l’industrie du divertissement qui tient fermement à se distinguer des Walt Disney de

ce monde. De plus, entrant dans un secteur de marché où sa crédibilité reste à faire, le

Cirque s’engage à relever un défi colossal : « personne d'autre n'a eu l'audace de

78 M-00 / M-63 Tome II de l’histoire du Cirque, chapitre 1 « L’incubateur », novembre 2001 79 W-E32-11-05-04, paragraphe 37, entrevue du 11 mai 2004 80 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 98, forum du 5 août 2002, il s’agit en fait d’une citation issue des dialogues de la série télévisée Star Treck.

282

tenter de répondre à toutes ces attentes d'un seul coup 81 ». La barre est haute, les

risques élevés mais le producteur en est conscient :

C’est pour ça que je dis que la recherche fondamentale est important […]. Je veux dire tu ne peux pas transgresser, tu peux pas importer une mode, tu ne crées pas une mode en faisant ça. On n’est pas là pour ça. […] il y a de quoi qui est fondamental, qui est relié à ces choses là et pi c’est ça qu’il faut préserver. La journée où on va tomber dans la mode ou le superficiel ou ce que j’appelle le «tacky way of doing the thing», on se met un doigt dans l’œil. De là l’importance de la recherche82.

C’est la recherche qui sera garante d’authenticité et l’ancrage dans le terreau du

savoir existant servira à la création de connaissances nouvelles, par le biais d’un

processus de découverte.

Dans l’ombre de l’ambition et de l’audace du projet, il ne faut pas occulter le doute

vécu par l’équipe et par le reste de l’entreprise. En effet, « le questionnement est resté

durant le projet car c’était de la R&D (le processus de création entraînait des

incertitudes, des angoisses d’avancer dans le vide sans savoir où on va)83». La taille

du projet impressionnait aussi la jeune équipe : « On était tous apeurés, on trouvait la

bouchée grosse : 100 M$ pour le projet84 »! C’était le poids de la confiance que le

producteur avait accordé à l’équipe. Il s’est parfois avéré lourd à porter, entraînant un

sentiment de faiblesse, comme le dira plus tard un des participants : « c’était

expérimental, on a pris nos marques [seulement] à la fin du projet85 ».

L’esprit d’exploration du projet se reflétait à même ses processus. Au sein de l’équipe

de création, on imagina intégrer un instrument de mémoire d’un type nouveau : le 3e

Œil86, pour capter le processus et transposer les acquis dans le prototype. Le

processus en était un de recherche-action où l’on concevait les aspects de contenu du 81 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 98, forum du 5 août 2002 82 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 71, forum du 5 août 2002 83 W-E33-28-05-04, paragraphe 30, entrevue du 28 mai 2004 84 W-E33-28-05-04, paragraphe 49, entrevue du 28 mai 2004 85 W-E30-23-04-04, paragraphe 86, entrevue du 23 avril 2004 86 À ce sujet, consulter les pratiques de création de mémoire dans le présent chapitre.

283

prototype à partir de l’expérience de l’équipe de projet87. En fait, on innovait par le

biais des processus autant que par le résultat qui devait en découler. On peut

facilement imaginer que la gestion d’un tel mode de fonctionnement n’ait pas été de

tout repos : « Ils étaient en mode exploration, recherche, j’ai trouvé ça tough88 » dira

en effet un des managers. Pour tenter de dissiper un tant soit peu le chaos créateur en

y mettant des balises, en donnant des paramètres au projet, l’entreprise agit alors

suivant sa culture :

Le CDS est discipliné par des tierces parties, pas par l’interne. C’est valable pour la création et aussi pour le financement. Ça prend un garde-fou : il est externe au CDS. Je disciplinais via la SQF, c’était ma porte de sortie. Ça marche comme ça pour les grands projets exploratoires89.

Comme la matérialisation était finalement secondaire90, quand le projet s’est arrêté,

l’impression première fut que rien n’avait été livré. Toutefois, après coup, « personne

ne regrette que ça n’ait pas abouti. On s’en sert partout maintenant. Ça n’est pas une

application directe mais l’inspiration de beaucoup de projets91 » et, si on a reproché

au projet d’avoir englouti des sommes importantes, « même si c’est frustrant pour

certains administrateurs, les [montant en $] de R&D par rapport à [montant en $] /

année de chiffre d’affaires pour le Cirque du Soleil, c’est un très bon

investissement92».

Même si le projet n’a finalement pas été complété à Montréal, la première phase

(l’idéation, la conception / l’architecture) a malgré tout donné naissance à des

concepts que le Cirque développe et implante aujourd’hui. Ce premier galop d’essai

du Tome II a fait dire à plusieurs que cette période de 3 ans était en fait le Prologue

du Tome II, la transition du Cirque vers une nouvelle ère. Cette deuxième époque,

marquée par le 20e anniversaire de l’entreprise, s’est amorcée suivant deux axes. 87 W-E26-14-03-03, paragraphe 20, entrevue du 14 mars 2003 88 W-E32-11-05-04, paragraphe 51, entrevue du 11 mai 2004 89 W-E31-11-05-04, paragraphe 32, entrevue du 11 mai 2004 90 W-E31-11-05-04, paragraphe 35, entrevue du 11 mai 2004 91 W-E33-28-05-04, paragraphe 20, entrevue du 28 mai 2004 92 W-E33-28-05-04, paragraphe 38, entrevue du 28 mai 2004.

284

D’une part, des événements fortement médiatisés, dans le créneau d’origine du

Cirque, comme les festivités du 20e, KÀ, Corteo et, en 2006, le spectacle des Beatles,

sans compter ce qui pourrait résulter des discussions en cours entre CDS et le groupe

rock britannique Pink Floyd. D’autre part, des réalisations de la division des

Nouvelles Entreprises, tout aussi novatrices, comme « Le Bar du bout du monde » ou

encore des projets tournant autour de lieux d’amusement, comme les lieux de

villégiature (resorts), les casinos ou encore les salles de spectacles auxquels

l’entreprise s’associe en apportant son savoir-faire en matière de contenu créatif, que

ce soit pour concevoir un restaurant, un spa, un hôtel, etc.

7.2.4.2 Pratiques de création

La présence créatrice ou le trou noir

Où est le nœud de la créativité ? […] Est-ce que le regard doit être dirigé ou de circonférence ? Comment est-ce qu’un concept peut naître ? Il faut arriver à le nommer, à le préciser, à le concevoir et le réaliser. […] Les zones d’insécurité sont liées au risque, au hasard, à l’inconnu mais la créativité intervient dans le hasard93.

Leur ressource première étant l’imagination, les créateurs apprennent à adapter leur

environnement pour l’activer, pour plonger au cœur de leur créativité. Pour y

parvenir, ils tentent de placer leur esprit dans un état de conscience réceptif et

favorable à l’innovation. Dans cette quête, ils cherchent à activer leur faculté de

médium, à syntoniser les vibrations qui les lient à l’univers. L’état de présence

créatrice est d’abord de nature individuelle mais elle devient collective quand

l’ouverture personnelle permet de laisser émerger suffisamment de sensibilité pour

ressentir la présence de l’autre, comme c’est le cas avec les techniques de méditation,

par exemple.

93 W-E03-14-05-02 paragraphe 25, rencontre du 14 mai 2002

285

Il arrive donc que l’individu fasse l’expérience d’un état particulier qui lui donne

accès à sa propre source de créativité (Scharmer, 2000a). C’est l’état de présence

créatrice. Pour se produire, ces moments reposent sur une condition : la confiance aux

autres et en soi-même. Faits de plaisir, ces instants sont en fait des instants d’abandon

et l’on ne s’abandonne qu’en confiance, ce qui donne sa force à l’expérience de

présence : « ça passe par ce qu’ils vont s’abandonner à vivre … 94»

Ce sont des lieux de fluidité où l’on vibre avec une capacité accrue à ressentir l’autre,

à le comprendre. Ce sont des instants où l’intuition, l’idée, l’image mêlées d’émotion

se révèlent sans -et surtout parce qu’il n’y a pas eu d’- action volontariste autre que le

choix d’un lieu favorable pour parvenir à un tel résultat. « C’est un moment culminant

dans la création collective. On avait tous oublié ce qu’on faisait ailleurs dans nos

vies. Chacun travaillait de son côté puis on présentait aux autres, on se nourrissait de

ça95 ».

Si les moments de véritable grâce ou de transcendance sont rares, ils se produisent et

sont vécus à plein. Tout le reste disparaît : « Nous sommes autour de la table et le

reste du monde vient de disparaître. […] Tout d’un coup, nous sommes dans un autre

univers96». On les chérit comme des instants heureux de communion profonde qui

donnent le sentiment de faire corps avec l’univers. Ce sont des zéniths, des points

culminants, des satori97.

[…] c’était un moment de transcendance, de révélations, de coïncidences, de hasards qui n’en étaient pas. On était à l’écoute de l’inconscient, les solutions pouvaient se révéler. Tout le monde le sentait comme ça98.

94 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 86, Forum du 5 août 2002. 95 W-E35-13-07-04 paragraphe 75, entrevue du 13 juillet 2004 96 W-J04-14-05-02, entrée au journal du 14 mai 2002 97 Pour un exemple visuel d’un tel moment de grâce, la séquence des Inukshuks est éloquente, Tape 37, seq 4 (9 :55 à 12 :58) où les architectes sont tiraillés par le besoin de construire. Ils vont anticiper la construction sur la plage de galets. 98 W-E35-13-07-04 paragraphe 93-94, entrevue du 13 juillet 2004

286

Source de plaisir, ces moments sont faits d’oscillations entre l’excitation, la crainte, le

souffle qui se coupe, le sentiment de fragilité personnelle, la confiance, des instants

de silence sans fond, le tout baigné d’émotions mixtes faites d’énergie et de

communion99. Expériences fortes, on cherche à favoriser la réapparition de ces

épiphanies en accordant une importance toute particulière au lieu par divers moyens

tels les paradis artificiels, le massage, l’écoute de musiques, le visionnement de films,

d’images, par la danse, l’activité ludique, l’activité artistique, par l’exploration et les

découvertes faites lors de voyages, de visites, etc. « On a commencé à travailler hors

des horaires, on fumait du pot, c’était comme ça100». On se nourrit de multiples

façons, l’intention étant de s’entourer de beauté pour provoquer l’émotion et être

touché encore une fois.

Mais à force de chercher à retrouver cet état, il est risqué de perdre de vue le fait qu’il

ne peut pas être atteint par volontarisme et il ne suffit pas de passer du temps

ensemble pour retrouver la fluidité et le plaisir. En fait, la posture adoptée par

l’équipe de création en est une d’apprentissage réflexif et transformationnel, via le

travail effectué sur les états de conscience101. L’énergie déployée sous cette forme

peut malgré tout glisser dans un trou noir, loin du satori qui participe au vide absolu –

the absolute nothingness- du lieu (Chia, 2003). C’est l’effet provoqué par la peur,

émotion immobilisante : « Je peux ressentir l’anxiété qui gagne les participants. La

peur envahit la salle au moment où on constate l’immensité du défi à relever,

l’incroyable audace du projet. Beaucoup d’émotions102 ».

99 Voilà ce que recouvre le concept de fluidité (Csikszenmihalyi, 1990). Voir W-J11-12-06-02 paragraphes 5 à 14, entrée au journal du 12 juin 2002 ; voir également W-J04-14-05-02 paragraphe 11, entrée au journal du 14 mai 2002 ainsi que W-J33-14-11-02 paragraphe 4, entrée au journal du 14 novembre 2002. 100 W-E34-09-07-04 paragraphe 30, entrevue du 9 juillet 2004. Cet énoncé qui relate une pratique avérée dans le cadre de ce projet doit malgré tout être relativisé et considéré aussi dans sa dimension mythique. Perception souvent associée au processus de création du Cirque, il semblerait qu’ici, la fiction dépasse souvent la réalité… 101 Il sera en effet proposé au sein du groupe de recherche de faire une auto-analyse en vue de déterminer l’espace qui devrait être conçu en tant que lieu servant à l’apprentissage. Voir à ce sujet W-E02-07-05-02, rencontre du 7 mai 2002. 102 W-E04-22-05-02, paragraphe 29, rencontre du 22 mai 2002.

287

Pour contrer la peur et remobiliser l’équipe, on cherche des sources d’espoir en

reconnaissant la réussite que constitue l’existence même de la tribu103. On propose

aussi des moyens, comme les mécanismes de synergie théâtrale104.

Il faut donc, pour que l’état de présence ait une chance de prendre place, qu’il soit

associé à la liberté et à l’ouverture, là où la peur n’a pas sa place. En effet, l’artiste

dira que ses œuvres sont circassiennes … « […] parce que c’est libre, il y a une

liberté créatrice, on innove, on peut tripper, j’avais carte blanche, on me faisait

confiance, je pouvais avoir du plaisir et tirer des idées de ce plaisir qui soient

utilisables105».

Quand le plaisir s’évapore, c’est le trou noir assuré car la peur reprend le dessus :

« Le côté ludique […] est important, j’ai une angoisse par rapport à ce projet, il y a

de l’incertitude liée à ce projet à l’interne. C’est difficile, je n’ai pas de plaisir, c’est

ardu106». Et dans ces cas-là, la dépense énergétique s’accroît.

C’est la subtilité des états intérieurs dont certains font l’expérience : laisser venir, ne

pas forcer ; être sensible mais ne pas anticiper ; entendre mais ne pas écouter

activement, etc. qui semble être ce qui permet d’espérer voir émerger en soi une

certaine présence créatrice. L’équipe de création n’a pas posé cette pratique sur des

fondements d’inspiration spirituelle comme la méditation mais le groupe a cherché

tout au long du projet à retrouver les conditions favorables à la création. C’est dans le

surréalisme, plus spécifiquement au sein du mouvement automatiste que l’équipe a

trouvé ses principaux repères en matière d’activation de la créativité107. Ce geste,

103 W-E03-14-05-02, paragraphe 69, rencontre du 14 mai 2002. 104 W-E08-20-06-02, paragraphe 111, rencontre du 20 juin 2002. 105 W-E30-23-04-04 paragraphe 78, entrevue du 23 avril 2004. 106 W-E04-22-05-02 paragraphe 38, rencontre du 22 mai 2002. 107 Le 3e Œil, responsable de la mémoire au sein de l’équipe de création, dira au sujet d’un de ses vidéo : « Le montage [ ] a été fait sans que je sois informée de ce qui se passait [ ]. J’ai fait ça en écoutant, en ressentant ce qui se passait. » dans W-E30-23-04-04 paragraphe 33, entrevue du 23 avril 2004.

288

intégré au mode de vie de la tribu, est aujourd’hui remis en question, du moins dans

son aspect libertaire :

Il y a un mythe qui existe dans le milieu de la création au sujet d’une forme de liberté totale, un peu poétique, qui serait nécessaire pour arriver à produire des idées. Par exemple quand [nom] parlait des hasards nécessaires, que les idées popent dans la tête. C’était assez présent dans le projet108.

Outre ces repères, l’état de présence créatrice émanerait de la capacité à être

authentique, c’est-à-dire à pouvoir se mettre à nu, devant soi-même et devant l’autre,

au sens où les comédiens de théâtre apprennent à le faire109. Sous la présence, encore

plus profondément ancrée, il y aurait aussi ce qui rassemble, « la source inconsciente

qui irrigue les fondements et le concept du Complexe Cirque, les valeurs et les

croyances qui motivent le processus de création et donnent sens à l’action, le non-dit

qui fonde la confiance et fait vibrer 110» : l’humanité. Comme sous les pavés, il y

avait la plage111, sous la présence, il y a l’humanité.

Cela étant, cette revendication libertaire est parfois difficile à intégrer à un projet de

nature complexe, impliquant de multiples intervenants et faisant participer des

managers peu familiers avec ces démarches créatives reposant sur l’absence de

contrôle. Le contrôle de projet habituellement exercé par les managers entre en

contradiction avec les conditions d’émergence de cette pratique qui, pour avoir la

chance de se produire, ne peut que s’auto-organiser. À défaut, on bascule vers un

mode de travail à l’esprit plus mécaniste, fait de processus d’innovation tels que ceux

que l’on retrouve hors des milieux artistiques112.

108 W-E36-21-07-04 paragraphe 103, entrevue du 21 juillet 2004. 109 Pensons à la technique de l’Actor’s Studio de Lee Strasberg, inspiré de Stanislawski. Cette symbiose, qualifiée de « moment de transcendance » par un participant, est manifeste dans l’extrait vidéo suivant : Tape 4 seq 5 (6 :48 à 9 :57) 110 CI-52 CDS-CC Fondements v01 paragraphes 60-61. 111 En référence à un célèbre graffiti de mai 1968 à Paris. 112 Voir à ce sujet le tableau comparatif des processus d’innovation à l’annexe A.

289

7.2.4.3 Pratiques de management

Le regard de l’Indien ou la cécité

Lors du forum de février 2002, le regard porte loin, l’énergie est consacrée à

l’élaboration de la vision, à l’identification d’objectifs qui se traduiront par la suite en

projection de revenus :

Faut que ça devienne dans les trois Top Destinations […], tu sais, dans tous les hôtels, dans toutes les maisons d’amis où les gens reçoivent du monde de l’extérieur c’est comme, regarde, t’es en ville, […], faut que t’aille voir ça. C’est ça l’objectif, c’est ça qu’on va vendre et je pense qu’on a cet élément-là mais faut voir comment on va avoir la retombée113.

Peu à peu, la vision se précise, prend une forme plus concrète, par allers et retours

entre les propositions de la création et celles du management. Parallèlement, d’un

point de vue global, l’entreprise réfléchit à son implication dans un marché nouveau

pour elle, celui de l’hôtellerie et des centres de loisir. La réflexion évolue jusqu’à se

cristalliser, au mois d’août 2002.

Lors de la réunion du Conseil des Sages du 16 août, trois visions d’affaires très

différentes furent soumises aux participants114. Le Cirque gagnerait-il plutôt à rester

un spécialiste du divertissement ou à devenir spécialiste de la destination, comme

l’implication dans le Complexe Cirque semblait l’orienter ou encore devait-il se

concentrer sur le développement de contenu ? Pour faciliter la discussion, les

paramètres stratégiques ainsi que les balises financières associés à chaque vision

étaient décrits, de même que les bénéfices et les impacts. La décision est aujourd’hui

connue ; à la suite de la réunion, l’entreprise choisit de devenir spécialiste du contenu,

créneau où les bénéfices d’affaires étaient les plus intéressants, ce qui orienta la

structure corporative et financière du projet Complexe Cirque115.

113 W3-04-T9-S1, paragraphe 87, forum du 19 février 2002 114 CG-01 160802 Plan d’affaires Conseil des Sages, pages 7 à 9 115 Le plan d’affaires du projet développe cette information en détail.

290

Une telle articulation des enjeux illustre les habiletés stratégiques de l’entreprise.

Dans le cours du projet, cette capacité d’anticipation des impacts, d’analyse des

enjeux était continue, comme le montrent les nombreux mémos, rapports, comptes-

rendus, ententes, présentations, etc. « On envisage l’impact qu’il y aurait à quitter le

site de… 116» ou encore « le protocole d’entente ne pourrait pas rester confidentiel

car…117 ». Des fournisseurs externes se voient mandatés pour évaluer dans le détail

les risques et facteurs de succès liés au projet118 alors qu’on demande à d’autres de

déposer une étude de planification et d’estimation des coûts du projet119. Comme

l’équipe de création, l’équipe de management orchestre un ensemble de sous-traitants

qui lui fournissent une part importante du travail. Forte de ces connaissances, l’équipe

peut s’appuyer sur ces inputs essentiels et ainsi faire avancer le projet, d’ententes en

contrats, jusqu’en décembre 2002. À ce moment, dans l’ombre de la chute des tours

du World Trade Center, à quelques mois des élections provinciales, les partenariats

fédéral et provincial n’ayant pas encore été confirmés, l’entreprise décida de se

retirer, les risques devenant trop importants. En ayant su voir loin et en ayant tenu

compte du fait que le projet pouvait mettre le reste de l’entreprise à risque, la

direction a décidé d’y mettre fin120. En effet, le contexte devenait moins favorable,

notamment à cause de l’importance accrue accordée aux enjeux de sécurité, à cause

de l’éventualité d’un conflit en Irak, de la flambée des prix du pétrole, du

ralentissement de l’industrie du voyage, sans oublier l’arrivée des Libéraux à Québec

et l’élection d’un gouvernement minoritaire à Ottawa. Force est de constater que la

lecture des événements et l’analyse de risques effectuée par le Cirque dans les

derniers jours de novembre 2002 s’est avérée hautement stratégique.

116 M-15 et M-16, mémo du 10 août 2001 117 M-13, note de service du 12 octobre 2002 118 M-35, rapport du printemps 2002, chapitre 4 119 M-80, étude du 12 août 2002 120 A-02, voir également Beaunoyer (2004, pp. 175, 181 et 218)

291

7.2.5 L’action

« L'action est la manière dont les humains donnent sens à la vie. C'est notre façon de

nous révéler aux autres et à nous-mêmes ». Par ces idées qu’il emprunte à Hanna

Arendt, Argyris (1993, p.1) offre une définition simple et englobante de ce qu’est

l’action : « Le mot action évoque l'image d'individus qui font, qui exécutent et qui

implantent.». Autrement dit, l’action est un geste posé dans une situation donnée, à la

lumière de l’expérience. Ce geste est mu par des épistémologies différentes, qu’il

s’inscrive dans une situation maîtrisée ou dans une situation d’incertitude (Schön,

1998, pp. 201-222). Dans le projet Complexe Cirque, fait d’instabilité et de

singularité comme le sont les activités de création, l’action se fonderait sur une

épistémologie du processus artistique et intuitif plutôt que sur un modèle positiviste

de l’action. Ici, essais et erreurs, tâtonnements et exploration participative font de

l’action une démarche de recherche, de découverte et de révélations à partir

desquelles un modèle émerge, une conception, un design. Aucun protocole

prédéterminé, contrôlant, in vitro, ne s’applique au processus de création. Des repères

ponctuent le travail des créateurs de questions et d’attentes de l’équipe de

management. Les deux équipes entrelacent leurs gestes dans l’action, formant un

ensemble de praticiens aux profils variés qui se retrouvent ensemble pour mettre à

contribution leurs expériences afin d’improviser une sorte de morceau de jazz qu’ils

ont la surprise d’entendre pour la première fois en le jouant. De ce geste émerge un

savoir d’action tacite qui, par le processus réflexif, peut éventuellement se

transformer en une véritable pratique partageable121.

121 L’explication fournie ici concernant l’action s’applique précisément au processus de recherche mis au point dans la présente étude.

292

7.2.5.1 Pratiques partagées

L’interdisciplinarité ou le silo

« …les disciplines doivent converger vers l’interdi (l’interdisciplinaire)122 ».

L’interdisciplinarité, c’est la rencontre de la constellation des métiers et des

compétences qui contribuent à la réalisation du Complexe. Avec, à la base, un état

d’esprit d’ouverture à la découverte du territoire de l’autre. Sans perdre de vue son

propre cap, c’est accepter d’apprendre à partir des divergences d’opinion.

L’interdi se concrétise par une série de moments, de points de jonction, auxquels les

équipes de création et de management arrivent, ensemble et séparément, au fil du

processus. Ce sont des lieux de convergence potentielles, des événements qui

appellent le dialogue, le temps de jauger de la force d’un concept, de son potentiel de

matérialité, de sa contribution à la rentabilité attendue et de sa pertinence dans

l’ensemble. Moments cruciaux dans le projet, ces reality checks sont encouragés et

soutenus au sein de l’entreprise par les dirigeants créateurs et managers.

J’endosse la démarche créative, je suis à l’aise avec, ok, ça va, et après ça, il faut juste mettre ça dans le même pool, faut que ça vivre ensemble, c’est ça qu’on s’est donné de façon commune, dans l’entreprise, comme objectif. Tant qu’il n’y a pas un rapport qui dit c’est impossible, puis qu’il faut chopper ci, ça, ça, puis réajuster, la seule chose que je peux vous dire c’est que le mandat que [ le responsable ] a avec sa gang c’est de faire en sorte d’arrimer ça au maximum et challenger le modèle économique, essayer de voir au niveau créatif quels sont les autres éléments d’action qui peuvent être là et venir supporter le modèle économique. La réalité risque qu’il va falloir peut-être […] provoquer un point de rencontre tout en préservant l’esprit qui est dans le projet qui est là123.

Provoquer les rencontres, clarifier les malentendus, susciter le dialogue, guider en

partageant la vision, insuffler l’énergie, redonner confiance, légitimer le travail

122 WE-03-14-05-02 paragraphe 28, 3e rencontre du groupe de recherche, 14 mai 2002 123 Voir W3-04-T9-S1 paragraphe 66, Forum du 19 février 2002

293

accompli, voilà autant de gestes que posent les dirigeants quand ils exercent l’interdi.

Ainsi, ils agissent en mode interdi quand ils jouent leur rôle de coaches en prévenant

les équipes qu’il existe un point tournant dans le projet, qui viendra plus tôt que plus

tard, un moment crucial où les enjeux économiques seront mis de l’avant dans le but

de mettre la proposition créative à l’épreuve. « L’aspect économique, on est tous

conscients qu’à un moment donné il va falloir être créatif et puis qu’il va falloir avoir

un crunch et qu’on va devoir arrimer les deux, ok ? On est tous conscients de

ça…124 »

C’est lors des forums que les dirigeants s’expriment sur l’interdi. Ces rencontres clés

qui donnent son rythme au projet en faisant souffler, chaque fois, à travers les

équipes, la confiance ou le doute, sont des lieux d’apprentissage de l’interdi. Mais ils

ne sont pas les seuls. Le projet est en effet constellé de rencontres formelles et

informelles qui impliquent une ou plusieurs des sphères au sein même de chaque

équipe, de même qu’entre les équipes.

Ces moments où balbutie l’interdi ont lieu chaque fois qu’une rencontre laisse place à

l’expression d’une multiplicité des points de vue et de croisements de perspectives,

où la double finalité du projet –on vise la réussite sur le plan artistique et

économique- ressort et se concrétise, une conversation à la fois. Autant de situations

où l’art de marcher sur les platebandes de ses collègues avec diplomatie, pertinence et

efficacité s’exerce avec plus ou moins de grâce, selon les cas, à la satisfaction des

dirigeants125.

La pratique de l’interdi laisse des traces. Elle se manifeste entre autres dans le

discours, quand le créateur parle au nom du manager -et vice versa-, en ayant recours

au « on » inclusif :

124 Voir W3-04-T9-S1 paragraphe 112, Forum du 19 février 2002 125 W-E13-23-08-02 paragraphe 12e rencontre du groupe de recherche, 23 août 2002

294

… regarde, il faut comprendre que les premiers pitches qu’on avait faits [ nom du manager] et moi, notre objectif était de descendre ça à 40 000m2 sauf qu’une fois que les études ont continué à se faire, on sait qu’on est encore un peu trop grand en théorie…126

Pour les créateurs, c’est l’adoption d’un mode d’action plus réflexif, plus organique

lors des réunions127 qui favoriserait l’interdi, ce qui constitue un mode d’interaction

moins usuel pour les managers placés en situation formelle. Ce sont plutôt les

rencontres informelles, tels les événements festifs, ou moins directement associés au

travail, qui pourraient faire converger les deux équipes. Il reste que l’encouragement

de cette pratique monopolise une dose d’énergie qui finit par s’épuiser, les

tergiversations entre concept et produit finissant par lasser128. « À chaque rencontre,

il y avait un clash entre la matérialité et le concept129».

Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir souhaité une plus grande convergence entre les

individus, entre les sphères, ou entre les équipes du projet. La difficulté d’exercer

l’interdi est également ressentie au niveau organisationnel, où le projet est perçu

comme une entité déconnectée du reste de l’organisation :

Le lac à l’Épaule […] à Las Vegas et à Montréal avec [le consultant]. C’était très positif. Ça a fait avancer le projet. C’était la première intégration du département de marketing. Ils ont vu qu’ils pouvaient être partie prenante, nous aider à modifier le produit. Le projet CC était déconnecté […]. Le marketing, le merchandizing, la création ont intérêt à travailler ensemble. [Le consultant] avait éclairé certains aspects pour nous130.

L’interdi est facilitée par une personne externe au projet qui anime l’interaction entre

les départements de l’entreprise, créant ainsi un lieu de rencontre et de découverte,

faisant sortir de la zone du point aveugle cette pratique synergétique.

126 W3-05-T9 paragraphe 138, forum du 3 avril 2002 127 WE-03-14-05 paragraphe 61, 3e rencontre du groupe de recherche, 14 mai 2002 128 WE31-11-05-04 paragraphe 95, entrevue du 11 mai 2004 129 WE31-11-05-04 paragraphe 98, entrevue du 11 mai 2004 130 WE35-13-07-04 paragraphe76, entrevue du 13 juillet 2004

295

Le sport ou la fission

Le sport est présent dans l’environnement du projet Complexe Cirque. En tant que

rituel servant à canaliser l’agressivité d’une manière qui soit socialement acceptable,

en tant que lieu de régulation et d’échange, il est une forme de contact en affinité

avec la place réservée au corps dans l’univers du cirque. La compétition dans les

règles, sur la base de la force physique et non de l’ordre hiérarchique s’est manifestée

dans le projet par le biais des matches de hockey auxquels participaient quelques élus

de l’équipe de création et de management. Cette violence médiatisée est une belle

occasion informelle de régler des problèmes, comme en témoigne l’extrait suivant :

[nom] n’a pas le temps de me rencontrer comme prévu. Il est hyper nerveux. Il boite, il s’est fait plaqué au hockey pendant le week-end. Ils ont joué agressivement... Il dit qu’il en veut tellement à [nom] de ne pas avoir réussi à attacher le projet qu’il l’a plaqué sur la bande violemment. Qu’il s’est fait mal. Avoir pu en faire plus (pour le plaquer encore plus), dit-il...131

C’est en effet par le jeu qu’il est aussi possible de créer des solidarités, comme le

processus de création du spectacle Saltimbanco le montre132. Sur la patinoire, le rôle

du metteur en scène est tenu par le producteur. Il est « une sorte d’animateur

démocrate. Il est moins celui qui impose sa vision que celui qui coordonne les

influences de tous et fait converger les données. Il ne détient l’autorité que tant et

aussi longtemps que les autres lui accordent leur confiance. » (Boudreault, 1996, pp.

147-150). C’est une occasion unique d’exprimer l’émotion par le non verbal, par le

canal du corps. Le hockey, jeu traditionnellement masculin malgré les avancées

spectaculaires des clubs féminins depuis une décennie, est un des exutoires mis en

place autour du projet. Au moins une femme, membre de l’équipe de management, y

participe, comme gardien de but.

131 W-J37-02-12-02, paragraphes 4 et 6, entrées au journal du 2 décembre 2002 132 À ce sujet, consulter la série télévisée « The Fire Within » du Cirque du Soleil (titre de la version française : « Sans filet »)

296

Rarement évoqués spontanément mais connus au sein de l’entreprise, les matches de

hockey sont perçus par certains comme des occasions VIP car elles donnent accès au

producteur et à certains de ses proches. On pourrait les associer aux retraites et autres

clubs privés et soirées fermées où se retrouvent une certaine élite. Considérant cet

aspect des choses, il reste que, dans le cadre du projet, le hockey servait plutôt

d’exutoire, de lieu d’expression et d’intenses émotions. Une sorte d’activité parallèle

au projet qui permettait à une autre voix de parler haut et fort, en silence.

7.2.5.2 Pratiques de création

Le quatuor ou la cordée

« La création, c’est un métier qui se structure, ça s’organise, ça se prépare133 ». Ce

constat, issu d’une expérience marquante, est sans doute un des apprentissages clés

faits lors du projet du Complexe Cirque de Montréal. Certes, la structure peut prendre

diverses formes et l’organisation de la création n’a pas grand-chose à voir avec

l’organigramme des forces armées, mais la complexité des interrelations impose

inévitablement une structure, quelle qu’elle soit. Qu’en était-il, au sein du projet ?

« C’était un leadership cellulaire, organique134 », mobile, se déplaçant d’une

personne à l’autre en fonction des événements, des compétences et des enjeux. Par

tâtonnement, chacun cherchait son espace dans le projet : « C’était difficile car je

n’avais pas le leadership que j’ai l’habitude d’avoir. J’ai été allié plutôt que

leader135 ». On imagine une sorte de maelström dans lequel : « Il n’y avait pas

d’organisation, pas de rôles et responsabilités clairs, pas de communication136 ».

Cette situation était-elle voulue ainsi ? Il semble que : « Dans l’équipe de création,

tout était sans paramètre et toute personne qui tentait d’en mettre se faisait remettre

133 W-E36-21-07-04, paragraphe 103, entrevue du 21 juillet 2004 134 W-E31-11-05-04, paragraphe 18, entrevue du 11 mai 2004 135 W-E33-28-05-04, paragraphe 9, entrevue du 28 mai 2004 136 W-E34-09-07-04, paragraphe 14, entrevue du 9 juillet 2004

297

à sa place137 ». Soit. Il semble que la création et sa gestion aient donc été orchestrées

par le maintien du flou via un triumvirat rassemblant le directeur de création,

l’architecte et l’idéateur.

Une telle structure de liberté peut faire croire, un court instant, que l’organisation du

processus de création doit être anarchique pour ne pas tuer l’énergie créatrice. Ce

serait perdre de vue la vision, les objectifs, les enjeux et les contraintes du projet.

Mais alors, comment composer avec autant de liberté sans l’étouffer ? Que faut-il en

faire ? La création possède ses propres règles, éloignées, certes, d’un mode de gestion

hiérarchique mais une organisation s’impose dès lors que plusieurs personnes

travaillent ensemble.

Pour saisir l’ambiguïté et la complexité d’une telle dynamique, comparons-là à celle

d’un ensemble de musiciens improvisant une mélodie de jazz. Un quatuor. Les

musiciens arrivent à un état de syntonie par l’expérience, l’intuition, l’anticipation,

l’écoute de leur environnement, qui sont autant de qualités participant à

l’établissement d’un état de conscience favorable, une présence138, faite de vides et de

pleins, de silences et de sons. Canalisée par l’intentionnalité, cette fluidité entre les

musiciens est source de plaisir (Csikszenmihalyi, 1990). Les participants au projet

perdaient-ils parfois le cap ? Les managers sont divisés sur le sujet. Certains

répondent comme suit :

Sans qu’on ait de structure pyramidale […] ça prend quelqu’un qui doit trancher, ça prend une vision, […] personne ne la matérialisait. Il y avait des tensions au sein de l’équipe de création, des problèmes récurrents sur les mêmes sujets. […] aucun leadership, pas même naturel, ne ressortait. C’était contre-productif 139.

137 W-E36-21-07-04, paragraphe 24, entrevue du 21 juillet 2004 138 Voir à ce sujet, la section décrivant la pratique de la présence créatrice. 139 W-E31-11-05-04, paragraphe 18, entrevue du 11 mai 2004

298

D’autres sont moins sévères avec leurs vis-à-vis : « [nom] était le lead, ça marchait

bien les interactions. C’était une bonne équipe de création140 ». On le constate,

esquisser un tel portrait est risqué. Il faut conserver les nuances et tenir compte d’une

socio-dynamique complexe, faite de rôles tacites, de relations tribales fortes, de

compétition silencieuse entre les individus, d’un grand besoin de reconnaissance et de

légitimation, d’un contexte organisationnel peu enthousiaste, etc.

Pour leur part, les managers composent avec le flou de la situation en s’adaptant :

« j’avais un rôle non défini de coordination cellulaire […]. J’ai réussi à fonctionner

avec eux, j’ai adapté notre façon de fonctionner, je me suis éduqué141 »., tout comme

les créateurs, qui tentaient de s’organiser, avec plus ou moins d’à propos. « [nom]

était le vrai chef du projet mais il ne voulait pas jouer ce rôle-là. Mais il s’arrangeait

pour que personne ne le joue142 ». Difficile exercice freiné par les paradoxes qui

traversent l’équipe. D’une part, la volonté de certains visant à d’empêcher toute

structuration susceptible d’être synonyme d’une prise de pouvoir. Mue par la crainte

de voir la création être muselée et réduite143, cette volonté défendable créait malgré

tout de la confusion. D’autre part, l’expression appuyée d’un manque de leadership

de la part de tous ceux à qui la tâche aurait pu revenir, formellement ou non.

D’ailleurs, avec le recul, certains créateurs reconnaissent que l’équipe était éclatée :

« il y avait des problèmes car je n’arrivais pas à les canaliser. Le Complexe Cirque

était une école, un stage. J’apprenais live144. »

Question d’expérience ? De maturité ? De tels propos ont en effet circulé, auxquels il

est utile d’apporter les nuances qui s’imposent : « Pour [développer] les concepts, ça

n’est pas la maturité qui joue. C’est dans la gestion de l’équipe que ça a manqué,

140 W-E32-11-05-04, paragraphe 52, entrevue du 11 mai 2004 141 W-E31-11-05-04, paragraphe 82, entrevue du 11 mai 2004 142 W-E36-21-07-04, paragraphe 43, entrevue du 21 juillet 2004 143 W-E-2-07-05-02, paragraphe 33, rencontre du 7 mai 2002 : « Les modèles de création qui impliquent des a priori contraignants (par exemple les structures de projet) sont un obstacle » 144 W-E33-28-05-04, paragraphe 23, entrevue du 28 mai 2004

299

sans doute145 ». Dur apprentissage de l’auto-gestion, de l’exercice démocratique et de

la gestion d’une équipe de créateurs sur le tas, dans l’action. Expérience dont on

pourrait entendre une musique improvisée qui serait ponctuée de fréquentes

dissonances mais donnant lieu, malgré tout, à quelques belles envolées lyriques

échappées de la souffrance .

La question des rôles était sensible dans l’équipe de création. En effet, le malaise

ressenti par les membres de l’équipe pendant toute la durée du projet grimpa encore

d’un cran quand, lors du forum du mois d’août 2002, le producteur annonça un

changement pour la phase de construction et d’opération. « [nom] avait annoncé qu’il

y aurait une réorganisation de l’équipe de création donc les gens étaient

incertains146 ». Ce fut une source de confusion pour l’équipe147. Bien que fragile,

l’auto-organisation de l’équipe, renforcée par certains mécanismes de gestion –tels

les forums tous les deux mois, les rencontres informelles entre les deux équipes- se

trouvait brusquement remise en question. Craignant de ne pas faire partie de la suite,

les créateurs étaient inquiets. Le producteur avait longuement expliqué les grandes

lignes de l’organigramme qui prévaudrait dès le lancement du projet et il avait

demandé à l’équipe de se positionner, comme il l’avait fait lors du tout premier

forum, en 2000, alors qu’il avait demandé à ceux qui voulaient le suivre dans

l’aventure des Complexes Cirque le rôle qu’ils voulaient jouer. Le résultat fut mitigé

au point où l’exercice dû être repris par l’équipe de management, au grand désarroi

des créateurs.

Freinés par une confusion des rôles dont ils n’ont pas trouvé l’issue, les créateurs ne

trouvaient pas au quotidien le renfort de gestion dont ils avaient besoin. Avec le recul,

un des managers dira en rétrospective : « La diversité des personnes était une force

145 W-E35-13-07-04, paragraphe 65, entrevue du 13 juillet 2004 146 W-E-32-11-05-04, paragraphe 48, entrevue du 11 mai 2004 147 W-E21-18-11-02, paragraphe 40, rencontre du18 novembre 2002

300

[…] ça amenait une autre originalité [mais] le mandat était trop grand. J’ai réalisé

qu’on avait des petits gars avec nous, […] c’était une difficulté148.»

Apprendre, c’est rattraper une chute (Serres, 1991). Ajoutons que les petits gars sont

à la source même du Cirque, ils en sont l’âme. The Wiz Kids from the block comme le

producteur le mentionne en parlant de lui-même, dans certaines émissions sur

l’histoire de l’entreprise. Il aura tenu à donner une chance à d’autres Wiz Kids. On ne

sait jamais ce qui peut en sortir…

Les rôles

Bien qu’ayant des contours flous, les rôles effectivement joués par les membres de

l’équipe de création peuvent se résumer comme suit.

Tableau V Rôles au sein de l’équipe de création

Directeur de création Responsable des résultats du point de vue contenu créatif ; coordination de l’effort créatif

Directeur artistique Interface entre l’équipe de création et l’équipe de management, en charge du développement du contenu et de la communication (présentations)

Architecte senior Responsable de l’architecture

Architecte (2D, 3D, paysage, etc.)

Responsable du volet architectural selon la spécialité

Assistant architecte Participant à l’architecture selon la spécialité

Concepteur En charge du développement d’un ou plusieurs concepts selon la spécialité (restauration, spa / soins du corps, festivités, etc.)

Idéateur Objecteur de conscience, penseur divergeant

3e Œil Responsable de la mémoire créative

Recherchiste En charge des recherches effectuées pour le compte de l’architecture et du développement du contenu

148 W-E31-11-05-04, question 3, points 6-7, entrevue du 11 mai 2004

301

7.2.5.3 Pratiques de management

L’art de l’accoucheur ou le donquichottisme

Faire advenir, accoucher d’une œuvre, réaliser, c’est le mandat premier des créateurs.

Pour y parvenir, ils sont épaulés par les managers qui les soutiennent, les guident et

obtiennent pour eux les conditions favorables à la création. Les managers devancent,

accompagnent et suivent les créateurs dans un champ d’action qui leur est propre,

celui des affaires. De ce point de vue, les efforts déployés pour faire en sorte que le

projet se concrétise sont de plusieurs ordres. Ils portent sur la capacité de l’équipe à

garder le cap sur la vision, à gérer les finances, l’avancement des travaux, les

relations avec les partenaires et les fournisseurs, les contrats, le développement de

certaines fonctions clés du Complexe, comme l’hôtel.

Pour mieux cerner les activités managériales, examinons la période d’août 2002 qui

s’est révélée critique pour le projet. Relatées par un des managers, les activités et les

questionnements montrent la diversité et les interrelations des préoccupations.

J’ai mis en place les personnes suivantes:

- [nom], directeur des finances

- [nom], directeur du développement du projet

- [nom], spécialiste sectoriel Food & Beverage

- [nom], au montage financier

Il fallait mettre les gens ensemble, développer un sandbox, des paramètres de base car [le partenaire] dictait ses attentes

On a dégagé une vision

On a mis plus de pression sur les gouvernements

On a cogné sur chacun des clous

On a développé le plan d’affaires

En septembre, le concept était encore très générique alors on a posé des questions plus précises. [le fournisseur] a fait l’évaluation des coûts du projet, ça a aidé à le canaliser. L’architecture, l’ossature, évoluait mais les concepts n’étaient pas développés

302

Il y a aussi eu l’épisode des Îles de la Madeleine. J’essayais de comprendre ce qui guidait l’équipe de création. Le processus créatif, c’est un univers parallèle. Là, ils étaient en mode labo, en mode recherche.

Je me posais la question: Est-ce qu’on change l’approche, on met de la pression ou bien on laisse aller ? J’ai pris la décision de laisser aller un peu, de stabiliser du point de vue business. On a gardé la pression de notre côté, du côté business seulement149.

Par ces décisions, l’équipe de management interagissait avec l’équipe de création en

influençant le rythme du projet. Par les questions qu’elle posait, elle créait de la

pression sur l’équipe de création dont elle attendait des réponses. Cette dynamique

inter-équipe faite d’un subtil entrelacs relationnel visait l’efficacité et la performance

dans un contexte où le mot d’ordre au sein de l’entreprise était le respect de l’intégrité

artistique. « C’était une bonne équipe de création mais ils ne savaient pas comment

réaliser150 ». Pour compenser, les managers décident alors d’effectuer des suivis pour

baliser la création. Les créateurs sentent la pression :

[nom] avait un calendrier. Il a essayé de pousser ça. Vers l’automne, […] on se réunissait tous une fois par semaine. [nom du manager] l’organisait. Ça a duré un mois. Il a décidé qu’il allait arrêter. Ils allaient trop vite. Ça allait trop vite pour l’équipe de création151.

Le levier du respect de l’intégrité artistique a probablement été activé lors de la

décision des managers de freiner leurs velléités de reprise de contrôle du projet, ceci

au détriment de leur analyse et des conséquences qu’ils étaient susceptibles

d’entrevoir. Certains créateurs en sont conscients : « Je sens que le core de

l’entreprise a conscience d’appliquer la pédale douce pour ne pas castrer la

création. Le gestionnaire doit apprendre ça. Si tu casses une idée maladroite, tu ne

verras jamais l’idée mature152 ». Alors, c’est plutôt par le biais de la structure

organisationnelle qui prévaudrait lors de la phase de construction que le producteur et 149 W-E32-11-05-04, paragraphes 22 à 36, entrevue du 11 mai 2004 150 W-E32-11-05-04, paragraphe 53, entrevue du 11 mai 2004 151 W-E34-09-07-04, paragraphe 32, entrevue du 9 juillet 2004. 152 W-E36-21-07-04, paragraphe 105, entrevue du 21 juillet 2004

303

l’équipe de management ont donné à voir aux créateurs ce qui les attendait. Entre

temps, « on protégeait, on faisait paravent153 ».

7.2.6 Les rapports

Entrer en relation avec l’autre c’est établir un rapport. Dans certains cas, au fil du

temps, celui-ci peut se développer, se transformer, au fil de l’expérience vécue et du

sens qui lui est donné par chacun. Si les rapports sont la fibre même de la vie en

société, ils sont souvent contraints, comme c’est le cas sur le plan professionnel où,

en général, l’on ne choisit pas ceux qui nous entourent. Une ouverture spontanée à

l’autre peut rapidement être affectée par le contexte, provoquant un cantonnement

dans un territoire relationnel rassurant. Trimbalant une perception de l’autre rarement

validée dans les faits, il est aisé de laisser s’ériger des murs perceptuels qui

rapidement, deviennent impossibles à franchir. Qu’en est-il des rapports quand la

réussite d’un projet dépend en grande partie de leur vitalité ? Cette fibre relationnelle

tissée entre les créateurs et les managers, comme les rapports au sein de chaque

équipe, se manifestent par des pratiques qui reposent sur une certaine porosité. Elles

sont présentées ici.

7.2.6.1 Pratiques partagées

La créolité ou l’unilinguisme

D’un point de vue linguistique, une langue créole est une langue composite dont la

grammaire provient d’une langue et son vocabulaire d’une autre. Ici, c’est la capacité

à considérer, à reconnaître, parfois même à adopter, à absorber des points de vue et

des comportements différents et à parler la langue de l’autre aussi bien que la sienne.

153 W-E31-11-05-04, paragraphe 40, entrevue du 11 mai 2004

304

C’est faire preuve de porosité, c’est-à-dire avoir développé une sensibilité à l’égard

de l’autre pour réussir à anticiper le discours qui le rejoindra. C’est utiliser une autre

langue, celle de l’autre. Par exemple :

Moi personnellement, ce que j’aimais du concept de Baraka c’est la façon dont j’avais compris, là, pi c’est ici qu’on doit clarifier les choses, mais moi ce que j’avais compris, au risque d’avoir l’air vachement commercial, pour moi le Baraka, c’est un concept de retail, ok ? Où tu amenais, par la créativité des gens, des artisans et tout ça, t’emmenais un endroit où, un peu comme au party [quelqu’un dit : un village]. Oui, c’est ça154.

Y parvenir nécessite une volonté d’ouverture, donc une écoute, une adaptabilité, une

curiosité et une certaine capacité à se mettre à la place de l’autre. Cette ouverture

traduit une volonté d’apprentissage. Par opposition, la méconnaissance et le manque

d’intérêt pour l’autre peuvent mener à la fermeture, l’intransigeance et la prise de

pouvoir. Une faible compétence créole peut mener au malentendu (La Cecla, 2002),

comme le dialogue suivant entre deux membres de chaque équipe le montre :

Le concepteur (équipe de création) vient de décrire les types de chambres prévues pour l’hôtel et leur nombre. Il met l’accent sur les chambres les plus petites et les moins cher : les cabines. Le directeur de création réagit immédiatement.

Le responsable de la création

- Ça marche pas. Excuse-moi [nom], d’où c’est que ça vient ces 84 là ? Y en a 84 cabines dans l’hôtel ?

Le concepteur

- Ben c’est les chambres, si tu veux, si tu pars à l’inverse, si tu pars des suites uniques, des suites sélect, de…

Le manager responsable intervient.

- C’est pas comme ça qu’on doit voir ça, ça. Ça a pas de bon sens, ça…

Il se retourne vers un membre de son équipe.

- Ça drive pas, ça, [nom]

Le concepteur reprend son explication pour dénouer l’impasse.

154 W3-07-CDA-4de7 paragraphe 138, Forum du 5 août 2002

305

- Les chambres de création, chambres accordeur, le nombre qui reste, c’est 84 pour l’instant, lorsqu’on regarde les plans

Le responsable de la création vérifie s’il a bien compris.

- Ça veut dire qu’il y aurait 84 petites chambres pi y aurait à peine heu… une trentaine de

Le concepteur tente de préciser encore une fois.

- Non, c’est pas nécessairement que des petites chambres, les chambres sont variables, la typologie est variable

Le producteur intervient alors.

- Ok, moi, là, avant de faire ça, là… Moi j’marche en pieds carrés, en working square foot, whatever the thematic, y a les… Si vous avez un break-down, là, la prochaine fois qu’on se rencontre, là… Y a un travail à faire…

Le responsable de la création acquiesce.

- Avec les chambres, y en a un à faire, on le savait déjà

Le producteur ajoute :

- Regarde en termes de pieds carrés pour voir… en termes de Grade 1, 2,3 in terms of, là, moi, moi j’ai besoin de deux lectures : les pieds carrés pi j’ai besoin d’avoir les 3, 4, 5 stars, là…

Le manager responsable est soudain pris d’un doute :

- Je pensais qu’on l’avait fait, cet exercice-là

Le responsable de la création rétorque :

- Vous l’avez dans le programme, ça a déjà été fait, ça, vous l’avez validé au départ avec toi

Alors, la confusion s’installe vraiment pour le manager responsable.

- C’est ça que je comprends pas parce qu’y me semblait que ça avait été réglé, ça, avec [nom d’un membre de son équipe]155.

La stratégie de communication des créateurs pour aborder le sujet des types de

chambres et de leur nombre n’a pas permis aux managers de saisir le portrait

d’ensemble auquel ils s’attendaient. Le concepteur a abordé le sujet à partir des

chambres les plus petites valant le moins cher, celles qui rapporteront donc le moins.

155 W3-09-CDA-6de7, paragraphes 150 à 189, Forum du 5 août 2002

306

Sa démarche cognitive l’amène à faire une soustraction entre le nombre de chambres

de type supérieur et le reste qu’il considère d’emblée comme des cabines. On ne lui

laisse pas le temps de clarifier son propos et on remet le point focal sur l’information

attendue : le nombre de chambres prévu par étoiles (3, 4 ou 5) associé à leur type,

ceci afin de pouvoir calculer la rentabilité. Cette attente du producteur et du manager

n’a pas été anticipée par le concepteur et le responsable de la création n’a pas pu

dénouer l’impasse. On comprend à la fin qu’une bonne part du travail semble avoir

déjà été fait mais il n’a pas été évoqué au cours de la présentation du concepteur.

Deux perspectives différentes, complémentaires et justifiées, contraintes à

l’immobilité par un malentendu dû au fait que, dans le cas évoqué, les modèles

mentaux (Senge, 1991) des managers n’ont pas été pris en compte par les créateurs

dans la communication et vice-versa.

7.2.6.2 Pratiques de création

L’art du métissage ou l’endogamie

Le rapport est un voyage vers l’autre fait de rencontres et de malentendus, de

découvertes et de déceptions. Chaque fois, on apprend et, comme le dit Michel

Serres, tout apprentissage consiste en un métissage. Si la créolité a ici été définie

comme la capacité à se mettre à la place de l’autre, à tenir son langage et à adopter

son point de vue, le métissage devrait plutôt être associé à l’idée de croisement, à un

mélange de couleurs et de genres, où chacun absorbe diverses sources d’inspirations

et d’influences. Ce faisant, dans le mouvement, il y a transformation.

Il peut s’agir de croiser le futur avec le passé, comme lors de l’apparition de la Mer

de Champlain dans la conversation, comme source d’inspiration du bâtiment156. Il

peut s’agir d’imaginer faire se croiser les clientèles dans le Complexe : « recevoir des

princes ou alors des étudiants et le mélange des deux va justement créer une

156 W3-01-T2-S1, paragraphes 11 à 48, forum du 6 novembre 2001

307

osmose157 ». On travaille aussi en faisant se croiser « la mise en scène et

l’architecture158 » pour faire surgir la vie dans le lieu. Cette fibre métisse naturelle,

qui s’exprime avec force, repose en fait sur « un des grands secrets du Cirque du

Soleil, [qui est] que tous les métiers se mêlent, la mixité est forte.159 ». Pour preuve,

cet instant capté dans la cafétéria au printemps 2003, qui évoque la texture riche de

ces entrelacs tribaux.

On voit arriver une grande jeune femme aux cheveux courts blond platine, en maillot de corps noir sexy et bas résille, talons hauts, accompagnée d’un travesti à l’allure d’un bel hidalgo argentin portant un peignoir de ratine noire, nonchalamment ouvert. Il a les cheveux très noirs, avec une frange sur le front, très longs au milieu du dos, retenus par une queue de cheval sur la nuque. Il y a aussi une fille déguisée en Elvis […]. Ils se fondent dans la foule des employés qui viennent manger. Ils passent quasi inaperçus tant la scène est habituelle ici. […] dans la cuisine […] le poste de radio est allumé, deux cuisiniers s’affairent, on entend une musique antillaise au rythme très enlevant, très fort160.

Nous venons de croiser les artistes de Zumanity, alors en répétition au Studio, parmi

les autres employés du siège social. Comptables, costumiers, vice-présidents,

éclairagistes, analystes informatiques, secrétaires, directeurs, techniciens, gréeurs…

S’ils ne s’agglutinent pas nécessairement, ici, tous se croisent et cette socialité

favorise les rencontres. Via les repas, les fêtes, les déplacements, les vacances en

commun, le métissage se produit, nourrissant un sabir circassien.

Outre le métissage des métiers et des tribus, les croisements esthétiques sont aussi

très présents : on s’entoure de beauté. Le Studio est en soi une œuvre d’art. Un peu

partout à l’intérieur, on trouve des œuvres d’artistes exposées. Quarante nationalités

et vingt-cinq langues se croisent au Cirque, ce qui est sans aucun doute la

manifestation la plus évidente du métissage quotidien qui se produit a sein de

l’entreprise. 157 W3-09-CDA-6de7, paragraphe 311, forum du 5 août 2002 158 W-E03-14-05-02, paragraphe 16, rencontre du 14 mai 2002 159 W-E22-19-11-02, paragraphe 8, rencontre du 19 novembre 2002 160 W-J47-11-04-03, paragraphe 8, entrée au journal du 11 avril 2003

308

Loin de ces manifestations, existe aussi en silence un croisement des désirs qui

s’incarne à travers les relations au sein du groupe par les complicités, les jalousies, les

attirances, les chasses gardées et les points aveugles qui influent sur la dynamique de

la tribu.

Au sein du projet, l’architecture et le contenu étant développés presque en parallèle,

l’un influençant l’autre et vice versa, un individu travaillant dans un des deux champs

devait aussi s’enquérir des développements de l’autre champ pour nourrir le sien. Ce

mode de fonctionnement faisait en sorte que le partage de connaissances devenait

essentiel. Le mode de gestion organique laissant place à une forte ambiguïté, la

transgression des rôles était fréquente mais était-ce un métissage de compétences ?

« J'entends des choses de différents côtés. […] J'espère qu'il y a une ouverture à

partager toute cette expertise161 » trouvera d’ailleurs nécessaire de dire un membre

de la direction, sensible à l’inconfort exprimé par l’équipe. Cet l’art de marcher sur

les platebandes semblait quelque peu délicat à manier. « Tu [la chercheure] es

arrivée. Il y a des choses qui se sont dites mais [nom] gardait le secret, il ne voulait

pas que ce soit transporté hors de la cellule162 ». Si on considère que l’information

est source de pouvoir, le refus de partager s’explique alors par le fait que chacun, à

ses propres yeux, tentait ainsi d’assurer sa survie, avec des conséquences faciles à

anticiper. Dans une telle situation, la tribu peut se scinder et le risque que des conflits

éclatent au sein de la communauté émotionnelle augmente. Avec des frontières floues

entre les rôles, le risque de cloisonnement et de protectionnisme est réel mais c’est

aussi une opportunité pour que l’interdisciplinarité y trouve une place. « En fait,

quand chacun respectait les balises, ça allait bien. Quand ça dépassait, tout le monde

s’en mêlait, ça créait de la frustration, les visions étaient non convergentes donc ça

posait problème163 ». Comme l’innovation se produit souvent aux limites du connu, à

sa frontière, là où le risque est grand de tomber d’un côté ou de l’autre d’une barrière

161 W3-06-CDA-3de7, paragraphe 98, forum du 5 août 2002 162 W-E34-09-07-04, paragraphe 43, entrevue du 9 juillet 2002 163 W-E35-13-07-04, paragraphe 95, entrevue du 13 juillet 2004

309

d’expertise, de discipline ou de responsabilité, maîtriser cet art du métissage devient,

dans un contexte comme celui du projet étudié, une compétence clé de nature

poreuse.

7.2.7 La mémoire

« L’important, c’est ce dont on ne se souvient pas164 ». Ces propos tenus lors d’une

rencontre portant sur la mémoire165 laissent entrevoir l’ampleur du défi qui consiste

aussi bien à témoigner d’une histoire que de mettre à disposition des documents. Le

travail de mémoire recouvre des tâches aussi différentes que recueillir, organiser,

scénariser, structurer, raconter, diffuser une information qui peut aussi bien être

historique que littéraire, orale que visuelle, explicite que tacite, fidèle que réécrite…

La mémoire, pour les managers et pour les artistes, ne signifie pas la même chose.

Pour les premiers, il s’agit de pouvoir disposer d’outils de travail collaboratif, d’une

information partageable et facile à mettre à jour. L’accent est mis sur l’efficacité

d’une gestion des connaissances. Pour les seconds, il s’agit plutôt de réussir à

« capter le chemin se faisant166 », à embrasser la culture par des moyens réflexifs, à

raconter des histoires, des atmosphères et à faire passer l’émotion. L’archivage est

implicite. On mise ici plutôt sur ce qui peut marquer l’inconscient collectif, sur la

dimension esthétique de la mémoire, par la lecture de traces porteuses de sens.

Forcément, quand les besoins des uns et des autres sont aussi différents, la mémoire

ne peut, dès lors, référer ni au même univers ni aux mêmes pratiques.

164 W-E18-06-11-02, paragraphe 45, rencontre du 6 novembre 2002 165 Pour tout le volet Mémoire, voir CI-47 CDS-CC Mémoire v03 166 W-E19-11-11-02, paragraphe 26, rencontre du 19 novembre 2002

310

7.2.7.1 Pratiques de création

Le miroir ou l’étroitesse du Réel

Nous proposons une expérience phénoménale, une véritable traversée du miroir, où il faudra enjamber cette mince faille entre le banal et l’interprétation du quotidien et l’extraordinaire de la perception jouant sur la réalité. Franchir le reflet tranquille du miroir pour enfin accéder au vertigineux plaisir de l’ultra conscience du moment présent167.

Pour passer de la création de spectacles auxquels les spectateurs assistent depuis leur

fauteuil à la création d’un lieu dans lequel, par définition, les visiteurs pénètrent et

circulent à leur guise, les membres de l’équipe de création se sont créé un modèle

mental leur permettant de visualiser et raconter le passage d’un contexte à l’autre.

Alors que le spectateur reste exclus de la boite fermée des spectacles circassiens (il

n’a, du moins jusqu’à présent, que rarement accès à la scène, aux artistes, aux

coulisses, il ne voit pas le spectacle se mettre en place, il ne voit pas l’envers du décor

ni ceux qui y travaillent. Seuls certains privilégiés y ont droit dans le cadre de

plusieurs spectacles, quand les clowns les entraînent en coulisse et sur scène), le

visiteur du Complexe Cirque entre concrètement dans un lieu qu’il explore, investit et

découvre à travers des expériences dans lesquelles il est impliqué et qui le

transforment. C’est du moins l’intention du projet, appuyée par une étude

commandée à une firme externe sur les tendances actuelles du tourisme :

Les tendances actuelles du tourisme et l’analyse de projets récents corroborent l’hypothèse que le moment est opportun pour un projet de cette nature : Dans notre société d’aujourd’hui, on observe une tendance à long terme de passer des activités où l’on “voit” ou “fait” quelque chose à celles qui sollicitent plus l’esprit, ce qui a donné lieu à une augmentation du pourcentage de la population pour qui la “créativité” joue un rôle important dans la vie quotidienne168.

167 CC-02 du 3 avril 2002 page 2. 168 M-67, paragraphe 1344-45, 30 août 2002

311

En écho à cette tendance, l’équipe de création énonce un principe fondamental qui

guidera le projet. Le lieu sera conçu dans l’action, à partir du mode de vie

circassien car, en effet : « Nous sommes les fossiles de l’humanité. Il faut passer en

réflexivité pour aller dans le virtuel. Travaillons sur notre propre culture169». Ce

choix impliquait pour l’équipe qu’elle devait d’abord vivre elle-même les expériences

que les visiteurs allaient ensuite vivre dans le Complexe. « Il faut qu’on ait un

langage commun, qu’on apprenne ensemble et qu’on prenne conscience de qui on

est170». Puis, à partir de ce que l’équipe allait dégager comme constats, elle pourrait

concevoir le lieu171 le plus propice pour faciliter la reconduction de telles

expériences, que ce soit les massages dans le spa, la nourriture dans le restaurant, les

fêtes d’hiver sur le toit du bâtiment, etc.

Si ce processus de conception par prototypage en mode réflexif était convenu en

théorie : « [l]’orientation sera maïeutique, dans l’action »172, sa mise en œuvre

risquait d’être ardue : « On est des écorchés vifs [ ]. On a besoin de rapports plus

matures. Il faut réussir à établir les règles du jeu, à incarner la vision173». Ce

sentiment d’une nécessaire évolution s’ajoutait au besoin de réussir à passer d’un

mode de pensée issu de la logique du spectacle à un mode de pensée centré sur la

conception d’un lieu. Le questionnement est le suivant :

C’est ce qui se passe de l’autre côté de la représentation, du spectacle, c’est ce qui crée la cohésion, l’équilibre entre les personnes qui maintiennent la représentation. On cherche à savoir comment inscrire ça dans la cellule de création. Ce partage, de quoi est-il fait ? Cet esprit collectif, cette dynamique est faite de quoi ? La qualité de l’expérience de la transcendance quotidienne, ce qui nous fait arriver à produire le miracle chaque jour. Comment les gens réussissent-ils à faire ce miracle-là chaque jour ? C’est ce qu’on cherche à comprendre174.

169 W-E03-14-05-02 paragraphes 31 et 33, rencontre du 14 mai 2002. 170 W-E03-14-05-02 paragraphe 19, rencontre du 14 mai 2002. 171 Au sens défini précédemment, soit le contenant et le contenu. 172 W-E07-11-06-02 paragraphe 39, rencontre du 11 juin 2002. 173 W-E08-20-06-02 paragraphe 108, rencontre du 20 juin 2002. 174 W-E02-07-05-02 paragraphes 125-127, rencontre du 7 mai 2002.

312

Sur quoi repose cette transcendance ? Comment procède-t-on, de l’autre côté de la

représentation ? Il ne suffit pas de visiter les coulisses, il faudrait pouvoir ressentir cet

esprit invisible, vivre le miracle… Mais comment basculer dans un tel univers ? Pour

y répondre, l’équipe de création reprend à son compte la métaphore surréaliste de la

traversée du miroir, décrite dans un rapport stratégique sur le projet.

Franchir l’espace entre la réalité quotidienne et la fantaisie complète revient à traverser l’axe du surréalisme, une partie essentielle de l’expérience du CDS pour les amants du Cirque et, par conséquent, pour les visiteurs du CC Montréal175.

D’un côté, le monde du réel, où le spectateur dont le rôle en est un de récepteur

accueille le spectacle qui lui est offert ; de l’autre, le monde de l’imaginaire, du

fantasme, du poétique où le spect-acteur vit des expériences circassiennes : se

nourrir, se reposer, se loger, se laver, s’exercer, se divertir…

Dans ce miroir, les créateurs ont fait une brèche et c’est par cette brèche déchirant le

mur du réel que l’on passe de l’autre côté du miroir. Comme Alice (Carroll, 2002) ou

Cocteau qui met en scène un artiste qui répond à l’injonction d’une statue inachevée

en plongeant dans un miroir. Franchir la faille constitue un moment clé de

l’expérience car c’est l’instant de la remise à zéro de tous référents. C’est le Reset. De

l’autre côté, plus rien n’est pareil.

C’est en vivant des expériences en tant que spect-acteurs de leur propre univers

imaginaire que l’équipe tente ensuite de concevoir les expériences qui seraient vécues

par d’autres dans le Complexe, ce qui constitue en soi, un mode d’apprentissage

réflexif issu de l’expérience.

Pour parvenir à développer un projet de cette ampleur, il faut, comprend rapidement le CDS, se doter d’espaces et de ressources permettant, dans des conditions optimales d’inventer et d’enrichir sans cesse les nouveaux

175 M-23/CG -09, paragraphe 488, 15 juillet 2002

313

moyens de divertir, de satisfaire, de vendre, de fidéliser, qui seront offerts dans les CC, de pratiquer soi-même cette nouvelle forme d’hospitalité et d’y former les futurs porteurs de la culture Cirque...176

Ce que ne révèle pas ce document décrivant le Tome II du Cirque du Soleil, ce sont

les moyens choisis pour capter ces acquis. En fait, l’équipe s’est dotée d’un outil de

mémoire : le 3e Œil, présenté ci-après, ainsi que d’un outil alliant mémoire et

conception : la modélisation 3D de l’architecture. Outil de DAO (design assisté par

ordinateur), il permet de représenter, par simulation, le prototype du lieu qui se

transforme en fonction du point de vue du visiteur lors d’une visite virtuelle des lieux.

L’évolution de la conception est ainsi intégrée à la simulation qui, de cette manière,

rend compte des décisions d’architecture et offre une vue plus concrète du bâtiment

bien avant que le chantier ne soit mis en branle.

L’art du Reset

En quoi consiste le Reset ? Que se passe-t-il au moment de ce passage vers l’autre

côté du miroir ? Le Reset est un moment et un lieu, instant de transition passé dans un

sas arrimant un univers à un autre. C’est un passage effectué par l’esprit, dans

l’interrelationnel, de même que par le corps, dans les activités vécues. Ainsi, au sein

de l’équipe, on pense que « la formation et le travail sont des sources de plaisir, de

satisfaction, de bien-être où il fait bon vivre. Ils constituent des lieux de Reset177».

Quelle que soit sa forme, il est ritualisé. Il devient par exemple un recours pour

l’équipe de création lors des moments d’intense émotion. Apaisement suite à un

conflit, crises, exultations, moments sereins sont autant de situations marquées par

une émotion de Reset qui sera soulignée ou non178. « Regarde, c’est pas compliqué,

là […] c’est « bang » qu’il faut que ça provoque là, c’est un « woh ! », toutes ces

176 M-63, paragraphe 1287, novembre 2001. 177 CI-50 CDS-CC paragraphe 47, 2 décembre 2002. 178 À ce sujet, voir le passage du geste du Reset précédant le repas, Tape 35, seq 2 (0 :00 à 0 :28).

314

défenses-là tombent, oui, un Reset179». C’est une traversée émotive aux multiples

incarnations. Elle est par exemple suscitée à même le béton du Complexe. Le texte du

Reset, qui aborde les lignes de force de la création, en fait une description

détaillée180. On y découvre que le bâtiment comprendra une double faille. La

première, dans l’axe nord-sud, sera disposée afin de séparer deux des bâtiments du

Complexe. Large d’environ 3 mètres, elle est conçue comme un grand seuil sur toute

la hauteur et on la franchit à l’aide de passerelles pour aller de l’espace servi à

l’espace servant. La seconde faille, dans l’axe est-ouest, est traversante sur plusieurs

niveaux et permet d’établir des limites et des liens entre divers sous-ensembles du

Complexe. Au croisement des deux failles, se trouvent la crypte (la première chambre

de l’hôtel) et l’antenne (le laboratoire multimédia). C’est le point zéro à partir duquel

« […] faire la mise à zéro des coordonnées espace temps et du langage. Les Milouds

ne sont plus des porte-parole mais des porte-images, des porte-sons, des porte-

gestes181».

En fonction de l’endroit par rapport à la faille où ils se trouvent dans le bâtiment, on

peut imaginer que les Milouds, le personnel servant du Complexe, changent de mode

d’expression, de gestuelle ou encore de comportement. Ce faisant, ils attirent

l’attention et provoquent, par la surprise, pendant un court instant, la suspension du

jugement (Scharmer, 2000b). Une ouverture momentanée de la carapace de l’affect se

produit alors chez la personne qui rencontre un Miloud qui réussit à la toucher, c’est-

à-dire à la faire vibrer affectivement. C’est le procédé de création du lien affectif qui

se trouve initié au moment de l’expérience, que celle-ci se produise lors d’un massage

dans le spa, pendant une soirée dans le night club ou encore lors d’un achat dans le

baraka. En fait, l’expérience pourrait se passer comme suit :

On veut faire un Reset. Les gens arrivent, le Reset c’est quoi ? Tu prends ton mental pi tu le mets au vestiaire. Après ça, tu veux traverser le miroir.

179 W3-04-T9-S1 paragraphe 363, Forum du 19 février 2002 180 CC-04, paragraphes 484 à 529, version du 27 mai 2002 181 CC-04 paragraphe 509, version du 27 mai 2002.

315

Traverser le miroir ça va par une revitalisation sensorielle de tes outils de captation que tu vas chercher et ça tu le fais à l’intérieur d’un labyrinthe, c’est-à-dire par le contrôle de ton propre choix de parcours labyrinthique. Tu t’en vas labyrinther et toi, t’es nomade, c’est-à-dire que tu es un citoyen du monde et tu viens dans un lieu où on te propose une expérience du monde, à travers la représentation, le spectacle que chacun veut donner à l’autre182.

Le spectacle que chacun veut donner à l’autre. On saisit mieux le sens donné au

concept de spect-acteur qui évoque un subtil refus momentané de l’étroitesse du réel.

Il est ici question de retrouver sa liberté dans l’imaginaire en participant à des

activités suscitant des sentiments de partage, de fluidité, de plaisir et de participation

à un tout plus grand que soi. À ce sujet, les raves (Jeffrey, 2001, pp.125-142) sont un

bon exemple de telles activités d’exultation.

Outre l’ancrage dans le lieu, le Reset est aussi ancré dans le temps. En effet, l’équipe

de création a imaginé créer un langage circassien, une amorce de langage réinventé,

inscrit à même les murs et les colonnes du bâtiment183, d’où découle un calendrier

circassien :

à partir de ce Reset-là, remise à zéro des coordonnées espace – temps, ben le calendrier circassien contient une série de fêtes annuelles, ok ? Et qui vont inspirer le développement du design de chacun des grands lieux du bâtiment184.

De plus, le Reset temporel circassien « va se faire en 2048, le 29 février parce que

c’est le seul jour du 29 février où il y a une pleine lune, donc actuellement, on est en -

46185».

182 W3-06-CDA-3de7 paragraphe 45, Forum du 5 août 2002 183 W3-05-T9-S2, paragraphe 89, Forum du 3 avril 2002 184 W3-05-T9-S2, paragraphe 102, Forum du 3 avril 2002 ainsi que W-E03-14-05-02 paragraphe 11, rencontre du 14 mai 2002 185 W3-05-T9-S2, paragraphe 111, Forum du 3 avril 2002

316

Jusqu’à maintenant, le Reset reflète, dans une large mesure, le point de vue du

concepteur. Autrement dit, il est souvent fait mention du procédé permettant de

provoquer le Reset chez le visiteur du Complexe, mais qu’en est-il du Reset au sein

même de l’équipe de création ? Se produit-il ? Des moments forts ont bien eu lieu,

comme la pratique de la présence créatrice le relate, mais de véritables épiphanies ?

Les participants répondent par l’affirmative. À leurs yeux, trois épisodes seraient

porteurs d’une telle grâce : (1) la semaine de dissidence de novembre 2001, quand

l’équipe a changé de lieu physique, décidant de passer en mode Atelier de création186

hors du siège social ; (2) une réunion d’architecture, en décembre 2001, où l’équipe

est réunie autour d’une table et chacun participe spontanément, dans un ballet de

crayons et de stylos autour d’un plan ; (3) l’épisode du Platier, en septembre 2002,

sur la plage, quand l’équipe reconstitue le bâtiment avec des centaines de piquets

plantés au cordeau, pour sentir son volume, faire l’expérience des lieux en y

déambulant. Trois moments de danse spontanée (Senge, 1999), fluide et heureuse où

les esprits se sont rejoints.

On comprend que, quelque soit la forme, comme un des participants de l’équipe de

management le souligne : « Réussir le Reset consisterait à ce que les gens pensent

naturellement : Quand je suis ici, je suis différent, je me sens différent et satisfait, je

m’amuse et je veux être ici, je clique187.» Comme le Reset devait être développé à

travers la culture, tout comme les autres composantes du projet, on peut penser qu’au

fil du temps, les écorchures des membres de l’équipe de création auront peut-être

freiné leur enthousiasme, amoindri leur capacité à incarner leur propre vision, les

empêchant de : « [r]éfléchir à nos propres comportements, en tirer des leçons et

évoluer à partir de là188». Cette intense traversée surréaliste vers un monde dont les

valeurs constituent un idéal à incarner, s’est en effet interrompue en plein vol.

186 À ce propos, un participant évoque les ateliers d’architecture de Le Corbusier. 187 W-E21-18-11-02, paragraphe 156, rencontre du 18 novembre 2002 188 W-E18-06-11-02, paragraphe 49, rencontre du 6 novembre 2002

317

Le 3e Œil

Le 3e œil serait une espèce de petite mouche qui se posterait aux endroits stratégiques afin de pouvoir enregistrer l’essence, la force de ces instants volés dans leur authenticité. Son rôle se résumerait à se fondre dans un paysage, à devenir invisible la majeure partie du temps, pour capter les gens, les événements et les phénomènes dans leur naturel, leur spontanéité, avec rareté et authenticité189.

Le 3e œil est le principal vecteur de mémoire dont s’est dotée l’équipe de création.

Témoin visuel de la culture circassienne, il ne se substitue pas aux autres traces

produites au cours du processus de création. Son regard offre plutôt à voir ce qui n’est

habituellement pas vu, pas remarqué. C’est un axe d’observation complémentaire qui

participe au travail créatif en se posant comme médiateur suggestif, en offrant à

l’équipe un regard distancié dont le parti pris esthétique et le positionnement

artistique renvoient une vision fragmentée, recadrée du réel, centrée sur le partage de

l’expérience et de l’émotion190.

Ce rôle est joué par une artiste vidéaste qui participe à tous les travaux de l’équipe de

création. Ses réalisations se présentent sous forme de documents vidéos qui

constituent une mémoire sensorielle191 qui retrace le quotidien de l’équipe en le

réinterprétant à partir d’une focalisation spécifiquement centrée sur le fragment, le

détail, la périphérie, l’invisible, suggérant ainsi autant le hors champ que le champ.

Le processus éditorial puise aux techniques automatistes et rend perceptible une

richesse d’émotions qui transpire par les images offertes.

Ne se voulant pas descriptive, la narration de cette mémoire issue de fragments

choisis est conçue à la manière d’un DJ de l’image, associant ces fragments pour

créer un écho, évoquer une atmosphère et marquer une émotion. Toujours arrimées

189 CC-01 page 6, novembre 2001. 190 CC-01, novembre 2001 191 CC-02 page 4, 3 avril 2002.

318

aux musiques que l’équipe écoutait à l’époque où les images ont été tournées, le 3e

œil fait parler les images comme les musiques peuvent parler par infrasons, par

pulsations, lancinantes et répétitives, à la manière des œuvres de Philip Glass192 ou

d’Arvo Pärt193.

Présent au quotidien, le 3e œil se qualifie d’intercepteur d’image, « qui vole le

quotidien, abordant ainsi la thématique bien actuelle, autant que médiatisée et

controversée, du voyeurisme »194. Cet œil voyeur a bien suscité quelques

incompréhensions, principalement de la part d’un manager qui ne voyait pas l’utilité

de capter la mémoire d’un processus195. Le 3e œil a bien été laissé pour compte

pendant quelques réunions au début du projet ainsi que lors des derniers instants qui

en ont officialisé la clôture. Malgré cela, cette pratique s’est peu à peu banalisée au

sein de l’organisation. Le processus de création des spectacles est aujourd’hui

systématiquement capté sur vidéo196, la série télévisée «The Fire Within » de type

« Making of » a été diffusée sur plusieurs chaînes de télévision, recevant un accueil

favorable, voilà autant de déclinaisons possibles d’un 3e œil qui modifie son regard

en fonction de l’intention de mémoire. Carrément descriptive ou plus évocatrice,

reportage journalistique ou vidéo d’atmosphère, les incarnations du 3e œil occupent

plusieurs créneaux mais ultimement, c’est le talent de l’artiste vidéaste qui fait la

différence.

En effet, il ne suffit pas d’activer la caméra et de laisser tourner. La qualité des

images dépend d’abord du regard posé sur le réel. Rappelons à cet effet que le regard

posé par le 3e œil présenté ici est celui d’une jeune femme. Son regard est celui de la

192 À ce sujet, voir la musique de Philip Glass pour la trilogie du cinéaste Godfrey Reggio : Koyaanisqatsi (1982), Powaqqatsi (1987) et Naqoyqatsi (2002) ainsi que http://en.wikipedia.org/wiki/philip_glass 193 À ce sujet, voir http://brahms.ircam.fr/textes/c00001653/ ainsi que http://www.radiofrance.fr/chaines/france-musiques/biographies/fiche.php?numero=351 194 CC-01 page 10, novembre 2001. 195 Voir la section traitant de la mémoire dans W-E21-18-11-02,18 novembre 2002. 196 Suivant un des membres de la Direction du CDS.

319

relève, la nouvelle génération des circassiens et c’est celui d’une artiste qui interroge

son environnement à partir d’une sensibilité féminine. Que ce soient les jeux de

textures chromatiques, d’écho visuel, la capacité à déporter le regard pour cerner

l’essentiel caché dans le hors champ, la sensualité englobante, le rythme issu d’un

montage toujours ancré sur la musique, chaque geste de cette grammaire intime

contribue à la qualité onirique et symbiotique des œuvres réalisées. Elles ont leur

identité propre.

Après la prise d’images, c’est tout le processus d’archivage, de stockage, de montage

et de diffusion qui s’enclenche, en vue de produire des traces culturelles

substantielles. Outre la présence de la vidéaste lors de la captation, seule la diffusion

des images à l’équipe de création rend le processus mémoriel perceptible par

l’entourage. Le reste du temps, le 3e œil est discrètement installé dans son lieu, avec

l’équipement, dont le banc de montage. Pour ancrer un tel lieu, un processus

d’installation du 3e œil dans un endroit propice à son travail a aussi été développé. Il

lui est suggéré de s’installer en adaptant l’environnement de telle sorte que

l’orientation stylistique du projet se reflète et fasse écho dans son lieu197.

7.2.7.2 Pratiques de management

La gestion des connaissances

« On n’en est pas à la GED au Cirque…198 » lance un manager en novembre 2002.

C’est vrai, il y a encore loin de la coupe aux lèvres et l’implantation d’une gestion

électronique de documents ne se fera pas de sitôt dans le cadre du projet. Toutefois,

une étude des besoins de travail collaboratif a déjà permis de faire la sélection d’un

logiciel mais l’initiative, jugée prématurée, a été stoppée.

197 CC-03 page 10, 31 mai 2002. 198 W-E21-18-11-02, paragraphe 107, rencontre du 18 novembre 2002

320

Quand ils parlent de mémoire199, les managers réfèrent à des outils de

communication, de soutien des activités200, où peuvent circuler les plans du bâtiment,

les descriptions des concepts / composantes du bâtiment arrivés au stade de

programme ainsi que les documents de gestion et de création. On y trouverait des

outils d’estimation201. On y trouverait aussi les composantes du plan d’affaires, dont

les études. Un autre point de vue fait porter l’attention sur un outil qui serait

accessible au public et qui lui serait destiné.

Les attentes peuvent se résumer ainsi : on souhaite pouvoir disposer d’une mémoire

dont la nomenclature est simple, les documents faciles à repérer, disponibles

physiquement, et qui soit gérée efficacement et en continu. À défaut, l’outil devient

un mouroir pour des documents obsolètes sur lesquels personne ne travaille. En fait,

on cherche à mettre une place un mécanisme de mémoire vivante mais, le projet

ayant été stoppé, l’implantation de tels outils ou solutions de gestion des

connaissances ne s’est pas faite. Chacun a conservé ses documents électroniques dans

son ordinateur personnel, peut-être ont-ils été versés dans un répertoire du réseau

interne de l’entreprise, comme ce fut le cas pour les documents de l’équipe de

création du projet Complexe Cirque de Montréal. Puis les documents papier ont été

mis dans des dizaines de caisses, où ils ont ensuite été classés, répertoriés et,

finalement, archivés.

199 W-E21-18-11-02, chapitre portant sur la mémoire, rencontre du 18 novembre 2002 200 Dans le domaine des technologies, cela correspond aux solutions informatiques de Process Workflow 201 L’estimation permettrait de travailler sur des aspects tels que le calcul des coûts à partir de fonctions offertes multipliées par le nombre de pieds carrés, suivant l’exemple donné par un manager.

8. Discussion des résultats

Dans un premier temps, après avoir exploré en détail chacune des pratiques de

création et de management qui se sont révélées au contact du terrain, et parce que le

volume d’information est important, il est maintenant devenu nécessaire de

synthétiser ces connaissances afin de saisir la configuration et le sens qui s’en dégage,

de même que sa dynamique. C’est ce qui amorce le présent chapitre. Ensuite, ces

résultats empiriques seront mis en relation avec les concepts décrits précédemment.

S’agissant d’une démarche de théorisation ancrée, autrement dit développée à

postériori, la discussion portera sur la contribution de l’étude de cas au concept

d’innovation, ce dernier ayant été considéré au croisement de l’art et du management.

Plus spécifiquement, après avoir présenté la synthèse des résultats -comprenant la

culture et les pratiques circassiennes-, le lecteur verra en quoi ils viennent étayer et/ou

enrichir le concept proposé au départ, soit la face cachée de l’innovation. Un modèle

dynamique du même comcept est alors présenté, accompagné de propositions des

sources d’énergie susceptibles de propulser cette dynamique.

Dans un deuxième temps, trois considérations managériales sont abordées. D’abord,

les résultats sont examinés à la lumière d’un modèle conceptuel visant à situer l’art

dans les affaires, ce qui permet d’apprécier le potentiel d’utilité concrète des

pratiques en contexte d’affaires. Puis, un recadrage est fait du profil de l’artiste, en

vue de saisir les mutations en cours qui le transforment en entrepreneur. Finalement,

un recadrage est également fait au niveau organisationnel, via un modèle

philosophique et esthétique des entreprises, pour cerner et qualifier le Cirque du

Soleil en tant qu’entreprise d’art. Le chapitre se termine sur des considérations visant

les sciences humaines et sociales.

322

8.1 Synthèse des résultats

La proposition de départ qui consistait à suggérer que le succès d’une œuvre repose

en partie sur une co-création de connaissances organique et structurante, en

complémentarité, et sans brader l’intégrité artistique du projet, n’a pas trouvé de

réponse car le projet n’a pas franchi l’étape de la concrétisation. Le bâtiment n’a pas

été construit, l’œuvre est restée sur la table à dessin mais, malgré cela, pendant toute

la durée de la conception, la danse des artistes et des managers a pris des dimensions

concrètes et observables. Pour cette raison, l’importance de la co-création de

connaissances demeure non négligeable. Ces artistes et ces managers, qui vivent

effectivement dans des mondes totalement différents, ont développé des pratiques

collectives qui les caractérisent. Un manager circassien perçu comme leader provient

souvent du milieu artistique ou s’avère être une personne capable de faire preuve de

sensibilité et de respect envers l’acte de création et les créateurs. De la même

manière, un créateur circassien, reconnu comme leader est sensible aux aspects

stratégique et économique des projets dans lesquels il (ou elle) est impliquée.

Autrement dit, comparativement à l’image habituelle que l’on se fait des deux

métiers, si on se les représentait chacun à une extrémité d’un continuum, le manager

circassien occuperait une place différente. Il serait plus près de l’artiste, tout comme

l’artiste serait situé plus près du manager. On trouverait en fait des managers et des

artistes métissés par le contexte, ouverts à l’univers de l’autre.

Si, à vol d’oiseau, il est possible de faire de tels constats, il n’en reste pas moins que

la réalité du terrain ne correspond pas toujours à ces nobles affirmations. Le projet

étudié peut être considéré comme une étape d’apprentissage, dont l’entreprise a pu

profiter par la suite, ce que les initiatives menées depuis viennent illustrer.

Dans cette étude, j’ai montré les interactions entre les différents acteurs par le biais

des pratiques. Le cas détaillé a ainsi montré comment ils agissent avec leurs pairs

ainsi qu’avec l’autre groupe. Pour faciliter une lecture synthétique, ces pratiques ont

323

été synthétisées sous la forme d’un cube où elles se retrouvent regroupées par

thématique (dialogue, récits, conception, action, rapports, mémoire, tribu), par groupe

(équipe de création, de management ou pratiques partagées par les deux groupes)

ainsi que par trait dynamique (projet / œuvre, lieu / espace, processus et culture),

comme je l’indique dans la figure suivante. Le tout constitue la face cachée de

l’innovation telle que je l’ai découverte lors de l’étude.

Dialogue

Récits

Action

Rapports

Mémoire

Proces

sus

Pratiques de création

Pratiques partagées

Pratiques de m

anagement

Lieu /

Esp

ace

Projet

/ Oeu

vre

Conception

Tribu des Circassiens

Culture

Figure 10 La nouvelle face cachée de l’innovation

8.2 L’impact du point de vue de l’observateur

Si on examine les repères conceptuels proposés à priori, dès le début de la thèse, et

qu’on les compare aux résultats de l’étude, il ressort que l’angle de vue de

l’observateur, ma perspective sur le projet, a influé sur la capacité de percevoir, ou

non, certaines pratiques.

Les grands moments d’échanges entre les équipes ayant heureusement été

documentés, c’est à partir de l’analyse du verbatim de ces moments ainsi que des

324

archives de gestion que j’ai reconstitué les activités frontalières. Malgré tout,

certaines pratiques semblent inexistantes, ce qui suscite un questionnement. Sont-

elles réellement inexistantes ou simplement occultées ? Est-ce la perspective, le point

de vue de l’observateur qui a laissé dans l’ombre certains aspects fondamentaux ?

Pour mieux saisir cet état de fait et tenter une réponse, il faut survoler les résultats de

l’étude et examiner chacune des zones lacunaires.

8.3 Portrait des résultats

Les résultats sont présentés sous la forme d’un tableau qui associe le concept initial

de la face cachée de l’innovation aux pratiques qui ont découlé de l’étude de cas.

Dans ce tableau, à partir de la gauche, les deux premières colonnes (A et B)

présentent le concept initial de face cachée de l’innovation. La première (A)

comprend la définition des facettes telles que définies à priori alors que la deuxième

colonne (B) liste les facettes résultant de l’étude. Dans les cas où les facettes sont

restées identiques, les mêmes termes ont été conservés et indiqués en gras italique

dans la colonne A. Dans les cas où de nouvelles facettes ont émergé de l’étude, elles

apparaissent en gras italique dans la colonne B. Les trois colonnes restantes (C, D et

E) associent les pratiques des managers, les pratiques partagées ainsi que celles des

artistes identifiées via l’étude aux facettes de la face cachée de l’innovation, aussi

bien les facettes initiales que celles découlant de l’étude.

325

Tableau VI Résultats détaillés comparés au concept initial

L’Art des Lumières -Dialogue de sourds (R)

Gestion des connaissances

Regard de l’Indien - Cécité

L’Art des Lumières -Dialogue de sourds (R)

Accoucheur – Don Quichotte

Ancrages de la culture

Ancrages de la culture

Miroir – Étroitesse du réel L’Art du Reset

3e Œil

Ancrages de la culture

Miroir – Étroitesse du réelL’Art du Reset

3e Œil (M)

Esprit tribal – La clique

Quatuor - Cordée

Présence créatrice – Trou noir

Métissage – Endogamie (Ra)

Récit–Silence bruyant (R)

Présence créatrice – Trou noir

Ancrages de la culture

Happy Few - la Plèbe

Recherche - Routine

Créolité–Unilinguisme (Ra)Forum – Huis Clos (R)

Interdisciplinarité – SiloSport - Fission

Ancrages de la culture

Ancrages de la culture

Rencontre – Malentendu

Facettes FacettesInitiales identifiées sur le terrain

Pratiques des managers

Pratiques partagées

Pratiques des artistes

C D E

Outils de gestion

Connexionà l’invisible

Projet

Mobiliser l’expérience

Conception

Socialisation

Intériorité

Gérer Animer Ressentir

Confiance

Faire Agir Faire advenir

Éthique

Humanisme

Penser Créer Dialogue1

2

3

4

5

6

7

8

910

11

12

13

A B

MémoireConnexionà l’invisible

Projet

RécitsMémoire

Conception

Rapport Récits

Intériorité

Gérer Animer Ressentir

Tribu

Action

Ancrages

Ancrages

Dialogue

D’emblée, le nombre restreint de pratiques de management saute aux yeux. Puis, à

l’analyse de ces espaces vides, il ressort que trois facettes sur quatre (lignes 2, 9 et 12,

colonne C) portent sur des facettes silencieuses, intimes, vécues –si elles le sont- sans

qu’aucune manifestation visible n’ait pu être identifiée. Sans pouvoir trancher sur les

raisons véritables de ces lacunes, à savoir s’il s’agit d’une question d’angle de vue ou

d’absence effective de pratique, je conserverai les nuances et les doutes en

reconnaissant d’abord que ces dimensions d’humanité ne se sont pas exprimées chez

les managers avec l’affirmation théâtrale qu’y mettent parfois les artistes dont c’est le

métier. Puis, je proposerai que cet effacement ne devrait pas pour autant être assimilé

à une absence. Il révélerait plutôt un trait de la culture managériale encouragé au sein

de leur propre tribu : réserve et sobriété. Ces traits pourraient véhiculer la simple

326

capacité d’adaptation aux règles tribales. En effet, les discours portant sur la vie

intérieure, la spiritualité et les relations interpersonnelles, -autant de révélateurs de

l’intime, souvent associés à des traits féminins-, sont en général en retrait de la scène

managériale quotidienne, sauf dans les espaces protégés de la formation ou du huis

clos. Peut-être cette réserve est-elle due au fait que les managers en place dans le

projet Complexe Cirque de Montréal ne totalisaient à eux quatre que 5 ans

d’expérience circassienne ? Peut-être faut-il également considérer le fait que ces

managers géraient plusieurs projets en parallèle ? Quoi qu’il en soit, l’émotion

humaine et la qualité immanente du rapport au monde sont effectivement restées

indécelables, même si, suite la lecture du récit « La belle Essayade », un manager de

l’équipe de projet a spontanément évoqué toute la gamme d’émotions vécues par eux.

Loin de moi l’idée de prétendre le contraire. En effet, pourrait-on décemment

affirmer que la face cachée de la lune n’existe pas en basant son argumentation sur le

simple fait qu’on ne la voit pas ? Évidemment non. Nous en resterons donc là, tout en

faisant en sorte d’anticiper ce type de lacune dans de futures recherches par un

appareil méthodologique et un angle de vue adaptés.

Une remarque sur l’absence d’information au sujet de la facette Projet (ligne 7,

colonne C) en lien avec les managers. Certes, rien n’a été noté sur l’aspect Gestion de

projet car aucune pratique particulière n’a été décelée mais il faut préciser que

l’accent avait été mis sur une définition plus englobante, plus philosophique du

projet. À ce titre, il doit être noté que l’innovation était omniprésente, tout comme

l’était le caractère spectaculaire de l’initiative. Mais pour distinguer les deux et rester

centré sur le caractère novateur, il fallait prendre du recul et embrasser toute

l’initiative d’un seul coup, aussi bien la nature du projet que la manière de le mener.

Avoir tenté de faire entrer cette totalité dans un seul espace aurait fait basculer l’étude

dans une récursivité sans fin et la facette Projet aurait contenu la totalité de

l’initiative. Pour ces raisons et parce que l’analyse des archives a montré une maîtrise

des outils de gestion mais pas de surprise particulière de mon point de vue, l’espace 7

327

C est resté vide, ce qui n’a pas été le cas pour les artistes. Leur pratique de la gestion

d’équipe et du leadership a permis de révéler des modes d’organisation où la

hiérarchie et l’organicité sont en perpétuelle tension (espace 7 E).

En ce qui concerne les pratiques partagées, plusieurs espaces sont également restés

vides. Sans doute les raisons qui permettraient d’expliquer cet état de fait ont-elles

aussi à voir avec le point de vue de l’observateur. Toutefois, dans ce cas-ci, le fait que

les deux groupes n’aient pas partagé certains types de pratiques semble de prime

abord moins surprenant car les mandats, les tâches et les processus respectifs des

deux équipes différaient et se complétaient. Par exemple, les volets stratégique et

financier relevaient de l’équipe de management alors que la conception du bâtiment

et des activités qui allaient y être programmées relevait de l’équipe de création.

8.4 Nouvelle définition de la face cachée de l’innovation

Les différentes facettes de la face cachée de l’innovation que j’ai identifiées de

l’étude de cas sont maintenant présentées. Le lecteur aura noté que la description

détaillée des différentes pratiques n’est pas reprise car elles ont déjà été présentées en

détail dans l’étude de cas.

Si on recadre les résultats du tableau en fonction de la définition lapidaire de

l’innovation proposée par le Conference Board du Canada (2002) et décrite au début

de l’étude : Penser, Faire, Gérer, on constate que la première section du tableau

(colonnes 1 à 5) porte bien sur la dimension du Penser, les colonnes 6 à 9 sur la

dimension du Faire et les colonnes 10 à 13 sur le Gérer. Arrivé à l’issue de l’étude,

quelle définition est-on maintenant en mesure de proposer, à la lumière de ces

résultats? En quoi les connaissances acquises à partir de la réalité du terrain

permettent-elles d’éclairer la définition initiale de l’innovation ? C’est par le biais

d’une nouvelle proposition de définition de la face cachée de l’innovation que j’ai

328

choisi d’y répondre, en décrivant les trois grands volets de l’innovation : penser, faire

et gérer, à partir de ce que la recherche nous a révélé.

8.4.1 Penser

Penser consiste en un dialogue fait de deux mouvements, vers soi et vers l’autre. Le

premier dialogue est tourné vers l’intime, vers une intériorité vibrante ; le second est

un dialogue social. Tourné vers la communauté, il est fait de rapports humains et de

récits. Les deux dialogues trouvent leurs ancrages dans la culture du cercle social,

celui de la tribu. Le travail de conception, cette transformation d’une idée initiale en

concept puis en plans et devis se fait à travers le dialogue, autrement dit, il est

ponctué de rencontres et de malentendus.

8.4.2 Faire

Faire comprend le travail de la communauté et sa capacité à réaliser un projet ainsi

que ce qui en résulte, c’est-à-dire une œuvre, que ce soit un produit ou un service. Ce

savoir-faire est fait de décisions et de gestes posés issus de l’interaction. Celle-ci est

déclenchée, mobilisée et soutenue par un processus de travail qui se déploie à travers

un récit qui prend forme peu à peu, constituant la mémoire du projet. L’action est

portée et propulsée par la vitalité du métissage interdisciplinaire et l’habileté à

concrétiser une vision.

8.4.3 Gérer

Gérer englobe trois dimensions humaines. D’abord la capacité à ressentir, qui est à la

source même de toute action, donc de toute capacité d’animer cette action. Puis,

l’accès à l’invisible, qui se fait par des pratiques d’écoute de l’intériorité qui stimulent

l’imaginaire et qui donnent du souffle en offrant un nouvel espace de dialogue intime

et collectif. Un supplément d’âme, aurait dit le poète. Finalement, le flot d’énergie

329

puisé aux ancrages culturels d’une communauté vivant une intériorité riche propulse

l’activité de gestion.

Ce nouvel éclairage met en relief des dimensions intangibles, tacites et, de ce fait,

invisibles de l’innovation, de celles qui sont difficilement perceptibles en restant à

l’abri sur la rive parce qu’elles interrogent l’humain. Elles portent sur le rapport entre

la personne et son intériorité ; entre la personne et le groupe ; entre la personne et

l’organisation ainsi qu’entre le groupe et l’organisation. Comment l’innovation

circule-t-elle, de ce point de vue ? Pour y répondre, il faut examiner ces rapports sous

l’angle de leur dynamique.

8.4.4 La dynamique de la face cachée de l’innovation

Ici encore, les connaissances résultant de l’étude proposent une réponse qui permet de

représenter l’innovation d’un point de vue dynamique, c’est-à-dire dans l’action. La

modélisation de cette dynamique s’est élaborée en posant les facettes et les pratiques

les unes par rapport aux autres, en interaction. On y retrouve chacun des éléments

clés décrits jusqu’à maintenant, présentés de manière synthétique.

TribuAncrages de la culture

Initiative

Conception

Récits

Mémoire

Intériorité

Connexion avec l’invisible

Rapports

Dialogue

Action

Lieu

Espace

Projet

Œuvre

Figure 11 La dynamique de la face cachée de l’innovation

330

Le travail d’innovation est rendu possible parce qu’une de ses dimensions, sa face

cachée, est à l’œuvre, bien qu’elle soit invisible. En abordant cette face, on

découvrant des personnes (une tribu) baignées dans une culture forte (les ancrages),

qui se voient confier un projet dont une œuvre émergera. À partir du contexte de leur

travail (le lieu), ils se créent un espace de création / de gestion d’où sont issues les

idées et les émotions qui sont partagées (dialogue) dans l’action. Se développent ainsi

toutes les dimensions de l’initiative qui est conçue à travers les rapports entre les

acteurs, leurs récits et leur mémoire. À la source de ce travail de création, se cachent

des liens silencieux faits d’intériorité et de transcendance (connexion avec

l’invisible).

Autrement dit, ces connaissances plurielles traversées de ferveur et d’émotion

seraient celles de la vitalité, du sensible. Elles seraient intrinsèques à la capacité des

humains d’accomplir des exploits : « il n’y a de volonté collective, de force

intérieure, de mythe vécu en commun, que s’il y a de l’affect partagé. Quoique cela

soit peu usuel, il est important de lier la force animant un corps (individuel ou social)

et la vie des sens.» (Maffesoli, 2000, page 180). Ces connaissances parlent de

l’importance de l’enracinement autant que de celle de l’envol spirituel. Elles

induisent une synergie entre l’intellect et les sens qui ne réduit pas la dynamique du

changement à une mécanique conceptuelle dont les concrétisations s’avèrent

décevantes parce que désincarnées, faisant ainsi l’impasse sur la condition humaine.

Pour appuyer cette affirmation, voyons en quoi les connaissances présentées jusqu’ici

ont pu faire la différence. Comment cette dynamique se propulsait-elle ? À quelle

source puisait-on l’énergie ? Quels détonateurs embrasaient le projet ? L’étude a

permis d’en identifier cinq qui sont maintenant présentés.

331

8.5 L’identité

Le premier détonateur est l’identité. Incarnation de la culture hypermoderne (Pagès et

al., 1979, Augé, 1992) cette culture est traversée par l’histoire mythique de

l’entreprise, vécue à la base par des enfants de la balle, des marginaux qui ont réalisé

leur rêve. La communauté émotionnelle des circassiens attire ou repousse ceux qui

s’y frottent, elle ne laisse pas indifférent. Cooptés par cette tribu urbaine qui

rassemble, chacun des bâtisseurs circassiens participe à une culture irriguée depuis 20

ans par les rêves du fondateur, l’artiste cracheur de feu encore à la tête de

l’organisation.

L’identité embrase parce qu’elle se traduit par un fort sentiment d’appartenance à la

tribu, à la famille, et un tel sentiment de protection donne de la force. Quand la tribu

connaît le succès, le sentiment de force s’en trouve décuplé et la fierté grandit.

Ensuite, quand la reconnaissance vient rebondir sur les origines faites de marginalité

et d’exclusion, son écho vient renforcer l’identité collective.

8.6 Les référents esthétiques

Le deuxième détonateur est constitué de l’ensemble des influences esthétiques qui

traversent la tribu et l’organisation. Du surréalisme à Le Corbusier en passant par la

techno-ritualité, ces référents qui touchent les sens contribuent à nourrir l’imaginaire

personnel et collectif. Dans l’intime, chacun trouve le sentiment de son appartenance

et de sa filiation à une famille de grands personnages, de héros ou d’idéaux. Ces

influences se retrouvent traduites sous plusieurs formes dans le projet. En nourrissant

ainsi l’héritage collectif par sa propre contribution, le sentiment de participer à une

oeuvre qui dépasse sa propre personne grandit, ce qui donne du sens à l’action.

332

8.7 Le sens du lieu

Le troisième détonateur est l’importance accordée au contexte, aux conditions qu’il

faut mettre en place pour favoriser l’émergence des idées à la source de l’innovation.

C’est un creuset physique, relationnel, spirituel et poétique. La relation

qu’entretiennent les bâtisseurs avec le lieu guide non seulement la conception de

l’architecture mais également l’attention qu’ils portent à leurs propres lieux de travail

de même qu’à la qualité de leurs rencontres interpersonnelles. Ainsi, la sensibilité à

l’atmosphère, à la beauté et aux flux d’énergie favorise le potentiel créatif.

Ce sentiment de reliance, suivant Edgar Morin (1999), se traduit par une sensibilité

activée en continu, écologique au sens de Bateson (1977). Que ce soit la sensibilité à

soi-même, aux objets qui nous entourent, aux relations que l’on entretient avec les

autres, celles que l’on développe ou encore la relation à la consommation, cette

reliance appelle à la présence, à la disponibilité de l’esprit et à l’écoute de sa propre

intériorité afin de pouvoir agir à partir d’elle. Certains parleront d’intuition, d’autres

de synchronie, à défaut de mieux, revenons simplement au fait qu’il s’agit d’un

chemin vers le puits, vers la source de l’innovation.

8.8 L’émotion

Le quatrième détonateur est l’habileté à concevoir les liens affectifs qui relieront le

public à l’œuvre. La clé réside dans le fait de proposer des expériences fortes,

porteuses de sens. Il s’agit de réussir à faire traverser le miroir.

Réussir à toucher l’imagination, à émouvoir, provoque une surprise et une ouverture.

À partir de là, la confiance et le désir s’engouffrent. Cette habileté ne repose pas sur

une rhétorique ou uniquement sur une pensée froidement rationnelle. Ici, d’autres

outils sont nécessaires : le récit, l’image, la musique, autant de déclencheurs

d’émotions et, on le sait, l’émotion est un levier efficace pour obtenir l’engagement.

333

8.9 Le processus

Le cinquième détonateur est le processus créatif. Organique, diffus et intuitif, il est

fait d’un mélange de recherche-action et de design impliquant le prototypage et

l’expérience in vivo. S’appuyant sur la haute technologie en la mixant avec des

techniques plus traditionnelles, comme le dessin et la modélisation architecturale, les

bâtisseurs y ajoutent la captation vidéo pour réussir à cerner et partager l’essence de

l’expérience. Ils créent ainsi une mémoire visuelle centrée sur la source de

l’innovation. La pratique est connue sous le nom de « 3e Œil ».

Avoir compris que le sens n’est pas nécessairement partagé par tous, le sentiment de

l’utilité de revenir sur une expérience pour se donner les moyens d’en apprendre

quelque chose et réintégrer dans le processus et dans l’oeuvre les messages qui en

émanent sont autant de manifestations de la capacité réflexive, essentielle à tout

apprentissage et, conséquemment, à tout changement.

8.10 Cinq sources universelles

Dans les points précédents, j’ai proposé et décrit cinq détonateurs intrinsèques à la

culture circassienne. Discernés à travers les pratiques de création et de management

au moment de la recherche, ces ancrages circassiens font office d’amadou. Bien que

spécifiques au groupe étudié, certaines de leurs fibres, étant donné leur nature,

donnent malgré tout une impression d’universalité. En effet, les marqueurs

identitaires sont présents dans toutes les cultures. De même, le regard esthétique, le

rapport au lieu, l’émotion et le besoin d’innover sont des qualités humaines

universelles. On peut donc avancer que c’est probablement dans l’énergie qui

transpire par ces racines et dans la manière dont elle s’incarne dans l’action (Varela et

al., 1993 ; Varela 1996) que se cache un fragment du secret.

334

Cette énergie fait fonctionner une mécanique de fabrication du désir bien huilée, qui

peut compter sur des clients spectateurs dont l’attente première consiste à vouloir être

enchantés, surpris et transportés dans un autre monde, le temps d’un spectacle, le

temps d’une visite, lors d’une expérience qui réussira à les toucher. C’est en

réussissant à créer une image désirable d’elle-même tout autant que dans sa capacité à

créer le rêve lors de ses spectacles que l’entreprise entretient un véritable rapport

esthétique avec son public. Sont valorisés et mis de l’avant des thèmes auxquels la

société actuelle est réceptive. Avec, au premier plan, la jeunesse pour cible et pour

source, le cirque concrétise son engagement culturel et social envers la jeunesse,

assure une forte présence internationale dans les milieux de la création artistique, tout

en manifestant son engagement environnemental lors de chaque réalisation. Ce

faisant, l’entreprise montre un profil désirable, surtout à une époque que certains

pourraient qualifier de post-Enron. La force de ce lien éthique et esthétique se résume

peut-être par le postulat suivant : aimer ce cirque reviendrait à pouvoir enfin aimer

une entreprise véritablement aimable, qui ressemble aux aspirations et aux rêves des

jeunes, dont la façade d’affaires ne se craquellera pas, d’où des monstres ou des

démons ne s’échapperont pas. Il sera encore possible de croire intensément.

Mais il est seulement possible de croire parce que le risque du tragique est présent,

partout, au quotidien. Il n’a pas été évacué de la vie. N’ayant pas été non plus évacué

de l’imaginaire circassien, le tragique confère une profondeur aux œuvres de

l’entreprise qui, en général, n’ont rien du rêve pastel de Disney. À l’opposé de la

beauté et de la grandeur prométhéenne, le tragique trouve sa place et, parce qu’il n’est

pas tiré vers le Wonderland, le public accepte d’être confronté au tragique, y puisant

le sens qu’il recherche avec ferveur, espérant avoir été compris, cherchant à

s’identifier à l’univers imaginaire du Cirque, à y trouver sa place. Son lieu.

Si, à la lecture de la présente étude, l’intensité de l’embrasement des bâtisseurs

circassiens et celle de leur œuvre inachevée est éventuellement restée difficile à

335

percevoir parce qu’elle a été disséquée, souvent désincarnée de l’émotion qu’elle

véhiculait pour respecter le genre littéraire académique, alors, pour réellement

percevoir la force du pouls qui animait la communauté des Milouds, il est

recommandé au lecteur de sortir de ce sentier balisé et de prendre le risque d’entrer

dans le récit comme on se perd dans la médina, à la découverte des personnages de

« La belle Essayade ». Ainsi, sera-t-il possible d’entrer dans le regard esthétique.

8.11 Considérations managériales

La face cachée de l’innovation révèle les façons de faire des artistes et celles des

managers, tout comme les façons de faire qu’ils partagent. Cette perspective

singulière sur l’innovation met en lumière des exemples concrets de pratiques de

management à l’œuvre en contexte de création, au sein d’une entreprise phare du

milieu des industries créatives de calibre international. De la même manière, les

façons de faire des artistes sont des pratiques créatives qui pourraient s’avérer fort

utiles en management, dans le but de favoriser l’innovation au sein d’une

organisation. Sans vouloir généraliser, on aura malgré tout compris que ces exemples

dévoilent plusieurs lignes de force du management et de la création du début du XXIe

siècle et qu’en ce sens, ils constituent un ensemble de connaissances de grande

valeur. Entre autres, avec l’objectif de contribuer à freiner la perte de savoir-faire de

nos sociétés vieillissantes, il deviendrait intéressant d’envisager l’opérationnalisation

de ces connaissances sous une forme appropriée au transfert. Ainsi, la diffusion de

ces pratiques pourrait concrètement participer à l’évolution du management.

Pour y parvenir à moyen terme, il est utile de positionner dès maintenant ces

pratiques dans le nouveau champ de l’art et du management, véritable carrefour

d’inter influences d’où des initiatives de toutes sortes foisonnent. Le modèle Arts-in-

Business (Darsoe, 2004) permet d’y parvenir. Il recouvre l’ensemble des influences

artistiques dans le domaine du management et permet de mieux situer les pratiques

découvertes lors de la présente étude par rapport au champ de l’art et du management.

336

Le modèle Arts-in-Business est d’abord présenté et les pratiques sont ensuite

positionnées dans le modèle pour mieux les qualifier et ainsi être en mesure

d’anticiper leur opérationnalisation.

8.11.1 L’influence de l’art sur le management

Pour synthétiser les influences de l’art sur le management, le modèle de Darsoe

(2004) s’avère utile car, dans un premier temps, il fournit une grille de lecture

permettant de canaliser les influences dont elle a fait le constat à la même période que

celle de la présente recherche (à partir de 2002) et, dans un deuxième temps,

d’intégrer les pratiques et la culture dévoilées dans l’étude de cas, sans pour autant

replonger dans chacun des points en détail.

Darsoe propose une matrice à deux dimensions. D’une part, en abscisse, l’implication

qui définit le rapprochement entre les artistes et le monde des affaires. La distance

traditionnelle entre les deux mondes s’est réduite ces dernières années. Elle prend

aujourd’hui de nouvelles formes, autres que la philanthropie ou la commandite, ce qui

fait entrer un discours sur l’art et l’esthétique dans le monde managérial. Par ailleurs,

Darsoe donne à la participation le sens que je donne à la pratique de la traversée du

miroir. Il s’agit ici du mouvement de rapprochement entre les artistes et les managers

et de leur rencontre au sein du processus de création. De plus, la définition qu’elle

donne à la participation correspond également au courant de recherches portant sur le

recours aux techniques artistiques en management. Il s’agit de jauger quand l’art est

perçu comme modèle et quand il fait réellement l’objet d’une appropriation par le

monde des affaires qui intègrerait son langage et ses pratiques dans l’action.

337

Apprentissage

Métaphores artistiques

Savoir-faire artistique

Événements artistiques

Produits artistiques

Am

bigu

Bie

n dé

fini

L’art comme modèle L’art en action

Figure 12 Le modèle Arts-in-Business de Darsoe

D’autre part, Darsoe pose l’ambiguïté en ordonnée. Source d’incertitude et

d’inconfort pour les uns, potentiel interprétatif pour les autres. Nos sociétés tentent de

la réduire et de la contrôler. C’est le cas du mode des affaires qui préfère jongler avec

des objectifs clairs, des processus connus, des plans et des mesures alors que les

artistes jouent avec le potentiel de découverte et de liberté qu’offre l’ambiguïté. Il

s’agit ici de jauger certaines dimensions de l’art à la lumière de cette qualité de notre

société complexe et changeante.

La matrice comprend quatre volets qui sont décrits plus bas : le savoir-faire, les

produits, les événements et les métaphores artistiques.

De nature relativement définie, le savoir-faire (capabilities) désigne les habiletés et

les compétences artistiques développées à travers la pratique. Certaines compétences

se révèlent utiles pour le monde des affaires, par exemple la présentation théâtralisée,

l’écoute et l’art du récit. De la même manière, la formation d’équipes de travail (team

building), l’apprentissage de la collaboration, le développement du leadership et le

338

développement personnel s’inspirent aujourd’hui de plus en plus de techniques de

répétitions s’orchestres et de synergie au sein des troupes de théâtre.

Les produits artistiques englobent les industries créatives et leurs oeuvres, qu’elles

proviennent du cinéma, de la musique de l’architecture ou encore du design. Par

produits, on entend également la participation d’artistes invités par des entreprises à

faciliter la créativité et l’innovation au sein de l’organisation.

Les événements artistiques désignent l’utilisation des arts en management, sous

toutes leurs formes. Que ce soit de l’ordre de la création collective visant à

développer l’esprit d’équipe, ou encore des initiatives artistiques impliquant les

managers, telle la participation à un orchestre ou la création d’une œuvre théâtrale,

les initiatives managériales qui donnent lieu à une œuvre par le biais de l’art touchent

plusieurs dimensions de l’être : personnelle, collective et professionnelle, autant que

symbolique.

Ambiguës, les métaphores parlent par évocation, tout en laissant l’espace à la

projection, l’imagination. Darsoe note que depuis quelques années, la métaphore

artistique a pénétré le monde du management : « Artistic terms, such as setting the

stage, improvising, jamming, orchestrating, rehearsing, performing, conducting,

resonance, beat, ensemble, etc. are now being adopted by management language. »

(Darsoe, 2004, page 42).

Puisque le modèle vise à cerner les influences de l’art sur le management, on retrouve

le thème central de l’apprentissage au milieu. Dans une version antérieure de son

modèle, Darsoe référait au plexus solaire de l’apprentissage, pour bien montrer que

les influences qu’entraînent l’art sur les pratiques de management ne sont pas sans

toucher, parfois profondément, les personnes et les groupes qui adoptent ces modes

de pensée et d’action issus d’un autre univers. Il est ici question de trajectoires de

339

transformation qui n’ont rien de superficiel, pour qui veut bien courir le risque

d’apprendre. Ces apprentissages se révèlent holistiques car ils englobent le corps –le

sensible- tout autant sinon plus que l’intellect et la rationalité. De ce fait, c’est l’être

tout entier, dans ses émotions et sa vulnérabilité humaine qui se trouve provoqué.

Autrement dit, il s’agit d’une trajectoire de transformation, de changement profond.

8.11.1.2 Le plexus solaire de l’innovation

Vues à travers le modèle de Darsoe, les pratiques et la culture circassiennes

deviennent des matérialisations qui illustrent et documentent un point de vue sur ce

qui est en émergence à la croisée de l’art et du management. Sans disséquer toutes les

pratiques et risquer de se perdre dans les détails, on peut malgré tout suggérer que

l’ensemble des pratiques contribue à l’enrichissement d’un savoir-faire qui loge au

cœur de l’activité d’innovation, autrement dit dans son plexus solaire, pour reprendre

le titre laissé pour compte par Darsoe. Par un mouvement de rotation imperceptible

que la présente recherche nous a permis d’effectuer, la face cachée de l’innovation

s’est révélée peu à peu, nous devenant maintenant perceptible. Elle nous fait face,

jetant un éclairage neuf sur des façons de faire intangibles, tacites et, par le fait

même, difficiles à appliquer et à transmettre. Un bref survol en est fait, à partir du

cadre de Darsoe.

Qu’il s’agisse d’apprentissage de l’interdisciplinarité (Interdisciplinarité ou silo dans

Action), de résolution de conflits issus de malentendus (Rencontre ou malentendu

dans Dialogue), ou encore de l’art d’anticiper, de projeter et d’interpréter le réel

(Regard de l’Indien ou cécité dans Conception), toutes les pratiques sont activées via

la mise en application du processus créatif qui est un levier essentiel de la dynamique.

Le processus sert donc de véhicule d’énaction, au sens de Varela et al., (1993). On le

retrouve donc situé dans le modèle de Darsoe dans le quadrant du savoir-faire.

340

Métaphores artistiques

Savoir-faire artistique

Événements artistiques

Produits artistiques

Am

bigu

Bie

n dé

fini

L’art comme modèle L’art en action

DialogueRécits

ConceptionAction

Rapports Mémoire

ProjetOeuvre

CultureTribu

LieuEspace

Processus

Figure 13 Le plexus solaire de l’innovation

Deuxième levier, les habiletés de projet menant à la réalisation d’une œuvre, d’un

produit ou d’un service, sont également intrinsèques à la concrétisation de l’initiative.

C’est la raison pour laquelle le projet et l’œuvre occupent le quadrant des produits,

celui des résultats. Le troisième levier, celui de la capacité à tenir compte et à agir sur

le contexte, c’est-à-dire du lieu et de l’espace physique, relationnel et créatif, facilite

ou freine l’action. On le retrouve de ce fait dans le quadrant des événements.

Finalement, le quatrième quadrant est occupé par la source qui fonde et traverse le

tout : la culture de la communauté ou de la tribu. Sans faire d’examen précis sur la

perfection des arrimages entre les pratiques circassiennes et le modèle Arts in

Business, l’évidence s’impose malgré tout : le cas circassien apporte une substance

riche pour qui souhaite faire évoluer certaines pratiques managériales en matière

d’innovation. Il y a donc ici un potentiel d’apprentissage non négligeable. Il s’agira,

dans le futur, de procéder à l’opérationnalisation de ces acquis afin d’en explorer le

341

potentiel concret. Par exemple, transposés dans l’action, la pratique de la présence

créatrice ou encore celle du 3e Œil, ou encore l’art du Reset et de la traversée du

miroir pourraient contribuer à des apprentissages d’ordre transformationnel. Cette

contribution viendrait ainsi apporter de la profondeur à des parcours de changement

planifié en leur insufflant une vitalité bien nécessaire tout en les propulsant loin de la

superficialité qu’imposent certaines méthodes de gestion du changement utilisées en

management.

Recadrées ainsi, les pratiques circassiennes d’innovation montrent que le travail du

manager peut s’inspirer du travail de l’artiste, tout comme il est possible d’entrevoir

que les deux effectuent des activités souvent similaires. Le manager et l’artiste

pourraient-ils avoir des profils moins éloignés l’un de l’autre que ce que l’on a pu

croire jusqu’ici ? Si c’était le cas, ces affinités et convergences nous entraîneraient à

mille lieux du portrait caricatural du manager gris et froid, insensible et conservateur

que certains médias colportent. On aura vite compris que la classe des managers, si

tant est qu’on ose cette image pendant un instant, cette classe devrait dès lors être

également considérée comme créative. De la même manière, il faudrait réviser le

portait de l’artiste. Nous serions projetés dans un univers qui n’a plus rien à voir avec

l’artiste maudit. Mais qu’est-il réellement devenu ?

8.11.2 Recadrage du profil de l’artiste

Alors que l’image que la société se fait de l’artiste a profondément évolué d’une

époque à l’autre (Chiapello, 2004), les connotations romantiques qui y étaient

associées ont aujourd’hui disparu et l’artiste s’est fondu dans la masse. Les métiers de

sa communauté se sont multipliés, créant une concurrence qui projette son action sur

une scène nouvelle, celle du marché de la culture et des industries créatives. En

s’adaptant à cette donne, l’artiste poursuit son œuvre. On le croit transformé en

entrepreneur, mais il l’était déjà, selon John Dewey (Guillet de Monthoux, 2004).

342

les vrais artistes rêvent rarement, ils sont plutôt comme des hommes d'affaires pratiques. La croyance qui veut que l'art soit une illusion est un des malentendus qui découlent du fait de voir les artistes comme des rêveurs impulsifs, c'est ignorer leur mission. [...] En fait, et contrairement au soit-disant crédo romantique, les artistes sont extrêmement pragmatiques (pour ne pas dire que ce sont des prédateurs). Tour ce qu'ils croisent peut devenir une ressouce utile à leur oeuvre. [...]. Même s'ils prétendent le contraire, les artistes ne semblent pas vraiment intéressés par les autres pour ce qu'ils sont. Ce ne sont pas des thérapeutes. Leur premier but n'est jamais de favoriser la créativité chez les autres ; ils veulent plutôt faire de l'art eux-mêmes. (Guillet de Monthoux, 2004, pages 46-47).

Autrement dit, les artistes sont des travailleurs (Menger, 2002) et ne se donnent pas

pour vocation de soutenir le processus de changement de leurs contemporains en les

accompagnant, tel un bon pédagogue. En ce sens, les transformations de la société et

le rapprochement entre l’art et le management ont pour effet de mettre en lumière un

profil de l’artiste qui était resté dans l’ombre jusqu’à tout récemment : celui de

l’entrepreneur. Le cas développé dans la présente étude illustre ce que de tels

entrepreneurs peuvent accomplir. Largement documentées et commentées par la

presse, les initiatives du Cirque du Soleil en sont le meilleur témoignage. On

comprendra qu’il ne soit pas utile d’en rajouter. Disons simplement que le Cirque du

Soleil est une véritable Art Firm (Guillet de Monthoux, 2004).

8.11.3 The Art Firm

Pour saisir l’entreprise Cirque du Soleil, recourir à des propositions

organisationnelles comme The Art Firm (Guillet de Monthoux, 2004) s’avère

éclairant. Cherchant à comprendre ce qui rend uniques les « entreprises d’art »,

menées par les artistes, l’auteur les présentent comme des entreprises philosophiques,

au sens où elles développent un discours philosophique sur leur action, leur travail et

leur œuvre. Leurs valeurs sont fortement ancrées et se reflètent dans leur rhétorique.

Les artistes qui les dirigent font en sorte que l’art transpire par tous les pores de

l’entreprise et ils maîtrisent l’art d’osciller entre la forme et la matière, la rationalité

343

et le sensible. Ils opèrent ce mouvement de balancier entre l’un et l’autre par désir du

jeu, le Spieltrieb schillérien. Ce swing entre les deux pôles est une passerelle qui sert

à circuler entre les deux. « Quand les humains se balancent joyeusement d'un pôle à

l'autre, ils entrent véritablement dans le Schwung » (Guillet de Monthoux, 2004,

p.19). Pour Schiller, le jeu en tant que tel est une œuvre d’art et l’artiste est le joueur.

Solidement campé sur des fondements qui constituent ses piliers philosophiques, le

modèle de Guillet de Monthoux propose une perspective riche sur les entreprises et

les entrepreneurs du monde de l’art et ce, à travers l’histoire. Il propose de lire ces

organisations à partir de plusieurs angles en englobant aussi bien le devant de la

scène : l’espace public, que les coulisses : l’espace privé. Pour chacun, il identifie les

participants internes et externes, qu’ils soient artistes ou techniciens -en coulisses-, ou

encore spectateurs et critiques -dans l’espace public-. La particularité de ce type

d’entreprise est de se glisser entre le monde de l’art, occupé par les artistes et la

critique –partie droite du modèle-, et le monde des affaires, occupé par le

management et la finance –partie gauche du modèle-. Associant les deux mondes,

l’entreprise se préoccupe tout autant de la consommation de ses produits que de leur

design. Elle en fait le marketing et en réalise la production.

344

The Art Firm

Production

Technicien

Consommation

Public

Management

Finance

Design

Artiste

Marketing

Critique

Culture

Média

Figure 14 The Art Firm

Active sur tous les plans, ce type d’entreprise est une Art Firm, suivant la définition

qu’en donne l’auteur. De toute évidence, le Cirque du Soleil se qualifie comme

entreprise d’art.

C’est à partir de ce modèle que l’étude de cas aurait pu être menée mais, pour

l’essentiel, elle a été complétée avant la parution de l’ouvrage à la fin 2004. De ce

fait, c’est un éclairage à posteriori que le modèle vient apporter sur certaines zones

d’activités de l’entreprise étudiée et sur les grands rôles que chacun y joue. Point de

repère utile, il permet de cerner le fait que l’étude de cas a survolé la plupart des

composantes du modèle, en mettant toutefois largement l’accent sur les aspects

internes (la moitié supérieure du modèle) pour les décrire en profondeur, tout en

survolant les autres aspects. À priori, la présente étude constitue donc un cas issu du

monde du cirque qui pourrait, dans le futur, être relu à la lumière du modèle de

Guillet de Monthoux pour enrichir et compléter la compréhension, tout en dégageant

de l’information éventuellement utile à l’évolution du modèle. De toute évidence,

345

cette perspective sur les entreprises actives au sein des industries créatives me semble

pertinente dans le cadre de futures études autour des mêmes thèmes.

8.12 Considérations pour les sciences humaines et sociales

Tenter de faire la part des choses entre les ramifications humaines et sociales et les

considérations managériales n’est pas chose facile car leur intrication est évidente.

Alors, pour y parvenir, j’ai posé tout le long du projet un éclairage anthropologique et

social qui a permis de montrer la texture particulière du contexte dans lequel baigne

l’entreprise dont le cas a été présenté. Cette mise en lumière est révélatrice en ce sens

qu’elle fait émerger le Cirque du Soleil en tant qu’archétype de son époque. Étudier

l’organisation et en découvrir certaines pratiques est une chose, mais comment

donner sens aux modes de vie de cette tribu du XXIe siècle sans tenir compte de

l’esprit du temps ? Comment lire et comprendre leurs récits, leurs rites et leurs règles

sans les situer dans leur culture et leur contexte propres ? Pour y répondre, j’ai suivi

les pistes qui interrogent notre époque, celle du « temps ne se satisfaisant plus du

sérieux et de l’asepsie auxquels la société moderne nous a habitués » (Maffesoli,

2003), celle de l’être domestiqué prêt pour l’extase (Sloterdijk, 2000) qui, du fond du

puits de l’ennui –Been there, done that, so what?- , frissonne de l’urgent besoin de se

sentir vivre et vibrer de nouveau. L’éclairage anthropologique et social met en relief

le vaste mouvement auquel nous participons, celui de la postmodernité. Mouvement

de saturation et de métamorphose de l’histoire qui devient des histoires, moment de

transition et de tumulte où s’enchevêtrent une économie encore triomphante avec de

nouvelles formes sociales. Déclin et renaissance à la fois, marqués d’un retour du

vitalisme, de l’Orient mythique par ses influences esthétiques, de la « pensée du

ventre » au sens que lui donne Maffesoli, c’est-à-dire celle du sensible, du vouloir-

vivre, du corps et de la socialité.

Ce qui caractérise au mieux la postmodernité est le lien s’établissant entre l’éthique et l’esthétique, c’est-à-dire le nouveau lien social fondé sur l’émotion partagée, ou le sentiment collectif. Stricto sensu, c’est bien cela qu’est le festif en son sens le plus profond. Ainsi, plutôt que d’y voir une

346

quelconque frivolité à l’usage de quelques-uns, avant-garde, bohème artistique, peut-être serions-nous mieux inspirés de repérer dans ce ludisme un des facteurs essentiels de la vie sociale qui est en train de (re)naître dans les sociétés contemporaines » (Maffesoli, 2003, p.101).

Ce monde est hédoniste, en quête de sensations, de communion, de vie immédiate.

C’est un monde qui englobe et digère les paradoxes et la pluralité des valeurs, sans

donner de justification. Les sens et l’émotion y prédominent, au point où l’on assiste

à un véritable changement de paradigme : plutôt que de vouloir dominer et

transformer le monde, on cherche à s’unir à lui par la fête. Fêtes tribales, foules

hystériques, rassemblements musicaux, sportifs, pour la protection de

l’environnement ; tous ces lieux physiques, relationnels et symboliques, au sens de

Nishida, sont des manifestations traversées par le fluide (Csikszenmihalyi, 1990) qui

les met en relation. La figure prométhéenne de la modernité semble céder la place à

une figure dionysiaque qui redonne à la vie collective son essence ludique.

Croire que cette relecture promet un avenir brillant aux industries créatives

reviendrait toutefois à tirer des conclusions hâtives. Si l’engouement du monde du

management pour la créativité, la création et l’art en général est réel, il ne doit pas

faire oublier le contexte néo-capitaliste d’où il émerge. Avec un management qui

adopte de nouvelles configurations, plus discrètes, souvent indirectes, on peut croire

en effet que la figure prométhéenne a laissé sa place à sa rivale. Mais si elle n’avait

que changé de masque ? En passant par le réseau social et la technologie, les

contraintes se présentent en effet sous un jour nouveau (Boltanski et Chiapello,

1999). Disparition de la hiérarchie au profit du contrôle auto-centré ; transformation

de la sécurité d’emploi en démonstrations d’employabilité ; les exemples sont

nombreux qui appellent à considérer l’économie et sa finalité comme l’un des lieux

incontournables à partir duquel il serait utile de revisiter autrement la portée du

phénomène étudié.

9. Conclusion générale

À partir d’une définition de l’innovation centrée sur ses dimensions intangibles,

autrement dit sur ce que j’ai qualifié tout au long de la recherche de face cachée, j’ai

présenté un ensemble de pratiques issues du croisement entre l’art et le management.

Connaissances issues d’un processus exploratoire, ces pratiques étayées par le cas du

Cirque du Soleil ont permis de contribuer à l’enrichissement de la définition initiale

de l’innovation. Parce qu’elles émanent d’un milieu créatif, ces pratiques novatrices

informent les façons de faire actuelles en matière de création artistique et de

management. Grâce à cette recherche, le monde du management ainsi que différents

milieux, dont celui de la création artistique, ont maintenant à leur disposition des

connaissances issues de l’action qui pourraient s’avérer utiles dans plusieurs

contextes. Par exemple, dans le cadre de la conception et de la gestion de

l’innovation, du changement et de la transformation organisationnelle, sans compter

la gestion de projets, principalement en matière de gestion des groupes / équipes de

travail.

9.1 Les apprentissages potentiels

Les pratiques circassiennes de création et de management qui ont été présentées dans

la présente étude offrent un riche potentiel d’apprentissage pour qui s’intéresse à

l’évolution des façons de faire, autant en création, en gestion de la création qu’en

management en général. Vu de cette façon, autant les artistes que les managers,

peuvent apprendre les uns des autres à partir de l’expérience circassienne. Dans la

présente étude, j’ai soumis des propositions détaillées qui sont avant tout le reflet de

leur expérience. Toutefois, les apprentissages potentiels qui s’en dégagent ne

concernent pas seulement les Circassiens, ils sont pertinents pour le monde du

management en général.

348

Que pouvons-nous apprendre des Circassiens ? Sous la forme d’un résumé des

messages clés qui se dégagent de la recherche, le tableau suivant présente un

ensemble de propositions à considérer en contexte d’innovation. Pouvant servir

d’aide mémoire, ces énoncés permettront peut-être d’éviter quelques pièges.

Tableau VII Les apprentissages possibles

A) Ce que les managers peuvent apprendre des artistes circassiens

C) Ce que les artistes peuvent apprendre des artistes circassiens

• Les frontières entre travail et vie privée

sont floues • La fête, le repos, les moments de temps

mort sont inhérents au processus créatif, il ne s’agit pas temps perdu mais de travail

• Les pratiques de création ne sont pas des recettes structurées / structurantes, elles sont plutôt des états

• Créer nécessite une grande sensibilité avec laquelle il faut composer

• L’acte de création est difficile à décrire alors que l’œuvre est en émergence

• Créer en contexte d’affaires privé implique de

composer avec : o Réalité du marché o Projets complexes o Interdisciplinarité o Forces internes et externes pas

toujours favorables à la création • On ne réalise pas une « œuvre » mais un

produit artistique • Il est nécessaire de viser la faisabilité,

l’application des concepts • Il faut savoir décoder les tendances et bien

connaître les attentes du public • Faire preuve de leadership fort, savoir

convaincre et tenir compte des impératifs d’affaires

B) Ce que les managers peuvent apprendre

des managers circassiens D) Ce que les artistes peuvent apprendre des

managers circassiens • Apprendre à respecter la fragilité des

idées, ne pas castrer la création mais la susciter

• Gérer revient à faciliter le travail des créateurs

• Il faut protéger les créateurs et la création

• Ne pas se substituer à eux par besoin de prise de contrôle sinon des compromis amoindrissent le résultat

• En contexte d’affaires, une équipe de création

doit être gérée • Créer en contexte très compétitif implique :

o Comprendre et tenir compte des enjeux d’affaires

o Réussir à se faire comprendre par les managers

o Accepter de travailler sous contraintes budgétaires, financières, etc.

o Savoir travailler en interdisciplinarité o Comprendre l’utilité des outils de

gestion

349

Les managers peuvent apprendre des artistes circassiens (A) à vivre en symbiose,

sans parcelliser ou fragmenter les activités de travail de celles qui se produisent dans

le reste de la vie. La vie est ici perçue et vécue comme un tout organique et poreux où

tout est interrelié. Pas de frontière étanche qui tienne, ni entre soi et les autres, ni

entre soi et le monde, ni encore entre les diverses dimensions de soi. Cette totalité

donne lieu à une grande sensibilité, une forte capacité à sentir et ressentir, à vibrer

puis à exprimer. Mais cette expression est fragile et parfois confuse, difficile à saisir

quand elle est en gestation.

Les managers peuvent apprendre des managers circassiens (B) à exercer leur pouvoir

en ne craignant pas l’émotion, en osant vibrer, sans perdre de vue le fait que leur

action au service de la création peut avoir des effets contraires à leurs intentions s’ils

oublient de la protéger. Elle est à couver et à chérir car c’est d’elle que naissent de

nouvelles voix qui réenchantent la vie.

Les artistes peuvent apprendre des artistes circassiens (C) à tenir compte du contexte

d’affaires dans lequel ils oeuvrent en sachant que leur œuvre est aussi un produit, ou

un service. Les artistes peuvent aussi apprendre à prendre leur place parmi la

communauté des non-artistes, à défendre leur création et à la valoriser, tout comme

un entrepreneur fait la promotion de ce en quoi il croit.

Les artistes peuvent apprendre des managers circassiens (D) à se rapprocher de la

réalité d’affaires, autrement dit à composer avec cette logique, à y participer par des

contributions qui possèdent un potentiel d’affaires et à pouvoir naviguer dans ce

milieu qui parle stratégie et revenus, investissement et rentabilité sans y perdre son

âme.

En fait, pour ces apprentissages croisés puissent se produire, il est nécessaire de faire

preuve d’une certaine porosité, de bien vouloir se mettre à la place de l’autre et

350

d’accepter de marcher plusieurs kilomètres dans ses chaussures. Alors seulement,

peut-on commencer à percevoir la réalité autrement.

9.2 Discussion sur la méthode

9.2.1 La quête du Schwung

Elle-même située au croisement disciplinaire des sciences humaines appliquées et du

management, cette recherche s’est logée dans un lieu méthodologique hybride, celui

de l’ethnographie. Ce design de recherche a eu pour effet d’entraîner mon travail non

loin des eaux de la recherche-création, pratique courante dans les domaines de

recherches artistiques. Ce choix méthodologique, moins courant en sciences

humaines appliquées, constitue en soi une innovation en ce qui a trait à la posture que

j’ai adoptée pour explorer le croisement de l’art et du management. Je considère que

ce fut un choix fructueux. En effet, grâce à cette démarche, j’ai pu explorer des

avenues de création qui, subrepticement, m’ont amenée sur un chemin imprévu. Ce

n’est qu’une fois parvenue à cet endroit que j’ai compris que je m’étais engagée dans

un sentier que je reconnaissais, pour l’avoir emprunté si souvent dans le passé, sans

connaître son nom…J’avais entrepris d’esthétiser le réel, par simple biais naturel…

Toutefois, esthétiser, c’est-à-dire exprimer de manière esthétique, ne doit pas être

confondu avec le fait d’adopter des critères esthétiques pour analyser le réel. Dès lors,

devais-je délaisser mon cadre méthodologique axé sur la mémoire pour en produire

un où l’esthétique prévaudrait ? Pour y répondre, alors que j’étais parvenue

approximativement aux trois-quarts de la réalisation de la thèse, j’ai cherché à

comprendre en quoi l’esthétique aurait pu devenir un paradigme de recherche utile

pour moi. Le souci de faire partager la réalité dans laquelle j’avais été plongée me

semblait avoir déjà été pris en compte par l’ethnographie. Mais il est vrai que :

« [P]our que le réel suggère vraiment un monde, il faut qu’il s’esthétise, que nous

nous fassions poètes du réel. » (Dufrenne, 1967, p.649). En accord avec cet

351

argument, j’ai donc reconsidéré mes choix méthodologiques à l’aune des propositions

esthétiques. J’ai ainsi pu constater que ma démarche pouvait aisément être associée à

une démarche esthétique. Sans modifier la plateforme initiale de l’ethnographie, le

cadre phénoménologique de l’esthétique venait l’enrichir en tenant compte de mes

préoccupations, identiques à celle-ci :

Quand j'ai tenté d'utiliser mon expérience [...] en tant que sciences du management ou théories de l'organisation, elle s'est transformée en construits théoriques et en jargon technique ; l'énergie a disparu dans le processus de réduction de l'expérience en abstraction. [...] Qu'avait-elle de spécial, cette énergie ? Je me le demandais. (Guillet de Monthoux, 2004, p.15-16)

Par le biais d’une méthode esthétique, il devenait possible de retrouver le Schwung

schillérien, cet élan ontologique susceptible d’animer la démarche méthodologique.

Déjà convaincue qu’il est impossible de saisir par abstraction l’essence de

l’expérience, j’ai choisi de laisser l’esthétique traverser mon cadre méthodologique,

sans pour autant adopter comme telles des catégories d’ordre esthétique. Elles s’y

sont insinuées dans le récit ethnographique et elles ont participé à mon activité de

perception et d’analyse. C’est ce qui m’a permis de jeter un regard différent sur les

réalités mises à l’étude.

9.2.2 Le risque de la récursivité

Si le potentiel que représente le cas étudié est unique, il s’est avéré comporter un

risque imprévu : celui de s’égarer dans les méandres de la récursivité. En effet, le

projet qui a été suivi, autant que l’œuvre qui en a résulté, sont des œuvres d’art. Pour

mener à bien la recherche, je devais pouvoir me repérer : faire la part des choses entre

le projet et l’œuvre, entre le processus et le résultat, entre les perspectives

managériales et celles des artistes. D’où le recours à des attracteurs simples (Callat,

2003) : projet / œuvre ; processus / résultat, ce qui simplifie la lecture et la

compréhension de la réalité. Toutefois, la difficulté ne s’arrêtait pas là. Il fallait

également réussir à percevoir en quoi ces aspects étaient le reflet d’interactions entre

352

l’art et le management, autrement dit, en quoi ce qui était observé avait une qualité

artistique et / ou managériale. Retrouvait-on de l’art dans les processus de

management ? Percevait-on l’influence du management dans les processus de

création ? S’y retrouver était parfois complexe mais la toile de fond de l’esthétique

permettait de procéder par ressenti, en effectuant une expérience d’ordre

phénoménologique, sans tomber dans le piège de la réduction de l’instrumentation à

un ensemble de catégories froides. C’est plutôt par englobement et par écho que j’ai

procédé, en adoptant une posture d’ouverture intérieure, de présence créatrice.

Sans avoir mis au point une démarche méthodologique qui se réclamait de

l’esthétique à priori, elle a malgré tout été portée et irriguée par ce courant émergeant

tout au long de la recherche.

Le champ de la recherche esthétique appliquée à l’étude des organisations est un

domaine en plein foisonnement. Pour cette raison, tenter d’en saisir les différents

développements est parfois fastidieux. Pour autant, certaines balises permettent

malgré tout de mieux le cerner et, ainsi, d’identifier les similitudes entre le cadre

méthodologique de la présente étude et les propositions d’approches définies par des

chercheurs du domaine. Dans les pages qui suivent, un survol du champ de

l’esthétique appliquée aux organisations est effectué.

9.3 La contribution de l’approche esthétique

L’étude de la dimension esthétique de la vie des organisations a longtemps été exclue

de la recherche. Ce n’est qu’au tournant du XXIe siècle que le discours

organisationnel a commencé à s’exprimer en termes esthétiques, (Strati et Guillet de

Monthoux, 2002) révélant soudain les qualités d’un rapport nourri par les sensations

(regarder, écouter, goûter, toucher, sentir) et le jugement esthétique du chercheur, en

lien avec son objet d’étude.

353

Prenant peu à peu sa place dans la théorie des organisations, l’approche esthétique

remet en question la distinction tenace entre science et art qui frappe autant les

chercheurs que les acteurs de l’organisation. Cette fracture entre le discours

scientifique et l’expérience esthétique perdrait de sa légitimité, s’estompant

graduellement, du moins dans les domaines de la sociologie des organisations, de la

théorie des organisations et des études en management. Toutefois, il faut admettre

que la communauté scientifique n’a pas encore entièrement reconnu le fait que la

compréhension esthétique de la vie des organisations produit effectivement des

connaissances de premier plan (Strati et Guillet de Monthoux, 2002).

9.3.1 L’approche esthétique

L’étude des organisations à partir de leur dimension esthétique se traduit par trois

approches.

L’approche archéologique (Strati et Guillet de Monthoux, 2002) consiste à

investiguer les valeurs et symboles de la culture organisationnelle à partir des

artefacts tangibles et intangibles que sont les produits, les lieux de travail, les

relations ou encore les sentiments qui lient l’individu à son organisation. Le

chercheur tente de retracer la civilisation cachée derrière les artefacts, à partir de ce

qu’il en perçoit et de ce qu’il ressent.

L’approche empathique – logique (Strati et Guillet de Monthoux, 2002) comprend

trois phases. La première consiste à procéder d’abord à une observation intuitive et

réflexive des artefacts tangibles et intangibles, puis à interpréter ses résultats en

puisant à même les sensations issues de l’observation, tout en colorant ces

connaissances empathiques du détachement analytique qui convient. Lors de la

troisième phase, le chercheur se détourne des connaissances empathiques pour

adopter la rigueur logico-analytique requise, tout en conservant une attitude sensible.

354

Dans l’approche empathique – esthétique (Strati et Guillet de Monthoux, 2002), le

chercheur choisit un sujet d’investigation en fonction de sa sensibilité esthétique. Il

active ses facultés sensorielles et son jugement esthétique au sein même de

l’organisation, de manière fusionnelle et empathique. Par l’écoute et l’observation des

acteurs de l’organisation, le chercheur laisse émerger leurs expériences et les revit en

les relatant, en les réécrivant afin qu’elles deviennent ses données de recherche. Puis,

le chercheur produit un récit qui décrit et évoque la dynamique organisationnelle ainsi

que les processus étudiées. Le style et la facture du récit reflètent les préférences

esthétiques de l’auteur.

Ces trois approches ont en commun d’attribuer à l’esthétique une valeur de

connaissance. Celle-ci se crée en respirant l’air ambiant, en ressentant l’atmosphère,

en appréciant la beauté et en ayant du plaisir à écouter les histoires racontées au

chercheur. Celui-ci se fait poreux, acceptant d’être traversé et nourri par le milieu

dans lequel il s’est immergé.

Deux points distinguent principalement les trois approches. D’une part, la valeur

attribuée à la création de connaissances par le biais de l’empathie et, d’autre part, la

conscience qu’a le chercheur de jouer une part active dans le processus esthétique à

travers lequel le discours organisationnel se construit socialement.

9.3.2 Positionnement de la thèse

Alors que, dans la présente étude, j’ai choisi de me concentrer sur la dynamique de

deux ensembles, l’art et le management, et d’étudier principalement leur conjonction,

ceux-ci demeurent des objets qui auraient pu être analysés à partir de perspectives

totalement différentes. Ici, l’analyse s’est principalement effectuée par une démarche

d’observation participative et empathique, en choisissant de théoriser à posteriori, à

partir d’une grille de lecture centrée sur les pratiques, ces connaissances d’action,

spécifiques ou partagées entre les groupes. Cette approche donne à la thèse un accent

355

exploratoire, centré sur la découverte de connaissances issues d’un milieu de création

artistique dont les pratiques de management sont colorées par le milieu. L’innovation

méthodologique a consisté en un développement d’une mémoire qui est en soi un

geste de création artistique.

Comme tel, ce cadre de recherche n’avait pas à priori de prétentions esthétiques.

C’est pendant le déroulement de la recherche que la dimension esthétique de l’étude

s’est imposée. Autant le milieu étudié appelait à une démarche de recherche qui en

serait aussi une de création artistique, autant mes affinités et mon expérience m’ont

poussée à effectuer une première exploration du domaine de l’esthétique appliquée à

l’étude des organisations. Point de vue riche sur le réel de l’organisation, l’esthétique

est un révélateur (Strati et Guillet de Monthoux, 2002) du superflu (les sources de

plaisir au sein de l’organisation) aussi bien que de l’essentiel (les questions de

survie), du facétieux (le jeu dans la routine, la qualité des relations, l’élégance des

connaissances, la maîtrise d’un savoir tacite irréductible au formalisme d’une analyse

rationnelle) que du sérieux (l’emploi, le revenu, la production, la compétition, la

croissance), de l’artistique (l’attention à l’inusité, les qualités du jugement esthétique

du chercheur, le caractère unique de l’expérience analytique) que du scientifique (les

relations de cause à effet, leur mesure statistique, leur description systématique, les

vérifications qui s’en suivent). En ce sens, le regard esthétique est paradigmatique.

Le recul aidant, la nature esthétisante de l’approche développée pour la présente

étude devient manifeste. Elle est une incarnation des trois approches définies plus

haut, soit un amalgame :

• archéologique (retracer la culture par ses artefacts) ;

• empathique – logique (intuition, réflexivité, interprétation, analyse) ;

• empathique – esthétique (captation des sensations, récit, intégration de

l’esthétique du chercheur).

356

Le lecteur est invité à survoler de nouveau les chapitres de la méthodologie, du récit

et de l’étude de cas pour saisir la pertinence de cette proposition. Sur cette base, il

m’apparaît justifié de qualifier à posteriori le cadre méthodologique d’esthétique.

9.4 Les limites de la recherche

Au fil du travail, plusieurs thématiques ont émergé. Chacune aurait pu mener la

recherche dans des pistes très différentes. Aucune de ces portes n’a été ouverte, pour

contenir la portée et la focalisation de la recherche. Toutefois, ces thèmes constituent

autant d’adjacents naturels, donc d’axes de recherche potentiels, qui pourraient jeter

un éclairage nouveau sur cette étude-ci.

Parmi les principales thématiques, on retrouve la question du style et de l’étude de ses

changements dans la société. À ce sujet, l’étude de l’esthétisation de la société

(Postrel, 2003), de sa valeur croissante et de ses impacts sur les affaires, la culture et

la conscience, aurait été utile pour contextualiser le phénomène de la jet set

hypermoderne.

Par ailleurs, l’étude du monde du cirque et du courant du nouveau cirque (Fagot,

2005) aurait été également d’une grande pertinence pour comprendre les

convergences disciplinaires entre le théâtre, la danse, les arts martiaux et le cirque.

Par ce biais, il deviendrait possible de mettre en contexte le cas actuel d’un point de

vue social, culturel ou encore économique.

Par ailleurs, plusieurs thèmes n’ont été que survolés pendant l’étude mais j’aurais pu

creuser chacun d’eux à partir du cas du Cirque du Soleil pour enrichir les

connaissances. Outre l’opérationnalisation des pratiques et l’utilisation de la

méthodologie pour effectuer d’autres études de cas d’un intérêt similaire, la place de

la mémoire au sein de l’entreprise me semble être un des principaux thèmes qui

découlent naturellement de la recherche actuelle. De même, un ensemble de sujets

357

seraient tout aussi pertinents. Par exemple, la question spécifique de la culture de

gestion des managers circassiens, l’usage et la place de la technologie dans

l’entreprise et dans les produits, la question du leadership, la place des femmes au

sein du management et de la création, la place de la formation dans la gestion du

changement et la transformation organisationnelle, la place du partenariat, celle de

l’architecture ou encore l’étude de chacune des composantes du Complexe Cirque.

Pour changer de perspective, l’histoire des autres Complexes Cirque et des différents

projets de construction de lieux aurait également pu être un angle de vue pertinent.

9.5 Prochaines étapes

D’emblée, deux axes de recherche s’imposent. D’abord, il me semble que le potentiel

que représente le modèle dynamique de la face cachée de l’innovation et les pratiques

qu’il recouvre reste à explorer d’un point de vue opérationnel. L’adaptation de ces

connaissances en contenu transférable permettrait ensuite d’en apprécier l’intérêt par

des expérimentations dans divers contextes managériaux, ce qui aurait des effets

rétroactifs sur le modèle. Par ailleurs, le second axe de recherche consisterait à

recourir à un point de vue esthétique pour analyser les organisations, ce qui demeure

encore peu usité, autant en management qu’en sciences humaines appliquées. Cette

approche pourrait donner lieu à de nouvelles explorations du monde organisationnel

et ainsi faire émerger des connaissances issues d’un regard différent.

L’enrichissement du design de recherche actuel pour en faire un cadre

méthodologique applicable à diverses études de cas futures serait également un projet

à mener. De cette manière, plusieurs milieux artistiques novateurs pourraient être

étudiés, au sein des industries de la création, à partir d’un paradigme qui soit

compatible culturellement.

Que ce soit par le biais de la perspective esthétique décrite dans les points qui

précèdent, ou encore l’opérationnalisation du modèle actuel, plusieurs sujets d’intérêt

358

logent le long de ces deux axes. Pensons simplement à l’angle de l’apprentissage

organisationnel ou encore celui de la gestion des groupes de travail.

L’exploration de l’apprentissage organisationnel mettrait l’accent sur le

développement d’une mémoire organisationnelle et sur le partage de connaissances

au sein d’un milieu. L’exploration du vaste territoire des groupes de travail cernerait

plus spécifiquement la dimension des pratiques et leur appropriation.

Quel que soit l’angle privilégié, il m’apparaît que les deux grands axes de recherche

esquissés ici constituent, à court terme, les repères essentiels qui guideront le plan de

travail de mes futures recherches.

359

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Annexes

ii

Annexe A – Modèles d’innovation

La forme classique

Jusqu’aux années 90, l’association de la recherche et du développement forme le

modèle type de l’innovation. Se concrétisant par un processus souvent linéaire,

l’innovation vise à mettre en application des résultats de recherche qui implique, dans

l’ordre, la conception, le développement, la production et le marketing. Le processus

peut également contenir des boucles de rétroaction qui assurent l’interaction entre les

connaissances et les activités de chacune des phases du processus. Toutefois, le

modèle comporte des lacunes. L’importance de la R&D est surestimée, les difficultés

associées à l’organisation du processus sont sous-estimées et il induit un contexte de

stabilité alors que les fluctuations du marché ont souvent pour effet de dévaloriser le

savoir et les compétences impliquées en R&D1.

La forme émergente

La forme émergente d’innovation passe par la valorisation de la collaboration. Les

échanges et la circulation d’information par l’entremise de communautés de pratique,

de partenariats clients-fournisseurs et d’activation d’un large réseau d’acteurs

industriels mise sur la porosité des sphères, sur leur complémentarité et sur leurs

capacités d’apprentissage conjoint.

Pour Guilhon2, la collaboration se justifie quand une entreprise ne peut plus avoir

recours à ses compétences (dans le cas de discontinuité technologique ayant pour

effet de déclasser ses connaissances et de réduire ses compétences). Alors,

l’entreprise a deux options : acheter le savoir (par acquisitions d’entreprise) ou former

le personnel (par transfert technologique). Dans ce cas, s’associer avec des centres

universitaires ou de jeunes entreprises s’avère utile pour réussir à opérer. Quand un

1 Guilhon, 2001 2 Guilhon, 2001

iii

changement de paradigme a pour effet de rendre obsolète le capital intellectuel d’une

entreprise, que les connaissances requises peuvent être acquises et qu’elles sont

difficiles à copier, la collaboration est justifiée.

Les modèles étudiés peuvent être répartis en deux familles distinctes présentant

chacune un niveau différent du processus d’innovation, celui de l’organisation et

celui du groupe. Les premiers visent le niveau des projets et reflètent le systématisme

de l’ingénierie. Les seconds portent sur le groupe et les individus, présentant des

jalons de collaboration, des propositions de focalisation, des postures intellectuelles,

sous une forme plus organique que les modèles du niveau des projets.

Les modèles organiques portent sur les capacités à mettre en œuvre pour innover (la

face cachée de l’innovation) : McKinsey SOL (1999-2000), Imai, Nonaka, Takeuchi

(1985) et Zaltman (1988) alors que le restant décrit les aspects bureaucratiques de

cette activité.

Liste des modèles McKinsey SOL 1999-2000

Space 1 Co-Sensing

Space 2 Co-Presencing

Space 3 Co-Creating

Sense and tune in to emerging patterns Means:

Develop and leverage breakthrough ideas Means:

Unleash and sustain innovation and change Means: Venture capital, business incubators, venture development structure and infrastructure

Clipson 1991

(1) New needs, new users and markets

(2) Basic Design Concept

(3) Invention (4) Design Development

(5) Innovation (6) Continuous Innovation

External Input from environment

Physical arrangement of materials-hardware-information

Practical but unrealized inventions

Design for commercial realization of invention

Innovative products designed for selected markets

Competitive designing and redesigning, ongoing improvements of product: lower price, modified specifications

iv

Rosenfeld et Servo, 1991 (1) Conception (2) Invention (3) Exploitation Idea which is novel Any novel idea which is

transformed into reality Getting the most out of an invention. Implies wide acceptance and profitability resulting from the invention

Pichat 1989 (1) Recherche (2) Développement (3) Fabrication (4) Commercialisation o Études

documentaires techno-économiques

o Sondages commerciaux

o Essais o 1er produit o Estimation des

marchés o Études de prix de

revient

o Études de faisabilité

o Essais internes o 2e produit, cahier

des charges, design

o Essais clients restreints

o Prototype industriel

o Description par le bureau d’études

o 3e produit o Fabrication en

pilote - Présérie

o Ingénierie de base puis globale

o Essais clients o Études de marché

détaillées et internationales

o Décision de lancement

o Commande des investissements

o Mise en place des outils

o Démarrage de l’unité de production

o Mise au point

o Lancement du produit

o Modifications mineures

o Maintenance o Améliorations o 2e génération

Imai, Nonaka, Takeuchi 1985 (1) Variety Amplification (2) Variety Reduction (3) Learning Enactment Autonomy

Self-Transcendance Cross-Fertilization

Group Dynamics

Intergroup and Intrafirm dynamics Shared Division of labor

Performance o Institutionalization o Product

Development System

Strategic and Organizational Context Strategic Goals

Personnel Management System Intrafirm Movement

Network of Intermediate Organizations Maidique 1980 (1) Recognition (2) Invention (3) Development (4)

Implementation (5) Diffusion

Roles o Market Gate

Keeper

Roles o Technological

Gate Keeper o Creative

Scientist

Roles o Technological

Champion

Roles o Executive

Champion o Project

Manager

Roles o Executive

Champion o Market Gate

Keeper

v

Marquis, 1969 (1988) (1) Recognition

(2) Idea Formulation

(3) Problem Solving

(4) Solution (5) Development

(6) Utilization & Diffusion

o Recognition of technical feasibility

o Recognition of potential demand

Fusion into design concept & Evaluation

o Search, experimentation, calculation activity

o Information readily available

o Solution through invention

o Solution through adoption

Work out bugs and scale up

Implementation and use

Zaltman 1973 (1988)

Initiation (iterative, organic form) Implementation (iterative, mechanistic form)

(1) Knowledge Awareness

(2) Formation of Attitudes

(3) Decision (4) Initial Implementation

(5) Continued Sustained Implementation

Rogers, Everett, M, 1962 (1983) (1) Needs-Problem

(2) Research (Basic and applied)

(3) Development

(4) Commercialization

(5) Diffusion and Adoption

(6) Consequences

o Analyse du problè-me

o Le R de R&D

o Invention et brevets

o Le D de R&D

o Prototypage

o Production, manufacturisa-tion, packaging, marketing, distribution

o Communica-tion aux publics visés

o Analyse des résultats et nouvelle problémati-sation

vi

Annexe B – Extrait du cahier des charges de

« La vie mode d’emploi »

vii

Annexe C – Illustrations du récit ethnographique

Image Description Référence Date de

création

Blason Miloud présentant la mascotte du projet : l’hippopotame et la veuve de Jordi Bonet : la fleur de pavot

Image numérique Blason Miloud.bmp Auteur Cirque du Soleil

25 octobre 2004

Site de construction, chantier du pavillon de l’Uqam

Image numérique Site uqam 1.jpg Auteur Isabelle Mahy

9 août 2004

Mémorial de la Shoah, Berlin, Allemagne

Image numérique Mémorial de la Shoah 5.jpg Auteur Isabelle Mahy

3 juillet 2005

Dessin au crayon à mine collé sur papier coloré au crayon. Personnage de Miloud imaginaire aux traits d’un bouddha novice

Dessin numérisé IMG0048.jpg Auteur Isabelle Mahy

24 avril 2003 numérisé le 24 avril 2005

Effet de miroir : prise de vue extérieure face à une fenêtre qui reflète l’auteur et l’arrière-plan Lac Ouareau, Québec, Canada.

Image numérique Traverser le miroir 0705.jpg Auteur Isabelle Mahy

15 juillet 2005

viii

Dessin à l’encre de chine Autoportrait collectif.

Dessin numérisé IMG0024.jpg Auteur Isabelle Mahy

20 août 2004 numérisé le 24 avril 2005

Face à la porte de Brandebourg, alignement des croix commémorant le décès des personnes ayant tenté de traverser vers Berlin ouest, Allemagne.

Image numérique Tués en ayant tenté de franchir le mur.jpg Auteur Isabelle Mahy

3 juillet 2005

Formation rocheuse naturelle à laquelle quelqu’un a ajouté des pierres pour former un cairn, point de repère essentiel en montagne. Glymur, Islande.

Image numérique 270505 Ascension Glymur 5.jpg Auteur Isabelle Mahy

27 mai 2005

Détail du mur de Berlin, East Side Gallery, Berlin, Allemagne.

Image numérique Die Mauer 06 5.jpg Auteur Isabelle Mahy

3 juillet 2005

Dessin au fusain, crayon et sanguine. Expression de nervosité et de stress.

Dessin numérisé IMG0049.jpg Auteur Isabelle Mahy

28 avril 2003 Numérisé le 24 avril 2004

ix

Acrylique sur papier d’Arches. L’artiste capté en plein vol

Dessin numérisé 05 fev 05.jpg Auteur Isabelle Mahy

5 février 2005

Le personnage de Félicia Nexo Bunt

Image numérique Felicia Nexo Bunt sepia.jpg Auteur Isabelle Mahy

5 août 2005

Le personnage du guide soigneur de l’hippopotame

Image numérique Le soigneur 2.jpg Auteur Isabelle Mahy

5 août 2005

Dessin au pastel sec. Un personnage circassien

Dessin numérisé IMG0025.jpg Auteur Isabelle Mahy

7 juillet 2002 Numérisé le 24 avril 2005

Site de construction, rue Sherbrooke, coin St-Urbain, la clôture des clés bleues

Image numérique ?.jpg Auteur Isabelle Mahy

Hiver 2003

Détail des clés bleues (un de quatre)

Image numérique ?.jpg Auteur Isabelle Mahy

Hiver 2003

x

Annexe D – Nomenclature des données

Les documents ont été identifiés en tenant compte des contraintes du logiciel N-Vivo,

soit 32 caractères maximum, espaces inclus. La plupart des documents textuels sont

été versés dans N-Vivo et traités directement. Pour ce qui est des documents externes

ou sur support de type vidéo, une table de correspondance a été créée pour simplifier

le repérage et la localisation physique. A Document autre (externe) CC Document fait par l’équipe de création (word, ppt, excel) CG Document fait par l’équipe de gestion (word, ppt, excel) CI Document fait par Isabelle Mahy dans le cadre du projet CC (word, ppt, excel, mpp) I Image (ppt, jpg, gif, etc.) M Notes manuscrites prises par Isabelle Mahy à partir des archives de gestion V Document vidéo W Transcription d’entrevue ou de réflexion (journal de bord) W3 Transcription textuelle d’images vidéo

A Document autre A Documents externes Type Lettre Document externe au projet CC provenant du

CDS ou de la presse Numéro Série de chiffres Correspondance ---- Date JJ.MM.AA Date de publication Titre Titre du document Titre du document Exemple A-23 Discours de G.Laliberté à la Chambre de

Commerce CC Document CC Documents de projet CC faits par l’équipe

de création Type Lettre Document texte (Word, PPT, Excel) Numéro Série de chiffres Correspondance ---- Date JJ.MM.AA Date Titre Titre du document Titre du document Exemple CC-28 Reset Le texte 27 mai CG Document CG Documents de projet CC faits par l’équipe

de management Type Lettre Document texte (Word, PPT, Excel) Numéro Série de chiffres Correspondance ---- Date JJ.MM.AA Date Titre Titre du document Titre du document Exemple CG-28 Plan d’affaires Destination Mtl

xi

CI Document CI Documents faits pour le projet CC par

Isabelle Mahy Type Lettre Document Word, PPT, Excel ou MPP Numéro Série de chiffres Correspondance ---- Date JJ.MM.AA Date Titre Titre du document Titre du document Exemple CI-45 CDS-CC Mémoire 03 I Document image I Images (ppt, jpg, etc.) avec ou sans texte

d’accompagnement Type Lettre CC Complexe Cirque

Autres à venir en fonction des besoins Numéro Série de chiffres Correspondance ---- Titre (Série de chiffres) Titre Exemple I-21 Blason Miloud M Document manuscrit M Notes provenant des archives de gestion du

projet CC-Mtl non retranscrites en format Word

Numéro Série de chiffres Correspondance Boite numéro Série de chiffres et de lettres

suivant la codification du CDS Identification de la boite d’archives source

Chemise C - Titre Identification de la chemise provenant de la boite d’archives

Titre Titre Titre du document retranscrit provenant de la chemise

Exemple M-04 Convocation 23.10.02 V Document vidéo V Images vidéo du 3e Œil Tape numéro T – chiffre entre 1 et 40 ou A, B, C Identification de la cassette source Séquence numéro S – chiffre de 00 à … Identification de la séquence d’une cassette

source Extrait (00 :00 – 00 :00) avec ou sans texte Positionnement sous format Minute – Seconde

indiquant le début et la fin de la séquence retenue ainsi qu’un commentaire décrivant le contenu

Exemple V-T2-S1 (19 :53-20 :05)Panoramique des deux équipes de travail chez Mustang W Document Word W Entrevues

Réflexions Journal de bord

Type E ou R ou J - Chiffre Entrevue ou Réflexion ou Journal de bord Date JJ.MM.AA Date de l’entrevue, de la réflexion, de l’entrée

au journal de bord Participants Nom(s) Participants à l’entrevue ou à la réflexion Exemple W-R01-12.02.02 I Mahy

xii

W3 Document 3e Œil W3 Transcription de dialogues ou de l’image

provenant de vidéo 3e Œil Tape T – Chiffre Tape correspondant au vidéo 3e Œil Séquence S – Chiffre Séquence correspondante CD Audio CDA-xdey-chiffre Identification spécifique si source est un CD

audio correspondant au vidéo du 3e œil de la même date

Extrait (au besoin) (00 :00 – 00 :00) avec ou sans texte Positionnement sous format Minute – Seconde indiquant le début et la fin de la séquence retenue ainsi qu’un commentaire décrivant le contenu

Exemple Vidéo W3-T2 – S1 – (00 :00 – 17 :10) Semaine de dissidence Verbatim Exemple Audio W3-CDA –3de7 (00 :00 – 17 :10) Rencontre GL 05.08.02

xiii

Annexe E – Documents sources

xiv

Annexe F – Cahier des charges de la recherche

1) Titres potentiels 1.1) Si c’était un récit Concevoir le complexe Culture des bâtisseurs circassiens ---------- Concevoir le complexe Le récit des bâtisseurs du laboratoire de Montréal ------------- Histoire du complexe circassien Les pratiques des bâtisseurs du laboratoire de Montréal ---------------- Récit du premier complexe circassien ------------------- Pratiques circassiennes Naissance du premier complexe La vie des bâtisseurs circassiens -------------- Imaginer le complexe ------------------ Le complexe imaginaire de Montréal --------------- Le complexe imaginaire circassien Pratiques de création et de gestion des bâtisseurs du projet de Montréal ------------- Le complexe imaginaire circassien Pratiques de création et de gestion des bâtisseurs du laboratoire de Montréal ---------------- Le complexe imaginaire circassien Pratiques de création et de gestion des bâtisseurs du prototype de Montréal ----------------- Pratiques des créateurs et des gestionnaires du projet de Montréal ----------------- Pratiques des bâtisseurs du projet de Montréal 1.2) Si c’étaient des contes et légendes Reset ou l’hippopotame malentendu --------------- Reset ou la belle Essayade

xv

2) Lieu 2.1) Les lieux Ba (à revoir)

• Lieux physiques – Studio – Caserne – Partys – Chez les uns et les autres – Cafés, restaurants – Les îles – Chez XXX – Le site de construction (terrain de l’Umaq)

• Lieux relationnels – Cercle de l’équipe de création – Cercle du comité provisoire d’installation (cercle des femmes) – Cercle xxxx xxxx xxxx – Cercle de l’équipe de gestion – Cercle chercheure – participants – Cercle interne projet – externe fournisseurs & partenaires – Cercle interne projet (sous-ensembles des relations des membres de

l’équipe) – Autres – La place du projet CC au sein du CDS, des projets de CDS

• Lieux virtuels – Le bâtiment du complexe de Montréal (par tous ses artefacts et la

vision) dont le nom est : Reset – Les histoires (voir liste des histoires) – Les sous-projets (le 800e étage, le party des spect-acteurs) – La place du projet CC au sein du CDS, des projets de CDS

• Lieux spirituels, donc d’émergence de la poésie – Thèmes de l’histoire (l’hippopotame, la veuve de Jordi Bonet, la

faille, le Reset, la Place du refus global, etc.) – Les contes et légendes en tant que style narratif – Les illustrations de la chercheure – Lieu mythique : Berkana, le lieu de fécondation, d’origine,

d’émergence de la création, la retraite, le lieu

xvi

2.2) Le caravansérail • Lieu d’échange et de commerce • Gîte d’étape servant aux caravanes de marchands • Bâti hors de la ville, pour éviter que les étrangers n’entrent dans l’espace sacré • Présent aux abords de toutes les villes importantes • Lieu où écouter les conteurs • Rez-de-chaussée : entrepôt et écuries • Étage : chambres • Place centrale avec fontaine • Deux portes d’accès gardées, dont une en direction du marché

2.3) Symbolique des lieux

Erreur ! Des objets ne peuvent pas être créés à partir des codes de champs de mise en forme.

2.4) Contenant / Contenu

Contenant BA Contenu MA De l’œuvre créée par le projet CC

Bâtiment de la rue Sherbrooke Animation prévue

Du projet CC Studio, Caserne, autres lieux (physiques, relationnels, spirituels, poétiques)

Le déroulement du projet sur plusieurs plans ou niveaux (intime, personnel, groupe, collectif, inter-groupe, corporatif, externe, pt de vue du chercheur)

3) Personnages

• Nom de personnages des contes : Tim Verba ; Ertyu ; Hiatus ; Axis Mundi; Ali Faks ;

• Nom d’un groupe : les Fetching Headers • Les personnages sont possédés, animés, ils ne sont pas au repos, il y a une

quête. • Un des personnages : la chercheure (anthropologue ?)

4) Stratégie narrative

• Plonger le lecteur dans une situation, le laisser s’y noyer, en jouir et seulement après lui donner les clés. Approche par cas, par situation, par intrigue.

• Adopter plusieurs positions, points de vue, personnages, comme un jeu de Go • Indiquer d’où je parle • Faire dans le corpus du texte mes propres commentaires épistémologiques et

méthodologiques • Faire des textes à plusieurs niveaux de lecture • C’est une danse intérieure

xvii

• Penser chaque scène à partir de la musique du 3e œil qui y correspond. • Procéder par mise en abîme (récursivité) des histoires • Insérer les switches d’un état à l’autre dans le récit (les passages d’un état à

l’autre dans le modèle U de Scharmer) • Le modèle U sert au niveau macro seulement • Focus sur le Ba et les événements pour le niveau micro

5) Structure du récit

Erreur ! Des objets ne peuvent pas être créés à partir des codes de champs de mise en forme.

5.1) Chapitres du récit /contes et légendes (à revoir) Premier hexagramme à l’achillée

1. Les tribulations de l’hippopotame égyptien 2. Le Royaume de Circassie – Survol 3. La sainte Trinité - Le monarque, l’ogre et le clown blanc 4. Le premier Cercle des Milouds 5. Présentation de la Smala 6. Les jongleurs du grand vizir 7. Apparition de la Circassienne au caravansérail 8. Le cercle de l’elfe – Entrée de la fille-du-Roi-boiteux et de la Polyglotte

(Faux-cils et Manteau) 9. Le 3e Œil et la duchesse aux mains divines 10. Le terrain de l’ambassade – Découverte du sarcophage - Les clés découpées

dans la clôture 11. Voyage dans la station spatiale – Que le meilleur scratcheur gagne ! 12. Visite du 800e étage du caravansérail 13. Le théâtre rond du 3e millénaire – Les vitraux de papier 14. La Noël des Milouds 15. La mi-carême des Milouds 16. Les baisers des hachischins 17. Voyage aux Îles – L’initiation des jongleurs 18. Vous êtes pas tannés de mourir, bande de caves ! 19. Valse de chaises dans la nuit 20. Drame à la Caserne 21. Deuil chez les Milouds – Les pleureuses 22. Sautillements lunaires dans l’eau de la piscine

Dernier hexagramme avec sapèques 5.2) Citations Rythmer le récit et les contes & légendes par l’utilisation de citations en écho aux messages transmis via les pratiques illustrées.

xviii

6) Mouvement chronologique du récit

Erreur ! Des objets ne peuvent pas être créés à partir des codes de champs de mise en forme.

7) Illustrations 7.1) Source : vidéo Illustrer le récit avec des images tirées des vidéos du 3e œil redessinées par moi et insérées dans le texte. Par exemple : le Platier

• Capture d’écran • Imprimer • Redessiner sur papier • Scanner • Insérer dans le texte

Exemples : Tape 8 seq 2 voir highlights en jaune ; Tape 9 seq 1 idem 7.2) Source : papier Capter avec caméra numérique les aquarelles et dessins que j’ai faites depuis le début de la thèse et les insérer comme une chronologie à part entière. Une histoire parallèle. 7.3) Lettrines de début de chapitre ou d’histoires L’alphabet développé pour les totems du projet Le yiking transformé à partir de ces signes qui sont des hiéroglyphes, chacun a une signification 8) Paramètres des contes et légendes

• Les conteurs sont toujours sur place, ils racontent aux visiteurs une petite histoire pour les amuser, faire passer le temps, les apaiser, etc.

• Ils leur donnent la clé d’interprétation à la fin (la morale, la leçon à tirer) ou les laissent avec l’énigme à résoudre

• Chaque leçon touche un aspect des concepts de la recherche (innovation) • Chaque histoire en est une de mémoire • Chaque situation illustre un lieu qui fait émerger la magie (Ba et Ma) • Les visiteurs sont les acteurs du projet Complexe Cirque qui viennent et vont

en fonction de leurs activités commerciales dans la région • Chaque pièce correspond à un état du modèle U et chaque tableau qui s’y

passe illustre cet état • Chaque tableau est une histoire conçue à partir du réel du projet Complexe

Cirque • Chaque personnage habite momentanément une pièce, s’y repose ou encore

s’y cache

xix

• Il n’y a pas de morale mais un message • Les histoires illustrent les pratiques, les mettent en scène (celles qui ont cours

positivement ou négativement) • Histoires Zen (voir Koan du sentier des lilas sur la rencontre) • Pour le récit des gestionnaires, procéder par leur correspondance, via mémos

9) Influences

• Surréalisme • Histoire du site de Montréal • Culture techno • Pataphysique & Dada • La vie mode d’emploi de Georges Perec • Style : dépouillé, par exemple : Stig Dagerman, Ennuis de noce • Kitchen Stories (le film) • La caverne des idées de Somoza

10) Vocabulaire Les dernières heures de l’office divin : les complies « On entendait le chœur circassien entonner le chant des complies » Mots sacrés vs profanes. Les mots profanes sont réservés aux exclus, les Circassiens (culture d’exclus, de paria, de marginaux, d’artistes). Ils ont donc créé un langage sans mots. Ils ont donné accès à leur univers pas les spectacles. Les spectacles sont le langage. Je tente de parler ce langage dans la recherche (voir voix de l’auteur, point 12). La cathédrale d’air, un chapiteau d’air 11) Manifestations des pratiques - Exemples à placer Manifestation de l’art de la rencontre « XXX arrivait à midi. Il prenait sa chaise et s’assoyait là où il y avait une réunion, il se mettait à parler, toutes les chaises se tournaient vers lui. » dans l’entrevue avec xxx

Exister dans la relation :

en latin,Saint Augustin

Esse ad

La relation intensive

L’essayade

xx

Reset - La belle essayade

12) Les pratiques Étant le résultat de la recherche, les pratiques constituent un output essentiel à partager avec le milieu. CDS pourrait vouloir diffuser le tout à l’interne. Si c’est le cas, les contes et légendes devraient baigner dans l’univers surréaliste et poétique du CDS. Je propose de faire de ces pratiques des petits contes paradoxaux (car les pratiques sont présentées avec des polarités), des koan zen, accompagnés de aïku et d’illustrations qui serviraient d’outils de gestion au sein de l’entreprise (et à l’externe ?). Le petit livre jaune des pratiques. Petit traité des pratiques circassiennes. 13) La voix de l’auteur Je suis de multiples contextes, je suis frontalière. Petite, je vivais sur deux continents. La nuit, je dormais en Europe, le jour, je jouais en Amérique du Nord. J’ai traversé de telles frontières depuis le début. C’est risqué, la frontière, il y a des snipers disciplinaires, parfois. Je suis inter et trans, poly, pas mono. Polyglotte des métiers, artiste et gestionnaire, je vis les deux perspectives. 14) Faire parler les voix En contrepoint à la narration, faire parler l’autre point de vue par la note en bas de page (procédé de dialogues fictifs entre personnages inventé pendant la Renaissance, voir Somoza !) 15) Impression papier Penser à Mille milliards de poèmes de Raymond Queneau comme type de publication

xxi

Annexe G – Lettre d’accompagnement du récit

Destinataires(Cirque du Soleil) Xxxxxxxx xxxxxxxx

Montréal, le 13 janvier 2005 Cc Xxxxxxxx xxxxxxxx Objet : Le récit La Belle Essayade Bonjour, Comme vous le savez sans doute, depuis la fin du projet du Complexe Cirque de Montréal, je fais un doctorat à partir de l’expérience de ce projet. C’est dans ce cadre que je vous contacte aujourd’hui, afin que vous puissiez participer à la validation d’une partie de la recherche. À la fin du projet, j’ai pensé que ce qui avait été vécu avait de la valeur et qu’il ne fallait pas perdre de vue tout ce qu’il est possible d’apprendre d’une telle expérience. J’ai donc pensé à créer une mémoire du projet, différente de celles qui existent en archives. J’ai voulu créer une mémoire qui soit une histoire, un récit, parce que c’est un bon moyen de traiter de sujets complexes, où se côtoient de multiples points de vue, parfois très différents. C’est aussi le moyen d’évoquer une atmosphère, un ton, des émotions. J’ai donc écrit La belle Essayade que vous avez maintenant entre les mains. Je vous la confie pour que vous en fassiez la lecture afin que nous puissions ensuite en parler ensemble, tous les deux, ou à plusieurs, comme il vous plaira. Mon plus grand souhait serait qu’à la fin de la lecture, vous ayez le sentiment que cette fiction parle bien de vous et de votre expérience. Je vous demanderais de bien vouloir lire l’histoire avec un crayon, c’est-à-dire en annotant le texte de vos questions, vos interrogations, vos surprises, au moment où elles surgissent, afin que je comprenne mieux les nuances et les détails de votre impression globale. Évidemment, parce que ce récit fera partie d’une thèse qui sera publique, j’ai tenu à laisser dans l’ombre les concepts eux-mêmes qui constituent l’essentiel de la

xxii

propriété intellectuelle. Par ailleurs, j’ai modifié le nom des personnages Ce n’est toutefois pas un jeu de piste et je sais bien que vous vous reconnaîtrez. J’espère que vous accueillerez mon regard avec bienveillance. Le récit n’est pas très long, une centaine de 100 pages. Il pourrait devenir une lecture de chevet étalée sur deux ou trois soirs, par exemple. Dès que vous l’aurez terminé, faites-moi signe, que nous puissions en discuter. J’imagine qu’un délai d’environ 3 semaines est suffisant et selon le cas, si je n’ai pas de vos nouvelles, je prendrai l’initiative de vous contacter. Je vous remercie à l’avance pour le temps que vous allez consacrer à replonger dans votre passé. Bonne lecture et à très bientôt. Isabelle Mahy Tél. Xxxxxx Adresse xxxxxx Courriel

xxiii

Annexe H – Certificat éthique

xxiv

Annexe I – Entente CDS

xxv

xxvi

Annexe J – Modèle N-Vivo

(2) Ba - Contenant

(2 9) Ba Physique

(2 9 5) Bâtiment CC

(2 9 6) Lieu physique

(2 9 6 1) On the Road

(2 9 6 2) St-Bruno

(2 9 6 3) Inspiration

(2 9 6 4) Studio

(2 9 6 5) Mythique(2 9 6 6) Caserne

(2 9 6 7) CC

(2 10) Ba relationnel

(2 10 8) Processus

(2 10 7) Présence ds l'environnement

(2 11) Ba Émergeant

(2 11 2) Vision

(2 11 1) Émotion

(2 12) Ba Imaginaire

(2 12 4) Influences artistiques - historiques

(2 12 3) Surréalisme

Modèle NVivo 25.10.2004 - Nœud Ba Contenant

xxvii

Annexe K – Nœuds N-Vivo

1 (2) /Ba - Contenant 2 (2 9) /Ba - Contenant/Ba Physique 3 (2 9 5) /Ba - Contenant/Ba Physique/Bâtiment CC 4 (2 9 6) /Ba - Contenant/Ba Physique/Lieu physique 5 (2 9 6 1) /Ba - Contenant/Ba Physique/Lieu physique/On the Road 6 (2 9 6 2) /Ba - Contenant/Ba Physique/Lieu physique/St-Bruno 7 (2 9 6 3) /Ba - Contenant/Ba Physique/Lieu physique/Inspiration 8 (2 9 6 4) /Ba - Contenant/Ba Physique/Lieu physique/Studio 9 (2 9 6 5) /Ba - Contenant/Ba Physique/Lieu physique/Mythique 10 (2 9 6 6) /Ba - Contenant/Ba Physique/Lieu physique/Caserne 11 (2 9 6 7) /Ba - Contenant/Ba Physique/Lieu physique/CC 12 (2 10) /Ba - Contenant/Ba relationnel 13 (2 10 7) /Ba - Contenant/Ba relationnel/Présence ds l'environnement 14 (2 10 8) /Ba - Contenant/Ba relationnel/Processus 15 (2 11) /Ba - Contenant/Ba Émergeant 16 (2 11 1) /Ba - Contenant/Ba Émergeant/Émotion 17 (2 11 2) /Ba - Contenant/Ba Émergeant/Vision 18 (2 12) /Ba - Contenant/Ba Imaginaire 19 (2 12 3) /Ba - Contenant/Ba Imaginaire/Surréalisme 20 (2 12 4) /Ba - Contenant/Ba Imaginaire/Influences artistiques - historiques 21 (3) /Pratiques Création 22 (3 1) /Pratiques Création/Pratique Tribale 23 (3 1 1) /Pratiques Création/Pratique Tribale/Rite 24 (3 1 2) /Pratiques Création/Pratique Tribale/Mode de vie 25 (3 1 3) /Pratiques Création/Pratique Tribale/Règle 26 (3 3) /Pratiques Création/Pratique Frontalier 27 (3 4) /Pratiques Création/Pratique Métissage 28 (3 5) /Pratiques Création/Pratique Miroir 29 (3 5 1) /Pratiques Création/Pratique Miroir/3e Oeil 30 (3 5 10) /Pratiques Création/Pratique Miroir/Pratique Reset 31 (3 6) /Pratiques Création/Pratique Organicité 32 (3 6 1) /Pratiques Création/Pratique Organicité/Rôle 33 (3 6 2) /Pratiques Création/Pratique Organicité/Femme 34 (3 7) /Pratiques Création/Pratique Présence 35 (3 8) /Pratiques Création/Pratique Récit 36 (3 9) /Pratiques Création/Pratique Rencontre 37 (3 11) /Pratiques Création/Processus de création 38 (3 11 2) /Pratiques Création/Processus de création/Processus 39 (3 11 10) /Pratiques Création/Processus de création/Prototypage 40 (3 11 14) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus 41 (3 11 14 0) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/13-11-00 CC-29 CCSummit Report 42 (3 11 14 1) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/11-05-04 CC-25 Titres ouvrages 43 (3 11 14 4) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/16-10-02 CC-26 Liste des recherches 44 (3 11 14 5) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/01-0403 CC-27 Écriture de la Bible

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45 (3 11 14 6) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/01-04-03 CC-28 Mémo de C-115 46 (3 11 14 9) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/01-05-02 CC-30 Reset Le texte 47 (3 11 14 10) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/08-11-02 CC-31 Reset Le texte 48 (3 11 14 11) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/29-03-02 CC-32 Program du bâtiment 49 (3 11 14 12) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/08-05-02 CC-33 Manifestes Annexes 50 (3 11 14 13) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/08-05-02 CC-34 Alliances Annexes 51 (3 11 14 14) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/27-05-02 CC-35 Réunion SPA AFE 52 (3 11 14 15) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/2002 CC-36 X Prémisses 53 (3 11 14 16) /Pratiques Création/Processus de création/Exemples du processus/2002 CC-37 Superstitions et tabous 54 (4) /Perceptions 55 (4 1) /Perceptions/Gestionnaires 56 (4 1 5) /Perceptions/Gestionnaires/Perception G de C 57 (4 1 6) /Perceptions/Gestionnaires/Perception G de CC 58 (4 1 7) /Perceptions/Gestionnaires/Perception G de CDS 59 (4 1 8) /Perceptions/Gestionnaires/Perception G de G 60 (4 1 9) /Perceptions/Gestionnaires/Perception G de G et C 61 (4 2) /Perceptions/Chercheure 62 (4 2 10) /Perceptions/Chercheure/Perception R de C 63 (4 2 11) /Perceptions/Chercheure/Perception R de CC 64 (4 2 12) /Perceptions/Chercheure/Perception R de CG 65 (4 2 13) /Perceptions/Chercheure/Perception R de G 66 (4 14) /Perceptions/Créateurs 67 (4 14 1) /Perceptions/Créateurs/Perception C de C 68 (4 14 2) /Perceptions/Créateurs/Perception C de CDS 69 (4 14 3) /Perceptions/Créateurs/Perception C de G 70 (4 14 4) /Perceptions/Créateurs/Perception C de R 71 (5) /Pratiques Gestion 72 (5 1) /Pratiques Gestion/Pratique Accoucheur 73 (5 1 1) /Pratiques Gestion/Pratique Accoucheur/Modèle économique 74 (5 2) /Pratiques Gestion/Partenariat 75 (5 3) /Pratiques Gestion/Pratique L'Indien 76 (5 3 1) /Pratiques Gestion/Pratique L'Indien/Positionnement CC vs CDS 77 (5 4) /Pratiques Gestion/Pratique Lumières 78 (5 22) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion 79 (5 22 5) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-01 Plan d'affaires Conseil des sa 80 (5 22 7) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-02 Plan d'affaires 81 (5 22 8) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-03 Projections financières 82 (5 22 9) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-04 Project Proposal Coll Environm 83 (5 22 10) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-05 Minutes - Réunion Groupware 84 (5 22 11) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-06 Business Case Coll Environment 85 (5 22 12) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-07 Coll Enviro Business Case Summ 86 (5 22 13) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-08 Coll Environn Selection Grid 87 (5 22 14) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-09 CC Montréal Rapport X

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88 (5 22 15) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-10 Plan d'affaires préliminaire 89 (5 22 16) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-11 Présentation Comité exécutif 90 (5 22 17) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-12 Présentation Ville de Mtl 91 (5 22 18) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-13 Organigramme CDS 92 (5 22 19) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-14 Organigramme CC-Mtl 93 (5 22 20) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-15 Projections financières 94 (5 22 21) /Pratiques Gestion/CG Documentation de gestion/CG-16 Organigramme CDS 95 (5 23) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion 96 (5 23 1) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Réunion de coordination M-01 97 (5 23 2) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Réunion de coordination M-02 98 (5 23 3) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Agenda Rencontre CDS - SGF M-90 99 (5 23 4) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Démarche pour obtenir la modificatio 100 (5 23 5) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Convocation M-04 101 (5 23 6) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Rencontre avec le recteur Agenda 102 (5 23 7) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Courriel M-06 103 (5 23 8) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Protocole d'entente CDS X 104 (5 23 9) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Courriel M-08 105 (5 23 10) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Premier protocole X-CDS M- 106 (5 23 11) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X M-10 107 (5 23 12) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X M-11 108 (5 23 13) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Terrain M-12 109 (5 23 14) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Note de service CDS M-13 110 (5 23 15) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Document Montréal SPA ~ Hotel Projec 111 (5 23 16) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X M-15 112 (5 23 17) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X M-17 113 (5 23 18) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Multiples doc~ Évaluation d'équipeme 114 (5 23 19) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Tourisme Montréal M-19 115 (5 23 20) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Participation de CDS M-20 116 (5 23 21) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Slides PPT M-21 117 (5 23 22) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Budget Forecast 2004-2013 M-2 118 (5 23 23) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/X Marketing Mtl Complex Strategi 119 (5 23 24) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Untitled 120 (5 23 30) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Courriel de X M-24 121 (5 23 31) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Protocole d'entente avec X M-25 122 (5 23 32) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Projet de structure corporative M-25 123 (5 23 33) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Travaux juridiques à effectuer 124 (5 23 34) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Plans schématiques d'architecture 125 (5 23 35) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Listes des artisans et influences 126 (5 23 36) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Oasis urbain - Systèmes architectura 127 (5 23 37) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Toronto, Queensland Australia, Tokyo 128 (5 23 38) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Coûts ~ budget alloué pour le projet 129 (5 23 39) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X M-31 130 (5 23 40) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo présentation du budget M 131 (5 23 41) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Projet de communiqué de presse 132 (5 23 42) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Tome 2 de l'histoire du Cirque 133 (5 23 43) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Extrait du rapport de X M 134 (5 23 44) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Complexe Cirque Summit Nov 13-17~200 135 (5 23 45) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Naissance d'une culture circassienne 136 (5 23 46) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Reset Fondements M-37 137 (5 23 47) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/List of information needs from creat 138 (5 23 48) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Lettres recherche de cadres M 139 (5 23 49) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Engagement X M-40

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140 (5 23 50) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Étude de balisage financier M 141 (5 23 51) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Évaluation budgétaire M-42 142 (5 23 52) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/PPT Agent de financement M-43 143 (5 23 53) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Compte-rendu M-44 144 (5 23 54) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Support au projet Destination Mtl 145 (5 23 55) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Courriel de X M- 146 (5 23 56) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Sommaires financiers M-47 147 (5 23 57) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Seed Investments 2001-2005 M- 148 (5 23 58) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Prototype de Montréal M-49 149 (5 23 59) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Prototype de Montréal Revue de proje 150 (5 23 60) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/CDS Hotel Development Strategy 151 (5 23 61) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Le jeu de cartes M-52 152 (5 23 62) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Proposition d'un modèle de gestion S 153 (5 23 63) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X M-54 154 (5 23 64) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Uqam Site location Decision M 155 (5 23 65) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Étude de Group One M-56 156 (5 23 66) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Lettre d'XX à X 157 (5 23 67) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Projet d'entente avec la veuve de Jo 158 (5 23 68) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X M-59 159 (5 23 69) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Dossier d'exemples de conventions co 160 (5 23 70) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X M-61 161 (5 23 71) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Vade Maecum de l'équipe de création 162 (5 23 72) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Tome II de l'histoire du CDS 163 (5 23 73) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Organigramme du projet M-64 164 (5 23 74) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Revue de projet Prototype de Mtl 165 (5 23 75) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Revue de projet Destination Mtl 166 (5 23 76) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Étude de validation de la demande po 167 (5 23 77) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Agenda de reunion Statut hebdomadair 168 (5 23 78) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Budget et étapes de développement 169 (5 23 79) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Lettre de la X à X 170 (5 23 80) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/MOU Protocole d'entente M-71 171 (5 23 81) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Présentation du projet M-72 172 (5 23 82) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X à X 173 (5 23 83) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Pochette X ~demarche commerciale~ 174 (5 23 84) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Lettre de X à X 175 (5 23 85) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Sommaire de l'évolution des superfic 176 (5 23 86) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X à X sur le 177 (5 23 87) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Compte-rendu session de travail de c 178 (5 23 88) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Proposition de plan de gestion de pr 179 (5 23 89) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Étude de planification et d'estimati 180 (5 23 90) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de x X à X 181 (5 23 91) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Projet d'entente de X 182 (5 23 92) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Version finale Projet d'entente de R 183 (5 23 93) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Agenda rencontre CDS - X M- 184 (5 23 94) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo entre X et CDS M-85 185 (5 23 95) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Projets CC ~ppt~ Ouverture du CDS au 186 (5 23 96) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Comité de suivi CDS - X M-8 187 (5 23 97) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Mémo de X à X 188 (5 23 98) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Destination Mtl Rencontre avec la SGX 189 (5 23 99) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Envoi de factures payees par CDS à l 190 (5 23 100) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Lettre de X à X 191 (5 23 101) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Compte-rendu renconte sur le support

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192 (5 23 102) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/In Facto - The Newsletter for Cirque 193 (5 23 103) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Portfolio TI 2003 M-95 194 (5 23 104) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Compte-rendu rencontre avec X 195 (5 23 105) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Montreal Complex Strategic Blueprint 196 (5 23 106) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Échéancier maître de tous les projet 197 (5 23 107) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Texte de X sur les CC + 198 (5 23 108) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Révision de l'échéancier maître des 199 (5 23 109) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Projections financières du plan d'af 200 (5 23 110) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Plan d'action ~ppt~ M-103 201 (5 23 111) /Pratiques Gestion/M Processus de gestion/Étude complete officielle Sec 202 (6) /Pratiques Partagées 203 (6 2) /Pratiques Partagées/Pratique Créolité 204 (6 3) /Pratiques Partagées/Pratique Forum 205 (6 4) /Pratiques Partagées/Pratique Interdisciplinarité 206 (6 6) /Pratiques Partagées/Mémoire 207 (6 9) /Pratiques Partagées/R&D 208 (7) /Pratiques VIP 209 (7 1) /Pratiques VIP/Pratique Cercle 210 (7 2) /Pratiques VIP/Pratique Sport 211 (7 3) /Pratiques VIP/Pratique Happy Few 212 (7 4) /Pratiques VIP/Pratique Anciens 213 (8) /Composantes CC 214 (8 1) /Composantes CC/Ambassade 215 (8 2) /Composantes CC/Cuisine - Restaurant 216 (8 3) /Composantes CC/Espaces 217 (8 4) /Composantes CC/Hôtel 218 (8 5) /Composantes CC/Jardins 219 (8 6) /Composantes CC/Labo 220 (8 7) /Composantes CC/Baraka 221 (8 8) /Composantes CC/Spa 222 (8 8 1) /Composantes CC/Spa/Formation 223 (8 9) /Composantes CC/Théâtre 224 (8 10) /Composantes CC/Station spatiale 225 (9) /Culture des bâtisseurs circassiens 226 (9 1) /Culture des bâtisseurs circassiens/Expérience 227 (9 2) /Culture des bâtisseurs circassiens/Écologie 228 (9 3) /Culture des bâtisseurs circassiens/Architecture 229 (9 4) /Culture des bâtisseurs circassiens/Art 230 (9 5) /Culture des bâtisseurs circassiens/Identité 231 (9 6) /Culture des bâtisseurs circassiens/Labyrinthe 232 (9 7) /Culture des bâtisseurs circassiens/Nomadisme 233 (9 8) /Culture des bâtisseurs circassiens/Transformation 234 (9 9) /Culture des bâtisseurs circassiens/Fondements 235 (9 9 1) /Culture des bâtisseurs circassiens/Fondements/Authenticité 236 (9 9 3) /Culture des bâtisseurs circassiens/Fondements/Éthique 237 (9 9 4) /Culture des bâtisseurs circassiens/Fondements/Humanisme 238 (9 10) /Culture des bâtisseurs circassiens/Langage 239 (10) /Autres CC 240 (10 1) /Autres CC/CC Hong Kong 2001 241 (10 2) /Autres CC/CC Londres 2001 242 (11) /Ma - Contenu 243 (11 11) /Ma - Contenu/Ma Physique

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244 (11 11 6) /Ma - Contenu/Ma Physique/Atmosphère 245 (11 11 7) /Ma - Contenu/Ma Physique/Outils, moyens 246 (11 11 8) /Ma - Contenu/Ma Physique/Outils, moyens G 247 (11 12) /Ma - Contenu/Ma Relationnel 248 (11 12 9) /Ma - Contenu/Ma Relationnel/Animation 249 (11 12 10) /Ma - Contenu/Ma Relationnel/Les Milouds 250 (11 13) /Ma - Contenu/Ma Émergeant 251 (11 13 1) /Ma - Contenu/Ma Émergeant/Expérience 252 (11 13 2) /Ma - Contenu/Ma Émergeant/Sens donné 253 (11 14) /Ma - Contenu/Ma Imaginaire 254 (11 14 3) /Ma - Contenu/Ma Imaginaire/Vie, rêve 255 (11 14 4) /Ma - Contenu/Ma Imaginaire/Récit 256 (12) /Projet 257 (12 1) /Projet/R&D 258 (12 10) /Projet/Ba Contenant 259 (12 10 1) /Projet/Ba Contenant/Vision 260 (12 10 2) /Projet/Ba Contenant/Influences artistiques - historiques 261 (12 10 3) /Projet/Ba Contenant/Lieu physique 262 (12 10 3 1) /Projet/Ba Contenant/Lieu physique/On the Road 263 (12 10 3 2) /Projet/Ba Contenant/Lieu physique/St-Bruno 264 (12 10 3 3) /Projet/Ba Contenant/Lieu physique/Inspiration 265 (12 10 3 4) /Projet/Ba Contenant/Lieu physique/Studio 266 (12 10 3 5) /Projet/Ba Contenant/Lieu physique/Mythique 267 (12 10 3 6) /Projet/Ba Contenant/Lieu physique/Caserne 268 (12 10 3 7) /Projet/Ba Contenant/Lieu physique/CC 269 (12 10 4) /Projet/Ba Contenant/Processus 270 (12 11) /Projet/Ma Contenu 271 (12 11 5) /Projet/Ma Contenu/Sens donné 272 (12 11 6) /Projet/Ma Contenu/Récit 273 (12 11 7) /Projet/Ma Contenu/Outils, moyens 274 (12 11 9) /Projet/Ma Contenu/Les Milouds 275 (13) /Oeuvre 276 (13 10) /Oeuvre/Ba Contenant 277 (13 10 1) /Oeuvre/Ba Contenant/Émotion 278 (13 10 2) /Oeuvre/Ba Contenant/Surréalisme 279 (13 10 3) /Oeuvre/Ba Contenant/Bâtiment CC 280 (13 10 4) /Oeuvre/Ba Contenant/Présence ds l'environnement 281 (13 11) /Oeuvre/Ma Contenu 282 (13 11 5) /Oeuvre/Ma Contenu/Expérience 283 (13 11 6) /Oeuvre/Ma Contenu/Vie, rêve 284 (13 11 8) /Oeuvre/Ma Contenu/Atmosphère 285 (13 11 9) /Oeuvre/Ma Contenu/Animation 286 (14) /Recherche 287 (15) /Chronologie 288 (15 1) /Chronologie/Équipe G 289 (15 1 1) /Chronologie/Équipe G/Août 2001 G 290 (15 1 2) /Chronologie/Équipe G/Août 2002 G 291 (15 1 3) /Chronologie/Équipe G/Août 2002 G 2 292 (15 1 4) /Chronologie/Équipe G/Automne 2001 G 293 (15 1 5) /Chronologie/Équipe G/Avril 2002 G 294 (15 1 6) /Chronologie/Équipe G/Décembre 2001 G 295 (15 1 7) /Chronologie/Équipe G/Février 2002 G

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296 (15 1 9) /Chronologie/Équipe G/Janvier 2002 G 297 (15 1 10) /Chronologie/Équipe G/Juillet 2001 G 298 (15 1 11) /Chronologie/Équipe G/Juillet 2002 G 299 (15 1 12) /Chronologie/Équipe G/Juin 2002 G 300 (15 1 13) /Chronologie/Équipe G/Mai 2002 G 301 (15 1 14) /Chronologie/Équipe G/Mars 2002 G 302 (15 1 15) /Chronologie/Équipe G/Novembre 2001 G 303 (15 1 16) /Chronologie/Équipe G/Novembre 2002 G 304 (15 1 17) /Chronologie/Équipe G/Octobre 2001 G 305 (15 1 18) /Chronologie/Équipe G/Octobre 2002 G 306 (15 1 19) /Chronologie/Équipe G/Septembre 2002 G 307 (15 2) /Chronologie/Équipe C 308 (15 2 1) /Chronologie/Équipe C/Août 2002 309 (15 2 2) /Chronologie/Équipe C/Automne 2001 310 (15 2 3) /Chronologie/Équipe C/Automne 2002 311 (15 2 4) /Chronologie/Équipe C/Avril 2002 312 (15 2 5) /Chronologie/Équipe C/Décembre 2001 313 (15 2 6) /Chronologie/Équipe C/Décembre 2002 314 (15 2 7) /Chronologie/Équipe C/Été 2002 315 (15 2 8) /Chronologie/Équipe C/Février 2002 316 (15 2 9) /Chronologie/Équipe C/Janvier 2002 317 (15 2 10) /Chronologie/Équipe C/Juillet 2001 318 (15 2 11) /Chronologie/Équipe C/Juillet 2002 319 (15 2 12) /Chronologie/Équipe C/Juin 2002 320 (15 2 13) /Chronologie/Équipe C/Mai 2002 321 (15 2 14) /Chronologie/Équipe C/Novembre 2000 322 (15 2 15) /Chronologie/Équipe C/Novembre 2001 323 (15 2 16) /Chronologie/Équipe C/Novembre 2002 324 (15 2 17) /Chronologie/Équipe C/Octobre 2001 325 (15 2 18) /Chronologie/Équipe C/Octobre 2002 326 (15 2 19) /Chronologie/Équipe C/Septembre 2001 327 (15 2 20) /Chronologie/Équipe C/Septembre 2002 328 (15 2 21) /Chronologie/Équipe C/Mars 2002 329 (15 3) /Chronologie/Chercheure post CC 330 (15 3 1) /Chronologie/Chercheure post CC/Août 2003 331 (15 3 2) /Chronologie/Chercheure post CC/Décembre 2003 332 (15 3 3) /Chronologie/Chercheure post CC/Février 2003 333 (15 3 4) /Chronologie/Chercheure post CC/Janvier 2003 334 (15 3 5) /Chronologie/Chercheure post CC/Janvier 2004 335 (15 3 6) /Chronologie/Chercheure post CC/Juillet 2004 336 (15 3 7) /Chronologie/Chercheure post CC/Juin 2003 337 (15 3 8) /Chronologie/Chercheure post CC/Mai 2003 338 (15 3 9) /Chronologie/Chercheure post CC/Mai 2004 339 (15 3 10) /Chronologie/Chercheure post CC/Mars 2003 340 (15 3 11) /Chronologie/Chercheure post CC/Novembre 2003 341 (15 3 12) /Chronologie/Chercheure post CC/Octobre 2003 342 (15 3 13) /Chronologie/Chercheure post CC/Septembre 2003 343 (15 4) /Chronologie/Avec P 344 (15 4 1) /Chronologie/Avec P/Août 2002 GP 345 (15 4 2) /Chronologie/Avec P/Décembre 2001 GP 346 (15 4 3) /Chronologie/Avec P/Août 2002 CGP 347 (15 4 4) /Chronologie/Avec P/Janvier 2002 GP

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348 (15 4 5) /Chronologie/Avec P/Juillet 2002 CGP 349 (15 4 6) /Chronologie/Avec P/Juin 2002 GP 350 (15 4 7) /Chronologie/Avec P/Novembre 2001 GP 351 (15 4 8) /Chronologie/Avec P/Novembre 2002 GP 352 (15 4 9) /Chronologie/Avec P/Octobre 2002 CGP 353 (15 4 10) /Chronologie/Avec P/Octobre 2002 GP 354 (15 4 11) /Chronologie/Avec P/Septembre 2002 GP 355 (15 8) /Chronologie/Équipes CG 356 (15 8 3) /Chronologie/Équipes CG/Janvier 2002 CG 357 (15 8 5) /Chronologie/Équipes CG/Juillet 2002 CG 358 (15 8 6) /Chronologie/Équipes CG/Octobre 2002 CG 359 (15 8 7) /Chronologie/Équipes CG/Septembre 2001 CG

xxxv

Annexe L – Citations

Chapitre No

. Citation traduite apparaissant dans le texte Citation originale anglaise Référence

citation 1 1 plus grand est le pouvoir du manager sur

l'artiste, plus grand le degré de conformité (l'absence d'innovation)

“[ ...] the greater the power of the managing director over the artistic director, the greater the degree of conformity (lack of innovation)”

(Castaner et Campos, 2002, p.43).

1 2 à des années lumière des conventions actuelles

"a complete departure from the existing conventions"

(Becker, 1982, dans Castaner et Campos, 2002)

1 3 Jusqu'à ce que les dirigeants, les ingénieurs et les opérateurs découvrent qu'ils utilisent des langages différents, qu'ils formulent des hypothèses différentes au sujet de ce qui est important, jusqu'à ce qu'ils apprennent à traiter les autres cultures comme valides et normales, nous allons continuer à voir des échecs d'apprentissage organisationnel. Nous verrons des innovations puissantes au niveau des opérateurs qui seront ignorées, subverties ou punies ; nous verrons des technologies sous-utilisées, nous verrons des employés en colère blâmer des programmes impersonnels de réingénierie et de réduction de postes ; nous verrons des dirigeants frustrés poursuivre leur but tout en se sentant impuissants quand il s'agit de promouvoir leurs idées au sein de systèmes humans complexes...

Until executives, engineers, and operators discover that they use different languages, make different assumptions about what is important, and until they learn to treat the other cultures as valid and normal, we will continue to see failures in organizational learning efforts. We will see powerful innovations at the operator level that are ignored, subverted or actually punished, we will see technologies that are grossly under-utilized, we will see angry employees railing against the impersonal programs of re-engineering and down-sizing, we will see frustrated executives who know what they want to accomplish but feel impotent in pushing their ideas through complex human systems…

(Schein, 1992, p.10)

1 4 […] reconnaître qu'une des principales conséquences de la complexité technologique, de la globalisation et de la transparence universelle est que les vieilles hypothèses ne foctionnent plus. […] Nous devrons trouver des façons de communiquer en franchissant les frontières culturelles, d'abord en établissant une communication qui stimule la compréhension commune plutôt que le blâme réciproque.

[…] acknowledge that one of the main consequences of technological complexity, globalism, and universal transparency is that some of the old assumptions no longer work. […] We will have to find ways of communicating across the cultural boundaries, first, by establishing some communication that stimulates mutual understanding rather than mutual blame.

(Schein, 1992, p.10)

1 5 Le concept de dialogue a substentiellement enrichi notre compréhension de la pensée humaine et de la communication ces dernières années, rendant possible une compréhension inter-culturelle (Isaacs, 1993; Schein, 1993). Si nous pouvons rassembler des peuples de différentes cultures dans une même salle, ce qui est déjà difficile, nous devons les amener à développer une écoute réflexive d'eux-

The concept of “dialogue” has in recent years substantially improved our understanding of human thought and communication, and promises to make it possible to gain some understanding across cultural boundaries (Isaacs, 1993; Schein, 1993). If we can get people from the different cultures into the room together, which is hard enough, we must get them to reflectively listen to themselves and to each other which is even harder. Fortunately, the understanding of

(Schein, 1992, p.11)

xxxvi

Chapitre No.

Citation traduite apparaissant dans le texte Citation originale anglaise Référence citation

mêmes et des autres, ce qui est encore plus difficile. Heureusement, on comprend également mieux comment créer des dialogues efficaces.

what it takes to create effective dialogues is itself coming to be better understood

2.6.3.2 1 Pour réussir dans des environnements de haute technologie, les leaders devront développer une nouvelle habileté cognitive : être attentif aux sources intangibles de connaissances et d'acquisition du savoir.

“In order to do well in high-tech-driven environments, leaders will have to develop a new cognitive capacity that involves paying attention to the intangible sources of knowledge and knowing”

Arthur et al., (2000, p.5)

2.6.3.2 2 Reconnaître le territoire invisible -tacite- du leadership s'avère pertinent pour développer un savoir et une conscience d'une plus grande profondeur, ce qui améliorera la prise de décision et la créativité.

«The relevance of mapping the invisible territory of leadership –the tacit territory- is to develop a deeper level of knowing, a deeper level of awareness. This will enhance both decision-making and creativity”

(Illuminating the blind spot, McKinsey-SoL Leadership Project, 2000).

2.7 3 la compréhension esthétique de la vie de l'organisation produit des connaissances organisationnelles qui sont essentielles

the aesthetic understanding of organizational life produces primary organizational knowledge

(Strati et Guillet de Monthoux, 2002, p.758)

2.7 4 La plupart des professeurs de créativité et des personnes actives dans ce domaine traitent de la pensée créative. Je considère que l'art est plutôt une aide à l'action créative. En fait, les artistes ne parlent jamais de créativité ; ils sont plus pragmatiques et ont tendance à laisser les discours à d'autres. Pendant ce temps, les artistes agissent et créent. C'est la raison pour laquelle il est important de faire la distinction entre la conception que l'on se fait de la créativité dans le monde des affaires et la création artistique authentique.

Most of the creativity professors and people active in that field deal with creative thinking, whereas I think the art is a help for creative doing. Artists themselves, in fact, never talk about creativity; they are more pragmatic and tend to leave the talking to talkers; and meanwhile the artists get started doing and creating. It is thus important to distinguish between the business conception of creativity and authentic artistic creation

Piers Ibbotson, artiste et assistant directeur, Royal Shakespeare Company, Londres (Darsoe, 2004, p.30)

2.7 5 types de conscience qui ne peuvent être développés que par l'expérience directe, celle qui passe par les sensations et qui touche profondément la personne

type of consciousness [that] can be developed only through direct experience, experience that involves feelings and that touches the person profoundly

(Darsoe, 2004, p.31)

3.1 1 Le Ba agit comme un creuset, un solide contenant social du savoir collectif tacite

ba tend to act as robust 'social containers' for collectively held tacit knowledge

(Ray, 2000, p.6)

3.1 2 Les contextes génératifs partagés -ou champs- émergent de l'action authentique traversée par un sens plus vaste. De plus, agir à partir d'un tel état ne fait pas que connecter les gens à la nature, il les fait se connecter entre eux. Le champ génératif est à la fois personnel et éminament collectif.

Generative shared contexts or fields arise out of authentic actions informed by a larger flow of meaning. Moreover, acting out of such a state of being not only connects people to nature’s unfolding but to one another. The generative field is both deeply personal and inherently collective

(Senge, 2001)

xxxvii

Chapitre No.

Citation traduite apparaissant dans le texte Citation originale anglaise Référence citation

6.3 1 Alors que les artistes savent que la qualité du lieu est critique pour la qualité de leurs performances, il semble évident que les entreprises se concentrent aussi sur la création de configurations de lieux, au sens large, qui permettent au système de perfomance corporative d'évoluer constamment et de se développer. Pourtant, après environ une décennie de discussions sur la gestion des connaissances et l'apprentissage organisationnel, nous ne comprenons toujours pas en profondeur et véritablement comment diriger et organiser la création de connaissances profondes et l'innovation soutenue. ... Nous croyons que le facteur le plus important qui agit sur la création de connaissances est la qualité du lieu.

While all artists know that the quality of place is critical for the quality of their performance, it seems obvious that companies also focus on creating configurations of places at large that allow the corporate performance system to continuously evolve, innovate, and thrive. And yet, after about a decade of discussion on knowledge management and organizational learning, we are still short of a deep and truly actionable understanding of what it takes to lead and organize around profound knowledge creation and sustained innovation. …We believe that the single most important factor shaping the quality of knowledge creation is the quality of place.

(Nonaka, Toyama et Scharmer, 2001).

6.5.1 1 Une culture est un ensemble d'hypothèses tacites sur le monde et sur ce qu'il devrait être partagées par un ensemble de personnes et qui déterminent leurs perceptions, leurs pensées, leurs sentiments et, jusqu'à un certain point, leurs comportements observables. La culture se manifeste à trois niveaux ; le niveau des hypothèses tacites profondes qui sont l'essence de la culture ; le niveau des valeurs affichées qui reflètent souvent l'idéal d'un groupe et l'image qu'il veut présenter et le niveau des comportements quotidiens qui représentent un compromis complexe entre les valeurs affichées, les hypothèses de fond et les exigences qu'imposent une situation.

A culture is a set of basic tacit assumptions about how the world is and ought to be that is shared by a set of people and determines their perceptions, thoughts, feelings and, to some degree, their overt behaviour Culture manifests itself at three levels, the level of the deep tacit assumptions that are the essence of the culture, the level of espoused values which often reflect what a group wishes to be ideally and the way it wants to present itself publicly , and the day to day behaviour which represents a complex compromise between the espoused values, the deeper assumptions and the immediate requirements of the situation. (Schein, 1992, p.3)

6.5.4.1.1

1 Pourquoi se doter de Complexes Cirque ? Parce que c'est une façon de voir émerger de faire croître des opportunités qui mènent à des projets plus importants que ne le sont les spectacles du CDS. Nous sommes bons pour réaliser des spectacles et pour le contact humain physique. Nous venons de la rue

Why have Complex Cirque? It’s a way of nurturing opportunities leading to greater projects than just CDS shows. We are good at live shows, human body contact. We come from the streets

6.5.4.2 1 …la vision dépasse la création d'un Complexe. Nous avons l'espoir que certains éléments de ces projets pourrons trouver leur propre voix et se répandre sur la planète. Les résultats seront contagieux, ils aideront à bâtir un monde meilleur. Les Complexes seront à la source de cette contribution. Notre ambition n'est pas de changer le monde mais plutôt de travailler le rendre meilleur. Chacun est son propre jardinier.

…the vision is more than just creating a Complex. Hopefully, some of the elements in these projects will be able to live on their own and spread out around the planet. The results will be contagious, helping to build a better world. The complexes will be the seed for this contribution. The ambition is not to change the world but rather to work for a better world. Each person is his or her own gardener

xxxviii

Chapitre No.

Citation traduite apparaissant dans le texte Citation originale anglaise Référence citation

6.5.4.2 2 être sensible à la communauté à laquelle nous appartenons, créer des ouvertures sociales vers les gens qui y vivent. Avoir également un engagement envers le future, bâtir avec un but. S'assurer que ça nous survive

Being aware of the community in which we “live”, making social ouvertures toward the people living in it. Having a commitment to the future also, building with a purpose. Making sure it lives beyond our own time

6.5.4.2 3 Nous avons vu les résultats : les gens ouvrent leur esprit, leur âme et ils ont confiance

…we’ve seen the results of it which is people open their mind, their soul, their spirit and have confidence

6.5.4.4 1 On peut divertir les gens. Ils ont alors l'impression qu'ils en ont pour leur argent, momentanément. Mais on peut aussi créer une expérience et c'est la chance qui nous est donnée de pouvoir offrir des souvenirs aux gens.

We can entertain people. They get the impression that they get their money’s worth momentarily. But we can create an experience. That’s the opportunity to give the person memories

6.5.4.4 2 c'est là que nous avons une responsabilité that’s where the responsibility is coming6.5.4.5.2

1 chaque personne va vivre d'une façon différente et ne vivrons pas la même expérience que celle de son voisin

each person is going to live it in a different way and they’re not going to experience it in the same way as the person next to them

7.2.3.1 1 Y a tout l’aspect service, limousine […] Pourquoi est-ce qu'on n'importerait pas des taxis londoniens et offrir un service en lien avec ça

Y a tout l’aspect service, limousine […] Why can we not import some taxis from London and have a service related to it

7.2.3.1 2 Installons du karaoke à l'arrière des taxis !

Let’s organize our cabs with karaoke in the back!

7.2.3.3 1 l'aspect business [d'accord] mais j'ai besoin de mes gens de création, qui sont mes gens de création qui vont diriger [le développement] ?

l’aspect business [d’accord] but I need my creative people, who is my creative people who will lead?

7.2.4.1 1 Où aucun homme n'est jamais allé where no man has gone before7.2.4.1 2 personne d'autre n'a eu l'audace de tenter

de répondre à toutes ces attentes d'un seul coup

nobody else has ever had the audacity to try meeting all of these expectations in one shot

7.2.5 1 L'action est la manière dont les humains donnent sens à la vie.C'est notre façon de nous révéler aux autres et à nous-mêmes

Action is how we give meaning to life. It is how we reveal ourselves to others and to ourselves

7.2.5 2 Le mot action évoque l'image d'individus qui font, qui exécutent et qui implantent.

The word action conjures up images of individuals doing, executing, and

implementing.7.2.56.2 1 J'entends des choses de différents côtés.

[…] J'espère qu'il y a une ouverture à partager toute cette expertise

I hear things on different sides. […] I hope there’s an openness to share all those expertise

8.11.2 1 les vrais artistes rêvent rarement, ils sont plutôt comme des hommes d'affaires pratiques. La croyance qui veut que l'art soit une illusion est un des malentendus qui découlent du fait de voir les artistes comme des rêveurs impulsifs, c'est ignorer leur mission. [...] En fait, et contrairement au soit-disant crédo romantique, les artistes sont extrêmement pragmatiques (pour ne pas dire que ce sont des prédateurs). Tour ce qu'ils croisent peut devenir une ressouce utile à leur oeuvre. [...]. Même s'ils prétendent le

real artists seldom dream; they are like practical businessmen. The belief that art is illusion is one of the misunderstandings that grows out of viewing artists as impulsive daydreamers; it ignores accomplishing their mission. […] Actually, and quite contrary to the so-called romantic creed, artists are extremely instrumental and pragmatic (not to say predatory). Everything they come across could well be a resource for their work. […] Although they may pretend otherwise, artists seem not really interested in others just for the sake of others. They are not therapists. Their

(Guillet de Monthoux, 2004, pages 46-47).

xxxix

Chapitre No.

Citation traduite apparaissant dans le texte Citation originale anglaise Référence citation

contraire, les artistes ne semblent pas vraiment intéressés par les autres pour ce qu'ils sont. Ce ne sont pas des thérapeutes. Leur premier but n'est jamais de favoriser la créativité chez les autres ; ils veulent plutôt faire de l'art eux-mêmes.

primary aim is never to further the creativity of others; they want to do art themselves.

8.11.3 1 Quand les humains se balancent joyeusement d'un pôle à l'autre, ils entrent véritablement dans le Schwung

When humans joyfully swing between the two poles, they are truly in the Schwung of things

(Guillet de Monthoux, 2004, p.19)

9.2.1 1 Quand j'ai tenté d'utiliser mon expérience [...] en tant que sciences du management ou théories de l'organisation, elle s'est transformée en construits théoriques et en jargon technique ; l'énergie a disparu dans le processus de réduction de l'expérience en abstraction. [...] Qu'avait-elle de spécial, cette énergie ? Je me le demandais.

When I tried to use my […] experiences as management science or organizational theory, they faded into theoretical constructs and technical jargon; the energy vanished in the process of reducing experience to abstraction. [...] What was so special about this energy? I wondered. (Guillet de Monthoux, 2004, p.15-16)