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22/09/10 1
INNOVATION ET NOVATION EN PÉDAGOGIE : LES EXPÉRIENCES DANS LES
ÉCOLES DE LA CCIP
René Barbier (CIRPP)
2e livrable 2010
Les acteurs du système éducatif, que les sociologues des organisations nomment des
« opérateurs », sont sans cesse en butte à un dilemme.
D’une part le changement dans les organisations et les institutions, sous l’apparent
immobilisme, n’arrêtent pas de se transformer imperceptiblement sous l’influence des
stratégies et des tactiques des opérateurs. Certes, les transformations semblent infimes et
« silencieuses » pour reprendre le concept de François Jullien. Les sociologues de l’éducation
– dans la ligne de Passeron et Bourdieu (1970) – auront tendance à parler de « reproduction »
pure et simple sous les spectaculaires « innovations pédagogiques » de quelques uns. Mais, en
fait, l’organisation qui reste vivante est obligée de changer constamment. Ce qui ne veut pas
dire qu’elle se transforme radicalement et qu’elle implique, alors, de la novation éducative.
D’autre part les opérateurs constatent à quel point les habitudes dans les pratiques et les
attitudes résistent à tout mouvement, tout changement. Il existe une inertie inhérente à la peur
du changement. L’être vivant se méfie de ce qui vient déstructurer ses points de repère, ses
assurances parfois durement acquises, ses privilèges enfin reconnus.
Les pédagogues, comme agent de changement en éducation, vivent ce dilemme en
permanence. Leur impatience les pousse parfois à « forcer » un peu les résistances des uns et
des autres. L’échec est souvent, dans ce cas, au bout de l’action. Plus que jamais, le
pédagogue se doit de reconnaître à la fois la réalité de la complexité des transformations
individuelles et collectives dans l’école et, malgré tout, accepter d’oeuvrer, en prenant le
temps nécessaire, pour travailler ces résistances et faire découvrir la confiance dans l’avenir
d’une vie en acte.
Sous cet angle le travail pédagogique est ingrat et souvent frustrant. Le pédagogue qui
demeure ferme dans son attitude d’agent de changement doit se coltiner les regards hostiles
ou indifférents, les rumeurs douteuses à son encontre, les stratégies de détournement de son
action, les blocages insidieux dans une bureaucratie envahissante. Beaucoup d’enseignants ne
résistent pas à la pression et abandonnent leur projet. Il se désengagent et attendent la retraite
avec stoïcisme. Mais nombreux sont ceux qui, malgré tout, continuent à chercher, à agir, à
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croire que quelque chose de meilleur pour l’école peut sortir d’une action pédagogique
concertée et collective.
La recherche-action pédagogique se doit se respecter tous les acteurs dont je viens de parler.
Elle a à faire avec tous les membres de la communauté éducative et pas simplement avec les
plus à la pointe du progrès espéré. Mais elle agit surtout dans le cadre de projets d’innovation
qui sont proposés et souvent déjà plus ou moins en voie de réalisation dans l’école par
quelques uns. C’est le cas pour les recherches menées par le Centre d’Innovation et de
Recherche en Pédagogie de Paris (CIRPP) travaillant avec les pédagogues de terrain dans les
écoles de la Chambre de Commerce et d’industrie de Paris.
Le concept d' innovation est bien ancré dans une représentation habituelle en termes de
nouveauté. Le CIRPP dans certains de ses textes en fait encore foi, sans s'en apercevoir. Par
exemple lorsqu'il est écrit, à propos de l'innovation pédagogique, dans la présentation sur le
site web : « aux pratiques instituantes c'est-à-dire celles que l'on peut qualifier d'innovantes et
qui viennent questionner l'ordre établi pour permettre une meilleure connaissance des
perspectives futures dans le domaine de la transmission des savoirs pluriels nécessaires à
notre temps. »
Mais il nous faut revoir cet allant-de-soi langagier.
L'innovation est certes du domaine du changement, mais moins instituant que subrepticement
institué car l'institué ne suppose pas l'immobilisme. Elle implique que quelque chose bouge à
l'intérieur d'un système, dès lors que ce système est vivant donc « ouvert ». De nouvelles
connexions peuvent être créées entre les éléments structurants du système. On assiste ainsi à
une évolution. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas « reproduction » relative, même si l'on
peut parler de « révolutions minuscules » (dans un ancien numéro de la revue Autrement
auquel j'avais participé) ou encore de « transformation silencieuses » avec François Jullien.
La novation, au contraire s'en distingue en affirmant que nous remettons en question la
logique interne du système considéré. Dans ce cas il y a un véritable « dérangement » de la
structure tant sur le plan idéologique, organisationnel que psychoaffectif et surtout éthique.
Une autre logique systémique est proposée dans la novation. D'autres relations entre les
éléments, dont certains sont proprement inventés, créés de toute pièce, en fonction de la
reconnaissance d'une réalité plus complexe que celle fournie par les savoirs académiques,
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changent la donne antérieure. Un nouveau système logique est ainsi engendré. C'est ainsi que
l'on assiste aux « révolutions » scientifiques dont les paradigmes anciens sont déstructurés au
profit de nouveaux plus inventifs et nécessaires, comme l'a montré le philosophe des sciences
Thomas Kuhn dans son célèbre essai sur les structures des révolutions scientifiques en 1962.
Certaines périodes de l'histoire humaine, dites « périodes axiales » par le philosophe Karl
Jaspers, sont propices à ce genre de création culturelles. Il se peut que nous assistions au
commencement de l'une de ces périodes axiales au XXIe siècle.
C'est le propre, à mon avis, de ce que je nomme « métissage axiologique » dans le cadre de
l'interculturalité. La relation interférentielle entre deux cultures différentes engendre une
troisième culture qui n'est plus ni la culture A, ni la culture B, ni même la simple juxtaposition
des deux, mais une culture « autre » qui émerge et demande à être comprise avec une clarté
d'esprit qui dépasse les habitudes de pensée traditionnelles. C'est ce que nous apprennent
aujourd'hui les apports scientifiques de l'écologie et des neurosciences appliquées à la
complexité du cerveau. Sans pouvoir penser la novation, d'un point de vue théorique, nous ne
comprendrons pas le sens profond et nécessaire des transformations à venir en économie, en
politique, et plus généralement dans les sciences de l'homme et de la société.
Peu d' « innovations pédagogiques » relèvent de la novation ainsi définie.
Nous nous attachons au sein du CIRPP à tenter d'en préciser la nature et les contours
opératoires en fonction des expériences pédagogiques déjà réalisées par les praticiens
chercheurs de terrain.
1. Une problématique au changement pédagogique
L’objet de ce deuxième livrable consiste à réfléchir sur les diverses réalisations connues et
analysées par le CIRPP depuis trois ans. Cette réflexion prend pour champ théorique ce qui a
été écrit dans le premier livrable de cette année 2010. J’ai essayé de proposé une théorie de la
novation éducative en tenant compte à la fois de l’inéluctabilité du changement de toute
organisation vivante, qui se traduit par de l’innovation, et d’une distinction à faire avec la
novation éducative qui s’ouvre sur un bouleversement systémique.
Rappelons brièvement les enjeux à la fois personnels et sociaux de cette problématique.
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Il est intéressant de noter que le terme « changement », en français, a pour origine première le
terme provenant du bas latin cambiare qui veut dire : échanger, substituer une chose à une
autre. L'interaction et l'échange sont ainsi au coeur du changement. le changement désigne
aussi le passage d'un état à un autre, mais avec une certaine continuité dans l’identité. Comme
le note Jacques Rhéaume, « Telle personne a changé mais c'est encore telle personne. Tel
groupe, ou telle organisation, ou telle société ont changé, mais ce sont encore tel groupe, telle
organisation ou telle société. Sinon, il y a plus que du changement : il y a disparition et
émergence d'une autre réalité, mort ou création. L'enjeu identitaire, personnel ou social, est,
dans ce contexte, au coeur de la notion de changement »1
Il nous faut remonter aux philosophes présocratiques, en particulier à l'opposition entre
Héraclite, pour qui le changement est l'essence de l'Être toujours en mouvement et en conflit
entre les figures des éléments matériels, le feu en particulier, et Parménide, pour qui l'Être est
permanence sous l'apparence des changements. Cette opposition radicale traverse les théories
du changement. Dans l’histoire des théories du changement, la pensée allemande de la Gestalt
a proposé de considérer que le changement soit décrit comme un processus itératif
comprenant trois phases : décristallisation, déplacement, cristallisation.
Cette conception dynamique du changement, connue à travers les travaux portant sur la
dynamique des groupes restreints, sera vite relayée et amplifiée par la conception systémique
qui va s'imposer dès les années 1950. Le système, individuel, groupal, social est cette totalité
d'éléments interdépendants qui se forme en interaction avec un environnement complexe et
d'autres systèmes. Ces systèmes se maintiennent ou changent suivant des processus
complexes de régulation, des régulations les plus simples, mécaniques, comme la commande
thermostatique, aux régulations les plus complexes du vivant, comme l'auto-poièse
(autoréférence et auto-production du système). Mais, dans tous les cas, il s'agit toujours d'une
structuration dynamique d'éléments en interaction et formant un tout.
Une autre conception du changement, portée également par les tenants d'une approche
lewinienne, est celle du changement planifié.
Intégrant plusieurs éléments de l'approche systémique ou de la dynamique du changement,
elle repose toutefois sur une tout autre tradition de pensée, bien américaine dans ses origines,
soit la philosophie pragmatique sociale. Le changement planifié, c'est le changement défini
comme la résultante d'un plan, d'une volonté et d'une intention d'en arriver à un nouvel état
souhaité, individuel, groupal ou organisationnel. Mais ce changement intentionnel se produit 1 Jacques Rhéaume, article « changement », Vocabulaire de psychosociologie, références et positions, sous la direction de J.Barus-Michel, E.Enriquez et A.Lévy, Paris, Eres, 2002
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au terme d'un processus rationnel, celui de la résolution de problèmes.
Une troisième tradition de pensée, fort influente dans les conceptions psychosociologiques du
changement, est celle du développement : développement des groupes, développement,
organisationnel (D.O.), développement personnel (ou croissance personnelle). Dans le
domaine de la psychologie, le concept de développement est souvent associé à des auteurs
pionniers comme Gordon Allport et Carl Rogers.
Dans cette conception « organique » du changement, Il est toujours présupposé un état
incomplet, inachevé, virtuel d'un tout organique, vivant, qui ensuite grandit, se déploie,
s'actualise pleinement dans toute sa maturité.
Cela vient motiver ou modérer le sens plus radical associé à l'idée d'un changement pouvant
être défini comme rupture, désorganisation, transformation structurelle d'un état à un autre. Le
développement, c'est plutôt la continuité et le progrès, le changement défini par une série de
phases de croissance. Se réaliser, s'actualiser pleinement ou optimalement, sont les maîtres
mots. Le développement peut impliquer des conflits, des ruptures, mais comme autant de
passages ou de crises vers une plus grande maturation intégrative.
La quatrième tradition de pensée associée à une psychosociologie du changement est celle du
changement institutionnel, qui repose sur des références multiples à la pensée critique, au sens
sociologique du terme, bien représentée par les diverses traditions marxistes ou post-
marxistes. L'analyse institutionnelle d'un René Lourau ou d'un Georges Lapassade, ou encore
la sociopsychanalyse d'un Gérard Mendel, sont des exemples d'une telle approche critique,
approche qui va être définie le plus souvent en critiquant d'autres théories du changement
psychosociologique, les qualifiant d'adaptatrices, de manipulatrices, de reproductrices de
l'ordre établi.
Une cinquième tradition peut également être identifiée comme contribution originale à une
approche psychosociologique du changement.
Elle s'exprime, par excellence, dans la critique psychologique du changement fondée sur la
théorie psychanalytique du groupe ou du lien social collectif, mettant en relief l'importance
décisive de l'Inconscient et de l'Imaginaire comme sources ou obstacles au changement.
Les travaux pionniers de l'Institut Tavistock, avec des théoriciens et cliniciens comme W.
Bion, et les travaux français comme ceux de D. Anzieu ou R. Kaës vont ainsi opérer une
redéfinition des bases psychologiques du changement.
Certes ces cinq traditions de pensée et de pratiques bien distinctes – dynamique du
changement, changement planifié, développement, changement critique – peut apparaître bien
sommaire face à l'examen plus détaillé d'auteurs ou d'ouvrages sur le changement.
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Plus récemment des auteurs psychosociologues vont tenir ensemble des points de vue aussi
différents, quant à leurs fondements théoriques que l'approche existentielle et
phénoménologique, la sociologie critique et la psychanalyse. Et les développements
théoriques proposés accompagnent l'affirmation tout aussi nette d'une méthodologie
d'intervention complexe qui est susceptible de permettre une telle dialectique dans des
domaines aussi différents que l'intervention ou la consultation organisationnelle, l'intervention
communautaire ou en milieu ouvert, la formation en groupe restreint, l'approche
biographique, et jusque dans la thérapie.
L'approche clinique en sciences humaines ou sociales (sociologie clinique) représente un bon
exemple de ces avancées méthodologiques et théoriques qui permettent de redéfinir une
psychosociologie du changement où les exigences de l'action peuvent où les exigences de
l'action peuvent êtres liées à une visée critique et émancipatrice2.
2. De l’innovation comme changement
L’innovation s’inscrit totalement dans la problématique du changement. Sur ce point nous
retiendrons la réflexion théorique de Norbert Alter qui dans son ouvrage « l’innovation
ordinaire » nous fournit une synthèse critique remarquable sur la question3.
M’inspirant de sa théorie, je définirai d’une façon synthétique l’innovation comme une
invention qui a réussi à s’inscrire comme sens collectif, en s’institutionnalisant, malgré
les résistances au changement, en passant du moment à la durée.
Par contre la novation est une invention dont la puissance symbolique est telle qu’elle
bouleverse totalement l’ordre du système dans lequel elle s’inscrit. Sous cet angle, la novation
est marginalisée et marginalisante. Elle subit la pression constante des tenants du système
2 Sur l’ensemble des théories du changement voir les auteurs suivants : ANZIEU, D. 1984. Le groupe et l’inconscient. L'imaginaire groupal, Paris, Dunod. BENNIS , W. G.; BENNE, K.D.; CHIN, R. (Eds.),1961, 1985 (quatrième édition). The Planning of Change. Readings in the Applied Behavioral Sciences, New York Holt, Rinehart and Winston. DEWEY, J. 1933. How We Think (rev. ed.), New York, Heath. ENRIQUEZ, E.; HOULE, G.; RHÉAUME, J.;SEVIGNY, R. (sous la direction de) 1993. L'analyse clinique dans les sciences humaines, Montréal, Editions Saint-Martin. FRENCH, W. L. , BELL, C.H. 1984. Organization Development Behavioral Science Interventions for Organisation Improvement, Englewood Cliffs N.J., Prentice Hall. LEWIN, K. 1972, 1959, Psychologie dynamique. Les relations humaines, Paris, PUF. LOURAU, R. 1970. L'analyse institutionnelle, Paris, Minuit. PAGÈS, M. 1991. Le travail amoureux. Éloge de L'incertitude, Paris, Dunod. ROGERS, C. R. 1968. Le développement de la personne, Paris, Dunod. TESSIER, R.; TELLIER, Y. (sous la direction de) 1990, 1991, 1992,1993. Changement planifié et développement des organisations, 2e édition, Tomes 1 à 8, Sillery, Les Presses de l'Université du Québec. 3 Norbert Alter, L’innovation ordinaire, Paris, PUF, Quadrige, 2000 (3e éd 2010), 284 pages
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dominant pour la réduire ou l’éliminer, le cas échéant. Néanmoins la force interne de la
novation conduit, tôt ou tard, à imposer un autre système logique de compréhension du monde
et de l’action. Par exemple, dans l’histoire des sciences, la théorique de la Mécanique
quantique est une novation dans le domaine des sciences de la matière dont les effets sont
encore loin d’être repérés.
- L’innovation est une invention qui a réussi à s’inscrire comme sens collectif en
s’institutionnalisant.
Norbert Alter montre bien dans son livre que toute innovation commence par une invention
manifestant l’instituant ordinaire propre à la vie. Norbert Alter fait référence à Schumpeter
pour qui l’invention représente la conception de nouveautés de différents ordres (biens,
méthodes de production, débouchés, matières premières, structure de la firme ou
technologies) (Alter, 2010, p.8).
Pour ma part je pense que l’invention résulte de l’imagination créatrice de l’être humain et
qu’elle est une donnée fondamentale de la vie en acte, individuelle et collective. On sait que la
psychologie jungienne a reconnu l’importance de cette faculté en proposant le phénomène
d’amplification et l’imagination active dans la cure analytique, là où Freud se cantonnait dans
l’analyse des rêves exposés à l’analyste. La notion d’improvisation va de pair avec celle
d’invention et éclaire singulièrement le processus de création4. Improviser, nous révèle le
Littré, c'est faire sans préparation et sur le champ, des vers, de la musique, un discours, voire
un dîner ou encore au sens figuré, un système, une explication en les donnant, en les exposant
sans préparation. Le dictionnaire Robert nous précise que le verbe improviser vient de
l'italien improvisere (1642), du latin improvisus, imprévu - par extension, organiser sur le
champ, à la hâte et au figuré, trouver à la dernière minute. L'improvisation est alors l'action,
I'art d'improviser et par extension, le résultat de cette action (que l'on peut appeler également
l'impromptu : tout ce qui est fait ou dit sans préparation). Un regard historique sur le concept
souligne la logique des épistèmês qui porte au pinacle ou écarte les notions suivant l'air du
temps. On peut dire ainsi que l’improvisation est le début de toute invention et jamais de
l’ordre de la reproduction même si elle peut passer par les voies de l’imitation, surtout en
Orient. Elle révèle d’une gnoséologie qui reconnaît dans l’énergétique du vivant, le
déploiement du neuf, au sens où la sagesse orientale peut en parler5. L'improvisation est le
trait d'union entre l'imaginaire et le symbolique en création. L'imaginaire investit toutes les
4 René Barbier, l’improvisation éducative, Pratiques de Formation/Analyses Université Paris 8, n°2, 1981 (PUV, Formation Permanente), voir en ligne http://www.barbier-rd.nom.fr/Improvisationeducative.html 5 Shunryu Suzuki, Esprit zen, esprit neuf, Seuil, Points-Sagesse, 1977, 180 p.
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zones du réel, lui donne une signification polysémique. Le réel résiste à cet affrontement et
reste ce qu'il est: une grande inconnue dans sa nature ultime, de l’ordre des « noumènes » que
Kant affirmait ne pas pouvoir connaître. Mais de cette confrontation naît le symbolique
comme univers complexe de significations renvoyant à des référentiels multiples à la fois
imaginaires et réels-rationnels. Du fait de la spécificité inépuisable du réel et du désir
imaginaire de toute-puissance (tout comprendre, tout avoir, tout faire, etc.), la confrontation
imaginaire/réel sera toujours tragique sous l’épreuve du manque, et le Symbolique qui en
résulte sera toujours en création, comme autant de couches successives qui s'accumulent pour
recouvrir le réel de significations élucidantes (magico-religieuses, scientifiques, poétiques).
Pour moi l'imagination créatrice ne saurait se borner à une répétition déguisée d’événements
traumatisants ou heureux. Il ne s'agit pas de retrouver un plaisir perdu ou de délivrer le sujet
d'angoisses vécues. Il me semble, avec Philippe Malrieu, que l'imaginaire, ce n'est pas la
satisfaction d'instincts réprimés, mais l’élaboration d'un projet de dépassement des conduites,
instinctives ou habituelles, lorsqu'elles sont impuissantes à résoudre les problèmes nouveaux
qui se révèlent au sujet - ce qui suppose sur le problème de la personnalité, une différence
importante par rapport à la théorie freudienne. Il y a du non-causal et de l'irrationnalisable
dans la psyché individuelle comme dans le déroulement de l'Histoire mais de ce fait même - il
y a de la Poiesis comme dit C. Castoriadis – « de la création non pas comme simple écart
relativement à un type existant mais comme position d'un nouveau type de comportement,
comme institution d'une nouvelle règle sociale, comme invention d'un nouvel objet ou d'une
nouvelle forme - bref comme surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir
de la situation précédente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles
prémisses ». Dans le cadre de la pensée héritée, ensembliste-identitaire, aristotélicienne, la
création ne peut se penser autrement que d'une façon combinatoire et structuraliste, variation
sur une même structure profonde - l'immuable - éidétique, essentielle. Les concepts
d'imagination radicale au niveau de la psyché-soma et d'imaginaire radical au niveau du
social-historique dégagés par Castoriadis, sont indispensables pour comprendre la complexité
de la création individuelle et collective. Ce fond de radicalité de l'imaginaire signifie qu'il
n'est ni reflet du perçu, ni simple prolongement et sublimation des tendances de l’animalité, ni
élaboration rationnelle des données. C'est la capacité élémentaire et irréductible chez tout
existant d’évoquer une image - une première image - à partir de rien dans un processus qui va
de commencement en commencement. C'est grâce à cette imaginante fondamentale que l’être
humain a pu créer la logique ensembliste-identitaire, la science, le langage et en définitive
tout le champ du symbolique. A ce propos une hypothèse de recherche concernant la valeur
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éminemment psychothérapeutique de l'art serait que, a travers l’activité artistique, le sujet
touche ce mode originaire de la psyché comme représentation à quoi il ne manque rien parce
qu'elle est en premier lieu création d'image et de figure.
- Mais inventer ne suffit pas. Il faut que l’invention puisse durer et s’institutionnaliser
comme innovation, au moins dans ses effets. Il faut donc qu’elle soit reconnue, acceptée,
développée.
C’est à cette condition que l’innovation peut commencer réellement.
Il faut bien dissocier l’invention (au sens du résultat concret de l’inventivité humaine) de
l’innovation acceptée. De nombreuses résistances opèrent pour bloquer plus ou moins
longuement la diffusion d’une invention. Norbert Alter cite les cas spécifiques de la charrue à
roues et du moulin à eau (Alter, 2010, p.11). De fait, les analystes peuvent dégager des
séquences temporelles qui s’inscrivent dans le passage d’une invention à une innovation.
L’exemple de la microinformatique dans l’entreprise est significatif à cet égard. Il met en
évidence l’existence nécessaire de réseaux, de pionniers, de relais, de traducteurs et, en fin de
compte, de « passeurs ».
- le premier temps d’incitation, on assiste à un saupoudrage technologique. Les matériels
informatiques sont intégrés physiquement à l’entreprise. Mais ne mobilisent que des
« bricoleurs », des informaticiens en mal de reconnaissance.
- dans un deuxième temps d’appropriation, les pionniers commencent à s’associer à d’autres
catégories (secrétaires, cadres) qui trouvent dans l’utilisation du matériel informatique des
raisons de penser à une performance accrue de leur travail par ce moyen.
- dans un troisième temps d’institutionnalisation, la direction de l’entreprise élargit à
l’ensemble du personnel la diffusion du matériel en s’appuyant sur les résultats efficaces des
utilisateurs du deuxième moment, tout en rationalisant des pratiques qui pourraient dériver
trop loin d’une logique managériale prévue. « Les séquences de développement d’une
innovation réussie sont donc également celles de sa diffusion. Au fur à mesure de son
déroulement , un nombre croissant d’individus s’inscrit dans des pratiques nouvelles, ce
nombre allant de pair, à la fin du processus, avec l’existence d’une nouvelle norme » (Alter,
2010, p.16).
Le processus met ainsi en phase continuelle les « pionniers », puis les « suiveurs » et enfin
l’ensemble des opérateurs, le passage des suiveurs) l’ensemble demandant une durée certaine
et la fonctionnement de réseaux d’accompagnement informatif et cognitif.
Il faut signaler ici que la volonté managériale de la direction d’imposer trop volontairement et
à partir du haut une innovation a de forte de chance d’échouer complètement si elle ne trouve
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pas des étayages à la base. Norbert Alter le souligne : « Une invention qui ne se transforme
pas en innovation, qui ne fait donc l’objet d’aucune appropriation de la part des acteurs,
n’habite pas durablement le corps social dans lequel elle s’inscrit. Elle n’est qu’un essai, une
passade ou une mode. Elle est abandonnée parce qu’elle ne parvient pas à devenir une
pratique légitime » (Alter, 2010, p.89). Si malgré tout la direction maintient coûte que coûte
l’invention, celle-ci devient « dogmatique » et implique une contrainte plus ou moins
destructrice de la socialité dans l’entreprise.
- L’innovation se doit d’être persévérante et tolérante, malgré les résistances au
changement, en passant du moment à la durée.
On ne redira jamais assez que les êtres humains n’aiment pas le changement en général. Ils
s’arrangent toujours pour le maîtriser, le faire dériver vers leurs intérêts propres, sous des
apparences consensuelles. Il ne suffit pas de proclamer le changement pour qu’il se réalise. Sa
réalisation viendra sans doute beaucoup plus d’une contrainte imposée par la réalité
inéluctable du caractère éphémère de toute réalisation humaine au cours du temps.
C’est la raison pour laquelle les « pionniers », les « inventeurs » sont toujours perçus comme
des « dérangeurs » à la fois fascinants (car malgré tout ils vont dans le sens de la vie) mais
dangereux parce qu’ils vont provoquer des effets indésirables.
Plus que jamais l’organisation vivante a besoin non seulement d’inventeurs quelque peu
« bousculants » mais également de « régulateurs » comme je les nomme qui ont assimilé
l’intérêt de l’invention tout en sachant tenir compte de la complexité des enjeux personnels et
collectifs dans la situation.
Le régulateur sur ce plan est un être « temporel », contrairement à l’inventeur qui s’inscrit
beaucoup plus dans l’instant de la création. Le régulateur comprend la situation en l’inscrivant
dans un « moment » plus large que l’instant mais moins abstrait que la durée. C’est en
reconnaissant l’importance du moment de la diffusion de l’innovation que le régulateur
contribuera à donner une vie durable à l’innovation. C’est dire que le régulateur sait prendre
son temps pour accroître ses réseaux, mieux faire savoir les bienfaits de l’invention, écouter et
accepter des remaniements en fonction des résistances collectives, maintenir malgré tout une
fermeté souple pour ne pas voir disparaître l’invention dans la « poudre aux yeux », la
facticité et le spectaculaire sans réelle efficience.
Il est très difficile à un inventeur de devenir régulateur. Le premier porte essentiellement son
attention sur son objet privilégié : son invention, d’une façon plus ou moins radicale et
exclusive. Le second situe l’objet dans un contexte en vue de l’intégrer sans refuser les
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médiations nécessaires. Par excellence, le régulateur tente de mettre au jour la portée
symbolique de l’invention, celle qui va permettre plus de convivialité, de relations estimables,
de sens dans l’action, de prestige non seulement de l’organisation mais également de chacun
de ses membres. Une large part de la communauté organisationnelle peut devenir régulateur et
entraîner les indécis. Au premier chef, évidemment, il s’agit d’une compétence que l’on
voudrait voir s’exprimer chez les cadres et dans le management participatif, sans parler du
management émancipant.
3. L’innovation pédagogique dans les écoles de la CCIP
Rappelons que dans la théorie exposée l’innovation est inévitable, l’innovation pédagogique
dépend d’un englobant l’innovation éducative, l’éducation éducative est animée par une
transformation existentielle du sujet (et des sujets concernés par l’acte éducatif) mais
complémentairement par un changement significatif de l’institution dans laquelle s’insère le
fait éducatif.
On obtient ainsi le schéma suivant :
L’INNOVATION EDUCATIVE
Innovation existentielle des sujets Innovation institutionnelle
concernés dans l’organisation
Innovation éducative
Innovation pédagogique
dans la situation
© René Barbier, 2010
Dans le cas de la novation pédagogique, l’innovation existentielle se radicalise et devient
« noétique » par conversion du regard sur le monde, soi et les autres. L’innovation
institutionnelle résiste beaucoup plus à se changer en novation et demande plus de temps
excepté si les structures sociales englobantes l’exigent (cas des révolutions). L’innovation
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pédagogique passe vers la novation si la novation noétique et la novation institutionnelle ont
pu avoir un début d’effectuation. La novation éducative devient alors une réalité et un
changement proprement radical s’opère dans les mentalités et les réalités intersubjectives,
groupales, organisationnelles et institutionnelles de l’école et perdure hors de celle-ci dans
l’éducation tout le long de la vie.
À partir de ce schéma théorique, nous pouvons réfléchir sur un modèle d’innovation
pédagogique.
Ce modèle théorique complexe de l’innovation pédagogique se fonde sur l’interférence de
plusieurs autres modèles en éducation, en sociologie et en philosophie (Jean Houssaye,
Gaston Pineau, André Comte-Sponville, Cornelius Castoriadis, Henri Janne, Edgar Morin)
Sept grandes constantes doivent être posées : Le savoir, le professeur et l’élève (J.Houssaye)
d’un côté et l’hétéroformation, l’autoformation, la coformation et l’écoformation de l’autre
(G.Pineau).
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Ces six constantes sont en interaction au sein d’une culture dominée par un imaginaire social
du savoir.
3.1 L’imaginaire social
Par définition, l’imaginaire social (C.Castoriadis) est l’ensemble des significations collectives
imaginaires produites en permanence par la société dans le cours de son historicité. Elles sont
inconscientes, en général, pour les sujets de la société. Elles engendrent des institutions
appropriées qui, elles-mêmes, produisent des organisations dans lesquelles des groupes et des
individus jouent leurs propres jeux. On peut dire qu’elles s’incarnent dans la psyché
individuelle par le biais de l’habitus, non pas complètement structuré comme chez Bourdieu,
mais dialectisé (R.Barbier).
Cet imaginaire social, à la fois instituant et institué, est structuré par la logique de quatre
ordres (Comte-Sponville, 2004) :
- l’ordre économico-techno-scientifique qui est animé par l’intérêt personnel (y compris
pour la vérité) et le sens du profit
- l’ordre juridico-politique qui s’articule sur le sens de la coutume, de la loi et du contrat
- l’ordre de la morale qui impose le sens du devoir et du « vivre-ensemble »
- l’ordre de l’éthique qui relève de la personne et qui est fondé sur l’amour, la
compassion, l’altruisme
Chaque ordre comprend sa logique propre, irréductible à tout autre ordre. Néanmoins des
relations peuvent se faire entre les divers ordres selon une dialectique qui peut être
antagoniste, conflictuelle ou dialogique (Janne, 1968). Chaque ordre prend le risque de
s’imposer d’une façon drastique aux autres ordres et d’engendrer ainsi une société
unidimensionnelle.
Quid de l’innovation ?
L’innovation va pouvoir se comprendre par rapport à trois processus qui sont en oeuvre dans
l’articulation de ces constantes :
- le processus « instruire » entre le professeur et le savoir
- le processus « former » entre le professeur et l’élève
- le processus « apprendre » entre l’élève et le savoir
Ces trois processus posent le problème de la transmission d’un savoir qui débouche sur une
véritable « connaissance » intégrée dont la partie essentielle est, sans doute, à dominante
morale et éthique.
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3.2. Les voies de l’innovation pédagogique
- L’innovation pédagogique par le contenu de savoir
Traditionnellement, il repose sur la relation du professeur au savoir selon le processus
« instruire ». C’est la question habituelle de la transmission au sens classique, au sein d’une
hétéroformation. L’innovation consistera dans la recherche d’un savoir actualisé, toujours
nouveau, remodelant sans cesse les savoirs anciens. Les savoirs en question sont également
les savoir-faire, les savoirs se situer, les savoir-être ;
Du côté de l’élève
Du côté de l’élève, le rapport au savoir constitue le processus « apprendre ». Il met en jeu non
seulement la compréhension intellectuelle des informations données dans le savoir institué et
hérité, mais aussi la question du désir de savoir chez le sujet, son affectivité, son imaginaire
L’innovation consiste à proposer des objets de savoir désirables, mais en même temps dotés
d’une légitimité plus ou moins académique, par l’institution scolaire ou universitaire. Elle
pose le problème d’une réflexion sur le sens de l’autoformation et de son développement.
- L’innovation par la relation
C’est de la relation entre le professeur et l’élève, et réciproquement dont il est question ici.
Elle s’inscrit dans le processus « former » et celui de la coformation. C’est souvent celle qui
est privilégiée par les « pédagogues » alors que les « républicains du savoir » préfèrent le
rapport au contenu.
L’innovation consiste à inventer des espaces de relations, pas seulement intellectuels mais
également imaginatifs ou corporels, permettant d’engendrer un rapport au savoir positif.
Du côté du professeur, c’est la voie de l’ accompagnement dans le processus « former ».
Du côté de l’élève, celle d’apprendre à recevoir mais dans un esprit qui n’élimine pas la
critique a posteriori.
Pour l’élève comme pour le professeur, c’est aussi la reconnaissance que chacun peut apporter
du savoir à l’autre. C’est, évidemment, le cas dans les formations universitaires de haut
niveau (doctorat). Mais l’innovation consistera ici à montrer que cet enrichissement
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réciproque est valable dans d’autres niveaux d’enseignement, et entre les élèves comme entre
les enseignants. Peut-être peut-on parler ici de renouveau de la libido sciendi
- L’innovation dans la complexité
Le concept de complexité (E.Morin) me semble essentiel pour comprendre l’innovation
contemporaine en éducation. Il faudrait relire les 7 savoirs du philosophe de La Méthode,
proposés à l’UNESCO, pour en apprécier toute la richesse6.
Nous entrons dans le système de relations de tout « système ouvert » propre au vivant.
L’innovation aura à tenir compte des relations entre :
- les contenus nouveaux ou renouvelés et la relation professeur-élève (mais aussi les
élèves et les professeurs) lors du processus « former ».
- les contenus nouveaux et le processus « apprendre » de l’élève (et des élèves)
- les éléments nouveaux issus des processus « former » ou « apprendre » réactivés et la
question du savoir de base à transmettre.
- La prise en compte de l’imaginaire social du moment lié au savoir, de son évolution en
fonction de la base matérielle et technico-scientifique, et de son institutionnalisation dans
l’organisation scolaire et universitaire.
4. L’innovation pédagogique, dissidence et remise en ordre
Un des traits caractéristiques de l’innovation pédagogique réside dans le fait que les
« pionniers » sont souvent des membres de la communauté éducative qui osent le défi à
l’égard des usages habituels dans l’institution. Norbert Alter, à propos plus généralement de
l’innovation dans les organisations, analyse le phénomène, suivant en cela les travaux de
Simmel, de Merton ou de Jamous. L’inventivité des pionniers entre en contradiction avec
l’immobilisme latent du reste des acteurs qui ont pu trouver une forme de stabilité de
résistance face au changement inéluctable de la vie en acte dans l’organisation. Au sein des
réseaux « la présence d’individus hors normes assure le passage de la nouveauté vers les
pratiques instituées » (Alter, 2010, p.18). Quelles que soient les attitudes plus ou moins
radicales des pionniers, ceux-ci entre en conflit avec l’ordre établi à un moment ou à un autre
du processus d’innovation. Les pionniers doivent faire face à l’incertitude et inventer des 6 Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, page web de l’UNESCO http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001177/117740fo.pdf
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solutions originales, non prévues par les règlements. Ils dérogent nécessairement,
ouvertement ou souvent dans l’ombre, aux enfermements symboliques dans la communauté.
On le voit bien en matière de normes de sécurité, souvent draconiennes, qui empêcheraient
toute sortie un peu créative de l’école si elles étaient respectées à la lettre. Schumpeter avait
déjà souligné ces prises de distances vis-à-vis des diverses contraintes instituées chez
l’entrepreneur créateur dans l’industrie. Il me souvient de l’étonnement plus ou moins agacé
de certains collègues de mon département d’enseignement à l’université lors de mes
« innovations » en pédagogie institutionnelle7 au début des années 1970 à l’IUT de Saint-
Denis. Envisager le groupe-classe comme un ensemble démocratique susceptible de réfléchir
sérieusement à l’élaboration de ses institutions internes et à leur changement éventuel,
paraissait une incongruité majeure à beaucoup d’entre eux8. En général, si le pionnier
pédagogique n’est pas trop radical, la communauté ferme les yeux sur l’expérience et n’en
veut rien savoir. Le pionnier fait son travail dans le cadre de l’autonomie de son activité
professionnelle. Dans l’enseignement primaire et secondaire, il sera quand même contrôlé par
l’inspectorat primaire ou général. Mais dans l’enseignement supérieur il a beaucoup plus les
coudées franches, surtout s’il est un membre éminent de la hiérarchie universitaire. En tant
que professeur d’université, je n’ai eu aucun problème à tenter des innovations multiples dans
mon département des sciences de l’éducation de l’université Paris 89. Mais personne n’a eu
envie de me demander des informations ou a porter un intérêt quelconque à ces initiatives.
Chacun reste cloîtré dans son microcosme pédagogique et il est très difficile d’engendre une
réflexion d’ensemble, même dans un département de « sciences de l’éducation » comme j’ai
pu en faire l’expérience pendant six ans, en tant que directeur du département des sciences de
l’éducation de Paris 8 où j’avais institué des réunions pédagogiques régulières avec mes
collègues.
Nous voyons bien, dans cet exemple que les pionniers dont l’inventivité propose des
« inventions » singulières, resteront dans la marge ou, le cas échéant seront exclus par
l’institution. La remise en ordre de la dissidence se fait ainsi en douceur, à la longue, par la
perte d’énergie des acteurs les plus féconds et l’inertie de l’ensemble. L’analyse
institutionnelle a nommé ce processus « l’effet Mülmann » ou l’échec de la prophétie dans les
7 Michel Lobrot, la pédagogie institutionnelle, Paris, Gauthier-Villars, 1966 8 René Barbier, une expérience de pédagogie institutionnelle à l’IUT de Saint-Denis, Revue Orientations, n°50, 1971 9 La dernière en date, « le scénario narratif » juste un an avant mon départ à la retraite. René Barbier, le scénario narratif, in Le Journal des chercheurs, 12 février 2009, page web vue le 24 août 2010 http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=895
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institutions. Ainsi il n’est nul besoin de recourir à la forcer armée pour désarmer les pionniers
de leur ambition pédagogique « révolutionnaire ». Il suffit d’attendre et d’encercler
l’expérience d’un silence de plomb.
C’est la raison pour laquelle Norbert Alter a raison de dire que l’innovation de commence
vraiment que si l’invention se diffuse par le biais des « relais », des « suiveurs » gagnés par
l’intérêt qu’ils y trouvent. C’est un des points-clés de la réussite d’une innovation. Les
« innovations » dans les écoles de la CCIP doivent, assurément, prendre en charge
complètement cette nécessité et trouver les moyens appropriés de la diffusion des expériences
pédagogiques analysées.
Nous allons maintenant distinguer deux types d’expériences pédagogiques dans les écoles de
la CCIP analysées par l’équipe du CIRPP. Nous les repérerons sur un axe allant de
l’innovation (inéluctable je le rappelle dans le cadre d’un système vivant) à la novation (qui se
rapporte à une autre logique du système).
Répertorions les expériences proposées et répertoriées sur le site WEB du CIRPP. Il y a eu de
nombreux projets financés
Symbiose 2.0 Sanction alternative Osez le Land Art DYS La dérive créative Le SAS Leadership et esprit d'équipe - MBA Leadership et esprit d'équipe - Grande Ecole Communication In Action Do you speak electronics Guidé par un aveugle Chemin de Stevenson Premier de cordée Prendre des risques pour mieux apprendre T-Eco Duo Escalade et management Ouvrir l'esprit scientifique à la multiplicité des mondes Art'titude Accueil des étudiants étrangers Art du mouvement Rentrée en chanson 24H chrono European entrepreneurship academy Recherche sur la pratique du e-learning La malle bleue Mieux l'avenir Tutorat d'élève à élève
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A l'image du sport Aramis Regards croisés
Seuls quelques uns ont été analysés plus à fond jusqu’à présent et présentés sur la plate-forme WEB du CIRPP
(cliquez sur les liens).
24H chrono
Accueil des étudiants étrangers
Art du mouvement
Art'titude
Chemin de Stevenson
Do you speak electronics
Duo
Escalade et management
Guidé par un aveugle
Ouvrir l'esprit scientifique à la multiplicité des mondes
Premier de cordée
Prendre des risques pour mieux apprendre
Rentrée en chanson
T-ECO
Puis analysées :
Art du mouvement
Chemin de Stevenson
Do you speak electronics
Duo
Escalade et management
Guidé par un aveugle
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Ouvrir l'esprit scientifique à la multiplicité des mondes
Prendre des risques pour mieux apprendre
Rentrée en chanson
Examinons quelques exemples 24 h/Chrono, duo guidé par un aveugle
T Eco Chemin de Stevenson
Art du mouvement
Innovation Novation accueil des étudiants, rentrée en chanson, escalade et management
Etrangers Dérive créative
Ouvrir l’esprit scientifique
A la multiplicité des mondes
Art’titude
Do you spek electronics Prendre des risques
pour mieux apprendre
Parmi les « innovations », je distinguerai :
- les innovations les plus proches de l’institué : exemple 24 heures chrono
- les innovations d’intégration : exemple Ouvrir l’esprit scientifique à la multiplicité des
mondes
- les innovations à risque relatif : exemple Chemin de Stevenson
- les innovations les plus proches de la novation : exemple la dérive créative ou guidé par
un aveugle
4.1. Les innovations les plus proches de l’institué
Ce sont des inventions pédagogiques qui entrainent de l’innovation quand elles durent mais
qui restent très largement soumises à la logique interne des valeurs dominantes dans la société
libérale dont elle ne remet pas en question le bien-fondé.
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L’exemple-type, à mon avis, est celle de 24 heures chrono qui a fait l’objet d’une vidéo de
communication très explicite à cet égard.
4.1.1. 24 Heures chrono !
Ce dispositif pédagogique, mis en place par Advancia, s'est adressé dans sa version initiale à des étudiants de tous les horizons de formations de la CCIP (soit 11 écoles) désireux de relever le défi de la création d'entreprise en 24 heures d'affilée.
Programme (d’après la présentation devant le chercheur collectif) :
13h – 14h Accueil des candidats et lancement de l’opération 14h - 15h Mise en route des groupes avec les coachs 15h - 22h Travail en groupes avec les coachs et les experts juridiques, financiers, marketing 20h - 21h Dîner 22h - 7h Suite du travail des groupes avec les coachs et pause sommeil flash 7h - 8h Petit déjeuner 8h - 13h Travail en groupes avec les experts en communication et les coachs, préparation de la présentation devant le jury 13h - 14h Jury et sélection des 2 finalistes 14h - 15h Jury final en séance publique 15h Proclamation du gagnant et cocktail de clôture
Ce programme fait l’objet d’une affiche « com » très réussie et bien dans l’air du temps :
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6 équipes d’étudiants ou apprentis se sont inscrits librement pour partager l’aventure de la
création d’une entreprise en 24 heures d’affilée au sein d’Advancia, les 1er et 2 février 2008.
Il s’agissait pour les pionniers de donner envie d'oser, d'inventer, d'expérimenter. De s’ouvrir
sur des autres mondes. De construire une vision et ouvrir à tous les mondes. D’inscrire
l’expérience dans un « défi ludique », une véritable aventure. De proposer le défi à tous les
étudiants ou apprentis sans pré-requis de niveau.
Cette expérimentation n’a pas encore donné lieu à une fiche d’analyse par l’équipe de terrain,
après passage devant le chercheur collectif.
Les « 24 H chrono d’Advancia » ont été précédées, le 23 janvier 2008, par une soirée intitulée
« Speed Dating ».
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Animée par des anciens étudiants du Master en Entrepreneuriat, cette soirée a permis de:
Créer 6 équipes de candidats en respectant le critère de mixité d’origine des écoles. A l’issue
de la constitution des groupes,
6 thématiques imposées dans lesquelles les équipes allaient créer leur entreprise ont été
affectées par tirage au sort : Biotechnologie, Entrepreneuriat vert, Restauration, Bien être,
Entrepreneuriat artistique, High Tech.
Les 24 heures chrono: L’offre d’accompagnement
Pour toute la durée des 24 H Chrono, chaque équipe disposait de deux coachs :
Les coachs avaient pour mission, dans une démarche maïeutique, de faire accoucher d’idées
de création sans censure, de rassurer et de stimuler les équipes dans leur choix des idées et sur
leur capacité à trouver des solutions, de s’assurer de la cohérence dans la construction du
projet et dans sa restitution devant le jury final et de veiller à la cohésion du groupe durant les
24 heures en instaurant une relation de confiance.
Pour toute la durée des 24 H Chrono, chaque équipe disposait également :
D’experts en droit, finance, marketing et communication qui étaient disponibles en
permanence pour apporter leurs expertises techniques aux créateurs et combler les lacunes
éventuelles des candidats .
La spécificité de l’approche des coachs
Écoute active
Empathie
Pratique du questionnement et de la reformulation
Feed Back constructif
Le déroulement de l’expérimentation : Le speed dating du 23 janvier
Les 24 heures chrono des 1er et 2 février.
Le passage devant les 2 jurys
Le Grand Jury
L’annonce du vainqueur par D. Restino
Le discours de Malamine Koné, créateur d’ Airness, parrain de l’événement
Les pionniers de cette expérimentation présentaient leur projet ainsi :
Les défis pédagogiques de l’expérimentation
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Recréer en un temps décompté - 24 heures, pas une seconde de plus -, les situations
professionnelles de limites de ressources : temps, disponibilités des experts,
Installer les candidats dans une situation de stress incluant une nuit de travail, dans un
environnement inconnu c’est-à-dire :
Peu ou pas dormir et donc lutter contre la fatigue
Accepter d’être moins performants et donc dépasser ses limites physiques
Accepter de lâcher prise
Entourer les candidats d’un réseau « soutenant » et bienveillant (coachs, étudiants Advancia)
Installer à la disposition des candidats en libre accès, des zones de récupération – Centre
Haama – ( cf. Les nouveaux défis du leadership: Le manager de demain devra être capable de
s’aménager des espaces de récupération)
Les pionniers présentaient une pédagogie ouverte
École de l’Agir : Mettre les apprenants en situation d’expérimentation dans une approche
inductive.
Du changement de posture : un triangle apprenant-coach-experts
De la créativité : qualité indispensable à développer dans une démarche de création
d’entreprise
De l’ouverture : mixité imposée des équipes de candidats afin de démultiplier les talents
Ils en tiraient les enseignements suivants :
Le défi contre le temps « 24 h chrono » a aiguisé l’envie de participer (plus de 70
candidatures pour une première édition).
Le format de défi ludique (un prix pour l’équipe gagnante) a permis l’engouement des
candidats.
La promesse de départ était « Have fun ».
Ils pensent avoir démontré à des candidats pas nécessairement sensibilisés ou formés à la
création d’entreprise que l’aventure était possible, à condition,
D’oser tenter l’expérience
D’unir des talents complémentaires: « Échanger, c’est progresser »
De bien s’entourer: coachs et experts
De savoir gérer son temps, son stress et d’être capable de s’aménager des zones de
récupération.
Quelle est la plus value pour les candidats ?
Les candidats ont appris à découvrir d’autres mondes que le leur grâce à la mixité imposée
dans les groupes.
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Des liens durables se sont créés, et certains candidats qui ne se connaissaient pas avant,
continuent à se voir après l’évènement. Ils ont découvert les vertus d’un réseau.
L’enthousiasme durant les 24 heures chrono a été phénoménal, et a déclenché un sentiment
d’appartenance chez ceux qui y ont participé.
La participation aux 24 heures chrono a développé chez les participants un sentiment d’estime
de soi: « j’y suis arrivé »
Les qualités requises chez les candidats
Audace
Enthousiasme
Créativité
Lucidité et Volonté de réussir
Ouverture aux autres
Résistance au stress
Sens du Leadership
Quelle évaluation ?
Questionnaires d’évaluation retournés à 80% dans les 10 jours
Demande pressante de reconduire l’opération
Mails spontanés de remerciements (participants, jury, professionnels)
Possibilités d’essaimage: axes de d’appropriation
Format ludique pour approcher une activité nouvelle : possibilité de démythifier une
discipline inconnue
Format défi avec un enjeu pour générer de l’enthousiasme et de l’engagement
Format « coachs-apprenants-experts »
Cette expérimentation est d’une certaine manière une innovation pédagogique telle que je l’ai
définie. Mais elle est très loin d’une novation.
J’ai proposé de discuter dans le chercheur collectif la grille d’évaluation suivante sur cette
expérience
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Grille d’analyse pédagogique (René Barbier, juin 2008) « 24 heures Chrono »
L’ensemble des valeurs proposées est de l’ordre :
- de la référence à une émission de la société du spectacle
Catégories Observation Questionnement pédagogique
Retentissement théorique
Savoir (contenu, pratique, être)
Imprévu/ des thèmes Savoir-jeu et sens du groupe Thème de la nuit temps linéaire, effet zapping (voir bande annonce) Savoir parcellisé de type « flash de savoir » -quid de l’acquisition du savoir, temps linéarisé, sans détour, sans rétroaction
Sens de l’improvisation (commencer) pour inventer ou répéter ; Faut-il suivre les « modes » (ici celle des séries télé américaines genre « mission impossible ») ou imaginaire du RAID, des « paras sautent sur Koveso » La vitesse : Quelle finalité par rapport à une vie d’homme intégral ? La vitesse à tout prix Apprendre « vite et bien » est-ce possible ? nuit= temps « autre » Complexité du temps L’instant et la duré
Culture de clignotement (RB) Dany-Robert Dufour « le divin marhé » et ses effets sur le management (critique de l’enseignement « moderniste ») « folie et démocratie » E.Morin, E.Julien (les Kogis et la nuit) L’art dans la pensée chinoise (regarder le bambou et faire corps avec lui avant de le peindre) Cf. F.Cheng 12 méditations sut la beauté Paul Virilio dès 1977 Vitesse et politique Pierre Sansot (« éloge de la lenteur) G.Durand, G.Bachelard, G.Pineau
Relation formateur-formés
‘vraie famille » dit le coach ; manger ensemble, faire corps, staff « sportif » -
Idéologie du sport « neutre » mais effort de longue durée Antinomique avec temps « instantané » Coach « accompagne » (suppose du temps) ou « conduit » voir « dirige »
Jean-Marie Brohm (critique du sport) Sens du mot « accompagnement » voir Maéla Paul (thèse de doctorat)
Relation formés-formateur
Massage des sportifs de haute compétition Ou encore « habitus des dirigeants » reçus à l’étranger (Orient) ? Dépendance face aux « experts »
Mixité et habitus :quid du conflit ? gestion de la crise ou non-dit (l’agressivité à l’égard du coach ou des reporters qui filment n’est pas analysée)
Relation des formés aux groupe des formés
Mixité intéressante Équipe « biotech » : se faire des amis, vivre une expérience
Équipe réelle et équipe factice, transformation des habitus ?
Bourdieu-Passeron
Relation des formés au savoir
Savoir de compétition « prix » de la réussite
Sens du mot « compétition » en éducation Imaginaire du « prix » lié au « concours genre « star académie » (voyage de 700 e par personne)
Krishnamurti, pédagogie active et collaboration Notion d’excellence et son coût humain Société « managinaire » de Vincent de Gaulejac et Nicole Aubert (prof à ESCP-EAP)
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- du temps linéaire expérimenté pour être maîtrisé sans référence aux critiques sur la vitesse
dans nos sociétés de Paul Virilio10 par exemple dont les idées-force sont : *L'accélération du temps humain change notre rapport au monde * Sous l'effet des progrès technologiques, la vitesse constitue la réalité elle-même. * Ce culte de l'immédiateté provoque un profond malaise dans la civilisation.
- de l’assomption non discutée de la vitesse dans l’action
- de la compétition
- de la référence aux « experts »
- de l’utilisation du stress dans le management au sens de Vincent de Gaulejac et Nicole
Aubert
- de la transmission de savoirs techniques sans réflexions éducatives sur leur bien-fondé
La logique interne de cette expérimentation va dans le sens d’une confortation acritique de
l’ordre dominant économique (la logique du premier ordre d’André Comte-Sponville) sans
discussion de cette logique par les trois autres ordres (juridico-politique, morale et éthique).
Du point de vue pédagogique strict l’expérimentation est valable. Du point de vue de
l’innovation éducative, qui porte sur les finalités, la « direction » du sens de l’action, elle doit
être très largement discutée et remise en question. Ce fut l’objet de la discussion lors de sa
présentation à la séance du chercheur collectif. Il est certain que par rapport à la théorie du
management émancipant, cette expérimentation ne présente pas une ouverture significative
permettant une réflexion féconde.
10 Paul Virilio, Vitesse et Politique : essai de dromologie, éd. Galilée, 1977 ; « Accident de tempo » in
Regards sur la crise. Réflexions pour comprendre la crise… et en sortir, ouvrage collectif dirigé par
Antoine Mercier avec Alain Badiou, Miguel Benasayag, Rémi Brague, Dany-Robert Dufour, Alain
Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay…, Paris, Éditions Hermann, 2010. ; Le Grand Accélérateur, éd.
Galilée, 2010.
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4.2. Les innovations d’intégration
Accueillir et intégrer les nouveaux étudiants, y compris les étrangers, est un tache
indispensable de tout organisme d’éducation. Les dispositifs pédagogiques mis en place,
quand elles le sont (dans l’enseignement supérieur public, ils n’existent pas) demeurent
souvent assez classiques, malgré la volonté des pionniers dans ce domaine. On n’évite pas les
formes plus ou moins larvées de bizutage traditionnel par les étudiants.
4.2.1. Regardons de plus près deux exemples : Accueil des étudiants étrangers et
Ouvrir l’esprit scientifique à la multiplicité des mondes.
Dans le premier cas, la chercheuse-accompagnatrice, Antonella Verdiani, note dans son
rapport final que « Dans le cas précis de ce dispositif, le terme d’innovation pédagogique a
besoin d’être replacé et contextualisé, car s’il est vrai que l’initiative « Accueil des étudiants
étrangers » représente une innovation pour l’EISEE, elle est difficilement définissable comme
innovante du point de vue de la pédagogie en général. Cependant, en tant que « activité
délibérée qui tend à introduire de la nouveauté dans un contexte donné » on peut la
considérer comme innovante car elle « cherche à améliorer substantiellement les
apprentissages des étudiants en situation d’interaction et d’interactivité » (Béchard et
Pelletier, 2001). Si au contraire, de façon un peu provocatrice, on assume que « l’innovation
est une désobéissance locale qui a réussi » (Dupuy et Thoenig, 1985), il serait de ce fait
opportun de se poser la question sur le potentiel de transgression de cette expérience : a-t-elle
été dérangeante pour l’institution ? Est-elle déviante par rapport aux normes (explicites ou
implicites) du corps social où elle apparaît (la «communauté» des enseignants) ? Où se place-
t-elle du point de vue de la réflexion pédagogique que l’institution mène ? ».
Les étudiants chinois concernés par l’expérience dans un cours sur « l’interculturalité » ont-ils
été vraiment « intégrés » par le dispositif ? L’analyse de A.Verdiani permet d’en douter.
« Le premier cours de la journée du 11 décembre était le « cours d'interculturalité », basé sur une communication interactive étudiants/animateurs. Il était animé par deux enseignants Derek et Krys (anglophones s’exprimant en français) et ce jour correspondait à la «séance de restitution », donc le dernier cours de cette séquence. L’ambiance créée par les deux profs était très détendue et agréable. Malgré l’évidente difficulté des étudiants à s’exprimer en français, l’exercice le plus réussi a été le jeu des rôles qui mettait en scène des situations réellement vécues par les étudiants (par ex. la conversation « surréaliste » au sujet de la réception des paquets ou de l’ouverture d’un compte avec d’un coté le jeune chinois s’efforçant d’expliquer ses besoins et, de l’autre, l’employé de la poste ne comprenant rien et s’enfermant dans le règlement). A part le coté comique, ce jeux a été révélateur surtout de la souffrance de certains étudiants pour la dureté des rapports humains à Paris, une question qui
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est propre à toute grande ville. Les deux animateurs ont basé leur approche pédagogique sur le concept d’observation participante (avec des références aux travaux de l’ethnologue Bronislaw Malinowski et au relativisme culturel du début du XX siècle) reposant sur une notion de culture4 qui prend en compte également « tout ce qui est caché » dans l’iceberg de la culture (comme par ex. les valeurs éthiques et morales, les sentiments, les émotions, les attitudes, etc.). Il me semble pouvoir affirmer que cette approche a bénéficié aux étudiants qui se sont sentis « un peu plus » libres d’exprimer (mais toujours de façon très contrôlée) leurs émotions, parfois liées à des frustrations. En ce qui concerne la communication interne, il est dommage de constater que les deux profs animateurs n’ont eu aucun contact avec les autres professeurs impliqués dans le dispositif « Accueil des étudiants étrangers », ce qui a fait que les arguments et les points sensibles touchés dans ce cours « d’interculturalité » risquent de n’avoir aucun lien avec le reste du programme. »
Les étudiants chinois suivent leur modèle traditionnel et passe par le par cœur sans toujours de véritable compréhension. « La question qu’ils soulèvent tous et qui le trouve d’accord est celle de la méconnaissance de la langue qui représente une barrière qui s’ajoute à celle de la différence de culture. Par exemple, outre le fait d’être habitués à apprendre leurs cours par coeur, et donc de répéter mots par mot les livres ou le notes du professeur, à cause de cette difficulté les étudiants chinois traduisent les leçons dans leur langue, ce qui double le temps d’étude et représente un effort considérable de temps et énergie dans leur emplois du temps déjà surchargé. » Les étudiants tuteurs rémunérés disposent d’une grande liberté en matière de suivi avec leurs camarades étrangers. Ils n’ont pas parfois accompagnés leurs camarades lors des sorties « culturelles » par ailleurs très classiques. Ils sont restés pris par le temps des examens. Les étudiants étrangers limitent leur dépense de repas et de loisir du fait du manque de bourse, ce qui limite également les rencontres possibles avec les autres étudiants du campus. L’information sur les innovations réalisées passent mal entre les membres de la communauté. Cependant, selon un des « pionniers », l’expérience est de l’ordre de l’innovation parce que : 1) il se détache de la tradition de l’école, est une nouveauté (avant les étudiants allaient à Brest passer les 6 mois de préparation) ; 2) il a le mérite de mélanger les étudiants de manière forte, de créer un milieu interculturel ; 3) il introduit l’aspect de « tutoring » qui n’était pas pratiqué dans l’établissement. L’analyse de la chercheuse reste plus modeste à l’issue de son enquête. Il y a un manque évident de communication interne à l’ESIEE sur le dispositif « Accueil des étudiants étrangers » : entre les étudiants, entre la direction et les enseignants ; entre les enseignants eux-mêmes (comme le font remarquer les deux enseignants du « cours d’interculturalité ») ; - Il n’y a apparemment pas de lien entre le dispositif et le reste du programme (qui est basé sur une vision pédagogique plus traditionnelle), soit du point de vue pédagogique que des contenus ; - En ce qui concerne les questionnaires, malgré l’anonymat, il a été surprenant de constater que les étudiants étrangers, surtout les chinois, n’ont pas reflété dans leurs réponses les propos qu’ils avaient tenus dans l’entretien oral, d’introduction à la compilation du questionnaire. S’ils sont en majorité d’accord dans le fait que la difficulté principale est donnée par la méconnaissance de la langue (13 sur 16), dans les questionnaires ils ne se prononcent presque pas sur la difficulté de communication avec les tuteurs (13 estiment le contact « facile », 2 « moyen » et 1 « difficile »), alors que dans leur paroles il était évident qu’il y avaient des problèmes aussi sous cet aspect. Seulement quelques commentaires comme « il nous faudrait plus d’ouverture pour devenir amis avec les collègues ; …l’année prochaine je voudrais être moi le tuteur ;…il faudrait plus de participation entre les élèves français et étrangers qui sont séparés de nous ;…il faudrait organiser des activités avec nos tuteurs » laissent par
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contre entrevoir leur besoin de plus de contact, mais il faut lire entre les lignes… Ceci, à dire aussi des enseignants, est du à l’habitude des étudiants chinois à ne pas s’exprimer librement au sein d’un contexte comme celui de l’école. En effet, selon les étudiants aussi, il y a une séparation entre le maître et l’élève, le rapport est très formel, avec une distance voulue par la vision éducative. - La charge de travail demandé aux étudiants est trop importante. Si ceci semble être vrai pour tous les étudiants (étrangers ou non) de l’ESIEE, l’enquête démontre que les étudiants étrangers ont du mal à suivre un programme surchargé par rapport à celui de leurs homologues français. Cependant, cette difficulté est à concilier avec un besoin accru d’immersion dans la langue et la culture française par : - la nécessité de renforcer l’enseignement du français et les sorties culturelles, y compris celles plus orientées vers l’art. On ne peut pas considérer les sorties réalisées, comme annoncé dans la fiche du projet, comme porteuses du vecteur pédagogique de l’art, car selon la majorité des réponses au questionnaire, elles n’ont pas été assez nombreuses et elles n’ont pas vue la participation totale de tuteurs et étudiants ensemble (ce qui est regretté à plusieurs reprises par les étudiants étrangers). - A ces deux derniers points est relié le problème général du manque de temps en dehors de l’école, qui leur laisserait l’opportunité d’établir des rapports entre les collègues sur une base aussi informelle, plus conviviale (par ex. le repas qui était organisé à ces fins, n’a pas été très suivi par tous, et a été jugé insuffisant comme expérience). - En dernier, il y a un manque de lien entre la culture française et leur culture d’origine (chinoise, dans la majorité des cas), comme le dit un étudiant dans sa réponse en indiquant qu’il faudrait «une introduction à l’ESIEE en langue chinoise en plus de l’anglais et espagnol » par exemple. Elle conclut ainsi : « En synthétisant, sur les points qui nous tiennent à coeur ici, l’innovation et l’interculturalité, ou pour mieux dire, « l’innovation en éducation interculturelle », on peut affirmer que ce dispositif ne peut pas être considéré comme innovant si on le retire de son contexte particulier… par contre, si on observe le dispositif dans son propre contexte, on peut dans ce cas affirmer qu’il s’agit d’une ouverture à l’innovation, qui comme toute expérimentation, est susceptible d’entre améliorée et complétée dans son processus» Pour que l’expérience devienne plus innovation encore et s’approche de la novation selon la chercheuse, il faudrait véritablement entreprendre « une réflexion commune à toute l’école sur la notion et les pratiques d’interculturalité au sein du contexte éducatif, en la poussant peut être jusqu’aux questions d’« intégration » ou d’« inclusion » de tout ce qui apporte une différence, tout ce qui est « étranger » à la normalité. Ceci inclut, bien évidemment la question de la minorité féminine dans une école traditionnellement masculine où les pratiques sportives par exemple, sont encore davantage dessinées pour les garçons que pour les filles. De fil en aguille on peut pousser la réflexion aussi sur la place du corps, de l’intelligence émotionnelle, « spatio-temporelle, inter- et intra-personnelle ou encore musicale-rythmique » comme le demande le formulaire de sélection élaboré par le CIRPP… une place que le dispositif observé ne semble pas couvrir à ce stade (qui privilégie par contre des pédagogies d’ouverture à l’autre qui sont beaucoup moins risquées, telles les visites aux musées ou les repas pris en commun). »
4.2.2. Examinons une autre expérience Ouvrir l'esprit scientifique à la multiplicité des mondes. Elle vise à construire une nouvelle vision et à imaginer l’ingénieur de demain en ouvrant l’esprit scientifique à travers les ateliers créatifs « où les étudiants doivent imager/mettre en pratique/illustrer des connaissances scientifiques »1. L’ensemble du projet se déroule sur l’année académique et le Week-end d’Intégration (WEI) semble occuper une place prépondérante dans ce projet. Les objectifs de ce WEI peuvent se résumer, d’une part,
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par l’intégration des nouveaux arrivants et d’autre part, par l’approfondissement de la compréhension des notions scientifiques enseignées à travers le sens créatif. La chercheuse du CIRPP Sunmi Kim est allée sur place, en province (300 kilomètres de Paris), lors du WE d’intégration et à participé (observation participante) aux activités. Lors du voyage d’aller, la chercheuse entame une discussion tous azimuts, et apprend, par exemple, que c’est la 2e année où on introduit l’idée de faire le WEI sans alcool. Cette question semble importante pour l’équipe. Par ailleurs, les étudiants « entrants » sont très jeunes (18 ans) dont certains sont encore mineurs. Quelques étudiants ne peuvent pas y participer à cause des frais élevés4 mais aussi pour d’autres obligations personnelles. Cette année, 90 sur 124 participent au WEI dont 4 filles. Comme d’autres écoles d’ingénieurs, il y a très peu de filles (encore moins qu’ailleurs), mais elles arrivent, d’après l’équipe, à se faire une place sans problème au sein de l’école. Arrivée dans le site (un château avec son parc) Sunmi Kim commence son observation participante. Au moment de leur arrivée, on bande les yeux des élèves. Ils se suivent en tenant les épaules jusqu’à la salle où se trouvent les professeurs déguisés symboliquement suivant les différentes époques. Car le thème de ce WEI est la « Quête du temps ». Les étudiants doivent ramener des pièces du puzzle de chaque époque (sept en tout7) qu’ils auront traversée et qui permettent, à la fin de cette quête, de réinitialiser la « machine à remonter le temps ». Vers minuit : « Remonter le temps » démarre. L’épreuve de chaque époque dure environ vingt minutes. Les différentes époques proposent des épreuves suivantes, demandant, d’après Merlin, des efforts logico-rationnels, émotionnel, relationnel, physique, etc. Nous suivons, avec le caméraman, un seul groupe d’étudiants dans toutes les épreuves9. · La préhistoire : déplacer collectivement en tirant une corde une voiture symbolisant un mammouth. · L’Egypte : une épreuve tirée de la bible consistant à se mettre en maillot de bain, revêtir un gilet de sauvetage et entrer dans l’eau et pousser un radeau sur lequel se trouve un étudiant de l’autre côté du lac. · La Grèce : il s’agit de répondre à des questions logiques d’ordre électronique que les étudiants ont appris durant la semaine d’intégration, qui a précédé le WEI. · Le Moyen-âge : une série d’énigmes scientifiques sont proposées aux étudiants regroupés par deux à trois. · La Renaissance : la renaissance est un dispositif métaphorique de « re-naître » : il s’agit de passer dans un tube pendant lequel les étudiants reçoivent de différents projectiles (farine, oeuf) · Les Lumières : il s’agit d’une transmission d’information en fonction de trois types d’handicaps de la communication : surdité, mutisme, cécité. · Le Futur : dans une salle décorée de type « futuriste », il s’agit de trouver le titre des morceaux de musiques « avant-gardistes ». 02h 30 : tout le monde se réunit dans la salle commune où se trouve la machine à remonter le temps constitué par un grand puzzle. Chaque groupe amène ses puzzles obtenus après la réussite de chaque épreuve et réalise la machine à remonter le temps. 03h : la parole de Merlin pour clore le premier jour insistant sur le dépassement de soi, l’intuition, l’expérience de différentes expériences, etc. 03h 15 : une alerte « frelons ». On nous alerte sur la présence d’un essaim de frelons qui va perturber le couchage du groupe. L’équipe pédagogique prend le relais et anime le groupe en improvisant des jeux. Vers 04h : coucher Le samedi 10h 30 : débriefing pour les activités de l’après-midi (uniquement entre l’équipe pédagogique)
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13h 45 : Merlin apparaît devant le groupe pour annoncer les activités de l’après-midi qui se veulent « artistiques » et créatifs. Les étudiants sont invités à participer, en toute liberté, à différents ateliers animés par l’équipe pédagogique, comme théâtre, musique, percussion brésilienne (batucada), créativité, peinture, sculpture, couture. Les ateliers durent jusqu’à 17h ou 17h 30. 18h : débriefing pour les activités du soir (l’équipe pédagogique + les intégrateurs) 21h 30 : parole de Merlin pour présenter les différents ateliers réalisés durant l’après-midi. Ainsi, les étudiants ayant participé à l’atelier théâtre jouent leur pièce ; ceux qui ont participé à l’atelier « créativité » présentent ce qu’est le « brainstorming » et les solutions obtenues après une telle opération à la question « comment faire venir les filles à l’école d’ingénieurs ? » Chaque présentation dure environ un quart d’heure et tous les ateliers ne sont pas présentés. Nous sentons à ce moment-là un certain malaise dans l’équipe pédagogique liée à un non-dit vraisemblablement institutionnel. Nous supposons qu’un des éléments serait probablement la répartition du rôle de chacun et du budget10. 22h 30 : avec la parole de Merlin, accompagnée ensuite par la percussion batucada (jouée par une vingtaine d’étudiants), les entrants sont invités à participer au Rite initiatique basé sur les quatre éléments symboliques : feu, terre, eau, air. D’abord, les étudiants font un cercle autour d’un brasier, avec en alternance la musique de percussion batucada, des cracheurs de feu et jongleurs de torche enflammée. Puis, les volontaires (de vingt à trente) s’enduisent d’argile et descendent jusqu’au lac accompagnés toujours par le batucada et la parole d’encouragement de Merlin. Enfin, une fois sortis du lac, félicités par Merlin, ils assistent à un feu d’artifices, tiré à l’autre bout du lac, harmonisé avec morceau de musique classique. 23h 30 : dernière parole de Merlin. Qu’attendons-nous d’un ingénieur de demain ? Trois qualités demandées : un créateur, un communicateur socio-culturel, un expert scientifique. Merlin insiste sur l’aspect philosophique que demande le futur ingénieur. Vers minuit : soirée dansante. Une trentaine d’étudiants (intégrateurs + entrants) et quelques enseignants y participent. Dimanche matin 11h 30 : après le brunch, sur la pelouse, tout le groupe se forme un grand cercle la main dans la main pour terminer le WEI. Merlin donne la parole aux différents acteurs (professeurs, intégrateurs) qui remercient tout le monde. Photos du groupe. 13h : départ différé. D’abord un groupe d’enseignants, puis des intervenants extérieurs, ensuite le chercheur et le caméraman, enfin les étudiants.
Sunmi Kim a très grandement analysé sur le plan théorique l’expérience pédagogique dans
son rapport et a proposé des améliorations possibles (voir son rapport final sur le site du
CIRPP). Elle a dégagé le caractère un peu superficiel du dispositif et la « violence
symbolique » exercée sans mauvaise intention par les pionniers.
Elle conclut ainsi : « Nous avouons qu’au début, nous avions du mal à situer le WEI dans le
projet global d’innovation de l’école. Le discours des acteurs au sein même de l’équipe
pédagogique semblait différer d’une personne à l’autre. Ainsi, l’équipe permanente
(professeurs et administratifs) paraissait insister davantage sur l’intégration des entrants, alors
que les vacataires (intervenants extérieurs spécialistes de l’animation et de l’expression) se
préoccupaient plus de la créativité.
Malgré tout, les entrants ont bien apprécié le dispositif préparé par les organisateurs et surtout
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leur implication réelle. L’équipe pédagogique était très disponible, prête à donner un coup de
main aux étudiants qui demandaient de l’aide. Les entrants étaient étonnés de voir leurs
professeurs jouer le jeu et disaient que cela favoriserait, par la suite, l’entrée dans le rapport
au savoir positif. Les professeurs ont donc réussi à créer un environnement favorable de
rencontre et de communication en s’impliquant eux-mêmes et les étudiants ont pu ainsi
commencer à constituer un groupe plus uni dans leur promotion.
Reste à savoir, si, premièrement sur le plan d’intégration et deuxièmement, sur le plan de
l’ouverture à une nouvelle vision du monde, des améliorations ne sont pas à proposer :
· en ce qui concerne l’intégration, comme on l’a déjà dit, permettre un enrichissement du
côté de l’affiliation et de la connaissance des valeurs, mythes, symboles, histoire de
l’institution ;
· du côté de l’ouverture à une nouvelle vision du monde, donner des bases et des points de
repères durant le WEI pour que les étudiants puissent poursuivre leur connaissance et
leurs interrogations sur un profil plus complexe de l’ingénieur de demain. »
De mon point de vue ces deux expériences relèvent de l’innovation pédagogique mais sont
encore loin d’une novation réelle.
La première semble des plus classiques. Certes l’idée d’un tutorat d’étudiant est intéressante
mais ce n’est pas nouveau. Les visites culturelles sont sans originalité. Le contrôle par
l’institution demeure quasiment total sur l’ensemble du processus. Malgré tout les pionniers
de cette expérience s’inscrivent bien dans l’effort pour réanimer une intégration d’étudiants,
notamment étrangers, qui est le talon d’Achille de toute institution d’enseignement supérieur.
Le second projet me semble plus riche en innovation. J’ai proposé la grille d’évaluation
suivante sur cette expérimentation.
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4.2.3. Grille d’analyse pédagogique (René Barbier, mai 2008) « ESIEE-intégration »
L’équipe pédagogique très motivée et impliquée a vraiment cherché à inventer un dispositif
nouveau à base mythique et symbolique (voir la fiche d’analyse
http://195.68.195.207/webCIRPP/analyse.jsp?XPId=372&XPNode=4) . Toutefois on ne peut
méconnaître, en même temps, la volonté de l’institution de contrôler les dérives possibles des
Catégories Observation Questionnement pédagogique
Retentissement théorique
Savoir (contenu, pratique, être)
Point de vue moral : Pas de drogue, pas d’alcool, Réaction contre d’anciennes pratiques étudiantes Sensibilisation à d’autres thématiques culturelles (histoire des civilisations), inventivité historique, (temps-espace) des ateliers (sculpture, couture), « tunnel », « batucada » (tambour), théâtre Symbolique du feu, de l’eau, de la terre Traversée du Lac la nuit et presque nu
Implication des profs Importance ou non d’une sensibilité à la symbolique des grands éléments (Bachelard) Problématique du bizutage (chants, humiliation sous le « tunnel ») Quelle « non-directivité » ? sur le fond, sur la forme ? ou plutôt directivité à dominante ludique ? Pourquoi aucun document, ni écrit, ni audio-visuel, sur les différentes phases historiques ?
Apollon (logos) ou Dionysos (transe) Image idéale de l’étudiant La « prudence », le contrôle Jeunesse et imaginaire social (« jeunisme ») Question du sens de l’éducation de l’ingénieur (ouverture) La symbolique des éléments et le rapport au monde (Bachelard, Durand, Eliade, Corbin) Rite de passage « le lac ») et/ou conditionnement « militaire » et « médiatique » (jeux télévisés) ? Quelle violence symbolique libératrice ?
Relation formateur-formés
Bonne ouverture par implication des profs Prof-clown, prof « décoration »
Importance de l’implication dans l’acquisition des connaissances Risque dans l’implication Quelle autorité pour les profs dans ce type de rencontre ? Question de sécurité (la question des « mineurs ») responsabilité de l’Ecole
« clown analyse », Trickster (Paul Radin) Théorie de l’implication depuis les années 70 (en 1973, congrès des Sc de l’éduc. VIe commission sur l’implication)
Relation formés-formateur
Autre image du prof Les étudiants disent « bonjour » ensuite Les étudiants osent poser des questions
« descendre du piédestal » : Prof-copain ? prof-animateur (question du suivi)
Place de l’analyse institutionnelle (Lourau, Lapassade, Hess)
Relation des formés aux groupe des formés
Les nouveaux s’intègrent aux anciens (les stagiaires filles ont été intégrées) Problème de l’absence des « filles » Problème du coût (100 euros)
Pas de connaissance sur l’institution, le « métier d’étudiant » Comment « récupérer » les étudiants non-participants au WEI ?
Théorie de l’ « affiliation » de A.Coulon La problématique de la dynamique des groupes restreints (D.Anzieu) Sociologie du travail et place des femmes dans les professions scientfiques
Relation des formés au savoir
Peu de retentissement – méconnaissance du véritable questionnement éducatif mais meilleurs rapports au savoir par la suite
Que veut-on transmettre réellement (intégrer ou ouvrir à la philosophie de la vie de l’ingénieur ?)
Quid de l’improvisation, de l’évaluation ? De la connaissance affective au savoir intellectuel ? (théorie de Antonio R.Damasio), théorie des intelligences multiples d’Howard Gardner
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étudiants (alcoolisme) par un emploi du temps serré et une série de propositions pédagogiques
relevant parfois du gadget. Mais surtout l’animation a été prise en charge par l’équipe
enseignante et le bureau des étudiants, qui généralement organise les Week-End d’intégration,
est resté largement hors du coup. Cela pose le problème de la participation créatrice des
étudiants à leur propre formation. Personnellement je trouve qu’il s’agit là d’un phénomène
récurrent dans les écoles de la CCIP. Une place quasi imperceptible est laissée à la création
autonome des étudiants et à la réflexion sur leur propre formation. Tout se passe comme si,
une fois intégrés dans une grande école ils étaient formatés dès la première année suivant une
logique de transmission des connaissances relativement classique depuis des décennies. Seule
une autre politique éducative voulue par les direction des écoles et de la CCIP et expliquée,
animée au sein de la communauté éducative permettrait une évolution plus nette. Les récentes
expériences de 2010 à ce sujet dans trois établissements (ESIEE, ESCP-Europe et CFI) n’ont
pas encore donné de résultats suffisamment éclairants pour se faire une idée, excepté peut-être
au CFI. Nous devons d’être patients et ouverts à l’élan créateur, même minime, qui surgit
dans les équipes et dans certains membres de la direction des écoles et de la CCIP.
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4.3 Les expérimentations à risque relatif
4.3.1. Réflexions pédagogiques sur l’innovation de l’École des Gobelins : « Le Chemin de
Stevenson, randonnée photographique autour du GR70 dit « chemin de Stevenson » »
" J'avais cherché l'aventure toute ma vie, une aventure pure et sans passion, comme il en advenait aux voyageurs héroïques des premiers temps ; et se trouver ainsi, au matin, dans un coin perdu et boisé de Gévaudan, désorienté, aussi étranger à ce qui m'entourait que le premier homme abandonné dans les terres, c'était voir, comblée, une partie de mes rêves éveillés." Robert Louis Stevenson
Le projet de cette innovation pédagogique11, consiste en une marche inspirée par les chemins
de Stevenson. Les élèves, accompagnés de quelques enseignants, réalisent, tout en marchant,
un reportage en petit et grand format durant environ huit à dix jours en mai 2009. Cette
marche d’environ 150 km devient un lieu d’échange, de partage de pratiques, de points de vue
et un moment de réflexion sur nos démarches photographiques personnelles. Chaque jour, les
élèves et leurs enseignants marchent au minimum une vingtaine de kilomètres dans des
paysages exceptionnels et réaliseront des photographies avec, entre autres, des caméras grand
format à soufflet. Les enseignants transmettront leurs savoirs techniques, organisationnels,
esthétiques et sémantiques aux étudiants dans un contexte propice à la réflexion et à
l’intégration de nouvelles connaissances. Les entrées photographiques sont nombreuses :
paysage, architecture, objets du voyage, faune, flore, traces, portraits évolutifs… La marche
est utilisée comme un vecteur d’abstraction, propice à une forme de spiritualité, un temps de
réflexion sur sa démarche personnelle, un moment où la personne est plus proche de ses
sensations, prend de la distance vis à vis des contraintes matérielles et est plus en phase avec
son existence photographique.
Pour réfléchir sur cette innovation pédagogique, il me faut revenir sur une théorisation
effectuée il y a 13 ans pour le ministère de l’éducation nationale et de la recherche, à partir
d’un film intitulé justement « le sens de l’éducation »12 ;
11 voir la fiche pédagogique de présentation sur le site WEB du CIRPP http://195.68.195.207/webCIRPP/experimentation.jsp?XPId=387&XPNode=16 . 12 René Barbier, le sens de l’éducation, film réalisé par Agnès Prévost, CDFA, Ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, 1996, 26 minutes. J’ai écrit et diffusé un cours sur internet sur cette thématique « Question sur l’éducation », Institut d’Education à Distance, IED, Université Paris 8, Sciences de l’éducation, 2004-2009 qui est encore enseigné par l’un de mes étudiants docteurs Philippe
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J’y présentais trois dimensions à mes yeux essentielles concernant le « sens de l’éducation »
- une direction
- un réseau de significations
- un rapport aux sens, au corps.
Je dois signaler que cette problématisation du sens se veut « existentielle » et se démarque
nettement des théories qui s’inscrivent dans les « sciences du langage » et les « sciences de
l’éducation ». Ces dernières me paraissent trop abstraites. Elles font usage (et parfois abusent)
de concepts spécifiques aux disciplines telles la linguistique, la sémantique, la sémiotique.
Certes elles peuvent apporter une réflexion pour l’esprit mais restent très loin de l’action
concrète et surtout vécue, éprouvée par les acteurs. Il est facile de s’en rendre compte à la
lecture du lire édité sous la direction de mon collègue et homonyme Jean-Marie Barbier il y a
une dizaine d’années13.
Dans les discussions autour de la complexité du sens, plusieurs regards sont possibles.
- Le regard qui s’inscrit dans une volonté « scientifique » abstraite et générale. Le chercheur
se penche sur l’objet, le cerne, l’analyse et l’interprète. Il est souvent loin de l’éprouvé des
acteurs ou de leur implication et de la singularité de la situation rencontrée. Son langage est
spécifique à sa science (en général peu interdisciplinaire). La linguistique, la sémantique, les
neurosciences et les sciences de l’éducation « officielles » avancent dans ce sens.
- Le regard plus existentiel et clinique. Dans ce cas le chercheur-action participe à l’action et
tente de comprendre de l’intérieur les questions vivantes que se posent les personnes
concernées. C’est le propre de la recherche-action existentielle comme de la sociologie et la
psychosociologie cliniques des groupes.
- Le regard plus pragmatique. Celui des participants à l’action avant tout. Il s’étaye sur les
résultats concrets avant de rechercher l’interprétation et la compréhension, encore moins la
théorisation.
Il est remarquable de constater à quel point ces différentes tendances s’ignorent superbement
dans les faits et les communications dans les congrès. On rencontre leurs effets Filliot, enseignants en IUFM, depuis mon départ à la retraite en 2007. On peut le trouver en livre électronique de 152 pages téléchargeable gratuitement sur http://fr.calameo.com/read/00006272201ab7759ddab 13 Jean-Marie Barbier (s/dir), Signification, sens, formations, Pari, PUF, 2000,192 pages. Les chapitres écrits par les linguistes et sémanticiens, en particulier, sont particulièrement abscons. Heureusement le coordinateur de l’ouvrage et quelques autres, plus dans une problématique de formation d’adultes, nous livrent des chapitres dont nous pouvons nous inspirer pour avancer notre réflexion sur l’univers du sens et de la signification.
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principalement dans les jeux et enjeux de pouvoir de légitimation au niveau de la cité savante
insitutionnalisée dans les ministères et les instances académiques.
À l’issue de cette expérimentation et de sa discussion lors du chercheur collectif, les pionniers
ont proposé la fiche d’analyse suivante :
Cette expérience est très riche, il serait prétentieux d’espérer la cerner tant elle est
complexe. Quelques concepts nous permettent néanmoins de mieux la saisir :
Le lâcher prise : celui des organisateurs qui ont dû maintes et maintes fois modifier le
parcours, le programme
L’autorisation : celle des étudiants qui se sont appropriés ce projet, pour en devenir auteurs
Le silence : présent pendant la marche, les temps de pause. Si rare dans les programmes de
formation
Les intelligences multiples qui ont dû être développées tout au long du projet, autant par les
participants que par les organisateurs
La démarche « Ex-topique» qui permet de mieux se voir, à partir d’un ailleurs, loin de ses
repères
Un rapport aux savoirs multiples, car il s’agissait pour les professeurs, autant de transmettre
des hétéro-savoirs que de laisser de la place à l’auto-formation, à de la co-formation, …
La clôture – l’initiation (dé-construire pour reconstruire) car ce dispositif se situe en fin de
cursus, juste avant les examens de fin d’année, comme un dernier moment de rassemblement
de l’ensemble de la promotion
La frustration et le désir car tout au long du parcours il a fallu collectivement re-négocier les
objectifs, donnant naissance à certains désirs, et créant de la frustration également
Le don –-contre – don : en tout cas celui des professeurs qui ont donné ces moments aux
étudiants, sans espérance de retour immédiat
L’intersubjectivité qui a été travaillée tout au long des échanges, formels et informels.
La formation du regard : celui des étudiants sur les images, celui des professeurs sur leurs
étudiants. Apprendre à voir, à se voir, à voir l’autre.
Au-delà de cette première vue impressionniste, il est important de souligner que la promesse
faite par ce programme est remarquable. On peut y voir nombre d’éléments visés par le
CIRPP depuis 18 mois tels que l’utilisation de savoirs multiples, le côté ex-topique des
relations entre élèves et professeurs qui se jouent de manière très variées, un rapport au temps
différent, le corps mis en scène, la place de l’art, du rythme, etc. …
Cependant, l’actualisation de cette promesse a été questionnée :
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Le contrôle des professeurs sur les étudiants, sous couvert de sécurité, était très (peut-être
trop?) présent
Les professeurs ont incité les étudiants à arriver avec un projet en tête, là où une approche
clinique aurait conseillé de laisser émerger le projet de la marche et de ses effets …
La question de l’articulation avec le guide local. Dans une logique de partenariat/sous-
traitance, pourquoi ne pas avoir co-construit le parcours?
Pourquoi ne pas avoir pris le temps en amont du dispositif de partager les imaginaires
respectifs des formateurs et des étudiants ? Ceci pour éviter un trop fort décalage avec la
réalité
Rien ne semble au final pouvoir advenir dans ce programme alors que c’était quelque part un
des objectifs, pourquoi ?
On a recherché un espace libre de contraintes, et au final il semble que l’on en ait re-fabriqué
de toutes aussi contraignantes (timing serré, assurances, gîtes réservés, étapes trop longues,
contraintes des chambres…)
Pourquoi avoir voulu ces images prises à « la chambre » quand tout semble avoir tourné
autour de cet objet et non plus autour des objectifs du programme ? Pourquoi ce résultat ?
Le dispositif n'aurait-il pas pu bénéficier de plus de discussions portant sur la marche et ses
apports ?
Revenons sur cette expérimentation à la lumière de la problématique du sens.
Problématique du sens de l’éducation
1 – la direction concerne la question de la finalité de l’éducation sans laquelle toute
instruction toute formation est sans objet.
Elle relève à la fois du monde des désirs inconscients du sujet et de celui de son
intentionnalité qui oriente sa vie dans son ensemble.
Il s’agit des valeurs clés qui sont à l’œuvre dans l’éducation et, sans doute, si on l’analyse
sérieusement, des valeurs radicales d’une personne. Ce pourquoi on cherche à éduquer un
enfant, un adolescent un adulte. La direction interroge, en fin de compte, la philosophie de
l’éducation derrière chaque acte éducatif, chaque discours d’accompagnement des pratiques.
Évidemment, elle n’est pas sans relation avec l’imaginaire social d’une époque et d’une
société à un moment donné de son histoire, telle qu’il s’exprime dans les institutions
d’enseignement et plus largement éducatives.
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2 – le réseau de significations constitue le rapport de sens de l’éducation, ce qui fait tenir
ensemble les éléments divers liés à la formation. C’est la mise en œuvre des valeurs animant
la direction de l’éducation, en fonction d’un but à atteindre et des objectifs partiels à réaliser
progressivement et de la demande sociale traversée par les besoins de l’économie. Ce réseau
de significations constitué de symboles, de mythes, d’idées, de théories explicites mais
également implicites à découvrir à travers les pratiques, les comportements, les produits et les
discours éducatifs, demande une intelligence de l’interprétation de ce qui est vu et entendu
lors de l’investigation.
3 – le rapport aux sens au pluriel, à la sensorialité est le rapport au corps, essentiel en
éducation et trop souvent oublié dans les recherches en sciences sociales. Il est lié aux
pulsions du sujet singulier (de chaque apprenant comme de chaque formateur) mais également
aux besoins primaires et secondaires qui doivent être satisfaits sans trop de frustrations.
Mais en éducation, la recherche doit toujours en tenir compte pour comprendre ce qui est
incorporé et qui donne lieu à l’émergence d’un champ affectif lié au corps, aux émotions.
J’ai retrouvé avec plaisir cette structure éducative dans le dernier livre du poète et philosophe
chinois François Cheng « Cinq méditations sur la beauté » (p.35)14
On peut se représenter cette théorisation sous ce graphe :
14 François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2006, 161 pages
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C’est par rapport à ce schéma (1996) qu’il nous faut considérer l’innovation pédagogique en
question « les chemins de Stevenson ».
4.3.1.1- La question de la direction
Dans les innovations pédagogiques, préoccupés que sont les acteurs de réaliser, en pratique,
leur projet, ils ne prennent pas toujours la peine de bien expliciter les valeurs fondamentales
qu’ils veulent mettre en œuvre.
De quel désir sont-ils porteurs ? Quelle intention éducative veulent-ils concrétiser et pour
quelles raisons ?
L’innovation en question demeure un peu muette sur ce point mais on peut tenter d’éclairer
son orientation.
- D’abord il s’agit de « faire sortir » les étudiants en fin d’études de photographie de leur lieu
symbolique l’École des Gobelins en plein Paris. On peut penser que les innovateurs veulent
les « décloisonner », les laisser « prendre de l’air », les sortir de derrière les écrans
d’ordinateurs ou les ateliers photos à haute technicité sur les lieux de l’école.
On va plonger les étudiants dans la nature la plus sauvage possible, dans des paysages de
toute beauté loin des immeubles et des voitures des grandes villes.
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L’intention est le basculement des représentations par le biais d’une nouvelle sensibilité de
l’œil, de la rencontre, de la relation avec les autres comme avec soi-même.
Le sens de la beauté est activée, mais une beauté non artificielle, non technicisée a priori.
On peut cerner, derrière ce désir, une philosophie de la vie plutôt romantique et rousseauiste,
qui n’est pas sans lien avec l’imaginaire social actuel du « retour à la nature » et de l’écologie,
voire de « l’écologie profonde », d’une terre Gaïa considérée comme vivante15.
Mais il y a aussi le désir d’instruire techniquement : faire participer à un apprentissage
« traditionnel » de la photographie par le biais de « la chambre » et du maniement de
l’argentique. Derrière ce désir d’instruire on trouve également des valeurs d’enracinement, de
reconquête d’un temps de contemplation, de méditation avant l’action, avant l’acte de
« faire » que requiert justement la pratique de « la chambre ».
Je vois là deux contradictions en acte.
- la première est celle entre nature et culture. Les étudiants sont plongés quotidiennement dans
le bain de la culture de notre époque. Culture de la technique avant tout et du spectaculaire
organisé, de la nature encadrée et rassurante de nos jardins et de nos parcs en ville. D’un seul
coup les étudiants sont plongés dans la nature plus sauvage, imprévue, fatigante.
- la seconde est la relation avec l’objet technique mais traditionnel (l’argentique, la chambre)
face à la technicité dominante et moderne. Aujourd’hui où le numérique est de tous les
instants, aussi bien chez les amateurs que chez les professionnels, les étudiants sont invités à
revenir sur leur pas, à s’arrêter et à jouer le jeu de la tradition photographique. Mais sont-ils
prêts ? Leur a-t-on fait comprendre l’intérêt d’un tel retour à la tradition ?
Sur le plan de la pédagogie on peut s’interroger sur ce fait : en quoi ce retour à la tradition
n’est pas inconsciemment une sorte de retombée larvaire des mouvements de contestations
actuelles de la pédagogie, d’un retour à la directivité, à l’instruction d’un « socle de savoirs
légitimes » et d’un sens de l’obéissance et de la discipline, qui attaquent si fort les pédagogues
comme Philippe Meirieu, portés par une association très conservatrice comme SOS-éducation
et dont Jean-Paul Brighelli est le leader16 ?
Les initiateurs du projet ont-ils pu ou voulu parler de leur implication à ce sujet et de leur
désir de faire « jouer les étudiants à ce jeu » ? Cette philosophie de l’éducation préconisée a-t-
elle été discutée ?
4.3.1.2- Les significations 15 Roland de Miller, Nature mon amour. Écologie et spiritualité, Paris, Debard, 1979, 333 pages 16 Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin. La mort programmée de l’école. Gallimard –folio, 204 pages, 2006
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L’ensemble du dispositif inclut un rapport de sens, un tenir-ensemble, caractérisé par toute
une série de significations éducatives au sein des pratiques et des discours.
- À la fois on semble promouvoir la liberté de l’éducation, mais ce dernier est encadré tant sur
la durée du chemin journalier que sur celui de la compétence reconnue, ipso facto, aux
enseignants, notamment dans le maniement de « la chambre ». Les étudiants doivent faire au
moins deux photos en argentique. Mais il leur manque la technique et les lieux sont peu
propices à sa conquête rapide. Le professeur apparaît comme le « deus ex machina » tout
puissant à cet égard. Certes, il cherche à ne pas l’être, mais l’urgence du temps étant un
impératif, le professeur sort de son rôle d’assistant de l’élève pour redevenir le photographe
ultra compétent qui connaît la technique si on n’a plus le temps.
Par ailleurs la liberté implique l’individualité. Dans cette expérience, le groupe jour un rôle
majeur et contraignant, sous l’égide des enseignants. Il est difficile pour un étudiant plutôt
libertaire ne refuser de se plier à l’injonction de faire et de suivre le groupe. Il ne pourra pas
vraiment se laisser dériver pour faire les photos qu’il aurait envie de faire, au détriment de
l’obéissance aux professeurs et aux groupes. Sa résistance se marque sur la vidéo par une
certaine attitude de repliement sur soi (on reste à l’écart, on taille ses bouts de bois) ou par
une certaine forme d’agressivité verbale, très contenue malgré tout, de certains lorsqu’ils sont
sollicités à prendre la parole (cas de J.)
Malgré tout il ne faut pas négliger la joie et le plaisir que l’on peut sentir à créer et à
contempler la nature au bon moment, comme l’indique certaines séquences filmiques.
Une autre contradiction m’apparaît dans la pratique de cette innovation. Comme il s’agit
d’apprendre à photographier, la technique et l’art sont concernés.
Mais la technique (de la chambre) limite la spontanéité créatrice : il faut le temps de la mise
en place. Si le professeur ne joue pas trop sont rôle d’expert qui fait à la place de l’étudiant, ce
dernier va devoir faire face à l’imprévu.
Il me semble que l’apprenti photographe est tiraillé entre deux comportements : celui du
paparazzi saisissant l’événement dans un esprit people d’une part ou celui de l’artiste prenant
son temps et choisissant un objet, un personnage ou un paysage dont il a pu voir d’emblée
l’originalité créatrice. J’ai eu cette impression de la contradiction dans la scène avec les Hell-
angels, les motards quadragénaires rencontrés lors d’une étape. L’envie de réussir une
photographie non conventionnelle a été supplantée par la photographie de groupe style
« photo de famille » comme il a été dit par un étudiant. C’est l’esprit paparazzi qui l’a
22/09/10 43
emporté. La dimension spectaculaire de la vie quotidienne. Mais avec modération, car le
vidéaste a filmé une scène assez osée et totalement imprévisible où la machisme des motards
s’est exprimé ouvertement. Je me demande si des photos ont été prises alors par les
étudiants ?
De nouveau, il y a là une contradiction : photographier un paysage, fût-il « sauvage »
demande sans doute le coup d’œil et un minimum de méditation. Mais le paysage reste
tranquille si j’ose dire. Il ne prend pas la poudre d’escampette. Dès qu’il s’agit de personnes,
nous avons affaire à l’inattendu, le désir changeant, la transgression, la « négatricité » dont
nous parle le psychosociologue Jacques Ardoino17. Il faut saisir, « shooter » comme on dit
dans le jargon des photographes, au « moment propice » sans attendre. Cette nécessité et la
contradiction soulevée demeurent peut-être un élément important d’une réflexion
pédagogique sur l’apprentissage du photographe.
4.3.1.3 – La sensorialité : la marche à pieds
Rares sont les dispositifs pédagogiques en sciences humaines et en art qui prennent réellement
en compte la dimension corporelle autrement que dans un programme compétitif dont
l’idéologie ruineuse n’est plus à démontrer18. Dans cette innovation nous avons enfin une
pratique corporelle assez exigeante à partir de la problématique de la marche à pieds.
Certes, la marche à pieds depuis une quinzaine d’années, devient presque un phénomène de
mode, à côté du jogging et du bodybuilding. On connaît les sentiers balisés en liaison avec les
pèlerinages en France et ailleurs (chemin de Compostelle etc.). Mais il y a vraiment
innovation à proposer aux étudiants de fin d’étude de l’École des Gobelins une marche de 150
kilomètres dans la campagne montagneuse pour apprendre à photographier. N’est-ce pas un
pari que de faire sortir les jeunes gens du centre de Paris ? De les faire décoller de leur
ordinateur et de leur laboratoire, de leur petit monde souvent autistique19 ?
17 Jacques Ardoino, Éducation et politique, Paris, Anthropos-Economica, 2006 (1997), 416 pages 18 Sur ce sujet, voir les travaux du sociologue professeur à l’université de Montpellier, Jean-Marie Brohm, notamment La tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, éditions Beauchesne, 244 pages, 2006 ou encore Les Meutes sportives : critique de la domination, L’Harmattan, 2000, 577 pages 19 On sait qu’au Japon, mais aussi en Corée du Sud, en Chine, à Taiwan, ce repliement sur son monde intime devient un fléau qui est nommé « hakimori » et qui atteint un jeune sur dix dont 77% de sexe masculin. Ils sont dominés par un processus obsessionnel dit Otaku correspondant à une personne qui consacre la quasi totalité de son temps à une activité d'intérieur comme, par exemple, les mangas animés et autres jeux vidéo. Le terme japonais est composé de la préposition honorifique « o » (お) et du substantif « taku » (宅) signifiant « maison », « demeure », le « chez-soi ». Voir Nicolas Oliveri, Génération virtuelle, le phénomène japonais « otaku », page web http://www.omnsh.org/article.php3?id_article=61, vue le 22 septembre 2009 et Muriel Jolivet, Homo Japonicus, éd. Piquier, 2000
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La marche à pieds, en plus et surtout, correspond à un potentiel méditatif qui peut conduire à
réfléchir sur le sens même de l’art photographique. Cela ne va pas sans grincement de dents
de la part de certains étudiants. La fatigue est au rendez-vous. Les étapes sont longues, trop
longues pour quelques uns. Mais gageons que la contemplation également fait partie du
dispositif. Un chercheur en sciences de l’éducation et membre du CIRPP, Christian Verrier
en grand marcheur, nous a livré l’année dernière sa réflexion sur la sagesse de la marche en
montagne. On peut la trouver sur internet20. Dernièrement, un ouvrage de Frédéric Gros,
professeur de philosophie à l’université Paris 12, intitulé « Marcher, une philosophie », nous
éclaire sur l’intérêt éducatif et spirituel de cette pratique corporelle21. Comme nous le rappelle
cet écrivain, « marcher n’est pas un sport…Marcher ne nécessite ni apprentissage, ni
technique, ni matériel, ni argent. Il y faut juste un corps, de l’espace et du temps », c’est plutôt
un moyen de rêver, de revenir vers soi, de décanter et débroussailler l’intérieur au milieu des
broussailles de l’extérieur. Le sociologue David Le Breton de son côté dans un ouvrage daté
d’une dizaine d’années nous invite à approfondir la question de la marche méditative à base
existentielle qui nous permet de réfléchir à notre modernité et à sa vanité mais qui nous ouvre
également au sentiment heureux de notre existence reconquise22.
Même si la marche aujourd’hui est une expression de notre imaginaire social de citadins qui
manquent d’air pur, la proposition pédagogique des innovateurs de cette expérience est une
idée intéressante. Mais est-elle compatible avec la finalité technique de l’expérience,
notamment celle du maniement de la chambre ?
J’ai l’impression qu’une contradiction a bien été sentie entre la centration sur la marche, avec
son expert moniteur, son temps imparti, ses étapes prévues d’avance, son chemin balisé, ses
contraintes de groupe, dispositif qui possède une valeur en soi, et la nécessité de s’arrêter et
de méditer singulièrement, de préparer son appareil, pour apprendre à faire une bonne
photographie.
4.3.2 - Conclusion sur cette innovation
20 Christian Verrier, la sagesse de la marche, site du Préau, CCIP, http://imedia.preau.ccip.fr/preau/Catalog/pages/catalog.aspx?catalogId=76621b0b-a26d-4ac1-82d4-6fb43dd72de8 21 Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Paris, Carnetsnord, juillet 2009, 300 pages 22 David Le Breton, Éloge de la marche, Paris, Métaillé-essais, 2000, 180 pages
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Comme j’ai essayé de le montrer dans cet article, cette innovation pédagogique réunit les trois
dimensions que j’attribue au « sens de l’éducation ». En cela, elle me paraît innovatrice même
si elle présente des contradictions dont la résolution n’est pas impossible avec un peu
d’imagination. D’ores et déjà les initiateurs de cette expérience ont commencé à y réfléchir
sérieusement pour une prochaine phase avec un autre groupe d’étudiants.
Mais plus encore, elle suscite une réflexion plus large sur le rôle du pédagogue qui assume
encore une ouverture humaniste et refuse de se ranger aux coups de sifflet des tenants de
l’ordre établi en éducation.
Je définirai cette orientation par quatre pôles : reconnaître les différences ; assumer le conflit ; Ouvrir l’institution ; Reconquérir le symbolique.
- Reconnaître les différences.
Ce que nous apprend la vie communautaire, comme la pratique du travail social, et surtout l’éducation concrètement assumée dans sa contemporanéité, c’est la nécessité de passer conflictuellement par le désir de l’autre. Jacques Ardoino parle de sa “négatricité” qui fait échouer toutes les tentatives de vouloir l’inféoder à un projet avec lequel il n’a rien à voir et contre lequel il développe subtilement des contre-stratégies. Au niveau de la civilisation, il en va de même. Elle cherche sans cesse à imposer aux autres cultures ses valeurs et ses institutions dans un mouvement permanent de sociocentrisme. L’ethnie, ainsi que le sentiment national et l’ethos de classe représentent la tridimensionnalité du sociocentrisme qui tend à nier, d’une façon consciente mais le plus souvent imaginaire, le choc des différences.
- Assumer le conflit.
Vivre les contradictions et assumer les conflits est certainement une qualité majeure de tout pédagogue d’aujourd’hui. Sans doute les éducateurs doivent apprendre à distinguer dans le volume conflictuel, les conflits principaux et les conflits secondaires, sans se laisser piéger par l’impact de l’Economique. Plus encore ils ont à faire face à deux dérives possibles : la première se durcit en antagonismes meurtriers. La seconde développe une harmonie de façade. La plus grande difficulté à ce niveau provient du fait que, dans les contradictions majeures, c’est le système des habitus de la personne et de son groupe qui est touché. Or rien n’est plus bouleversant que de se voir remis en question dans son habitus. Celui-ci fourmille de stéréotypes. Il est le garant d’une sécurité ontologique cimentée qui permet d’agir sans trop de mal dans les organisations contemporaines. La moindre faille dans l’habitus, le plus petit questionnement ébranle l’ensemble de l’édifice et déclenche des phénomènes d’implications affectives et des résistances psychologiques massives. D’une certaine manière, et à condition d’œuvrer avec suffisamment de subtilité et de nuance, la mise en lumière des différences, des implications et des conflits dans un groupe, s’ouvre sur la reconnaissance de contradictions
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incontournables dans leur acceptation. Aujourd’hui nous savons bien qu’il ne s’agit plus de « synthèse » au sens hégelo-marxiste du terme, mais beaucoup plus d’articulation nécessaire et souvent tragique, de mutation inéluctable ou encore de mécanismes d’oscillation sociale pour reprendre un concept tiré de la chimie organique .
- Ouvrir l’institution
Le pédagogue peut-il agir, de nos jours, sans une connaissance approfondie de la dynamique institutionnelle? Je ne le crois pas.
Il faut concevoir l’institution non comme un établissement scolaire ou une Déclaration des droits de l’homme, mais comme un processus d’influence symbolique, matrice des habitus dominants, socialement sanctionné et doté d’une autonomie relative, donc d’une logique interne, où se combinent en proportions et en relations variables, une composante fonctionnelle et une composante imaginaire ( C. Castoriadis23).
L’institution ne trône pas dans un ciel platonicien. Elle agit par l’intermédiaire nécessaire de médiations organisationnelles. L’organisation sociale est à l’institution ce que le corps humain est à la pensée.
Apprendre à ouvrir l’institution consiste à repérer et à décoder ce qui, dans l’organisation est de l’ordre de l’ancien, de la reproduction du même (l’institué) et ce qui, au contraire, est de l’ordre du nouveau, du radicalement neuf et le plus souvent contestataire en conséquence (l’instituant). L’objectif est d’apprécier, en fin de compte, à un moment donné, ce qui est rejeté de l’institué et ce qui est accepté de l’instituant dans le jeu de l’institutionnalisation.
Une situation éducative traitée par un pédagogue, est à analyser sous cet angle, en posant et en se posant des questions précises :
- De quel lieu moi, enseignant, je parle avec tant d’assurance ; avec quel pouvoir délégué ? Par quel groupe social et dans quels intérêts ? Avec quels moyens, quelles procédures et pour quelle fonction sociale qui me dépasse ?
- Qu’est-ce que j’exclus et qu’est-ce que j’inclus dans ma façon d’être ; quel temps social j’utilise et pour quelles raisons ? Quel savoir j’exhibe, je développe, j’induis ? Quel découpage entre vie privée et vie publique je renforce ? Quel mystère j’entretiens sur la sexualité, l’argent, la politique du quotidien ?
- Quels sont ces gens, ces organisations qui m’accueillent et jusqu’où puis-je aller avec eux ? Qui sont les personnes concernées par mon action et qui les a conduit là ? Où sont les autres, les nantis comme les plus démunis ? qui en a décidé ainsi et pourquoi ? Quels sont mes risques réels à poser de telles questions ? 23 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris Seuil, essais, (1975), 1999, 541 pages, notamment pp. 170 ss
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- Quelle stratégie puis-je développer dans cette optique ? Quelle tactique à court terme dois-je employer ? Suis-je seul ou avec d’autres ? Avec qui puis-je me sentir solidaire ici dans la situation et ailleurs dans la société ? Des relations objectives existent-elles dans ces solidarités ?
- Quel système de pensée, quelles théories politiques je mets en place pour parler ainsi et quelles sont les références philosophiques, les valeurs que j’oublie ou ne veux pas voir ? Quelle fonction je reconnais à l’inconnu, au non-savoir, à l’imprévu ?
Dans cette perspective, l’analyse est collective et les questions concernant le pouvoir, le savoir et l’avoir sont valables pour tous.
- Reconquérir le symbolique
Ce dernier pôle ne saurait être atteint sans que les trois autres aient été abordés et conquis. Faut-il préciser que nous sommes très loin, dans cette exigence, de la réalité concrète des principaux groupes dont s’occupe l’éducation et peut-être encore plus, de celle de certains adeptes plus ou moins psychothérapeutes du Nouvel Age pour qui les questions sur l’argent, la politique, la base économique de la vie semblent incongrues?
Reconquérir le symbolique, c’est partir à la découverte d’un sens implicite en toute chose. Il ne s’agit pas seulement de trouver des combinaisons nouvelles, des arrangements d’éléments ayant une fonction sociale. Mais de VOIR autrement le tissu de la relation sociale. D’apprendre à reconnaître, en naissant avec, le moindre geste, la moindre parole porteuse d’une autre aventure dans les rapports humains. C’est se vivre et se reconnaître comme un trait-d’union entre tous et redonner force aux grands mythes ancestraux qui véhiculent une sagesse millénaire.
Plus encore reconquérir le symbolique consiste avant tout à savoir entrer soi-même dans une logique symbolique, dans sa vie quotidienne. Le symbole possède une puissance sociale évidente. Il faut pouvoir l’accueillir dans la multiplicité de ses dimensions. Donc développer un sens de l’ambivalence, de l’équivocité, de la polysémie. Etre ou devenir un polyglotte de la signification, sans chercher à enfermer le symbole dans une interprétation indiscutable, même si elle a déjà fait ses preuves. Pouvoir être une personne susceptible d’entrer en « retentissement » avec ce qui advient, c’est-à-dire de faire fonctionner ses propres capacités d’expression symbolique.
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4.4. Les innovations les plus proches de la novation éducative Ce sont des expérimentations qui mettent en question la logique habituelle de la transmission
de savoir dans l’école d’aujourd’hui, soit au niveau du corpus, de la méthode de transmission,
du dispositif pédagogique mis en œuvre, du rapport à l’espace-temps de la formation etc.
Les plus novatrices dans ce sens bousculent l’ordre établi par une philosophie de l’éducation
totalement autre et engendrent un type d’éducation qui conteste, en général explicitement ou
implicitement, l’institué généralisé du système scolaire et universitaire.
Nous examinerons deux cas se rapprochant de ce type d’innovation.
4.4.1. La dérive créative24
Cette expérimentation est issue d’une idée proprement révolutionnaire : celle de Guy Debord
et des situationnistes, proche des mouvements dadaïstes et surréalistes.
4.4.1.1. L’analyse de la chercheuse accompagnatrice
Comme le rappelle la chercheuse-accompagnatrice, Marlis Krichewsky, dans son rapport final
finement développée sur le plan théorique, « La dérive, en tant que dispositif pédagogique, en
est à sa 4ème édition. S. et J. responsables de la formation à l’entreprenariat à l’école EXXX,
l’ont déjà utilisée deux fois pour un public étudiant (formation à l’entreprenariat) et une fois
dans le groupe industriel A. dans le cadre d’une action de formation continue à
l’intrapreneuriat pour des managers en exercice. Chaque fois l’appropriation faite par les
apprenants est originale, singulière, car leurs enjeux dépendent de la situation et ne sont pas
les mêmes une fois sur l’autre. On peut dire qu’un des passages obligés est justement cette
appropriation du dispositif par les individus et par les petits groupes dérivant ensemble. »
(p.4)
L’idée a jailli chez les pionniers de cette expérimentation (enseignants d’une grande école de
commerce) d’une façon fortuite, à la suite d’une rencontre de deux personnalités, l’une (S)
était un artiste et l’autre (P) un professeur de management, lors d’un mariage. C’est l’artiste
que a initié le professeur aux idées de Guy débord. Par la suite ce sont joints à l’expérience
deux autres personnes : O., designer et professeur au SXXX College of Design et É., directeur
24 Développée à l’origine par Sylvain Bureau et Jacqueline Fendt, professeurs à ESCP
22/09/10 49
de la « Filière Entrepreneurs » à l’École CXXX. Les quatre personnalités contribuant à
l’organisation de la dérive sont des praticiens chercheurs qui s’intéressent de diverses façons,
et dans des domaines différents, à l’innovation. Une recherche très élaborée a déjà été menée
sur les précédentes expériences de dérive, publiée sous la forme d’une contribution au 6ème
Congrès de l’Académie de l’entrepreneuriat à Sophia-Antipolis en Novembre 2009.
Le dispositif « dérive » se situe, et plus précisément dans un cursus optionnel de 30 heures
faisant partie d’une spécialisation « entreprenariat » d’un total de 150 h.
OBJECTIFS [de l’ensemble de la spécialisation n.d.a ] . Ce cours a pour but de préparer les entrepreneurs de demain ‐ futur créateur d'entreprise, dirigeant dans une entreprise globale, dirigeant de PME, repreneur, successeur dans l'entreprise Familiale, conseiller, et/ou manager public. Etre acteur dans un environnement en perpétuelle mutation ‐ globalisation, dématérialisation, bouleversement des repères professionnels et sociaux traditionnels ‐ nécessite : • un engagement entrepreneurial authentique et solide, • une capacité pour reconnaître et pour saisir rapidement les opportunités inédites, • la compétence de développer un projet professionnel ‐ individuel et en équipe ‐ à la fois ambitieux et réaliste, • la force de gérer son projet de manière concertée et concentrée, • l'habileté de mener des hommes et des femmes de grande diversité vers un but commun, • la capacité de faire sens ; de rendre compréhensible et de partager ses visions et objectifs, • une aptitude à s'adapter, à évaluer, à prendre des risques et à les gérer pour soi‐même, pour son entreprise et pour les parties prenantes qui dépendront directement et indirectement de cette action (société). Entreprendre signifie donc s'organiser afin de pouvoir exprimer ses talents individuels, d'équipe et de leader de manière responsable et dans les meilleures conditions ‐ indépendamment du rôle précis ou du cadre d'action que chacun et chacune choisissent pour le faire. L'option de spécialisation « Entrepreneuriat » est une option généraliste et résolument ancrée dans l'action. Les participants travailleront concrètement avec divers acteurs confirmés et passionnés du monde économique (entrepreneurs, dirigeants, banquiers, business angels, etc.). Pour intégrer le concept de la diversité, certains cours sont effectués en commun avec des étudiants de l'Ecole CXXX (ingénieurs) ; de l'Ecole PXXX.(ingénieurs) et l’École DXXX (designers et dessinateurs industriels). Tab. 1 : Présentation du cursus spécialisé « entrepreneuriat » sur le site web de l’École EXXX (Mises en gras par l’auteur de ce rapport. L’identité des écoles a été anonymée.)
Dix séances de trois heures réunissent 71 étudiants de trois écoles : 37 d’EXXX 20 de CXXX
et 14 de DXXX. Depuis trois semaines déjà ils sont organisés en groupes de 7 et 8 autour de
projets collectifs de création d’entreprise, quand la première dérive démarre. Les deux dérives
prennent 20% du temps disponible de ce cours et environ 8 à 12 h du temps libre des
étudiants. Un des groupes qui portent tous le nom de leur projet, « bôm », est un peu
exceptionnel parce qu’il réunit les étudiants « en surnombre » des autres groupes qui se sont
constitués autour de thématiques d’entreprise proches. « Bôm » a quasiment eu la fonction
d’un « groupe idéal » dans ce dispositif parce qu’il était moins prisonnier d’un projet fort déjà
22/09/10 50
consolidé : il a dû non seulement chercher à insérer un concept dans un contexte, mais
presque entièrement mettre au point le concept même, car au moment de la première dérive,
les étudiants ne sont pas encore vraiment sûrs de leur idée de business et disent se connaître
fort peu entre eux. Ainsi ce groupe – le mieux documenté dans cette recherche – donne à voir
l’ensemble du processus, de la conception du projet d’entreprise presque jusqu’au dernier
stade avant la présentation au jury.
En tout, il y a eu dix groupes et deux fois dix c’est‐à‐dire vingt dérives en deux vagues : l’une
un peu avant le 20 Octobre, l’autre fin Novembre. S. a donné ou fait transmettre des
consignes chaque fois, et chaque réalisation de dérive a été suivie par une phase de restitution,
de réflexion et de dialogue entre étudiants et intervenants.
L’accès à ses terrains n’était pas tout à fait acquis au démarrage du projet et a dû être
renégocié et « défendu » à plusieurs reprises en fonction des enjeux académiques des
protagonistes. Un questionnaire concernant les effets de formation n’a pas pu être passé. S. a
pu être interviewé après la première, mais pas après la deuxième dérive. La chercheure qui
devait participer à une des dérives n’a pas été contactée malgré les promesses initiales et ses
relances.
Néanmoins : un film a été tourné par un vidéaste qui, lui, a pu participer à une des dérives.
Les rushs ont été mis à la disposition du chercheur suffisamment tôt pour être analysés.
Un entretien approfondi avec un élève a pu être mené ainsi que plusieurs entretiens de groupe
plus brefs. La rencontre très intéressante avec S. après la première dérive a été complétée par
des entretiens avec les enseignants des autres écoles (E. et O.) et l’artiste P. aussi bien après la
première qu’après la deuxième dérive.
Le premier contact de la chercheure avec la mise en oeuvre de la dérive se fait quand P. (son
auteur) lui remet le cd‐rom avec les consignes et les lui expose et commente. C’est un moment
d’enchantement ! Car le CD contient de la musique, des extraits de films, des textes, des
cartes, des photos et une interview sur l’innovation avec le Cinéaste Jean Renoir. P. explique
que ce cd‐rom contient des éléments de la philosophie de Guy Debord et des situationnistes,
mais aussi d’autres éléments qu’il estime importants et qui font partie de sa « nourriture
spirituelle ». L’enchantement tient au fait que P. permet ainsi « un coup d’œil dans son jardin
secret artistique, intellectuel et affectif. C’est un univers poétique et touchant! »
(M.Krichewsky). Ce CD a été apprécié de manière diverse par les étudiants. Pour les uns
c’était intéressant et stimulant. Pour d’autres c’était non fonctionnel et non utilitaire par
rapport à ce qu’ils estimaient devoir être leur formation.
22/09/10 51
Le cd‐rom confrontait d’emblée les étudiants avec deux logiques différentes et contradictoires
:
1. Celle, désormais traditionnelle, des Situationnistes de la dérive « comme une technique
du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement
lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un
comportement ludique‐constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de
voyage et de promenade. » (Debord 1956)
Comme le rappelle Marlis Krichewsky dans son rapport, Il y a, d’après le texte de Debord, un
aspect exploratoire presque scientifique (« le recoupement des impressions de ces différents
groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. ») et un aspect transformatif
dans la dérive (« comportement ludique‐constructif »). Les deux sont à la fois dirigés vers
l’extérieur (« géographique ») et vers l’intérieur (« psycho »). D’ailleurs, Debord cite Marx ici
: "Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout parle
d’eux‐mêmes. Leur paysage même est animé." Cette logique de l’origine debordienne est
représentée par l’artiste P. dans le dispositif.
2. La logique exprimée par S., professeur en entreprenariat, peut être considérée comme
une première appropriation par lui du dispositif des Situationnistes . S. écrit :
POUR VENDREDI MATIN RÉPONDEZ AUX QUESTIONS SUIVANTES VIA LA MISE
EN OEUVRE
D’UNE DÉRIVE :
* Qui êtes‐vous (votre besoin d’agir, produit/service, entreprise, entrepreneurs, marque, style,
culture…) ?
*Quel est votre champ d’action (concurrents, clients, fournisseurs, substituts, investisseurs,
prescripteurs, collaborateurs, ambassadeurs, partenaires, journalistes…) ?
*Que pense‐t‐on de votre proposition d’action (selon les clients mais aussi les non clients) ?
Cette deuxième approche met la dérive au service du projet d’entreprise dans lequel sont
impliqués les étudiants, qui en plus sont regroupés comme pour ces mêmes projets.
Cette logique n’est pas seulement différente de celle qui anime P., mais lui est contraire, car
elle oppose à la liberté poétique de la dérive un principe utilitariste. Debord écrit « Les
difficultés de la dérive sont celles de la liberté. » Car pour lui il s’agit de réinventer la ville,
l’usage de la ville et de soi‐même en tant qu’habitant de la ville. Or utiliser la dérive pour
rencontrer la ville et les citadins autour d’un projet d’entreprise déleste les dérivants
partiellement de ce poids de la liberté en assignant d’avance une finalité à leur engagement et
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en créant la tentation de s’engouffrer dans des méthodes d’étude du marché assez classiques
(micro‐trottoir, questionnaire, ...).
Un étudiant dit bien « La dérive, c’est la liberté, mais si on ne la construit pas, ça devient de
l’errance ! » La question reste posé : QUI doit construire la dérive et sur des finalités fixées
par QUI? Et comment la garder ouverte, même à l’errance, tout en la construisant ?
C’est d’emblée un défi dans la complexité.
Quel est le statut du sujet en dérive ? Agent ? Acteur ? Auteur ?
Dans un article théorico-pratique publié Marlis Krichewsky précise que « C’est un dispositif «
vide » (ou presque) dans le sens qu’il propose une forme sans contenu. Si la dérive créative a
été, à l’origine, inventée par Guy Debord (1956) en tant que technique subversive, elle peut
être adaptée à toutes sortes d’autres finalités et permet, par son caractère indéterminé même,
une adaptation précise aux besoins d’un groupe en formation.
• Elle stimule, voire exige, la créativité des dérivants qui doivent interagir avec l’imprévu de
situations sur lesquelles le formateur n’a pas de prise directe.
• C’est un dispositif qui propulse les apprenants hors les murs de l’institution et les expose à
la rencontre du monde, de la ville la plupart du temps. Ils y vont avec des cadres de
représentation provisoires co-construits en petits groupes, différents de leurs cadres habituels.
Cela commence par un « bouillonnement » de leur imaginaire, une déstabilisation de leur
habitus ordinaire grâce à un brainstorming et une dynamique de négociation avec les autres
membres du groupe.
• Contrairement à ce que l’on attendrait d’un dispositif dans le sens de système structuré et
structurant (Vial 1998), celui-ci au lieu de « border » le groupe, empêche l’ambition de toute
maîtrise d’un programme préconçu et à exécuter. Il exige et développe ainsi la
débrouillardise, la sérendipité, l’agilité psychique. »25
Le dispositif oblige les participants à surmonter leur timidité et à engager le dialogue avec des
inconnus dans des lieux divers et souvent inhabituels. En surmontant leur timidité, les
étudiants apprennent à s’ouvrir à des personnes de cultures et subcultures très différentes de la
leur, à rapidement décoder le langage de la personne en face et encoder leur propre discours
pour réussir à converser avec elle.
Résultats de l’expérimentation
D’après Marlis Krichewsky, cela a donné des résultats encore timides lors de la 1ère dérive.....
: et qui s’expriment plus à des moments précis des processus de dérive que pour la conception 25 Marlis Krichewsky, La « dérive créative », expérimentation d’un dispositif « vide » en formation de formateurs. revue Questions vives, n°13, université Aix-Marseille,
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d’ensemble qui reste dans tous les cas assez classique : une sorte de cheminement à travers la
ville ou un quartier (parfois l’environnement direct d’EXXX) pour présenter le projet
d’entreprise aux passants clients potentiels ou non ou –pour les projets B to B ‐ à des
professionnels sélectionnés (hôteliers, commerçants...). Ces moments, dont voici quelques
exemples, échappent à la logique du business et s’expriment de diverses manières traduisant
la – relative ‐ liberté intérieure des étudiants, indicateurs de leur potentiel d’autorisation.
Nombre d’étudiants décrivent une transformation de leur attitude lors de la dérive. Ils
décrivent ce qui se passe en eux en relation avec la situation : « sortir d’un projet trop
abstrait », « remise en cause des certitudes », « parler à n’importe qui », « déstructuration
de l’approche du projet »...
La dérive ne sera pas notée ! Cependant, l’association est faite avec le projet d’entreprise,
via les consignes de S., mais aussi son rôle (enseignant d’entreprenariat) et le contexte de
la formation. Lui‐même fait un lien en se demandant lors d’un entretien si lors de la dérive
les groupes qui se montrent habiles pour leur projet de business vont aussi être les plus
malins lors de la dérive. Ils sont donc sous observation et, sans être directement sous la
pression évaluative, prennent des risques d’image et de réputation entre eux et auprès
de leurs formateurs.
Pour Marlis Krichewsky, « la dérive est une excursion dans la « vraie vie » ! Mais c’est
au fond une forme vide de sens, sans objet, même quelque chose d’étrange, de provocateur,
dont il faut s’emparer et se servir pour l’habiter à sa manière. Cette étrangeté, d’après les
échanges informels des étudiants, a été fortement ressentie la première fois parce que les
documents du Cd‐rom et la feuille de consigne semblaient se contredire et laissaient les
étudiants perplexes. Ils en ont fait ce qu’ils ont cru bon, « ce que nous pensions que S.
attendait de nous ! » Ce désarroi était clairement voulu par S. qui voulait absolument
s’interdire d’être trop clair justement pour que les étudiants soient obligés de se débrouiller à
LEUR manière et dans l’impossibilité de se poser en tant que simples exécutants ! Cette
posture du formateur est très intéressante et diamétralement opposée à ce qui se pratique
d’habitude, notamment dans la PPO (Pédagogie par objectifs) ! »
Un seul parmi les étudiants (un designer industriel) exprime clairement sa perception du
paradoxe qu’est la dérive, toute dérive : Dans son écrit il dessine un navire doté d’une
dérive et explique que cette dernière est « un élément fondateur sur un bateau qui
permet de ne PAS dériver. »
Un étudiant écrit que pour lui c’était la « possibilité de sortir d’un concept fixé pour
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s’ouvrir de nouveau à toutes les idées », une sorte de bouffée d’air pour leur projet
d’entreprise et pour eux‐mêmes :« bonne méthode pour ne pas être standardisé ! ». Une
fille écrit : « La dérive a été le vrai premier moment de vie de notre équipe ! La dérive nous
a permis de sortir du cloîtrement physique (EXXX) et intellectuel (Marketing Myopia)
habituel. »
À partir de nombreux commentaires très contrastés on peut deviner – comme le pense Marlis
Krichewsky- « que le ressenti face à cet exercice bizarre dépend beaucoup du paradigme
dominant chez les uns et les autres (le rationnel ou le complexe). En reprenant les métaphores
d’Henri Atlan (1986) du cristal (paradigme rationnel) et de la fumée (paradigme complexe),
on peut observer qu’une forte proportion d’étudiants sont solidement ancrés dans le
paradigme rationnel et ont tendance à se « couler » dans l’offre de S. d’utiliser la dérive
comme un dispositif d’étude de marché immédiatement utile pour leur projet d’entreprise. Le
cd‐rom de P. leur paraît comme un générateur de brouillard inutile. D’autres, et d’après mes
impressions personnelles lors des mini entretiens pas forcément les designers, habitent avec
plaisir le paradigme complexe et poétique que leur propose P. : « On se rend compte qu’à
partir du chaos peut remonter une multitude de choses intéressantes » et « apprendre à sortir
d’une vision très rationnelle du projet, d’une vision très rationnelle du processus de création et
d’approfondissement des idées.... sortir d’un système trop organisé... »
On peut penser qu’ils ont un vrai avantage sur les rationalistes « purs », car étant donné
les critères avant tout porteurs du paradigme rationnel sur lesquels ils ont été sélectionnés
pour l’entrée dans leurs écoles respectives, on peut être certain qu’ils sont également à l’aise
dans ce paradigme rationnel. »
Quelques‐uns parmi les étudiants ont finement observé que dans le dispositif de la dérive,
s’ils avaient la possibilité de réaliser librement leur parcours, ils devaient en même temps
le construire. Sans construction, donc sans structure, une dérive « devient errance » :
Elle « doit être un minimum construite » , avoir « un fil rouge ». Or, la difficulté est de faire
cela à plusieurs et aussi de ne pas tomber dans la programmation qui est diamétralement
opposée à l’esprit de la dérive.
Pour beaucoup de groupes l’influence du contexte scolaire sur la deuxième dérive a été
extrêmement forte. La tension était déjà très forte 17 jours avant la présentation des
projets à la Défense, chez Ernst et Young, à un jury d’hommes d’affaires, de consultants
et de business angels qui devra non seulement couronner les meilleurs projets, mais aussi
en financer certains, couronnés ou non. Tous ces étudiants sont passés par des concours
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et motivés pour remporter des succès dès qu’ils se trouvent en situation de compétition.
La réflexion sur l’aspect formation
Si la « dérive » comprend trois dimensions dans l’imaginaire :
• comme détournement partiel d’un ruisseau ou d’une rivière,
• comme éloignement de la rive et de ses certitudes rassurantes
• comme élément d’un bateau permettant de garder le cap malgré les courants.
Le bateau doit cependant garder le cap dans un esprit de formation.
Selon la chercheuse, les professeurs se posent bien entendu la question des effets formatifs
tout au long de la conception, de la mise en œuvre et de l’évaluation du module. Cette
dimension « formation » semble par contre totalement absente de l’esprit des étudiants ! La
chercheuse leur a systématiquement posé la question : « Qu’avez‐vous appris ? Qu’est‐ce que
cela vous a permis de développer en vous ? » La première réaction consistait presque à tous
les coups à répondre en termes de progrès du projet d’entreprise ! Ces étudiants n’ont
apparemment pas un projet conscient de se former, mais celui de trouver des moyens de faire
un projet. Il n’y a que celui‐ci qui compte. Eux se conçoivent comme de simples porteurs de
projets, des faiseurs !
La dimension de l’apprendre tout au long de la vie, de se mettre en projet soi n’est pas
appréhendée. L’homme n’est qu’une ressource pour la réussite, la « performance »,
fétiche des temps modernes.
Juste avant le debriefing de la deuxième dérive, la chercheure a « poussé » un de ses
jeunes interlocuteurs – très intelligent, fort en formulation, mais de tempérament
extraverti ‐ à réfléchir à cette dimension. C’était visiblement une prise de conscience, un
cheminement de sa pensée assez inhabituel.
Pour la chercheuse, « Il faut une entrée et une sortie à la dérive, et une dramaturgie
improvisée mais forte.
Dériver est un art ! Certains étudiants l’ont compris comme on peut voir. D’autres, en
renonçant à la dimension de l’art, en ont au moins fait une technique (de l’artisanat
pour ainsi dire). S., c’est ça qui l’intéressait ... une technique au service du projet
d’entreprise. C’est pour ça qu’il leur pose la question des techniques élaborées dans ce
cadre !
P. (le sculpteur), c’est l’art qui l’intéresse. Mais il est présent dans ce contexte avant tout
pour créer du décalage . Dans certaines restitutions il a probablement dû trouver de la
satisfaction quand ‐même. »
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4.4.1.2. L’innovation « la dérive créative » au regard de la novation.
Marlis Krichewsky a, je pense, bien saisi l’enjeu d’un rapprochement réel de cette
expérimentation avec la novation pédagogique lorsqu’elle résume l’expérience de cette façon
dans son rapport : « Les dérives, comme on les devine au travers des restitutions par les
étudiants, se sont déployées entre des pôles extrêmes évoqués par les couples de
notions à la fois opposées et reliées :
• Subversion ‐ soumission,
• détournement ‐ programme,
• appropriation ‐ adaptation,
• déviation ‐ conformisation,
• négatricité ‐ acceptation
L’institution et l’enseignant en tant que représentants de celle‐ci ont tendance à surinvestir la
deuxième notion dans chaque couple. Pour la dérive ça donne à peu près cela :
Le groupe dérivant type se soumet à la consigne de S. et teste son projet d’entreprise. Il
s’expose aux retournements de la situation, à l’inattendu et –dans le sens de la dérive sous le
ventre du bateau ‐ tient le cap malgré tout en adaptant le projet selon les connaissances
acquises sur le terrain. Il s’adapte en permanence à la situation (à son futur marché). Il se
conforme aux attentes en jouant les règles du jeu. Il trouve néanmoins les moyens de
développer une certaine créativité ... au service du projet qu’il présentera au jury (aux juges !)
moins de trois semaines après la deuxième dérive. Cependant en faisant la dérive de cette
manière, le groupe reste dans le monde de la résolution de problèmes évitant les
problématiques existentielles et le travail de soi en relation avec la situation (Vial 2008).
Sur le mode révolutionnaire et anarchiste (privilégiant plutôt les premiers termes des couples
de notions), cela pourrait donner tout autre chose : S’inspirant résolument de l’esprit
situationniste, le groupe dérivant décide de transgresser systématiquement les codes et les
règles convenus. Il décide alors de ne pas être poli avec les gens, de se comporter de façon
provocatrice, de ne pas s’adapter aux attentes de la société pour voir ce qui se passe.
Provoquer des ruptures dans la situation pour la forcer à révéler ses faces cachées et pour se
connaître mieux soi‐même face à la norme et à la transgression. Non pas par rage ni par
colère, mais scientifiquement, pour produire de la connaissance. En détournant ainsi
l’exercice prévu par S. et en le poussant à l’extrême de ce que suggère le situationnisme,
l’autorisation et l’appropriation vont très loin. Le groupe fait de cet exercice sa chose. Il dévie
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le sens comme il l’entend, et, en passant par une phase de négatricité (Ardoino) libère la
créativité qui devient sauvage, éventuellement violente, s’émancipe de son utilité pour un
projet de business recevable par un jury d’experts et de banquiers. Au niveau de leur projet
d’entreprise existant les membres d’un tel groupe risquent de ne pas apprendre beaucoup.
Mais ils pourraient en concevoir un autre, insolite, en rupture. Cependant, cela ne se maîtrise
pas .
Bien entendu, aucun groupe n’a versé dans un tel extrémisme. »
Mais d’après elle nous pouvons tirer de l’expérience de « la dérive créative » des effets
formateurs.
En tant que structure, la dérive est une structure souple, ouverte, malléable. Comme machine
(dans sa fonctionnalité) elle peut « s’accommoder à toutes les sauces ». C’est là sa force. On
peut l’utiliser dans des contextes très divers. M. l’a utilisé dans un module de formation de
formateurs avec des résultats à la fois comparables à ceux des dérives décrites ici et
complètement adaptées aux besoins spécifiques du groupe et des individus. C’est un dispositif
puissant pour travailler des aspects existentiels :
• apprendre à faire avec l’imprévu
• accepter la non maîtrise des situations
• s’ouvrir à l’autre et aller vers lui
• lâcher prise par rapport à ses habitudes
• retenir son besoin de juger (autrement on ne dérive pas loin !)
• écouter, voir, ouvrir ses sens
• lire les événements
• jouer avec le temps, l’espace, ses postures
• agir librement, autrement
• (s)’expérimenter en situation
• réfléchir
• ne rien faire, s’arrêter, faire silence, laisser advenir
• entrer en dialogue
La liste n’est pas exhaustive et rien de tout cela n’est garanti d’avance. C’est un dispositif
qui invite l’apprenant à devenir auteur de son apprendre. Il ne l’y force pas.
En fin de compte, pour réussir une dérive, selon la chercheuse, il faut avant tout l’esprit
d’initiative ou d’entreprendre : la qualité centrale de l’entrepreneur ! Et c’est pour cela que
cette expérimentation semble tout particulièrement adaptée à une formation de futurs
entrepreneurs.
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4.4.2. Ma réflexion sur « la dérive créative » en fonction de la perspective de la novation
éducative.
Introduction : un point sur le « dispositif » de la dérive
Trois points dans ma réflexion
- une idée vraiment originale
- la force prégnante de l’habitus
- limites de l’expérience projetée Introduction
- Le rapport à la référence littéraire
On peut se demander si la référence à un dispositif lié à la littérature d’avant-garde, un peu
casse-cou, ne présente pas une instrumentalisation de l’esprit révolutionnaire de certains
courants poétiques et libertaires ?
Celui d’Isidore Isou, des surréalistes, des situationnistes n’est pas conçu dans un esprit
d’accommodement avec le libéralisme. Il me souvient que Marivonne Saison a, naguère,
critiquer Gilbert Durand et sa conception de l’imaginaire, à partir de l’éthique théâtrale26
qu’elle estimait être instrumentalisé par l’auteur des « structures anthropologiques de
l’imaginaire ». Or, la relation au théâtre chez Durand était lointaine. Ici c’est une référence
directe aux situationnistes dont on ne peut dire, pour le moins, qu’ils étaient conformistes à
l’égard du libéralisme.
- Jusqu’où peut-on accompagner la « dérive » du dispositif
Dans l’esprit de Guy Debord, la dérive peut aller assez loin. Autant qu’il m’en souvienne, il
proposait sans vergogne de détruire les églises, les statues dans les rues, de fermer les musées,
les écoles etc. Lui et ses amis, s’arrêtaient très souvent dans les bars de Ménilmontant durant
leurs pérégrinations urbaines. Il n’y avait aucune restriction.
On de mes amis poètes s’était laissé enfermer ainsi dans le cimetière du Père-Lachaise. Séjour
fort instructif pour lui sur l’ambiance, pas seulement féline de ce lieu, mais aussi plus ou
moins orgiaque à la nuit sonnante.
26 Maryvonne Saison, Imaginaire, imaginable, parcours philosophique à travers le théâtre et la médecine mentale Paris, Klincksieck, 1981
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Quand on sait que les autorités des écoles et de la CCIP sont très regardantes aujourd’hui sur
l’alcoolisation des jeunes dans les écoles, notamment lors des sessions d’intégration
organisées par le bureau des étudiants, parfois avec l’aide des enseignants, on voit tout de
suite en quoi une « dérive » urbaine qui entrainerait les étudiants vers des lieux de débauche
(bars à vin, ou à prostitution, lieux de circulation de la drogue etc.) serait rapidement
condamnée et poserait à l’institution une remise en question radicale.
- La transduction possible dans un autre esprit d’entreprise
L’esprit de la dérive ainsi conçue peut-elle réellement, par succession analogique, onde
d’influence, féconder la créativité entrepreneuriale ?
En d’autres termes, comme dirait André Comte-Sponville, l’ordre de l’économique, dans le
libéralisme, avec sa logique propre axée sur la course aux bénéfices, peut-il s’accorder sans se
détruire avec celui des créateurs situationnistes, férus de happenings et de découvertes de
situations inattendues qui s’en moquent éperdument ?
Qu’est-ce que l’étudiant en management pourra vraiment reprendre de ce qu’il aura appris
dans cette expérience pédagogique de la dérive ?
Je me pose cette question à partir d’un autre type de dérive que j’ai proposée en sciences
humaines. La dérive par les objets de connaissance et les méthodes de recherche non-
conformistes en sciences de l’éducation. Je suis ouvert aux cultures « autres » des sociétés
premières, aux « gens de peu », comme dit Pierre Sansot, aux valeurs portées par des
traditions philosophiques asiatiques dont le rapport à la vie et à la mort sont parfois d’un autre
type que dans notre culture. Mes étudiants en doctorat ont parfois fait des dérives en ce sens
qui les ont poussé très loin : au point de ne plus trouver de sens dans l’académisme requis
pour passer sous les fourches caudines de l’establishment universitaire. Un certain nombre a
préféré partir créer des communautés de vie plutôt que de soutenir une thèse. D’autres se sont
heurtés à des incompréhensions pour ne pas dire des exclusions de la part des pouvoirs établis
dans le monde universitaire assez conformiste en général.
4.4.2.1 Une idée vraiment originale
Quid de la novation par rapport à l’innovation en éducation ?
- l’innovation et le changement progressif : pas une immobilité mais en fin de compte une
reproduction relative d’une logique interne à un système
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- la novation éducative : un saut quantique dans la logique. Une dialogique entre novation
existentielle liée à mutation du regard personnel et novation institutionnelle liée à imaginaire
social créateur qui engendre de nouvelles structures de sollicitation instituante
- la novation et la question de l’advenir comme principe (concept de Danis Bois et de la
psychosociosomatopédagogie) qui bouscule la logique classique en sciences humaines.
Le projet pédagogique : une novation dans le domaine du dispositif (savoir-faire
pédagogique)
- utiliser une invention dans un autre domaine (littérature situationniste) par déplacement vers
un autre domaine (la pédagogie, interdisciplinarité méthodologique)
- semblable à l’expérience de pensée EPR (Albert Einstein-Boris Podolsky-Nathan Rosen,
1935) par rapport au principe de séparabilité. L’argument qui vise à démontrer l'incomplétude
de la mécanique quantique, en s'appuyant sur les prédictions de la mécanique quantique elle-
même. La mécanique quantique y prédit une corrélation très forte entre des mesures de
polarisation portant sur des photons A1 et A2 éloignés, mais ayant été émis par la même
source. Pour Einstein, les deux mesures éloignées ne peuvent s'influencer mutuellement, car
le principe de causalité relativiste interdit qu'une interaction se propage plus vite que la
lumière (qui sera pourtant réfuté plus tard par le français Alain Aspect, membre de l’équipe
de l'institut d'optique d'Orsay.
- Changement de logique interne (comme pour Mécanique quantique impossible pour
Einstein partisan des « variables cachées »). Ici la logique habituelle « ensembliste-
identitaire » (Castoriadis) de type aristotélicienne (identité, non contradiction et tiers exclu)
est implicitement remise en cause dans le nouveau dispositif.
* non-directivité sur la forme et sur le fond de la part des formateurs
* imprévisibilité du résultat
* non contrôle a priori en terme universitaire
* découverte de « milieux inhabituels »
4.4.2.2. La force prégnante de l’habitus
- le regard des sociologues
Sociologie de l’habitus et de la violence symbolique non consciente : définition de l’habitus
Résultat d’une inculcation de significations imposées et considérées comme légitimes par le
biais d’institutions dont on méconnaît les jeux et les enjeux de pouvoir et les agents
homogénéisés qui les mettent en œuvre.
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Par définition un habitus ne se remarque pas chez la personne qui en est imprégnée en
fonction de son milieu d’inculcation. Tout se passe comme si il s’agissait d’une « seconde
nature ».
Mais habitus dialectisé chez moi car imaginaire social instituant
- le regard des philosophes
Levinas et l’ambivalence du Visage (interprétation de Finkielkraut). La relation à l’autre
absolu, mais il s’agit de « l’autre homme » qui fait irruption dans mon univers et me provoque
à réfléchir sur moi-même, sur le sens de ma responsabilité. D’ou mon rejet et ma « haine de
lui » avec une inclination à en faire un « bouc émissaire » (le fou, l’étranger, le Juif, l’Arabe,
le Tsigane etc.).
La logique ensembliste-identitaire à l’œuvre pour accomplir cette haine de l’autre : principe
d’identité, non-contradiction, tiers exclu. Dans le nazisme, Eichmann bon père de famille
mais fonctionnaire bureaucrate accompli « traite » les Juifs comme des non-humains selon
une logique imperturbable. Principe-clé des régimes totalitaires (Hannah Arendt). Rites,
sacralisation, mise en scène et tradition indispensables.
Il faut faire croire que ce qui est vrai c’est le « pareil » et non le « semblable » ou le
« différent » qui posent sinon l’affirmation réelle du « prochain » risqué et me renvoyant en
boomerang mon étrangeté.
Dès lors l’autre est vu comme un danger s’il est reconnu comme humain. Sartre le montre
dans Huit clos. Hegel également dans sa dialectique du maître et de l’esclave (pas de maître
sans esclave mais pas de maître sans risque de mort).
La logique de l’identité est tellement incorporé en terme d’habitus qu’elle agit d’une manière
inconditionnelle et inconsciente : le film de Nicolas Klotz, « la question humaine » (
http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=841 ). Le film de Nicolas Klotz,
"la question humaine", nous impose une réflexion très intéressante, indépendamment de
l'enchevêtrement entre les données subjectives inconscientes des protagonistes.
Il s'agit de savoir si une culture fondée sur une logique aristotélicienne et abstraite, portée à la
limite de l'absurde, peut régir « humainement » la société. Le film nous montre, par analogie,
en quoi la logique imposée dans les firmes multinationales actuelles, avec leur « culture
d'entreprise » comme violence symbolique quotidienne, est en rapport avec la logique qui a
prévalu à la réalisation de la Shoah.
Le jeune cadre dynamique, spécialiste des « relations humaines », s'aperçoit que la logique
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qui est la sienne, pour le bien de tous, de l'entreprise comme des salariés, et qui l'a conduit à
participer à un plan (logique) de licenciement de plus de mille personnes sur deux mille cinq
cent, dans sa multinationale, n'est que le reflet d'une logique de mort en d'anéantissement de
la « question humaine ». Il s'en trouve complètement déboussolé et comprend mieux la
psychologie perturbée de celui qu'il doit « analyser » pour le compte de son directeur.
La problématique de ce film nous interroge en profondeur sur ce que nous sommes en train de
réaliser dans notre culture libérale mondialisée. La dérive droitière en France va dans ce sens,
en refusant de questionner son impensé.
- Habitus, liberté et imaginaire social
L’habitus se forge dans un contexte historique donné. Comme la société change, l’habitus
n’est jamais le même, malgré des régularités apparentes ;
L’imaginaire social présidant à l’émergence du situationnisme est celui de l’après guerre (1er
et 2ème Guerres mondiales) jusqu’à la fin des trente glorieuses (vers les années 70-80).
Proche du surréalisme et de son défi.
L’imprégnation de la logique du travail industriel et du fordisme. Capitalisme encore
industriel où la part de la financiarisation n’est pas encore à l’ordre du jour. Contrôle et
régularisation financière par l’Etat (New-Deal de Roosevelt et contrôle par les impôts des
profits) (Grande consommation, grande production de biens à prix le plus bas possible par
usine immense territorialisée, hiérarchisation et contrôle tatillons par des contremaîtres de la
productivité des ouvriers, développement aussi de la bureaucratie et de son cercle vicieux
(Crozier). Mais aussi solidarité collective relative (syndicats) et lutte pour les salaires :
résultats, désir de liberté et de jouissance individualisée.
L’imaginaire social à partir des années 80-90 va changer.
Les aspects proprement bancaires et financiers deviennent dominants.
Les banques d’affaires et les fonds de pension qui délèguent leurs intérêts à court terme à des
nouvelles institutions (les « hedge-funds ») prennent du poids dans l’actionnariat des firmes.
Ils s’arrangent pour détenir des minorités de contrôle et décident qui est un « bon manager »
en fonction d’une rentabilité des titres à court terme. Le processus industriel change alors en
profondeur. Il ne s’agit plus de produire des biens et services économiques et sociaux mais
essentiellement des biens financiers valorisés sur les places boursières de New-York, de la
City de Londres, de la Bourse de Paris, ou de Tokyo. La libre circulation des produits
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financiers depuis quelques années accentue et accélère encore le processus. La technicité de
l’information numérique permet l’échange d’informations à une vitesse jamais connue jusqu’à
maintenant
Ce qui crée un imaginaire social produisant des significations imaginaires sociales composées
de fluidité, de mobilité, de changement permanent, de perte de repères, d’impossibilité de
pérenniser des solidarités sociales et syndicales, de chômage permanent des catégories les
plus fragiles (femmes, jeunes, personnes âgées), de flexibilité exigeante en même temps
qu’un contrôle moins le fait des hommes que des machines électroniques et des effets de
système (autocontrôle). Le travailleur salarié est renvoyé à lui-même, à sa propre
responsabilité et à sa défaillance singulière le cas échéant. Il semble plus libre d’autant qu’il
demande qu’on tienne compte de ses aspirations. Le service des relations humaines des
entreprises sort de son rôle naguère de service juridique pour devenir un service de conseil en
écoute compréhensive et de coaching. Mais les psychosociologues ont bien montré comment,
dans les grandes entreprises, telle TLTX (dans « l’emprise de l’organisation » ; Max Pagès et
alii), un système socio-mental de contrôle extrêmement subtil « managinaire » (suivant le mot
de Vincent de Gaulejac) se met en place à partir du jeu des flux libidinaux bioénergétiques,
idéologiques et phantasmatiques des sujets. De plus en plus il croule sous « la fatigue d’être
soi » comme dit Erhenberg. Les suicides se succèdent sous le poids d’un management de
stress imposé par l’imaginaire social nouveau d’autant plus prégnant que les forces politiques
traditionnellement de gauche ne savent plus y résister et semblent anéanties par une fatalité
économique mondiale. Les crises se succèdent sans que rien ne soit réellement effectué pour
revoir l’ensemble du système. Même la dernière crise financière de 2009, la plus terrible,
après le sauvetage par les États, des banques d’affaires, et de leur remise sur pieds, n’impose
aucun changement véritable. Les dettes remboursées rapidement à l’État, les traders et les
banquiers recommencent de plus bel leurs jeux risqués avec l’argent des autres.
C’est dans cet imaginaire social que l’on doit comprendre le dispositif de formation des
managers proposé par l’équipe de cette innovation pédagogique.
4.4.2.3. La « dérive créative » répond à une nouvelle structure de sollicitation de
l’imaginaire social
Tout se passe comme si une structure de sollicitation s’imposait pour aimanter les désirs
inconscients des sujets de nos sociétés modernes. Avec sans doute une inégalité. D’une part
les pauvres, les fragilisés, les jeunes de banlieue devenus d’après Dany-Robert Dufour des
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« égo-grégaires » avides de consommer et de jouir non sans violence dans l’immédiateté et la
certitude du « non futur ».
De l’autre, les plus chanceux, de part leur héritage culturel et social, qui cherchent des
moyens pour survivre intellectuellement et moralement, au sein d’un hédonisme plus élaboré.
Il faut concilier la nécessité de prendre sa place au soleil (rapport à la contrainte) avec celle de
ne pas perdre la nouvelle conscience de vivre pour soi, à tous égards.
- La fluidité imposée et la créativité exigée par l’impossibilité de prévoir l’avenir
Le dispositif « Dérive » va bien dans ce sens. Il s’agit bien d’une errance, d’un apprentissage
qui abandonne l’idée de points de repères fixes et immobiles à travers la rencontre
d’ambiances géographiques inconnues. L’avenir est incertain dans les conditions actuelles
- Un contrôle non plus extérieur mais intériorisé
Les formateurs ne sont plus directifs mais donnent simplement une consigne de départ et
laissent la part du jeu de chacun. Ils n’évaluent plus par des notes normalement. Ils acceptent
même le risque de passage à la délinquance possible (la beuverie dans les estaminets).
Le contrôle se réalise « de l’intérieur » des consciences singulières, avec l’aide du regard de
l’autre proche (dynamique du petit groupe). L’expérience se fait dans le cadre de l’institution
malgré tout, d’où la limite inconsciente par rapport à une dérive qui mettrait à mal l’institution
Grande Ecole.
- La nécessité de rendre compte en terme de finalité économique.
Il s’agit bien de « dériver » pour accroître une capacité à être un manager créatif destiné au
management appelé par la structure de sollicitation du capitalisme contemporain. Les
étudiants réfléchissent à leur business plan par rapport à cette finalité. En quoi leur projet
d’entreprise gagne en richesse inventive par le biais de ce dispositif.
- Marginalité de l’expérience
La structure de sollicitation capitaliste aujourd’hui accepte les expériences marginales pour
voir ce que cela peut donner, en terme de bénéfice futur, au sens large et pas seulement
financier (par exemple en vue d’une meilleure harmonie sociale). Le discours
d’accompagnement exalte l’existence des novateurs d’entrepris partis de rien mais créateurs
(dans le domaine informatique par exemple : les Steve Jobs d’Apple et autre Bill Gates pour
Microsoft. Mais la prudence est de règle. La question reste posée : qui va en tirer vraiment
profit à court terme (les actionnaires « financiers » des hedge funds s’inquiètent de cela).
4.4.2.4. Au total, quelques remarques
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Sur le plan méthodologique :
Expérience très riche dans son intention, mais difficulté à saisir la complexité parce que les
données empiriques sont de l’ordre du témoignage et non de l’observation participante
(excepté pour le vidéaste, mais nécessairement fragmentaire et arbitraire). Ce que les gens
disent n’est pas ce qu’ils font ou pensent.
Difficulté à saisir l’implication des promoteurs du projet. Pour quelles raisons personnelles les
enseignants ont-ils éprouvé le besoin de saisir cette posture dérivante dans la littérature et la
transposer dans le cursus du management ? Quel est leur imaginaire ?
Du côté des étudiants : pas d’informations sur leur milieu social, leurs loisirs habituels, leurs
engagements sociaux pour nous permettent de comprendre comment ils peuvent se saisir de
ce dispositif.
La force de l’institué
Elle me semble toujours très présente. L’exemple-type se trouve dans la vidéo proposée
lorsque l’équipe dérivante d’étudiants rencontre un commerçant qui, pour son opération
marketing, leur demande de devenir des « hommes-sandwichs » promotionnels, moyennant
quelques bouteilles de soda en prime. Il est étonnant que les étudiants y adhèrent sans le
moindre esprit critique.
Déconstruire l’habitus est long et difficile. Une expérience ponctuelle peut-elle réellement
changer les injonctions à faire et à ne pas faire dans des consciences si longtemps habituées à
répondre d’une manière habituelle et de plus en plus façonnée par l’imaginaire social d’une
époque où tout l’environnement numérisé et automatisé renforce la logique interne de ce
conditionnement ?
Guy Debord, le fondateur de la « dérive, et le théoricien de « la société du spectacle », sans
doute un peu désespéré, s’est suicidé en 1994 à l’âge de 63 ans. Raul Vaneigem, son complice
situationniste, s’est retiré dans une vie hors de tout système pensant « que « la révolution
n'est plus dans le refus de la survie, mais dans une jouissance de soi que tout conjure à
interdire » (Le livre des plaisirs). On écoutera la chanson de Raoul Vaneigem « la vie
s’écoule » sur You tube pour se faire une idée de la radicalité de son attitude.
http://www.youtube.com/watch?v=Tw9NjBdrkKo
Une autre option possible
Est-ce que l’on peut penser à une autre option éducative de la « dérive » car le dispositif me
semble vraiment novateur comme je l’ai dit au début de cet exposé.
La « dérive imposée »
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Je propose une relative directivité de départ du staff formateur.
Il s’agit d’une directivité pensée en fonction de l’esprit même de la dérive conduisant à mettre
l’étudiant dans une situation vraiment imprévue et très questionnante par rapport à son
habitus.
La composition des équipes hétérogènes d’étudiants doit se faire par rapport à la connaissance
de leur milieu social et de leur sens de la marginalité relative de départ.
Les formateurs leur imposent alors un lieu de départ vraiment dérangeant. Par exemple une
cité « chaude » de banlieue. Où un hôpital psychiatrique comme celui que je connais à
Clermont-de-l’Oise. Où la Foire du Trône. Où une communauté de vie à la campagne. Où un
groupe de jeunes lourdement handicapés mentaux et moteurs qui tentent une sortie en ville.
Où une classe de ZEP dans la banlieue parisienne. Où au milieu d’une grève des cheminots ou
d’ouvriers occupant leur usine.
La situation rencontrée par les étudiants en dérive est observée systématiquement en insistant
sur les pratiques réelles des uns et des autres. L’observation, en particulier, sera sensible à la
manière dont les étudiants vont se tirer d’affaire, par des « dérives », que les sociologues des
« institutions totales » nomment « bénéfices secondaires », justement leur permettant
d’échapper au lieu contraignant assigné dès le départ.
La création et l’adaptabilité aux milieux inhabituels permettront aux formateurs de se faire
une idée de la réelle capacité à s’ouvrir à l’imprévu, à l’inconnu, des étudiants en
management.
Une limite cependant à ce changement dans le dispositif : l’implication des formateurs et leur
propre capacité à faire ce qu’ils demandent aux étudiants. Il ne paraît pas possible, en effet, de
proposer à des étudiants, des élèves, des stagiaires adultes en formation continue, des
dispositifs pédagogiques que le formateur, en personne, ne serait pas en mesure de vivre
totalement.
4.4.3. Guidé par un aveugle
Le second exemple que je propose à la réflexion sur les possibilités de novation pédagogique
traite d’une idée originale : le tutorat réciproque et la mise en relation d’élèves appartenant à
deux mondes de perception de la réalité sensible : celui des voyants et celui des aveugles ou
des mal-voyants.
4.4.3.1. La fiche descriptive des pionniers de cette expérimentation prévoit :
Une action menée au sein d'un groupe d'élèves de Bac Pro Maintenance Véhicules Industriels
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du Centre des Formations Industrielles (CFI) et d'un groupe d'élèves non voyants (ou déficients visuels) de l'Institut National des Jeunes Aveugles (INJA). Mis en œuvre au cours du premier semestre 2009, ce projet se place sous le signe d'une des valeurs de l'engagement éducatif de la CCIP: "construire une vision, ouvrir à tous les mondes". Les jeunes des 2 institutions ont effectivement appris à se connaître, à se comprendre, à échanger mutuellement sur leurs richesses humaines. En fonction de leurs interventions et attentes concertées, d'acteurs ils sont devenus les auteurs du projet. Les jeunes de l'INJA ont interpellé les élèves du CFI sur le regard qu'induit cette dictature silencieuse qui fausse les valeurs fondamentales de l'humain. Les apprentis du CFI ont revisité leurs préjugés, bousculé leurs tabous, posé les questions qu'on n'ose pas poser par peur d'offenser, faire de la peine, ou par simple maladresse. Ils ont de cette manière appris à comprendre la différence. Les jeunes de l'INJA ont quant à eux pris conscience qu'ils doivent se "rendre visibles à l'autre". Un climat d'échange propice à la mise en confiance a permis aux non voyants d'apprendre aux voyants à décoder, à s'imprégner de leur environnement pour mieux avancer.
L'instrument privilégié a été le langage, la liberté d'expression: poser des questions dans le sens où il n'y a pas de fausses questions, le droit à l'erreur. Cet esprit de liberté, soucieux toutefois du respect de l'autre, a animé les débats. Le projet s'est articulé autour de 3 rencontres:
- à l'INJA, que les élèves du CFI ont visité les yeux bandés, guidés par un aveugle ou
déficient visuel
- à l'atelier d'Orly où les jeunes aveugles ont découvert les espaces, démonté un moteur,
- au Futuroscope de Poitiers où les 2 groupes ont participé à l'atelier "les yeux grands fermés".
Les pionniers s’interrogent ainsi : « Comment pouvons nous expliquer qu'un apprenant aveugle puisse s'approprier des savoirs de façon plus efficace qu'un apprenant voyant ? Comment un apprenant voyant va t-il faire pour optimiser ses sens ? C'est parce qu'il regarde sans voir, entend sans écouter, pense sans réfléchir, que nous devons le placer "le jeune" au contact d'aveugles et le placer en situation de non voyant. En plongeant dans le monde des aveugles, comment se débrouille t-on? A t-on recourt à une approche intuitive, cherche t-on à développer les autres sens? » À l’issue de présentation et de la discussion devant le chercheur collectif, aidé par un film de Karim Benzidani d’une durée de 41mn, l’équipe pionnière se pose les questions à propos de son dispositif (cf. « fiche analyse » sur le site du CIRPP http://cirpp.preau.ccip.fr/webCIRPP/analyse.jsp?XPId=590&XPNode=25 ) : « Les apprentis en formation professionnelle sont souvent en difficulté sociale et/ou scolaire. L'enjeu de leur formation est l'insertion socio-professionnelle. Dans ce processus, la confiance en soi et en l'autre apparaît comme un point crucial. Or, peut-on apprendre à faire confiance et à se faire confiance ?
La rencontre, de deux groupes d'élèves, dont les problèmes d'intégration sont a priori très
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différents, peut constituer une situation de rupture propice à l'observation de l'établissement de relations de confiance ou de méfiance entre les participants. Notre question initiale nécessite surtout de mettre les élèves en situation d'éprouver leur confiance en eux-mêmes et leur capacité à faire confiance. De sorte qu'il faut d'abord veiller à ce que la problématique se pose bien pour les deux groupes. L'enjeu - devant être commun - est celui de l'insertion sociale, pour lequel sens des responsabilités et de la communication, autonomie, indépendance, ouverture aux autres sont autant de savoirs-être qui doivent être développés le temps de la formation. Ensuite, il faut veiller à ce que la rencontre se fasse bien dans les deux sens. De fait, le voyeurisme, l'instrumentalisation du handicap, en quelque sorte, est un dévoiement possible du projet.
Ainsi, parce que le jeune regarde sans voir, entend sans écouter, pense sans réfléchir, le choix a été fait de le placer au contact d’un déficient visuel et d'inverser les rôles. L'aveugle devient le guide. L'hypothèse est que mettre ensemble des participants dans la même posture doit permettre de rendre évidente, pour les apprentis, la nécessaire humilité face à l'apprentissage, et, de rendre les déficients visuels acteurs et responsables essentiels de la communication avec les voyants.
De cette hypothèse de travail découle, pour le pédagogue, un foisonnement d'interrogations.
Comment, malgré ce que l'on perçoit comme une défaillance, un apprenant aveugle s’approprie des savoirs de façon efficace ? L'expérience peut-elle favoriser la réflexion des deux groupes sur leur accès aux savoirs? L'exploitation accrue de la mémoire auditive a-t-elle une incidence significative sur la capacité de concentration des apprenants ? Y-a-t-il là des pistes d'exploitation pédagogique pour les voyants ? Les priver de ce sens en particulier peut-il permettre de réduire les sources de distraction lors d'une activité d'apprentissage ? Le non voyant compense, grâce à d’autres sens qu'il développe et optimise, celui qu’il n’a pas. Dès lors, dans quelle mesure cette expérience peut-elle aider un apprenant en possession de tous ses sens à ne pas se contenter de ceux qui lui suffisent d'emblée, sans effort ? Peut-elle l'aider à réellement les utiliser tous, à améliorer sa proprioception ? Peut-elle être un outil pédagogique propre à développer l'intelligence corporelle, kinesthésique ? Plonger dans le monde des aveugles, peut-il favoriser le recours à une approche intuitive dans la réalisation d'une tâche ? En somme et a minima, dans quelle mesure cette expérience peut-elle participer à une meilleure connaissance de soi, peut-elle être propre à la découverte de capacités jusqu’alors inconnues ? » 4.4.3.2 Éléments de réflexion sur cette expérimentation pédagogique
Cette expérimentation pédagogique est l’une des plus intéressantes analysées par le CIRPP
depuis 2008. Elle a l’avantage de mettre en relation des jeunes à la fois radicalement
différents par leur handicap et volontairement ouvert sur l’autre avec confiance. J’ai été
touché par cette rencontre humaine que l’on voit très bien dans le film réalisé par Karim
Benzidani.
La chercheuse-accompagnatrice, Malini Sumputh, nous rappelle dans son rapport que « Le projet est d'abord né de la volonté de créer pour les apprentis et les apprenants le lieu, l'occasion, d'une nouvelle expérience.
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Les apprentis en formation professionnelle sont souvent en difficulté sociale et/ ou scolaire. L'enjeu de leur formation est l'insertion socio-professionnelle. Dans ce processus, la confiance en soi et en l'autre apparaît comme un point crucial. Or, peut-on apprendre à faire confiance et à se faire confiance ? La rencontre de deux groupes d'élèves dont le problèmes d'intégration sont a priori très différents peut constituer une situation de rupture propice à l'observation de l'établissement de relations de confiance ou de méfiance entre les participants (…) pour rencontrer l'autre, il faut se confronter à ses propres préjugés, faire fi des tabous, ne pas avoir peur de commettre des impairs ; ensuite, de leur apprendre à comprendre que l'autre, quel qu'il soit, peut avoir quelque chose à nous apporter. » L’hypothèse étant de mettre l’ensemble des participants dans la même posture pour rendre évidente, pour les apprentis, la nécessaire humilité face l'apprentissage et, rendre les déficients visuels acteurs et responsables essentiels de la communication avec les voyants. Le non voyant compense grâce à d’autres sens, qu'il développe et optimise, celui qu’il n’a pas. Dès lors, dans quelle mesure cette expérience peut-elle aider un apprenant en possession de tous ses sens à ne pas se contenter de ce qu'ils lui fournissent d'emblée, sans effort ? Peut-elle l'aider à réellement les utiliser tous, à améliorer sa proprioception ? Peut-elle être un outil pédagogique propre à développer l'intelligence corporelle, kinesthésique ? Plonger dans le monde des aveugles, peut-il favoriser le recourt à une approche intuitive dans la réalisation d'une tâche ? D’un autre côté, L'exploitation accrue de la mémoire auditive a-t-elle une incidence significative sur la capacité de concentration des apprenants ? Y-a-t-il là des pistes d'exploitation pédagogique pour les voyants ? Dès la première réunion entre le staff de recherche de terrain et les chercheurs du CIRPP, plusieurs points sont mis en relief : − Pas de voyeurisme − Fonder le projet sur l’adhésion des jeunes et sur la base du volontariat − Distinguer handicap et incapacité − Agir sur plusieurs niveaux : liberté, confiance, le plaisir et l'envie d’apprendre − Valoriser le langage et l’imaginaire − Favoriser l’insertion des jeunes en situation de handicap et l'insertion des jeunes en formation socialement dévalorisée Selon Malini Sumputh, les deux groupes se sont montrés particulièrement coopératifs, curieux, enthousiastes, responsables et engagés. Le dispositif a permis d'instaurer un climat d'échange propice à la mise en confiance des individus. Les rencontres entre les jeunes ont créé de véritables amitiés, certains se sont même mis en contact hors des temps de l'animation. Un des apprentis du CFI doit proposer une continuité au projet dans le cadre de l'A. C. S. « Pour les jeunes, ce projet aura constitué un temps d'introspection précieux. Des préjugés ont été révisés de toute part. Ainsi, les élèves de l'INJA pensaient que leur incapacité ne pouvait que rester incomprise, qu'eux-mêmes ne pouvaient être qu'incompris par les voyants. Or, le groupe du CFI n'a pas hésité à bousculer les tabous, à poser des questions qui, d'ordinaire, restent tues par crainte d'offenser, de faire de la peine, ou simplement d'être maladroit. D'un autre côté, le groupe du CFI a pu se rendre compte que leur handicap physique ne rend pas ces jeunes aveugles si fragiles que cela. Les malvoyants ne ressentent pas la peur, le sentiment d'insécurité que les voyants ressentent quand on leur bande les yeux ; c'est une projection de ses propres sentiments sur l'autre que de le croire. De la même manière, ils ne vivent pas leur handicap comme un manque. Finalement, il ne s'agit que d'une différence parmi d'autres qu'il faut pouvoir accepter pour aller à la rencontre de l'autre et se sentir en confiance. Ici, les non-voyants ont montré aux voyants comment les voir, et comment percevoir différemment leur
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environnement ; tandis que les voyants ont montré aux non-voyants que se rendre visible permet à l'autre de respecter non leur handicap visible mais l'intégralité de leur personne. Il s'est donc bien agi, le temps de cette expérience, de détruire des jugements pour en construire d'autres mieux informés, d'apprendre à comprendre. Le travail en binôme a responsabilisé les apprenants. Dans l'obligation de s'occuper de « son » malvoyant ou de son voyant, les jeunes ont d'abord dû se faire confiance à eux-mêmes. Le dispositif aura également permis aux apprenants de mettre à distance leur propre formation. L'exercice de la description, de la formulation, de l'explicitation et de la monstration tactile ainsi que leurs échanges les a obligé à changer de perspective, leur a apporté un nouveau point de vue sur des pratiques quotidiennes, des objets et des lieux devenus tellement familiers qu'on y pense plus. Le simple fait de devoir parler, expliquer, décrire ce qu'ils connaissent, chose peu habituelle surtout pour les apprenants du CFI, a pu leur faire prendre conscience de leurs acquis, de la richesse de leur expérience. D'ailleurs, certains élèves de l'INJA ne sont pas privés pour valoriser leur apprentissage et leur future profession ; n'est-ce pas en effet « un métier minutieux », comme l'une d'entre elle a pu le dire lors d'une séance de débriefing. Dans leurs échanges, le rapport tactile aux objets d'apprentissage, et aux autres, a donné lieu à des réflexions sur l'engagement physique dans le rapport au monde. ». Néanmoins d’après la chercheuse « Tous les objectifs n'ont manifestement pas été atteints. Même si le projet a été fondé sur l’adhésion volontaire des jeunes, il faut cependant noter que la rencontre est demeurée superficielle entre les jeunes. » Pourtant Malini Sumputh souligne la progressivité pédagogique de ce type d’expérimentation : « La force de ce projet réside dans l’adhésion de deux institutions qui malgré la nature de leurs activités de formation, apprentissage d’une part et éducation spécialisée d’autre part, ont su trouver un point de rencontre en terme d’innovation pédagogique. Ce projet contribue au débat de l’intégration des personnes en situation de handicap (cf. la loi de la modernisation sociale de 2002 et de 2005) mais peut également élargir le champ de la réflexion à l’intégration des personnes provenant du « milieu ordinaire » en institution spécialisée. C’est dans cette perspective que ce projet trouve tout son intérêt en matière d’innovation pédagogique. » Sur le plan relationnel « La dynamique de groupe a également impliqué les intervenants au-delà de leurs obligations professionnelles. L'organisatrice a fait preuve d'un investissement personnel qui doit être souligné. Elle a adopté une démarche à la fois impliquée et distanciée notamment par un travail de lecture, une tentative de mise en place d'un dispositif d'évaluation de son projet. » Malini Sumputh conclut « malgré tous les aspects positifs, individuels, de ces rencontres, il semble tout de même qu'il aurait mieux valu les baser sur des points communs plutôt que sur des différences. Dans ces conditions, les différences seraient apparues comme des surprises, des points d'intérêts et de valorisation possible, plutôt que comme quelque chose qu'il faut absolument dépasser, voire effacer, au nom du « vivre ensemble ». Ces deux groupes ont deux points communs majeurs, qui semblent, eux, avoir été découvert en cours de projet par les accompagnateurs alors qu'ils auraient pu en former le socle. D'abord, ils sont des adolescents, ce qui est considérable dans leur manière de s'aborder, de s'envisager, à travers des préoccupations communes, des goûts communs, des activités communes (musiques, usage des nouveaux moyens de communication, etc.). Ensuite, ce sont des adolescents qui soit par leur choix professionnel, soit par nécessité physique, sont des « manuels ». » Plus globalement, elle s’interroge sur les ouvertures possibles de cette expérimentation : « Ce dispositif donne la place à l’émotion, à l’intuition, à la sensibilité dans la relation pédagogie. Cependant, nous pouvons nous demander si ces valeurs d’ordre affectif sont placées au même
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niveau que les relations pédagogiques fondées sur la logique, la rationalité, la raison. En valorisant l’intuition, l’émotion, la sensibilité peut-on mobiliser les jeunes dans leur processus d’apprentissage ? Du même point de vue, ce dispositif pousse à se demander ce que l'observation d'une pédagogie spécifique à un handicap donné peut apporter à une pédagogie adaptée à une formation en alternance. D’un point éthique, un travail sur la précision de la description peut être questionné. Comment peut-on être sûr que les moments clés ont pu être retraduits lorsque deux groupes manifestement en situation de handicap se rencontrent ? Comment être sûr que le groupe de déficients visuels de l'INJA a pu tout entendre ? Comment être sûr que le groupe démuni des codes rhétoriques (CFI) a pu tout comprendre ? D’un point de vue social, ce dispositif pédagogique invite à nourrir le débat autour de la l’intégration des personnes en situation de handicap en milieu ordinaire. La société est-elle réellement outillée pour accepter et accompagner les personnes en situation handicap en milieu ordinaire ? D’un point de vue philosophique, ce projet nous conduit à remettre en cause notre représentation du monde : le monde est-il tel que je me l’imagine ? Cette remise en cause est une évidence pour les jeunes déficients visuels. Or, ce dispositif peut être l’occasion d’accompagner des jeunes comme ceux du CFI dans une réflexion sur leurs propres représentations du monde et les moyens dont ils disposent pour les construire. Ainsi, des enseignements peuvent être tirés de l'importance de la précision du langage et de la communication dans la vie des aveugles. Dès lors introduirait-on une notion de complexité dans leur rapport au savoir. »
Au delà de la distinction opérée par Malini Sumputh dans son rapport, entre la coexistence de
la jeunesse et du manuel, chez les élèves du CFI et ceux de l’INJA, je vois dans cette
innovation pédagogique de la rencontre entre « jeunes » une source d’interrogations qui va
loin, jusqu’aux confins de le la vie et de la mort.
Quatre points de questionnement doivent être repérés.
- le dialogue des handicaps
- la rencontre avec l’altérité
- le « détour » dans l’univers « autre » des sens
- la question de l’identité en terme de « je est un autre »
4.4.3.3. Le dialogue des handicaps
Le dispositif pédagogique nous conduit à une distinction entre handicaps :
- le handicap physique dont est porteur le jeune aveugle ou mal voyant de l’INJA.
Handicap irréversible, de naissance ou non qui comporte son lot de sociabilité a priori
marginalisant.
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- le handicap social qui est plus attribué aux élèves du CFI, venant de quartiers défavorisés et
de classes sociales dominées. Handicap non irréversible, déterminé sociologiquement mais
contre lequel on peut lutter collectivement et pas seulement d’une manière individualiste.
Les élèves de l’INJA sont plus privilégiés socialement (ils sont dans un bac général). Leur
handicap physique irréversible ne les empêche pas d’avoir un avenir possible dans la société
française, à travers des métiers de longue date déjà valorisé (masseur, accordeur de piano,
ressources informatiques aujourd’hui).
Les élèves du CFI, plus avantagés par leur insertion dans cette institution professionnalisante
que d’autres jeunes du même milieu social exclus de l’école, sont malgré tout stigmatisés
dans l’imaginaire social français de l’école en tant qu’ils appartiennent à la classe des
apprentis, des futurs travailleurs manuels.
Peut-on faire dialoguer ces deux types de handicaps ? Lequel est positivement le plus créateur
dans l’échange ? Lequel est le plus paralysant ? Il se peut qu’un élève de l’INJA qui termine
son bac général, malgré son handicap physique, soit plus proche d’un élève d’un lycée du
centre de la capitale qu’un élève du CFI doté de son handicap spécifique. Il faudrait voir de
plus près les habitus de classe des uns et des autres. Il n’est pas certain que l’habitus d’un
apprenti du CFI soit, malgré la jeunesse commune, de même nature, en profondeur, que celui
d’un élève des classes terminales de l’INJA.
Sociologiquement il y a jeunesse et jeunesse. Dany-Robert Dufour, dans son livre « le divin
marché » examine le mode d’existence des « ego-grégaires », ces jeunes de banlieue qui,
d’après lui, ne pensent qu’à jouir de l’instant dominés par la logique néolibérale de la
marchandisation de l’existence. Rien n’est pas sûr pour les jeunes non-voyants.
4.4.3.4. La rencontre avec l’altérité
Si les jeunes non-voyants rencontrent aussi l’altérité des jeunes voyants, il me semble que
l’inverse est encore plus prégnant et bouleversant.
C’est bien de la question de l’altérité dont il s’agit. C’est une problématique existentielle à
dominante philosophique. Comme l’écrit le poète Hugo von Hoffmansthal, « chaque
rencontre nous disloque et nous recompose ».
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Que veut dire « rencontrer l’autre » ? Il faudrait revoir les thèses de philosophes comme
Levinas, Sartre, Buber, Ricoeur, Hegel pour approfondir et dégager quelques lignes de force
de ce questionnement.
L’altérité, emprunt philosophique au bas latin alteritas, dérivé de alter autre (Rey, 1998), désigne
aujourd’hui le caractère de ce qui s’oppose à l’identité (Lalande, 1968). L’Autre, du latin alter
« autre », l’un des concepts fondamentaux de la pensée, devient par conséquent impossible à définir :
s’opposant au Même, on ne peut en donner que des synonymes : divers, différent ou distinct ou
séparé. A l’origine, la notion se rattacherait à la problématique fondamentale en philosophie, celle de
l’être et du non-être. D’Anaximandre à Platon en passant par Parménide, le premier obstacle qui mène
à l’altérité a en effet été le problème du non-être. Platon, dans Le Sophiste, déconstruit la philosophie
de Parménide et sa conception de l’être pour résoudre cette contradiction. Pour Platon, la négation ne
signifie pas contradiction mais différence. L’autre n’est donc possible qu’en tant qu’autre que.
Pour comprendre le rapport à l’altérité, il nous faut en effet revenir à la philosophie du sujet car autrui
n’existe que s’il y a un sujet pour le penser. Le jeune du CFI est-il suffisamment sujet et conscient
d’être sujet pour penser son rapport à l’autre dans un espace psychique qui dépasse l’imaginaire ?
Chez Levinas, l’altérité est absolue. Le sujet est en effet toujours seul, parce qu’il est un. La solitude
apparaît comme « l’unité indissoluble entre l’existant et son œuvre d’exister » (Levinas, 1946/1947,
p. 22). De sa solitude d’exister, le sujet Levinas sien tire virilité, fierté et souveraineté, et n’est donc
pas soumis uniquement au désespoir. Pour Levinas, autrui se définit avant toute chose par son altérité
: l’autre « assumé », c’est autrui (Levinas, 1946/1947). Ce n’est pas l’identité singulière d’autrui qui
crée la différence d’avec le sujet, c’est l’inverse : « l’altérité de l’Autre, ici, ne résulte pas de son
identité, mais la constitue : l’Autre est Autrui » (Levinas, 1961, p. 281). L’altérité habite autrui et
donc hante le rapport à l’autre. L’altérité est dans la nature d’autrui avant que d’être une identité. En
effet, dans la rencontre et le face-à-face avec autrui, le visage de l’autre à la fois me le révèle et me le
masque. L’altérité d’autrui réside dans cette apparence et cette fuite, dans cette fausse présence à moi,
dans cette ambigüité relationnelle, dans le paradoxe de la relation. Pour Levinas comme pour Sartre
qui ne conjecture pas mais affirme l’existence d’autrui, l’altérité est en effet une absence qui me
sépare de l’autre, plutôt qu’une relation réciproque :
Autrui, en effet, c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi ; nous saisissons donc ici
une négation comme structure constitutive de l’être-autrui. […] Autrui, c’est celui qui n’est
pas moi et que je ne suis pas. […] Entre autrui et moi-même, il y a un néant de séparation. Ce
néant ne tire pas son origine de moi-même, ni d’autrui, ni d’une relation réciproque d’autrui et
de moi-même ; mais il est, au contraire, originellement le fondement de toute relation entre
autrui et moi, comme absence première de relation (Sartre, 1943, p. 269).
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Le contact avec l’autre s’avère totalement impossible. Séparé de moi par un espace réel ou
idéal,
Pour Jean-Paul Sartre, autrui est aussi et surtout une liberté qui s’oppose à moi et sur laquelle
je n’ai pas de prise :
Tout se passe comme si j’avais une dimension d’être dont j’étais séparé par un néant radical :
et ce néant, c’est la liberté d’autrui ; autrui a à faire être mon être-pour-lui en tant qu’il a à être
son être (Sartre, 1943, p. 301).
Le regard chez Jean-Paul Sartre
L’autre homme se caractérise en effet par son regard : « autrui est, par principe, celui qui me
regarde » (Sartre, 1943, p. 297). En effet, les détails du visage disparaissent derrière son regard : « si
j’appréhende le regard, je cesse de percevoir les yeux, […] le regard d’autrui masque ses yeux, il
semble aller devant eux ». Face au regard d’autrui, le sujet est celui qui est vu et son visage révèle
parfois plus qu’il ne voudrait. Ainsi, dans Huis clos, Inès reproche à Garcin de laisser son visage « à
l’abandon » et d’avoir des tics. Les trois personnages ne peuvent pas ne pas communiquer mais ne
parviennent pas à maîtriser le sens de ce qu’ils communiquent à autrui (Naveau, 2001). Le regard
d’autrui opère comme un miroir.
Cet autre qui me regarde devient plutôt pour moi un danger et une menace. « Tous ces regards qui
me mangent… » dit Garcin quand il comprend la véritable nature de l’enfer. Par conséquent, autrui
est aussi ma limite. Il en résulte que même sur fond d’un désir amoureux, la relation à autrui est
conflit.
Chez Martin Buber
Pour Buber par contre comme pour Levinas, le besoin de relation est premier et s’établit selon les
modalités différentes des mots-principes Je-Tu et Je-Cela. C’est un instinct de relation cosmique et
primitif : « dès le degré le plus précoce et le plus confus de la vie personnelle, on peut observer à quel
point ce besoin de la relation est un fait primitif » (Buber, 1923, p. 49). La relation primitive se noue
sur le mode du Tu : « au commencement est la Relation qui est une catégorie de l’être, une disposition
d’accueil, un contenant, un moule psychique ; c’est l’a priori de la relation, le Tu inné ». C’est la
relation préliminaire et non encore verbale avec le partenaire. Plus tard, l’expérience de la séparation
d’avec l’autre provoque sa transformation en un objet et le phénomène de la naissance du Je. La
plupart du temps, notre rapport à l’autre est conditionné par la première sphère sur le mode du Cela,
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domaine de la connaissance pratique et de l’usage et obstacle à la relation et à la rencontre avec
l’autre, qui ne permet pas à l’homme de développer sa vie spirituelle et donc de se réaliser
humainement : « Ô secret sans mystère, ô amoncellement des connaissances minutieuses ! Cela, Cela,
Cela ! ». L’histoire montre le développement progressif et constant du monde du Cela :
La nature des rapports qui unissent l’homme au monde du Cela se ramène à l’expérience, qui
travaille sans cesse à vérifier la constitution de l’univers, et à l’usage, qui l’assujettit à ses fins
multiples, celles qui tendent à conserver, à faciliter et à outiller la vie humaine (Buber, 1923,
p. 65).
Mais la possibilité d’une relation authentique est soumise à la condition de dire Tu (et non Cela)
à l’autre. En effet, le langage fonde les rapports que nous avons avec les choses.
Et Levinas
Si Levinas s’est inspiré de Martin Buber, il diverge de ce dernier en posant la non-réciprocité et la
primauté de l’éthique dans le dialogue (Levinas, 1995). En effet, Buber fait reposer la véritable
relation à autrui sur cette réciprocité qu’il trouve dans la relation Je-Tu :
Buber dit que quand je dis tu, je sais que je dis tu à celui qui est un je, et qui lui me dit tu. Par
conséquent dans cette relation, Je-tu, nous sommes d’emblée en société, mais dans une société
où nous sommes égaux l’un par rapport à l’autre, je suis à l’autre ce que l’autre est à moi
(Levinas, 1995, p. 111).
Levinas remet en question cette réciprocité initiale qui le trouble. Pour lui en effet, l’autre m’apparaît
comme celui à qui je dois quelque chose, à l’égard de qui j’ai une dette et une responsabilité.
Le Visage
Pour appréhender la capacité enseignante de l’altérité extérieure, il est nécessaire d’expliciter le
concept levinassien de Visage. Ce concept, loin de signifier la simple apparence d’autrui, désigne
« la manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi » (Levinas, 1961, p. 43).
Ainsi, le Visage ne se réduit pas à une quelconque enveloppe physique ou une forme plastique, à
laquelle je serais confronté dans le face-à-face avec autrui, mais renvoie à une ouverture sur l’autre.
L’expérience du Visage d’autrui n’est pas dévoilement mais révélation. Ainsi le Maître pour Levinas,
enseignerait par sa seule présence provoquant l’expérience pure et immédiate du Visage, générant
l’étonnement traumatique de l’élève et mettant en mouvement sa pensée. Ce que le Maître enseigne
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au sujet grâce à sa présence, c’est le rapport même à l’altérité extérieure. Or l‘altérité extérieure est,
pour Levinas, l’idée inappropriable de l’Infini. Le Maître enseigne simultanément l’idée de l’Infini
et son débordement.
Le philosophe japonais Nishida Kitarô. Contemporain de Martin Buber sans pourtant le connaître, il
développe une vision de l’altérité qui pourrait être l’aboutissement de la réflexion levinassienne.
Dans celui-ci, Nishida affirme fortement le caractère inaccessible de la conscience du « tu » et
conçoit, comme Levinas, une altérité extérieure absolue. Nishida exprime le caractère absolu de
l’altérité d’autrui dans les mêmes termes que Levinas :
Si la conscience du « tu » n’est pas la conscience du « je », s’il n’est pas permis au second de
connaître le contenu de la conscience du premier, ni le premier le contenu de la conscience du
second, cela signifie que le « je » et le « tu » sont l’un pour l’autre « absolument autres ». […]
Cela dit en termes plus techniques : le « je » et le « tu » sont, l’un en regard de l’autre,
l’ « autre absolu » (zettai no ta) (Tremblay, 2004, p. 129).
Nishida distingue ensuite, comme Buber, plusieurs types d’autre absolu, le premier étant le monde de
la nature ou milieu (kankyô), le second étant le tu de la relation interpersonnelle.
Pour Nishida Kitarô en effet, le lieu de la rencontre avec autrui devient possible lorsque l’on
considère que le monde intérieur de la conscience et le monde extérieur ne sont pas deux mondes
différents et opposés, mais sont au contraire les deux côtés coexistants d’un seul et même monde,
celui de la réalité historique.
Chez Ricœur : La dialectique de l’ipséité et de la mêmeté
Le face-à-face avec l’autre me renvoie à moi-même. Qui suis-je, sinon rien d’autre que moi-même ?
Ce moi-même dans lequel je suis enfermé et qui m’empêche de rencontrer la totalité d’autrui pose
tout d’abord le problème de l’identité. Qui suis-je donc devant l’autre ? « Si mon identité perdait toute
importance à tous égards, celle d’autrui ne deviendrait-elle pas, elle aussi, sans importance ? »
(Ricœur, 1990, p. 166). L’eccéité, ce qui fait que je suis moi-même, est usuellement pris dans le sens
d’individualité, c’est-à-dire d’une identité relative. Ricœur dissocie deux significations majeures de
l’identité et nous rappelle les termes de la confrontation. D’un côté l’identité comme mêmeté (latin :
idem ; anglais : sameness ; allemand : Gleichheit), de l’autre l’identité comme ipséité (latin : ipse ;
anglais : selfhood ; allemand : Selbstheit) : « l’ipséité, ai-je maintes fois affirmé n’est pas la mêmeté ».
Suis-je et serai-je toujours le même moi-même ? En d’autres termes, mon moi restera-t-il toujours le
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même ? Cette dernière question pose alors inévitablement le problème de la stabilité de mon ipse dans
le temps. C’est en effet avec la question de la permanence dans le temps que la confrontation entre ces
deux versions de l’identité nous interroge. Si ce que je suis aujourd’hui ne correspond plus à ce que
j’étais hier, comment penser mon identité ? Pour répondre à cette problématique, Ricœur élabore de
son côté une dialectique de l’ipséité et de la mêmeté. L’identité-idem, synonyme de mêmeté, s’oppose
au différent, au changeant, au variable, impliquant la question de la permanence dans le temps.
L’ipséité du soi implique-t-elle une forme de permanence dans le temps qui soit une réponse à la
question « qui suis-je ? ». La thèse de Ricœur est que l’identité, au sens d’ipse, n’implique pas un
noyau non changeant de la personnalité. En étudiant le caractère et la parole tenue, l’auteur fait
l’hypothèse que l’intervention de l’identité narrative est nécessaire pour maintenir la polarité entre le
pôle du caractère où idem et ipse coïncident presque et le pôle du maintien de soi où l’ipséité
s’affranchit de la mêmeté.
Le pôle stable du caractère revêt alors une dimension narrative : « ce que la sédimentation a contracté,
le récit peut le redéployer ». Du côté de la parole tenue, la persévérance de la fidélité à la parole
donnée signifie un maintien de soi qui est une identité polairement opposée à celle du caractère.
Ces brèves considérations philosophiques montrent que la question de la rencontre liée à l’altérité est
loin d’être simple.
Sur le plan du dispositif pédagogique analysé, on peut s’interroger sur ce qui est de l’espace du
« regard » objectivant dans l’esprit des jeunes du CFI et du « non-regard » apparent des mal voyants.
Sur le plan de l’altérité absolue levinassienne, et de l’identité de Ricoeur, on réfléchira à la question
suivante : qui regarde qui et selon quelle profondeur ? Qui prétend communiquer avec qui dans les
conditions, relativement privées de temporalité suffisante, de la rencontre entre ces deux populations
de jeunes ? N’assiste-t-on pas là à une pseudo rencontre plus qu’à une possibilité d’ « altération »
humaine au sens de Jacques Ardoino ? Pour ce dernier, l’altération s’ouvre sur la transformation de
part et d’autre mais à condition que l’on s’en donne le temps.
Le « détour » par un univers « autre » des sens.
François Jullien, en tant que philosophe et sinologue, nous entraîne vers un autre espace géographique
– la Chine – pour repenser les fondements de notre philosophie. Sa démarche dite ex-topique est un
« détour » de la pensée en vue d’un questionnement épistémologique. La rencontre avec le monde des
aveugles ne peut-elle être assimilée avec une « Chine de la psyché ? », une contrée intérieure qui
nous parle autrement de la manière de comprendre l’utilisation de nos cinq sens ?
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Les mal voyants qui ont assumé leur handicap sont capables de vivre en développant des capacités
étonnantes. Ils peuvent par exemple se déplacer dans un monde citadin plein de dangers, aller à
l’université et obtenir des diplômes prestigieux et même jouer au football, ou même devenir artiste
peintre. C’est qu’ils ont développé pleinement les sens qui leur restent. Certes ils n’ont plus la vue
mais l’odorat, l’ouïe, le toucher sont portés au plus haut point d’intensité. Fausto, l’officier héro du
film « Parfum de femme » Dino Risi, avec Vittorio Gassman, Alessandro Momo et Agostina Belli
(1974) refuse de se conduire en infirme. Individualiste, cynique, sarcastique, d’une agressivité
permanente, Fausto reste un tombeur de femmes grâce à l’un de ses sens aiguisés : il devine leur
présence au parfum qu’elles dégagent. Les jeunes du CFI sont troublés par ces capacités évidentes.
Dans le noir le plus complet, ce sont les aveugles qui les rassurent et les accompagnent.
Cela nous ouvre des chemins de connaissance et de transmission. Non seulement du côté de la cécité
mais du côté de toutes nos capacités cérébrales demeurées en friche dans le champ conditionné de
notre scolarisation. On peut se demander qui est vraiment « aveugle » aujourd’hui parmi les élèves ou
les étudiants scolarisés ? L’approche éducative par la notion des « intelligences multiples » proposée
par Howard Gardner et par celle d’ « intelligence émotionnelle » de Daniel Goldmann nous paraît une
ouverture nécessaire pour de nouvelles manières de transmettre et de développer cers capacités en
friche. D e même les vingt dernières années ont vu les neurosciences appliquées à l’étude du cerveau
démontré la pertinence de l’altruisme en tant que besoin fondamental pour un être humain. Il ne s’agit
plus seulement d’une réflexion appuyée sur des philosophies ancestrales mais sur des expériences de
laboratoire. Nous possédons des neurones en miroir et des neurones en réseau qui s’activent pour
imiter immédiatement la gestuelle de nos interlocuteurs ou qui « vibrent » et ce mettent en synchronie
dès qu’une personne nous interpelle agréablement ou avec hostilité. Nous sommes radicalement reliés
aux autres comme la philosophie chinoise l’a reconnu depuis longtemps. L’avenir de l’éducation
passera par la reconnaissance opérationnelle de ces découvertes nouvelles.
Ne doutons pas que chez les jeunes du CFI ces interrogations peuvent faire leur chemin de
questionnement ontologique.
La question de l’identité en terme de « je est un autre »
Le dispositif pédagogique « guidé par un aveugle » aboutit à un questionnement
épistémologique et ontologique.
La « disputatio » intellectuelle ouverte par les philosophes nous conduit, en fin de compte, à
l’aporie de la connaissance rationnelle. Au bout de la question de l’altérité, le philosophe
trouve l’inconnu et le non-savoir. C’est alors la porte ouverte à l’inconscient reconnu et
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débordant sans cesse des tentatives d’enclavement théorique par la psychanalyse ou plus
généralement par les sciences de l’homme. Le « regard » de l’aveugle est un « non-regard »
pour le voyant. Un non regard qui renvoie à des angoisses abyssales : celles décrites dans le
monde de l’écrivain Lovecraft quand il parle « des maigres bêtes de la nuit » ou encore de
« Nyarlatothep, le Chaos rampant ».
Mais derrière toutes ces angoisses il y a l’angoisse ultime : celle de la mort et de l’absurdité
radicale possible de l’existence humaine, avec son lot inextricable de petites vanités
rassurantes. Pour les pensées qui s’arrêtent à la question du commencement et de la fin de
toute chose, c’est à dire à la délimitation fondée intrinsèquement par le jeu du Logos, la vie
humaine est un espace-temps minuscule qui exige de savoir d’où l’on vient et où l’on va. De
cette interrogation l’imagination s’empare et construit des univers signifiants et rassurants à
travers les religions, les idéologies, les absolutismes scientifiques. Il n’empêche : à chaque
fois qu’une personne meurt, on fait un geste de grande signification pour notre propos : on lui
ferme les yeux. La mort renvoie sans cesse à la cécité, au « VOIR » comme signe évident de
la vie. Dès lors l’aveugle ou le mal voyant accroche notre imaginaire et du même coup notre
identité socialement construite. Il nous place dans une injonction paradoxale : l’obligation de
reconnaître que l’on peut être vivant et plus complètement que beaucoup de ceux qui se disent
vivants, tout en étant aveugle, signe de mort dans l’imaginaire. La cécité reconnue dans sa
complexité nous fait passer par le doute sur ce que nous sommes réellement. Sommes-nous
des voyants aveugles sur l’essentiel ou des aveugles explorateurs permanents de la face
cachée du jour, c’est à dire de notre « philosophie des Lumières » ?
Les peuples-racines, comme les Kogis, ces indiens descendants des civilisations pré-
colombiennes, au nord de la Colombie, si bien valorisés par Eric Julien, exigent que leurs
chamanes passent plus de 15 ans dans le noir pour accéder à la connaissance de l’homme et
de la nature. Ne sont-ils pas plus sérieux en éducation que nous-mêmes, savants occidentaux,
qui prétendons avoir la science à notre portée ?
La rencontre pédagogique proposée par ce dispositif est de ce fait profondément novatrice.
Elle déplace le sujet apprenant de celui qui cherche un maître « supposé savoir » vers un
autrui qui donne sa langue au chat et qui, en boomerang, renvoie l’apprenant vers son
expérience personnelle à vivre pour connaître. Sous cet angle le dispositif pédagogique est
hautement éducatif puisqu’il pose le problème du sens même de l’éducation : quelle est la
finalité d’un savoir dont l’univers symbolique construit dans le passé peut tenir compte de
l’inconnaissable et du non-savoir dont le corps et ses cinq sens sont les lieux d’interpellation.
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Mieux encore, peut-être, le dispositif « guidé par un aveugle », par sa reconnaissance de
l’autre face nuitée de l’homme d’aujourd’hui, que le CIRPP a déjà travaillé avec la venue de
l’infirmière de nuit et chercheuse en sciences de l’éducation, Anne Perrault-Solivère27, lors de
l’université d’été de la CCIP, nous introduit à la complexité de la création chez un artiste ou
un écrivain. Le romancier Michel Chaillou en a exploré les arcanes dans son ouvrage récent
« l’écoute intérieure »28. En neuf entretiens, Michel Chaillou repasse et d'affûte les
événements de sa vie, ses rencontres, ses amitiés, ses sympathies, ses lectures, pour expliquer
à son interlocuteur, Jean Védrines, mais aussi à lui-même et aux autres, comment a pu naître
l'écriture qui lui est propre. Principalement, il aborde en profondeur la question de l’origine de
la création littéraire au cœur de la nuit de l’être.
27 Voir le postcast de François Fourcade http://195.68.195.207/webCIRPP/media.jsp?currentNodeId=66&mediaId=383 28 Michel Chaillou, L'Ecoute intérieure, 9 entretiens sur la littérature avec Jean Védrines, Fayard, 2007
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Table des matières
INNOVATION ET NOVATION EN PÉDAGOGIE : LES EXPÉRIENCES DANS LES
ÉCOLES DE LA CCIP
1. Une problématique au changement pédagogique
2. De l’innovation comme changement
- L’innovation est une invention qui a réussi à s’inscrire comme sens collectif en
s’institutionnalisant.
- Mais inventer ne suffit pas. Il faut que l’invention puisse durer et s’institutionnaliser
comme innovation
- L’innovation se doit d’être persévérante et tolérante, malgré les résistances au changement,
en passant du moment à la durée.
3. L’innovation pédagogique dans les écoles de la CCIP p.11
Schéma
Modèle d'innovation pédagogique - Triangle d'éducation p.12
3.1 L’imaginaire social
3.2. Les voies de l’innovation pédagogique p.14
- L’innovation pédagogique par le contenu de savoir
- L’innovation par la relation
- L’innovation dans la complexité p.15
4. L’innovation pédagogique, dissidence et remise en ordre p.15
4.1. Les innovations les plus proches de l’institué p.19
4.1.1. 24 Heures chrono !
Les 24 heures chrono: L’offre d’accompagnement
La spécificité de l’approche des coachs
Les défis pédagogiques de l’expérimentation
Quelle évaluation ? p.24
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Grille d’analyse pédagogique p.25
4.2. Les innovations d’intégration p.27
4.2.1. Accueil des étudiants étrangers
4.2.2. Ouvrir l'esprit scientifique à la multiplicité des mondes. p.30
4.2.3. Grille d’analyse pédagogique 4.3. Les expérimentations à risque relatif p.35
4.3.1. Réflexions pédagogiques sur l’innovation de l’École des Gobelins : « Le Chemin de
Stevenson, randonnée photographique autour du GR70 dit « chemin de Stevenson » »
4.3.1.1- La question de la direction p.40
4.3.1.2- Les significations p.42
4.3.1.3 – La sensorialité : la marche à pieds p.43
4.3.2 - Conclusion sur cette innovation p.44
- Reconnaître les différences. p.45
- Assumer le conflit.
- Ouvrir l’institution p.46
- Reconquérir le symbolique p.47
4.4. Les innovations les plus proches de la novation éducative p.48
4.4.1. La dérive créative p.48
4.4.1.1. L’analyse de la chercheuse accompagnatrice
Résultats de l’expérimentation
Pour Marlis Krichewsky, « la dérive est une excursion dans la « vraie vie » p.53
La réflexion sur l’aspect formation p.55
4.4.1.2. L’innovation « la dérive créative » au regard de la novation p.56
4.4.2. Ma réflexion sur « la dérive créative » en fonction de la perspective de la novation
éducative.
Introduction
- Le rapport à la référence littéraire p.58
- Jusqu’où peut-on accompagner la « dérive » du dispositif
- La transduction possible dans un autre esprit d’entreprise p.59
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4.4.2.1 Une idée vraiment originale p.60
4.4.2.2. La force prégnante de l’habitus
- le regard des sociologues p.61 - le regard des philosophes - Habitus, liberté et imaginaire social p.62 4.4.2.3. La « dérive créative » répond à une nouvelle structure de sollicitation de l’imaginaire social p.64 - La fluidité imposée et la créativité exigée par l’impossibilité de prévoir l’avenir - Un contrôle non plus extérieur mais intériorisé - La nécessité de rendre compte en terme de finalité économique - Marginalité de l’expérience p.65 4.4.2.4. Au total, quelques remarques p.65 La force de l’institué Une autre option possible p.66 4.4.3. Guidé par un aveugle p.67 4.4.3.1. La fiche descriptive des pionniers de cette expérimentation 4.4.3.2 Éléments de réflexion sur cette expérimentation pédagogique p.69 4.4.3.3. Le dialogue des handicaps p.72 4.4.3.4. La rencontre avec l’altérité p.73 Le regard chez Jean-Paul Sartre p.74 Chez Martin Buber p.75 Et Levinas p.75 Le Visage p.76 Chez Ricœur : La dialectique de l’ipséité et de la mêmeté p.77 Le « détour » par un univers « autre » des sens p.78 La question de l’identité en terme de « je est un autre » p.79 Bibliographie p.81