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JactpaieMni© ASSAEL INTELLECTUALITE ET THEATRALITE DANS L' ŒUVRE D' EURIPIDE 1993 FACULTE des LETTRES, ARTS, et SCIENCES HUMAINES de NICE

Intellectualité et théâtralité dans l'œuvre d'Euripideexcerpts.numilog.com/books/9782911306129.pdf · jactpaiemni© assael intellectualite et theatralite dans l' Œuvre d' euripide

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JactpaieMni© ASSAEL

INTELLECTUALITE ET THEATRALITE

DANS L' ŒUVRE

D' EURIPIDE

1993

FACULTE des LETTRES, ARTS, et SCIENCES HUMAINES de NICE

PUBLICATIONS DE LA FACULTE DES LETTRES, ARTS ET SCIENCES HUMAINES DE NICE

Directeur : Marc MOSER

ADMINISTRATION

Faculté des Lettres 98 boulevard Edouard-Herriot

B. P. 209. 06204 NICE CEDEX 3

Société d'Edition "Les Belles Lettres" 95 boulevard Raspail, 75006 PARIS

C.C.P. 336 57 P PARIS.

@ -Association des Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice - 1993

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les "copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective" et d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, "toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite" (alinéa 1° de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425^tsuivants du Code pénal."

Ouvrage publié avec le concours

- du Conseil Général des Alpes Maritimes. - du Comité Doyen Jean Lépine de la Ville de Nice. - du C. R. H. I. (Centre de Recherches d'Histoire des Idées), Faculté des Lettres de Nice - C.N.R.S. - du G. I. T. A. (Groupe Interdisciplinaire du Théâtre Antique), Faculté des Lettres de Montpellier. - de la Principauté de Monaco. - de la section de grec de la faculté des Lettres de Nice.

Au cours de C'éCaboration de cet ouvrage, un certain nombre duniversitaires m'ont accompagnée, et cette impression fut bienfaisante.

Au début, et tout du long, M. C. Froidefond a Bien voulu m'apporter [a stimulation dun regard critique qui m'est toujours précieux

Madame P. (jFiiron et M. A. Macfiin ont tu ce livre aCors que Ceur état de santé aurait dû Ce Ceur interdire; Ceurs remarques et leurs avis me furent utiles, de même que Ces conseils que MM. A. Tuilier et P. (Demont m'ont donnés.

M. J . Jouan, de plus, a travaiCCé activement pour C éaition de ce livre.

Au bout du parcours, M. A. ThiveC a accueiCCi cet ouvrage au sein de C Association des (PuBCications dont il fut directeur.

f exprime à tous ma plus vive gratitude. Par aiCCeurs, M. !J-f. terrier a réatisé un de mes rêves picturaux en

dessinant la couverture de ce Civre. Je Cui en suis profondément reconnaissante.

INTRODUCTION

Euripide était à la fois un homme de réflexion et un homme de théâtre. La

conjonction de ces deux qualités peut sembler problématique; L. Jouvet déclare: "disons tout de suite que la pensée n'est pas nécessaire au théâtre et qu'elle lui est contraire. "1

Pourtant, même si la catégorie des intellectuels n'existe pas, à proprement

parler, dans la société grecque du Vème siècle, ce terme pourrait bien définir les activités d'Euripide. Les biographes antiques ont noté son goût pour l'étude et pour les livres. Le poète passe pour avoir possédé la plus riche bibliothèque de son époque. G. Murray le qualifie de "bookish poet."2 Selon une anecdote, Euripide aurait fait connaître à Socrate l'œuvre obscure d'Héraclite3. TI ne répugnait donc pas aux exégèses et aux discussions savantes. Protagoras est censé avoir donné lecture, chez lui, de son traité sur les dieux4. Euripide manifeste une vive curiosité pour toutes les thèses philosophiques et scientifiques. TI s'intéresse tout particulièrement aux recherches d'Anaxagore dont il cultive l'amitié.

Des traces de sa propre réflexion philosophique apparaissent dans son œuvre. Le poète a abordé toutes les questions débattues à son époque. Il a recherché un principe immuable, dans l'univers et dans la nature humaine. Dans Hélène, il se révèle capable d'imaginer l'immortalité de l'âme: faite de particules éthérées, presque immatérielle, elle se confond avec le voûç cosmique5. Les théories d'Anaxagore sont peut-être moins élaborées6. Euripide tente de définir le divin. Dans la prière d'Hécube, il se réfère à toutes les hypothèses formulées jusqu'alors par Héraclite, Anaxagore ou Diogène d'Apollonie, avant de reconnaître pour sa part, en Zeus, un principe de justice7. Par ailleurs, il s'interroge sur la valeur de la connaissance. Un véritable doute philosophique s'exprime parfois dans son théâtre. Euripide dénonce la faillibilité des sens et la

1 Témoignages sur le théâtre, Paris, 1952, p. 12. 1 Euripides and his Age, Londres, (1918), 1965, p. 50.

Selon Diogène Laërce, IX, 11-12. 4 Diogène Laërce, IX, 54. 5 Cf. Hélène, v. 1015-1016.

^ J. Zafiropulo s 'appuie sur l 'œuvre d 'Euripide pour subodorer les conclusions auxquelles

7 Anaxagore a pu être conduit (Anaxagore de Clazomène, Paris, 1948, p. 330-331.) Troyennes, v. 884 et sqq.

faiblesse de la raison8. Il traite aussi de questions d'éthique. Ses personnages tragiques réclament souvent farouchement l'application de lois morales. Mais

lorsque le poète souligne la subjectivité des jugements humains, sa pensée audacieuse provoque l'inquiétude et la perplexité9.

Il n'est donc pas étonnant que les commentateurs cherchent à analyser la pensée d'Euripide. Dans certains ouvrages, ils ne s'intéressent qu'aux idées du

p o è t e l o . Parfois, ils repèrent dans son œuvre tragique un système

philosophique11. Euripide apparaît alors comme un théoricien, il semble presque se fourvoyer en choisissant de demeurer dramaturge. P. Decharme affirme: "Si

Euripide n'eût abandonné la philosophie pour le théâtre, peut-être fut-il devenu,

et en suivant la pente naturelle de son génie, l'un des plus grands, sinon le

premier d'entre les Sophistes. "12

En fait, la profondeur de la pensée ne permet pas vraiment de distinguer Euripide des autres poètes tragiques. Ce critère ne permet pas d'établir une différence de nature.

En un sens, Eschyle exprime aussi sa philosophie. R. Aélion rappelle: "[Euripide ] n'est pas le seul à avoir exprimé dans des tragédies ce qu'il pensait de l'existence humaine, de ses incertitudes, de ses malheurs et de ses joies. Eschyle, avant lui, avait déjà utilisé les mythes pour véhiculer des idées; il avait, d'une tragédie à l'autre, réfléchi de façon critique et constructive à la fois, sur le monde dans lequel il vivait. "Elle poursuit: "Il n'y a donc rien de choquant à ce

8 Sur la faillibilité des sens, cf. par exemple, Hélène, v. 575 et sqq. Tout comme les sophistes, Euripide montre par ailleurs que deux points de vue opposés peuvent être soutenus sur un même sujet. La raison est incapable de trancher. Cf. Antiope, fr. 189 N2.

9 Cf. Eole, fr. 19 N2. T1 l>' cxicrxPÓv. nv pfi Tolcl1 xP^MÉvoïc Botcrj; "Quel usage est honteux, s'il ne paraît pas tel à ceux qui l'observent?"

10 Le titre de l'ouvrage écrit par P. Masqueray est significatif : Euripide et ses idées, Paris, 1908. P. Decharme se livrait à la même étude dans Euripide et l'esprit de son théâtre, Paris, 1893. En matière religieuse, cf. W. Nestle, Euripides der Dichter der griechischen Aufkllirung, Stuttgart, 1901; A. M. Verrall, Euripides the Rationalist, A Study in the History of Art and Religion, Cambridge, 1895; en un autre sens : E.R. Dodds, Euripides the Irrationalist, Classical Review, 43, 1929. Plus récemment, Euripide est apparu comme un philosophe de l'absurde : cf. Ch. Baconicola-Gheorgopoulou, L'absurde dans le théâtre d'Euripide, Thèse de Lille, 1985, et J. de Romilly, La modernité d'Euripide, Paris, 1986, p. 22 et sqq.

1 2 op. cit., p. 58.

qu'Euripide ait exprimé les siennes."13 L'abstraction ne caractérise donc pas

seulement les pièces d'Euripide. Elle ne semble pas étrangère à l'œuvre théâtrale.

Les pièces tragiques laissent deviner les grandes lignes d'une pensée. H. C.

Baldry montre bien comment, en adaptant les mythes anciens à leur propre vision du monde, les poètes expriment des idées personnelles. "Mais, conclut-il,

ce n'est pas ainsi que fonctionne l'esprit d'un philosophe."14 Effectivement, les

critiques ont quelque difficulté à identifier des corps de doctrine. H. C. Baldry

explique : "Ici encore, c'est Euripide qui est le plus variable de tous: les attitudes contradictoires de ses personnages [ . . . ] ne peuvent être comprises que dans le

contexte propre à chaque pièce, voire à chaque scène."15 La pensée se forme donc, en fonction des situations, des caractères. Le dramaturge ne peut pas être

théoricien. Euripide l'est moins que tout autre.

Cependant, dès l'Antiquité, l'intellectualité de son théâtre a été remarquée:

Euripide a été qualifié de "philosophe de la scène"16 et l'on insinuait

malignement que Socrate participait à l'écriture de ses pièces.17 Si donc toute

œuvre témoigne nécessairement de l'existence d'une pensée, le contenu de la

réflexion n'est pas en cause: il ne permet pas de définir une spécificité dans la

nature de la composition théâtrale. Mais Euripide développe et met en valeur,

chez les personnages, l'exercice de l'intelligence. Le genre évolue de manière à

favoriser l'expression de points de vue intellectuels: des formes nouvelles sont créées.

Aristophane condamne le poète pour avoir développé l'esprit critique chez

ses concitoyens; il lui reproche son bavardage et ses subtilités; il le raille pour

avoir mis en scène de doctes et paradoxales jeunes filles qui prétendent que "la

vie ce n'est pas la vie". Le comportement du poète se retrouve chez ses

13 Euripide héritier d'Eschyle, Paris, 1983, p. 381-383. 14 Le théâtre tragique des 6recs, Paris, 1975, p. 135. 15 ibidem.

16 Athénée, Les Deipnosophistes, XIII,561.Vitruve, De l'Architecture, VIII,1. 17 Téléclide, fr. 39 (Korch), F.C.G.

MvncîXoxôc tcrr' tlCtivCK ôç 4>pûyei TI Ôpâjja lCatvov EùpiTii&ou, Kai Iu)cpaTr)c Ta <t>pûyav'Û7roTi0r|(J>v. "Mnésiloque est celui qui fagote un drame nouveau d'Euripide, et Socrate apporte le bois du fagot."

personnages et caractérise son style18. Plutarque emploie le même mot

qu'Aristophane pour définir ce qu'il juge être la faiblesse d'Euripide: Méfi^aito

TIC Eûpuriôou ... Tr)v XaAiriv. ("On pourrait blâmer, chez Euripide, le verbiage.")19 Le poète comique critiquait Eschyle pour avoir introduit dans ses

pièces des personnages qui demeurent muets. En revanche, il reproche à Euripide

d'avoir représenté des héros qui discourent longuement. La remarque est

importante: elle peut signaler une évolution du genre tragique si la parole, le raisonnement se substituent à l'action .

Euripide crée des personnages qui incarnent la réflexion et la sagesse. Ils honorent la ouveoic, ils aspirent au bonheur que procure la méditation20.

Parfois, la seule fonction d'un personnage consiste à porter sur les événements

un regard lucide ou instruit, sans participer au drame. Tel est le rôle de Théonoé, dans Hélène 21.

Le poète n'hésite pas à placer des réflexions dans la bouche du choeur,

d'esclaves, de femmes. Aristophane dénonce cela comme une innovation

subversive22. Le procédé correspond donc à une volonté délibérée. Euripide

semble éveiller chez tous ses personnages la faculté de penser. La nourrice, dans

Hippolyte est un peu philosophe. A. France relève avec indulgence la libéralité

d'Euripide qui accorde à la vieille esclave ses propres aptitudes intellectuelles23;

Denys d'Halicarnasse discerne, en Mélanippe, jeune héroïne pleine de sagesse,

un "double" d'Euripide24. Le poète n'atténue pas les invraisemblances. Le

modeste choeur d'Alceste proclame la toute-puissance d^AvdyKTj; il en juge,

1 8 Cf. Grenouilles, v. 1068, 954, 943,1082 et sqq. 1 9 Plutarque, De Audiendo, XIII, 45 A. 20 oûvecjic : cf. Héraclès, v. 655; Oreste, v. 396; Les Troyennes, v. 672-674; Hippolyte, v. 1005;

Les Suppliantes, v. 203; Iphigénie à Aulis, v. 375. Cf. aussi fragment 910 N2.

21 Cf. à ce propos les remarques de C. Froidefond, Le mirage égyptien dans la littérature grecque, Aix-en-Provence, 1971, p. 212 n. 9 et p. suiv. En ce sens, si les acteurs n'interprètent pas les mythes, comme G.F. Else le rappelle fort justement (HYPOKRITES, Wiener Stud., 72, 1959, p.76-77; contra A. Lesky, HYPOKRITES, Studi in onore di U. E. Poli, Florence, 1955, p. 476 où l'acteur est défini comme: "der Sprecher, der durch seine deutende Worte den Mythos verstandlich macht."), cette fonction est fictivenent partagée, chez Euripide, entre le poète et le personnage.

22 Les Grenouilles, v. 948-950.

23 La vie en fleur, Paris, 1983 (ed. Folio), p. 231-232. 24 Denys d'Halicarnasse, VII, 355; VIII, 10; V,300, estime que la figure de Mélanippe est

double puisqu'elle représente à la fois le poète et son personnage propre.

précise-t-il, après avoir "médité sur toutes les théories..."25 Cette remarque ne

permet pas, sans doute, de relever une étourderie, une inadvertance, de la part

d'Euripide. Le poète serait bien maladroit, d 'autre part, de prendre aussi directement les choreutes comme porte-parole. Tout se passe, dans son théâtre,

comme si la conscience du tragique transfigurait les personnages. Dans un élan

de générosité créatrice, Euripide grandit les choreutes et il leur reconnaît toute la

dignité et toute l'autorité que confèrent des réflexions savantes. Pour lui, tout

être humain est capable de comprendre le tragique et d'en exprimer le sentiment.

Désormais, l'exercice de la réflexion semble contenir en lui-même sa

valeur et sa finalité. Euripide s'autorise des digressions qu'il ne dissimule pas. TI

les souligne, au contraire. La pertinence des répliques, leur intérêt par rapport au

contexte dramatique ne constituent plus une nécessité26. Les personnages

commentent les événements tragiques, ils vérifient au passage la justesse de

leurs propres théories27; leur rôle, à l'intérieur des pièces, semble consister à

prendre des notes sur la vie, à enrichir leur expérience et leur jugement. Penser

se révèle important, en dehors de toutes les nécessités de l'action.

Euripide transforme les structures de la tragédie. L'àycûv, le combat verbal,

représente un élément fondamental de la composition théâtrale en Grèce. Le

poète n'abandonne pas ce schéma, dramatique par essence. Mais, dans son

œuvre, les effets sont souvent purement verbaux. Souvent, les personnages se

renvoient des arguments contradictoires sans qu 'un point de vue puisse

triompher. La démarche est aporétique. Euripide subit l'influence de la

sophistique. La vérité semble multiforme, mais le raisonnement ne renonce pas

à construire des images de la réalité. Pour K. Reinhardt, l'àytov devient, chez

Euripide, "un grand stimulant de la parole"28. Il permet d'éprouver la validité

ou l'inanité de points de vue divergents. Le poète adapte les structures de la tragédie de manière à favoriser l'exercice de la réflexion.

Le personnage de théâtre acquiert donc une fonction particulière: il

réfléchit, il ne vit plus seulement le drame qui se déroule. Parfois, réflexion et

25 Alceste, v. 964 : 7rÂeîoTiov otydMevoc ÀÓYwv.

2 6 Sur le "problem of relevance" des passages philosophiques, cf. G.M.A. Grube, The Drama of Euripides, Londres, (1941), 1973, p. 92-98.

27 Cf. par exemple Hécube, v. 592-603 : Kat TaùTa pfcv 8r) voue ÈTÓçtuatv paTnv.

28 K. Reinhardt, Eschyle.Euripide, Paris, 1972, p. 307.(Trad. de Aischylos als Regisseur und Theologe, Berne, 1948) Cf. aussi J. Duchemin, L'àycSv dans la tragédie grecque, Paris, 1945, p. 120 et p. 132.

action peuvent paraître incompatibles. Pourtant, Euripide les associe en un

même personnage. Médée tue ses enfants; elle se montre à la fois agitée,

passionnée, et extrêmement lucide. Le poète dote son héroïne de divergences psychologiques à peine concevables. Euripide n'étudie pas seulement un

caractère ou une personnalité; il présente des degrés de conscience. Le statut du

personnage et la nature de la représentation théâtrale évoluent.

De même que le raisonnement et l'action apparaissent difficilement conciliables sur la scène de théâtre, la réflexion semble mal s'accommoder de

l'expression de sentiments. Cependant, au paroxysme de la souffrance, les

personnages d'Euripide semblent encore capables d'argumenter.

J. de Romilly a posé un problème essentiel, en des termes propres à sa

démonstration particulière. Elle s'interroge sur les rapports qui peuvent exister,

chez Euripide, entre raisonnement et pathétique29. Pour étudier cette question,

elle analyse notamment une situation contenue dans Hécube. Pour défendre la

vie de Polyxène, la vieille reine de Troie trouve en elle-même les ressources de

lucidité nécessaires: elle présente un plaidoyer bien construit, solide, habile30. J.

de Romilly cherche à montrer que le contrôle d'elle-même dont fait preuve

Hécube n'exclut pas le bouleversement et l'émotion. Elle finit par assimiler

l'argumentation du personnage à un effet de pathétique: l'attitude d'Hécube doit

être interprétée, en quelque sorte, comme une réaction due à l'énergie du

désespoir; les comportements lucides sont englobés parmi les manifestations

douloureuses. Le raisonnement est défini comme une modalité du pathétique.

Le rapprochement entre les deux notions peut être organisé autrement si la

valeur de l'intelligence apparaît en premier lieu. Hécube comprend le danger que

court Polyxène, elle en a une conscience aiguë. Son langage très maîtrisé prouve

qu'elle a une vision exacte de la situation. Chez Euripide, une douleur avivée

naît de la lucidité des personnages. Dans un rapport qui unirait intellectualité et

pathétique, le premier terme serait sujet et non pas prédicat.

D'ailleurs, il vaudrait mieux substituer au terme de pathétique, celui de

tragique. En effet, la lucidité des héros leur permet d'apprécier la force de la

Nécessité. De plus, la réflexion permet de choisir des moyens de lutter contre le

29 La modernité d'Euripide, Paris, 1986, p.16: " Sans compter qu'il faudra, de toute évidence, chercher à définir le lien entre deux traits apparemment aussi opposés que le goût de l'intellectualisme et celui des plaintes."; cf. aussi p. 159 et sqq.

30 Hécube, v. 249 et sq.

malheur. La lucidité des personnages implique donc qu'une prise de conscience

tragique s'effectue. Pour Euripide, le sentiment du tragique est d 'ordre

intellectuel. Une réplique le montre bien, dans son théâtre. Oreste déclare : "Eveari Õ' O'Í"TOÇ àpaGia IJÈv oùÔapoù

OOQ>0101 8, àvÕpwv. où yàp oùÕ' dcCr)Miov

yvuSlJTlV ÈVElval toïc oOQ>oiç Xiav ao^rjv.31

"La pitié ne naît point dans l'esprit sans culture, mais dans celui du sage; et

le sage n'est pas sans souffrir de comprendre avec trop de sagesse."

Le poète établit un lien étroit entre la sagesse et une forme de souffrance

intellectuelle qui naît de la connaissance du tragique.

Le théâtre d'Euripide n'est pas vraiment un "théâtre d'idées"32. Les

réflexions sont fugaces et contradictoires. Le poète les exprime, mais il ne les

soutient pas. De même, l'oeuvre d'Euripide ne peut pas être définie comme un

théâtre à thèse. L'action ne se présente pas comme une illustration, une

application, ou le produit de principes abstraits; les idées sont trop incertaines.

Mais à travers ses tragédies, le poète manifeste un intérêt profond pour les

mécanismes de l'esprit. L'intellectualité qui caractérise son théâtre apparaît ainsi,

sans que ses productions vaillent nécessairement ou uniquement pour leur

rigueur théorique.

La fonction intellectuelle devient importante: la connaissance semble

consubtantielle au sentiment du tragique. L'intellectualité du poète doit être

perçue à travers le statut particulier qu'il donne à ses héros, à travers le

traitement qu'il fait subir à l'action et à travers l'évolution des formes théâtrales.

En fait, intellectualité et théâtralité peuvent être étroitement liées, si le poète ne tient pas à exposer des idées, mais à montrer une attitude de lucidité. Les

31 Electre, v.294-296.

32 contra J. de Romilly, op. cit., p. 9-10.

spectateurs n'entendent pas seulement le discours des personnages, ils observent

les effets produits par l'intelligence du tragique. L'enjeu de la représentation est de nature théâtrale33. Le personnage, avec sa fonction intellectuelle, constitue un

élément de la mise en scène. Sa présence particulière permet de mieux comprendre le but des recherches qu'Euripide a menées en matière théâtrale.

Les commentateurs remarquent souvent, en effet, les innovations

qu'Euripide apporte dans ce domaine34. Les intentions du poète peuvent paraître incohérentes: d'un côté, il présente des héros qui réfléchissent ou qui raisonnent;

leur mise en scène n'exige pas plus de moyens techniques que celle des

personnages muets d'Eschyle; mais par ailleurs, le poète multiplie les effets

spectaculaires.

P. Ghiron affirme: "Contrairement à ce qu'on a pu dire [Euripide ] ne se

désintéressait pas de la mise en scène bien au contraire. Nous en voyons une

preuve dans le recours constant que l'on peut observer dans ses drames à l'un

des procédés le plus sophistiqué: la méchanè. C'est peut-être Euripide qui a conçu

le premier le décor à paraskénies"35. Outre ces innovations, le poète utilise des

moyens techniques déjà bien connus: il se sert de l'ekkykléma36. Aristophane

parodie d'ailleurs ce procédé théâtral et l'usage qu'en fait Euripide37. Le poète

crée aussi de nouveaux espaces scéniques: certains de ses personnages jouent sur

la distégia, ce balcon qui représente l'étage supérieur d'une habitation royale. La

mise en scène devient plus complexe et il est parfois difficile de la reconstituer38.

33 En ce sens, le point de vue de J. de Romilly ne peut pas paraître satisfaisant Elle déclare en effet: "On découvre là [avec Euripide ] une nouvelle fonction du théâtre: celui-ci n'est plus spectacle mais tribune." (Le thème de la liberté et l'évolution de la tragédie grecque, Théâtre et Spectacles dans l'Antiquité, Actes du colloque de Strasbourg, (5-7 novenbre 1981), 1983, p.220.)

34 P. Ghiron rappelle: "Eschyle et ses acteurs cultivent le hiératisme. "Par ailleurs, elle précise:"Il est hors de doute qu'à la fin du Vème siècle, ce sont les acteurs qui ont contribué à faire évoluer l'art dramatique et les nouveautés du théâtre d'Euripide en sont une des conséquences." Acteurs de la transe dans la Grèce antique, CCITA n°4, déc.1988, 75. Puis, Recherches sur les acteurs dans la Grèce antique, Paris, 1976, p.147.

3 5 Cf. La Parodo dello Ione di Euripide: Interpretazione, Funzione, Dioniso, 55,1984-85, p. 237- 248. Les phrases citées proviennent du texte d'une conférence faite sur le même thème (Bulletin de liaison de l'AGAP (Association pour le développement du Grec dans la région d'Aix-Marseille et en Provence), (Faculté des Lettres d'Aix, janv. 1984.).

36 "Ce serait sur cette machine qu'aurait été montré(...) dans Héraclès Furieux le héros au milieu des cadavres de ses enfants et de sa femme Mégara." (Guy Rachet, La tragédie grecque, Paris, 1973, p. 164.)

37 Acharniens, v. 408 et sqq. 38 L a distégia était un balcon représentant l'étage supérieur d'une habitation royale, comme

l'explique Pollux qui donne l'exemple d'Antigone y montant pour contempler l'armée, dans

Les décors s'élargissent. Ils évoquent des paysages marins, dans Hélène ou

dans Iphigénie en Tauride, la campagne dans Electre. Le regard n'est plus

toujours dirigé vers la façade immuable d'un palais ou les marches d'un autel.

Euripide laisse découvrir d'amples perspectives; les personnages se perdent

parfois dans ces vastes espaces.

Le poète représente des phénomènes naturels terrifiants, comme le tremblement de terre qui ébranle le palais de Penthée dans les Bacchantes. La

représentation théâtrale évolue de manière à proposer des visions plus larges ou

plus frappantes. Les procédés dramatiques et théâtraux accentuent le pathétique.

Euripide affiche la misère de ses personnages en revêtant certains de ses rois de haillons39. Les costumes de scène sont adaptés aux situations: ils suscitent un

sentiment de pitié. De même, le poète introduit parmi les chants choraux de

nouveaux modes asiatiques qui expriment la douleur, le désarroi : toute maîtrise

intellectuelle semble disparaître.

Parfois, la mise en scène donne à la pièce un aspect romanesque. Euripide

accroît le nombre des personnages, comme dans Oreste, par exemple, et il le

partage entre les trois acteurs40. La gestuelle devient elle-même plus animée et

même acrobatique. Dans cette pièce, l'esclave Phrygien saute du haut d 'un toit

pour s'enfuir. Par ailleurs, un des acteurs préférés d'Euripide, Callippide, s'est

rendu célèbre pour sa "gesticulation" que critique Aristophane41. Ses

personnages sont sans doute moins figés que ceux d'Eschyle ou de Sophocle. Le

les Phéniciennes, ou encore « un toit en tuiles d'où on lance des tuiles», ce qui est peut-être une allusion à la dernière scène de l'Oreste d'Euripide." (Guy Rachet, op cit , p. 165) J. Roux montre les difficultés qui se présentent lorsqu'on tente de reconstituer la mise en scène. Elle explique, de manière convaincante, comment, dans les Phéniciennes, Antigone doit en fait grimper sur le toit d'un fortin. (Cf. J. Roux, A propos du décor dans les tragédies d'Euripide, R.E.G., LXXIV, (1961), p. 25-60.)

39 Aristophane raille cette pratique. Cf. Acharniens, v. 412 et sqq. Iris Brooke souligne l'évolution que subit le costume tragique, dans le théâtre d'Euripide: "Euripides (...) introduced realism into his works in the form of rags and tatters and others possibly relevant details that might have lowered the standard of presentation for a hyper-critical audience but perhaps had more appeal for the general public." (Costume in Greek classic Drama, Londres, 1962, p. 6.)

40 Cf. F. Jouan, Réflexions sur le rôle du protogoniste tragique, Théâtre et spectacles dans l'Antiquité. Actes du colloque de Strasbourg, (5-7 novenbre 1981), 1983, p. 72: "Il est significatif que les trois seules pièces conservées dont la distribution fait vraiment difficulté soient les Phéniciennes,Oreste, et Œdipe à Colone, qui s'échelonnent au plus sur quatre ans et datent des toutes dernières années de la carrière des deux poètes. Elles comportent un grand nombre de personnages (de 8 à 11) et des intrigues complexes.(...) Au dénouement d'Oreste, sur les six personnages en scène, trois étaient représentés par des figurants muets."

41 Cf. Aristote, Poétique, 26, 1461 b 34. Sur Callipide, voir J.B. 0 ' Connor, Chapters in the History of Actors and Acting in Greece, Chicago, 1908, article : "Callipide".

poète introduit dans ses pièces une agitation et un désordre bien éloignés de toute pondération intellectuelle.

Une classification des pièces peut être établie d'après les particularités de la structure dramatique et des procédés théâtraux: pour certains, les drames romanesques ou pathétiques appartiennent à un genre distinct de la tragédie42. En fait, relever les nouveaux effets produits par la mise en scène ne permet pas de trouver la cohérence d'un spectacle, ni d'en définir la nature. Si les

innovations théâtrales sont dissociées de la recherche intellectuelle que mène le poète, l'unité de l'oeuvre tragique se perd. En revanche, lorsqu'est perçue, dans le théâtre d'Euripide, la présence d'un esprit lucide, toute la représentation s'ordonne autour de ce regard porté sur le tragique. Tous les éléments de la mise en scène deviennent complémentaires: les effets de pathétique avivent l'amertume, la douleur et la conscience du personnage.

Si l'importance de l'intellectualité est admise, dans le théâtre d'Euripide, cela permettra peut-être de parvenir à une définition simple du genre dramatique dans lequel il s'illustre. En même temps, il sera possible de comprendre toute la portée des effets spectaculaires dont il enrichit ses pièces. Si, en effet, Euripide représente un personnage qui incarne la conscience tragique, il lui faut aussi montrer en quelque sorte l'étendue des malheurs. Le théâtre ne peut pas demeurer allusif. La suggestion, les notations implicites ne suffisent pas. L'aspect intellectuel de l'oeuvre impose le développement du spectacle. Le poète doit représenter ce qui donne matière à la pensée. Le sentiment du tragique s'approfondit à la faveur de ce jeu de miroirs dans lequel se réfléchissent les consciences du poète, des personnages, des spectateurs.

De ce fait, la notion d'intellectualité et celle de théâtralité ne peuvent pas

être étudiées séparément. Les deux aspects de ce théâtre doivent être considérés

dans le même rapport que la dramaturgie d'Eschyle et sa théologie sont abordées

42 Ce sont les distinctions qu'établit A. Rivier dans son Essai sur le tragique d'Euripide, (Lausanne, 1944), 1975.

par K. Reinhardt dans son ouvrage: Aischylos Regisseur und Theologe43. La

démarche du critique allemand consiste à montrer que tout travail de mise en

scène, chez Eschyle, fait apparaître sa conception du divin et présente une vision

religieuse. Tout laisse supposer que, chez Euripide, les effets de la représentation

révèlent la présence d'une conscience lucide comme condition du tragique.

4 3 Op. cit.

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