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INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE Edgar Morin, Jean-Michel Palmier et beaucoup d’autres, des textes pour un liber amicorum à paraître le jour où il quitterait l’Université

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INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE

“L’Internationale de l’imaginaire est un lieu de confrontations.Comme la Maison des cultures du monde dont elle est le com-plément, elle cherche à faire connaître les multiples figures de lacréation dans les régions différentes du monde contemporain.

La revue, en dehors des doctrines et des partis pris, associe lacritique indépendante, les témoignages scientifiques ou litté-raires, la révision des patrimoines, l’information sur la mutationdes formes culturelles. Ne s’agit-il pas de révéler l’inlassablefertilité des ressources humaines ?

Chaque publication réunit, autour d’un thème, écrivains,artistes, spécialistes et peuples du spectacle pour une concerta-tion commune : autant de bilans.”

Directeurs de la publication : Jean Duvignaud et ChérifKhaznadar.

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JEAN DUVIGNAUDLa scène, le monde, sans relâche

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TITRES PARUS

Le Métis culturel, n° 1, Babel n° 109.Lieux et non-lieux de l’imaginaire, n° 2, Babel n° 119.La Dérision, le rire, n° 3, Babel n° 132.La Musique et le monde, n° 4, Babel n° 162.La Scène et la terre. Questions d’ethnoscénologie, n° 5,Babel n° 190.Le Liban second, n° 6, Babel n° 205.Cultures, nourriture, n° 7, Babel n° 245.Le Corps tabou, n° 8, Babel n° 303.Deux millénaires et après, n° 9, Babel n° 342.Nous et les autres. Les cultures contre le racisme, n° 10,Babel n° 373.Les Musiques du monde en question, n° 11, Babel n° 387.Jean Duvignaud, n° 12, Babel n° 423.Jeux de dieux, jeux de rois, n° 13, Babel n° 424.

© Maison des cultures du monde, 2000ISBN 2-7427-2656-X

Photographie de couverture :Jean Duvignaud, 1968

© Serge Hambourg, 2000

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INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRENOUVELLE SÉRIE – N° 12

JEAN DUVIGNAUDLa scène, le monde, sans relâche

coordination Charles Illouz et Laurent Vidal

MAISON DES CULTURES DU MONDE

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SOMMAIRE

Préface, par Chérif Khaznadar................................. 9

Prologue, par Charles Illouz et Laurent VidalLe souffleur prodigue .......................................... 11

RÉTROSPECTIVESJean Malaurie :

Pour l’intellectuel qui, à trois moments décisifs de sa vie, a dit non............................................... 17

Edgar Morin, entretien avec Emmanuel Garrigues :“… nous nous sommes fraternisés” .................... 25

Jean Duvignaud :Cheminement… ................................................. 45

LA SOCIÉTÉ AUX FEUX DE LA RAMPEGeorges Balandier :

La théâtrocratie selon l’anthropologie ................ 65Pierre Fougeyrollas :

La théâtralisation du politique ............................ 77Jacques Berque :

Coran et théâtralité ............................................. 89Jean-Michel Palmier :

Lettres d’exilés : quelques réflexions sur la théâtralisation d’existences mutilées ................... 99

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André-Marcel d’Ans :Théâtralisations interculturelles et civilisation mondialisée ................................. 121

REPRISE BUISSONNIÈREDavid Le Breton :

Théâtre du monde.............................................. 139Jean-Pierre Corbeau :

Le favori de la transe,les transes du favori… ..................................... 153

Laurent Vidal :Avis. Paradis à exploiter ................................... 161

Annie Guédez :L’engagement sociologique : guetteur d’ombres ............................................. 169

Pierre Lassave :Passion dédoublée............................................. 177

Chérif Khaznadar :Une revue .......................................................... 193

Françoise Gründ :Mondes fermés et mondes ouverts ..................... 199

Alain Lévy :Une vision de l’histoire iconoclasteet pointilliste...................................................... 205

Sophie Caratini :La revanche des femmes .................................... 211

Charles Illouz :Manifeste pour la libérationde la voyelle, à rire............................................ 223

Pierre Fougeyrollas :Un Rochelais bondissant ................................... 231

Françoise Gründ :Le désordre nécessaire ? ................................... 243

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PRÉFACE

C’est André-Marcel d’Ans qui, le premier, a eu l’idée dedemander en grand secret aux plus proches amis de JeanDuvignaud, Georges Balandier, Jacques Berque, PierreFougeyrollas, Edgar Morin, Jean-Michel Palmier etbeaucoup d’autres, des textes pour un liber amicorum àparaî tre le jour où il quitterait l’Université.

Mais il n’est de secret qui ne s’évente et Jean Duvi-gnaud nous demanda de surseoir à l’édition de ce qu’il con -si dérait comme un hommage posthume.

Plusieurs années plus tard, l’initiative de Charles Illouzet de Laurent Vidal réunissant à La Rochelle, la ville natalede Jean Duvignaud, dans un débat contradictoire, quelques-uns de ses amis et disciples relança l’idée d’un ouvrage quine soit pas le traditionnel liber amicorum mais une revuecomme celles que Jean Duvignaud aime, une rencontredialectique d’idées, de textes, de générations.

Il ne restait plus qu’à reprendre les textes assembléspar André-Marcel d’Ans, en solliciter d’autres et confierla coordination de cet ouvrage à Charles Illouz et LaurentVidal. A la question de savoir s’il pouvait être édité dansune autre revue qu’Internationale de l’imaginaire crééepar Jean Duvignaud, la réponse fut à l’unanimité négativeet, pour une fois, il me laissa assumer, seul, la direction dela publication et cet avant-propos.

CHÉRIF KHAzNADAR

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PROLOGUE

Le SoUffLeUR PRoDIgUe

Les déménageurs connaissent parfois de grandes satis-factions. A charroyer force caisses repues de livres, ilfallait bien alterner avec le boire et le manger. On débar-dait les brouettes en chœur, la bouche pleine, une mainsur le goulot… C’était pour la bonne cause : la biblio-thèque universitaire de La Rochelle devenait récipien-daire du fonds Duvignaud. M. le maire lui-même enmesura la portée universelle avant de passer au buffet.Les congratulations commensales aujourd’hui conti-nuent. Après avoir, à deux ou trois, mis en caisses tantde livres, il fallut bien se réunir à plus de quinze pour enrendre un à l’inspirateur, au souffleur prodigue.

Il convenait d’abord de faire une place à des textesprécieux demeurés inédits, à l’affût d’une occasion sem -blable. Il y a quelques années, des compagnons de route– Edgar Morin, Georges Balandier, Jean-Michel Palmier,Jacques Berque, Pierre Fougeyrollas, André-Marceld’Ans – considéraient les rapports entre scène et société.C’est, remarque Duvi gnaud, “justement parce que lasociété n’est pas le théâtre, lors même que les institutionsen pillent les formes afin de justifier leur fonction auxyeux de l’«homme quelconque». Représentation juri-dique, religieuse, guerrière, politique qui aide au bon hui-lage de la machine sociale : s’imposer par la figuration

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visible, et dominer ainsi l’esprit public.” Plus récem-ment, une causerie rochelaise offrit à quelques autresde sacrifier ensemble à la mode buissonnière. La gravi-tation universelle est aussi une propriété duvigna-lesque. Sans doute faut-il dater cela de ses premièresescapades de la communale : Jean Duvignaud mani-feste une compétence magnétique à fabriquer des amis.D’un désir l’autre, il lui vint celui de composer unchant ; c’est ainsi du moins qu’on ne peut manquer dele lire. L’art, le théâtre, la littérature, les sciences humai -nes mêmes, la gastronomie, les rites de passages, àl’école profusionnelle des inventions sociales, doiventopérer par trouvaille pour se tirer des genres. Tout unprogramme qui ne se laisse pas énoncer, mais dont onperçoit l’intention, encore une fois le désir.

C’est qu’il y avait eu la guerre et ses lendemains oùl’action militante était, croyait-on, auxiliaire des con tra -dictions des rapports sociaux… Mais le révolutionnaireaussi était tenté par la vérité de l’hérésie. Kaléi do sco -pique modernité, le monde fragmenté du héros problé -matique était ainsi traversé de rais de lumière. L’individusourcier pouvait offrir aux assoiffés des rafraîchisse-ments dans les convulsions du vieux monde. Y a-t-il,en effet, un si grand écart entre la fiction et la réalité ?Le théâtre tire à la lumière de la scène ce qui gît, obs-curci, dans l’épaisseur du quotidien. L’acteur, provisoiremutant, divulgue à chacun les propriétés singulières dela vie. Et il faut bien un roman pour rendre compte dutumulte social – guerre ou révolution – qui, comme uncoup de dés, jette côte à côte des inconnus armés deprojets et de poudre.

Ainsi se risque l’écrivain, car le spectacle qu’il donneagit parfois comme un lapsus articulé, comme un débor -dement autocritique. La distinction écrivain/narrateur

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s’abolit quand le désir charrie les êtres et se heurte plusdurement à la bassesse qu’à l’erreur. Duvignaud en sortindemne.

Il en va de même de la réflexion théorique. Une justeméfiance à l’égard du savoir normatif, fût-il devenuclassique, et pour cela, déjà, canonique. Car les filetsdérivants de l’herméneutique chalutière étranglent dansleurs mailles étroites toutes les espèces frétillantes ; ilen est qui remontent les courants ou fomentent tout bon -nement une banque des rêves.

Mais encore : qu’en est-il des gens, des indigènes, loinde l’âme laborantine de l’ethnologue, qu’en est-il dessemences de la fête, du rien décisif que l’on cède, de lamise en jeu de l’inutile, du rire qui tend des embuscadesau social, du versant indicible des passions ? Duvignaudn’aime pas les réponses, il y pense.

CHARLES ILLOUz, LAURENT VIDAL

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RÉTROSPECTIVES

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JEAN MALAURIE

PoUR L’INTeLLeCTUeL QUI,A TRoIS MoMeNTS DéCISIfS De SA vIe,

A DIT NoN

On devrait davantage s’interroger sur les rumeurs :l’intellectuel français n’a pas bonne réputation. Philo-sopher toute sa vie en compagnie de Platon, de Des-cartes, de Spinoza, de Hegel et de Husserl, et, dansl’action, penser faux, prête à réflexion. Faut-il rappeler,et avec tristesse, les propos de Sartre : “Il ne faut pasdésespérer Billancourt” ; il s’agissait de la révélationde l’archipel des goulags soviétiques. Sans compter lespropos assez délirants de jeunes intellectuels maoïstesdont je préfère taire les noms. Politique et philosophiene font décidément pas bon ménage.

Jean Duvignaud est difficile à classer. En vérité, ilne le souhaite pas. Il est d’ailleurs en deçà ou au-delà.Nous nous sommes côtoyés au lycée Henri-IV, sansnous rencontrer, dans le même dortoir de ce vieuxlycée parisien relevant de l’antique abbaye de Sainte-Geneviève, tous deux préparant Normale supérieure.Duvignaud, comme moi, en juin 1943, n’a pu supporterla réquisition de toute la classe 42 pour le Service dutravail obligatoire (STO) en Allemagne. Il est devenuclandestin et résistant. La France était alors cruellementoccupée. Nous n’étions pas si nombreux à avoir choisicette vie obscure et péril leuse ; car la voie facile était derejoindre les quatre cent mille d’entre nos compatriotes

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(1942-1943) qui avaient accepté de répondre à cetteréquisition et s’en sont allés travailler en Allemagne,rejoignant ainsi les quarante mille travailleurs françaisindignes d’avoir été volontaires (1942-1943). Se refu-ser à cette réquisition exposait les familles – père, mère,frère, et même sœur – à des représailles, l’un d’entreeux étant parfois pris en otage. Et en cas d’arrestation,vous étiez jugé par les tribunaux français “déserteur entemps de guerre” et condamné aux travaux forcés. Si lapolice allemande vous arrêtait – et c’était le cas le plusconstant –, le clan destin – dont la carte d’identité étaitfausse – partait en déportation à Buchenwald, Dachauou ailleurs… Nombre de nos camarades y sont morts.

Les réfractaires ont été moins nombreux qu’on ledit, et seule une minorité d’entre eux fut résistante.Duvignaud fut l’un des nôtres et s’est exprimé toujoursavec pudeur sur cette décision courageuse, qui s’inscriten premier acte de sa vie d’intellectuel engagé.

Gardons en mémoire les périls que la nation affrontaità l’époque. Faut-il évoquer les propos d’Ernst Jünger,que l’intelligentsia française célébrait à la fin de sa vie,sans lui rappeler qu’il avait écrit le 1er juillet 1918 qu’unenouvelle guerre engagée par l’Allemagne contre laFrance démontrerait “clairement et incontestablement siune nation donnée mérite encore de vivre ou si, ayant finide jouer son rôle, elle souhaite céder la place à une autreplus puissante et par là même meilleure…” ? Il s’agit demontrer, pour la “civilisation”, qu’elle “possède encoreassez d’avenir et d’énergie pour mobiliser cent millejeunes gens supérieurement intelligents et durs commede l’acier, à qui s’offrent toutes les joies de la vie, et qui,en faisant fi, considèrent leur propre mort comme un malnégligeable”. Ernst Jünger, le héros de ces cent millehommes de fer qui ont assuré la percée fatale de Sedan.

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Trop d’intellectuels inconscients du quartier de Saint-Germain-des-Prés l’ont célébré sans lui rappeler cesodieuses réfle xions. Non seulement pendant les temps del’Occupation, hélas ! mais encore dans l’après-guerre.Ernst Jünger ? Faut-il rappeler qu’il n’a pas hésité à soute-nir Adolf Hitler. Ce démon de nos malheurs qui a oséécrire : “On rassem blera toute notre énergie pour uneexplication définitive contre la France… à condition quel’Allemagne ne voie dans l’anéantissement de la Francequ’un moyen de donner enfin à notre peuple toute l’ex-tension dont il est capa ble.” La France : “péché contrel’existence de l’humanité blanche” qui favorise “la nais-sance d’un Etat africain sur le sol de l’Europe”. Ainsis’exprimait celui-là même qui, avec l’appui d’une grandemajorité de la population allemande et de la quasi-totalitéde l’état-major de l’armée, devait précipiter l’Europe et lemonde, d’abord dans la terreur, puis le désespoir, enfindans une lutte inexpiable qui a coûté quarante millions demorts et des destructions immenses. Fasse le ciel que lajeunesse allemande s’arme moralement et intellectuelle-ment, avec des nerfs d’acier, pour lutter contre les ten-dances hégémoniques germaniques détestables et quisemblent inhérentes à une certaine folie de l’histoire alle-mande. Deux effroyables guerres – une guerre de Trenteans – devaient établir l’inanité de ces doctrines panger-manistes. Un troisième affron tement mais différemmentconduit par une volonté de domination économique etculturelle de l’Europe conti nentale serait la porte ouverteà d’imprévisibles et nouveaux désastres. L’Europe reste àconstruire et le moins que l’on puisse dire est qu’ellese dilue dans la confusion. Mais l’élan est donné. Lesrendez-vous seront toujours les mêmes au carrefour del’histoire et de la géographie.

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En 1945, un Français sur trois votait communiste. 28,3 %des voix en 1946 ; c’est alors l’apogée du parti com-muniste en France. Mais ce pourcentage est fallacieux ;si l’on s’en tient à l’Université, une forte majorité étaitcommuniste ou compagnon de route, soit dans le corpsenseignant, soit parmi les étudiants. Duvignaud n’est pasde ces intellectuels honteux qui masquent leur apparte-nance au Parti à un moment de leur vie. Le 5 février 1950,dans une lettre à Maurice Thorez, secrétaire général duParti communiste français, Duvignaud, professeur dephilosophie à Abbeville, déclare quitter le Parti, parcequ’il observe que “le délit de penser” est un crime pourcelui-ci, et qu’il n’acceptera jamais, lui, de mouvementdictatorial. En 1956, avec André Breton, LaurentSchwartz, son ami Edgar Morin, Clara Malraux, Duvi-gnaud signa un télégramme au maréchal Boulganine (àMoscou) demandant une révision immédiate de tous lesprocès de Moscou.

Assurément, nous savions tout sur l’URSS et sesdérives staliniennes, et depuis 1920. Trotski s’étaitexprimé, mais aussi Boris Souvarine, Panait Istrati,Victor Serge et, après-guerre, Victor Kravchenko etenfin l’admirable David Rousset. Jean Duvignaud,assez tard, mais plus tôt que bien de ses contempo-rains, eut le courage de reprendre sa liberté. Acte cou-rageux et assez inusuel à l’époque. Particulièrementdans le monde intellectuel. Le PC était assez fort dansl’Université, dans le monde scientifique, pour se rappe-ler à vous et vous faire payer cette dénonciation. Lesrancunes sont tenaces et, sous des formes diverses, lecommuniste défroqué perd son statut d’intellectuel auxyeux d’une opinion manipulée.

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“L’ethnologie a ouvert la pensée et la littérature aumonde des hommes, sans lesquels nous ne serions quede pauvres clercs rabâchant de vieilles morales”, nousdit Jean Duvignaud en saluant la collection “Terrehumaine” et en rendant constamment hommage à sesquatre-vingts auteurs.

Mais comment tenter, nous Occidentaux, ce queSeignobos appelle une histoire “sincère et totale” depeuples si éloignés de nos mœurs, de notre sensibilitéet même de nos facultés cognitives. Trop longtemps,par peur du subjectivisme littéraire, des dérives de lasensibilité, de l’anecdote chère aux grands voyageurset aux explorateurs, de la typologie répétée à l’infini del’ethnographe des musées de l’Homme, le scientismedans la mouvance du positivisme sur les modèles desmathématiques et de la linguistique, a dominé les scien -ces sociales. Comment s’étonner que ce dernier avatarait abouti à une “ethnologie désincarnée qui manqueson but” (Michel Leiris).

Jean Duvignaud, sociologue du théâtre, sans contes-ter la théorie des ensembles des structuralistes, faitremarquer, dans la ligne de son maître Georges Gur-vitch, qui s’est opposé à Claude Lévi-Strauss dans unecontroverse célèbre, que l’histoire est prométhéenne etqu’elle est animée d’un “dynamisme inlassablementcréateur de formes sociales nouvelles étrangères auxclassifications positives”. Les civilisations ne meurentpas. Elles se métamorphosent à partir d’un noyau durirréductible. Et c’est un perpétuel recommencement etdevenir. C’est en vivant sa marginalité, en des décen-nies dominées par la pensée de Claude Lévi-Strauss etde son école, que Jean Duvignaud s’est rapproché peu

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à peu de Roger Bastide, le maître méconnu de la secondemoitié du siècle. Dans une vision maussienne, il s’esttourné vers l’étude des rites et des religions, dans unerecherche de l’invisible, de l’indicible, au cours des dia -logues des vivants avec les morts. fêtes et civilisations– un de ses meilleurs livres – nous fait vivre les “transes”et les voyances chamaniques au Brésil et en Afrique.

L’itinéraire de Jean Duvignaud n’est très heureuse-ment pas achevé. Et qui sait s’il ne s’interrogera pas,avec nous les ethnohistoriens de la vieille école dans laligne de Bergson et d’Alphonse Dupront, sur ce qui atoujours été au cœur de l’angoisse des hommes, la recher -che d’une vision pénétrante du ou des dieux cachés. Jeme suis toujours demandé à cet égard pourquoi l’ensei-gnement secondaire et supérieur dans une volonté laïques’attache en France à la pensée gréco-romaine et à lapensée occidentale à partir de Descartes, ignorant treizesiècles de pensée judéo-chrétienne et islamique qui ontfondé notre histoire.

Dans Le Pandémonium du présent. Idées sages, idéesfolles1, Jean Duvignaud – camarade en “Terre humaine”avec ce classique Chebika revisité à ma demande, vingtans après sa publication, par de jeunes étudiants tuni-siens –, avec modestie, scrute son œuvre dans un rétro-viseur sans complaisance. Duvignaud appartient à uneespèce en voie de disparition : l’écrivain qui doute. Nonpas encombré mais habité par une vivante culture d’intel -lectuel et de philosophe, si rare de nos jours, en ce siècle

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1. Jean Duvignaud, Le Pandémonium du présent. Idées sages, idéesfolles, coll. “Terre humaine”, Plon, Paris, 1998, 224 pages, 133 illus - trations in-texte.

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de “spécialistes”. Il poursuit un dialogue intérieur : “A quoibon ?” conclut-il parfois, mais de se reprendre aussitôt.Une force irraisonnée continue à tous nous habiter : com -pren dre. L’homme reste un inconnu. Et il nous appar -tient de réfléchir sur l’au-delà philosophique et lesthéologies qu’il a suscitées. Ce “rien” qui nous hante neserait-il pas la porte d’une interrogation plus souterrainequ’une pensée seconde génère : celle du royaume desombres et de la hantise de l’absolu. Duvignaud, prési-dent de l’une des créations les plus originales de l’après-guerre, la Maison des cultures du monde, sait mieux quetout autre qu’il n’est de société dont la vision ne soitd’abord verticale.

Tout étant dit, c’est-à-dire si peu, sur un sociologuedont l’œuvre importante a marqué tant de chercheursfrançais et étrangers en les provoquant maïeutiquementet en les incitant, comme tout grand maître, à rebondir,je garderai toujours présent dans ma pensée la liberté etl’ouverture d’esprit dont Jean Duvignaud a fait preuveau cours de ce demi-siècle où des idéologies contrairesse sont affrontées avec une rare violence.

“La pensée remonte les fleuves”, a écrit CharlesFerdinand Ramuz… La tienne, en tout cas, bien cherami, j’en ai l’intime conviction.

Août 1999

Il faut souhaiter la réédition prochaine de ce livre courageux, inspiré etfondamental de Jean Duvignaud, Le Langage perdu, Payot, Paris,1973.

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EDGAR MORIN

“… NoUS NoUS SoMMeS fRATeRNISéS”

(entretien avec Emmanuel Garrigues)

emmanuel garrigues. – En préparant cet entretien avectoi sur Jean Duvignaud, j’ai pensé à des thèmes trèsgénéraux : d’abord votre première rencontre, commentvous vous êtes rencontrés ; comment tu perçois Duvi-gnaud, les traits importants, les thèmes-forces de sonœuvre ; son rapport à l’art, au théâtre, à la culture ; ladimension artistique de son œuvre dont on ne parlejamais : ses romans par exemple ; ou encore ses rapportsavec Antonin Artaud, avec Roger Blin, sa pièce de théâ -tre, son rapport à l’écriture ; son rapport à Arguments ;son rapport à la politique, à l’idéologie et au PC ; son rap-port à la science ; son déchirement entre sensibilité etrationalité (là, je reconnais que j’interprète !) ; l’impor-tance de ses enquêtes empiriques : on vient de republierChebika ; le choix de ses thèmes de recherche empirique :les rêves, les tabous, les jeunes ; l’importance de la notiond’anomie ; enfin, cette dimension qu’il appelle “héré-tique” : il se vit un peu comme un hérétique ; c’est unthème que tu connais aussi… Duvignaud et mai 1968 ;Duvi gnaud et Edgar Morin ; Duvignaud et Gurvitch ;Duvi gnaud et Lefebvre… Tu choisis et développes lesthèmes que tu veux…

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LA RENCONTRE DUVIGNAUD-MORIN-CLARA MALRAUX

edgar Morin. – Je commence puis tu me relanceras carj’ai entendu tes questions mais je ne les ai pas toutes entête. Suivons un peu le fil chronologique. Ainsi la pre-mière rencontre, je la situe après la guerre, après laLibé ration. Nous ne nous sommes pas connus dans laRésistance ; je sais qu’il était à La Rochelle, au siègede La Rochelle ; on s’est retrouvés dans un groupe litté-raire communiste qui s’appelait Mortier et dont il étaitun des animateurs ; il y avait aussi Pierre Daix, GilbertMury… des gens comme ça. Dans ce milieu-là, j’ai étéfrappé par un garçon très intense, je dirai très “mal-rau(x)zien”… Il publia, peu après, ses premières nou-velles, un recueil de nouvelles très faulknérien d’ailleurs,qui n’était donc pas du tout du réalisme socialiste ; iln’a jamais versé, en effet, dans cette littérature-là. Donc,c’est un peu à l’intérieur du parti communiste que nousnous sommes rencontrés ; bien entendu, il n’a jamais étéconformiste, culturellement, dans le Parti… et moi nonplus du reste, et c’était une première raison pour nousentendre. Est-ce que c’est moi qui l’ai présenté à ClaraMalraux ou non… ? Je ne sais pas… Mais je me sou-viens très bien d’un soir, chez Clara, où de façon trèslittéraire, après le dîner, il a lu une ou deux de ses nou-velles. Peut-être que c’était un peu trop littéraire pourmoi, je ne sais pas, mais je me suis éclipsé ; et ils sesont liés. Je ne dis pas que c’est le fait que je me soiséclipsé qui a entraîné la liaison… mais du coup, monrapport avec Duvignaud, qui était indépendant de celuid’avec Clara Malraux, pendant un certain temps y a étélié puisqu’ils étaient liés même s’ils ne vivaient pas dutout ensemble. Je ne sais plus quand il s’est installé dansson grenier de la rue de la Glacière, mais je crois qu’à

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partir de ce moment-là, il y a eu entre lui et moi unerelation qui ne s’est jamais altérée. Il y avait en lui unecuriosité, une vivacité, un appétit dans le domaine desidées mais aussi dans le domaine de l’action. Ce n’estpas un hasard s’il a rencontré Clara Malraux et si ellel’a rencontré : il était possédé de l’intérieur par desmythes “malrau(x)ziens”. Je me souviens qu’une fois ilme disait : “Edgar, je viens d’apprendre que, dans ledésert du Mexique, il y a des pyramides dans les-quelles il y a des momies recouvertes d’or ; alors, es-tud’accord pour partir avec moi et pour trouver cet or ?”Et je lui disais : “Mais d’accord, absolument d’accord.– Bon, alors je m’en occupe ; on prend un cargo àLa Rochelle et nous partons.” Et quinze jours après, ilavait oublié ce fantasme et il repartait. Mais moi, dansle fond, j’adorais le côté fantasmatique de Jean, soncôté mythologique ; car je ne veux pas dire mytho-mane, n’est-ce pas, ce n’était pas de la mythomanie.C’était quelqu’un qui vivait entre rêve et mythe, qui enjouissait mais qui, en même temps, prenait de la distanceet s’en amusait, et c’est cela qui me plaisait d’ailleurs ;ce côté très onirique avec des grandes aventures, uneprise de possession du monde et en même temps uncôté drôle, c’est-à-dire capable de rire de lui-même, caren général les grands mythomanes ne rient pas d’eux ;je n’ai pas connu personnellement Malraux mais celame semble difficile d’imaginer qu’il riait de lui…

e. g. – Il avait l’air très sérieux, Malraux…

e. Morin. – Je ne sais pas, mais ce qui me convenaitchez Jean Duvignaud, et il y avait un accord là-dessusentre nous, c’était cette capacité à se moquer de soi-même. Moi aussi, j’aimais beaucoup les rêves tout en

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les vivant de façon plus éveillée ou moins somnambu-lique que lui, peut-être ; et donc, il y avait des élémentsd’une liaison qui s’était établie entre nous, et à laquellecontribuait aussi Clara Malraux.

LA PÉRIODE TITISTE

Je me souviens aussi qu’au cours de toute cette époque,quand j’ai fait une résistance culturelle à l’intérieur duparti communiste, avec Antelme, avec Mascolo, il enétait, et il m’a dépassé puisque nous, nous avons été vain -cus dans notre effort de résistance culturelle et nous ensommes restés un peu hagards, alors que lui a eu lecourage et l’audace d’aller en Yougoslavie. Et il faut,en effet, imaginer l’audace qui était nécessaire à l’époque,vis-à-vis du PC, pour oser faire le voyage en Yougoslavie.Car, après la rupture entre Staline et Tito, Tito était traité,dans la presse communiste, comme un agent de tousles services secrets possibles : Intelligence Service, CIA,etc., les livres qui paraissaient sur lui s’appelaient Tito,maréchal des traîtres, par exemple (je crois que l’au-teur, c’est Bruno de Jouvenel, à moins que ce ne soitDominique Desanti, en tout cas, ils en ont fait l’un etl’autre).

Je me souviens ainsi d’un premier voyage d’intel-lectuels ; ils étaient très peu nombreux : il y avait JeanCassou, Claude Bourdet, Jean Duvignaud et Clara Mal -raux. Cette audace, ce n’était pas seulement face au PCmais face à l’intelligentsia de gauche, par exemple lesgens des Temps modernes, bien qu’ils étaient en dehorsdu Parti : à l’époque, personne ne se serait risqué à subircette malédiction épouvantable d’avoir été chez les traî -tres, chez les anticommunistes ; et je me souviens très

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bien qu’au retour de ce voyage, ils ont fait une sorte deconférence, je ne sais plus si c’était à la Mutualité ouaux Sociétés savantes ; et pourquoi je m’en souviens :parce que, ce jour-là, je dînais chez une amie, Olga Worm -ser, qui était la belle-sœur de Pignon, le peintre, qui étaitcommuniste, comme son mari Wormser, et ils sont arri -vés en retard pour le dîner parce que, disaient-ils, “ilsétaient allés casser la gueule aux «titistes» (rires) quireviennent de Yougoslavie”. Autrement dit, des commu -nistes, des intellectuels communistes, disons, avaienttenu à faire une manifestation violente et intolérantecontre ce petit quarteron d’intellectuels courageux.

Pourquoi n’ai-je pas été, moi-même, titiste ? En fait,en fonction d’un excès de rationalisation pervers, carmon argument était celui-ci : bien entendu, Tito n’estpas un espion ni un agent, mais à partir du moment oùil est en conflit avec l’URSS, une logique de la lutte vale mettre dans les bras de l’impérialisme américain, etainsi il va dériver et devenir de facto anticommuniste.C’était cet argument qui m’avait, en quelque sorte, retenu.Cet argument, apparemment rationnel, ne l’était pas ;alors qu’une réaction beaucoup plus immédiate etempreinte de dignité comme celle de Jean était, elle,finalement plus rationnelle. Ceci, en tout cas, n’a pasnui à nos relations, ni ne les a atténuées.

Tu sais, ma mémoire est sans doute confuse, et jemélange les dates et les revues. Duvignaud adore lesrevues, vraiment, tu le sais, il adore les revues, et dèscette époque, je crois, il avait cette passion ; il a faitune revue qui s’appelait Contemporain et qui a eu quel -ques numéros ; je crois que j’ai fait un article ou deux,je ne sais plus s’ils l’ont passé ou non mais, de toutefaçon, cela n’établissait pas pour moi de séparation. Ily a donc eu cette période titiste ; et moi-même, au cours

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de cette période, j’étais de plus en plus un cadavrepolitique au sein du PC : quand sont arrivés le procèsRajk et ces choses-là, moi-même j’étais révulsé, maisje n’avais pas la force morale de quitter, j’aurais eul’impression de trahir ma mère, mon père, je ne saispas quoi ; mais la liaison est restée avec Jean.

ROLAND BARTHES

Je crois que c’est par Duvignaud que j’ai connu RolandBarthes. Jean avait organisé un déjeuner dans un res-taurant, Les Charpentiers. J’avais frappé Barthes quicommençait à concocter ses Mythologies parce qu’aulieu de répondre à son stéréotype de l’intellectuel fran-çais qui veut la viande, le steak grillé bien saignant, jeme suis précipité sur le coq au vin et sur la timbale dehomard shanghai, tu comprends… (Rires.)

Je m’étais montré anomique, comme dirait Duvignaud.

LE THÉÂTRE

Duvignaud était dans son trip du théâtre populaire ; jeme souviens aussi qu’il avait fait une pièce de théâtre etj’étais allé à la première de cette pièce duvignalo-brech-tienne : il y avait des chants, des danses… des bagnards,je ne me souviens plus très bien. J’aimais beau coup lesuivre dans ses trips, tout ça, dans son activité foison-nante, le théâtre ; sa passion du théâtre était liée à sonamour du fantasme et de l’imaginaire. J’ai connu quel-qu’un d’autre qui, tout en étant très différent, avait cetrait commun : c’est Maurice Clavel. Clavel aussi,c’était cette personnalité qui aurait pu, en d’autres siècles,

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être un conquistador, être un explorateur, un voyageurd’exception, tout comme Duvignaud. Duvignaud, dureste, se flatte d’être d’une lignée de hardis navigateurs,pirates et autres, partie de La Rochelle, fière d’avoirdans les veines du sang de conquistador espagnol. Cesont des êtres qui, dans cette époque rétrécie et bour-geoise qui s’est aussitôt refermée après la Libération,n’ont pu exprimer leur démesure, leur côté grandiosequ’à travers le théâtre. Clavel en faisant des pièces néo-élisabéthaines où le sang giclait de tous les côtés, etDuvignaud, qui n’a pas ce côté sanguinaire, en faisantdu théâtre d’un autre style. Duvignaud a fait un essai oudeux, car il n’avait pas ce côté volontaire, têtu, terriblede Clavel ; Duvignaud, lui, essayait quelque chose ; çamarchait ou ça ne marchait pas ; si ça ne marchait pas, ilabandonnait, mais comme il a plusieurs cordes à sonarc, il avait toujours quelque chose en perspective. C’estun esprit “diderotien”, n’est-ce pas, un esprit qui jouesur plusieurs claviers.

LA LITTÉRATURE

Ainsi il a réalisé dans la littérature des choses dont je mesuis révélé incapable, alors que j’aurais bien aimé lesréaliser, je pense en particulier au roman. Je trouve sonroman L’or de la République quelque chose de tout àfait merveilleux. Je ne sais pas s’il a été réédité depuis ?

e. g. – Si, il a été réédité chez “Folio”, Gallimard.

e. Morin. – En poche, peut-être ?

e. g. – Oui, c’est une collection de poche.

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e. Morin. – Voilà. Et j’en suis très heureux. C’est à la foisson imaginaire et notre réalité. C’est la guerre d’Espagne.

LE CNRSSOCIOLOGIE 1

Duvignaud fonctionnait donc sur plusieurs registres à lafois. Je crois qu’à l’époque, professionnellement, il étaitprof de philo, mais c’était un peu étouffant. Alors, il estentré au CNRS grâce à Gurvitch. Il y est entré peu aprèsmoi. J’y suis entré en 1950 ; j’étais alors un chômeurintellectuel, un heimatlos. Le CNRS m’a donné enfin ceque je pouvais espérer, c’est-à-dire un salaire régulier etune vie régulière ; j’en étais très content, j’avais œuvréauprès des gens que je connaissais, évidemment ; maisenfin, lui a eu l’appui fort de Gurvitch à l’égard de quiil a été très fidèle, et donc il est entré au CNRS qui nouslaissait quand même une grande liberté. Là aussi, nousavons un trait commun ; il était évidemment un socio-logue absolument hors règles, hors normes, comme jele suis moi-même. Et tout ce qu’il a fait, en sociologie,n’entrait pas dans les cadres classiques.

Nous voici donc ensemble au CNRS, nous naviguonsde conserve dans les années cinquante (si je suis entréen 50, il y est entré en 53, quelque chose comme ça) ;tout en s’occupant de sociologie, il continue ses cri-tiques de théâtre dans la NRf, vivant donc multidimen-sionnellement. C’est d’ailleurs un des thèmes d’Arguments,la multidimensionnalité. On vit de façon synchrone lesgrands événements, le comité des intellectuels contre laguerre d’Algérie, auquel il participe, et, bien entendu, lesoutien enthousiaste à la révolution hongroise ; et c’estau cours de cette époque que des amis italiens qui avaient

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un petit bulletin qui s’appelait Ragionamenti, et avecqui j’étais lié, demandent ou nous disent… ou bienl’idée vient, je ne sais pas, en en parlant ensemble, defaire à Paris quelque chose, non pas la même chose, desynchrone, en correspondance, deux revues liées…

ARgUMeNTS

… Une des premières personnes à qui j’en parle, c’estDuvignaud. D’abord, je sais qu’il adore les revues ; c’estun animateur de revue… et c’est grâce à Duvignaudqu’Arguments naît. Il dit : “Ah, je vais en parler à Lin-don !” Je crois que le lendemain ou le surlendemain, ilme dit : “Lindon est d’accord” dans les conditions “lin-donesques”, c’est-à-dire qu’il nous offrait un local, pasun rond, mais la possibilité de fabriquer la revue sansqu’on la paye, et quant à la diffusion, c’était nous-mêmesqui nous en occupions, c’est-à-dire que nous la diffu-sions dans les librairies du quartier ; c’était nous-mêmesqui nous occupions des abonnements, l’argent allant,bien sûr, dans les caisses de Lindon ; bref, c’était unerevue artisanale, une revue conviviale, et je crois quenous avons vécu ensemble dans un même bouillon -nement d’idées parce que c’est le moment du méta-marxisme : c’est en effet le moment où nous nousposions un certain nombre de questions qui font péterles cadres du marxisme, sans pour autant nous fairerejeter tout ce qu’a apporté Marx, au contraire, mais ànous ouvrir tous les horizons, tous les problèmes, lagrande révision, ça nous le vivons tout à fait de conserveavec Duvignaud ; nous piaffons ; nous sommes trèsheureux et c’est ça qui fait qu’avec nos autres amisnous avons des réunions de revue qui sont en même

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temps des repas, des beuveries, tellement euphoriques ;c’est une période… très belle pour nous.

C’est une époque où il y a une telle crise dans lemonde qui était communiste et procommuniste commedans le monde, disons, occidental, parce que la crise àl’époque, c’est la crise du marxisme pour les commu-nistes, mais dans le monde français, c’est la crise d’Algé -rie, c’est brusquement de Gaulle qui arrive au pouvoir,personne ne comprend plus rien ; et le mythe de laclasse ouvrière s’effondre : que fait la classe ouvrière ?Donc, dans Arguments, nous, nous pouvons poser tousces problèmes : qu’est-ce que la classe ouvrière ? quedoivent faire les intellectuels ? et bien que nous soyonsune petite revue, c’est l’époque où nous avons un grandretentissement, tant qu’il y a la crise, tant que lesgens s’interrogent, parce qu’après, quand la normalitérevient, le marxisme se re-normalise avec Althusser,quand celui-ci, à ce moment-là, met le marxisme dansle corset de fer ; pensée re-normalisée, abstraite, lestructuralisme ; société française re-normalisée avec,disons, le développement de la structure industrio-urbaine qui se fait sous le règne du RPR ; avec toutesces re-normalisations, on devient des marginaux, onredevient des marginaux.

Mais il faut dire qu’entre-temps quelque chose estarrivé ; c’est-à-dire que Duvignaud, on lui a proposéd’être professeur d’université à Tunis, et il part ; Fougey-rollas, on lui a proposé d’être à Dakar, et il part ; moi, jepars en Amérique latine où je fais des cours à l’univer-sité latino-américaine des sciences sociales de Santiagodu Chili, ce qui me donne l’occasion de profiter d’invi-tations universitaires en Argentine, au Brésil, et de voirun certain nombre de pays d’Amérique latine qui mefascinent, à savoir la Bolivie et le Pérou avant tout ; et

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nous voici excentrés : c’est-à-dire dans notre appétit demonde, nous ne sommes pas du tout hexagonaux.

e. g. – Vous partez aux quatre coins du monde ! (Rires.)

e. Morin. – Nous n’étions pas hexagonaux, ni Duvi-gnaud, ni moi. Cette envie de connaître le monde, lemonde autre, nous pousse. Axelos, lui, reste fixe. Maisc’est cette dispersion, cette envie d’ailleurs qui est unedes raisons qui fait que nous décidons de mettre fin àArguments, de suicider Arguments puisque nousn’étions plus disponibles pour nous concentrer sur larevue. Cette revue était notre bouillon de culture à par-tir duquel chacun a développé ensuite sa propredémarche.

e. g. – Vous n’en avez pas fait une institution, ensomme. Vous avez tenu un propos collectif à un certainmoment ; et puis le propos étant tenu, ce n’était pas lapeine de le perpétuer.

e. Morin. – Bien sûr. Mais ce qui a surdéterminé notredécision, c’était cette sorte d’absence : cette diasporanous empêchait de nous concentrer sur la revue. Réci-proquement, nous n’aurions pas vécu cette diaspora sinous avions pensé qu’il fallait continuer la revue avanttout. Elle ne nous prenait plus.

TUNIS – ChebIkA

Duvignaud m’a invité à l’université de Tunis. Je me sou-viens d’un de ces séjours merveilleux à Sidi-bou-Saïd,chez lui, avec sa compagne. Et c’est effectivement

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l’époque de ce livre extraordinaire qu’est Chebika et dontje suis si heureux de voir cette belle réédition, et dans sonlieu naturel qui est cette collection de Malaurie. Et doncDuvignaud poursuit ses expériences tout-terrain. A pro-pos de tout-terrain, j’en retiens ce symbole : il avait putrouver ou réquisitionner une Jeep à quatre rouesmotrices ; je me mets au volant de la Jeep et nous voilà,nous montons, nous montons et nous perdons la route, laroute disparaît, nous continuons à rouler, et puis après,nous nous trouvons dans une pente ; il y avait des boutsde roche dans la pente ; en bas, on voyait un village ; onne savait pas où on était ; alors j’ai dit : “Allons vers levillage !”, si bien qu’avec notre Jeep bondissant sur lescailloux (rires), nous descendions comme ça et en riantfollement parce que, là aussi, il y avait toujours le côtéplaisir de la petite aventure. C’est donc l’époque du débutdes années soixante. On se voit moins à ce moment-làpuisqu’il était à Tunis, je ne sais plus quand il est rentré,quand il est allé à Jussieu…

e. g. – Jussieu, c’est au début des années quatre-vingt,parce qu’entre-temps il est allé à Tours, dans les annéessoixante-dix, et il y est bien resté une dizaine d’années…

e. Morin. – Voilà, ce que je veux dire, c’est que le rap-port n’a pas été distendu par la fin d’Arguments. L’éloi-gnement géographique a fait qu’on s’est moins vus.Mais on s’est revus aussitôt, dès qu’il était à Tours. Est-ce qu’il a entrepris une revue ?… Oui !… (e. g. et e. M.en chœur.) Cause commune !… Mais là, je ne faisaisplus partie du noyau des permanents ; d’abord, je n’aijamais eu cette passion pour les revues ; ma passion s’estcristallisée sur Arguments et puis, c’est comme aprèsun grand amour, on n’a plus envie de recommencer

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une petite liaison. Mais lui avait cette passion des revueset il a continué ; il s’occupe toujours d’une revue, n’est-ce pas, l’Internationale de l’imaginaire… et cela vatrès bien avec lui.

Dans le fond, moi, ce qui m’a toujours fasciné, dupoint de vue aussi bien théorique que concret, c’est larelation entre le réel et l’imaginaire. Tout ce que je penseest fondé sur l’idée que le réel a besoin de beaucoupd’imaginaire pour être réel et que l’imaginaire, donc, asa réalité propre ; ce n’est pas des bulles de savon, cen’est pas des fantasmes ; cela, je l’ai manifesté aussibien dans ce que j’ai écrit sur le cinéma, sur la mort ettout ça… et Duvignaud est l’homme-archétype qui, nonseulement le pense à sa façon dans tout ce qu’il a écrit,mais le vit en plus ; il le vit, il vit cette double relation.

LE SURRÉALISME

e. g. – Est-ce qu’on peut dire, pour Duvignaud, qu’il y aune filiation avec le surréalisme ? Il y a des points com-muns, plutôt ? Ça t’ennuie que je fasse le rapprochement ?

e. Morin. – Non, pas du tout ; en ce qui le concerne, onpeut trouver des traits, mais je ne sais pas dans quellemesure cette filiation était consciente. Moi, à un momentdonné de ma propre formation, j’ai découvert le surréa-lisme qui m’a semblé à ce moment-là, à travers Bretonet les revues surréalistes des années quarante (c’est-à-dire non pas une formation d’adolescent et de jeunehomme, mais après), le mouvement le plus important dusiècle ; ce n’était pas seulement un mouvement littéraireet poétique, mais il était tout, il concernait tout. Dansun sens, le surréalisme signifie quelque chose où les

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éléments différents de l’être se trouvent rassemblés àune sorte de foyer commun incandescent ; alors, onpeut dire que Duvignaud a quelque chose de profondé-ment surréaliste, mais je ne sais pas du tout quand il lesa lus, ni comment, ni ce qu’il a retenu… mais dans cesens-là, dans le sens de la phrase de Breton sur le point,oui, tu sais, cette phrase sur le point où le réel, l’irréel etle surréel coïncident, j’ai oublié la phrase de Breton, cepoint où le réel et l’imaginaire coïncident, ce point,ce point-là, le sentiment de ce point, ce point-là est en lui ;il est moindre en moi mais il l’est, je crois ; enfin, jeparle de lui. Lui, je crois qu’on peut le dire dans ce sens-là, mais pas dans le sens filiation, d’autant plus, si tuveux, qu’après la guerre, après les grandes époques, lesurréalisme est devenu un mouvement où il y avait dejeunes épigones qui croient être dans la tradition en for-mant une sorte de secte, très fermée et exclusive etexclueuse, c’est-à-dire aussi bien des gens commeSchuster, Gérard Legrand, etc., qui, par ailleurs, sont desamis, mais qui n’étaient pas du tout contents quand, parexemple, je fréquentais Breton, que j’aie une sorte dedroit de fréquentation extra-secte !

Il n’était pas question, et je pense qu’il en allait demême pour Jean, pour nous, d’entrer dans la secte etdans le groupe.

On ne pouvait qu’avoir été fécondés par les écrits duplus grand de tous, du penseur qu’était Breton finale-ment, car Breton, c’est un penseur, quand tu vois lesmanifestes et les textes comme ça…

e. g. – Je suis bien d’accord ; Breton est probablementplus lu comme penseur que comme poète, même s’il estles deux à la fois, évidemment.

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L’ANOMIESOCIOLOGIE 2

e. g. – Tu veux préciser encore ta pensée sur le socio-logue, en parlant de l’anomie, par exemple ?

e. Morin. – Non, nous sommes tellement peu socio-logues (rires). Son intérêt pour l’anomie, son intérêtconstant qui a fait que, pour lui, c’était la catégorie,c’était sa façon de parler de ce qui le fondait, contraire-ment aux apparences d’un homme qui était dans l’Uni-versité, au CNRS. Il est resté profondément en dehors detout ça tout en étant à l’intérieur ; je crois que c’est çaqui le poussait à parler de l’anomie. En plus, il a toujourssenti et mis l’accent sur le fait que ce qui était importantdans la société, c’est ce qui est fusionnel, c’est ce qui estcréatif, c’est ce qui se fait dans les mar ges, ce qui naîttoujours ailleurs ; c’est pour cela, je crois, que son œuvresera progressivement reconnue, parce qu’elle n’entre pasdu tout dans les schémas de la sociologie dominante ; cequi commence à être reconnu, c’est Chebika, mais…

e. g. – Est-ce qu’on peut dire que vous n’avez pashésité l’un et l’autre à vivre la dimension autobiogra-phique des sciences humaines, alors que, dans le “dur-kheimisme”, il faut toujours essayer de trouver ladistance ; disons qu’une des façons de la trouver, c’estde vivre intensément ce qu’on est en étant chercheur,non ? Est-ce qu’on peut dire ça ?

e. Morin. – Oui. Remarque, on était des chercheurs dansle vrai sens du terme, c’est-à-dire qu’on ne savait pas cequ’on allait trouver, à la différence des chercheurs-bureaucrates qui savent d’avance tout ce qu’ils vont

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trouver (rires). Nous avons eu un rapport entre la vieet la recherche qui, comment dire, était un peu pré-wébérien… On voulait vivre ; la Résistance, c’étaitvivre. Risquer la mort, c’est vivre. Après la Libération,la destinée d’un enseignant, d’une vie confinée dansl’enseignement, nous paraissait insupportable. Il fallaitvivre ou continuer… A un moment, nous avons réaliséque nous voulions vivre, agir et penser. Nous noussommes rendu compte que nos possibilités d’actiondevenaient extrêmement limitées. Pourquoi ? Parce quenous étions écrasés par la roue de l’histoire, ce commu-nisme, on ne pouvait que s’en détacher, et plus on s’endétachait, et plus il nous rejetait. L’autre monde, lemonde bourgeois qui à un moment donné était pournous une sorte d’épouvantail, nous nous sommes renducompte que ce n’était pas cet épouvantail… nous n’étionspas, non plus, faits pour ce monde-là : celui des car-rières, carrière d’expert ou de technocrate, de professeurdistingué, etc. Donc, notre capacité d’action était limitée ;on aurait pu être, peut-être, des êtres politiques, mais onne pouvait plus trouver place dans aucun des partis ;donc, c’est ça qui amène la retraite sur l’écriture et sur leCNRS ou, pour Duvignaud, sur l’Université.

Souvent, les vaincus de l’action se reconvertissentdans l’écriture ; c’est pour cela que tu as eu même desvaincus de la collaboration, comme Abellio et quelquesautres, devenir des écrivains ; nous, nous sommes desvaincus de la Libération… qui n’a pas existé, qui n’apas été telle qu’on aurait… La vie banale, prosaïque,bidimensionnelle a tout recouvert et, dans ce sens-là,nous sommes devenus des chercheurs, non pas par unerésignation, parce qu’on ne pouvait pas agir, maisparce qu’une autre de nos curiosités, un autre aspect denotre être pouvait trouver, à ce moment-là, son libre

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emploi : la curiosité ; et, chez Duvignaud, la littérature,l’imaginaire. Cela ne veut donc pas dire du tout que lasociologie… Entendons-nous : notre sociologie estaussi de l’antisociologie ; il faut le dire aussi, n’est-cepas. Je crois que l’étiquette de sociologue, quand onpense à ce que veut dire le mot “sociologue”, nous larepoussons parce que cela veut dire un certain typed’expert que fabrique l’Université et qui va prendre unchamp spécialisé, se croire compétent, nous n’en vou-lons pas…

e. g. – Oui, et puis qui se croit autorisé à parler aunom des autres, par généralisations…

e. Morin. – Oui… On continue ; on continue à être desintellectuels ; on continue à s’efforcer de penser ; et ona continué à tenter de vivre puisqu’on ne pouvait pasagir, et c’est ça peut-être qui nous dessine. Contraire-ment à beaucoup de gens qui ont instauré une telleséparation entre leur vie privée et leur vie intellectuelleque tu ne vois absolument pas le rapport entre les deux.On apprend que Lévi-Strauss a eu quatre mariages etpuis, de cela, tu ne vois rien dans son œuvre (rires). Laseule chose personnelle, c’est Tristes Tropiques, qui estune œuvre magnifique. Nous, par contre, en dehors desouvrages un peu autobiographiques, dans nos autrestravaux, l’auteur apparaît ; nous sommes des auteurs,nous sommes des essayistes, et on a voulu, bien entendu,nous discréditer, avec ce mot d’essayiste ; mais ceuxqui voulaient nous discréditer, c’était des Diafoirus quimettaient la blouse blanche de la pseudo-scientificité,alors qu’on comprend de plus en plus aujourd’hui quecette scientificité, c’est du vent ; la sociologie ne peutêtre qu’une science à dimension limitée ; c’est un

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mélange, donc, d’essayisme, de philosophisme ; on faitdes recherches, on fait des enquêtes, on s’efforce devérifier ; on est scientifique dans la mesure où on neveut pas dire n’importe quoi, mais quand même, onessaye de réfléchir sur la société, c’est-à-dire sur nous-même puisqu’on fait partie de la société, et d’ailleurs,les grands sociologues, ceux qui nous ont aidés juste-ment, Friedmann, Gurvitch, Aron, c’était des gens quiétaient comme ça, ce n’était pas des spécialistes bor-nés, c’était des gens qui réfléchissaient sur la matièrequ’ils utilisaient ; nous étions donc des sociologuesanomiques pendant très longtemps méprisés, rejetés,mais finalement plus on comprendra que la vraie socio -logie doit être au maximum scientifique mais au maxi-mum aussi réflexive, c’est-à-dire philosophique, et qu’ellene peut pas être entièrement scientifique, et qu’elle nedoit pas faire semblant d’être essentiellement scienti-fique, alors, je crois qu’à ce moment-là, la place de Duvi -gnaud apparaîtra à son rang. D’accord ?

PARIS

e. g. – Bon, Duvignaud est à Tours dans les annéessoixante-dix, puis à Jussieu dans les années quatre-vingt.Vous maintenez donc la relation ?

e. Morin. – Oui, nous avons donc maintenu et continuénotre relation ; je dirai même que nous avons surmontévictorieusement un phénomène terrible qui se passe àParis et qui est la diaspora, la dérive ; j’ai, à Paris, desamis très chers que je ne vois pas ; pourquoi ? Parcequ’on est pris dans quelque chose, on est surchargé detravail, on est bombardé de téléphones, donc on n’a pas

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le courage de téléphoner aux gens qu’on a envie de voir,on n’a plus le temps, on voyage beaucoup, d’ailleurs luiaussi, comme moi ; moi j’essaye de me retenir de voya -ger, mais il a lui aussi cette boulimie, cette jouissancede l’envol et de l’atterrissage ; tout ceci maintient notrecommunauté, et pourtant il y a la dérive de Paris qui jouecontre et on regrette parfois de ne pas se voir plus ; on setéléphone, on se jure de se voir ; je suis heureux d’ail -leurs de rencontrer Duvignaud à travers cet entretien.

LE THÉÂTRE – LE JEU

Quelque chose me revient à l’esprit : Duvignaud aimele théâtre. Parfois, on s’amusait à improviser, à inven-ter une pièce de nô. Je m’en souviens notamment quandil habitait boulevard Raspail : Jean et moi, nous allionsderrière un rideau pour nous déguiser ; moi, je deve-nais la petite princesse japonaise, et lui était le samou-raï. Nous partions d’un canevas : cette petite prin cesseétait victime et prisonnière d’un mauvais samouraï.Jean Duvignaud jouait les deux rôles, bien entendu. Là-dessus, tout ça était parlé en japonais (hiiieêêêuu…Rhôôôo… Morin imite sonorement le japonais !…),naturellement, dans la bonne tradition, et la scène finale,c’était quand il me délivrait ; il me portait dans ses bras(rires), s’écroulant, quasi s’écroulant, pendant que nosdéguisements tombaient par terre… Je dirai, c’était ça,jouer, dans le fond, c’était notre côté ludique, tous cesjeux… et ce qui me frappe beaucoup, c’est qu’il y a desgens qui vieillissent, c’est-à-dire qui perdent leur enfance,leur infantilisme, leur juvénilité ; Duvignaud, lui, agardé son enfance, sa juvénilité et son infantilisme. Moi,je crois, à ma façon, aussi, les avoir gardés.

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PORTRAITS LIÉS…

Ce qui crée aussi une sorte de résonance entre lui et moi,tout à fait ; ce qui fait que si j’avais, entre guillemets,“mûri”, j’aurais dit : “Mais enfin, qu’est-ce que c’est quece vieux gamin”, et lui-même, s’il avait mûri, aurait dità mon propos : “Mais enfin, qu’est-ce que c’est, ce n’estpas sérieux” ; et on s’apprécie sans doute dans ce sérieuxlié au manque de sérieux. Voilà. Il a cet appétit, cette pro-ductivité, cette polyphonie, c’est ça qui me charme. Donc,c’est très curieux, c’est comme un… Parlant de Duvi-gnaud, je parle toujours, d’une certaine façon, de moi ;nous ne sommes pas du tout semblables, mais nous avonsles mêmes ingrédients et notre cocktail est différent ; noussommes deux cocktails faits exactement avec les mêmeséléments, je dirais, y compris culturels : ce que nousaimons. C’est lui qui m’a fait découvrir Büchner et je luien suis d’une infinie reconnaissance. Je pense à tout cequi l’a toujours fasciné et formé parce que c’est quelqu’unqui a été marqué par ce théâtre de Büchner, aussi bien leDanton que Woyzeck, qui a été marqué par Faulkner, parl’intensité, par une culture, un sens de la tragédie, de l’épo -pée ; pour tout ça, nous avons les mêmes goûts, les mêmesgrandes fascinations culturelles ; je dirai donc que nousnous sommes fraternisés.

entretien recueilli et mis en formepar emmanuel garrigues

le 1er mars 1991

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JEAN DUVIGNAUD

CheMINeMeNT…

Je ne suis pas né avec une certaine idée de la sociologieet j’admire beaucoup ceux d’aujourd’hui qui en parlentcomme d’une essence, quand la démarche qu’elle impliquerésulte d’une lente genèse à travers la vie d’une sociétéoù se mêlent passions, rêveries, utopies, constats, poli-tique. La société fait le sociologue, dit-on, mais par quelsdétours ? “Ce qu’il y a, dit Montaigne, c’est qu’il nousfaut vivre avec les vivants.”

Et tout cela se joue dans le “clair-obscur”, la nébu-leuse du présent où nous ne savons rien de l’avenir,fût-il immédiat, quand toute action, toute pensée, toutedécision est un pari. On patauge au hasard, mêlant ceque nous croyons savoir à ces hypothèses que nous appe -lons connaissance. Et d’abord nous sommes immergésdans une époque, un moment dont nous ne prenonsconscience qu’après coup, si nous vivons assez long-temps.

Une époque – epokhê – arrêt. “C’est le moment oùl’on s’arrête pour regarder ce qui a été et ce qui peut être.”Bossuet le dit fort bien et chaque pensée, chaque savoir,chaque œuvre, chaque explication, chaque enga gementsont, quand le temps passe, comme la peau de ces serpentsqui muent, et qu’ils abandonnent derrière eux.

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L’une de ces “époques” correspond à la jeunesse d’unegénération – la mienne – qui s’éloigne du service actif :celle des années de guerre et d’après-guerre. Le travailde la mémoire, aujourd’hui, fabrique des notions “claireset distinctes” avec lesquelles on reconstruit le passé– résistance, collaboration… – alors que la trame de la vieétait faite d’attentes, de paris incertains, sages ou fous, depeurs, de ruses, d’utopies. Pour la piétaille que nousétions, c’est l’image de la société avec ses contrain tes, sesrègles, ses institutions qui, de 39 à 45, perdit sa sécuri-sante autorité. Certains parleraient d’affaiblissement du“surmoi”.

D’une part, le nom des institutions subsistait – cettearmature d’organismes et d’obligations implicites, nondites, intériorisées depuis l’enfance – malgré la catastrophede la défaite de 40. De l’autre, au milieu d’une sanglantetragédie guerrière, se jouait une farce de revirements, dedoubles jeux, d’hypocrisie, sur les tréteaux du pouvoir. Deces jeux de masque, les romanciers du début du XIXe siècle– Stendhal, Balzac… – ont tiré “la comédie humaine”,mais ces derniers avaient l’excuse de traverser les convul-sions d’une époque où rien n’était fixé. Ici, tout se passaitsans que changeât le socle de l’appareil d’Etat conçu parl’Empire et la République. Un socle qu’il fallait sans doutedynamiter pour inventer un autre univers.

Cette conscience obscure encore d’une tâche à accom -plir pour exister dans un univers dont on ne voyait pasnettement les contours explique que certains de cettegénération se sont laissé happer par des doctrines oudes systèmes qui entendaient construire un univers oùl’homme se réconcilait avec lui-même et avec l’esprit.“On ne peut faire le procès du monde qui est, sans

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cesser d’être”, dit Diderot. Ce que Hegel appellera lanégativité.

Ce que l’on perçoit, là où l’on est, au ras de terre, cen’est pas LA société, mais des fragments, des effilochuresde cet être inconnu qui réglemente, contrôle, punit,impose, récompense, sélectionne et que matérialisent desattachements familiaux, vicinaux, des cérémonies, desthéâtralisations de rôles, de fonctions, d’emblèmes insti-tués. Des attaches invisibles, non dites – dépendances,solidarités subies, aussi évidentes que la chute des corps.Est-ce là ce qu’on nomme tradition ? Mais la tradition esttoujours vécue au présent qui l’invente pour sécuriser lescontemporains.

Durant les années d’occupation, le terrorisme d’Etat afonctionné comme un “dieu vache”, surveillant, contrô -lant, classant les uns et les autres. Un ensemble diffusqui utilisait la société comme instrument et suscitaitl’usage de la ruse, de violences, de ruptures ou, plussouvent, d’une somnolence générale : un monde piégé.Le mot de négativité est lié à la conscience de soi quise cherche elle-même, il efface les multiples intriguesde cette époque, les ambiguïtés, les dégoûts qui condui -sirent certains à chercher l’image d’une autre société,une “vraie”, celle-là, par la pratique d’une politique ani -mée par la vision du monde révolutionnaire.

Marx, Trotski, Proudhon – oui. Mais, en ce temps, quis’est déterminé au terme d’une lecture attentive du Capi -tal ? On s’“engage” d’abord, on s’explique après avecsoi-même et les autres. Et la société que l’on se donnaitpour modèle idéal n’était pas l’amélioration ou la régéné-ration du monde où nous avions cheminé tant bien quemal, mais une réalité différente où les désirs plus que lesbesoins fondent des communautés libérées du passé, dela rentabilité et des inégalités. Qui a dit que la jeunesseétait la passion pour l’impossible ?

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Nul ne regrette d’avoir opté pour la transformationradicale du monde qui est, mais comment imaginer – etadmettre – que le mouvement organisé qui prétendaity conduire ne fut qu’une pseudo-société, un appareild’Etat miniature, en France du moins, dont la finalitén’était pas l’infinie liberté, mais l’électoralisme ? Celaest une autre histoire…

*

“On trouve au travail un être souterrain, de ceux quiforent, qui sapent, qui minent…” Ainsi débute Aurore, lelivre d’un écrivain plus cité que lu. Ce travail est celuid’une conscience encore inconsciente cherchant à déchif -frer l’énigme de l’existence dans l’Umwelt, le brouillarddu vécu social. Certes, cette image d’une société réelleou rêvée trouvera plus tard une plus féconde intuition,mais, pour le moment, on tente de la comprendre par lafiction.

Fiction romanesque d’abord. Est-ce que l’appréhen-sion imaginaire n’a pas, au XIXe siècle, révélé plus defigures de la socialité que la sociologie du positivisme ?Stendhal, Balzac, Thackeray, Barbey d’Aurevilly, Flau-bert, zola, entre autres, n’ont-ils pas figuré une expé-rience de la vie collective à travers des personnagesinventés – “inventés selon le vrai” et parcouru toutes lessituations possibles de la vie, comme le suggérait Saint-Simon ? Que sont les tristes constats de Comte devantcette phénoménologie vécue et littéraire des romanciers ?Imaginer, n’est-ce pas sonder le fait d’être ensemble ? Jene suis pas le seul à tenter alors cette aventure.

Le roman, oui, mais surtout le théâtre. Et justementparce que la société n’est pas le théâtre, lors même que

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les institutions en pillent les formes afin de justifier leurfonction aux yeux de l’“homme quelconque”. Repré -sentation juridique, religieuse, guerrière, politique quiaide au bon huilage de la machine sociale : s’imposerpar la figuration visible, et dominer ainsi l’esprit public.

La comparaison s’arrête là : au tribunal social, le jugeet le coupable s’affrontent, et le coupable reste en prison,après le simulacre de procès ; au théâtre, après le tombéde rideau, le coupable et le juge vont ensemble boireun verre au bistrot. La création dramatique défie le rituelde la socialité fonctionnelle et donne, pour un moment,comme le dit Freud, au public, le droit de jouir librementde passions ou de désirs interdits, quitte, à la tombée durideau, à retrouver les contraintes du surmoi collectif etses règles. La transgression spectaculaire des instancesinsinuées : la plupart des person nages de la création dra-matique ne sont-ils pas des criminels, des hérétiques ?

Est-ce cela qu’à Théâtre populaire à l’époque du TNPet de Vilar nous avons appelé la “théâtralité” ? Barthes,Paris, Dort, Dumur étaient en désaccord sur les connota-tions du terme : distraction ici, pédagogie morale et poli-tique là, ou bien expérimentation d’une passion possible,comme le suggérait Artaud ? Que serait la philosophiesans la genèse de formes imaginaires ?

Une aventure ? Il existe une aventure des idées. Desidées ou plutôt des pratiques de la création. Cela, on l’atenté avec Blin, Adamov, Ionesco, Beckett et plus soli-tairement Genet : non pas développer les plis d’unecertitude intellectuelle, comme nous le condamnionschez Sartre et Montherlant, mais abandonner à sa litté-rature, comme le disait Barthes, un être humain à larecherche de son propre sens.

L’être-là, cherchant sa parole et l’excuse d’être ce qu’ilest. A cela aussi je me suis risqué – et je n’aurais jamais

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écrit sur la création dramatique si je n’en avais, grâce àBlin, connu les pratiques…

Du théâtre, je m’en suis “servi” aussi, lorsque pourenseigner la philosophie à Abbeville, j’entraînais lesélèves dans une aventure de mise en scène. Et de lapièce la plus différente et inconnue du répertoire clas-sique – le Woyzeck de Büchner. Un exercice de décou-verte de soi par l’imaginaire : non pas la banale révélationd’une spontanéité douteuse, mais la construction d’unpersonnage et de ses émotions – distance de l’huis closdu moi et chargé d’une intention vers l’autre. Le “para-doxe” de Diderot avant le verfremdungseffekt de Brecht.Et cela, bien sûr, sans identification panique à la figureinventée. Une cure critique : cette année-là, la philoso-phie parut plus ouverte et, s’il faut parler pédagogie, iln’y eut pas d’échec aux examens…

*

Ce fut aussi le temps d’Arguments – non pas une revueau sens “institutionnel” du mot, mais un lieu d’échanges,d’ouvertures réciproques de consciences à peine dépouil -lées d’un dogmatisme fallacieux qui préparait une révo -lution par l’asservissement des âmes. Une thérapeutiquecritique entre Morin, Axelos, Fougeyrollas, Fejtö, Audry,parfois Goldmann et plus rarement Barthes. Sur unevoie parallèle cheminaient Castoriadis, Lefort et Socia-lisme ou barbarie : nous étions complémentaires sansêtre rivaux.

En Occident, de toutes les périodes de dogmatismeautoritaire, on s’est délivré par ces cercles où la densitéintellectuelle et affective est plus forte que dans lesorganismes institués. Ces “milieux effervescents” sont

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des matrices d’hypothèses ou d’idées dans tous lesdomaines de la connaissance – science, mouvementssociaux, croyances, création artistique, philosophie : laconcertation des consciences autonomes jette les semencesde mutations ultérieures.

Alors, n’existaient pas – du moins pour nous ! – lesinstruments de conservation ou de diffusion de laparole, et qui donnent à certains l’illusion de s’adresserau monde entier ou de s’exprimer pour l’éternité. Nousétions là, simplement, chez Morin, chez Axelos ou dansle grenier où je logeais, rue de la Glacière, discutant,buvant, s’engueulant, écoutant les autres et peu soi-même.La seule fois où nous avons disposé d’un magné to phone,prêté par le CNRS, le hasard a voulu que l’on ait enre-gistré, au milieu de nos conciliabules, la première inter -vention d’un de mes élèves en philosophie – GeorgesPerec.

Contrairement aux sectes, Arguments n’était pas fermésur lui-même. Les uns et les autres sont allés chercher cesauteurs morts ou vivants que dédaignait ou ignorait le“ghetto” de l’“intelligentsia” d’alors ou/et qu’on exhibaitcomme des fétiches, citant un nom, une phrase sansles connaître. Lukács, Adorno, Marcuse, Korsch – pré -marxistes, paramarxistes, libertaires, hérétiques. Nous lesavons publiés et mêlés à nos contemporains – Lefebvre,Lapassade, Friedmann, Touraine, Memmi, Bataille, Per-roux, Gabel, Robbe-Grillet, Guérin…

En 1962, Morin a mis fin à la revue : aurions-nous pucontinuer que nous aurions couru derrière nous-mêmes,comme tant d’autres publications entêtées à survivre etqui vieillissent mal. C’est une force d’avoir été éphémères.Du moins, nous avons été heureux de nous engueu lerensemble.

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J’ai dit ailleurs comment il m’a été donné de passerde la classe de philosophie au CNRS, puis, par la grâce deGurvitch, assistant à la Sorbonne. Un travail qui n’étaitpas alors de tout repos : il fallait relire les grands textesfondateurs et surtout tenter d’en donner une image atti-rante pour des étudiants sollicités par des exigencesplus actuelles, comme la guerre en Algérie. Il n’existaitpas encore de sociologues de métier : Aron, Bourdieu,Gurvitch, eux aussi étaient philosophes.

Là, il ne s’agit pas de transmettre un savoir, d’impo-ser une épistémologie, mais de chercher en commun lesens et la force inscrits en filigrane dans les textes figéspar l’académisme. Et Durkheim, bien sûr, accompagnéde ses cheminements dans L’Année sociologique. Uneaventure singulière et qui commence par Le Suicide : ungrand livre polysémique et mobilisateur de réflexions oùl’existentiel affronte la positivité. Une contradiction ? Letravail de cette contradiction dévoile plus de fécondeshypothèses que de certitudes. Au-delà de ses polémiquesavec Tarde ou Simmel, il se découvre.

J’ai peut-être insisté avec trop de force sur ce quiémerge du Suicide : l’anomie. Et je m’en suis emparépour lui donner un sens qu’il n’aurait guère admis. Ano -mie – l’expérience insolite encore muette et qu’aucunconcept encore ne réduit. Guyau l’a intronisé et Nietzscheen fait usage. Dans Le Suicide, il apparaît pour cesmanifestations individuelles qui sont incasables par lesdénombrements statistiques ou les déterminations posi-tives. Une chance donnée au possible, au non encorevécu ? Une déroute pour les lieux communs sécurisantsqui déduisent l’exception d’un dysfonctionnement desrègles. S’inquiète-t-il de ce qui découvre ? Durkheim

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affaiblit la portée du mot, dans La Division sociale dutravail, pour en faire une perversion, un accident, avecle chômage. Après cela, il n’en parle plus.

Plus tard, j’ai su que l’historien Burckhardt avait sug-géré un terme comparable pour comprendre les manifes-tations individuelles ou collectives, dénoncées commeaberrantes ou démentes, qui surgissent pendant la transi-tion entre deux types de civilisations qui se suc cèdent dansl’histoire. L’une meurt, l’autre ne se constitue pas encoreet l’individu, sans référence, sans modèle, s’impose parune exaspération des désirs jusque-là contrôlés – l’étatd’“éréthisme” dont parle Durkheim. Des pistes pourl’examen ou l’analyse de certains phénomènes sociaux.

Assistant que j’étais, je fus entraîné dans une bagarreoù s’affrontèrent deux personnages – Lévi-Strauss etGurvitch – que j’avais connus, plus tôt, liés par une ami-tié du temps de l’exil américain. Peu importe le déclen-chement d’une polémique à laquelle participèrent – pourou contre – chercheurs, universitaires, écrivains. Nonpas une querelle entre professeurs, de la définition duterme de “structure” ou celui de “forme sociale”, maisune opposition dont l’enjeu est plus important, et le resteaujourd’hui encore : les sociétés, au cours de leur his-toire, se reproduisent-elles, pour ainsi dire, à l’intérieurd’elles-mêmes selon des variations en nombre fini, oubien, par la force d’une liberté incoercible, peuvent-elles se modifier et s’inventer ? Un débat qui met encause l’histoire, l’anthropologie, la politique et, bien sûr,la sociologie.

Les deux camps se réclamaient de Mauss, qui nes’est guère expliqué sur un problème qui ne se posaitpas encore. Mauss qui, plus encore que Durkheim, adonné l’élan moteur à toute analyse de la vie collective,délivrée de concepts factuels et ramenée au vécu social

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– celui de l’échange de multiples figures des jeux dedons et contre-dons, de réciprocités pacifiques ou vio-lentes, cristallisées plus tard, d’une manière chaque foisoriginale, en configurations complexes. Qui a échappéà la fascination de Mauss – de Bataille à Caillois, dePerroux, de Leiris à des générations plus jeunes ? Il estun puissant inspirateur, mais ne propose point de solu-tion au débat sur la structure.

*

J’en étais là quand je partis pour l’université de Tunis.Je ne m’y serais pas rendu si le pays n’avait pas étéindé pendant : il s’ouvrait alors à une expérience d’in-vention collective – qui malheureusement se heurtaitaux objurgations des modèles proposés par les paysqui s’affirmaient “développés”. Les Etats-Unis, l’URSS,l’Europe, la Chine se donnaient à eux-mêmes commeles images de l’avenir inévitable du monde industriel.L’industrialisation et la technocratie occidentale, seulevoie imitable pour construire une société “moderne”.

D’innombrables experts – que j’appelais à l’époque“les pieds-rouges” – s’abattaient sur les pays récemmentdécolonisés avec leurs programmes, leurs partis pris,leurs idéologies dominées par un postulat manichéen :tradition et modernité. Berque, Bastide m’appri rent lamesure et la prudence, l’humilité pour se mettre à l’écoutede communautés vivantes à la recherche de leur proprecréation. Ce que l’on a découvert d’année en année nes’accumule pas en savoir, mais prépare à une sorte de“mise entre parenthèses” de certitudes par une attentionsans présupposés.

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Aux étudiants, il ne s’agissait pas de vendre desconcepts, mais de les aider à donner un sens aux formesdiverses de la vie collective tunisienne, eux qui étaientissus de la classe moyenne urbaine et côtière, et quicroyaient parfois qu’un coup de baguette magique de l’in -dé pendance les projetterait dans l’univers “développé”.

La chance nous a conduits, étudiants et chercheurs,dans un village du sud du pays, Chebika, oasis de mon-tagne, carrefour de pasteurs nomades, lieu de productionde dattes et d’agrumes. Une population vivante avertiepar le transistor (il faudrait une étude sur le rôle du tran-sistor au Maghreb) des changements possibles annoncéspar le Néo-Destour, animé par une école. Une de cesécoles mises en place par un grand ministre de l’Educa-tion, Messadi, dans tous les lieux de la nation.

Ces gens avaient un puissant désir de parler, de seraconter, à d’autres qu’à eux-mêmes ou à leurs voisins.Depuis le succès des enquêtes de l’“Ecole de Chicago”,on sait le rôle du magnétophone. De mois en mois, nousles avons écoutés, enregistrés : ils souhaitaient qu’on lesconnaisse, ils attendaient les instruments du “progrès”,non pour imiter la ville, mais pour transformer par eux-mêmes leur propre paysage naturel et social. Sans pourautant rejeter leurs rituels, qu’ils détournaient pour lesexigences du présent. Une attente…

N’y a-t-on pas appris à déchiffrer ces moments deprémutation, quand les hommes et les femmes s’apprêtentà user des outils du changement plus qu’à obéir aux idéo -logies qui les accompagnent ? Un microcosme vivantcapable de se donner à lui-même les formes sociales d’undéveloppement organique. Un électron possible du chan -gement – non pas unique, alors en Tunisie, mais aussi– je l’ai constaté au cours de missions – au Maroc, auNordeste brésilien, au Mexique. Et qui, presque tous, ont

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été déçus, écrasés par les prescriptions autoritaires desexperts libéraux ou socialistes, le tourisme et les indus-tries de consommation.

Pour le reste, à mon retour en France, des notes, desentretiens, des observations, il a fallu recomposer unensemble lisible – une “reconstruction utopique” – enespérant que l’écriture puisse restituer ce “langage perdu”sans se figer dans le moule scolaire des concepts alors àla mode en Europe. Bien sûr, les gens de Chebika n’ontpas lu le livre ni vu le film, Les Remparts d’argile, queBertuccelli en a fait.

*

A l’université de Tours, j’ai tenté de faire que la sociologiene soit pas un exercice de chambre close : multiplier lesrencontres avec des personnages d’autres horizons, et sur-tout mêler à l’enseignement des concertations et destâches communes. Ainsi est venue l’idée de s’interrogersur l’image conventionnelle de la vie sociale présente.Derrière cette image n’émerge-t-il pas d’autres formes duvécu collectif – autant de figures de l’existence, de“paliers en profondeur”, suggérait autrefois Gurvitch ? Etque masquent les discours idéologiques plus ou moinsofficiels, les sondages d’une opinion toujours superficielle.

Si l’on part d’une sélection des “sujets” à choisir, telque le suggère l’INSE, il s’agit ensuite de proposer sacollaboration à la personne retenue et d’entreprendreun long entretien. Point de questionnaire arbitraire :une connaissance précise des thèmes à traiter pour uneconversation. Une conversation longue : les réponses“spontanées” sont généralement des lieux communs,des stéréotypes, et c’est plus tard que la parole se dépouilledes scories banales.

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Commence une seconde démarche. Ce qui a étéénoncé dans la durée doit être transcrit dans l’espacede l’écriture. Un travail qui implique évidemmentl’aide matérielle des spécialistes de la transcription. Cepassage du diachronique au synchronique (dit-on entermes savants) permet peut-être d’échapper à la dicho-tomie scolaire du subjectif et de l’objectif : les entre-tiens étalés devant l’analyste peuvent être alorsdécoupés en thèmes comparables, opposés ou complé-mentaires – configuration étrangère aux présupposésde l’enquêteur et de l’enquêté, et qui correspond àl’une ou l’autre de ces structures cachées sous la croûteextérieure de l’opinion. “Il n’y a de science que ducaché”, dit Bachelard.

Reste évidemment à reconstruire par l’écriture cesdonnées, après concertation critique des enquêteurs. Ils’agit d’aboutir à un texte lisible, c’est-à-dire discu-table et discuté. L’étude sociologique est, par défini-tion, contestable – et d’abord par ceux-là mêmes quiont participé aux entretiens dont les critiques ou lesapprobations font partie de l’enquête elle-même.Enquête enracinée dans une période définie du tempset qui demanderait à être renouvelée. Ainsi avons-nousprocédé pour La banque des rêves, Les Tabous desfrançais.

*

“Nous ne savons pas comment nous viennent les idées”,dit Leibniz. Rampante depuis les jours passés à Chebika,émergea cette intuition qu’une part plus ou moins impor -tante de la vie collective échappe à la fonctionnalité, àl’utilité. Les flâneries, les bavardages autour de la source

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du village, les balades sans but dans l’oasis et d’inter-minables palabres ne démentaient-elles pas l’idée quetout acte, tout comportement, tout rite concourt à l’orga -nisation et à la reproduction du tout social ? A Chebika,oui, et un peu partout dans les régions où j’ai puséjourner, m’attarder.

En fait, fonctionnalisme (on pense à Malinowski) oustructuralisme traitent les faits sociaux comme les élé-ments de la machine commune et, parfois même, lesinterprétations de conduites inconscientes ou intention-nelles visent, elles aussi, à l’intégration dans un sys-tème clos. Et les manifestations qui donnent formesensible et communicable aux grandes instances natu-relles – la faim, la sexualité, le sacré, le travail, la mort,la culture – n’ont d’autres fins que la bonne marche del’organisme collectif. Cette définition du social n’est-elle pas l’idéologie contestable du sociologue ?

Ne peut-on faire l’hypothèse que certains comporte-ments, attitudes, conduites ne ressortissant pas à uneutilité fonctionnelle seraient pour ainsi dire sans fina-lité : une intentionnalité qui s’ouvrirait sur le possibleplus que sur un objet défini ? La part de l’homme quile distingue de l’espèce des fourmis ou des abeilles. Ils’agit souvent d’une interruption dans le cours de l’acti -vité professionnelle, commerciale, ménagère, une béancedétachée de l’ordre des choses. Ces moments au coursdesquels on ne vise pas l’accomplissement d’aucunetâche définie par la place qu’on occupe dans la hiérar-chie codée, ni non plus la situation convertible dansune structure.

La reproduction sexuelle obéit aux exigences de labiologie, mais le plaisir partagé des amants échappe àla mécanique naturelle, trouve sa fin en elle-même, lejeu n’est pas une simple distraction mais une sorte

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d’insurrection du hasard contre les déterminismes éco-nomiques ou sociaux, le rêve d’une liberté où tout seraitautrement. Le rire bafoue le sérieux, l’angoisse, le poids,les dogmes, les pouvoirs, la fête n’est pas une cérémo-nie célébrant quelque état ou quelque culte, mais une“extase” – au sens d’extasis – collective, éphémère, anti -cipant sur l’expérience d’une vie possible, pressentiemais inconçue. La création imaginaire de formes pictu-rales, musicales, poétiques, déchiffre une énigme jamaisrésolue.

Toutes les organisations sociales sont tentées de récu-pérer ces conduites, qui échappent à sa cohérence. Lesinstitutions religieuses font de la volupté le fantasmed’une faute, d’un péché originel incontournable. Le rireest codé, domestiqué en comique réglé. La rapacité finan -cière des Etats tire profit des jeux et rentabilise le hasard.La fête, matrice d’émotions et d’anticipations, sur lemoment subversives, s’enlise en tristes commémora-tions politiques. Et la création imaginaire est canaliséedans les idéologies du “goût”, les doctrines de l’“art”, lesmusées ou la prostitution des marchés…

Un combat s’engage sous de multiples aspects entreces moments d’anticipation ou de réduction. C’est ce quej’ai tenté d’analyser pour la fête, le rire, les passions, lejeu et la création imaginaire. La bataille d’Uccello montredes cavaliers du XVe siècle, des lances affrontées, desgens qui fuient dans les rochers : le peintre s’emparedu matériel de son temps, comme les crucifixions mon-trent des saintes femmes en costumes de paysannes oude cour : l’intention de l’artiste dépasse la simple repré-sentation, elle ne copie pas, elle vise autre chose parl’entrecroisement des bêtes et des hommes ; un rébus àdéchiffrer. On peut réduire hamlet aux réalités du tempsélisabéthain : quelque chose échappe à la bonne vieille

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histoire faite d’anecdotes, de “reflet” de la vie sociale,voire d’interprétations philosophiques ou psychana -lytiques – le texte résiste tant aux discours qu’auxmises en scène. Et qui voudrait ramener à la quotidien-neté de Rimbaud les simples vers :

elle est retrouvée.Quoi ? – L’éternité.C’est la mer allée Avec le soleil.

La création s’empare de la matière sociale – langage,couleurs, décors, sons – pour tenter, comme le suggèreAdorno, de répondre aux éternelles questions du Sphinx.

Tout se passe comme si l’œuvre nous laissait entrevoirle fantôme d’un concept jamais conceptualisé. Kant estsans doute le premier à pressentir ce dépassement descatégories de l’entendement. Ce qu’il nomme une “finalitésans fin”. Et toute forme de création est, comme Stendhalle dit de telle femme, “une promesse de bonheur” oud’une communauté des consciences et des désirs.

Une “finalité sans fin” qui dépasse le domaine des artsou de la poésie et concerne ces moments de l’existencecollective, détachés de toute réduction fonctionnelle, silourde que soit la pression institutionnelle, la surveil lancedu surmoi, les lois du marché ou le contrôle des idéolo-gies. Ne peut-on y voir l’incessant combat d’une libertéqui cherche à se réaliser à travers les déterminismes ?

A cela, enseignant à Paris-VII, je me suis attaché àces déchiffrements par des livres et par cette “animationculturelle et sociale”, du moins en ses débuts ; ou par le“Laboratoire de sociologie de la connaissance” où nousnous sommes retrouvés, non pour postuler des certitudesni jouer avec des concepts, mais pour rendre aux mou-vements sociaux “l’expression de leur propre sens”.

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*

Itinéraire ? Ou cheminement à travers un monde en muta -tion ? De sa prison, Gramsci parlait de ces “intellectuelsorganiques” qui pensent en fonction de la place qu’ilsoccupent dans une hiérarchie universitaire ou sociale,fût-ce pour s’en moquer. L’inquiétude anthropologiqueou sociologique, elle, résulte de l’effort, réussi ou non,par lequel on tente d’élucider “les choses mêmes”. Untravail sans fin, heureusement…

20 novembre 1996

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LA SOCIÉTÉAUX FEUX DE LA RAMPE

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GEORGES BALANDIER

LA ThéÂTRoCRATIe SeLoN L’ANThRoPoLogIe

I

C’est un fait. La théâtrocratie gouverne les formes socialestout autant que les mises en scène des pouvoirs. Leconcept, dû à un auteur russe méconnu, Nicolas Evreï-nov, conduit à donner une assise dramatique, théâtrale, àla plupart des manifestations de la vie collective. Il enrésulte, il devrait en résulter, une pratique sociologiquemoins liée à la démonstration abstraite qu’à la connais-sance de ce que montrent et expriment les “drames” parlesquels les rapports sociaux se donnent à voir, et à vivre.Toute société est une scène multiple, bien avant que lethéâtre n’y trace l’espace qui est le sien. Il y a une parentédu social et du théâtral, jusque dans ces lieux ordinairesoù s’accomplit la vie quotidienne. Jean Duvignaud le noteà sa façon dans l’Introduction à sa monumentale Sociolo-gie du théâtre : “Il existe de troublantes ressemblancesentre la vie sociale et la pratique du théâtre, entre lesactes les plus marquants de la vie collective et la repré-sentation dramatique.”

“Drame”, le mot tient de son origine grecque un dou -ble sens : celui d’agir, et celui de représenter ce qui est enmouvement afin de provoquer la découverte des véritéscachées au sein de toutes les affaires humaines. Le drame

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révèle dans l’action, par l’action. Une autre connivencelexicale allie les mots “théorie” et “théâtre”, elle enrichitla constatation. Elle suggère que la manière première dethéoriser est de caractère dramatique. La vie sociale, lestranspositions effectuées par les acteurs du drame, lathéorie ont partie liée ; ensemble, elles composent etexposent une même réalité. Dans le mouvement actuelde retour aux Grecs, à ces sources d’où naquit la civilisa-tion occidentale, se révèle le besoin de retrouver ces rela-tions originaires, ces assises qui ont résisté à l’érosion dela longue histoire. La cité grecque ancienne, les grandsmythes et le théâtre qui les donne à voir sont en corres-pondance. Ceux-ci, par le jeu des figures révélatrices– Prométhée, Œdipe, Antigone, au premier rang –, rendentapparents les principes gouvernant la vie collective, lesdébats, les conflits et les déchirements qu’elle engendre.

J. Duvignaud recourt à un joli mot pour désigner lessociétés de notre passé, il les qualifie de “visuelles” ; touts’y montre et tout s’y joue. Les liens sociaux établis selonun scénario rigoureux font de chaque rencontre publiqueune représentation. Les circonstances de la vie indivi-duelle – naître, épouser, mourir – se traduisent en actesreprésentatifs exemplaires ou exaltants. Les fêtes, conçuescomme de véritables liturgies civiles, mettent en scèneles hiérarchies constitutives de la société ; y compris surle mode parodique, comme c’est le cas avec le défilé duCarnaval, ou sur le mode de l’inversion et de la contesta-tion, comme dans ces pantomimes sacrées que sont lescélébrations médiévales de l’Ane ou des Fous. Les condi -tions, les passions, les émotions se jouent : dans les tour-nois, les jeux de société et les jeux de l’amour.

Surtout, le pouvoir se met progressivement en scène.C’est la Renaissance qui fait de la représentation un art,politique d’abord, pratiqué chez les princes et dans les

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lieux publics. Ce sont les “féeries” données lors des nais-sances et des mariages, les réjouissances et les solen nitésde cour, les jeux, les sacres, les “entrées” dans les villeset les triomphes, et tout autant les cortèges civiques desgrandes cités et le théâtre de rue. Le politique s’entretientde ce que l’on qualifierait aujourd’hui d’effets spéciaux.

Notre modernité n’a pas aboli la théâtralisation dusocial, elle en a changé les moyens et les formes, elle l’adavantage située dans l’espace du changement et del’éphémère. Les médias technicisent le jeu des appa-rences. Les “choses” et les modes entretiennent et renou -vellent la présentation de soi, la relation aux autres dansle paraître. La vie quotidienne reste l’occasion d’uneconstante mise en scène, comme le montre une nouvellesociologie qui se place dans la perspective de la repré-sentation théâtrale (E. Goffman). L’intensification duspectaculaire suffit à caractériser une forme de société– dite “du spectacle” – et une pratique étatique fortementdépendante de la scénographie politique. La contestationdoit réciproquement recourir à la dramatisation. Elles’exprime par des manifestations, des spectacles de reven -dication, des appropriations de la rue dont elle fait unescène à sa mesure. Mais l’espace public est aussi celuides provocations, des drames par lesquels se jouent laradicalisation du refus de la société et de son ordre, laviolence ravageuse n’épargnant rien sur son passageincendiaire. Dans les périodes de transition et d’incerti-tude, périodiquement, la scène s’enflamme.

II

La leçon anthropologique – celle qui est tirée des socié-tés autres et des histoires différentes – place sous un

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effet de grossissement la considération “dramatique” dusocial et du politique. Dans les sociétés de la tradition,beaucoup tient à l’importance accordée à la parole et àl’oralité. La première apparaît souvent comme l’ori ginede toute création ; elle est constitutive des choses et desêtres, elle est action, elle circule pour relier et concilier.

Ce qui peut être traduit dans le langage actuel desthéories de la communication, et considéré selon lesniveaux où celle-ci s’effectue. Avec leur spécificité etleur hiérarchisation. En position basse, la communica-tion ordinaire ou quotidienne. Elle s’établit à l’intérieurde l’univers domestique, sur les lieux de travail, à l’occa -sion des rencontres, des conversations et des visites, desréunions ayant pour effet d’entretenir le lien social.C’est dans ce cadre que se situent deux manifestationstrès formalisées de la relation directe entre les personnes.Celle qui utilise le corps en tant que moyen expressif, lagestuelle. Gestes qui sont soumis à une discipline, à desrègles de convenance, gestes qui expriment la conditiondes individus, et qui révèlent des croyances relativesaux comportements fastes ou néfastes. Celle, secondemanifestation, qui régit selon un code strict la rencontredes personnes : la convention des salutations. Elle révèle,par des petites scènes quotidiennement reprises, l’ordresocial et ses hiérarchies. Dans tous ces cas, les conditionsde la dramatisation se trouvent présentes ; les codes etleurs mots, les gestes et leur expressivité, les rôles et leurmise en scène.

En position supérieure se place la communication quel’on peut dire politique, dans l’acception large de ceterme. Elle s’établit selon un ordre, des préséances, révé-lateurs des inégalités sociales, des capacités inégales etdes pouvoirs. Elle met en œuvre plusieurs langages, celuides mots et des silences prescrits, celui des attitudes et

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des vêtements obligatoires, celui du cérémonial. Elleexpri me d’une part le commandement, la décision, avecle support de la tradition, et, d’autre part, l’obéissance quimarque, elle aussi, la conformité à la tradition. Dans lescirconstances les plus importantes de la vie collective,elle se présente en toute netteté sous l’aspect d’une com-munication dramatisée. Elle manifeste la contrainte quiimpose au pouvoir de se tenir “sur scène” (G. Balan dier).

En position dominante, enveloppant toutes les autres,la communication avec les puissances qui règlent l’ordredu monde et l’ordre des hommes. Les signes, la symbo -lique, le sacré, la religion définissent ses espaces. Elle ases “textes” de référence (les mythes), ses langages pro -pres, ses modes d’action (le rite, le sacrifice, la com-munion mystique) et ses spécialistes. C’est elle qui donneleur sens ultime aux entreprises humaines, qui relie leshommes entre eux et à ce qui les dépasse. Deux de sesformes, notamment, illustrent ce qui la différencie desautres modes de la communication. Ce par quoi le sacréporte à un degré d’intensité forte la dramatisation dusocial.

Tout d’abord, la transe. C’est la technique des “pas-sages” qui permet de communiquer avec un au-delà del’univers humain commun, de franchir les limites quienferment la conscience ordinaire, de recevoir des mes -sages et des visions émis depuis un “ailleurs”, d’accé-der à une autre réalité et à des connaissances que lemonde de la vie quotidienne ne peut produire, mais dontil éprouve le manque. La transe se réalise en plusieursfigures, mais toujours en fonction du milieu culturel oùelle surgit ; possession par les esprits et extase, voyageinitiatique et chamanisme, réconciliation avec un espritagresseur, divination intuitive, etc. Dans les sociétés etcultures de la tradition, la transe apporte une possibilité

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de dépassement, un moyen extrême de communicationavec l’invisible, avec l’inaccessible par les voies nor-males et l’avenir encore inconnu. L’extase, la transe,la possession sont des réalisations dramatiques ; lesanthropologues en ont souligné les aspects théâtraux(A. Métraux et M. Leiris, notamment). Comme la pein-ture l’a aussi manifesté, en introduisant souvent uneaccentuation érotique dans ses représentations des grandesfigures mystiques.

Et maintenant, le rite. Sa complexité a fait l’objet degloses jamais achevées. Il est associé au mythe dont iltraduit en actions, en pratiques, certaines des séquen ces ;mais il n’en est jamais la simple représentation ; il a salogique propre. Il est organisé autour d’éléments cen-traux qui le spécifient et désignent sa fonction particu-lière ; il s’inscrit à l’intérieur d’un système, que celui-cicontribue à l’intégration individuelle dans une société etune culture (initiation), ou à la gestion conforme dusacré (culte), ou à la manifestation du pouvoir (céré-monial politique), ou enfin à l’apaisement du cours desvies face à l’inattendu.

Le rite pénètre dans la “forêt des symboles” (V. Tur-ner, reprenant Baudelaire), il met en œuvre du capitalsymbolique afin d’agir. Il réalise aussi une dramatisa-tion qui impose des conditions de lieu, de temps, decirconstances propices ; il requiert de ses exécutantsqu’ils le conduisent conformément, car toute faute estgénératrice d’effets néfastes. Il transfigure le réel enprovoquant l’irruption de l’imaginaire, en effectuantune métamorphose de ceux qui deviennent ses exécu-tants – officiants, sacrificateurs, masques ou possédés“montés” par un esprit durant la transe.

Le rite agit sur les hommes par sa capacité à émou-voir ; il les met en mouvement, corps et esprit, grâce à la

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coalition de moyens qu’il impose. A cette fin, il conjugueles langages : le sien propre, mais aussi la musique, ladanse et la gestuelle, et les formules requises selon lesphases de son accomplissement. Le rite peut être vucomme une œuvre collective répétable utilisant les médiasdisponibles ; en quelque sorte une création multimédiasqui obéit à des conventions strictes, autant qu’un drameindissociable du sacré, en ses multiples manifestations, etdes pratiques religieuses obligatoires.

III

La théâtrocratie, c’est ce pouvoir du dramatique quis’impose à tous les pouvoirs, en tout temps, quels quesoient les régimes qui définissent leur emploi. C’estdans les sociétés de la tradition que cette dramatisationest le plus soumise à des codes impératifs, le plus liéeaux symboles, aux mythes, aux transfigurations dontl’imaginaire est l’instrument. Elle requiert de recourir àun langage particulier, à une rhétorique, à une gestuelleet à un jeu d’apparences et d’apparat.

La théâtralisation politique engendre son propre“texte”, elle tire son efficacité de la force des mots.L’éclairage anthropologique donne à ceux-ci leur plusgrand relief. Le langage du pouvoir se montre, en cecas, comme validé hors de la vie sociale immédiate, ilse réfère à un au-delà ; même lorsqu’il traite de questionsen apparence ordinaires. Il reporte généralement à lageste des figures surgies du mythe primordial, à la paroledes ancêtres, aux événements fondateurs, aux actionsdes “héros” situés à l’origine des généalogies domi-nantes, aux commencements d’où émerge une nouvelleforme politique. C’est de cette relation privilégiée aux

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origines et de la continuité qu’elle entretient qu’il reçoitsa force et son autorité. Le cours de la vie collective estorienté par cette communication exclusive établie avecdes puissances extérieures au monde actuel, qu’ellessurplombent sans être astreintes aux contraintes dutemps et aux turbulences de l’histoire. Il faut le répéter :l’imaginaire, le symbolique, le sacré informent le gou-vernement du réel.

Mais le langage du pouvoir a aussi pour effet de ren -dre plus manifestes les différenciations et les distancessociales : en premier lieu, celles qui séparent gouvernantset gouvernés, détenteurs de prééminences, de fonctions,et gens du commun. Il en est ainsi parce que ce lan-gage est spécifié, détenu par ceux qui ont la charge dudomaine politique, et surtout parce qu’il est astreint àune économie linguistique particulière. Les mots dupouvoir ne circulent pas à la façon des autres, ce quiles rend comparables sous cet aspect aux mots du rite,de la liturgie. Dans nombre des royautés traditionnelles,la parole du souverain doit se transmettre indirectement,par le truchement d’un intermédiaire, d’un dignitairede la parole qui relie le roi à son audience – et inver -sement. Le langage du politique, quoi qu’il fasse, contri-bue à une manifestation dramatisée des distances et descoupures sociales ; il se situe de l’autre côté, là où setiennent les “ils” qui gouvernent.

Cette économie linguistique possède une autre carac -téristique, celle qui se révèle par le fait que le langagedu pouvoir est toujours “retenu”. Il permet une commu -nication restreinte, il recourt au silence autant qu’auxmots, il comporte une part de secret. Le non-dit du pou-voir ne s’inscrit pas en creux, en manque, dans son lan-gage, il en marque souvent les reliefs, les points saillants.La communication politique entretient une relation

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“calculée”, elle tend à des effets précis et adaptés auxcirconstances ; elle est moins faite pour informer quepour provoquer l’adhésion et l’action. Elle se veut effi-cace et elle peut dramatiser pour parvenir à cette fin.

C’est dans les royautés de la tradition que la dramati-sation du politique se manifeste pleinement. Tout pou -voir s’accompagne d’une représentation, d’un décorum,d’un cérémonial, d’une mise à distance des sujets, d’unedémonstration des conditions individuelles et des hié-rarchies. Dans le cas particulier, tout se rapporte au sou -verain et à la tradition, se symbolise et se théâtralise àpartir d’eux. Le roi (ou le grand chef) traditionnel se tientau centre de la représentation, l’espace palatial en est lascène, le protocole et la liturgie politique définissent lesrôles, les “emplois”. Il faut le rappeler avec insistance,l’essence du pouvoir est de l’ordre du spectaculaire.

Le souverain des sociétés de la tradition vit une vieen double : humaine (il vient du monde des hommes)et fictive (il devient une persona ficta dès le momentoù il accède à la charge suprême). C’est là le produit detout un travail accompli durant la période de prépara-tion et d’investiture. La transfiguration s’effectue d’abordpar un traitement du corps du futur roi, qui est façonnépar un ensemble de contraintes relatives au poids, àl’accomplissement des fonctions vitales, aux postureset aux mouvements, aux expressions et aux modalitésd’usage de la parole. Le corps est ajusté au “rôle”. Ildevient aussi et nécessairement un support de signifi-cations, parfois jusqu’au point où il se transforme enune sorte de registre consignant, durant le temps d’unrite spécifique, les inscriptions du pouvoir. Partout, il estassocié à ce qui le constitue en corps “mystique”, auxregalia, aux vêtements, aux parures et aux attributs quidésignent la souveraineté. La symbolique et l’imaginaire

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du pouvoir composent l’image du souverain, plus encoreque l’emploi ne parvient à façonner celle de l’acteur authéâtre. Toutes les apparitions du roi traditionnel sontdramatisées, mais celles qui marquent son avènementet sa disparition le sont avec une intensité extrême.

La dramatisation de l’ordre a pour contrepartie ladramatisation de la non-conformité, de la transgres-sion, du désordre. Ce qui est redouté, plus que le dépé-rissement par immobilisme, c’est le mouvement sanscontrôle vu comme la menace d’un retour au chaos. Laparade peut être recherchée dans une sorte de grand jeurituel où le désordre est provoqué, mis en scène, afind’être inversé ou converti – à la façon dont l’énergiesauvage est domestiquée. Les clowns cérémoniels desIndiens nord-américains, les grotesques et les bouffonsde notre tradition sont, parmi d’autres, les acteurs decette théâtralisation de la transgression.

Mais c’est le drame dont la sorcellerie est le prétextequi paraît le plus révélateur des combats insidieuxconduits, dans les sociétés de la tradition, au service del’ordre. Le sorcier est l’image humaine de tout ce quimenace la communauté en recourant à des moyensoccultes – à ce qui, en son propre sein, se retourne contreelle. Il est l’ennemi masqué de l’intérieur. L’imaginairele fait être, les croyances lui donnent forme. Comme lesouverain, il est à la fois une personne réelle et unepersonne fictive. En le désignant, la collectivité identi-fie et localise son “mal” ; en le néantisant, elle s’épure etrenforce sa cohésion. L’action est double. D’une part,la peur d’être soupçonné de sorcellerie nourrit une auto -censure qui contient les tentations de la transgression etrectifie les conduites. D’autre part, la communauté toutentière participe à la dramatisation sacrificielle qui sedéroule lors de la recherche et du châtiment du sorcier.

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Le soupçon lui impose des épreuves publiques – celledes accusations et celle du révélateur de vérité, dont lepoison ; la sanction le condamne à l’anéantissement phy -si que ou social. C’est le moment intense du drame, celuiqui fait de l’“agresseur” démasqué une victime émis saire.L’espace social devient un temps la scène d’un théâtretragique dont tous les sujets sont les acteurs.

La modernité n’a pas effacé ces recours. Les formeschan gent, les techniques de soumission se multiplienten se diversifiant, mais la procédure de désignation etde neutralisation des “coupables” demeure. Les irréduc -tibles, par condition ou par choix de refuser l’inacceptable,sont estimés agents néfastes, antisociaux, ou ennemisde l’intérieur, comme l’étaient les sorciers du passé oud’ailleurs. Dans les périodes de crise, ils sont désignés,montrés, sacrifiés afin que soient maintenues les appa-rences de l’ordre. La vieille machine sert encore, habilléede techniques nouvelles.

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PIERRE FOUGEYROLLAS

LA ThéÂTRALISATIoN DU PoLITIQUe

“Il est du devoir des princes et des chefs d’une répu-blique de maintenir sur ses fondements la religion qu’ony professe : car alors rien de plus facile que de conserverson peuple religieux, et par conséquent bon et uni”, telest l’un des enseignements majeurs de Machiavel1.

Cela nous paraît signifier que la religion est, à lafois, la source la plus ancienne des valeurs éthiques etdes normes sociales et l’origine du gouvernement deshommes, c’est-à-dire de la politique. On comprend alorsque l’affaiblissement des croyances religieuses com-promette la stabilité des institutions et tende à dissoudreles liens entre les individus constituant la commu nautésociale.

Face à un tel affaiblissement, les sociétés ou, du moins,ceux qui avaient la charge de leur direction et de leur ges-tion ont réagi en organisant des cérémonies cherchant àremplacer les pratiques cultuelles et à maintenir sous l’in-fluence du pouvoir la masse des sujets ou des citoyens :c’est ce que nous appelons la théâtralisation du politique.

De la bataille de Salamine, présentée dans la tragédieeschylienne comme un affrontement entre la “civilisation”

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1. Machiavel, Sur la première décade de Tite-Live, trad. fr., Œuvrescomplètes, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, p. 415.

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hellénique et la “barbarie” perse, jusqu’à la médiatisationde la guerre du Golfe, donnée pour une lutte des Nationsunies contre une dictature, la théâtralisation, au senspropre et au sens figuré, s’est déployée en engendrantquelques chefs-d’œuvre et beaucoup de discours médio -cres. N’est-ce pas un excellent sujet de réflexions ?

1. LE DISCOURS D’ANTOINE

On connaît le schéma des événements : Brutus, Cassiuset d’autres conjurés assassinent César qui avait entreprisde remplacer la République romaine aristocratique parun pouvoir personnel cherchant peut-être à restaurercelui des anciens rois, tout en s’appuyant sur l’adhésionde la plèbe. Puis, devant le cadavre publiquement exposéde César, Marc Antoine, son principal lieutenant, pro-nonce un discours qui retourne l’opinion de la fouleromaine : cette dernière, après avoir approuvé l’assassi-nat, change d’avis et se déchaîne contre les conjurés,brûle leur maison et les contraint à fuir Rome.

Mieux qu’aucun historien latin, Shakespeare, dans sonJules César, fait du discours d’Antoine une théâtralisa-tion jamais égalée de l’action politique. Ce dernier com-mence par exprimer l’opinion qui est celle de la fouledevenue hostile à César : “Je viens ensevelir César, nonle glorifier1.” Puis il fait un rappel, apparemment détachédu passé : “Hier encore, la parole de César pesait pluslourd que l’univers2.”

Au terme d’un crescendo très calculé, Marc Antoineannonce que, dans son testament, César a légué à chaque

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1. Shakespeare, Jules César, trad. fr., Œuvres complètes, t. II,La Pléiade, p. 587.2. Ibid., p. 588.

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citoyen romain une somme de soixante-quinze drachmes,et il pousse ses auditeurs à une rébellion vengeresse :“Si j’étais Brutus et que Brutus fût Antoine, Antoinesoufflerait l’orage dans vos esprits, et mettrait danschacune des blessures de César une langue qui ferait selever et s’insurger chaque pavé de Rome1.”

La suite est historique : la foule chasse les auteursdu meurtre de César qui seront écrasés, en province,par les armées d’Antoine et d’Octave, en attendantqu’une terrible guerre civile fasse du vainqueur,Octave, l’empereur Auguste et conduise à son destintragique le général Marc Antoine.

Ce qui nous intéresse ici, c’est que Shakespeare aitconféré, à travers le discours d’Antoine, une véracité his-torique aux événements que l’histoire, mal connue dansles détails, ne leur assurait pas avec une suffisante certi-tude. Le génie shakespearien nous montre que le généralpoliticien ne peut plus utiliser, dans les circonstances quenous savons, ses moyens habituels de contrainte militaireou de persuasion à partir d’un consensus patriotique.L’assassinat de César a mis au jour une situation deguerre civile dont Marc Antoine doit tenir compte.

Il part donc du consensus en faveur des conjurés, ils’emploie ensuite à en réduire la portée et la soi-disantbienfaisance, et il finit par le détruire et initier une actioncontraire à celle que pouvait envisager la foule avant lediscours d’Antoine. Leçon magistrale de tactique poli-tique grâce au procédé de la théâtralisation. Que ceuxqui n’auraient pas d’expériences dramatiques et poli-tiques de cette sorte ne viennent pas nous contredire !

A travers cette manière de reculer pour ensuite avan-cer que Shakespeare prête à Marc Antoine, un modèle

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1. Ibid., p. 590.

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apparaît à travers lequel la théâtralisation produit nonseulement des effets politiques, mais encore un succé-dané du sacré qui n’a plus cours.

Machiavel et Shakespeare, le second citant le premierdans Richard III, sont contemporains de la moderniténaissante, c’est-à-dire de sociétés éprouvant le besoin deremplacer le sacré traditionnel par ce que nous nommonsla théâtralisation du politique. Richard III, qui a peut-êtreété le premier roi moderne de l’Angleterre, a conquis sacouronne au prix d’assassinats assez monstrueux1. Aussile sacré attaché à la pleine légitimité lui faisait-il passa-blement défaut. La théâtralité de ses faits et gestes – endeçà même du drame shakespearien – apparaît commemanière de compenser l’insuffisance de sa légitimité.

L’ancienne lutte des dieux, des anges bons et mauvaiset des demi-dieux dans le ciel, c’est-à-dire l’archaïqueconflit des ancêtres, cède la place à des conflits entrehumains qui doivent se théâtraliser pour apparaître auniveau des héros. C’est sans doute ce qu’avait comprisNapoléon en disant que la politique était la tragédie destemps modernes. Ajoutons à cette remarque que lethéâtre politique est généralement médiocre, à quelquesgrandes exceptions près comme tels drames de Brecht,et que la politique théâtralisée est souvent efficace, dumoins pendant un certain temps.

Grâce à la théâtralisation, l’imaginaire collectif devientplus réel que le réel. Jean Duvignaud le montre fortbien en refusant de distinguer entre les deux termes eten jouant de leurs ambiguïtés2. De ce point de vue,la théâtralisation se présente comme une forme de la

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1. Voir P. M. Kendall, Richard III, trad. fr., Fayard, Paris, 1979.2. Voir J. Duvignaud, fêtes et civilisations, nouvelle édition, Scara-bée et Cie, Paris, 1984.

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spectacularisation qui est datée et localisée, et comme leprocessus quotidien de la mise en jeu, voire en scène, desaffects que nous éprouvons et à travers lesquels les indivi-dus commu niquent et s’affrontent.

2. LES FÊTES RÉVOLUTIONNAIRES

La Révolution française a été l’occasion d’un théâtre sansgrand intérêt, comme en témoigne le Charles IX deMarie-Joseph Chénier, encore que, sur le moment, lapièce ait été triomphalement accueillie par un publicpolitisé à l’extrême. En revanche, cette même Révolutions’est théâtralisée en organisant de grandes fêtes qui ontfortement impressionné les contemporains et qui nousparaissent aujourd’hui à la fois sublimes et ridicules.

A propos du 14 juillet 1790, qui fut la première de cesgrandes fêtes, J. Duvignaud écrit : “La gesticulation ordon -née des «acteurs» – le commandant de la garde nationale,pied à terre, venant prendre les ordres du roi, l’évêqued’Autun, Talleyrand, célébrant une messe sur l’autel dela Patrie, deux cents musiciens jouant dans le vent et lapluie –, cette représentation symbolique n’a en sommepas d’importance. Elle justifie le pouvoir encore hési-tant et qui ne connaît pas encore ses divisions. Elle estla part de l’idéologie dans cet embrasement qui l’enve-loppe et l’emporte, qui à soi seul contient déjà la vio-lence parce qu’elle la joue et la théâtralise dans un actecommun1.”

Le 14 juillet 1789 avait opposé le peuple des faubourgsparisiens à l’absolutisme monarchique que la Bastilleétait censée représenter. La fête de la Fédération, célébrée

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1. Ibid., p. 106-107.

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un an après, jour pour jour, commémore l’acte initialde la Révolution en métamorphosant un épisode deguerre civile en une réconciliation entre le roi et la nation,et en une union librement décidée entre les peuples detoutes les provinces du royaume. Par là, la théâtralisationrévolutionnaire commémore et fonde.

En commémorant, la fête révolutionnaire ou, plus tard,la fête d’origine révolutionnaire fait revivre théâtralementl’événement fondateur dont la société, l’Etat ou un grou -pement se réclame. Et il arrive que la commémorationdevienne l’enjeu de batailles, comme ce fut le cas entreles gaullistes et les communistes au lendemain de laLibération de 19441.

Malgré les efforts méritoires des historiens d’aujour-d’hui pour établir l’authenticité des événements du passé,les représentations théâtralisées de ce passé demeurentdominantes. Les phrases célèbres, dont il n’est pas tou-jours sûr qu’elles aient été effectivement prononcées etqu’elles n’aient pas toujours été forgées après coup,restent, quoi qu’il en soit, prégnantes pour très longtemps.Que Mirabeau ait dit ou n’ait pas dit au marquis de Dreux-Brézé, chambellan de Louis XVI, qui donnait à l’As-semblée nationale naissante l’ordre de se disperser :“Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’ensortirons que par la force des baïonnettes”, n’a pas beau -coup d’importance. Ce qui compte, finalement, au-delàde l’expression, c’est le refus d’obéissance au monarque.Que le général Cambronne, sommé à Water loo de se ren -dre, ait ou n’ait pas répondu : “La garde meurt et ne serend pas” n’est pas une question historique décisive.En revanche, il serait intéressant de savoir si réellementune rumeur selon laquelle la garde impériale était en

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1. Voir G. Namer, batailles pour la mémoire, Papyrus, 1983.

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train de se rendre a ou n’a pas entraîné la débandade del’armée napoléonienne face aux troupes de Wellingtonet de Blücher.

On ne saurait reprocher aux historiens de ne pas pren -dre pour argent comptant les manifestations de la politiquethéâtralisée. On souhaiterait pourtant qu’un posi tivismetatillon ne les empêche pas de comprendre la fonctionsymbolique de la théâtralisation du politique. On saitbien que Cyrano de Bergerac n’est qu’un héros de théâtre,mais peut-on dire qu’il n’exprime pas quelque chose ducaractère national français ? Les Allemands et les autressavent bien que Frédéric Barberousse est mort et qu’ilne s’est pas retiré dans une grotte de montagne où sabarbe pousse au point d’être devenue immense, en atten -dant qu’il surgisse à nouveau pour restaurer l’Empireromain germanique. Mais nous pouvons voir dans cettelégende l’expression du désir germanique de l’unifica-tion étatique.

3. LA THÉÂTRALISATION TOTALITAIRE

Toute propagande est par nature théâtralisante. Est-ce unhasard si la Contre-Réforme jésuitique a simultanémentanimé la Congrégation pour la propagation de la foi– pre mière forme de la propagande – et inspiré ou sou-tenu l’art baroque, qui provient d’une théâtralisation dela créativité ? Par la suite, le mouvement ouvrier révo-lutionnaire a abouti à des cérémonies de type théâtral.La social-démocratie allemande a donné l’exemple.Mais c’est le stalinisme, issu de ce mouvement tout enconstituant sa trahison la plus achevée, qui a organisé uncérémonial hautement théâtral. La commé mo ration dela révolution bolchevique (7 novembre), puis celle de la

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victoire de la Seconde Guerre mondiale (8 mai) ontdéterminé en URSS l’organisation de grandes paradesmilitaires et politiques se déroulant dans des décorscherchant à donner aux cérémonies un caractère épique.

Maïakovski, avant de sombrer dans la désespérance,avait commencé à travailler à cette entreprise. Dans sesfilms, en dépit du très puissant génie que nous lui recon-naissons, Eisenstein a contribué à ce jeu d’une théâtra -lisation fallacieuse, et plus efficace qu’auparavant, del’histoire, autrement dit de la politique contemporaine.

Il reste qu’en matière de théâtralisation du politiquesous sa forme totalitaire, le IIIe Reich a atteint un niveaujusque-là inégalé. Le congrès annuel du parti nazi àNuremberg a donné lieu à une théâtralisation céré -monielle d’une puissance extrême, dont Goebbels a étéle metteur en scène et Hitler le principal acteur.

Relativement aux grandes fêtes nazies, J. Duvignauddéclare : “Est-il possible vraiment de remplacer lasociété civile par cette fusion délirante ? Les démocra-ties libérales ne comprennent rien à cela parce qu’ellesy projettent leurs idées coloniales. Elles voient ici unefête nègre quand il s’agit de l’inverse : placer les indi-vidus qui, demain, retrouveront sagement leur travail etreprendront leur place dans la hiérarchie établie, que larévolution nazie n’a jamais modifiée, dans un état derêve éveillé où ils estiment qu’il n’existe plus de diffé-rence fonctionnelle entre eux – cela revient à renoncerà toute rationalité pour abandonner l’exercice de cetterationalité à quelques individus privilégiés1.”

Effectivement, au-delà du cas nazi, peut-on remplacerl’ancienne solidarité nationale d’antan par des cérémo-nies à fonction unificatrice ? J. Duvignaud a bien raison

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1. Voir J. Duvignaud, fêtes et civilisations, op. cit., p. 109.

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d’en douter. Finalement, la théâtralisation totalitaire,même mise en œuvre par un dirigeant aussi talentueuxque Goebbels, apparaît de nos jours comme un expé-dient plutôt que comme un moyen “normal” d’assureret de remplacer l’unité nationale. Au total, le fascisme,qui a engendré une parenthèse historique abominable(1922-1945), n’a été qu’un expédient minable pour résou -dre des situations économiques, politiques et cultu rellesque seule la démocratisation de la société et de l’Etatpouvait traiter avec quelques chances de succès.

Cependant, la théâtralisation totalitaire du politique,des cérémonies colossales de Nuremberg à la résurrectionde l’opéra wagnérien, a atteint un tel niveau d’inten sitéque notre époque en demeure encore marquée.

4. LA SPECTACULARISATION DU MONDE PAR LES MÉDIAS

Les médias, autrement dit la presse à grand tirage, laradiophonie, le cinéma et surtout la télévision ont donnéà la théâtralisation une dimension nouvelle et, à vraidire, démesurée. Ils ont fait de cette théâtralisation unaspect d’un processus plus vaste, celui de la spectacu-larisation du monde d’aujourd’hui.

Max Weber, constatant au début de notre siècle lesprogrès irrésistibles de la science, parlait du “désen-chantement du monde par la science” (“die entzauberungder Welt durch die Wissenschaft”). Actuellement, nousconnaissons ou plutôt nous subissons un réenchante-ment du monde par les médias, vis-à-vis duquel nousn’en pouvons mais1. C’est notamment la surpuissance

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1. Voir G. Cohen-Séat et P. Fougeyrollas, L’Action sur l’homme.Cinéma et télévision, Denoël, Paris, 1961.

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d’impact des images filmiques que nous n’avons pasencore appris à déchiffrer et à conjurer.

L’effondrement de régimes totalitaires en 1945 et,pour d’autres, aux alentours de 1989 a servi de leçonaux managers des médias. Ils ont entrepris de convertirla vieille propagande politique, quelque peu obscène,en une publicité d’apparence plus acceptable. Mais le“naturel” revient au galop, comme la guerre du Golfenous a permis de le constater à travers l’hystérie propa-gandiste des médias occidentaux.

La théâtralisation consiste ici à se doter d’un ennemiservant de cible à la trajectoire des messages qui sontconçus et envoyés comme des équivalents des fusées,des missiles et des autres armes de la guerre actuelle.

La spectacularisation est un genre dont la théâtralisa-tion n’est qu’une espèce. En outre, la spectacularisationdu monde par les médias est la forme extrême de cegenre, dont la théâtralisation a été longtemps le proto-type. La recherche du scoop à laquelle les profession nelsde la communication n’échappent guère, la soumissionaux idées reçues et le manque d’esprit critique ont con -duit à une spectacularisation largement mensongère. Ilfaut un ennemi, un autre contre lequel convergent lesbons sentiments : hier l’“Empire du mal”, comme disaitReagan, autrement dit l’URSS et ses ex-satellites, aujour-d’hui les Arabes, dont le héros, Saddam Hussein, est pré-senté comme le diable personnifié. La théâtralisationmédiatique semble, jusqu’à nouvel ordre, à ce prix– celui d’un manichéisme permanent. Elle englobe aussiune part de désinformation qui peut comporter des effetsimportants sur les opinions publiques1. Car théâtraliser,

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1. Lire à ce propos, dans Libération du 27 février 1991, “La mystifi-cation”, par le colonel J.-L. Dufour.

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c’est aussi faire oublier ce qui est derrière la scène et quine se réduit pas au jeu des apparents protagonistes. C’estbien pourquoi la spectacularisation de l’actualité poli-tique par les médias a encore de beaux jours devant elle.

Ecrira-t-on, un jour, une histoire de la théâtralisationdu politique allant de la mise en scène d’un imaginairecollectif plus réel que le réel accessible aux historiensjusqu’aux entreprises de la désinformation dont le publicactuel est victime ? Ce serait un bel ouvrage scientifique.En tout état de cause, la dialectique de l’imaginaire et duréel, dont le symbolique serait la médiation, n’est pas surle point de s’arrêter1.

Ecoutons Jean Duvignaud : “Les mystères, les Sacra-mentales de l’Europe médiévale renvoyaient le specta-teur à Dieu, le théâtre renvoie à l’homme lui-même.Groethuysen ne dit-il pas qu’à la Renaissance, l’hommea vécu le mythe de son âme ? Le miroir, le portrait sug-gèrent un infini caché derrière les choses. Le théâtreinvente cette profondeur métaphorique qui dédouble lemoi. Artifice ou jeu, qui n’est point universel. Avec ousans miroir, les civilisations, sous des formes différentes,s’éprennent de la figure de leur double2.”

Ainsi, le drame moderne est une théâtralisation de lavie quotidienne et du devenir historique. C’est pour-quoi, avec Duvignaud, nous pensons que le politique,le comédien et le professeur ont en commun cette pra-tique de la théâtralisation qui, même lorsqu’elle n’estpas efficace, est source de plaisir.

28 février 1991

1. On peut trouver chez J. Lacan une conception des rapports entrele réel, l’imaginaire et le symbolique que nous avons contestée enson temps, mais qui est pédagogiquement stimulante.2. J. Duvignaud, L’Almanach de l’hypocrite. Le théâtre en miettes,De Bock-Wesmael, Bruxelles, 1990, p. 33.

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JACQUES BERQUE

CoRAN eT ThéÂTRALITé

Ce titre, au moment où je le risque, me trouble par sonaccent provocateur. Eh quoi ! mettre sur le même plan, oudu moins grouper sous une même perspective la paroleque tant de croyants tiennent pour venue de Dieu, et l’éla-boration littéraire d’hommes se donnant à eux-mêmes enspectacle ! Et ils ne se contentent pas de “dire ce qu’ils nefont pas”, ce qui déjà serait fautif (Coran, XXVII, 226),mais ils revêtent, pour assumer cette entreprise exorbi-tante, des personnes d’emprunt, des masques !

Exorbitante, ai-je dit, puisque le théâtre, si l’on en croitBorges, déconcertait Averroès lui-même, pourtant peususpect de malveillance à l’égard des Grecs. Voilà pour-quoi il aurait fallu attendre en Orient la fin du XIXe sièclepour qu’une imitation de L’Avare y instaurât ce genre lit-téraire coupable.

A quoi l’auteur de ces pages répondrait que l’Islamshi‘ite avait depuis longtemps commis et pratiqué, sur lethème doloriste de la mort de l’imam Husayn, quelquechose qui ressemble à nos mystères médiévaux. Maison dépassera cette réponse facile pour aller un peu plusavant dans l’interrogation. La question posée véritable-ment ici est celle de la part de la théâtralité dans untexte qui ne s’exhibe ni ne se situe, ne dispose pour agi-ter ses figures d’aucune autre suggestion que de celle de

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la voix, consignée dans l’écrit vénérable, et se transmetuniquement par communication sonore et/ou séman-tique.

Rappelons pour mémoire qu’aux yeux d’Aristote,dans une tragédie, le spectacle est pur ornement sur-ajouté. Mais on ne s’arrêtera pas à une position quipourrait paraître aujourd’hui saugrenue, l’accent de cequi est proprement théâtral portant sur ce qui se donneà voir non moins que sur ce qui se donne à entendre.On ne fera donc pas de “théâtral” un simple doublet de“dramatique” : le propos de la présente recherche seréduirait dans ce cas à un constat minimal, à savoir que letexte du Coran fasse intervenir des personnages et décrivedes situations de façon “suggestive” ou “vivante”, ce quiserait une bien modeste gageure.

On ne se contentera pas non plus de métaphores.Certes, un exégète arabe contemporain comme SayydQutb découvre dans le texte coranique des “tableaux” etparle de “scènes”, d’“acteurs”, de “rideaux” qui se lèventou tombent, etc. La thèse que l’on va soutenir essaierad’aller plus loin que cette banalité, valable aussi bien pourHomère que pour La Fontaine et bien d’autres. Ira-t-onpour autant dégager du texte coranique, en tel ou tel pas-sage, une distribution par rôles, l’évocation de lieux etde moments, la nouaison de péripéties, l’alternance derépliques, bref du théâtre sans espace théâtral – c’està quoi d’emblée on n’oserait prétendre…

*

Observons pour commencer que le Coran, pour singu-lières qu’en fussent l’inspiration et la forme, n’était passans partager avec la création poétique des Arabes, aux

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VIe et VIIe siècles de notre ère, non seulement un voca-bulaire et des structures grammaticales, mais des figuresde style. Parmi ces dernières, l’une, du point de vue quinous occupe, retient l’attention : celle que les vieuxrhétoriciens appelaient l’iltifât. Il s’agit du changementde personne ou d’actant dans une phrase, un change-ment qui joue sans pour autant déplacer l’axe du sens.

Ainsi la poétesse Layla al-Akhyalîya (m. vers 700)peut-elle, en chantant son amant tué, Tawba, mêler ladeuxième et la troisième personne :

“Si ton protégé redoutait l’injustice et t’appelait, sansappeler quiconque d’autre, tu volais à son secours / Si unserviteur de Dieu lésait son cousin et s’en allait avec sesdépouilles, tu t’en faisais, toi, l’assaillant / il était [lui,Tawba] comme la chamelle au chamelon postiche, ellecombat pour lui les fauves à qui on l’avait lancé dans lagueule / Et toi [un des compagnons du mort ?] tu l’aslâché [Tawba] sur un prétexte : or, quelle excuse peut-elle valoir pour une tribu sur un qui est dans la tombe ? /Moi, je jure de pleurer à mort après Tawba [retour de latroisième personne] et d’accueillir toute femme touchéepar la vicissitude du destin”, etc.

Plus convaincant encore, peut-être, ce début de lagrande ode dite Mu‘allaqa de Harth b. Hilliza, le chan-teur lépreux des Bakr (VIe siècle) :

“Et dans tes yeux pourtant, Hind vient d’allumer cefeu qui des hauteurs te fait signe. / Je m’en éclaire deloin à Khuzâza. Plus loin encore es-tu de l’enflammer.C’est elle qui l’a allumé”, etc.

Il s’agit, en vérité, d’un échange de répliques entrele poète nommé à la première, puis à la seconde per-sonne d’une part, et un interlocuteur également désignésous deux personnes. Dans la poésie dramatique grecque,ce pourrait être le chœur. Dans le lyrisme arabe, cette

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distribution de rôles n’est qu’implicite. Le même sujetéclate, dirait-on, sans se partager. Un vieux critiquedénomme cette figure tournante “l’hospitalité des per-sonnes”.

Or ce trope, si bien enraciné dans la langue, le Coranl’utilise à chaque page. Il en offre des exemples multiples,ce qui a été remarqué par tous les commentateurs. Lapremière sourate elle-même (L’ouverture) se présenteselon cette figure : elle mentionne Dieu à la troisièmepersonne (v. 1, 2, 3, 4), puis à la seconde (v. 5, 6, 7).

*

Mais ce n’est pas à cette série d’exemples que se réduitdans le Coran l’usage de ce mode d’expression.

L’ensemble du livre s’offre comme une dictée de Dieuà l’intention des humains. Pour reprendre des termesaccrédités par la sémantique, disons qu’en l’espèce undestinateur (Dieu) s’adresse aux hommes, mais il lefait par l’intermédiaire d’un locuteur (le Prophète)auquel la lettre même de la parole, puisée dans unarchétype éternel, est, selon la tradition, transmise parl’archange Gabriel. Cependant, laissons de côté cettepieuse étiologie, pour insister sur quelques traits concer-nant de plus près notre propos.

1. S’il y a dictée, celle-ci se morcelle très souvent endialogues. D’où la multiplicité d’emplois du verbe“dire”. La racine qui le traduit revient quelque 1 670 fois,donc en moyenne une fois tous les quatre versets.

2. La répétition de l’ordre “dis” de la part du destina-teur, lui-même émetteur et gardien de la Parole, aulocuteur-transmetteur de celle-ci, plus de 320 fois, sou-ligne l’opération ci-dessus décrite.

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On sait que l’islam, transcendantal et unitaire,repousse toute idée d’immanence, d’émanatisme oud’incarnation. La communication de Dieu s’opère exclu -sivement par l’entremise et sous la forme du Coran,qualifié de “message explicite”. On ne peut dire pourautant qu’il s’agisse en son cas d’une inverbation, sil’on osait risquer ce barbarisme. Le Coran terrestre opèrebien une médiation. Mais il ne joue nullement, contrai-rement à ce qu’allèguent certains, le rôle d’un média-teur. Cette parole transcendantale prend, d’autre part,une allure qui, si l’on voulait lui trouver des analogies,serait plutôt celle du dialogue socratique que celle dulogos néoplatonicien.

3. Cette injonction d’en haut, “dis”, ou les innom-brables emplois de ce verbe en cours de texte, interve-nant comme des guillemets ou des tirets dans notretypologie, différencient – pour autant que ce soit pos-sible dans un syntagme aussi unitaire – le contenu àtransmettre de la transmission. Ainsi peuvent même sedifférencier entre eux, dans la transmission globale, dessortes de relais, porteurs de contenus individualisés. Etces relais sont souvent des dialogues.

4. La variété des contenus du Coran, voilà un lieucommun de l’exégèse. L’eschatologie y coudoie la nar-ration, l’élan naturaliste voisine avec l’homélie, et lelyrisme cosmique avec la prescription légale, etc.

Or, on y trouve aussi, en forte proportion, des pas-sages de controverse. Ils mettent en scène, de façontoujours vive et parfois pittoresque, plusieurs sortesd’objecteurs ou de réfractaires. Concentrons là-dessusun instant l’attention. La perspective de théâtralité que,par hypothèse, nous prétendrions ouvrir parmi les autresavenues de l’i‘jâz ou “inimitabilité” du style cora nique,c’est dans ces perspectives que nous avons le plus de

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chances de la voir se préciser. En fait, s’y manifeste uncertain genre de polyvalences. Celles surtout qui affec-tent la transmission même du message et les joutespleines des embûches auxquelles elle s’est heurtéed’entrée de jeu. Cela nous avait fait penser, on s’ensouviendra peut-être, à tels aspects des dialogues dePlaton. Ce rapprochement, bien sûr, n’est pas à prendreà la lettre. Rapporter les objections de diverses caté -gories d’adversaires et leur réfutation s’offre ici plutôtcomme le déploiement d’une grammaire du dissenti-ment et comme la phénoménologie d’une prédicationque comme un exercice dialectique ou qu’une rechercheétagée du vrai. L’intérêt poursuivi est donc d’illustrerune pédagogie venue d’en haut et pourtant contrariéepar toutes sortes d’adversaires. Mais notons encore unefois que l’illustration s’opère sur le mode dialogué.

Venons-en maintenant au plus caractéristique.Notre étude doit faire une place majeure aux récits

bibliques que le Coran rapporte en grand nombre etdont il actionne les personnages de façon très animée.Ainsi, surtout, d’Abraham et de Moïse.

Voici comment on pourrait transposer librement, enéchange à plusieurs voix, l’un de ces épisodes.

LES ANGES A ABRAHAM : Salut.ABRAHAM AUX ANGES : Et salut sur vous davantageencore.(D’abord effrayé par leur mine singulière, il défère néan -moins aux lois de l’hospitalité, et leur offre à manger,mais sans succès.)EUX : N’aie crainte, Nous sommes envoyés au peuplede Loth.(Pour achever de le rassurer, ils lui annoncent la nais-sance prochaine d’Isaac.)SARA : Inouï ! J’enfanterais, alors que je suis vieille, etmon époux que voici un cheikh ?!

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EUX : Tu t’étonnerais du décret de Dieu, quand lamiséricorde et la bénédiction de Dieu sont sur vous,lignée de cette maison, promise qu’elle est à lalouange et à la gloire !…(Abraham fait taire Sara. Il intervient à présent auprèsdes anges en faveur du peuple de Loth.)EUX : Abraham, laisse donc ce propos. Un décret deton Seigneur est advenu. Ce qui leur arrive est sansrecours.

Coran, XI, Houd, v. 69-76

Cette traduction assez lâche introduit ce qu’on pour-rait appeler les jeux de scène qu’implique philologique-ment le texte : l’empressement de l’hôte patriarcal àrépondre à un salut courtois par un salut révérenciel et às’éclipser pour revenir aussi promptement que possibleavec le rôti de l’hospitalité bédouine ; sa contrariété et sacrainte lorsqu’il voit que ces hôtes mystérieux n’y por-tent pas la main ; l’éclat de rire ironique ou amer de Saraquand elle entend les anges annoncer pour elle une bientardive grossesse, etc. Ce que dit là le Coran reprend lamatière d’une narration de la Genèse dite “Apparition deMambré” (XVIII, 1-14, 21-33). Mais l’arabe élimine l’undes trois visiteurs bibliques, et non le moindre, puisqu’iln’était autre que Yahvé. En outre, les redondances ontdisparu du texte coranique, où ne demeure qu’un échangede répliques lapidaires.

Même resserrement dans la présentation de la rencontrede Moïse avec Dieu sur le Sinaï (Coran, XX, 11 sq.) :pareillement imagée, dialoguée et concentrée, au regard dela narration biblique (Exode, III, 1-7). Ici encore, l’anec-dote est reprise dans un sens plus schématique et, pourrait-on dire, plus calciné.

Par contre, le Coran développe davantage que la Bibleles dialogues entre Moïse et Pharaon. Il y déploie un

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grand souci de fouillé psychologique, d’allusions aucadre. Là encore, on dirait que l’aspect littéraire pré-vaut sur le cachet légendaire et sacral.

Sur la première entrevue entre Moïse et Pharaon ausujet du départ des Hébreux, l’Exode, V à XII, 51, étaleun long récit coupé d’entretiens entre Dieu et Moïse, lagénéalogie de ce dernier, puis une ample descriptiondes plaies d’Egypte, dues au maléfice divin, puis laprescription de Pâque, et culminant dans la décisionsuperstitieuse de Pharaon, qui n’autorise Israël à partirque pour préserver son pays d’une malédiction.

Rien de tel dans le Coran, qui saute la plupart de ceséléments. En revanche, en versets courts et saccadés, ilse plaît, dirait-on, à confronter les deux protagonistes : leprophète et le despote. Il le fait, avec des varianteslégères, deux ou trois fois dans le cours du volume(notamment VII, 103 sq. ; XX, 24 sq. ; 49 sq. ; XXVI, 16 sq.).Loin de céder à l’aura mystérieuse qui entoure les deuxmessagers juifs, Pharaon, qui a parfaitement reconnuMoïse, lui rappelle ses devoirs envers l’Egypte, qui l’anourri enfant. Bien plus, il ironise, à moins qu’il ne joueà l’esprit fort ; ainsi fera Pilate devant Jésus : “Qu’est-ceque la vérité ?”… Mais écoutons à nouveau le Coran, entransposant librement la scène, qui se situe dans unesalle du palais de Pharaon.

PHARAON : Et quel est donc votre seigneur, Moïse, àtous deux ?MOÏSE : Notre Seigneur, qui donne à toute chose sanature, et encore une guidance.PHARAON : Alors, quel est le lot des générations pre-mières ?MOÏSE : Science d’elles ne réside qu’en mon Seigneur,sur un Livre. Mon Seigneur ne s’égare ni n’oublie.

Coran, XX, 49-52

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(Moïse continue à prêcher. Pharaon, croyant qu’il aaffaire à un magicien :)PHARAON : Moïse, ne viens-tu pas nous évincer de notreterre par la sorcellerie ? Eh bien, je te rendrai sorcelleriepareille. Conviens entre nous et toi d’un rendez-vous, àne manquer ni nous ni toi, en lieu d’équité.MOÏSE : Vous avez rendez-vous au Jour de la Fêtequand les gens sont rassemblés au matin.(Pharaon se retire alors pour comploter avec ses sor-ciers, ce qui donnera lieu à la scène fameuse du bâtonmétamorphosé en serpent.)

Coran, XX, 59-61

Ces exemples donnent à penser que là où la Bibleutilise l’énoncé suivi, le discours coranique introduit depréfé rence le dialogue. D’autres aspects encore, tels quel’individualisation des personnages, la vivacité deséchanges, les allusions pittoresques au cadre, surtout ence qui concerne l’Egypte, la concentration de l’action,concourent au déplacement d’intérêt de ce qui pourraitn’être que rappel légendaire vers des suggestions d’unautre type : littéraire et correspondant, croyons-nous, àl’orientation générale du texte vers la rationalité.

Si cette remarque est juste, la présence d’élémentsde théâtralité dans le Coran pourrait constituer dans cetexte, à certains égards, un trait de ce que, dans d’autrescontextes, on a appelé démythologisation.

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JEAN-MICHEL PALMIER

LeTTReS D’eXILéS :QUeLQUeS RéfLeXIoNS

SUR LA ThéÂTRALISATIoND’eXISTeNCeS MUTILéeS

L’époque qu’Alexander Mitscherlich caractérisait enRépublique fédérale allemande comme celle du “deuilimpossible” est depuis longtemps révolue. Les ouvragesdes “poètes brûlés”, de tous les auteurs juifs et progres-sistes, qui furent anéantis par les nazis dans les autodafésmoyenâgeux du 10 mai 1933 sont aujourd’hui partoutréédités. L’exilliteratur est devenu un secteur de la ger-manistique contemporaine auquel se consacrent depuis denombreuses années, à l’Est comme à l’Ouest, chercheurset institutions. C’est un champ de polémiques, d’affronte-ments théoriques et politiques, entre spécialistes. Mais lareconquête de la mémoire ne s’effectue pas seulement auniveau de l’histoire de la littérature. Elle interpelle aussi laconscience collective. C’est en elle que doit renaître ounaître le souvenir de ceux que l’avènement du régimenational-socialiste chassa jusqu’au bout du monde. Arti -cles, émissions, commémorations se sont attachés à cettelente résurrection. Et le théâtre qui fut, de la république deWeimar à l’exil, un moyen privilégié de dénonciation etde prise de conscience est devenu aujourd’hui un moyenprivilégié d’explorer cette plaie béante de la mémoire quefut leur martyre.

Non seulement les théâtres allemands ne cessent derejouer les œuvres des auteurs exilés, mais d’innombrables

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spectacles leur sont consacrés, à Berlin notamment, laville qui, plus que toute autre cité allemande, porte, dansses ruines, dans les façades grêlées de ses immeubles,dans ses édifices non reconstruits, les cicatrices de l’his-toire. Récitals de poèmes et de chansons, lectures d’ex-traits de pièces ou de romans, évocations du style ducabaret des années vingt et trente, théâtralisation d’épi-sodes des vies des émigrés, dans leur rencontre brutaleavec l’histoire, tous ces thèmes font l’objet d’inces-santes créations. De la diversité des manifestationsthéâtrales qui leur sont consacrées, une, parmi biend’autres, frappe peut-être avec une intensité particu-lière, parce qu’elle semble la plus éloignée du théâtre :la mise en scène de fragments d’existences brisées àpartir de simples lettres, quotidiennes, souvent pathé-tiques, écrites en exil, de 1933 à 1945. Ces lettres étaientle plus souvent des appels, des mises en garde, des exhor -tations. Elles n’étaient destinées qu’à un lecteur, unami, un frère, un collègue, un responsable de comité.Leurs auteurs n’avaient jamais imaginé qu’elles seraientlues par d’autres, encore moins sur une scène de théâtre,que les éléments dramatiques de leur situation devien-draient pour la génération suivante un drame repré-senté, que leurs tracas quotidiens, leurs démêlés avecles autorités des pays d’accueil, le souci constant de nepas sombrer dans le désespoir, leur tentative de ne pasmourir de faim feraient l’objet de représentations.

La théâtralisation de tels documents, de ces cris dedétresse, devient alors un acte magique de la consciencehistorique. Jamais son pouvoir n’est peut-être aussipuissant que face à ces existences démunies, ces textesprosaïques, lambeaux qui enveloppent une misère quechacun, tour à tour, expose et dissimule dans le mêmegeste, où la révolte, l’apitoiement sur soi-même s’effacent

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devant la pudeur et la honte. Au-delà de ce que peutsignifier la réappropriation par une génération nouvellede ce poids de souffrances, à travers le geste de laparole, l’acte de la lecture, la mise en scène de cesbribes de vie nous reconduit peut-être, face à ce public,vers l’essence même de la théâtralité, de l’épos grec,qui rappelait à tous les noms des morts, pour que le sou-venir de leurs vies, de leurs actes, ne disparaisse jamaisde la mémoire de la cité. Primitivement, ces lettres nenous étaient pas adressées. Leurs auteurs comme leursdestinataires sont morts. Et c’est pour cela qu’elles nousparlent, nous interpellent, alors même que ceux quiy apparaissent ne sont plus que des ombres.

Qui étaient ces hommes dont les lettres révèlent ainsil’histoire ? A qui écrivaient-ils ? Au-delà de leurs souf-frances individuelles, comment peut encore transparaîtreaujourd’hui à travers ces pauvres écrits une figure épiquequi nous bouleverse, celui d’un théâtre de l’exilé qu’aucund’entre eux, pourtant, n’a réellement voulu écrire ? Nomsprestigieux ou presque inconnus, ils brillent l’espaced’un instant tandis que la voix, les gestes qui donnentvie à ces feuillets sauvés par miracle du cataclysme leurconfèrent un fantôme d’existence. Le rideau du théâtre,la lumière de la scène s’estompent jusqu’à ce que meurela voix. Et ils surgissent devant nous pour témoigner unedernière fois du calvaire que fut leur vie, de leur exil, dessouffrances quotidiennes infligées par l’histoire, commedans un cauchemar.

Le voile esthétique, le carcan théorique dont onentoure la signification si simple et si cruelle de leursparoles font mal eux aussi. Ils permettent pourtant leurréappropriation. Ce n’est pas ce petit groupe d’acteursberlinois qui s’adresse au spectateur mais Kurt Tuchol -sky, Walter Benjamin, Stefan zweig, Joseph Roth, Ernst

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Toller eux-mêmes. Et un instant, grâce à l’émotion decette théâtralisation si dépouillée, ils sont vraiment là.Et on ne peut songer à eux sans émotion.

Ils furent des centaines, des milliers d’écrivains, demilitants, d’hommes anonymes à fuir en 1933 la dicta-ture nazie. Ils choisirent l’exil, non parce que leurs viesétaient seulement en danger – même si c’était souvent lecas – mais parce qu’ils ne reconnaissaient plus, dansle régime qui légalisait la terreur et la barbarie, leurpatrie, parce que l’Allemagne, le pays qualifié tradition-nellement de pays des poètes et des penseurs (Dichterund Denker), était devenue, selon le mot de Karl Kraus,celui des juges et des bourreaux (Richter und henker).Célè bres ou non, socialistes, communistes, républicains,pacifistes, croyants ou athées, ils sauvèrent l’honneur del’Allemagne en refusant de partager la honte de la sou-mission à la barbarie. Ils furent, selon le mot de HeinrichMann, “la meilleure Allemagne” (das bessere Deutsch -land).

La plupart ne croyaient guère à la durée du régime, pasplus qu’ils n’avaient imaginé dans les années vingt ettrente que Hitler pourrait parvenir au pouvoir et s’y main-tenir. Brecht a exprimé dramatiquement cette illusion deceux qui vécurent d’espoir, lorsque, dans un poème, ils’écrie : “Ne plante pas de clou au mur, c’est demain quetu rentreras chez toi. N’apprends pas de langue étrangère,c’est dans ta propre langue qu’on te rappellera.” Aussi laplupart choisirent-ils, en 1933, de demeurer dans les payslimitrophes ou peu éloignés du Reich, en Tchécoslova-quie, en Hollande, en Suède, en Nor vège, en URSS, enFrance – l’Autriche, avec son régime clérical fasciste, quise déchaîna contre Stefan zweig après l’écrasement duSchutzbund social-démocrate, était peu indiquée commelieu d’exil, et la Suisse fera preuve à leur égard d’une

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rare inhumanité. Mais avec les victoires hitlériennes,l’Europe devint une peau de chagrin et, en 1940, lesEtats-Unis, le Mexique constituèrent leur unique espoir.Beaucoup étaient prêts à gagner Shanghai ou Saint-Domingue pourvu qu’un bateau les y conduisît etqu’on les acceptât sans visa. De 1933 à 1945, ils tentè-rent de préserver la tradition démocratique de la cultureallemande, de faire du théâtre, de la littérature, ducabaret ou du cinéma, autant de moyens d’action anti-fascistes. Pendant longtemps ignorées, leurs œuvres noussont à présent restituées. Elles constituent une catégo-rie spécifique de l’histoire, de la littérature, sous le titred’exilliteratur. Mais si Thomas Mann a pu dire, avecquelque exagération, que tous les livres publiés en Alle -magne sous le IIIe Reich avaient des traces de sang dansleurs pages, les œuvres publiées en exil sont incom -préhensibles sans leur poids de souffrance.

Ces souffrances, ce sont le plus souvent les journauxintimes, les lettres écrites en exil qui nous les révèlent, eton pourrait inclure la correspondance des exilés parmiles genres qui constituent la littérature en exil, au mêmetitre que le roman historique ou le théâtre antifasciste.

I

Pourquoi tant de lettres d’exilés ? Dans son anthologie,publiée en 1964, Deutsche Literatur im exil, HermannKesten affirmait qu’éditer des lettres d’exilés, c’étaitpartir une nouvelle fois en exil et s’asseoir à table avecles morts. Il précisait que les quelques centaines qu’ilpubliait ne constituaient qu’une infime partie des mil-liers qu’il avait écrites et reçues, et que la somme deslettres rédigées en exil dépassait le million. L’historien

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de la littérature de l’exil, qui doit puiser dans cessources, se heurte à des difficultés considérables. Bienpeu ont été préservées. Ces lettres – analyses poli-tiques, récits des péripéties de l’exil – ont rarement étéconservées. Leurs auteurs les détruisirent souvent, sauflorsqu’il s’agissait d’écrivains célèbres comme Feucht-wanger ou Thomas Mann, les abandonnèrent derrièreeux lorsqu’ils devaient changer de pays – plus souventque de souliers, écrit Brecht. Enfin, beaucoup furentdétruites par la Gestapo. Leur survie, jusqu’à nous,tient du miracle ou de hasards prodigieux. L’un desexemples les plus étonnants nous est fourni par l’his-toire de la correspondance entre Scholem et Benjamin.Pendant longtemps considérées comme perdues, leslettres de Scholem que possédait Benjamin dans sonappartement parisien furent confisquées par la Gestapoet envoyées à Berlin avec les archives d’un journalantifasciste. Bien que l’ordre eût été donné de détruireces archives vers la fin de la guerre, il ne fut pas exé-cuté. Récupérées par l’armée soviétique et données à laRDA, ce n’est que par hasard que Scholem apprit leurexistence, et il lui fallut plusieurs années pour pouvoirles consulter. En exil, bien peu d’écrivains gardaient ledouble de leur correspondance, pas plus qu’ils n’étaienten mesure d’archiver les lettres qui leur étaient adres-sées. Celles qui ne figurent pas dans les éditions offi-cielles en RDA ou en RFA sont parfois encore aux mainsdes héritiers, et leur repérage tient souvent du travail dedétective. J’ai eu l’occasion de lire la correspondancede Piscator avec Brecht, Walter Mehring, Ernst Tolleret George Grosz en la découvrant presque par hasarddans un vieux carton au fond d’une armoire, chez MariaPiscator à New York. Souvent, ces lettres ont été détruitescomme documents sans importance après la mort des

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émigrés. Pour les inédites, la plupart de celles qui ontsurvécu sont conservées à la Freiheits-Bibliothek deFrancfort et à l’Akademie der Künste de Berlin, maisaussi à Marbach.

Pourquoi tant de lettres ? D’abord parce que leursauteurs sont seuls, souvent désespérés, et qu’ils tententde recréer l’illusion d’une communauté. En les éloignantde l’Allemagne et les uns des autres, l’exil les a parfoisinvolontairement rapprochés. Si Thomas Mann et Feucht -wanger ne se connurent jamais à Munich où ils résidaienttous deux, ils se fréquenteront en Californie. Les lieux derencontre, avant 1933, c’étaient les cafés, les théâtres, lessalles de rédaction des revues. C’étaient les capitales. Lesvrais Européens, à une époque où cela exis tait, et où onn’éprouvait pas le besoin d’en parler – alors qu’aujour-d’hui, ce lieu commun médiatico-politique ne désigneplus rien –, c’étaient ces hommes que Stefan zweigévoque dans son admirable autobiographie, Le Monded’hier. Ils se sentaient chez eux à Prague, à Vienne, àBudapest, à Berlin, à Trieste ou à Paris. Ils considéraientque tout Européen a deux patries, la sienne et la France.Si beaucoup ignoraient l’anglais – mais quel besoinavait-on alors de l’apprendre –, ils parlaient souvent lefrançais, manifestaient une prodigieuse curiosité intellec-tuelle pour le dernier opéra monté à Vienne, la dernièreexposition de peinture parisienne, les derniers romans quimarquaient la vie littéraire en Italie ou en Suède. C’estdans cette catégorie que je placerai les noms de Stefanzweig, Thomas et Heinrich Mann, Walter Benjamin,Hermann Broch, Elias Canetti et Manes Sperber.

Hitler a détruit tout cela. Ceux qui incarnaient jadisl’élite intellectuelle des pays de langue allemanden’étaient plus, selon le langage des fonctionnaires, quedes réfugiés d’origine allemande, autrichienne, tchèque,

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ou des apatrides, de malheureuses Cassandres que per-sonne ne voulait écouter, des hommes suspects, sanspapiers valables, sans travail, rejetés par leurs pays, desindividus que Goebbels désignait comme des “cadavresen sursis”.

Ecrire des lettres en exil, cela veut dire : “Je suis là,je ne suis pas mort, ne m’oubliez pas.” Dispersés auxquatre coins de l’Europe, privés de leurs lieux de ren-contre habituels, d’informations réelles sur leurs col-lègues – ceux qui vivent encore en Allemagne, ceuxqui ont émigré –, les lettres tiennent lieu de liens vivantset de lecture. C’est en s’écrivant qu’ils se retrouvent.Ce lien de la correspondance était d’autant plus impor-tant qu’ils ignoraient souvent tout de leurs destins réci-proques. Klaus Mann, dans son roman Le volcan, a eurecours à cette figure de l’Ange de l’émigration qui mon -tre à chacun ce que sont devenus les autres. Mais poureux, le ciel était vide. Abandonnés dans des petits hôtelsde Prague, d’Amsterdam, de Paris ou d’ailleurs, écriredes lettres, c’était montrer qu’ils étaient vivants, prêts àcontinuer le combat.

La fréquence de leurs échanges épistolaires s’ex-plique naturellement par le besoin de resserrer leursliens, de se concerter, de se tenir au courant des com-bats de l’émigration, de la réalité de l’Allemagne hitlé-rienne, de leurs destins mutuels. Privés de public etsouvent d’éditeurs, c’est à leurs amis qu’ils faisaientpart de leurs projets littéraires, qu’ils envoyaient leurstextes. La correspondance était le miroir de leurs espoirsquotidiens et de leurs désillusions, de leurs pauvresjoies et de leurs profondes tristesses. Un moyen des’encourager, de se rassurer, de quêter un peu d’espoirpour continuer à vivre. L’émigration est devenue la nou -velle famille des exilés. Souvent ils n’avaient plus de

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rapport direct avec leur ancienne famille, leurs amisrestés en Allemagne. Ils étaient ulcérés de voir lalâcheté et l’aveuglement dont faisaient preuve certainsd’entre eux face au nouveau régime. C’est le sens de latrès belle lettre qu’écrivit Klaus Mann, du Lavandou, àGottfried Benn, des allusions de Thomas Mann au com -por tement de Gerhart Hauptmann. Et que dire de Pis-cator, dont le frère se compromit avec les nazis, alorsque lui-même avait été condamné à mort par le régime,de Gustav Regler, le combattant des Brigades interna-tionales qui, chaque année, écrivit symboliquement unelettre à son fils, pour son anniversaire, alors que celui-ci combattait dans l’armée hitlérienne.

Ecrire des lettres, c’était aussi une possibilité de gar-der un contact avec la langue allemande, alors qu’ilsvivaient le fait d’être allemands avec un sentiment dehonte, qu’ils craignaient de passer devant une ambas-sade arborant le drapeau à croix gammée. Dans sesDialogues d’exilés, Brecht évoque ces hommes qui lisentles journaux allemands dans les halls des gares, se ren-contrent dans les cafés, n’osent parler allemand enpublic. Plus tard, à New York, certains n’hésiteront pasà traverser toute la ville pour converser avec un portierd’hôtel qui avait l’accent de leur province.

II

Qui écrit, et à qui ? Ce sont les écrivains – comments’en étonner ? – qui écrivent le plus de lettres en exil.Ils tentent de renouer entre eux les liens que l’exil abrisés. Rapidement, ceux qui recevront le plus de lettressont ceux qui jouent un rôle particulier au sein de l’émi -gration, les plus célèbres. Parce qu’ils ont des contacts

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avec les autorités des pays où ils se sont réfugiés, dis-posent d’un important crédit intellectuel, parce qu’ilssont en relation avec des éditeurs, dirigent une revue,peuvent placer un article avec un mot de recomman-dation ou sont actifs dans des comités de secours. Riend’étonnant à ce que Thomas et Heinrich Mann, L. Feucht -wanger, Hermann Kesten, Hermann Broch, Stefanzweig figurent parmi les destinataires les plus fréquents.Toute la tragédie de l’émigration se reflète au miroir decette correspondance.

En 1933, les premières lettres racontent comment ilsquittèrent l’Allemagne, ce qu’ils ont pu emporter – sou -vent bien peu de chose, H. Mann un parapluie, Döblinson pardessus et une petite valise qu’il ne pouvaitjamais fermer tout seul. C’est avec un profond chagrinqu’ils ont laissé derrière eux leur famille, qui ne lesrejoindra que plus tard, leurs manuscrits et leur biblio-thèque. En toute modestie, le critique berlinois AlfredKerr se demande comment va survivre le théâtre alle-mand sans lui. Egon Erwin Kisch, qui est parvenu àexpédier ses caisses de livres chez sa mère à Prague,songe avec tristesse qu’il n’a pu emporter son chat etque celui-ci risque de subir une éducation national-socialiste. A la joie d’avoir échappé à Hitler, en quittantsouvent leur patrie au péril de leur vie, s’ajoute l’an-goisse du lendemain. Viennent ensuite les premièresinterrogations : le dépaysement, la rencontre avec ununivers culturel et linguistique étranger, les problèmesde logement, l’argent, l’interrogation sur le destin desautres. Très rapidement, les lettres prennent – mêmechez les auteurs les moins engagés – un tour politiqueet théorique. On s’interroge sur les chances de voir leReich s’effondrer bientôt. Intoxiqués par l’espoir, ilsinterprètent le moindre signe comme l’annonce de

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l’essoufflement du régime. Chaque rumeur devient unevérité. Toute la correspondance – comme les textes poli -tiques de H. Mann – illustre cette foi invincible dans lacertitude que la barbarie ne saurait durer, qu’on ne peutla laisser s’étendre.

Séparés par leurs idées politiques, leurs positionsesthétiques, les émigrés le sont aussi par leurs situationsmatérielles. Et c’est en lisant ces correspondances, lerécit des tracas quotidiens pour savoir comment trouverune chambre d’hôtel, l’aide d’un comité de secours, quel’on réalise tout ce qui les sépare. Les plus célèbrespeuvent continuer une vie relativement à l’abri du besoin,tels Th. Mann, L. Feuchtwanger, S. zweig. Beaucoupd’autres – D. Döblin, H. Mann – connaîtront la misère etvivront de la générosité des autres et des comités. Beau-coup – comme Benjamin – seront réduits à la plus extrêmepauvreté.

C’est dans les lettres que s’affirme aussi le sensqu’ils donnent à l’exil. Après le traumatisme qu’ilreprésente, ils tentent d’en dégager le sens positif. Ilsont quitté l’Allemagne, ont tout laissé derrière eux.Mais ils ont emporté l’essentiel : la culture et la langueallemande. Ils sont décidés à préserver cet héritage enverset contre tout, à en faire une arme contre la dictature.Les lettres reflètent non seulement le tragique indivi-duel, mais les espoirs, les rares victoires qu’ils vontremporter : la libération des principaux accusés de l’in-cendie du Reichstag avec la publication du livre brunde Willi Münzenberg, la circulation de réelles informa-tions sur la terreur nazie, la naissance de la bibliothèqueallemande libre à Paris, la création des premièresrevues, des éditions d’Amsterdam, le congrès pourla défense de la culture en 1935, le Front populaire et laguerre d’Espagne. Ils s’entretiennent mutuellement de

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leurs travaux littéraires, de leurs projets, de leursespoirs. Mais aussi de leur vie à jamais brisée. Je songeà certaines lettres de Joseph Roth qui se suicidait lente-ment à Paris, à l’alcool, aux derniers messages d’ErnstToller qui se pendit dans son hôtel de New York, à lalettre de Tucholsky à Arnold zweig par laquelle il jus-tifie son refus de se considérer comme un représentantde la “véritable Allemagne”, car celle-ci, pour lui, n’estqu’un mythe : l’Allemagne, la vraie, c’est celle quedomine Hitler, où demain les enfants seront nazis. Jepense aussi aux dernières lettres de Stefan zweig à sonex-femme, Friderike, où il évoque ses accès de dépres-sion pessimiste, sa certitude que le monde où il étaitheureux de vivre et de travailler est mort à jamais.

A côté de correspondances exemplaires où se lit lamaturation d’une œuvre nouvelle et une évolution poli-tique, comme celle de Thomas Mann, dont le rallie-ment progressif à l’émigration ne se laisse pleinementpercevoir qu’à travers la correspondance, combien demissives désespérées, de lettres où chacun évoque samisère, ses désillusions et son désespoir. C’est le casde la plupart des écrivains parmi les moins célèbres, lesmoins fortunés, de ceux qui ne parviennent plus àpublier et de ces intellectuels indépendants du type deBenjamin, que l’annonce maladroite que lui fit Hork -heimer de la possibilité de la suppression de l’alloca-tion que lui versait l’Institut faillit précipiter au suicide.

A partir de 1938, les correspondances reflètent avanttout l’angoisse par rapport à la situation européenne, lalâcheté des démocraties, la crainte de la guerre. Lasituation matérielle des émigrés, les multiples tracasjuridiques dont ils sont l’objet, la détérioration crois-sante de leurs conditions de vie et, ce qu’ils n’osentavouer que pudiquement, leur misère constituent souvent

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l’essentiel de leur correspondance. L’espoir qui mar-quait les lettres du début de l’exil, la certitude qu’il nesaurait durer, la foi dans la possibilité d’unir la résis-tance intérieure et la lutte de l’émigration font souventplace au découragement, au sentiment que chaque vic-toire de Hitler non seulement restreint leur espace géo-graphique mais leur retire leurs raisons de vivre.

S’il fallait isoler, au sein de ces correspondances, lesmoments les plus dramatiques, je retiendrais, outre ladescription de l’apprentissage de la situation d’émigrés,la période de 1939-1940. Il n’est plus alors question deprojets littéraires, de lutte antifasciste, mais de chercherpar tous les moyens à sauver sa vie. Thomas Mann, Her -mann Kesten et tous ceux qui œuvraient dans les orga-nisations de secours seront assaillis d’appels de détressepour obtenir un conseil, un visa, un peu d’argent, unaffidavit qui leur permette de sortir du camp où on lesavait internés comme “citoyens ennemis”. Toutes ceslettres sont des signaux de détresse. “Obtenez-moi unvisa pour les Etats-Unis ou je suis perdu”, ne cessent-ils de répéter. Benjamin a admirablement exprimé cettesituation bien avant 1933, lorsqu’il se définit commeun naufragé qui adresse des signaux de détresse, grimpésur le mât d’une barque de sauvetage, déjà fendu. A Mar -seille, ils guetteront un bateau, assiégeront les consu-lats, espérant jusqu’au bout qu’on ne les abandonneraitpas. Ceux qui ne pourront s’échapper à temps de la sou -ricière seront livrés à la Gestapo en vertu de la conven-tion d’armistice, certains se suicideront ou tenteront dequitter clandestinement la France.

La rencontre avec l’Amérique – du Nord ou du Sud –sera l’occasion de lettres surprenantes. A l’évocation despaysages nouveaux, des réalités nouvelles, à l’exotismepassager qui accompagnait la rencontre avec le Brésil,

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l’Argentine ou le Mexique, s’ajoutera l’angoisse dedevoir vivre dans un univers qui leur était parfaitementétranger, parfois hostile, et où ils se sentent de plus enplus seuls. Le confort matériel importe peu. Stefanzweig, honoré, choyé, protégé, se sentait encore plus seulet plus malheureux que Brecht en Californie. Si ThomasMann, dans sa correspondance, peut décrire l’étendue deses succès auprès du public américain, les lettres de sonfrère Heinrich évoquent la détresse qu’il connaît en vivantdans une semi-misère, dans la banlieue de Los Angeles,avec une femme alcoolique et à moitié folle, celles deDöblin décrivant la stupidité de son travail aux studiosde Hollywood. Quant à la correspondance de Schön-berg, c’est souvent un cri de mépris contre un pays quiest la négation de ses idéaux culturels. La violence de saréaction n’a d’égale que celle de Brecht, de ses lettres etde son Journal de travail. Tout lui semble laid en Amé-rique, et tandis qu’il se rend au marché aux mensonges,avec son petit panier, il s’étonne en voyant un orangerqu’il n’y ait pas le prix d’indiqué dessus.

Ultime moment tragique de cette correspondance :la fin de la guerre. Si Thomas Mann se montre dur avecses anciens compatriotes, il est entre-temps devenuaméricain. Stefan zweig redoute de lire les journaux,Brecht réalise en écoutant les récits des bombardementssur les villes allemandes que ce sont leurs villes que l’onbombarde. Et lorsqu’ils retrouveront leur ancienne patrieen ruine, leurs lettres touchent au fantastique. A Berlin,à Dresde ou à Munich, ils ne parviennent plus à s’orien -ter dans les rues, à retrouver la maison où ils sont nés.Au début du IIIe Reich, prenant Dieu à témoin, Hitlers’écriait : “Laissez-moi faire, et dans quelques annéesvous ne reconnaîtrez plus l’Allemagne.” Brecht remarquequ’effectivement, en 1945, elle ressemble à une eau-forte

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réalisée par Churchill, sur une idée de Hitler. Le cerclede la correspondance va alors se fermer. Les émigrésreçoivent à nouveau des lettres de leurs parents qui neleur ont pas écrit depuis dix ans et qui, à présent, solli-citent l’envoi de vêtements, de café, eux qui ont “lachance d’être du côté des vainqueurs”. Les écrivainsdemeurés dans le Reich s’adressent aux émigrés pourleur demander des recommandations, certifiant qu’ilsn’ont pas été nazis, mais des “émigrés de l’intérieur”,des opposants déguisés. Ils attendaient de pouvoir arra-cher leurs masques et foncer sur l’adversaire. Maisfinalement, ils n’en ont seulement pas eu le temps. LeReich n’a pas duré assez longtemps. Alors, une der-nière fois, les émigrés ressentiront l’amertume et ledégoût. En 1945, ils estiment qu’il n’y a pas de vain-queurs quand on voit le prix payé pour le renversementde l’hitlérisme. Ils sont mal vus. On leur reproche leurdépart, d’avoir abandonné leur mère. Deutschland,bleiche Mutter, Allemagne, mère blafarde, s’écrieBrecht. Et Oscar Maria Graf écrira dans une de ses lettresces mots qui font mal : “Jusqu’alors, ce n’était que la salled’attente, c’est à présent que notre exil va commencer.”

III

En lisant toutes ces lettres, on ne peut séparer le théoriquedu vécu, l’espoir du désespoir. L’exil fut un accélérateurpolitique. Il fit de poètes sans parti des militants, d’écri-vains éloignés du communisme, des compagnons de route,des artisans du front populaire. Ce n’est pas seulementl’histoire et son désagrègement qu’on lit dans ces lettres,mais celle de leur vie. Au début de mon travail sur l’exilantifasciste, j’étais surpris par le nombre d’écrivains qui

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se suicidèrent. Après l’avoir terminé, je m’étonnais qu’iln’y en ait pas eu plus. De 1933 à 1945, l’exil fut une tra-gédie jalonnée de tombes. Erika Mann a fait graver surcelle de son frère Klaus ces admirables paroles de l’Evan-gile : “Celui qui veut sauver sa vie la perdra.”

Sauver quelque chose, quelque chose d’humain,quel que chose de la culture allemande, c’est ce à quois’employa aussi la forme même de la lettre. Et com-ment ne pas rendre ici hommage à cet extraordinaireépistolier que fut Walter Benjamin. La lettre fut l’un deses modes d’expression favoris. Toutes celles qu’il écri-vit sont admirables. Elles portent, comme le souligneAdorno, la politesse de la distance. Et plus qu’aucunautre, il s’efforça de redonner vie à un genre qui dèsson époque était tombé en désuétude. Lettres essen-tielles où il évoque ses recherches sur son grand projetdes Passages parisiens, pathétiques où il décrit sasituation, qui devient de jour en jour plus désespérée.

Par une étrange prémonition, Benjamin affirmait àAdorno que la “phrase stupéfiante” qu’il avait écrite lorsde la mort d’Alban Berg, “Il a surpassé la négativitédu monde avec le désespoir de son imagination”, le“concernait directement1”. On trouverait difficilementune plus belle épitaphe à son œuvre.

Le désespoir, il en atteignit l’extrême limite lorsqu’ilmit fin à ses jours en 1940, à la frontière espagnole,craignant d’être livré à la Gestapo, trop affaibli pourretourner sur ses pas. Pourtant, l’exigence de rédemp-tion irradie tous ses écrits, qu’ils s’attachent à la cri-tique littéraire ou à la philosophie de l’histoire. Dans lerecueil Allemands. Une série de lettres, publié en 1936,et qu’Adorno qualifie de “recours contre l’accélération

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1. Préface à Allemands. Une série de lettres, op. cit., p. 12.

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catastrophique de l’histoire1”, il rassembla des écritsd’hommes célèbres ou non, incapables de vivre l’exis-tence des autres. La tradition souterraine qu’il vénéraità travers Goethe, Kant ou Nietzsche était la négationde la germanité sanguinaire exaltée par les nazis. “Il nevoyait le salut que dans les choses réintégrées dans leurcaractère profane, sans halo nébuleux”, note encoreAdorno, qui souligne à juste titre le lien entre cet effortpour sauver quelque chose de la culture allemande et laméthodologie élaborée pour son étude sur le dramebaroque. A leur manière, dans leur description parfoisprosaïque de l’inadaptation au monde, elles trahissentla foi invincible dans l’espérance, même si, comme ledit Benjamin, “les visages ravinés par le renoncementet pâlis par les larmes qui nous regardent à travers deslettres pareilles sont les témoins d’une objectivité quin’a rien à envier à la nôtre2”.

Qu’il s’agisse de K. F. zelter annonçant au chancelierMüller la mort de Goethe, de Johann Heinrich Kant, pas-teur de village, rêvant de revoir son frère avant de mourir,de Hölderlin qui retrouve son pays natal après un voyageen France, de D. F. Strauss qui raconte la mort de Hegelemporté par l’épidémie de choléra, de Franz Overbeck,l’ami de Nietzsche, l’exhortant à deve nir professeur d’alle -mand dans un lycée, ou de Goethe lui-même, parlantde ses sentiments “dans le style des communiqués dechancellerie”, tous sont animés par ce laconisme et cette“sobriété sacrée” qu’évoquait Hölderlin. Sans doute,comme l’écrit Adorno, “l’uto pie se réfugie-t-elle dans lahonte amère de ne pas avoir encore réussi3”. Pourtant,

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1. Ibid.2. Ibid., p. 25.3. Ibid., p. 15.

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leurs auteurs n’élèvent aucune protestation face au réel.Ils l’affrontent, même s’ils en sortent vaincus. Si Benja-min réunit leurs lettres, c’est qu’il considère que la naï-veté est “condition et limite de l’humanité”. En lespubliant, il accomplit encore le geste du collectionneur.Ce n’est pas un hasard s’il évoque dans le commentairede l’une d’entre elles les chambres de poupée de l’époquede Biedermeier, qu’il a vues au musée du Louvre. Lesespoirs révolutionnaires de Schiller, interrompus sur lethéâtre de l’histoire, l’amenèrent aussi à trouver “certaine-ment un asile dans ces salons bourgeois qui devaient res-sembler à des chambres de poupée1”. Le sauvetage de ceslettres – à une époque où il est devenu absurde d’enécrire – n’exprimait pas sim plement la volonté politiquede défendre l’héritage démocratique de “l’ère des fonda-teurs” face au nazisme. Il s’agissait plutôt, comme l’affir-ment ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, d’écrirel’histoire “du point de vue des vaincus”.

Pourtant, l’exigence de rédemption qui s’inscrit aucœur de sa foi messianique signifie que rien de ce quifut illuminé par l’esprit n’est perdu à jamais. Le Messiesauvera le monde aussi bien de l’injustice que de satristesse. Et peu d’hommes, en dehors de Kafka, ontsimultanément exprimé la même nostalgie du bonheuret la même incapacité à l’atteindre. “Le bonheur quenous pourrions envier ne concerne plus que l’air quenous avons respiré, les hommes auxquels nous aurionspu parler, les femmes qui auraient pu se donner à nous.Autrement dit, l’image du bonheur est inséparable decelle de la délivrance”, écrit Benjamin dans la secondede ses Thèses. Déjà, dans Sens unique, il s’interrogeait :“Car qui peut dire de son existence davantage que

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1. Ibid., p. 62.

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ceci : il a traversé la vie de deux ou trois êtres aussidoucement et aussi intimement que la couleur du ciel1.”Si, comme il l’affirme, “il existe une entente tacite entreles générations passées et la nôtre”, l’articulation com -plexe qu’il entrevoit entre le bonheur, la rédemption etla délivrance s’étend à toute l’histoire. Ce n’est qu’àson terme que celle-ci entrera pleinement en posses-sion de son passé, que chaque instant vécu resplendiradans la lumière du dernier. La transfiguration de ce quiest figé, pétrifié dans le passé ou le mythique, préparel’image d’un monde nouveau, car “irrécupérable est,en effet, toute image du passé qui menace de disparaîtreavec chaque instant présent qui, en elle, ne s’est pasreconnu visé”. Au temps de la détresse, il appartenaitaux poètes, pour Hölderlin, de rechercher les traces desdieux enfuis. “Au matérialisme historique, affirme Benja -min, il appartient de retenir fermement une image dupassé telle qu’elle s’impose, sans qu’il le sache, ausujet historique à l’instant du péril.” Benjamin préciseque ce péril “menace l’existence de la tradition commeceux qui la reçoivent”. L’historien matérialiste n’a pasà faire revivre l’image du passé, échu au vainqueur,comme butin. Il ne peut que l’éclairer, en révéler lesens. Par là, son travail renoue avec l’allégorèse dudrame baroque, drame du deuil et de la tristesse, oùl’émergence de la signification est étroitement associéeà la mort. Sur le seuil du temps, il contemple l’histoireet ses ruines, pour saisir dans “l’à présent” les “échardesdu messianique”.

Sauver les choses de l’oubli, les œuvres de leur mor-tification, l’histoire et l’expérience humaine de leurdévastation fut l’exigence constante de Benjamin. La

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1. op. cit., p. 236.

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rettende kritik présuppose, jusque dans ses développe-ments matérialistes, un rapport problématique à la théo-logie. Abolissant la séparation entre le religieux et leprofane, Benjamin manifeste à l’égard de tout ce qui futune exigence messianique. Sans elle, l’idée même desalut perdrait son sens. L’histoire comme la nature serontsauvées de leur tristesse, même si l’allégorie demeureles mains vides. Dans ce qu’elle a toujours eu d’intem-pestif, de douloureux et d’imparfait, cette histoire s’ins-crit, affirme-t-il à propos du Traverspiel, “dans un visage– non dans une tête de mort”. C’est en se consumant quel’œuvre devient flamme et vie. A la pourriture du tempsqui marque toutes choses s’oppose la dialectique étrangequ’imagine Benjamin dans son essai sur Les Affinitésélectives, entre la “teneur chosale” et la “teneur devérité”, qui découvre dans le passé le secret de sa survie.Ainsi l’éphémère ne saurait-il réellement mourir. La sen-sibilité qui s’en empare, en déchirant le voile du passé,en lui insufflant la chaleur de nos expériences, de nossouvenirs d’enfance et de nos vies, nous fait découvrirnon un ossuaire – comme le masque de la mort de l’allé-gorie baroque –, mais une autre existence des choses, avecleurs vérités sauvées, qui nous arrachera peut-être à lahonte de leur avoir survécu.

Et c’est à vous, c’est à moi que Kurt Tucholsky, qui sesuicida en exil, adressait en 1926 ces paroles prophétiques :

Cher lecteur de 1985,Je ne sais quel hasard te fait fouiller dans ta biblio-

thèque, tu tombes sur ma Mona Lisa, tu t’arrêtes, tu lis.Je suis dans mes petits souliers : tu as un costume

d’une mode bien différente de celle de mon époque, etton cerveau aussi, tu le portes tout autrement… Jerefais trois fois mon début : un thème différent chaquefois, il faut bien trouver le contact… Et chaque fois,

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j’abandonne – nous ne nous comprenons vraiment pas.Je suis trop petit, c’est sûr : j’en ai jusqu’aux yeux, demon temps, ma tête arrive à peine à en dépasser la sur-face… voilà, je le savais : ton sourire m’accable.

Tout, chez moi, te paraît démodé : ma manière d’écri re,et ma grammaire, et ma tenue… Ah, non, ne me tapepas sur l’épaule, je déteste ça. Inutile d’essayer de tedire comment c’était, ce que nous avons passé… non,rien. Tu souris, ma voix ne te parvient du passé que dansun écho impuissant, et puis tu en sais plus long que moi.Faut-il te dire ce qui fait courir les gens dans le petit coind’Histoire que j’habite ? Genève ? Une première de Ber -nard Shaw ? Thomas Mann ? La télévision ? Une îled’acier dans l’océan pour servir de relais aux avions ? Tut’en balances, tu t’en balances si haut et si loin que tun’y vois plus rien du tout.

Faut-il te dire des choses flatteuses ? Je ne peuxpas. Evidemment, vous ne l’avez pas résolue, la ques-tion : Europe ou Société des Nations. Les questions,l’humanité ne les résout pas, elle les oublie. Evidem-ment, vous avez dans votre vie quotidienne trois centsmachines imbéciles de plus que nous, et pour le restevous êtes très exactement aussi stupides, aussi intelligentsque nous, exactement comme nous. Qu’est-ce qui restede nous ? Ne fouille donc pas dans ta mémoire, dans ceque tu as appris à l’école. Il reste ce que le hasard a faitrester ; ce qui était assez neutre pour franchir la dis-tance ; parmi les grandes choses, à peu près la moitié,et celles-là n’intéressent personne – sinon le dimanchematin, un peu, au musée. C’est comme si je devais par-ler, aujourd’hui, à un individu de la guerre de TrenteAns. “Alors, ça va ? Ça a dû chauffer, au siège de Mag-debourg… ?”, bref, ce qu’on dit dans ces cas-là.

Je ne peux même pas entamer avec toi, par-dessusla tête de mes contemporains, un dialogue de haut niveausur l’air de : on se comprend, nous deux, car tu es à

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l’avant-garde, comme moi. Hélas ! cher ami – toi aussi,tu es un contemporain. Et au mieux, quand je te dis“Bismarck” et que tu es obligé de te creuser la cervellepour savoir de qui il s’agit, je grimace à l’avance unpauvre sourire : tu n’imagines pas comme les gens quim’entourent sont fiers de son éternité… Non, n’insis-tons pas. D’ailleurs le déjeuner t’appelle.

Bonjour. Ce papier est déjà tout jaune, jaune commeles dents de nos juges, regarde, la feuille s’effrite entretes doigts… eh oui, il est si vieux. Va dans la paix deDieu – si vous donnez encore le même nom à cettechose-là. Nous n’avons probablement pas grand-choseà nous dire, nous autres gens ordinaires. La vie nous adissous, notre contenu s’en est allé en même temps quenous. Tout était dans la forme.

Ah, oui, je vais tout de même te serrer la main. Lesusages.

Et tu t’en vas.Mais tu ne partiras pas sans ces derniers mots :

vous ne valez pas mieux que nous ni ceux d’avant.Mais alors vraiment pas, vraiment pas…

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ANDRÉ-MARCEL D’ANS

ThéÂTRALISATIoNS INTeRCULTUReLLeSeT CIvILISATIoN MoNDIALISée

La vogue de l’interculturel ainsi que l’évidente implica-tion de cette notion dans l’ethnoscénologie (thème deréflexion apparu depuis quelque temps dans l’environ-nement de Jean Duvignaud et de la Maison des culturesdu monde) nous incitent premièrement à nous interrogersur la multiplicité de significations du mot culture.

Les définitions qui s’y attachent sont si nombreuses,et si vif l’empressement que mettent les polémistes às’affronter à leur sujet, qu’on se sentirait porté à croireque, ne pouvant se réduire à un objet précis, la culturene consiste en somme qu’en un champ de débats pas-sionnés. A bien considérer les choses cependant, le foi-sonnement sémantique qui entoure la notion de cultures’inscrit de façon assez claire entre deux acceptionslimites, qu’on retrouvera impliquées à un titre ou unautre dans n’importe quelle définition de la culture :

– Classiquement, la culture désigne tout à la fois lesgrandes œuvres issues de créateurs éminents, et l’appré -ciation que lesdites œuvres rencontrent auprès d’unpublic éclairé, qui leur fournit tout à la fois une audienceet un marché ;

– Plus récemment, en apparente rupture avec cettepremière acception, l’ethnologie et l’anthropologie ontgénéralisé une nouvelle définition de la culture, selon

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laquelle celle-ci consisterait en un ensemble structuréde préconceptions arbitraires poussant les membres detelle ou telle population à percevoir le monde d’unefaçon particulière, et à régler leurs attitudes socialesaussi bien que leurs actions privées en fonction de ceschéma mental.

On remarquera que la différence de point de vue entreces deux envisagements de la culture ne les empêchepas de présenter en commun une forte valorisation dupassé, sacralisant une tradition sur la base de laquelleon attend, dans un cas comme dans l’autre – que s’ali-mente l’identité du sujet agissant.

Dans le premier cas, une fois achevée la configura-tion du sujet cultivé par une inculcation systématique– en l’occurrence scolaire – de l’empreinte du passé, ilest clairement attendu de lui qu’il perpétue dynamique-ment cette culture qu’il a acquise en lui apportant lefruit d’une créativité en incessant éveil. En agissantainsi, il ne se fera pas faute, lorsque c’est nécessaire, debousculer la tradition pour la mettre en accord avec lesaspirations du présent. En d’autres termes : nullementniée dans son rôle – initial – de modèle formateur de lapersonnalité sociale, la tradition ici prend courammentfigure, dans un second temps, de repoussoir.

En revanche, dans la conception dite “anthropolo-gique” de la culture, l’individu est supposé être l’objetplutôt que le sujet de sa culture : modelé là aussi parl’empreinte du passé, il l’est passivement, irréversible-ment et sans autre horizon que celui de relayer mécani-quement cette antériorité par une scrupuleuse observa tionde conduites conformistes et ritualisées.

En somme, alors que dans son acception classique laculture consiste en ce que l’on fait, l’anthropologie qu’ondit pour cette raison “culturaliste” pousse au contraire à

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réifier ladite culture en la faisant considérer comme étantce qui nous fait. De sorte que, pour les tenants de cettefaçon de voir, au lieu d’être soumise à la nécessité de seréaliser sans cesse au travers d’actes individuels délibérés,la culture s’assimile à une sorte d’inconscient collectif,réglé une fois pour toutes sur une essence incorruptible, laréférence au temps originel faisant office de mesure de“pureté” au sein de la culture ainsi considérée.

*

On aboutit de la sorte à l’étrange paradoxe de voir posercomme “authentique” toute collectivité rétive au chan-gement, aux antipodes par conséquent des optionsd’ouver ture, d’échanges et d’incessantes remises encause, propres aux sociétés qu’on dit “occidentales”,lesquelles sont volontiers représentées comme déca-dentes et déshumanisantes.

On pourrait discuter de ces accusations, et éventuel-lement se sentir porté à appuyer certaines d’entre elles,si le raisonnement dont elles procèdent n’impliquaitpas une définition de “l’Occident” qui stérilise d’em-blée toute possibilité de débat. Pour un culturaliste eneffet, ce qu’il nomme “l’Occident” aurait consisté audépart en une (ou peut-être plusieurs) culture(s), homo-logue(s) des autres cultures, et donc tout comme celles-ci repérée(s) sur une essence fixée dès l’origine.

Après quoi, nous dit-on, suite au déplorable égare-ment des valeurs de départ propres à cette (ou à ces) cul-ture(s) originelle(s), “l’Occident” aurait perdu de vue sapropre identité au point de devenir, par une sorte deretournement ontologique, l’anticulture par excellence,une civilisation décivilisatrice.

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Remarquons tout de même que ces imprécationscontre “l’Occident” ne s’assortissent d’aucun discoursprécis concernant le moment à la suite duquel il auraitainsi basculé de l’homogène dans l’hétérogène vis-à-visdes autres segments de l’humanité. Tout au plus évoque-t-on, toujours sur le registre de la malédiction, l’actiondu (judéo)-christianisme et du capitalisme. Mais fran-chement, n’est-ce pas là prendre l’effet pour la cause,la partie pour le tout ?

Reste que – qu’on se l’explique ou non comme résul-tant de la corruption d’une “culture” originelle qui, elle,aurait été à la mesure de toutes les autres – l’ensemblecivilisationnel que vise la dénonciation de “l’Occident”semble bien présenter une hétérogénéité indiscutablevis-à-vis de l’ensemble de ce qu’il est convenu de dési-gner comme étant “les sociétés traditionnelles”.

Personnellement, prenant appui sur les travaux deJack Goody et de Sylvain Auroux, nous préférons consi-dérer que de l’enchaînement des “révolutions technolo-giques” qu’ont successivement représenté les accessionsà la “raison graphique” et à la “grammatisation”, arésulté l’apparition d’une modalité d’humanité jus-qu’alors inconnue : l’individu, né au carrefour de l’émer-gence de l’objectivité et de la subjectivité, propre àélaborer dorénavant la signification du monde aussi bienque le sens que le sujet s’attribue à lui-même, dans levocabulaire d’un système de règles dont en dernière ins-tance l’individu se sent appelé à prendre la maîtrise1.

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1. Nous avons longuement développé ces vues en montrant cequ’elles doivent à l’influence de Jack Goody et de Sylvain Auroux,dans : “De l’homo loquens à l’homo grammaticus, le franchisse-ment d’un seuil anthropologique”, in La Création sociale, n° 2, Gre-noble, 1997, p. 11-34.

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Une fois ceci acquis, il n’y a plus de relativisme quitienne au regard du temps long de l’évolution humaine :comme le confirme sans exception l’observation de laréalité, il ne fait en effet aucun doute que les formationssociales plastiques et dynamiques, fondées sur la constanteremise en cause de leurs propres fondements, et où donctoute identité – individuelle aussi bien que collective –repose sur la conscience critique, représentent, par leurmasse et l’efficacité de leur action sur le monde deschoses, une concurrence démesurée, insoutenable pourles anciennes sociétés holistes, où individus et collecti-vité communient inlassablement dans une volonté obsti-née de préserver l’identité entre l’originel et l’existant.

*

Où le relativisme joue à plein en revanche, c’est dansla prise en compte de l’évidence de l’écart qui, dansn’importe quelle société, s’ouvre entre ce qu’implique-rait une mise en œuvre automatique de la représenta-tion qu’une société se fait d’elle-même, et les actionsconcrètes qui s’y mènent, en résultat de l’enchaîne-ment non maîtrisé des circonstances.

Ainsi, pas plus que le “Progrès” que s’assignent lessociétés à conscience critique ne se réalise toujours selonleurs vœux ni à la vitesse souhaitée, pas davantage lessociétés qui postulent leur immobilité historique neréussissent à se soustraire entièrement au changement.De plus, il entre évidemment dans la logique des chosesque, cultivant la lucidité diachronique, les premières sereprochent sans cesse ce qui leur apparaît comme étantleurs échecs, tandis que les secondes, en raison du carac -tère perpétuellement réinterprétatif – donc oublieux –

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de leur oralité et de l’extrême lenteur de leurs évolu-tions technologiques, restent aveugles devant les modi-fications qui les affectent, demeurant convaincues deleur indéfectible fidélité au point de repère inébranlableque constitue leur origine mythique.

On pouvait espérer que, de part et d’autre de cetteligne de partage, chacun s’arrange pour s’organiser àsa manière. Ce fut longtemps le cas, la distance impli-quant l’ignorance ou à tout le moins l’indifférence, quiest la forme la plus efficace de la tolérance. Ce tempsest révolu. Partout, les sociétés critiques et progressistessont au contact avec les autres. Poreuses au changement,mais idéologiquement inertes à son égard, ces dernièresse montrent invariablement promptes à s’engager dansdes mutations subordonnées, dont on a observé avec rai -son qu’elles les précipitent aussitôt dans une négationd’elles-mêmes.

De fait, ne tardent pas à s’ensuivre des situations dedésarroi extrême pour ceux qui les composent, réguliè-rement offerts en proies à la misère, aux maladies et àla démoralisation, plus personne n’étant en mesure dedécider si la cause première de cette déréliction résidedans une assimilation insuffisante des fondements de lacivilisation qui tout à coup s’impose à eux… ou résulteau contraire d’un attachement anachronique aux réfé-rences de sa propre culture, devenues aberrantes.

Ce spectacle, navrant, a de quoi bouleverser les con - sciences. D’autant que personne ne voit comment il seraitpossible d’éviter que se reproduisent sans cesse de tellessituations, et que les mesures envisageables pour y por-ter remède s’annoncent souvent pires que le mal. Riend’étonnant à ce que, dans ces conditions, l’émotion cour -roucée prenne le pas sur la raison critique, s’épanchantsans mesure en des discours imprécateurs au fil desquels,

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sans rechigner devant le paradoxe, les peuples pauvreset opprimés sont systématiquement représentés comme“culturellement riches”. Malheureusement, l’incitationqui leur est faite de “défendre leur culture” se traduitinévitablement en injonction de perpétuer les modesd’action technologiques, sociaux et politiques qui sontjustement ceux qui les rendent dépendants, démunis !

*

Est-ce à dire qu’à l’inverse, il conviendrait de préconiserl’arrachement accéléré de ces collectivités à leurs sys-tèmes de référence passés, dans l’intention de les déli-vrer de leurs inerties handicapantes ? En vérité, je nevois personne pour recommander un tel recours à del’ethnocide chirurgical : dans l’état de faiblesse où setrouvent pour l’heure les sociétés considérées, ceci nepourrait que les priver de ce qui leur reste de cohésion,indispensable assise pour l’élaboration d’un avenir.

Ainsi donc, depuis qu’a pris naissance – il y a de celaà peine plus d’un demi-siècle – l’idée de développement(soit donc, dans l’envisagement le plus optimiste : l’in-tention d’exercer, à l’échelle mondiale, un contrôle surl’évolution des rapports entre sociétés afin d’en corrigerles inégalités), cette bienveillance abstraite bute surl’affli geant dilemme de l’interculturel : modifier l’Autrerevient à le détruire en tant que tel ; mais tenter de lepréserver dans sa particularité revient à le maintenir dansce qui est constitutif de son état de dépendance.

Pour sortir d’embarras, on n’a même pas le recours des’enquérir auprès de “l’Autre” sur la conduite à tenir àson égard, en lui demandant de bien vouloir nous éclaireramicalement sur ses aspirations. Pour ce faire en effet, il

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serait indispensable de l’instruire tout d’abord sur le sensde la question qu’on souhaite lui poser (et donc, en agis-sant ainsi, de le rendre automatiquement moins “autre”).Pourtant, telle serait l’indispensable condition afin qu’ilpuisse fournir une réponse, laquelle d’ailleurs ne seraitintelligible que pour autant qu’elle consente à se formu-ler sur le même registre que la question elle-même…

Au sortir des dominations coloniales et des robustesarrogances qu’elles avaient engendrées, les diversesimpasses que nous venons de signaler avaient été bienrepérées. S’ensuivit, en guise de deuil d’empires, unelongue période d’incertitudes désolées et de culpabilitésrancies (le “chagrin de l’Homme blanc”)… dont ilsemble qu’aujourd’hui nous soyons enfin sur le point denous affranchir, non pas sans doute en résultat d’uneavancée décisive de la pensée théorique sur ce sujet,mais plutôt en raison de l’écoulement apaisant du coursdes choses.

Ainsi, depuis longtemps on avait remarqué que, bienque l’on tentât de les en dissuader au nom de la souhai-table conservation d’eux-mêmes, les membres des cul-tures dites “traditionnelles” n’hésitent pas à empruntermassivement au monde “moderne1” des objets, des lan-gages, des usages, qu’ils intègrent de façon décontractéedans leur pratique quotidienne.

A contrecœur, même les culturalistes durent biens’y résigner. Quitte à ce que – le plus souvent sans

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1. Nos guillemets marquent une défiance extrême à l’égard de latant rebattue opposition entre “tradition” et “modernité”. De fait, lesimple bon sens mène à considérer que toutes les sociétés sont éga-lement “modernes” et qu’aucune d’entre elles – et singulièrementpas celles qui sont assignées à “l’Occident” – n’est dépourvue detraditions auxquelles on a recours avec constance.

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l’énon cer explicitement, et peut-être parfois sans s’enrendre vraiment compte – leurs descriptions ethnolo-giques continuent à s’élaborer dans le cadre invariabled’une anthropologie reconstructive attentive à retran-cher du champ de l’observable tout élément considérécomme “exogène”, tout en persistant par ailleurs à nedonner des êtres et de leurs comportements qu’uneimage conforme à ce qu’ils devraient être, plutôt quefidèle à ce qui est observable dans la réalité.

Dans ce type de discours, profusément relayé dansl’opinion par “l’air du temps” et par les bonnes fortunesmédiologiques, cette réalité factuelle est non pas occul-tée (au contraire : on la déplore bruyamment !), maisdélégitimée – scientifiquement et moralement –, commes’il était entendu une fois pour toutes que contrai rementaux nôtres, les sociétés “traditionnelles” ne seraient pas àsaisir dans leurs actes, mais seulement à appréhenderdans la conformité à leur être idéal.

*

Ayant ainsi rhétoriquement reconstitué un ordre deschoses conforme à leurs chimères et propre à validerleurs vitupérations anti-occidentales, ces intégristes de latradition que sont les relativistes-culturalistes n’étaientcependant pas au bout de leurs soucis. Au fil des annéesen effet, prend de l’ampleur une pratique qui les met ausupplice : de façon de plus en plus autonome et sponta-née se constituent, en milieu “indigène”, des ensemblesde musiciens, de danseurs, de mimes et de figurants inter -prétant un répertoire de chants, de musiques, de danses,de scènes de la vie courante et de fragments de rituelstirés de leur propre “culture”, et qui se montrent prêts

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à s’en aller de par le monde pour offrir en spectacle lasélection qu’ils en ont faite.

Les critères implicites qui gouvernent cette sélection– que les acteurs indigènes opèrent avec ni plus ni moinsde naïve effronterie que celle dont font preuve les ethno-logues eux-mêmes dans leurs choix descriptifs – méritentqu’on les considère avec attention : loin de correspondreà des priorités “puristes” supposant qu’on se règle surl’importance prépondérante des manifestations choi-sies au sein de la vie sociale du peuple considéré, defaçon tout à fait pragmatique ces critères tiennent avanttout compte de ce qui paraît avoir les meilleures chancesde passer pour se situer à la croisée de l’“authen tique” etdu pittoresque aux yeux des publics étrangers à quil’on projette de présenter ces échantillons de la vieautochtone.

*

Il ne fait pas de doute qu’au départ, ce genre d’exhibi-tions était loin d’être exempt de contraintes, et mêmeparfois de violences. Qu’on songe par exemple auxIndiens du Brésil ou d’ailleurs, expédiés vers les coursd’Europe pour l’amusement des rois et de leurs courti-sans : le plus souvent, en dépit des promesses faites àl’heure du départ, ces malheureux ne revirent jamaisleur pays d’origine. Qu’on se remémore aussi, plusprès de nous, ces consternants villages de Nègres oude Canaques qui furent le clou des expositions colo-niales de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.Parmi les “sauvages” qu’on importait pour y faire dela figuration, la maladie, les rigueurs du climat et les

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dérèglements alimentaires causèrent également bonnombre de décès.

Néanmoins rien n’indique que, même à cette époque,ceux que l’on déplaçait ainsi aux fins d’exhibition nes’y soumettaient pas de bon gré, au point même quel-quefois d’y trouver agrément. Mais il est vrai que l’ini-tiative du spectacle donné ne venait jamais de ceux qu’onfaisait venir pour l’assurer.

A l’évidence, il n’en va plus de même aujourd’hui. Detoutes parts en effet, c’est avec un enthousiasme croissantqu’on voit proliférer des offres de musiques, de chorégra-phies, de prestations scéniques ou de narrations orales ;de spécialités culinaires, de vêtements, de parures ; deréalisations d’arts plastiques ou décoratifs, et même desexhibitions d’épisodes rituels (vaudou, candomblé,incantations soufies, extases maraboutiques, cures cha-maniques, etc.), censés manifester l’identité de ceux quiviennent les soumettre au regard de publics exogènes.

Bien entendu, même consentante, cette prise encharge directe, par les “indigènes”, de la mise en valeurde leur propre “patrimoine culturel” n’a pas raison despréventions de ceux qui trouvent scandaleux de voir ainsi“prostituer” devant des “publics de riches” ce qui fait“l’authenticité” des peuples pauvres et opprimés. Pourtantn’est-il pas préférable de voir gérer par les “indigènes”eux-mêmes ce que de toute façon des gens intéressésviendraient prendre gratuitement chez eux pour en tirerprofit sur les marchés “occidentaux” ?

D’une façon plus générale, quel inconvénient yaurait-il à ce que les sociétés de pénurie entreprennentdésormais de s’enrichir, au point peut-être de devenirun jour – et si possible sans trop tarder – des “sociétésde consom mation” ? N’est-ce pas à cela précisémentqu’est supposé les inciter le “développement” ?

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Sur la question de l’“authenticité”, l’ethnologue cul-turaliste peut bien tempêter à son aise en clamant quela transe chamanique exhibée par exemple sur la scèned’un théâtre parisien n’a pas du tout la même significa-tion que ce qu’il peut observer lui-même quand il serend en Sibérie. Au fond qui s’en inquiète et où estl’équivoque ? Dès l’instant en effet qu’il s’avère qu’unpublic se déplace pour assister à la prestation scéniquede ce chaman, chacun peut constater que s’établit entreces spectateurs et le chaman une interaction indubita-blement culturelle d’un type absolument nouveau, biendigne de retenir l’attention de quiconque s’intéresse àl’anthropologie du monde contemporain1.

Que cette interaction suppose une transposition, voireune simulation de l’action du chaman, nul n’en est dupeen vérité : ni le public – qui se rend parfaitement comptequ’il ne se trouve pas en Sibérie –, ni le chaman, bienconscient que ce qu’il montre en scène se distingueradicalement de ce qu’il exécuterait au sein de sa propresociété, à la seule intention d’initiés capables d’en com -pren dre le sens.

Rien n’empêchant le chaman en question de meneren parallèle ces deux types de “performance” cultu-relle, il s’ensuit que désormais les thèmes d’enquêteethnologique eux aussi se dédoublent : aux objectifs

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1. Par simplification, notre exemple ne considère que la seule osten-tation ethnoscénologique de sociétés qu’on dit “traditionnelles”, àl’intention de la consommation “occidentale”. Aujourd’hui, cepen-dant, est déjà observable l’esquisse d’une généralisation de cesconfrontations ethnoscénologiques qui, loin de s’exprimer unique-ment dans le sens Sud-Nord, s’établissent aussi bien dans le sensNord-Nord que Sud-Sud. Plus épineuses sont les ostentations Nord-Sud. Mais cela viendra…

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classiquement assignés à l’ethnologie “de terrain” s’ajou-tent désormais ceux de l’ethnoscénologie qui trouve sonobjet dans l’observation de la sélection des élémentsspectaculaires promis au regard des publics exogènes,et des éventuelles adaptations qu’implique cette nou-velle destination.

Remarquons bien que le passage de l’ethnologie àl’ethnoscénologie implique un renversement completdes points de vue : alors que s’agissant d’ethnologiel’observateur doit tendre vers une sorte d’invisibilitéméthodologique (le projet scientifique étant de prendreconnaissance des faits tels qu’ils sont supposés se pro-duire en l’absence de regard extérieur, de sorte qu’onpuisse tenter d’en dégager le sens selon les critèrespropres à la société considérée) ; à l’opposé, c’est l’anti -cipation d’un regard extérieur qui guide la sélectiondes traits ethnoscénologiques. Il s’ensuit que c’est lecritère subjectif et exogène qui cette fois devient pre-mier, soit donc exactement ce que dans la rechercheethnologique il est impératif de neutraliser !

*

Ajoutons que le filtrage ethnoscénologique ne consistepas seulement en l’effacement des éléments ésotériqueset peu spectaculaires qui ne pourraient qu’ennuyer unpublic de non-initiés, incapable d’en saisir le sens. Letri tend également vers l’édulcoration de tout ce quipourrait passer pour choquant aux yeux de l’étranger ;que ce soit en matière de sonorités, de couleurs, desaveurs ou d’odeurs ; mais aussi – et peut-être surtout –toutes les situations où le corps humain est mis en posi-tion critique par la violence ou l’érotisme, par tout usage

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immodéré de la nudité, et tout ce qui serait susceptiblede donner en spectacle des épanchements de sang ouautres humeurs intimes.

Telles sont pour l’essentiel, tenant respectivementen compte les attentes de l’autre et le respect de soi, lesdiverses opérations soustractives par lesquelles sedétermine la ligne de partage entre le spectaculaire ethno -scénologique et ce qui restera réservé pour un usagesocial intime, uniquement destiné à ceux qui sontinformés des arcanes de la société considérée.

On ne peut évidemment imaginer que de telles réduc-tions se fassent impunément, sans que tôt ou tard ces“amendements” ethnoscénologiques ne retentissent d’unefaçon ou d’une autre sur les pratiques à proprement par-ler “ethnologiques”. Faut-il déplorer que celles-ci ne s’entirent pas indemnes ? A mon avis, certainement pas !Tout indique en effet qu’en raison du lissage progressifqui ne peut que résulter de leurs ostentations ethnoscé-nologiques, les mondes sociaux “traditionnels” (oùdepuis l’origine tout se ligue pour encadrer sans faille lavie de l’individu de la naissance jusqu’à la mort) serontamenés à perdre de leur intransigeance.

De fait, l’emprise totalitaire qui, dans ce genre desociétés, s’exerce inexorablement sur les esprits par lebiais d’un contrôle incessant des corps sera forcémentamenée à se relativiser – et donc à se relâcher – en consé -quence de la simulation en scène, devant un regard étran -ger, des conduites par lesquelles normalement s’établitcette emprise.

Comment ne pas se réjouir de l’élagage ainsi appeléà s’opérer parmi les pires aspérités que ces cultures pré -sentent en termes de violences sur la personne humaine ?De fait, sur le présentoir ethnoscénologique ne peuventtrouver place nombre de traits fréquemment rencontrés

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dans les “cultures traditionnelles” : ni le sacrifice humainou le cannibalisme ; pas davantage l’automutilation,les marquages corporels et l’excision ; ni le mépris desfemmes et l’oppression des jeunes ; ni encore les castes,l’esclavage, la sorcellerie, le recours aux drogues etau poison, les combats rituels et autres ordalies… Larecherche de bienséance scénique entraînera forcémentune remise en cause de la “naturalité” de semblablesconduites.

Allégeant peu à peu le fardeau de souffrances etd’humiliations qui, aussi longtemps qu’elles sont consen -ties au nom de l’appartenance à la communauté, fontefficacement écran à l’émergence de l’individu, l’édul-coration des pratiques rituelles, qu’on peut s’attendre àvoir résulter de l’autocensure qui préside à l’exhibitionsélective de soi-même pour le regard d’autrui, donneraprogressivement lieu à l’apparition de ce qu’on pourraitappeler un sens critique culturel, capable d’opé rer ladistinction entre ce qui dans la tradition demande à êtreconservé ou expurgé. Conduisant le sujet vers toujoursplus de discernement à l’égard de sa propre coutume,ce sens critique l’amènera à assumer dorénavant parchoix délibéré ce qu’autrefois il aurait perpétué aveu-glément, dans une fidélité aveugle à son passé.

Certes, dans cette mutation maints traits vont s’effa-cer. Nous avons vu que très souvent il y aura lieu de s’enféliciter. Mieux même : on peut pronostiquer que cesdisparitions se verront compensées par autant d’inven-tions originales. Il suffit pour cela que chaque collecti-vité humaine se voie offrir les conditions d’autonomiepermettant de se joindre au concert mondial non passeulement, comme on a pu le redouter dans le passé, parl’abandon précipité de tous ses attributs identitaires,mais au contraire en arborant avec fierté ceux qu’elle

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aura elle-même choisi de conserver, après filtrage detout ce qui dans son héritage impliquait le renfermementsur soi et une défiance hargneuse vis-à-vis de toute alté-ration.

Nul, y compris ce que naguère on a qualifié d’“Occi-dent”, n’est exempt de ce travail à proprement parlerculturel sur lui-même : c’est en s’exhibant pacifiquementaux yeux des autres que l’on apprend à être soi-même…d’une façon acceptable pour les autres ! La civilisation àl’échelle planétaire, inscrite comme projet pour le siècleà venir, est à ce prix. On en préférera l’augure à l’apoca-lyptique hantise d’un affrontement généralisé desmondes culturels entre eux, que certains – tel SamuelHuntington – croient devoir nous promettre.

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REPRISE BUISSONNIÈRE

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DaviD Le Breton

thÉÂtre du monde

Duvignaud est un homme d’écriture. Un esprit ency -clopédique, proche en cela d’un Canetti ou d’un Jün-ger. romancier (auteur notamment de L’empire dumilieu), dramaturge, scénariste (du merveilleux rem-part d’argile tiré de Chebika par J. C. Bertuccelli),inlassable créateur de revues, qui chacune marquerontleur époque (Arguments, Cause commune, Le Scarabéeinternational), il est aussi l’un des sociologues les plusfertiles de sa gén ération, et l’un de ceux dont l’œuvre,loin de vieillir, recèle toujours de nombreux gisements.La sociologie de J. Duvignaud est aimantée par des pôlesvariés : le théâtre, l’acteur, la fête, l’anomie, la création,le don du rien, les événements astructuraux, les passionscollectives… attachée aux imaginaires sociaux, cettesociologie est sous l’attraction magnétique des événe-ments clairs-obscurs de la vie individuelle et collective,à l’entre-deux, à l’indécis, aux ruptures sociales, soute-nue par un attrait pour le mystère des choses, et larésistance des événe ments ou des actions individuellesà entrer dans des schémas utilitaires, fonctionnels oustructuraux. elle prend acte de ce que la conditionhumaine est faite d’autant d’imprévisible que d’inéluc-table, d’un poids fluctuant de probable et d’impro-bable. La sociologie de Duvignaud est à la fois ouverte

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au grand large et infiniment sensible aux pulsations desvies individuelles. De là vient sans doute ce change-ment de regis tre qui fait se succéder dans son œuvredes morales différentes d’écriture et d’intelligibilité : laréfle xion sociologique et la construction roma nesque,deux centres de gravité irriguant deux manières depeser et de penser le monde. Le roman puise dans lesocial en montrant la version personnelle qu’en donneun acteur, le socio logue décrit l’étoffe collective surlaquelle chaque acteur brode le motif de son existence.Pas plus qu’une biographie n’épuise la complexitéd’une vie d’homme, le social n’épuise les ressourcesqui constituent l’acteur dans sa relation au monde.L’anthro pologique déborde le sociologique. D’où lavigilance des sociétés humaines, toujours méfian tesdevant l’irruption du nouveau, de l’inédit. L’hommesocial surveille et cherche à endiguer l’homme pas-sionné, qui échappe malgré tout souvent aux tentativesde l’inscrire dans une identité stable et tranquille, bienrepérable, bien identifiable, en quelque sorte. telle estl’incitation de l’un des ouvrages récents de J. Duvi-gnaud, La Genèse des passions dans la vie sociale.L’homme est toujours plus que lui-même, et, au coursde la recherche, il se dérobe parfois autant qu’il selaisse découvrir. La légitimité de la connaissancesociologique n’est pas en question ici, ni la jubilationqui guide la recherche, mais il convient toujours derappeler l’infinie complexité du monde et les arcanesconfus qui orientent les actions collectives et indivi-duelles. “L’homme et la femme, écrit Duvignaud,paraissent souhaiter ne pas être seulement ce qu’ilsparaissent, intégrés qu’ils sont dans un ensemble fonc-tionnel ou pris dans l’étroite convertibilité des struc-tures. Par les mythes, les croyances, les représentations

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collectives, les religions, l’être vivant tente de s’arra-cher à l’«étant», pour appréhender quelque chosed’une expérience qui n’est pas encore mesurée ouconceptualisée1.”

Une image-force, celle de rima, évoquée danspresque tous les livres de Duvignaud, à la manièred’une rencontre pressentie éblouissante qui ne s’est pasfaite et dont la nostalgie revient sans cesse le hanter ;image d’une jeune femme rêvée autant que rencontréeà travers les témoignages d’une communauté ; figured’anomie, troublante parce qu’elle incarne l’une desimages du désir infini qui amène l’acteur à se fairehomme et à disparaître à travers les interstices sociauxen refusant les pesanteurs qui retiennent l’existencevers le prévisible. image d’une saisie du chercheur,dans son enquête, d’une fascination soudaine quipousse le sociologue à creuser toujours davantage unedirection de recher che dont la fécondité a peut-êtred’abord été insoupçonnée. et Chebika en effet traceune ligne de rupture discrète entre les recherches sur lethéâtre et l’imaginaire, et les pistes ultérieures : la fête,le rire, la solidarité, les passions, le don du rien, le prixdes choses sans prix. rima est une héroïne tragiquedont la force de séduction rappelle antigone. Mais onpeut faire également d’elle une figure qui cristallise destendances déjà présentes antérieurement en sourdinedans l’œuvre consacrée au théâtre.

rappelons la matière de Chebika. Duvignaud, pen-dant plusieurs années, mène une enquête dans un village

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1. Jean Duvignaud, La Genèse des passions dans la vie sociale, PUF,Paris, 1990, p. 209.

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du Sud tunisien, non loin de la frontière algérienne :Chebika. C’est à l’époque, à la fin des années cinquante,un village oublié, dédaigné par les instances officielles,trop loin pour être exploité par le mouvement de déco-lonisation et de modernisation qui secoue alors la tuni-sie. L’administration qui s’installe montre malgré toutle nouveau visage d’une tunisie en recherche d’iden-tité. rima est orpheline, elle n’a guère de droits, elleest en revanche écrasée de devoirs et son avenir esthypothéqué. Quelle volonté recèle cependant cettejeune femme qui la pousse hors des sentiers battus, elleapprend seule à lire dans les cahiers d’école de soncousin, en écoutant l’instituteur cachée derrière laporte, en s’exerçant sur les pages déchirées des jour-naux qui enveloppent les marchandises de l’épicier. Unrêve s’agite en elle, un désir informulé, elle imagine lesvilles, une existence moins bornée que celle qui lacondamne au silence et à l’effacement dans ce villageendormi, où les traditions lui sont défavorables puis-qu’elle a perdu ses parents et se trouve vouée au rôlede servante. elle n’est un parti pour aucun homme.aller vers la ville, donc. ailleurs est le lieu où l’imagi-naire s’épanche et résout ses dilemmes. rima rêved’être autre. elle veut partir, acquérir une liberté dontelle pressent l’appel. elle est métamorphosée par cedésir. et les autres femmes, troublées, l’ont ressenti.rima prend de la distance à l’égard des traditions, ellese sent de plus en plus proche de la doctrine moder-niste de Bourguiba. Mais elle est seule, perçue commeun corps étranger, échappant au contrôle de la commu-nauté, femme, de surcroît. on la suspecte de folie, dedérangement mental. Les démons parlent en elle, ellene s’appartient plus. elle se détache des normes établieset menace la permanence du groupe par la déchirure et

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l’appel qu’elle lance en puissance à d’autres. Le villagede Chebika est écartelé entre les formes du chan gementet celles de la tradition, dans sa phase de mue, il accou -che de lui-même dans la longue douleur silencieuse quiaccompagne toute mutation sociale. et rima, pluspeut-être que les autres, la ressent, à cause de sa situa-tion d’orpheline et de femme jeune, à cause aussi desaspirations qui s’agitent en elle et la rendent moins tri-butaire dans sa vision du monde de l’influence sociale.rima souffre en silence, noyée entre deux identités,saisie dans le dynamisme du changement et broyée parla pesanteur des traditions. elle est elle-même sur le fildu rasoir. L’individualité de rima ne tient pas à sanature, elle repose sur sa situation de jeune femme duMaghreb, écartelée entre l’ancien et le nouveau, mal-menée par la zone de turbulence sociale qui naît detoute rupture, de toute mutation. rima disparaît un jourdans le désert, sans qu’on retrouve sa trace. a plu sieursreprises dans des ouvrages différents, Duvignaud com-pare rima à antigone, une autre grande figure anomiquede l’imaginaire occidental. antigone défie Créon, lenouveau maître, l’homme en qui l’avenir s’incarne defaçon privilégiée, elle exige le respect de la tradition,elle veut accomplir sur le corps de son frère mort lesgestes et les prières qui le feront entrer au royaume desombres. Créon s’y oppose. Contre les formes modernesdu pouvoir, seule, au nom d’une fidé lité démentie par laréalité actuelle, antigone veut pour son frère ce qu’elleperdra pour elle-même. en s’incarnant dans un person-nage de théâtre, antigone représente sur la scène, selonJean Duvignaud, les derniers feux d’une culturedétruite par les Grecs de la ville et la culpabilité devantl’éradication consentie des anciennes formes de solida-rité sociale. L’imaginaire donne à voir l’inconciliable

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déchi rement : antigone doit mourir pour garantirl’existence présente, mais elle doit aussi incarner ledésir infini de s’opposer aux lois “établies”, continuer àfaire brûler en l’homme le rêve d’être autre qu’il n’est.rima aussi est anomique, elle est trop seule. Les casindividuels d’anomie sont aux extrêmes, tragiques oucomiques, ils ne connaissent pas la tiédeur1.

Œdipe, antigone, oreste sont des criminels ; eux aussien équilibre précaire sur la ligne de crête qui sépare laGrèce ancienne, patriarcale et féodale, rurale, de celle dela cité qui invente de nouvelles manières d’être ensembleet de valoriser le monde. Ces personnages déchirés repré-sentent l’irrémédiable de la rupture avec les formesanciennes de la vie. Parce qu’ils éveillent une culpabilitéeffrayante, ils sont placés sous le regard des dieux, leurvie se fait destin. ils n’ont aucune prise sur elle. La fautedu héros le condamne sans rémission dans une société oùles valeurs ont changé. antigone, Œdipe ou oreste obéis-sent à des lois qui renvoient toutes au système cultureldes sociétés patriarcales et féodales qui ont précédél’émergence de la cité. Ce qui crée la faute est la fidélité àdes normes et des valeurs anéanties : le respect de la ven-detta, d’une solidarité fraternelle, le droit du sang quipurifie l’injustice commise. Mais la ville repose sur unautre système de valeurs, dans ce milieu grouillant, fondésur la fine division des tâches, la violence cède la placeau droit et le sang à la loi. L’apparition d’athéna à la finde L’orestie est claire à ce sujet2.

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1. voir Jean Duvignaud, L’Anomie. hérésie et subversion, anthro-pos, 1973, p. 21.2. voir Jean Duvignaud, Le don du rien, Stock, Paris, i977, p. 238.

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Une autre phase de rupture, celle du Xvie siècle, libèredans l’imaginaire des personnages également marqués :criminels, félons, figures tourmentées, déchi rées. ainsise présente le théâtre de Marlowe, de Lope de vega, deJohn Ford, de Shakespeare bien sûr. Surtout le théâtreélisabéthain ou espagnol. L’espagne donne aussi ledon Quichotte. Le “criminel s’éloigne du public maisle public aime en lui la persistance à rester ce qu’il est.Un langage poétique tisse entre le spectateur et l’acteurla trame d’une complicité, et tout cela est sanctionnépar une punition apparemment justifiée1”. Duvignaudévoque là aussi l’anomie, l’écartèlement entre deuxmondes dont l’un n’en finit pas de mourir tandis quel’autre n’en finit pas de naître. turbulence sociale d’oùjaillit un désir que ne réfrène plus un ordre culturel enpleine crise, et qui se répand dans les consciences. Surla scène élisabéthaine, le public frémit face à des per-sonnages libérés de toute entrave et qui s’adonnent aupouvoir ou à la folie sans connaître l’apaisement. Lespersonnages du théâtre élisabéthain ne correspondentpas à des figures sociales connues, ni ne sont des élé-ments d’une “conscience possible” (L. Goldmann), ilssont à la fois en deçà et au-delà, anomiques, sans situa-tion immédiatement repérable. De même, le rêveéchappe à la conscience et aux réalités de la vie diurne,mais n’en révèle pas moins l’essentiel. volonté de puis-sance, étalage de force, inceste, sentiment de fragilité,peur de la mort déjà, utopie, telles sont les grandesdirections de l’imaginaire théâtral élisabéthain. Lespériodes de ruptures sociales, de mutation, octroient àl’homme une liberté d’initiative jusqu’alors sans précé-dent. La liberté ne va pas sans boussole pour éclairer le

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1. Ibid., p. 239.

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chemin. or la boussole est brisée. “effrayante, disaitGide, une liberté que ne guide plus un devoir.” et rous-seau, condamnant le théâtre dans sa Lettre à d’Alembertsur les spectacles, a bien dénoncé l’attraction trou ble dupublic vers ces personnages d’exception hantés par undestin dont ils s’empressent de servir le cours. isolerun personnage, le livrer aux identifications diffuses del’auditoire, le détruire enfin en une sorte de rite sacrifi-ciel pour apaiser le tourment des consciences, voilà ceque rousseau conteste. voilà l’un des ressorts anthro-pologiques du théâtre.

Comprendre rima plutôt que la dissoudre dans Che-bika, saisir le tourment d’antigone plutôt que la bonneconscience de Créon, telle est l’une des tâches queDuvignaud assigne à la sociologie : comprendre pour-quoi l’individuel émerge du collectif plutôt que mon-trer comment le collectif élague les individualités. nonplus chercher les moyennes pour comprendre le dyna-misme d’un collectif, mais voir dans ses exceptions lesprocessus sociaux qui engendrent l’inapaisement et laréplique inlassable de l’imaginaire. Le jeu de l’acteurdans le tissu mal brodé du monde est davantage percep -tible là, dans ce sentiment d’inachevé qui le projette àcontre-courant sans qu’il le veuille, que dans la soumis-sion tranquille aux règles, qui parlent, elles, plutôt desstructures que des hommes vivants. S’attacher dès lorsnon plus aux régularités de routines mais aux périodestroubles où les coutures du social et du culturel sedéchirent et s’ouvrent à l’appel d’air des innovations etdes singularités. et toujours Duvignaud revient sur cespériodes d’entre-deux où les anciens repères vacillentsans que les nouveaux soient déjà suffisamment ancrés,

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ces passages malaisés entre deux mondes, propices àl’irruption des rêves les plus fous, à la multiplicationde personnalités insoumises, hérétiques, anomiques,éprises d’absolu parce que leur désir vagabonde horsde toute instance de contrôle social. La sociologieobserve le plus souvent, dans les ensembles sociaux,un équilibre plus ou moins précaire entre les groupesen présence, entre les aspirations différenciées desindividus. en principe, nul n’aspire à l’impossible. Lasociété organise la congruence des actions et des con -sciences, elle borne le désirable. Mais lorsque l’effer-vescence collective l’emporte sur la routine et que latrame sociale se défait, ruinant le prestige des modèles,alors “l’échelle d’après laquelle se réglaient les besoinsne peut plus rester la même”. Certains acteurs plus fra-giles que d’autres éprouvent en eux l’infini d’un désirqui les brûle. Mais la conscience du dérèglement resteindividuelle. Le point d’impact de la dissolution desrepères de sens et de valeurs et de l’aspiration à autrechose se trouve éparpillé chez quelques membres de lacommunauté qui déjà par leur pratique assidue del’imaginaire sont plus ou moins en marge : intellec-tuels, artistes surtout, plus sensibles que les autres auxmouvements intimes du social puisque celui-ci est lamatière de leur création. Les périodes de rupture génè-rent des formes inédites de relation au monde, souventbrutales, tragiques, que ne permettent de comprendreni les périodes antérieures, ni celles ultérieures. tellessont les sollicitations que le dramaturge fait miroiterquelques heures devant des auditoires fascinés avant demettre à mort les rebelles avec le consentement tacitede la foule. nous sommes les éternels spectateurs d’unmonde que nous voulons vivre en rêve afin de nousaffran chir du risque d’être happés dans un rêve devenu

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monde. nous aimons la vertu de conjuration qui lie lesimages et leur donne leur redoutable puissance d’impres -sion.

Dans Le don du rien, surtout, Duvignaud expose lafécondité de ces moments où la trame serrée des conven - tions collectives s’entrouvre pour laisser place à desactions inédites ou, à l’inverse, à ces moments diluésdans l’évidence du monde et à ce titre négligés, à l’imagede La Lettre volée d’edgar Poe, par manque d’épaisseuret de dignité théorique, ces terrains vagues de l’expé-rience collective dédaigneusement négligés. ainsi parexemple de la transe qui précède les rites de possessionsur les terreiros de Candomblé ou d’Umbanda. Duvi-gnaud décrit longuement l’attente, la confusion de l’au-ditoire, l’hésitation qui prélude à l’entrée dans les rôlesrequis par la cérémonie. Moments de “bricolage” (rogerBastide) où chacun s’essaie à son personnage, esquisseun pas de danse, s’attarde à bavarder, amorce un flirt, oubien reste songeur à l’écart ; temps de suspension horsde la gravité des tâches sociales, et pourtant y préludant,eux-mêmes participant à la substance de la vie collec-tive. La scène du monde relâche un instant ses préro -gatives habituelles, et dans cette faille une flânerieprovi soire s’installe. Le temps est suspendu, de mêmeles consciences. Le rite ne commence pas à la manièreprécise d’une pièce de théâtre dans une salle acadé-mique. aucun régisseur ne frappe les trois coups. Quandles premiers danseurs s’élancent sur la piste, tous nesont pas encore prêts. Des battements de tambours sefont entendre, mais ils témoignent encore de l’hésitationdevant le rythme, de l’absence de concentration du bat-teur. “il est difficile d’établir une ligne de démarcation

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entre le rite et le jeu, vu que c’est, en de semblables cas,le mécanisme même du rituel qui pousse au jeu”, écritMichel Leiris. Pour Duvignaud, ce sont là des momentsessentiels, non moins dignes du regard du sociologueque les périodes socialement les plus investies par l’au-ditoire, celles où les dieux viennent parler aux hommessur le terreiro. La transe surtout l’intéresse, ce momentflottant, suspendu avant que la possession ne se déclen -che et que l’acteur défait de lui-même, dépossédé descontraintes habituelles de l’identité, ne se prête à lapossession d’une entité étrangère1. tentation de donnerla parole à l’innommé, souci de comprendre ce qui metjustement l’intelligence au défi. “on tombe dans levide”, “c’est une voile emportée par le vent”, “tu nages,tu te retrouves et tu te laisses flotter sur le dos”. Qu’ilsviennent du Brésil, du Maghreb, ou que les récits desmystiques le dévoilent à demi-mot, les témoignages seconfondent pour dire l’insaisissable d’un momentsecrètement désiré, essentiel à l’identité. avant d’ac-cueillir le saint, le vide se fait, l’acteur se purifie de sasubstance sociale. tout à l’heure, il sera l’incarnationprovisoire du divin, et ses gestes, ses mimiques, sesmouvements découvriront sans équivoque le saint qu’ilincarne. Le social et le culturel porteront l’homme àson insu. en s’attachant trop exclusivement à l’étudede la possession selon J. Duvignaud, les sciences socialesont négligé l’étude de la transe, cette expérience errante,ce moment vague, “astructurel”. Duvignaud suggère une

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1. J. Duvignaud donne ici une définition assez particulière de la transe.Selon lui, elle est un “état d’affectivité diffuse que ne fixe aucun mot,que la psychologie élimine parce qu’elle ne peut en stabiliser laconduite, que la sociologie efface parce qu’elle ne peut l’intégrer à laconscience collective ou à l’activité institutionnelle”, ibid., p. 37.

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question insolite, il trouve essentiel de comprendre “com-ment la transe peut ne pas s’achever en possession”, etparallèlement de saisir la signification de l’enchaînementde ces deux séquences de natures différentes. et en effet,les travaux de Bastide ou de Pierre verger montrent quela transe peut être un état recherché pour lui-même, dési-rable hors de toute identification aux dieux. La transes’épuise en elle-même, elle est périssable et inutile, maiselle réalise une expérience intense, puisqu’elle décom-pose le sentiment d’identité de l’acteur, le décroche deses contraintes et ne renvoie à aucun modèle. Pourtant,dans ces manifestations, les résonances entre les acteursde la cérémonie et l’auditoire sont loin d’être négligeables.J. Duvignaud note l’accord trouble qui se noue entre lascène et la salle, à la manière d’un spectacle de théâtre.Face à “un public qui n’est jamais composé d’indivi-dus passifs. Qui construit une attente commune dont latrame invisible est perceptible par quiconque est montésur une scène, un podium, et connaît le caractère avideet «rongeur» du groupe, là, rassemblé, qui l’attend. C’estce qui rend souvent malaisé le métier de comédien etde tout acteur dans des dramatisations publiques : lepublic «mange» le représentant du jeu. il le consomme,en grignote les énergies latentes, lui tire sa substance1.”il n’y a pas passivité ou abandon d’un auditoire, maisfécondation mutuelle par où se construit une attente,une émotion, une participation.

Duvignaud observe les réticences fréquentes de lasociologie devant ces phénomènes clairs-obscurs, quel’évidence dérobe à l’attention et qui dessaisissent l’ana -lyse de ses prises coutumières sur l’objet. et Duvi-gnaud cite Hegel : “Si la réalité est irrationnelle, alors il

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1. Ibid., p. 48-49.

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faut inventer des concepts irrationnels.” Le dépouille-ment des modèles amène l’expérience de la transe àl’incommensurable, si l’on demeure au sein de la ratio-nalité. Car elle caractérise une expérience errante ducorps. Mais pourquoi la sociologie serait-elle réduiteau silence chaque fois qu’un événement ne donne pasprise à ses concepts et à ses méthodes ? est-ce l’expé-rience collective qui a raison ou la sociologie ?

Duvignaud fait de la sociologie une des filles de larévolution. Le véritable souci de comprendre la viesociale à son niveau de spécificité et en se saisissant deson inlassable mouvement apparaît durablement avecla période révolutionnaire. Le social devient à l’époqueproblématique, des définitions différentes de ce qu’ilest et devrait être s’affrontent physiquement dans lesrues. L’évidence est perdue. “Collectivement et indivi-duellement, l’homme découvre qu’il possède de mul-tiples chances d’intervenir directement dans la tramede la vie sociale, d’en modifier les structures et d’enrégler les formes malgré – et à cause – des obstacles quilui sont opposés1.” Le monde semblait figé, immuable,et soudain la population des trottoirs se découvre unesouveraineté, un pouvoir d’agir sur son destin. Pour quela sociologie naisse durablement, il faut que le social etl’homme qui le fait vivre deviennent mutuellement pro -blématiques. Les sociétés industrielles, à travers la vitessede leur changement, leur complexité interne, lancent undéfi à la connaissance. Ce défi, la socio logie le relève. Sil’homme ne devenait pas sans cesse différent de lui-même, la sociologie n’aurait aucun sens. Par ailleurs, les

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1. Introduction à la sociologie, Gallimard, Paris, 1966, p. 13.

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sociétés, les groupes ne se réduisent pas à la sommedes institutions qui les composent, ni aux régularitésqui les conservent. ils ne s’épuisent pas dans les struc-tures, les organisations, les justifications qui formentleur trame. toujours le nouveau, l’insolite, l’inédit sapentl’ordre établi et les routines sociologiques. Faire unesociologie du respect moyen des règles, de la pesanteursociale qui fait que la position d’un acteur est censéedécider de ses goûts culturels ou de ses représentations,est une voie qui oublie qu’il faut aussi penser le chan-gement social, le nouveau, la différence. Peut-être est-ilplus impérieux et plus captivant de comprendre pour-quoi, en dépit des pesanteurs, un acteur ne se soumetpas à des règles de conduite moyennes, mais exerce sacréativité et choisit tout autre chose, voire la mort oul’échec. La sociologie doit-elle être questionnement ouréponse, doit-elle susciter le doute ou la certitude ? Lasociologie mise en œuvre par Duvignaud choisit lequestionnement, la mise en doute. “C’est en expliquantcomment le point d’imputation des ensembles collectifsest toujours individuel que la sociologie échap pera à lacomplaisance et à la stérilité1.” La sociologie peutréduire l’individuel au collectif, en négligeant la partd’autonomie, de créativité dont témoigne l’acteur, ennégligeant les ferments de la nouveauté, ou au contrairechercher à saisir comment l’individuel émerge du collectif.

1. Ibid., p. 57.

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Jean-Pierre CorBeaU

Le fAvorI de LA trAnSe,LeS trAnSeS du fAvorI…

Cette première contribution ludique et jubilatoire s’adresseinitialement à des amis de Jean, qui le fréquentent depuisquelques années, qui connaissent ses habitudes et sesmétaphores préférées. nous espérons que celles et ceuxqui n’ont pas eu, ou n’ont pas, cette chance trouvent ici,dans l’expression de ces complicités et dans la narrationdes anecdotes, des pistes pour la compréhension desouvrages et de la pensée de Jean Duvignaud.

en disciple fidèle poussant l’imitation jusqu’àl’identification ou en disciple fidèle utilisant le simu-lacre pour tourner en dérision l’admiration vouée aumaître, je devrais sortir de l’une de mes poches1 unefiche de bristol, de ton pastel, à petit quadrillage, nonpour lire mes notes mais pour vérifier qu’au sein deschémas complexes imbriquant mots encerclés, surli-gnés, flèches et croix, je n’aurai rien oublié d’essentieldans la fougue de mon exposé… en aucun cas sacrifierà ce rituel du transparent (comme son nom l’indique)impensable dans une convivialité et une complicitéscientifique animée et initiée par Jean Duvignaud.

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1. après une quête, parfois assez longue et fructueuse puisque per-mettant de récupérer lors de la visite des poches précédant celle où setrouve effectivement la fiche un cure-pipe ou un trombone susceptible

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J’ai cherché, y compris dans le titre, à pratiquer cettedérision, “heureuse insurrection contre l’hypocrisie etle somnambulisme”, que Jean a commencé, sinon àm’apprendre (j’avais un réel penchant pour de tels

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de remplir la même fonction (lorsque Jean était gros fumeur), lapipe proprement dite, un paquet de tabac (parfois deux !), une invi-tation pour un vernissage, une publicité pour un ouvrage en sous-cription, une lettre de l’auteur dudit ouvrage quémandant unepréface, un peigne (nécessaire au microrituel permettant l’affirma-tion du corps avant la prise de parole ; prémisses en trois temps :1) rabattre les cheveux vers l’arrière de la nuque, 2) ranger rapide-ment le peigne dans une poche pour se libérer la main, 3) pouvoirainsi tirer la manche de sa chemise sous la manche de la veste) –, lebuste se penche vers l’auditoire, les paupières se ferment (techniquecorporelle et proxémie créatrices d’intimité, d’attente), puis le corpsse rejette en arrière, aérant les poumons. La tête amorce un mouve-ment rotatif ; les yeux maintenant ouverts cherchent un repère dansl’espace, le trouvent, le visage se tend vers lui, menton pointé enavant ; les bras et les mains s’animent, le verbe explose !… il estalors conseillé, après avoir posé la fiche au milieu des objets récol-tés dans les poches, amoncelés pour constituer l’autel du terreiro du“partage des consciences”, d’y ajouter quelques signes grâce austylo récupéré dans une poche intérieure. Ces figures picturalesn’apportent pas d’éléments véritablement nouveaux et décisifs dansla genèse de la pensée, mais rappellent que celle-ci doit se matériali-ser, respecter l’encre et le bristol, qu’elle s’imbrique dans l’expé-rience collective qui comporte, aussi, des dimensions triviales…C’est dans cette perspective “baroque” comme pour se protéger dela puissance des propos, du danger d’une mutation dogmatique,d’une possession fatale qu’au milieu d’une analyse subtile etconceptuelle on reprendra l’une des quelconques invitations sortiespréalablement des poches pour s’inquiéter de l’intérêt qu’elle repré-sente pour tel ou tel membre présent au séminaire ; autre variante,autre possible consisterait à porter des soins attentifs à sa pipe ouaux instruments permettant de la récurer, à moins que, lors d’unséminaire plus festif, on puisse manipuler un verre à whisky.

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comportements, depuis mon plus jeune âge), du moinsà m’apprendre à théoriser. avec lui, grâce à lui, jedécouvrais qu’elle permet d’introduire “une distancia-tion par rapport aux rôles qu’il nous faut jouer”. vousl’avez compris, je souhaite que mes propos aboutissentà un “don du rien” inestimable… du “prix des chosessans prix”.

revenons au titre.Pour toutes celles et tous ceux qui fréquentèrent ou

fréquentent les cours et les séminaires de Jean, la méta-phore de la bande du magnétophone aux multiples pistesde lecture s’impose. Précisément quatre… Une manièrede se substituer, non sans dérision, au “grand timonier”dominant la bande du même nom et de prêcher après luile bain salvateur et formateur dans le grand fleuve1 ;manière, aussi, de marquer sa distance d’avec les tech-nocrates fascinés par les trilogies structurantes.

Première lecture de cette bande et première pistepossible d’interprétation du titre. Une métonymieremise au goût du jour par la récente parution du livre vdu Séminaire de Lacan a “peut(-)être2” substitué le

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1. Ces métaphores empruntées à la révolution culturelle chinoiseapparaissaient avec régularité à la fin des années soixante et débutsoixante-dix chez Jean, sans que l’on imagine une seconde qu’il soitmaoïste (au grand dam de certains de ses étudiant(e)s, voire de cer-tains de ses collègues !…).2. Possibilité, “possible” parmi d’autres qui constitue le principemême de la démarche de Jean Duvignaud, de son comportement etde son humanisme.

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“désir” à la transe dans vos esprits et, qui sait, dans voscorps avant qu’ils ne chutent… Si le favori du désirnous a comblés, le désir du favori s’affirme plus libertinet plus difficile à développer (si j’ose l’image !). C’estparce que Jean Duvignaud fut, en pleine période delibération sexuelle, un important collaborateur de larevue union et qu’il a aidé à la promotion de certainsouvrages sur le strip-tease que je l’évoque, le suggère,dans une rencontre qui, bien que “buissonnière”, gardeune dimension universitaire respectable…

Seconde piste de lecture que celle de la propensionde Jean à imaginer l’imbrication du collectif dans l’indi -viduel, et réciproquement. Cela me rappelle quelquessujets de dissertation sur lesquels certains d’entre nousdurent s’exprimer. Cela rappelle aussi les petites affi -ches de couleurs vives annonçant le thème du courspublic donné à tours, dès son arrivée à la fin des annéessoixante : “L’Homme dans la Société, la Société dansl’Homme” ! Un étudiant en philosophie (que je pour-rais maintenant dénoncer si je ne refusais avec énergiele principe de la délation) avait – irrespectueusement –sous-titré certaines d’entre elles : “Le poisson dansl’eau, l’eau dans le poisson”… Heureusement, lesaffiches accrochées dans les différents cafés et lieuxpublics de la ville avaient échappé à ce détournement.

evoquant ce souvenir, et avec la distanciation tempo-relle, notons comment l’ouverture spontanée de l’Uni-versité dans une conception citoyenne et non à traversun partenariat avec tel ou tel décideur caractérise la pra-tique pédagogique de Jean Duvignaud, homme dethéâtre, certes, mais qui veut rencontrer une multiplicitéde publics pour partager un gai savoir, pour le transgres-ser, pour le construire… Parler, écouter aussi ! Specta-teur/acteur, acteur/spectateur, la transe commence…

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autre piste (en bon disciple, je dois en fournirquatre) concernant l’intérêt que Jean éprouve pour latranse. il nous a fait connaître, puis rencontrer rogerBastide, visionner des films de Jean rouch. Grâce à luinous sommes allés au Brésil vivre ce qu’il décrit par-faitement dans Le don du rien ou dans fêtes et civili-sations. Cet indéchiffrable de la transe l’attire. emergeune autre (peut-être la même ?) métonymie – transe/anomie/passion, rêve, désir, créati vité, jeu, invention –dans laquelle la rupture, la béance, le rien, le possible,l’effervescence créatrice deviennent les matrices du“peut(-)être” ou d’un “être pouvant”. Cette conceptiond’une sociologie des mutations, de l’imaginaire, de lacréativité (voire de la création) que développe mieuxque quiconque Jean Duvignaud, spécialiste favorid’une transe non réductible aux simples descriptionsd’ethnographes en mal d’exotisme, il l’applique à lui-même. La transe le caractérise, s’applique à sa façonde créer, aux formes de sa sociabilité.

Là réside la quatrième piste, celle que je dévelop -perai un peu plus longuement, les transes de monfavori…

La dérision s’impose alors pour ne pas être sub-mergé par l’admiration, pour ne pas sombrer dans lareproduction mécanique, le triste clonage de certainscénacles autour du maître, pour ne pas ignorer l’impor-tance du rire, d’un rire que Charles illouz développeraultérieurement.

J’ai eu et j’ai le privilège de travailler avec Jean enenquêtant auprès de différents groupes sociaux et enrédigeant des ouvrages : La Planète des jeunes, La Banquedes rêves (avec la collaboration supplémentaire de

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Françoise), Les tabous des français, des enquêtespour l’UneSCo et une autre, qui ne fut jamais publiée,relative au courrier de Mme Ménie Grégoire. Chaquefois j’ai retrouvé ce qui présidait déjà aux cours magis-traux (et ils l’étaient vraiment !) qu’il nous avait dis-pensés dès son arrivée à l’université de tours.

nous sommes toujours dans les années 65-70.D’abord il y a l’arrivée de l’acteur… Souvent spec-

taculaire, accompagné d’une ou plusieurs personnesinvitées à son séminaire dans le grenier mansardé del’hôtel de la Grandière ; un jour alain Cuny, un autre,Georges Balandier, Maurice Béjart, Jean-Pierre vernant,rita renoir, raymond Ledrut, Michel Butor, SergeMoscovici, Jean rouch, Pierre Fougeyrollas, GeorgesPerec, Henri Lefebvre, Madeleine Gobeil, des acteurs duLiving theatre, Pierre ansart, Paul virilio, roger Bas -tide, Claude Schaeffer, edgar Morin… il est impos-sible de citer toutes les personnalités plurielles qui furentinvitées à participer au séminaire avec les “petites têtesblondes”.

Un rituel, mais pas de routines… La Simca 1200Sgris métallisé (petit bolide sportif de l’époque que cer-tains d’entre nous lui enviaient) se garait dans la courde la Grandière, quelques minutes avant le début ducours. on organisait un accueil de la personnalité dujour qui pouvait, en attendant l’heure du séminaire,visiter la ville ou discuter avec tel ou tel d’entre nous.Simultanément, nous réglions vite (trop vite parfois !)les problèmes administratifs en attente. L’organisationde cette logistique créait une sorte d’excitation, derythme dont sans doute Jean était déjà porteur puisqu’ilvenait d’effectuer – souvent très rapidement ! – le trajetnous séparant de Paris. avant que d’entamer son cours,il était déjà “le pionnier de l’a 10”, “l’aventurier de la

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conduite sportive1”, l’“imprésario” de la mise en scène,de la dramatisation “du partage des consciences”, de cethéâtre qui allait, forcément, conclure, “enchanter” – ausens wébérien – notre soirée… Son arrivée induisaitune ambiance de surexcitation chez les adolescents oules jeunes adultes que nous étions.

Quittons ces souvenirs pour revenir aux transes dufavori, à celles de ses approches globalisantes, à cellesde son écriture.

La théâtralisation induisant le rythme, la quête enamont, comparable aux arrivées tourangelles à l’instantévoquées, est toujours là. non une folle excitation qued’aucuns rapportent hypocritement, ici ou là, mais unvitalisme tel que J.-M. Guyau cherchait à formaliser.

Commence alors un temps, qui serait celui des pré-mices de la transe, ou si l’on préfère le signe d’uneanomie et la volonté non d’une exclusion mais d’unedistanciation de la horde (Le Çà perché). il accumuleles expériences, les témoignages, multiplie les pointsde vue, développe une curiosité facilitée, amplifiée parson immense culture sociologique, anthropologique,philosophique, littéraire, politique, aussi bien qu’artis-tique. S’y ajoute sa volonté de multiplier les expériencespar l’immersion dans des lieux divers : bistrots, boîtes,sociabilités de groupes effervescents.

Jean Duvignaud a pressenti un usage de la télévisionavant même qu’il n’existe… Cela explique sans doutesa complicité avec Marshall McLuhan (qu’il nous aaussi permis de rencontrer) : Jean est un “zappeur2”

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1. Le “look Blaise Cendrars” est apparu ultérieurement comme unenouvelle forme signifiant l’aventure…2. Baroque, éventuellement kitsch, jamais “pompier”.

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avant l’heure ! Simplement, il se construit ses pro-grammes : il n’est pas “câblé”, il est libre… les signi -fiants prolifèrent, il les presse, les traque, les repère, lesobserve, imagine leurs sens possibles. C’est la transeproprement dite. il s’agit de “bricoler” ces informa-tions, non pour les cristalliser dans une vision dogma-tique (possession décevante et réductrice d’une transeprometteuse), mais pour les mettre en relation les unesaux autres. Le nomadisme, le déplacement, le détourdu sociologue (ou/et de l’écrivain) déjà présent dans laconstruction de ce que d’aucuns appellent corpus, devientainsi le principe d’une imagination sociologique, l’émer -gence d’un pari, un système éphémère mais porteur desens entre des images, des langages que l’on a débusquésou su faire produire dans l’interaction de l’expérienceplurielle du terrain.

La transe n’est pas finie, Jean Duvignaud reconstruitson pari. nulle cristallisation, mais des dynamiques,des histoires, des trajectoires toujours signifiantes puisquela précision même de l’écriture, la matérialisation pro-duite par l’exactitude des observations rapportées, l’appré -hension de l’altérité ne font qu’accentuer notre proximitéavec ce que nous raconte, nous montre et nous proposed’analyser la transe originale de Jean Duvignaud : ledrame humain, “celui qui commence lorsque le ciel sevide”.

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LaUrent viDaL

AvISPArAdIS A exPLoIter

Blaise Cendrars se plaisait à imaginer la tête des pre-miers arrivants au Brésil, lisant cette inscription sur unvieux panneau rouillé, cloué au tronc d’un bananierpourri : Avis. Paradis à exploiter.

a vrai dire, Cendrars ne pensait pas seulement àl’avidité des premiers conquérants. il imaginait aussi lasurprise des premiers observateurs, de ces scientifiquesen quête d’un terrain d’expérimentation, ou encore deces savants cherchant à comprendre le fonctionnementdes sociétés d’extrême-occident. “on pourrait mêmecroire, dit encore Cendrars, que le Brésil a été découvertspécialement à l’usage des hommes de lettres et gens decabinet.” ne voyons pas que de l’ironie dans les proposde ce bourlingueur qui avait compris avant d’autrescombien le Brésil pouvait être, comme le dira plus tardLucien Febvre, “un champ privilégié d’étude”.

Car ce qu’impose le Brésil à ces hommes des sciencesde l’homme, ce n’est pas seulement la compréhensiond’un espace lointain, mais celle d’une temporalité nou-velle, de configurations sociales originales, de pratiquesculturelles singulières. “aussi le sociologue qui étudiele Brésil, nous dit roger Bastide, ne sait plus quel sys-tème de concept utiliser. il faudrait, au lieu de conceptsrigides, découvrir des notions en quelque sorte liquides,

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capables de décrire des phénomènes de fusion, d’ébul-lition, d’interpénétration, qui se mouleraient sur uneréalité vivante, en perpétuelle transformation.” Com-bien d’objets d’étude ont été renversés, malmenés parune confrontation avec la réalité brésilienne ? Combiende certitudes remises en cause ? “on n’a pas fini dedécouvrir le Brésil”, écrit Blaise Cendrars…

C’est Métraux d’abord, puis Lévi-Strauss, qui doit lereconnaître : “Par un singulier paradoxe, au lieu dem’ouvrir un nouvel univers, ma vie aventureuse merestituait plutôt l’ancien” ;

C’est Braudel également, prenant conscience auBrésil de l’enchevêtrement en un même lieu de tempo-ralités aux rythmes distincts ;

C’est Monbeig encore qui sort du sillon traditionnelde la géographie humaine pour décrire non plus desgenres de vie, mais une société en mouvement : “Mondeinsolite, tropique original, Brésil source de réflexion…” ;

C’est Caillois ensuite qui, avant sa quête de la“syntaxe de l’imaginaire”, fait l’expérience au Brésild’“impres sions ressenties avec une intensité si fertilisantepour l’âme qu’elles la renouvellent quasi entièrement” ;

C’est Le Corbusier, pourquoi pas, le poète de l’angledroit, qui découvre à rio l’importance de la courbe ;

C’est Morazé, pour qui l’homme européen “se rendau Brésil les poches bourrées de théories sociolo-giques, statistiques, économiques ou politiques. Maisce qui lui fait besoin en arrivant là-bas, c’est le couragede vivre (…). aussi jolies que soient nos hypothèsessagement construites, d’une chiquenaude un aventurierles renverse” ;

C’est Bastide enfin, et surtout, ce Champollion dela reli gion afro-brésilienne, pour qui “la recherche

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scientifique exigeait le passage préalable par le rituelde l’initiation”.

observant avec malice le défilé incessant de ces savantseuropéens au Brésil, l’écrivain Mario de andrade, l’auteurde macounaïma, a proposé un jour la définition suivantede la sociologie :

La sociologie est l’art de sauver le Brésil.

ne pourrait-on pas, en contemplant cette longue liste,retourner la proposition :

Le Brésil a l’art de sauver la sociologie !

Le “caractère fantasque” (Morazé) de cette “terre decontrastes” (Bastide) est en effet peut-être ce qui a sauvéles sciences sociales de certitudes bien établies : “Ce queje dois au Brésil ?” se demande Morazé : “La valeur intel - lectuelle du doute…” Bastide va encore plus loin : “Lesociologue qui veut comprendre le Brésil doit se muersouvent en poète.” La poésie justement, la poésie quipermet de transcender les limites disciplinaires, d’éprou-ver la complexité d’un objet d’étude.

alors, dans cette vaste galerie des héros de la sciencetombés pour la France… amoureux du Brésil, où peut-on situer l’expérience brésilienne de Jean Duvignaud ?

Le Brésil n’est pas au commencement de l’œuvre deJean. il est au cœur. il n’en est pas le principe. il en est leréférent : “en quittant l’europe, j’ai appris au Maghrebd’abord, puis en afrique, et surtout au Brésil, que le dis-cours écrit ne réduit jamais la diversité de l’expériencecollective” (Le don du rien).

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La rencontre avec le Brésil s’inscrit chez Jean Duvi-gnaud dans le prolongement d’une démarche née de“l’affrontement direct avec les phénomènes”. Ce qui varetenir son attention, ce ne sont pas tant les activités tradi-tionnelles et repérables du vécu social, que “ces régionsvagues de l’expérience, et pour tout dire cette contrée dela vie «a-structurelle» (…). J’ai commencé à soupçonnerl’importance de ces «zones grises» durant un affronte-ment prolongé avec le village de Chebika” (Le don durien). L’expérience brésilienne, nous le savons désormais,n’offre pas de réponses, seulement la possibilité de poser,d’envisager des questions nouvelles, insoupçonnables :

Le Brésil, paradigme de la sociologie mouvante !

et c’est justement ce qui fascine Duvignaud, “car ceque l’on a sous les yeux n’est jamais vu, comme l’écritCendrars, c’est toujours nouveau” : le Brésil défie cons -tamment le sociologue : “rien n’est plus malaisé àdécrire que le nouveau, nous explique Jean. nous nedisposons d’aucun vocabulaire pour en dire l’inopiné,et encore moins pour en formuler la corrosive irrita-tion” (fêtes et civilisations).

La découverte du Brésil vient donc confirmer un plichez Jean Duvignaud : cette tendance à préférer l’ob-servation d’équilibres instables, le saisissement del’éphémère : “après avoir fréquenté, de 1962 à 1977,les terreiros du candomblé, les babalorixà qui sont ces«mères des saints», rayonnantes et hilares, les groupesd’umbanda de rio, de recife ou de Fortaleza, j’ai mesurél’importance de ces «moments», de ces «passages àvide» qu’on ne peut ni conceptualiser, ni sans doutenommer, parce qu’ils échappent au discours social qui lescontourne sans les pénétrer” (Le don du rien). Plutôt qued’avoir à expliquer de tels phénomènes, roger Bas tide

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préférait interrompre ses cours : “Maintenant je nedonne plus d’explications, disait-il, car il s’agit de secretsinitiatiques. et je suis initié moi-même.”

“Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?”demanderait le ragueneau de Molière. Fallait-il à nou-veau découvrir le Brésil ? après Métraux ? après Bas-tide ? après verger ? Qu’importe ! Ce n’est pas à lamode qu’il cède le Brésil. Le vent du large le poussevers ce pays où “le mystique est vraiment la genèse dusocial” (B.-K.). et alors que Bastide décrypte cette“civilisation charnelle”, Jean Duvignaud fait de ce paysson terrain d’élection pour découvrir le sens de la fêteet s’émerveiller de la fête des sens.

Les candomblés, les fêtes de Yemanja, les églisesbaroques de Bahia et du Minas… les voilà, les terrainsde jeux de Jean Duvignaud. Le Brésil en fête, le voilà,le Brésil de Duvignaud. initié par Bastide, guidé parGilberto Freyre, il s’y glisse à l’intérieur pour toucherdu doigt la “chaleur pulpeuse de la vie”.

etrange Brésil ! Que le même pays serve d’exemplepour étudier les structures de la vie sociale (pour un ClaudeLévi-Strauss) et les manifestations de la vie a-structurelle(pour un Jean Duvignaud), voilà qui peut étonner. Com -ment ne pas comprendre alors qu’il ne reste d’autrealternative aux Brésiliens que “l’anthropophagie”, commel’a si bien dit Mario de andrade !

Seule l’anthropophagie nous unit,Socialement, économiquement,Philosophiquement.(…)nous n’avons jamais admis la naissancede la logique chez nous.

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après ce concert de louanges adressées au Brésil,comment ne pas terminer par quelques strophes de son“hymne national”… enfin… celui écrit par le poèteCarlos Drummond de andrade :

Il nous faut célébrer le Brésil.Il n’est pas seulement un pays sans pareil.nos révolutions sont mille fois plus grandesQue toutes les autres ; nos erreurs aussi.et nos qualités ? La terre des passions sublimes…Les Amazones inénarrables…Les incroyables João Pessoa…

Il nous faut adorer le Brésil !même s’il est difficile qu’entre un tel océanet une telle solitudedans ce pauvre cœur déjà plein d’engagements…même s’il est difficile de comprendrece que veulent ces hommes,pour quel motif ils s’assemblèrentet la raison de leur souffrance.

Il nous faut, il nous faut, oublier le Brésil !si majestueux, si illimité, si absurde,il veut se reposer de nos terribles tendresses.Le Brésil ne nous aime pas ! Il est las de nous !notre Brésil est dans l’autre monde.Celui-ci n’est pas le Brésil.Aucun Brésil n’existe.et, ma foi, existe-t-il des Brésiliens ?

Mais s’il n’y a plus de Brésil, si les sciences socialesn’ont plus de Brésil à exploiter, comment peuvent-ellessurvivre ?

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il y aurait peut-être une solution. Car même si Lévi-Strauss a déjà prophétisé que “voyages, coffrets magi -ques, vous ne livrerez plus vos trésors intacts”, nepeut-on quand même imaginer justement une agence devoyages tout spécialement destinée aux sciences del’homme en quête d’expériences nouvelles et singulières.

et cette agence, j’en vois d’ici le nom… inscrit surun vieux panneau rouillé :

Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.

et je vois également Jean Duvignaud lisant les pro-motions dans la vitrine, et riant !

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annie GUÉDez

L’enGAGement SoCIoLoGIQue :Guetteur d’omBreS

“L’espèce humaine suscite inlassablement des formesnouvelles de vie collective [et] cette métamorphose nes’achève jamais, des genres de sociétés imprévisiblesémergent au long des temps et sur tous les espaces.”Cette conviction-là, rappelée dans les premières pagesde B.-K1, court tout au long de l’œuvre de Jean Duvi-gnaud. L’homme et la société sont pensés, comme chezGurvitch, dans leur dimension “prométhéenne”. De cefait, il est assigné au sociologue à la fois des manièresde faire et des manières d’être au monde social. De cefait aussi – c’est du moins ce que je me propose demontrer –, la question de l’engagement sociologique sepose autrement que de la façon dont elle affleure denouveau aujourd’hui dans le débat public.

Pourquoi, d’abord, ce choix du thème de l’engage-ment ? Si je mets entre parenthèses un renvoi tout per-sonnel au fait que j’ai appris de J. Duvignaud justementà ne jamais penser la sociologie hors de ses implica-tions dans et sur les formes de la vie sociale, et qu’ilm’est venu très tôt l’idée que le choix de la sociologiecomme discipline était inséparable d’un choix propre-ment politique, il me paraît bien que quelque trente ans

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1. actes Sud, arles, 1997, p. 12.

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après la traduction française de L’Imagination sociolo-gique de W. Mills, la question de l’engagement à laquellese sont confrontées toutes les revues que Jean Duvi-gnaud anima se retrouve en cette toute fin du XXe sièclesur le devant de la scène sociale, du moins en France.J’en retiendrai pour seule preuve la collation toute récentequ’a faite Pierre Bourdieu de ses prises de positionpubliques dans Contrefeux1.

Pour replacer le problème dans le contexte spécifiquedu travail de Jean Duvignaud, je partirai d’une cita tionde Cause commune n° 2 (1971) : “Les vieux révolution-naires parlaient du «veilleur de nuit» qui continue depenser au milieu de l’obscurité de la réaction et de larépression. Qui continue de penser et d’imaginer. artisteou philosophe, qu’importe, mais qui ne se dégrade pasdans les débats idéologiques ou doctrinaux. Qui cherche,qui attend, dans la clarté d’un matin secret.” Penser,imaginer, chercher, attendre, ce sont les mêmes injonc-tions pour le sociologue dès qu’il fait sienne l’imaged’une sociologie fondée sur l’idée que la vie sociale senourrit de gestation continue, d’effervescences ininter-rompues qu’il lui faut savoir débusquer, flairer, scruter,anticiper jusque dans leurs manifestations les plus ténues.Par cela même, la question n’est pas tant de dire si ceque l’on produit relève de la science ou de l’art ou detoute autre forme de savoir, que de s’interroger à la foissur les valeurs et les figures de l’homme qui sous-tendentle travail sociologique ainsi conçu.

Comme celui de norbert elias, le sociologue de JeanDuvignaud oscille en permanence entre engagement etdistanciation. engagement d’abord : toute communautéhumaine, parce que appréhendée d’entrée de jeu comme

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1. Liber, Genève, 1998.

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essentiellement inventive et dynamique, est un ensemblede liens délicats et complexes, tour à tour décompo-sables et recomposables d’abord par elle-même, entreles individus qui la forgent. tenter de saisir ces liensmouvants, anticiper ce faisant sur la forme qu’ils sontsusceptibles de prendre demain, c’est bien la tâche impo -sée au chercheur en sciences sociales ; mais il ne peutl’accomplir que parce qu’il est lui-même inscrit dans latrame de ces configurations. inévitablement, une telleposture conduit à se confronter à l’incertitude, à se situerailleurs que dans la recherche, peu ou prou scientiste,de lois qui commanderaient le devenir social. Dès lorsaussi, ce n’est pas un constat dûment étayé de preuvesscientifiques que peut fournir le sociologue, au mieux desparis, la suggestion d’une trame qui se tisse, se déchire,se redessine au long des jours et dont seul celui qui laverrait achevée pourrait décrire la forme complète.

alors se trouve fondée une des raisons du lien dela sociologie et de l’art : pensée de manière scientiste, lasociologie deviendrait semblable à la critique qui nommeaprès coup les œuvres accomplies – ainsi le rappelaitdéjà Francastel, le gothique n’existait pas “avant”, c’est-à-dire n’était pas un projet a priori qu’il s’agissait deconstruire, mais il a été désigné tel a posteriori ; toutcomme le baroque est une étiquette accrochée ultérieu-rement à des artistes qui ne se nommaient pas ainsi eux-mêmes, “un bilan dressé après la disparition de leursingu lière créativité” (B.-K.). Pensée comme à l’affûtdes ombres encore incertaines et fragiles qui prédessi-nent une forme à venir, la sociologie accompagne iné-luctablement la création artistique, anticipant commeelle “de l’expérience réelle sur l’expérience possible1”.

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1. Sociologie de l’art, PUF, Paris, 1967.

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Dans cette perspective, une des vertus premières dusociologue est sans aucun doute l’humilité. au rebours,en effet, de l’orgueilleux philosophe platonicien sortide la caverne et guidant vers la lumière une humanitétrop humaine, il est résolument parmi les ombres col-lectives et doit à leur seule fréquentation la possibilitéde rendre intelligibles les processus sociaux. Je citeelias : “Les spécialistes en sciences humaines ne peu-vent cesser de prendre part aux affaires sociales et poli-tiques de leur groupe et de leur époque, ils ne peuventéviter d’être concernés par elles. Leur propre participa-tion, leur engagement, conditionnent par ailleurs leurintelligence des problèmes qu’ils ont à résoudre en leurqualité de scientifiques. Car si pour comprendre la struc -ture d’une molécule on n’a pas besoin de savoir ce quesignifie se ressentir comme l’un de ses atomes, il estindispensable, pour comprendre le mode de fonction-nement des groupes humains, d’avoir accès aussi del’intérieur à l’expérience que les hommes ont de leurpropre groupe et des autres groupes1.” Ce qui n’exclutpas la distanciation. Mieux, par un paradoxe qui n’estqu’apparent, dans une sorte de renversement dialectiquedes contraires, c’est du cheminement au milieu des autresque cette distanciation jaillit. Plus exactement, l’idéemême d’anticipation – par les groupes sociaux de leursformes à venir, par le sociologue accompagnant cesgroupes des champs de l’expérience possible – faitobstacle à une sociologie prisonnière du temps présentet de la demande sociale. elle permet donc de mettre àdistance les idéaux sociopolitiques préconçus. on lesait, on demande désormais au sociologue – au restecomme à l’historien contemporanéiste, le procès Papon

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1. engagement et distanciation, 1983, trad. fr., Payot, Paris, 1993.

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vient de nous en fournir un éclatant exemple – de répon -dre aux questions que se pose la société, qu’elle soitreprésentée par le pouvoir, les médias, des groupes depression, ou des institutions allant de l’école aux muni -cipalités en passant par le kaléidoscope d’organismesplus ou moins figés, fussent-ils associatifs. Délaissantsa “vocation”, comme disait Gurvitch, pour l’exerciced’un “métier”, comme Pierre Bourdieu en définira lesrègles, propulsé comme expert par une demande quis’enracine dans le souci aujourd’hui hégémonique dela “bonne gestion”, le sociologue court le risque soit defournir un savoir instrumentalisé, soit de se poser enguide de la conscience collective. S’il ne se veut pluscet intellectuel universel dont Sartre, dans la voie inau-gurée par zola, s’était fait un des chantres, s’il préfère,à la manière de Foucault ou de Bourdieu, la posture plushumble de l’intellectuel spécifique qui ne prend part audébat public qu’en vertu de la compétence acquise parl’exercice de sa discipline, il reste, chez le sociologuequi adhère à une philosophie rationaliste de la connais-sance comme application méthodique de la raison et del’observation empirique, la conviction qu’il peut et doitdire le monde à la place des humains. admettre d’êtreune ombre parmi les autres, ce faisant ambitionner dese guetter soi-même avec les autres, ce n’est pas se sou -mettre à l’illusion de la transparence ou de l’évidenceen se contentant d’enregistrer sur le terrain le discoursd’acteurs sociaux rendus comme par magie totalementperméables à eux-mêmes ; ce n’est pas davantage agiren “passeur” “en inventant des formes d’expressionnouvelles qui permettent de communiquer aux mili-tants les acquis les plus avancés de la recherche”comme le proposait P. Bourdieu lors de la séance inau-gurale, à Paris, des états généraux du Mouvement social

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en novembre 1996 – au reste, que sont ces “acquis lesplus avancés de la recherche” sinon ceux cristallisés etlégitimés par une communauté scientifique à un momentdonné de son histoire, en vertu notamment de leurconcor dance avec ce que Kuhn appelle le paradigmedominant, quand la connaissance scientifique procèdebien plutôt de ruptures avec ce paradigme ? C’est sesituer délibérément ailleurs que dans le registre de laparole prise, fût-ce pour la meilleure cause qui soit, aunom des autres. C’est atteindre au statut de l’intellec-tuel démocratique, dépris de la double dictature del’expertise et de la communication. C’est au vrai rega-gner le camp du “sage” dont Groethuysen disait qu’il“ne cesse jamais d’avoir le tout constamment à l’esprit,n’oublie jamais le monde, pense et agit par rapport aucosmos”. alors aussi, le sociologue rejoint, comme lerappelait un autre éditorial de Cause commune1, le jour -naliste. non pas celui qui, oublieux de sa vocation,ordonne la grand-messe du journal télévisé et, dictantla seule lecture possible à ses yeux du réel, ne parleque de lui-même, mais celui qui – comme le rappellel’étymologie de son nom – s’attache à suivre au jour lejour, au quotidien, dans l’infra-ordinaire, tout ce quicompose notre existence commune ; celui qui porteintérêt à l’“homme quelconque qui chemine à l’aveu-glette” (retour à B.-K.), celui qui, ce faisant, cherche àentendre cette “langue oubliée, perdue, étouffée, langued’hommes simples ou pas simples du tout, mais dumoins enracinés dans leurs emmerdements, leursrêves”. La grande affaire de l’engagement sociologiqueest alors de “trouver un langage qui ne trahisse pas l’au-thenticité de l’expérience”, qui permette “de rendre à

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1. Cause commune, n° 8, 1973.

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l’expérience la parole qui lui a été retirée1”. en regard,on conçoit que le travail sociologique ne s’arrête pas àl’immersion dans un terrain, même s’il commence par lechoix d’indi vidus ou de groupes oubliés. De ce point devue, ce peut être aussi bien le dernier bourreau dontJean-Michel Bessette s’est attaché à recueillir le récitde vie, que les routiers chers à annie Muller ; les man-geurs du XXe siècle dont Jean-Pierre Corbeau traque àla fois les habitudes et les innovations, que les noma desmauritaniens au milieu desquels s’insère Sophie Cara-tini. Peu importe au vrai ces exemples, évidemment nul-lement exclusifs de tous les autres pour lesquels sepassionnent tous ceux qui ont suivi l’ensei gnement deJean Duvignaud, mais ils disent déjà qu’en effet lasociologie est d’abord affaire de regard et d’accom -pagnement véritablement anthropologique. Mais onpourrait dire aussi bien que l’essentiel est encoreailleurs, quand l’enquête s’achève, dans ce laborieux etessentiel acte d’écriture où il s’agit de traquer le motjuste pour donner à voir, derrière ce qui est, ce qui setrame et inaugure déjà demain. Je sais bien que pourmoi-même, au regard de ma pratique quotidienne, ceniveau-là de l’engagement reste le plus difficile. Dumoins j’espère, en continuant de tendre à cette sociolo-gie, ne jamais appartenir à une école, même buissonnière,mais demeurer du côté des “incasables”.

1. Cause commune, n° 8.

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Pierre LaSSave

PASSIon dÉdouBLÉe

Le texte suivant est extrait d’un article de Pierre Las-save, “dialogues avec la littérature : Louis Chevalieret Jean duvignaud”, récemment paru dans la revueGenè ses (n° 34, 1999, p. 114-131). L’auteur y retraceen parallèle deux itinéraires à la frontière entre sciencessociales et littérature en vue d’y déceler tant les res-sources heuristiques de l’écriture fictionnelle que leslimites mises par les contraintes de genre à la confu-sion des sens induite par la mouvance postmoderne.Louis Chevalier, historien, est parti de l’usage savantdu roman social, notamment dans Classes laborieuseset classes dangereuses à Paris pendant la première moi-tié du XiXe siècle (1958), pour atteindre lui-même, aufil de ses chroniques du plaisir et du crime, le seuil dela fiction. Jean duvignaud de son côté, écrivain et socio-logue, rapproche ces deux vocations au fil d’essais oùl’imagination, la réflexion et la narration s’allient enune sorte d’allégorie de la subversion des normes. Cetteapproche pertinente de la double trajectoire esthétiqueet scientifique de Jean duvignaud ne pouvait rester àl’écart de notre recueil. nous remercions donc l’auteuret la revue Genèses de leur aimable autorisation.

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(…) Hybride rare mais significative pour notre objet,l’œuvre de Jean Duvignaud illustre le cas d’un hommede lettres devenu professeur de sociologie de renomtout en continuant à écrire des fictions1. a la différencede Chevalier, Duvignaud livre quelques clés de sonparcours d’obstacles entre science et littérature grâce àses essais autobiographiques ou “reconstructions uto-piques”, ainsi qu’il les définit prudemment ; le premierau zénith (Le Ça perché2), le second au crépuscule(L’oubli ou la Chute des corps3) auquel il faut adjoin -dre une sorte de bilan richement illustré de ses idéespersonnelles et complicités intellectuelles (Le Pandé-monium du présent4). tout se passe en effet comme sichacun de ses investissements successifs et alternatifsdans le théâtre, le roman, la critique littéraire, l’essaiphilosophique et l’enquête ethnographique venait sur-monter un obstacle dans l’expérience vécue tout encherchant à s’affranchir des limites inhérentes à chaquegenre.

très schématiquement, L’or de la république5, pre-mier roman édité narrant les aventures sans lendemaind’un jeune réseau libertaire au sein de la résistance, est

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1. ajoutons que dans une récente étude des références littérairesmobilisées par les sociologues contemporains, Duvignaud s’avèrel’un des plus prolixes à cet égard (Laurence ellena, “argumentationsociologique et références littéraires”, Cahiers internationaux desociologie, vol. Civ, 1998, p. 33-54).2. J. Duvignaud, Le Ça perché, Stock, Paris, 1976.3. J. Duvignaud, L’oubli ou la Chute des corps, actes Sud, arles, 1995.4. J. Duvignaud, Le Pandémonium du présent. Idées sages, idéesfolles, Plon, Paris, 1998. “Dans Le Ça perché, on parlait de soi, dansL’oubli, de nous ; ici, des réponses qu’on fait au Sphinx”, est-ilécrit au fronton de cet ouvrage.5. J. Duvignaud, L’or de la république, Gallimard, Paris, 1957.

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présenté après coup comme une manière de se défairede ses chimères : “s’enfoncer dans la matière de la prosecomme atlan dans le lacis de la couleur” pour se libé-rer des “idéologies imbéciles, des anxiétés archaïques,le vieil absolu”. Croyances auxquelles auraient un peutrop sacrifié l’ex-khâgneux hégélien qui abandonne sonconcours sur un coup de tête pour aller à la rencontre del’Histoire en s’engageant dans la résistance, puis,après la Libération, l’intellectuel communiste devenule vicaire libertin d’une improbable révolution. Mais ils’agit aussi, comme le montrent son essai critique Pourentrer dans le xxe siècle (bilan en 1960 de ses contribu-tions à la revue Arguments créée avec edgar Morin etKostas axelos1) et ses incursions marquantes dans lemonde du théâtre2, de ne pas “réduire la littérature àses minima”, d’écrire l’action des hommes sans laquellela littérature ne serait qu’une “contemplation morte”.Bref, de se placer du côté de la mimêsis plutôt que decelui de la sêmiosis, pour reprendre la distinction clas-sique entre référent et forme. Cet essai, mêlant laréflexion sur “le massacre des idéologies” à la critiquedu nouveau roman (dont le succès d’alors condamneL’or de la république), est un appel à “élargir le maigrecanton du moi” dans lequel le ghetto littéraire parisiense complairait et à entrer dans le “royaume des Mères”

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1. J. Duvignaud, Pour entrer dans le xxe siècle, Grasset, Paris, 1960.2. Duvignaud a monté plusieurs pièces de théâtre (le Woyzeck deBüchner, marée basse de lui-même, etc.) puis écrit sa thèse desociologie sur le théâtre précisément, vaste fresque historique sur les“corrélations fonctionnelles” (Gurvitch) entre la scène, l’acteur etl’époque. Son œuvre sociologique se trouve dès lors marquée parl’étude de la stylisation des passions humaines au-delà du langageverbal, ainsi que l’illustre son interprétation du théâtre antique, shake -spearien, classique ou romantique.

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(Goethe), l’infinité des cultures où “mijote la cuisinedu monde”.

L’écrivain désabusé (“terroriste défroqué”), profes-seur de philosophie du secondaire devenu l’assistant deGeorges Gurvitch, prend à nouveau “le grand large” enallant enseigner la sociologie en tunisie. il en revientquelques années après avec ses thèses sur le théâtre etsurtout avec Chebika, un texte qui fera date (d’abordparu chez Gallimard en 1968 puis repris et augmentéen 1991 dans la collection ethnographique “terrehumaine” chez Plon1). Ce récit d’enquête sur la vied’un village de montagne en bordure du désert, “recons -truction utopique” d’un microcosme aux confins del’oubli, donne tout son sens au détour par le Sud :“imaginer selon le vrai” en allant au terrain “comme onva à la fontaine” et honorer l’expressivité littéraire encheminant à travers le labyrinthe des bribes, usages etrites, qui mène au sens caché de l’existence commune2.“Le village (Chebika) m’a enseigné que la vie sociale,si déçue ou impuissante soit-elle, se détermine toujoursau-delà d’elle-même3.” en y découvrant le halk, sourdphonème confidentiel qui désigne le mystère de laforce créatrice, le chercheur trouve le mot qui unifieses multiples moi littéraires (romancier, critique, socio-logue, ethnologue, etc.) et le situe dans un courant d’an -thro pologie dynamique (issu de rousseau, du vieuxFichte, du jeune Marx, de Saint-Simon ou de Proudhonet se manifestant dans les travaux contemporains deGeorges Balandier ou de roger Bastide) alors en butte

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1. J. Duvignaud, Chebika, changements dans un village du Sud tuni-sien, Plon, Paris, 1993.2. J. Duvignaud, Chebika…, op. cit., p. 13-22.3. Ibid., p. 429.

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à la domination structuraliste. en revenant sur nos caté -gories aristotéliciennes, on dira qu’avec l’anagnôrisis(reconnaissance en forme de révélation), l’auteur dépassel’opposition entre mimêsis et sêmiosis.

L’imaginaire, le rêve, la fête, le jeu, le rire, le désir,la transe, tout ce que les ordres établis désignent dansl’histoire comme anomique, subversif ou dangereux vadès lors marquer l’auteur à travers ses expériencesvécues ou sollicitées d’homme mûrissant, ses textes deprofesseur de sociologie de la connaissance, ses romansd’aventures passionnelles et crépusculaires.

Ce thème (dianoïa, faudrait-il alors ajouter à notrepanoplie antique) d’un au-delà du discours qui perforeles consciences collectives s’impose comme principecommun de la division du travail entre les genresscientifiques et littéraires auxquels Duvignaud souscritalternativement. on pourrait ainsi mettre en parallèleles multiples essais sociologiques, tels que fêtes etcivilisations1, Le Langage perdu2 ou hérésie et subver-sion3, avec L’empire du milieu4, roman flamboyant dumilieu de l’âge où brûlent les passions d’un écrivain(héros miroir de l’auteur), d’une danseuse, d’un acteur,d’hommes et de femmes sillonnant le monde, victimesde leur excessif désir d’absolu. De même, quelquesannées plus tard, on référerait volon tiers Le favori dudésir5 – roman en forme de descente aux enfers de la

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1. J. Duvignaud, fêtes et civilisations, Weber, Paris, 1973 (rééd.actes Sud, 1991).2. J. Duvignaud, Le Langage perdu, PUF, Paris, 1973.3. J. Duvignaud, hérésie et subversion, essai sur l’anomie, anthro-pos, Paris, 1973 (rééd. La Découverte, 1986).4. J. Duvignaud, L’empire du milieu, Gallimard, Paris, 1971.5. J. Duvignaud, Le favori du désir, albin Michel, Paris, 1982.

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république de Weimar à la Shoah, allégorie tragique dudédoublement de soi porté à l’hypnose, où Conrad, l’es-thète désabusé, entre dans les rangs nazis pour recon-naître la source du mal et devient le jouet d’agentsdoubles puis choisit sa mort en un ultime signe de liberté –aux essais sur La Solidarité1 et sur La Genèse des pas-sions dans la vie sociale2, brillantes dissertations socio-historiques dans la lignée gurvitchienne sur les affinitéset les interactions qui échappent aux “champs de servi-tudes” et se jouent des cadres formels. Dans le mêmeesprit, il faudrait comparer les corrélations fonction-nelles entre les formes de théâtre et les époques déve-loppées dans Les ombres collectives3 et L’Acteur4 avecLe Singe patriote5, récit haut en couleur des aven turessentimentales, théâtrales et politiques de talma, acteurde théâtre à la charnière de l’ancien régime et du XiXe siè -cle qui atteint la gloire sous l’empire, haute figure del’art qui passe à travers les gouttes de sang. Mais ons’en tiendra d’abord ici aux interprétations que l’auteurlui-même, dans ses écrits autobiographiques, suggèredes liens ou passages entre ses essais sociologiques etses œuvres de fiction. a relire ces écrits à la lumière del’ensemble de sa production, on ne peut en effet qu’êtrefrappé par la récurrence d’images, d’aphorismes, de

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1. J. Duvignaud, La Solidarité, liens de sang et liens de raison,Fayard, Paris, 1986.2. J. Duvignaud, La Genèse des passions dans la vie sociale, PUF,Paris, 1990.3. J. Duvignaud, Les ombres collectives, sociologie du théâtre, PUF,Paris, 1965.4. J. Duvignaud, L’Acteur, esquisse d’une sociologie du quotidien,Gallimard, Paris, 1965 (rééd. ecriture, 1993).5. J. Duvignaud, Le Singe patriote, actes Sud, arles, 1993.

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symboles et de notions ou concepts qui jalonnent leparcours, traversent tous les genres expressifs exploréset constituent de proche en proche un réseau sémantiqueparticulier. S’en dégage l’impression d’une sorte demythologie personnelle que l’auteur édifie au fil de ses“reconstructions utopiques” et dont Le Pandémoniumfournit l’ultime bilan. voici donc apparaître muthos, autrecatégorie de la grammaire aristotélicienne1.

MYtHoLoGie PerSonneLLe

notons, parmi ces images récurrentes, celle de l’appa-rition ovationnée du “Petit Monsieur” (Hitler) à l’es-trade d’un meeting de rue à Berlin, énergumène auxbottes rutilantes, tragique pantin du grand théâtre de laModernité ; vision à laquelle on peut opposer mentale-ment celle, non vécue en direct comme la précédente,du “célibataire moustachu” (nietzsche), grand hommedégingandé au bord de la démence pissant sous l’arcaded’une place de turin. emaillés d’un texte à l’autre, lesaphorismes répétés condensent la signification desimages : “L’homme est le songe d’une ombre” (Pin-dare) souligne l’éphémère stylisation du monde par lethéâtre ; “il découvre la solitude en découvrant lavolonté” (Sha kespeare) annonce l’avènement de l’indi-vidu isolé, roi nu des temps modernes, lorsque les pro-digues volutes des églises baroques se figent et ques’annonce l’ère comptable des machines du capital ;“Les ancêtres redoublent de férocité” (Kateb Yacine)

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1. Pour ces catégories, voir notamment : northrop Frye, Anatomy ofCriticism, Princeton University Press, 1957 (trad. fr. : Anatomie dela critique, Gallimard, Paris, 1969).

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rappelle cependant que cette solitude demeure touterelative tant que le vif reste saisi par le mort. Mais danscette exclamation, “Si le soleil ne brille que pour la bour-geoisie, eh bien camarades, nous éteindrons le soleil !”(trotski), un apôtre martyr de la révolution permanenteentretient la flamme de l’utopie, celle qui fait dire ausavant lucide que “toute société se paie de la faussemonnaie de ses rêves” (Mauss). reste que “Dieu sau-vera les hommes quand ils seront brûlés comme le char-bon” (le Coran). Contenant mal son désir d’absolu,l’autobiographe s’assimile aux “terroristes défroqués” etautres “hérétiques” qu’il étudie et met en scène alternati-vement. Dans son effort de mise à distance réflexive(“regard oblique à travers les choses”), le sociologuevoit l’univers social se projeter sur un mur de graffitis1.image symbole de la production naturelle et automa-tique de formes sociales qui traverse tous les récitscomme une borne repère.

C’est donc en scrutant le mouvement secret qui créeet recrée ces formes partout et en tous temps que

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1. “représentons-nous une grande surface de mur, fraîchement chau-lée, au croisement de plusieurs ruelles d’une ville populeuse. Les gensvont et viennent. Bientôt l’on verra, tracée à la craie ou au charbon,une vague figure, à peine esquissée – et qui paraît attendre… Sitôt cesigne apparu, d’autres vont l’accompagner, le prolonger, lui répondresur la surface blanche. Les passants, au hasard, vont continuer àemplir cette plage vide dont la nudité attire, les uns poursuivant untrait, d’autres continuant une figure commencée, presque aucun nedessinant une figure achevée. Cet ensemble de figures est-il désor-donné ? Quand on y regarde de près, on constate que les passants,sans se voir, sans se connaître, apparemment au hasard, ont fini pardélimiter une figure. (…) Les gens de la ville populeuse n’ont fait quecompléter une forme qui possédait, par sa structure propre, une forceconstituante” (J. Duvignaud, Le Ça perché, op. cit., p. 237).

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l’anthropologue du halk remonte à la source para-doxale de la créativité humaine. Celle qui impulse ledrame de chaque roman, forme communicable de“l’expérience infinie de ce qui pourrait être dans ce quifut1”. D’où il ressort que la fiction n’est plus seulementpour Duvignaud l’exutoire de ses propres aventuressentimentales, idéologiques et professionnelles, maiss’affirme comme manière “d’expérimenter l’ampleurd’une vision du monde possible ou d’en démontrerl’inanité2”. Ces deux fonctions productives de sens setrouvent intimement mêlées dans un parcours qui, au-delà de ses propres rationalisations rétrospectives,transforme ou sublime l’expérience vécue par les deuxcanaux de la réflexion et de la narration.

DiviSionS en CHaÎne

La figure de “l’intellectuel total” incarnée par Sartre,tout à la fois philosophe, écrivain et militant, a commel’on sait longtemps hanté la vie intellectuelle françaised’après-guerre. Ce serait probablement réduire le che-minement singulier de Duvignaud entre la fiction et lasociologie que de l’annexer à ce modèle ou à son loin-tain ancêtre humaniste. il en irait de même si de sur-croît l’on indexait aux variations de la mode leséchappées et passages ici entrevus d’un type d’ouvrageà l’autre. nul doute que la vogue parisienne du nou-veau roman n’a pas été étrangère à l’échappée duromancier d’aventures aux arrière-plans autobiogra-phiques et historiques vers les horizons alors plus

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1. J. Duvignaud, Le Ça perché, op. cit., p. 267.2. Ibid., p. 267.

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ouverts de la sociologie puis de l’ethnologie. nul douteaussi que la domination momentanée du paradigme struc -tural sur ces dernières disciplines et la détente sur unfront littéraire plus hétéronome ont pu inciter le socio-logue de la création culturelle à renouer avec la fictionpour élargir son point de vue. Mais l’écrivain-sociologue,rare de son espèce, ne profitera guère de sa doubleexpérience pour affirmer sa position épistémiquementoriginale en l’explicitant. De même que dans ses écritsautobiographiques il ne suggère qu’à peine les déboireslittéraires et universitaires qui précèdent ses coupsde godilles dans ces champs respectifs1, de même iln’invoque qu’un vague élargissement phénoménolo-gique de la saisie du monde lorsqu’il met en parallèle laréflexion anthropologique et la fiction romanesque.C’est peut-être dire qu’il intériorise paradoxalement leslois classantes de ces champs en s’intéressant tant à toutce qui les défie, comme l’anomie qu’il étudie, les héré-tiques qu’il met en scène et les récits alors atypiques telcelui du Soleil Hopi qu’il célèbre avec Chebika.

La division des genres alternativement pratiqués appa-raît alors congruente avec le dédoublement de soi quel’auteur transmet à ses personnages romanesques. Ber-trand et Conrad, les héros problématiques respectifs deL’empire du milieu et du favori du désir, sont ainsifatalement partagés entre leur désir de création esthétique

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1. Sur le plan littéraire, seul L’or de la république a été réédité enpoche (“Folio”, Gallimard) ; les romans suivants, bien que publiéschez de grands éditeurs (Gallimard, albin Michel), ont peu marqué lacritique. Sur le plan universitaire, l’ex-assistant de Gurvitch, bardé deses thèses et essais au retour de tunisie en 1967, a dû se contenterd’une chaire à l’université de tours (à défaut de la Sorbonne ou del’ecole pratique des hautes études, postes plus prestigieux).

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et leur volonté d’engagement politique ; leurs aventuresamoureuses respectives illustrent un tel dédoublement :les femmes qu’ils rencontrent dans la phase d’exaltationesthétique (nora pour Bertrand, ottilie pour Conrad)sont blondes, aériennes, apolliniennes ; puis celles qui lesaccompagnent dans leur engagement mortel (Judith,Cecilia) sont brunes, terriennes, dionysiaques ; le jour etla nuit. tout se passe comme si ces divisions en chaînetrouvaient leur unité ou leur complémentarité en faisantprogressivement système : l’ombre de l’imagination nepeut se passer des lumières du raisonnement, et inver -sement. L’enfant formé à l’école montessorienne oul’étudiant passionné de Spinoza affirment donc plus enpratique qu’en théorie qu’il n’y a pas de concept sanssensation, de sociologie de la connaissance sans expé-rience poétique. La déprise du monde et de ses divisionsqui survient au soir de la vie livre peut-être le fin mot del’affaire : le dédoublement et l’entre-deux ne sont aufond qu’entrelacements de mots de la même langue, d’unmême moi tout à la fois lié et séparé du monde…

“Flâner, rêvasser… et soudain un déclic, une détentem’éloigne de la vie qui devient un spectacle auquel jesuis étranger. ai-je remisé quelque part mes obliga-tions, mes affaires, les menues rages de la passion ?indifférent comme le serait un dieu caché devant unefourmilière. on est là un niais, un étourdi, on n’est plusdans le coup. Un état d’attente, et l’on découvre le pay-sage des autres d’un regard oblique. au lycée, on megrondait pour ces instants d’absence et, depuis, je mesuis souvent écarté ainsi des circonstances, de moi-même. voilà le seul indice qui me rappelle que je suisle même, à travers les personnages que j’ai habités1.”

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1. J. Duvignaud, L’oubli…, op. cit., p. 202.

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en somme, Duvignaud a successivement rencontré ladouble face du roman, d’abord exutoire de l’expériencevécue, puis forme d’exploration imaginaire des possiblesdans l’histoire humaine. Mais c’est aussi pour avoiréprouvé la dimension égotiste de cet art, et avoir notam-ment subi les caprices ou les exclusives de son milieu,que le romancier s’est ouvert à la sociologie qui alorssuscitait vocations et offrait une manière de carrière. Maiscelle-ci, à peine affiliée dans les manuels de la disci plineà la mouvance large de la “sociologie dynamique1”, s’estdéroulée sans provoquer de controverse scientifique nidonc faire “école2”. S’ensuit une double trajectoired’écrivain et de savant dont les propres reconstructionstranscendent la division de soi en une sorte d’allégorie, àla fois passionnée et raisonnée, de la subversion desnormes ou des genres établis. Déprise professionnelle ethétéronomie disciplinaire aidant, tel parcours tend àterme vers la fusion des codes dans l’essai poético-her-méneutique aux arrière-plans autobiographiques.

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1. Dans Les Sociologies contemporaines (Seuil, Paris, 1990), Pierreansart définit ainsi quatre grands courants ou écoles en France : lestructuralisme génétique (Bourdieu), la sociologie dynamique(Balandier, touraine), l’approche fonctionnaliste et stratégique(Crozier), l’individualisme méthodologique (Boudon).2. Dans son Pandémonium, Duvignaud livre les pièces d’une de sesrares controverses épistémologiques aux côtés de Gurvitch et à l’en-contre du structuralisme naissant à travers l’œuvre de Lévi-Strauss,qu’il analyse avec déférence malgré l’ironie du titre (“Le vicaire destropiques”, Lettres nouvelles, 1958, repris dans Pandémonium,op. cit., p. 115-126). L’anthropologue s’est senti obligé de répondrecordialement et point par point car “sa pensée y était constammentfrôlée, mais non saisie”.

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aUX FrontiÈreS DeS GenreS et DeS DiSCiPLineS

Créateur de fiction à la différence de Chevalier quiprend seulement la littérature classique pour source etmodèle, Duvignaud ne rejoint pas moins notre histo-rien dans un commun et tacite “plaisir du texte1”. Cetamour partagé et naturalisé des belles-lettres, œuvresde l’esprit consacrées entre toutes, évite peut-être àchacun de se poser la question qui nous intéresse icides liens cognitifs et tensions institutionnelles entregenres esthétiques et disciplines scientifiques. L’excel-lence de l’esprit littéraire peut certes faire oublier lesantagonismes de style en célébrant unanimement larencontre authentique de l’intelligence et de l’émotionou de la connaissance et de l’expérience2. Mais nosdeux trajets typiques, l’un partant d’une science posi-tive comme la démographie pour atteindre les rivagesmiroitants du récit ethnographique, l’autre déviant desa route romanesque pour croiser dans les eaux de l’an-thropologie, se complètent finalement pour révéler, àtravers leurs schèmes culturels implicites et leurs pra-tiques d’écriture spécifiques, divers aspects du dia-logue aussi intime que tendu entre sciences sociales etlittérature. Progressivement et partiellement pour l’un,précocement et entièrement pour l’autre, chacun s’est

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1. “il faut affirmer le plaisir du texte contre les indifférences de lascience et le puritanisme de l’analyse idéologique ; il faut affirmer lajouissance du texte contre l’aplatissement de la littérature à son simpleagrément” (roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, Paris, 1973,paratexte, quatr. couv.).2. Sur cette célébration, voir Louis Pinto, “epreuves et prouesses del’esprit littéraire”, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 123,1998, p. 45-64.

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livré aux charmes équivoques de l’écriture fictionnellepour se libérer des carcans idéologiques et méthodolo-giques. au prix d’une relative perte de contrôle épisté-mique, chacun a expérimenté dans cette écriture unemanière originale d’exprimer ce que le raisonnementlogique laisse informulé : le fantastique social pour l’un,le mystère de la force créatrice pour l’autre. Francs-tireurs de leur discipline, au sens où aucun des deuxn’attache véritablement son nom à un mouvementconceptuel ou à une chapelle savante, l’historien et lesociologue se sont ainsi montrés dignes témoins et ser-viteurs de la suprématie littéraire s’exerçant sur dessciences qui d’ailleurs s’en défendent de moins en moins.

Dans sa quête méthodique des “faits d’opinion enleur tréfonds charnel”, difficilement saisissables par lastatistique de la violence urbaine, l’historien des classesdangereuses s’en réfère ainsi à Balzac, Hugo et Sueplutôt que d’écumer, par exemple, les écrits obscurs de“la nuit des prolétaires1”. Dans ses études herméneu-tiques sur l’anomie, l’hérésie ou la passion, le sociologuefait quant à lui son miel des monuments littéraires (Anti -gone de Sophocle, richard III de Shakespeare, don Qui -chotte de Cervantès, Le Prince de hombourg de Kleist,etc.) plutôt que de tenter le diable avec l’enquête deterrain. Mais tous deux ne sont pas moins descendus deces hauteurs pour sacrifier avec bonheur au culte pro-fane des cultural studies en écrivant, l’un Juanito, etl’autre Chebika. etudes de milieu et récits de vie des

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1. Dans La nuit des prolétaires, archives du rêve ouvrier (Fayard,Paris, 1981), Jacques rancière exhume de l’oubli les poèmes, chro-niques de l’atelier-prison, lettres d’amour, journaux de revendicationdes prolétaires du siècle dernier en révolte contre un système qui lescondamne à vie à la misère ou au travail manuel.

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déshérités du monde où l’écriture transcende l’objetd’empathie en atteignant à la dimension poétique.

Si l’historien restera probablement l’un des premiersà avoir montré l’apport du roman à la connaissancepositive d’une époque ou d’une classe, et le sociologueun des rares à avoir dédoublé sa recherche entre thèseet fiction, l’un et l’autre n’ont pas manqué de faire allé-geance à leur discipline et de marquer leur point de vuesur les genres littéraires pratiqués. Les deux profes-seurs ont ainsi soigneusement évité la psychologie oula psychanalyse dans leurs enquêtes respectives sur leplaisir et le rêve. L’historien qui tient la sexualité pourloi fondamentale du plaisir et du crime n’évoque nullepart en effet l’économie psychique des liens entre éroset thanatos, ni Sade, Freud ou Bataille. Le sociologuede son côté ne peut certes manquer de saluer, dans son“essai d’anthropologie du rêveur contemporain” (LaBanque des rêves, 19791), l’apport clinique du “génialfondateur de la psychanalyse”, mais son interprétationsociologiste des discours sur le rêve (correspondancesentre thèmes oniriques et milieux sociaux) fait l’im-passe sur la dynamique de l’inconscient découvertedans la fameuse traumdeutung. enfin, dans ses récitsles plus poétiques, l’historien fidèle à Clio a toujourstenu à respecter l’ordre chronologique, et le romancierfidèle à ses convictions philosophiques s’est bien inter-dit de déroger à l’ordre de l’action, des personnages,du sens. on voit ici comment l’habitus disciplinaire enses contraintes logiques respectives peut modeler le pro-jet esthétique : d’un côté, l’exigence de contextualisationspatio-temporelle ordonne le récit ; de l’autre, celle dedécrypter le sens du monde structure la fiction. (…)

1. J. Duvignaud et autres, La Banque des rêves, Payot, Paris, 1979.

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CHÉriF KHaznaDar

une revue

Le premier contact que nous avons eu, Françoise Gründet moi, avec le nom et les écrits de Jean Duvignaudremonte au tout début des années soixante et à sesarticles dans la revue (qu’on qualifierait aujourd’huide “revue-culte” des hommes de théâtre engagés, j’ainommé : théâtre populaire) publiée par L’arche. JeanDuvignaud faisait partie de son comité de rédactionavec roland Barthes, Guy Dumur, Bernard Dort,Henri La borde et Jean Paris. C’est grâce à ce trimes-triel que nous pouvions, à l’époque, découvrir et avoiraccès à des œuvres de Büchner, Brecht, adamov,Gatti, etc.

Quelques années plus tard, et quelques semainesavant d’avoir l’émotion de le rencontrer, c’est à nouveaudans une revue, Le nouvel observateur, dans le premiernuméro de cet hebdomadaire, que nous avons découvert,sous sa plume, un article et une expression devenuslégendaires : “Les pieds-rouges”.

Puis ce furent les très fréquentes rencontres tuni-siennes, l’amitié, la découverte de sa magistrale Sociolo-gie du théâtre suivie de celle de l’acteur, de ses romanset, les années passant, une reprise de contact par, à nou-veau, des revues : Cause commune, Arguments, Le Sca-rabée international.

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en 1983, Jean Duvignaud est président de la Maisondes cultures du monde et participe au colloque de laSorbonne que Jack Lang avait organisé, réunissant endeux journées tout ce qui comptait dans le monde intel-lectuel international de l’époque. Les débats commen-çaient à s’essouffler, les communications succédantaux communications, Jean Duvignaud s’agitait sur sonsiège, parlant à ses voisins de droite et de gauche, lesempêchant d’écouter tout en ne perdant pas, lui-même,un seul mot des exposés, faisant des grimaces, mâchantsa pipe éteinte, se grattant la tête, et soudain il explosedans une intervention comme lui seul sait en faire,c’est-à-dire brillante, à vous couper le souffle, et ilprêche pour ce qu’il appelle, face à toutes les considé-rations politico-socio-terre à terre, une “internationalede l’imaginaire”. Le magicien du rêve et de l’utopie alancé l’idée maîtresse, les débats prennent alors uneautre tournure, on décolle et la formule fait fortune,c’est elle qui sera retenue, le lendemain, par les obser-vateurs et la presse.

C’est également le début d’une nouvelle aventureéditoriale à laquelle j’ai l’insigne privilège d’être asso-cié, une aventure qui dure depuis quatorze ans, la revueInternationale de l’imaginaire.

Jean Duvignaud croit à la revue, la revue avec un rmajuscule, à ce lieu de rencontre, de confrontation desidées, la revue qui s’ouvre sur le monde, qui ouvre au lec-teur des horizons multiples, lui offre des pistes d’évasionvers des univers autres, des mondes de rêve. il faudraitqu’un jour un travail de fond soit réalisé sur l’œuvre édi-toriale de Jean Duvignaud, sur son rapport avec l’éphé-mère. Je ne ferai qu’en indiquer la richesse, tenter dedégager quelques pistes de mon vécu de cette aventureexaltante qu’est Internationale de l’imaginaire.

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L’éditorial du numéro zéro (janvier, février 1984) dela première série d’Internationale de l’imaginaire(série bimestrielle qui ne comprendra que deux autresnuméros : mars-avril, et mai-juin 1984) contient claire-ment définie la ligne éditoriale dont Jean Duvignaudne déviera pas. il mérite d’être longuement cité, d’au-tant plus que ces numéros sont devenus introuvables :“n’est-il pas urgent d’établir de nouvelles solidaritésentre des hommes différents ? et cela en dépit des vio-lences, des polémiques, de l’intolérance… Contempo-rains les uns des autres, les «inventeurs» des églisesromanes, des temples mayas, des cités khmères, desmosquées du Maghreb ne se connaissaient pas entreeux. Les faiseurs de masques dogons, la peinture ducubisme, le théâtre kabuki, les spectacles rituels deBali appartenaient à des peuples hostiles entre eux.tous, nous les avons réunis dans le musée. Ce n’estplus de musée qu’il s’agit seulement – ce dernier fût-ille «musée imaginaire» : à travers les diverses culturesactuellement vivantes dans le monde, les artistes sontà la recherche de nouvelles images de l’homme. et laculture est bien plus que la culture : elle est ce quiemporte les femmes et les hommes à travers les rêves,les fictions, les figurations sonores ou plastiques versun avenir qui n’est pas encore, et qui sera peut-être.Lais sons au cimetière les traditions mortes. Seules lestraditions vivantes disposent du dynamisme créateurcapable d’anticiper sur l’avenir et d’établir entre ceuxqui, dans tous les domaines, cherchent à inventer l’ave-nir des rapports, des correspondances. il existe uneinternationale des créateurs.” Ce numéro zéro a pourthème – mais cela ne saurait surprendre les amis deJean Duvignaud – le théâtre et la dérision. voici donc,entre thème et édito, posées les bases et la méthode

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d’approche de toute une action. Internationale del’imaginaire abordera les sujets les plus divers, les plussérieux, mais en évitant toujours de se prendre trop ausérieux, en conservant toujours une nécessaire distancecritique. D’ailleurs, dans un article du même numérozéro, article intitulé “La dérision pour quoi faire ?”,Jean Duvignaud nous offre une clef lorsqu’il suggèreque l’on peut voir “dans la dérision une perceptioncomique de la vie et de la société – forme subtile de lasubversion, c’est-à-dire de la liberté”. Subversion etliberté, voilà encore deux autres thèmes majeurs d’Inter -nationale de l’imaginaire.

a la première série de tabloïds de vingt-quatre pagesva succéder sous le même titre, dès mars 1985, unenouvelle série d’ouvrages brochés de cent à deux centspages (dix-sept parutions jusqu’en octobre 1991). JeanDuvignaud va s’y faire côtoyer des textes théoriques,des essais, des nouvelles, des poèmes, des critiques delivres, de spectacles, des notes d’information. il vay associer ses amis, ses connaissances en France et àl’étranger, donner à ses élèves les plus prometteurs lachance de publier leurs premiers écrits. Cette série maldiffusée et qui, par conséquent, est restée un peu confi-dentielle est une véritable mine de textes importantsqui mériteraient d’être revisités. Citons juste quelques-uns de leurs auteurs, dans l’ordre chronologique deleur collaboration à Internationale de l’imaginaire, oude la publication de leurs textes inédits : Kenneth White,rené Depestre, Jean Devèze, tadanobu tsunoda, alainGeismar et Michel Wievorka, raymonde temkine,Pierre Fougeyrollas, andré-Marcel d’ans, Paul virilio,Henri Laborit, Michael Kirby, Bernard teyssedre, Claude

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Bonnefoy, Jean-Pierre Corbeau, Catherine Clément,Jean-Marie Pradier, Françoise Duvignaud, MarcelBisieaux, Paul-Laurent assoun, Françoise Gründ,Ghada assamane, Pierre Schaeffer, Lucien Sfez, Der-rick de Kerckhove, tahar Guiga, emmanuel Garrigues,mais nous n’en sommes qu’au numéro trois, arrêtons làcette énumération dont la liste complète comprendraitplus de cent collaborateurs, dont Jean Malaurie, edgarMorin, Kostas axelos, Madeleine Gobeil, andré voi-sin, Jean-Pierre Faye, adonis, Gilberto Freyre, deslettres inédites d’isabelle eberhardt et même une nou-velle de Moammar Kadhafi.

après une année d’interruption, Internationale del’imaginaire reparaît sous une nouvelle forme, celle dulivre de poche ; cette fois elle est éditée par actes Suddans sa collection “Babel” et enfin normalement et lar-gement diffusée. Jean Duvignaud y poursuit sa démar che.Les titres des parutions qui sont désormais thématiquessont le reflet des préoccupations de leur concepteur,citons : Le métis culturel ; Lieux et non-lieux de l’ima-ginaire ; La dérision, le rire ; Cultures, nourritures. Letitre des articles qu’il y écrit est tout aussi éloquent :“La contamination” ; “Le miroir, lieu et non-lieu dumoi” ; “Y en a marre de la tragédie” ; “Le corps, etaprès ?”

Foisonnant d’idées créatrices, Jean Duvignaud veutque dans ce monde où l’édition a perdu son sens, enga-gée dans une surproduction sans limites, inféodée auxlois du marché, perdant toute mémoire et traitant lesouvrages comme un produit éphémère de consomma-tion, subsiste un espace de liberté, d’ouverture sur lemonde des idées et des hommes, une revue. L’idéedérange, c’est donc qu’elle est bonne, si elle est sub-versive elle n’en est que meilleure, dirait le maître.

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FrançoiSe GrünD

mondeS fermÉS et mondeS ouvertS

en feuilletant la réédition de fêtes et civilisationsen 1984, je suis tombée sur plusieurs pages qui m’ontparu très curieuses. il s’agissait du fragment ressem-blant à une page de carnet de voyage où Jean Duvignauddécrit une fête à Cuzco en 1962. Cette fête péruviennemet en scène les descendants des incas, “coiffés dumême bonnet de laine tricotée incroyablement sale” :

“Le cercle se referme et les hommes tournent dans unedirection puis dans une autre, avançant précautionneu-sement leur pied droit rattrapé par leur pied gauche. ilne s’agit pas d’une danse mais d’un effort pour donnerun sens, pour évoquer. Les enfants qui jouent avec unbout d’étoffe ou un morceau de bois figurent un roi ouun cheval avec la même hésitante précision. Ce qui neveut pas dire, au contraire, que les incas misérablesd’aujourd’hui soient des enfants, mais que le colonia-lisme et ce qui s’en est suivi ont réduit ces hommes etces femmes en un état qui est celui des enfants danstoutes les sociétés – celui d’une méconnaissance desnormes de la culture où ils vivent. Seulement, ce quiest un «jeu» chez les enfants est ici une régressionimpo sée par la violence et la conquête.

tantôt vers la droite et tantôt vers la gauche, du mêmemouvement lent, les hommes se prennent par les épaules

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et psalmodient une mélopée que mon obser vateur péru-vien prétend ne pas comprendre, lui qui se dit à moitiéindien, parce qu’il s’agit de sons dispersés, de sons dis-parates qui ont bien un sens mais qui paraissent surtoutvouloir échapper aux sens. il ne lui vient pas à l’espritque les indiens qui dansent et chantent ainsi cherchent,avec ces mots espagnols et quetchuas, à détruire le lan-gage colonial, à discréditer la réalité qui les développe,que cette danse est une protestation contre la décadenceséculaire. Ceci, justement parce qu’elle est volontaire-ment dissociée et apparemment absurde.

La musique ne varie guère, mais de la répétition desmêmes sons et de cette mélodie courte, ressassée, naîtune excitation à laquelle tous les assistants sont sen-sibles : ils se trémoussent eux aussi, échangent des sou-rires furtifs et complices, comme s’ils étaient sous leregard d’un être et se communiquaient un secret que lemaître ne devait pas comprendre. Bientôt les danseursse serrent les uns contre les autres, épaules penchées enavant, tête projetée vers le sol, et tournent en psalmo-diant des mots où revient en espagnol le mot nada :rien. S’il s’agit d’un cercle du monde et du soleil, onmesure le sens exprimé et masqué de la fête à cetteprostration, cette tentative pour enfermer le cercle dumonde dans la terre et comme pour comprimer le cos-mos aux dimensions d’une ronde dans la boue, ledétruire, le dissoudre. Qui va entendre cette vérité pour-tant claire et à laquelle s’associent maintenant les autresindiens du marché, sans que les visages ne bougent,mais par des tressautements, des approbations du chef ?Cette danse est la réduction d’une fête plus vaste qui serétracte et détruit le monde à travers le symbole trivialqu’elle en donne…”

fêtes et civilisations,actes Sud, arles, rééd. 1991, p. 64-65.

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Cette description, forcément subjective, reprend toutela réflexion kantienne sur le pari du beau. elle évoqueaussi l’efficacité de la fête. toutes les formes spectacu-laires aujourd’hui sont-elles parvenues à conserver unemotivation, un sens ? Sur ce marché du Pérou, le tou-risme n’a pas laminé la forme parce que les visiteursétrangers, trop rares pour avoir une action destructiveou de banalisation, se détournent d’une manifestationqui les renvoie à ce qu’ils nomment peut-être un peutrop vite “la misère du monde”.

Le texte évoque obligatoirement les limites du spec-taculaire, voire la définition du spectaculaire. Ce quiest spectacle pour les uns reste balbutiement ou tenta-tive plus ou moins fructueuse d’expression pour lesautres. S’il est vrai que l’europe contribue à donnerl’habitude à l’œil comme à l’oreille de se trouver pen-dant la durée d’un acte spectaculaire sous un feu rou-lant de perceptions vives et variées, il n’en est pas demême en asie, dans le monde arabe, dans certaineszones de l’afrique et dans cette terre amérindienne oùla répétition devient un acte de construction. La récur-rence, synonyme d’insuffisance ou de tare en occident,acquiert au contraire une valeur particulière ailleurs.Marcel Mauss affirmait que l’acte répétitif contenaitune grand part de création. Le niveau d’implication del’individu comme interprète d’un modèle façonné parla transmission de la mémoire donne peut-être la mesurede cette invention créatrice dont la constatation par desétrangers à une culture donnée ne semble pas évidente.Jean Duvignaud évoque la danse de Cuzco comme“apparemment” absurde.

L’idée de l’enfermement du monde touche et attristeJean Duvignaud, qui réagit en poète et en homme géné -reux. Lui dont les cours, les conférences, les interventions

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à la radio et les écrits adoptent volontiers le ton du défidu plus ouvert, du plus large, du plus communicant, selaisse envahir sur-le-champ par une sorte de torpeurdevant ce qui lui paraît le clos, le rétréci. Combien defois ne nous est-il pas arrivé, à la Maison des cultures dumonde, avant ou après les spectacles, de nous étonner ducomportement de ces gens qui venaient de l’autre boutde la planète pour la première fois de leur vie, et, alorsque nous leur offrions de voir Paris ou de rencontrer desartistes français, préféraient rester enfermés dans leurchambre d’hôtel épaule contre épaule – eux aussi – àpsalmodier simplement entre eux, à essayer de chercherun repère de ce qu’ils venaient d’abandonner pour unmoment.

Si cette page a retenu mon attention, c’est à caused’expériences personnelles, mais surtout à cause duparadoxe que développe Jean Duvignaud. a partir desa période tunisienne, lorsque nous l’avons connu àHammamet et à Sidi-bou-Saïd, il paraissait fasciné parl’étude des mondes fermés : monde fermé de Cuzco,monde fermé de Chebika et monde fermé des filles dela Casa Branca au Brésil, où la transe, semblant jaillirde leurs robes à volants, pouvait sans doute figurer unemprisonnement plutôt qu’une libération.

ne serait-il pas possible de concevoir la représenta-tion du fermé comme un simulacre, comme une sortede jeu de l’envers ou de jeu des contraires qui permet-trait aux joueurs d’exploser vers le vaste et l’ouvert.Lorsque, au cours de l’été 1999, le cosmonaute françaissortait de la capsule spatiale en titubant pour tomberdans les bras de son épouse, également cosmonaute, ildéclarait simplement qu’il souffrait du mal de terre. ilvenait de passer six mois en apesanteur, dans un espacede moins de trois mètres carrés. Son objectif alors ne

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consistait pas à montrer comment il se mouvait dans saminuscule prison scientifique, mais à explorer le ciel etles autres planètes, dans un espace si étendu que sareprésentation en devenait même impossible à sesconcitoyens. Pour pouvoir déboucher sur l’immensé-ment ouvert, il passait par l’épreuve de l’enfermement.Comme ses prédécesseurs inconnus, meneurs de rituelset garants du représenté, il venait de faire connaissanceavec le contre-monde.

Les mondes de l’air, de la terre, de l’eau, du feu tien-nent symboliquement dans le tambour du chaman. JeanDuvignaud, homme de rigueur, homme d’émotion augénie bouillonnant, par la tendresse avec laquelle il sepenche sur les mondes fermés qui forment – à bieny réfléchir – le tissu de la plupart des religions et descultures, et par cette persévérance à chercher le chemindes autres malgré les obstacles, contient-il en lui desparcelles de Legba Carrefou, d’exu ouvreur de bar-rières d’épines à la croisée des chemins, de chamand’aujourd’hui, peut-être ?

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aLain LÉvY

une vISIon de L’hIStoIreIConoCLASte et PoIntILLISte

Philosophie, sociologie, histoire ? Quelques heures encompagnie de Jean Duvignaud voient s’estomper lesfrontières usuelles entre ces disciplines, qui sont pourlui autant de voies légitimes vers le même objet : éluci-der le comportement humain dans les différentes formesque peut prendre la vie sociale. or, l’histoire présentejustement l’avantage d’offrir à l’observation une grandediversité de formes d’organisations collectives, en inter -action les unes avec les autres. en outre, et peut-êtresurtout, les processus sociaux s’y inscrivent dans ladurée, constituant comme autant d’expériences quel’on peut regarder se dérouler. nous y apercevons desédifices parmi les plus majestueux (l’etat hittite, parexemple) disparus sans laisser de traces dans la mémoirede quiconque. nous savons ainsi que les civilisationssont mortelles.

Du regard qu’y porte Jean Duvignaud, on pourraitdire qu’il est à la fois iconoclaste et pointilliste. Socio-logue, il sait que les mécanismes sont compliqués etque des relations apparemment évidentes de cause àeffet cachent souvent une insuffisance d’informationou parfois un regard trop rapide. il en nourrit une cer-taine défiance à l’égard des schémas trop bien léchésdans lesquels on se laisse quelquefois enfermer. il leur

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préfère une déambulation à la fois prudente et curieuseau cours de laquelle l’attention se porte sur les détails,les interstices où se niche une réalité peut-être pro-saïque mais aussi plus révélatrice de ce que Max Sche-ler appelait “le vécu social”.

ainsi, le théâtre antique auquel s’est particulière-ment intéressé Jean Duvignaud. on en connaît d’admi-rables textes, on connaît les lieux où des acteursmasqués de porte-voix les déclamaient. on sait aussidans quelles circonstances se déroulaient les représen-tations, mais que sait-on de la manière dont le publicles recevait ? Comment se comportait le spectateur ?Y assistait-il recueilli comme à un culte, ou au contraireintervenait-il bruyamment en mâchant des olives ?L’image que nous nous faisons du citoyen grec s’entrouverait précisée, voire transformée, si nous le savionset, avec lui, celle de la cité dont il est la substance. or,parmi les différentes configurations socio-politiquesque permet d’explorer l’histoire, la cité grecque tientlieu de référence d’autant plus nécessaire que nous enrevendiquons l’héritage.

nous nous la représentons bien. nous la voyons, àl’aube de l’archaïsme, émerger humble encore maisdéjà complexe et dynamique, de ce “Moyen age grec”qui ne fut peut-être pas si sombre qu’il y paraît, puisqueles Grecs en sortent pourvus d’outils aussi élaborés quela langue d’Homère et d’Hésiode, ou que cette écriturealphabétique empruntée aux Phéniciens, qu’ils ont susi décisivement enrichir d’un système de voyelles quien multiplie l’efficacité.

Des générations d’historiens se sont attachées, avecsuccès, à en préciser les institutions, en décrire la genèseet le fonctionnement. La cité grecque classique obéit àdes critères précis qui la définissent : c’est un etat dont

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la souveraineté, qui réside dans l’assemblée des citoyens(ekklêsia), s’exerce sur un territoire délimité, par l’inter -médiaire de magistrats élus annuellement et respon-sables devant l’assemblée. Ce système fondé sur ladignité d’un corps de citoyens libres et égaux (le dêmos)s’inscrit dans une chronologie qui souffre peu d’appro xi -mations ; par exemple, à athènes, dès les premièreslois écrites de Dracon en 621, à la bataille de Chéronéeen 338 qui sanctionne par une confiscation de souve-raineté la défaite des citoyens en armes (hoplites) faceaux phalanges des “sujets” du roi de Macédoine. au-delà de cette date, la cité conserve bien ses institutionsmais devient une municipalité dans un etat fondé nonsur le “peuple” mais sur le territoire, et où la souverai-neté réside en la personne du monarque.

Jean Duvignaud visite le cadre ainsi défini en socio-logue : la cité, outre ses institutions et son destin histo-rique, est aussi et surtout un huis clos où des hommeset des femmes volontairement confinés derrière leursmurailles s’abritent, s’isolent d’un monde turbulent. ils’y réalise un processus de densification sociale oùs’expériment des catégories inédites de sociabilité, unautre rapport au travail, au pouvoir, fondés sur lanécessaire solidarité urbaine. elle n’est pas simple juxta -position d’individus ou de clans ; elle devient un toutorganique doté d’une conscience morale en laquellechacun se reconnaît parce que là réside sa dignitéd’homme libre.

Selon Jean Duvignaud, ce processus social caracté-rise la cité tout autant que ses institutions canoniques.Dès lors, les premiers agrégats socio-politiques dequelque importance apparus en basse Mésopotamiedès 2900 avant J.-C. (Ur, Uruk, Lagash), regroupantjusqu’à 150 000 habitants dans des enceintes fortifiées

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de 500 hectares, de même que, plus tard les cités cana-néennes de Phénicie, les villes de la Hanse, venise ou,plus près de nous encore, Salonique et alexandrie nepeuvent-ils être regardés comme des cités ? Pour cesdeux dernières, l’organisation administrative et politiqueottomane dont elles héritent, fondée sur l’autonomie des“millet”, leur en confère bien des traits. ne pourrait-onalors considérer que la péripétie historique ainsi dési-gnée est, au-delà de ses formes institutionnelles carac-téristiques, aussi et surtout une configuration où secréent des conditions de vie collective que, par homo-logie, on peut légitimement observer ailleurs, en d’autreslieux et temps ? Utilisé avec prudence, ce point de vueoffre une grille de lecture des plus efficaces pour démêlerl’écheveau des relations sociales dans des aggloméra-tions aussi “cosmopolites” où la complexité et l’impré-cision des appartenances communautaires, ethniques,nationales, religieuses, linguistiques, défient l’analyse.alexandrie au XiXe siècle n’est certes pas une citégrecque, mais son organisation est fondée sur lesmêmes principes d’autonomie et de solidarité appli-qués à tous les échelons de la collectivité. L’individuy est totalement libre ; aucune coercition ne s’exercecontre lui : pas de police municipale ni de fiscalité, pasde nationalité (il en a souvent plusieurs, qu’il reven-dique ou ignore selon les opportunités). Sa patrie, c’estla ville, où, inséré dans des réseaux complexes d’en-traide et de rivalité, il ne doit qu’à son talent d’y occu-per une place éminente ou de dépendance. Dans lesdeux cas, opulent ou famélique, il ne sera jamais seul.La collectivité veillera à le solliciter ou à l’assisterselon une loi implicite qui exige du riche l’évergétismeet assure au pauvre les conditions minimales de sadignité. Une morale, en somme.

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Mais laissons là notre exemple, qu’il n’est pas oppor -tun de développer ici. L’idée de transgresser des typolo-gies et les limites chronologiques, au profit d’homologiesde processus, est certainement exigeante de prudenceet de rigueur, mais elle permet de révéler des questionsinattendues, des corrélations ou des signes autrementpeu discernables.

elle procède d’une attitude plus générale qui conduitJean Duvignaud à rechercher des indices dans les lieuxdiscrets, parmi les personnages en rupture – rima à Che-bika – ou lors des périodes “d’entre deux”, lorsque lesanciens repères s’estompent avant que d’autres les rem-placent, moments incertains, angoissants, où, cherchant àrestaurer un âge d’or plus ou moins mythifié, on inventedes formes en fait inédites. Ce sont ces “siècles obscurs”de l’Hellade durant lesquels, à l’ombre des héros achéens,s’élabore l’hellénisme, ou encore le haut Moyen ageeuropéen (antiquité tardive ?) qui n’a de cesse que dereconstituer l’empire romain alors que s’y construit lachrétienté de l’occident médiéval. Ces “ruptures” aux-quelles s’attache Jean Duvignaud peuvent être longues,les transitions lentes et imperceptibles aux consciencesdes contemporains. ainsi l’esclavage à la mode antiqueperdure-t-il en France jusqu’en plein Xe siècle1, alorsqu’au Bas-empire, au ive siècle, le colonat préfigure déjàle servage. Par ailleurs, dès 842, à l’occasion du sermentde Strasbourg, des clercs inspirés concevaient l’idéeétonnamment prémonitoire qu’une langue était une ins-titution politique capable de désigner une entité souve-raine plus efficacement qu’un territoire défini ou que lafortune des armes2.

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1. voir l’ouvrage de Guy Bois, La mutation de l’An mil.2. voir renée Balibar, L’Invention du français.

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Périodes confuses, instables et mal définies, maisfécondes, davantage peut-être que celles, plus ordon-nées, qui les précèdent ou les suivent. Mais la cité, sigénéreuse d’idées nouvelles, ne constitue-t-elle pas uncontre-exemple ? Peut-être pas au fond – à athènes, onne cesse de légiférer avant de se précipiter dans la désas-treuse ligue de Délos. n’est-elle pas plutôt une éruptionde la réflexion, seul moment et seul lieu où, dans l’anti-quité, s’expérimente l’idée selon laquelle le pouvoir surles hommes peut émaner d’eux-mêmes et y être exercépar eux en toute légitimité. Une parenthèse “démocra-tique” entre les théocraties et les monarchies de droitdivin ; une rupture en quelque sorte ?

répondre serait bien hasardeux. La question est réduc -trice et ne concerne, à athènes, que quelques dizaines demilliers d’hommes, dix à quinze pour cent de la popula-tion. Mais cela a suffi pour susciter une authentiqueréflexion politique et philosophique dont les termes sonttoujours d’actualité. alors, pourquoi ne pas la poser ? Cedont je sais gré à Jean Duvignaud est d’affirmer quel’essentiel était d’avoir la liberté d’y penser.

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SoPHie Caratini

LA revAnChe deS femmeSde LA PAtrILoCALItÉ A LA mAtrILoCALItÉdAnS LeS CAmPS de rÉfuGIÉS SAhrAouIS

Jean Duvignaud n’aime pas qu’on parle de lui, maisc’est un amoureux des femmes. aussi, pour lui rendrehommage, ai-je préféré parler des femmes plutôt quede lui. on reconnaîtra peut-être, à travers mes propos,une démarche, un état d’esprit qu’il m’a transmis, decette manière si particulière qu’il a de transmettre leschoses essentielles, si pleine de réserve, presque depudeur, qui fait qu’on se rend compte un jour que lapart la plus précieuse de son message était, presquecachée, dans ce qu’il n’a pas dit.

Les femmes dont il va être question sont d’étonnantesrévolutionnaires, celles du Sahara occidental auxquellesle Front Polisario et l’ensemble du peuple sahraoui doi-vent d’avoir créé, dans un des endroits les plus déshéri-tés du monde – la hamada de tindouf, en algérie –, etdans des conditions extrêmes – la guerre, l’exil, le plusdur des déserts, et le dénuement absolu –, des “camps deréfugiés” qui ont stupéfié tous ceux qui les ont visités.

Depuis plus de vingt ans, et pendant que les hommess’occupaient à l’extérieur de la guerre et de la politique– comme ils l’ont toujours fait –, ces femmes se sontunies pour prendre en charge le destin collectif de la

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société tout entière. Destin, le mot est fort sans doute,mais quel autre terme utiliser pour désigner ce travailquotidien de construction, d’organisation, de réflexion,de remises en cause et d’éducation qui a permis à lafois la mise en œuvre du changement social et la préser-vation des valeurs fondamentales de la culture bédouine,pour ne pas dire de l’identité sahraouie.

Le point qui fait l’objet de cette communication estrepris d’un article intitulé “L’institution de la famille àl’épreuve de l’exil dans les camps de réfugiés sahraouis”,paru dans une revue algérienne d’anthropologie et desciences sociales, Insaniyat, publiée par le CraSC, Centrede recherche en anthropologie sociale et culturelle d’oran.

De cette analyse des transformations de la famille àtravers le processus révolutionnaire développé dans lescamps de réfugiés, je retiendrai un élément qui m’estapparu lors de mon dernier séjour à tindouf, au prin-temps 96, où pour la première fois j’ai été admise àséjourner pour y entreprendre une véritable recherche :pendant plus d’un mois, les autorités sahraouies m’ontlaissée libre de circuler dans les campements sansaccompagnateur, et d’interroger qui bon me semblait.

Sur le plan de la méthode, je me suis gardée de pro-céder à une “enquête” au sens scolastique du terme,préférant aller m’installer dans un premier temps dansune famille que j’avais connue vingt ans auparavant,puisqu’elle résidait en Mauritanie lorsque j’ai com-mencé mes recherches sur les grands nomades1, et avec

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1. Sophie Caratini, Les rgaybat (1610-1934), t. 1 et t. 2, L’Harmat-tan, Paris, 1989.

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laquelle, malgré le temps et la distance, j’avais pu gar-der des liens étroits. invitée par le fils – un étudiantrencontré à Paris en 1973 –, adoptée par le père – uncheikh de lignage important retrouvé à zouérate, enMauritanie –, c’est par cette famille que j’avais étéintroduite dans la tribu, c’est grâce à son appui et àcette position qu’elle m’avait permis d’occuper dans lasociété pastorale, que j’avais pu, dans les annéessoixante-dix et quatre-vingt, circuler au sein des cam-pements nomades et réunir les éléments nécessaires àla rédaction de ma thèse d’etat1 (entreprise sous ladirection de Jean Duvignaud). il s’agit d’une familleéclatée, à l’image du peuple sahraoui tout entier, puis-qu’une partie réside dans les camps de réfugiés de tin-douf, une autre nomadise entre la Mauritanie et leszones libérées, une autre est sédentaire et se partageentre nouakchott, nouadhibou et les palmeraies del’adrar, une dernière enfin se trouve quelque part,de l’autre côté du mur, en territoire occupé. Ce lignage,fort connu au sein de la population sahraouie, est doncle point d’ancrage de l’espace social auquel les noma -des du Sahara occidental et de Mauritanie qui connais-sent mon existence – et comme chez les Bédouins “tout”se sait, ils sont nombreux – m’associent. Je n’avais pasrevu la plupart d’entre eux depuis 1975, et en particu-lier je n’avais pas pu retrouver le cheikh, qui est main-tenant un vieillard, et qui demeure pratiquement enpermanence dans les camps, comme la plupart deshommes âgés et les blessés de guerre.

Préférant “laisser le terrain parler”, j’ai donc pendantquelques semaines vécu au rythme de la quotidienneté,suivant l’une ou l’autre des femmes de la famille dans

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1. Sophie Caratini, Les enfants des nuages, Le Seuil, Paris, 1993.

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ses occupations, et demandant à chacune et à chacunde me “raconter” ce qui s’était passé depuis que nousnous étions séparés, vingt ans auparavant.

on ne rencontre dans les camps pratiquement quedes femmes et des enfants en bas âge, puisque les autrespartent étudier ailleurs à partir de onze-douze ans, etque tous les hommes en âge de travailler sont soit dansles régions militaires (entre la frontière et le mur dedéfense marocain), soit au siège du gouvernement (sisdans des bâtiments “en dur” à une trentaine de kilo-mètres au sud de l’oasis de tindouf).

Si les hommes ne sont pas là, ils passent tout demême de temps en temps. C’est donc de cette absence etde ces passages dont il va être question, puisque parlerdes femmes, c’est évoquer le rapport femmes/hommes(pourquoi toujours dire hommes/femmes ?), sans lequelil n’y a que des êtres humains (ce qu’on appelle les“hommes” au sens générique du terme).

Sur le terrain, les “camps de réfugiés” se présentent dela manière suivante : entre 150 000 et 200 000 personnes,pour la plupart des femmes, donc, sont réparties entrequatre centres de sédentarisation situés en plein désert etdistants les uns des autres de 30 à 140 km, le centre admi-nistratif de la raSD (république arabe sahraouie démo-cratique), qui regroupe les ministères et les grands services,étant également isolé, mais dans une position centraleéquidistante de l’oasis de tindouf d’une part, et des troisprincipaux camps de l’autre. Chaque camp est considérécomme une “région”, une wilaya, et porte le nom d’uneville ou d’un village du Sahara occidental occupé par lesMarocains. Une wilaya réunit autour de quelques bâti-ments administratifs cinq ou six “quartiers”. Chaque

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quartier est composé d’un ensemble de tentes disposéesen lignes, et dont le modèle est le plan également carrédes camps romains utilisé par les nomades à l’épo que desgrands rassemblements. Les tentes de fortune des pre-mières années ont été remplacées par des tentes “régle -mentaires” spacieuses, dont la coupe et le plan (carré) ontété adoptés à la suite d’un concours organisé par lesfemmes sur l’art et la manière de tailler sa demeure.

Le projet révolutionnaire, qui s’est d’abord fondésur l’abolition du tribalisme (“le tribalisme est un crimecontre la nation”), a eu pour première conséquence lemélange des populations. Délibérément, et au fur et àmesure que les réfugiés arrivaient, le Front Polisarios’est efforcé d’empêcher – ou tout au moins de limiter –les regroupements tribaux et même lignagers. De plus,dans l’urgence de transformer en peuple cet ensemblede tribus (dans un objectif de révolution sociale, certes,mais aussi de stratégie politique internationale), unepseudo-“révolution culturelle” s’est mise en place avecl’interdiction, pour chacun, de dévoiler à l’autre sonori gine tribale. interdiction également aux parents detrans mettre à leurs enfants le nom de leur groupe d’ap-partenance, l’histoire de leur lignage, l’histoire des tri-bus et les mythes de fondation. ainsi des femmes sesont-elles retrouvées côte à côte, et c’est par la luttepour la survie et dans le travail quotidien qu’elles ontdéveloppé de nouveaux liens, nourris plus par le voisi-nage que par la parenté. en l’absence des hommes, lesrelations mère-filles et les relations entre les sœurs, déjàtrès fortes en temps de paix, se sont encore renforcées.

Mais c’était la guerre, or en temps de guerre l’instinctde vie se fait plus fort, et l’angoisse de la mort décuple

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les pulsions sexuelles. Donc elles ont épousé ces hommesqui passaient, d’autant plus facilement – et d’autantplus souvent – que le Front Polisario développait tou-jours davantage une politique nataliste, s’efforçantd’aplanir toutes les difficultés inhérentes aux mariageset aux divorces – le divorce étant lui-même promessede remariage. “Faites des enfants”, tel fut le maître motde la politique sociale du gouvernement sahraoui, tou-jours en manque non seulement de combattants, maisde citoyens, car le peuple sahraoui est petit, et la démo-graphie est un atout d’importance. Les besoins de lapolitique favorisant la satisfaction des besoins sexuels,on a assisté, en quelques années, à une accélération desunions. accélération parce que les hommes étant absents,les couples se défaisaient aussi vite qu’ils se formaient.Heureusement, la morale bédouine est plus libre que lamorale sédentaire, et les femmes maures n’ont jamaisété dévaluées – symboliquement et matériellement –par les mariages successifs. on peut le vérifier en Mau -ritanie, où l’on remarque, en particulier en ville, desphénomènes du même ordre, et où le montant de la dotd’une femme s’accroît de mariage en mariage, commesi l’expérience matrimoniale apportait à la femme une“valeur ajoutée”, pourrait-on dire, ce qui est impensableau nord du Maghreb.

Chez les Sahraouis, la dot a été supprimée, ce qui aencore facilité les choses, puisque l’argent – qui d’ailleursn’a pas circulé dans les camps jusqu’en 1991 – n’étaitmême plus un frein à la noce. Dans le même temps, ettoujours pour des raisons “révolutionnaires”, mais cettefois dans la perspective de mettre en acte une républiquedémocratique (qui n’est pas islamique, remarquons-le), la femme a acquis le droit à la parole, et plus per-sonne n’a pu marier sa fille sans qu’elle ait donné son

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consentement. Le seul obstacle possible était tout demême l’accord des parents, qui restait essentiel, et auquelon n’a pas osé toucher. Mais sur ce plan aussi, le droitdes femmes à la parole a modifié les choses, puisque lanécessité du consentement du père (des pères, en fait)s’est vue doublée du consentement des mères, ce qui apu, selon les cas, aider ou au contraire entraver les négo -ciations relatives à l’alliance.

voilà donc que surgit sur la scène un personnage uni-versellement redoutable et redouté : celui de la belle-mère, dont les pouvoirs se sont trouvés égalementrenforcés. avoir une belle-mère, pour une femme, c’estdéjà difficile, mais en avoir plusieurs, et en changertout le temps… c’est fâcheux.

Dans la société saharienne, comme dans l’ensembledu monde arabe, la patrilocalité est la règle. C’est-à-direque lorsqu’une femme se marie, elle va dresser sa tentedans le campement de son époux, donc à côté de sabelle-mère (si ce n’est au lendemain du mariage, dumoins dès la naissance de son premier enfant). C’est cequi s’est passé, au début, dans les camps de réfugiés.toute jeune mariée recevant du gouvernement la toiledont elle fait sa tente allait installer la demeure du jeunecouple à proximité de sa belle-mère, dont elle devenaiten même temps l’obligée dans la quotidienneté des tra-vaux domestiques. Une fois divorcée, elle pliait bagageet revenait près de la tente de sa mère. Mais avec letemps et l’importance de la relation mère-fille, accruepar l’épreuve commune et par l’affaiblissement de lamère prenant de l’âge et n’ayant plus la présence deses fils pour la réconforter, quelques résistances sontapparues.

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De surcroît, depuis le cessez-le-feu de 1991, toutesces femmes réfugiées, désespérant de rentrer rapide-ment au Sahara occidental, ont commencé à construiredes petites pièces en brique sèche, pour améliorer leurhabitat. en quelques années, chaque tente s’est trouvéeainsi agrandie par une petite cuisine et un “salon”, piècefermée, plus confortable par mauvais temps (le froid, lachaleur, le vent de sable) et dans laquelle quelquesmaigres trésors ont pu être entreposés, car la circula-tion de l’argent et les liens renoués avec les familleslointaines ont permis à certains d’avoir quelques effetssupplémentaires : des tapis, des coussins, des couver-tures, quelques denrées que la rareté rendait précieuses.Déménager après avoir fait l’effort de la constructiondevenait plus difficile. alors, en l’absence des hommes,on s’est “arrangé” entre femmes, et les jeunes mariéesen ont profité pour rester frileusement à côté de leursmères, ce que n’ont pas contesté les belles-mères, qui,faisant de même, pouvaient ainsi garder leurs filles àproximité. insensiblement, la tendance s’est inversée,et l’on est passé de la patrilocalité à la matrilocalité. Lephénomène n’est pas général, mais il est bien présent.on négocie selon les situations, et si la belle-mère n’apas de fille pour prendre soin d’elle, on y va quandmême… en traînant les pieds. Quant à la mère, même sielle laisse partir ses premières filles, elle gardera tou-jours au moins la plus jeune à proximité.

et les hommes, dans tout ça ? ils n’ont rien, maisn’ont jamais rien eu. Chez les nomades, la tente est à lafemme. non seulement elle en est propriétaire (qu’ellesoit mariée ou divorcée), mais en l’absence de sonépouse jamais le mari ne pourrait l’occuper. S’il n’y a

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pas de femme dans une tente, l’homme doit dormirdehors, du moins en était-il ainsi au temps de la vienomade, où le guerrier (tout comme le berger) se seraitcouvert de ridicule en agissant autrement. Dans la viebédouine, chaque homme avait son campement, ou dumoins sa place dans le campement de son père et deses frères. or là, il n’y a plus de campement, il n’y aque des tentes de femmes. Le marié, piégé par la matri-localité, se retrouve donc isolé dans un clan de femmesque domine sa belle-mère, où son autorité est considé-rablement fragilisée, puisque la société est patrilinéaireet que le pouvoir appartient aux hommes du lignage,soit au beau-père (s’il est là) et aux beaux-frères :quand les hommes de la famille sont sous la tente, eten particulier quand le pater familias est là, les femmeset les enfants baissent le ton. en quelque sorte l’homme,quand il est gendre, n’est “pas chez lui” à double titre.en cas de divorce, c’est lui qui ramasse ses affaires ets’en retourne… chez sa mère, du moins le temps de setrouver une nouvelle épouse…

Le pire, pour un homme marié, est lorsque son beau-père est là. et il est souvent là, du moins s’il est vieux.et quand le vieux père est là, c’est l’arlésienne perma-nente (d’autant qu’un ex-beau-père restera toujours unbeau-père, surtout lorsqu’il y a des enfants). Ce quej’appelle “arlésienne” est ce jeu de cache-cache carac-téristique de la société saharienne et que génère l’inter-diction, pour un homme, d’entretenir des rapports directsavec son gendre et son beau-père. Si la distance est demise entre les générations d’une manière générale, etparticulièrement entre la belle-fille et son beau-père,elle doit être absolue entre le gendre et le père de safemme, qui ne peuvent ni se parler, ni se regarder dans lesyeux, ni même s’apercevoir de loin. Ce qui n’implique

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pas pour autant que les échanges – en particulier de donsou de services – ne doivent pas avoir lieu, au contraire,mais toujours par personne interposée.

J’avais fait l’apprentissage de cet étrange ballet auquelse livrent les hommes dans la société bédouine pré -révolutionnaire. Un ballet qui ne concerne d’ailleurspas seulement le gendre et le beau-père, mais tous leshommes qui lui sont associés, comme les beaux-frèresaînés, les oncles et les cousins plus âgés que la femme,etc. Mais la patrilocalité y préservait tout de même desespaces masculins qu’on pourrait dire safe, où l’on nerisquait pas de se rencontrer. ici il n’y en a plus, et enexagérant un peu le trait, on pourrait dire que touthomme marié qui vient passer quelque temps dans safamille doit s’assurer, chaque fois qu’il veut sortir dechez lui, que “l’autre” n’est pas dans les environs, ou qu’ilne s’apprête pas à sortir justement au même moment.tranquilles, au contraire, les femmes (et les enfants)vont et viennent d’une tente à l’autre, de l’un à l’autre,apportent au prisonnier la nourriture et l’informationcruciale (“il dort, tu peux y aller ; il arrive, fais atten-tion ; tais-toi, il peut t’entendre”, etc.), car désormais,l’espace social tout entier est devenu leur territoire. Unterritoire féminin.

Sans domicile fixe, les hommes sahraouis sont donccondamnés à tourner dans cet univers de femmes dontils sont dépossédés.

C’est pour cette raison, et parce que, connaissant unpeu la langue, les coutumes et surtout les gens et leursliens de parenté, ce jeu permanent m’est apparu et m’a

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fait quelque peu sourire, que j’ai appelé cette commu-nication, certes un peu par provocation : “La revanchedes femmes.” Provocation parce que en réalité la situa-tion des réfugiés ne prête pas à rire. au moment oùl’on espère que le référendum d’autodétermination dupeuple sahraoui pourra enfin avoir lieu, on peut néan-moins se poser la question : de cette matrilocalité, commede tout ce qu’a réalisé cette génération de femmes enexil, que restera-t-il ? Peut-être beaucoup, peut-être rien.Mais même s’il n’en restait rien, cette période de leurhistoire en train de se faire est déjà, pour les femmesdu Sahara occidental, leurs filles et petites-filles, unmoment fondateur, une référence exemplaire, un repèredans le temps que la mémoire collective n’effacera pasde sitôt.

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CHarLeS iLLoUz

mAnIfeSte Pour LA LIBÉrAtIonde LA voyeLLe, A rIre

traiter du rire, cette expression sonore de la jubilationintellectuelle – comique, plaisanterie, humour, etc. –,c’est prendre le risque de se placer dans une position oùle rire est absent, c’est un peu vouloir composer une par-tition musicale dans le langage des sourds-muets. Com-ment, en effet, donner une formulation un tant soit peuadéquate, dérisoirement dialectique, de ce que l’hommene parvient à exprimer autrement que par ce qui res-semble à des semi-hurlements, des gloussements expec-torés, des chapelets de ululements acclamatoires,auxquels il faut ajouter tous les degrés de contorsionsdu corps, de grimaces effrayantes ou radieuses, demâchoires qui vont jusqu’à se décrocher, de côtesdoulou reuses que l’on se tord, et pour cela que l’on setient ?… D’ailleurs, parle-t-on du rire autrement qu’endécrivant le corps : rire comme un bossu, se bidonner,s’en frapper les cuisses, rire aux larmes, rire à se pisserdessus, à gorge déployée, de bon cœur, du bout deslèvres… Si quelque théorie parvenait – au terme d’unénoncé concis – à cerner l’essence du rire et de sesmodalités de déclenchement, nul doute que le rire enserait du même coup moins désirable. Le rire, je crois,est précisément une mise en échec, jubilatoire, de laparole, une revanche de l’esprit sur la structure. Pour

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cette raison, l’homme transfiguré qui surgit en riant seplace d’emblée hors d’atteinte de l’analyse.

a suivre Jean Duvignaud buissonnant entre diversessais ou propos inspirés par le rire, on remarque combienl’auteur maîtrise, d’une telle pratique, l’art de l’esquive,pour épargner à sa réflexion la douloureuse gravité desconclusions. Pour exacte que puisse être la célèbre for-mule de Bergson sur la nature du comique – “de la méca -nique plaquée sur du vivant” –, on perçoit combien untel arrêté, issu pourtant d’une rigoureuse et subtile ana-lyse, évacue quelque chose d’autre qui envahit le corpset l’esprit du rieur. Certains sujets réclament, en effet,des égards que les sciences, sociales ou du langage, etmême peut-être la philosophie, ne savent pas toujoursprodiguer. Particulièrement en ce qui concerne cette acti-vité intellectuelle étrange, qui emprunte le même véhi -cule de communication que la parole, usant en quelquesorte de l’appareil phonatoire pour établir des modula-tions sonores qui ne relèvent entièrement ni de la nature,ni de la culture.

Si le corps est un instrument de culture, comme ledisait Mauss, qu’en serait-il, ajoute Duvignaud, “de lasyntaxe du rire et de son utilisation” ? et que reste-t-ildu corps culturel, et même du langage, lorsque le rireleur est passé dessus ? envisageons donc ici le rire àpartir de sa manifestation la plus ostensible et pourtantla moins souvent jugée susceptible de nous faire appro-cher l’énigme du rire : une production vocale compul-sive. a-t-on songé, en effet, à élaborer une phonétiquedu rire ?… Si toutes les langues du monde peuvent êtreprésentées à partir d’un tableau dévoilant l’ensembledes différenciations consonantiques, peut-on rêver de

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voir un jour figurer tous les rires du monde à partir detableaux dévoilant l’ensemble des différenciationsvocaliques qui caractérisent cette production sonore ?Car le rire libère précisément ce que toute langue sou-met à un strict contrôle : la voyelle.

arrêtons-nous un instant sur quelques aspects de laplus extraordinaire mécanique que l’homme ait jamaisinventé : l’appareil phonatoire. tout d’abord, les cordesvocales : lyre, harpe, luth ou pourquoi pas clavecin,c’est bien un instrument musical qui est là, logé entreles chairs souples et délicates de la gorge, prêtes àvibrer selon toutes les nuances voulues. Le son pur,brut, s’y forme et s’élève, recherchant l’ouverture buc-cale au-delà de laquelle il ira s’épandre dans l’espaceentier qui s’ouvre à lui… Mais, s’agissant de la parole,avant même d’accomplir cette trajectoire, le son nouveau-né se heurte à un dispositif savamment équipé, chargéd’interrompre le flux de l’air et d’en réduire l’énergieprimitive. Une turbulence se crée qui va brusquementle domestiquer. Le beau jaillissement vocalique, eneffet, est stoppé net par un ensemble d’obstacles dont lacombinaison variée va imposer à l’innocente voyellel’impérieuse tutelle de la consonne : langue, larynx,luette, palais, lèvres, dents, nez opèrent selon des forma-tions particulières pour imposer toute une variété deconfigurations acoustiques complexes : glottales,laryngales, palatales, labiales, rétroflexes, occlusives,nasales et autres fricatives s’ordonnent, se concatènent,s’emparant de la voyelle initiale qui ne paraîtra plusà l’air libre qu’agglutinée au module consonantique. a ceprix vont se déployer de beaux cortèges de mots…a ce prix va triompher l’arbitraire du signe, lui-mêmedoublement articulé, et permettre au démiurge parlantd’engendrer le monde.

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Cela étant, la voyelle corsetée, engoncée dans le car-can phonétique du signifiant, se prend d’un rêve inau-dible, proprement inouï : celui de ne plus s’aliéner dansla trame acoustique des consonnes, d’échapper à lagangue des mots. arthur rimbaud, le voyant, ne parlepas d’autre chose, lui qui, des voyelles, annonçait qu’ildirait quelque jour la naissance latente. Pour leur don-ner le jour dont le langage les prive, il imagina avecelles recomposer le spectre de la lumière :

A noir, e blanc, I rouge, u vert, o bleu…

Lumière qui jaillit à chaque vers comme un “rire”, des“vibrements”, un “suprême Clairon”, des “strideurs”…

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles…u, cycles, vibrements divins des mers virides,…o, suprême Clairon plein des strideurs étranges,

Le rire rimbaldien est dans le prisme coloré desvoyelles, dans cette aporie de la langue qu’il veutdévaster… Prisme également du carnaval médiéval oùle rire, affirme C. Gaignebet, le rire des bouffons et desfous – grands prêtres des liturgies ballonnantes et flatu-lentes –, le rire, épris des inversions systématiques,était essentiellement déclenché par l’éclatement de lavoyelle anale. Mais encore, d’une tout autre ma nière :n’est-ce pas d’un e libéré du langage et retourné à lalumière dont Perec nous parle dans La disparition,puis d’une libération de quatre autres voyelles renduepossible par le retour du e mis en gage dans la languedes revenentes ?… Ces voyelles libérées, évadées dulangage, sont, à n’en pas douter, celles du rire. D’ailleurs,n’a-t-on pas vu des suppliciés à qui on avait coupé lalangue continuer de rire ?… Combien Bergson avaittort de prétendre que le rire ne se déploie pas dans les

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profondeurs de la conscience, qu’il se manifeste seule-ment à la superficie intellectuelle des relations sociales !

non, quelque chose gît, réprimé, dans un inframondeacoustique, délaissé par la linguistique, vraisemblable-ment trop soucieuse de ne pas y égarer son latin. Peut-on imaginer capter le rêve de la voyelle ?… Un telprojet, dont l’incongruité ne manquerait pas de séduireLewis Carroll, est indirectement évoqué par les habi-tants de l’île de Maré de l’archipel des Loyauté, entrela nouvelle-Calédonie et le vanuatu. on y voit parfoisun comparse, exaspéré par les rires et les quolibetsdont il est l’objet, fulminer contre le moqueur hilare ets’écrier, en prenant soin d’articuler chaque syllabe :“Bo ci «a» !” Ce qui veut dire : “tu fais «a» !” L’offenséouvre pour cela très largement la bouche sur le “a”,évitant ce faisant d’expirer, afin qu’il ne puisse y avoirde confusion avec l’interjection “ah !”. il s’agit bien,explique-t-on alors à l’ethnologue intrigué, de lavoyelle “a”, pure et simple, articulée isolément commepour un exercice oral d’apprentissage de l’alphabet.L’étranger intrigué à nouveau se fait expliquer la chosepar le plus indulgent des comparses : “Comme il n’estpas content qu’on se moque de lui, il dit que l’autre nerit pas, il fait «a» comme dans un mot.” ainsi, l’offensétrouve à répliquer au railleur : celui-ci se raille, mais nesait pas rire. Ce qu’il fait avec la bouche n’est pas durire, mais encore du langage… voilà donc la disqualifi-cation, la plus inattendue sans doute, dont un hommepuisse souffrir : demeurer dans la claustration du langagearticulé, dans l’enfermement des formes explicites, etse voir dénier le pouvoir de s’en arracher… Mais alors,dans quel monde, étanche aux instances du logos, lesKanaks ont-ils conscience d’avoir le privilège d’entreren riant ?

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Dans sa petite encyclopédie du gai savoir du rire,Jean Duvignaud n’oublie pas les Kanaks, dont l’ethno-logue protestant Maurice Leenhardt rapporte une cou-tume, connue également chez d’autres populations, ditede “parenté à plaisanterie” ou “à libre parler”. Sansentrer ici dans le détail des modalités locales de ce typede relation, il est intéressant de noter qu’à Maré, il estpermis à deux alter ego de se battre et de s’insulter,avec obligation de manifester la plus ostentatoire bonnehumeur, et ce quels que soient les noms d’oiseaux dontils s’affublent réciproquement et la raclée qu’ils s’admi-nistrent mutuellement. Un autre aspect de la relationréside dans leur statut de spoliateur patenté : ils peuventen effet s’emparer à tout moment des biens de cet autruirigolard, et ce particulièrement pendant les funérailles,où ils accomplissent solennellement un pillage de deuil.enfin, et là apparaît sans doute un aspect des plus inté-ressants, ils peuvent en toute innocuité se frappermutuellement de leur magie meurtrière. Ces magies,hautement redoutées aujourd’hui encore, perdent leurpouvoir homicide s’ils se prennent réciproquement pourcible, ce qui là aussi les fait bien rire. Je me dis que sion transposait une telle pratique dans notre société, celareviendrait à voir des individus hilares essayer de sechatouiller à coups de revolver. Je ne m’attacherai pasaux conséquences anthropologiques et cliniques qu’ilnous faudrait en “tirer”. Qu’il suffise de rappeler andréBreton parlant du rire, et de l’humour en particulier : un“commerce intellectuel de haut luxe”. Le luxe excèdel’échange formalisé, dont a si pertinemment parléMauss, il défait la règle et se laisse percevoir, par lebourgeois cossu, comme une spoliation faite à Dieu.

Je ne peux manquer enfin de paraphraser sur la farcecommune, “cette farce à mener par tous”, Jean Duvignaud

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poursuivant du rire à l’art et au théâtre : s’emparer parle rire de “ce que la société n’a pas su donner” ; accéderà la “perception dérisoire du monde qui place l’hommeen tête à tête avec l’être qu’il dissimule”. on connaît lacélèbre proposition de Wittgenstein : “Ce dont on nepeut parler, on doit le taire” ; il semble que dans unemême relation au langage, dès le début, homo loquensait préféré : ce dont on ne peut parler, on doit le rire.

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Pierre FoUGeYroLLaS

un roCheLAIS BondISSAnt

Dans la Préface à la deuxième édition de fêtes et civi-lisations (1984), Jean Duvignaud écrit : “C’est direque la fête me fascinait moins par ses répétitions quepar la rupture qu’elle entraîne dans la durée : aucontraire de la doctrine classique, prolongée par lesessais de Cail lois ou de Bataille, j’ai insisté sur la cas-sure qu’elle provoque dans l’enchaînement des déter-minismes : ne s’agit-il pas d’une action collective aucours de laquelle, d’une manière imprévisible et quene réglemente pas la répétition des anniversaires,l’homme, pour un bref instant, découvre que tout estdevenu possible ?”

Si je ne redoutais pas d’être accusé de réduction-nisme, je dirais que tout Duvignaud est dans la phrasequi vient d’être citée. Car, pour lui, la répétition, larégu lation et la réglementation sont des expressions dela mort contre lesquelles il en appelle à la vie et, plusprécisément, à la créativité, dont la fête, la vraie fête,est la manifestation par excellence.

on imagine assez aisément un enfant unique, trèsprobablement surdoué, comprenant plus vite que sescondisciples et éprouvant un sentiment de monotonieen écoutant le professeur qui répète à l’usage desautres ce qu’il avait déjà assimilé. est festif pour lui le

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changement de rythme ou, comme il le dira plus tard,la rupture génératrice de l’imprévisible.

Cette généreuse impatience comporte inévitablementun manque d’attrait pour ce qui est institué, car l’essencede l’institution réside dans la répétition et les régula-tions répétées qu’elle induit. Peut-être le choix de lasociologie qui fut, à son âge classique, la science desinstitutions ou, du moins, leur étude privilégiée a-t-il étéun moyen de conjurer l’oppression institutionnelle parsa prise de conscience à la manière de Spinoza, dontJean Duvignaud ne cache pas que c’est son philosophepréféré.

Freud, pour sa part, expliquait, dans la dernière partiede sa vie, que l’organique, c’est-à-dire le vivant, était élan,innovation, création, et que les composants chimiquesde l’organisme déterminaient des réactions dont le propreétait de se répéter. ainsi le vivant était inspiré par eros,comme figure de l’instinct de vie, et l’inorganique étaitvoué à l’automatisme de répétition, fondement de l’ins-tinct de mort. Sans jamais avoir versé dans le dogma-tisme de certains épigones de Freud, Duvignaud s’estdoté d’une Weltanschauung privilégiant la créativité etles ruptures qu’elle entraîne au détriment de la répétitionet de l’institutionnalisation inévitable, mais aliénante.

Son humanisme (mais me pardonnera-t-il jamais cemot en -isme et celui qui va suivre ?), son humanisme,dis-je quand même, est un vitalisme. Du moins, c’estainsi que l’on pourrait qualifier la pensée duvigna-lienne si l’auteur n’avait pas pris le plus grand soin derefuser tout système, voire toute doctrine.

De fait, la construction d’un système ou simplementd’une doctrine constitue inévitablement une institution-nalisation de la pensée qui est tout le contraire de l’impré-visibilité du festif. C’est pourquoi nous ne reconnaissons

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pas, notamment depuis Kierkegaard, l’ironie et la déri-sion socratiques dans la doctrine de Platon, et encoremoins dans le système d’aristote. et ce n’est pas parhasard que Jean Duvignaud a consacré de nombreusespages au rire, au comique, à la dérision, à l’ironie et àl’humour, en marquant les différences entre ces termestout en les rassemblant dans un livre qu’il a intitulé LePropre de l’homme (1985).

il y déclare : “ethnologues, anthropologues ne par-lent guère du rire. Sans doute se défient-ils du comiqueet des aspects hilarants de la vie commune ? il est vraique la dérision trouble la cohérence des systèmes, lalogique interne des structures ou la gravité des obser-vateurs…” nous retrouvons donc là l’idée de cassuredans la temporalité qui avait été déjà indiquée pour mar-quer le caractère essentiel de la fête. Contre la répé titioninstitutionnalisée et génératrice d’ennui, nous sommesinvités à laisser fuser le rire démolisseur des hiérarchiessociales.

Bien entendu, les ruptures dans le rythme de la viesociale prennent des formes différentes. Le rire estrelativement bref et la fête peut se déployer dans uneassez grande durée, encore que, au-delà d’un tempsd’une longueur variable, la fête elle-même laisse la répé -tition l’emporter sur l’imprévisible et tourne à l’ennui.Contre cet ennemi qui est plus monstrueux que la mort,il faut sans cesse rompre le rythme, briser la continuitéet ne pas s’abandonner aux quiétudes asservissantes dela répétition.

C’est pourquoi Duvignaud a développé ses recherches,à la fois, sur le théâtre, sur la créativité, sur l’anomie et,au fond, sur tous les aspects de la vie sociale qui nousarrachent plus ou moins bien et plus ou moins long-temps à la pesanteur des institutions. on pourrait en

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outre déceler des correspondances, au sens baudelairiendu terme, entre cette sociologie anthropologique desruptures et les cassures visibles dans ses fictions, deL’or de la république (1957) au Singe patriote (1993).L’alternance entre les essais et les romans n’exprime-t-elle pas cette volonté de ne pas se confiner dans unseul genre de l’écriture et de ne pas succomber à lamonotonie d’une vocation unique et univoque ? Lacréation des fictions est-elle le violon d’ingres de cesociologue, ou la sociologie est-elle le violon d’ingresde ce romancier ? Je laisse à d’autres le soin d’en débat -tre et, si c’est possible, d’en décider. Pour ma part, jeme contente de saisir dans son unité interne celui dontil est question et dont le péché mignon réside précisé-ment dans l’interruption de celui qui parle quand cen’est pas lui-même, dans la coupure de parole qui esteffectivement un moyen de conjurer l’ennui pour quin’est sur le moment qu’auditeur. au demeurant, l’ami-tié s’accommode de ces coupures de parole, surtoutquand elles se répètent depuis quelque quarante ans.

Comme chacun sait, les ruptures de rythmes et lescassures temporelles comportent aussi une dimensionspatiale. Car, le plus souvent, ces ruptures et ces cas-sures s’accompagnent des changements de lieux qui,pour ainsi dire, les concrétisent. Duvignaud évoque cequ’il appelle ses voyages initiatiques à travers l’alle-magne de l’après-guerre comme s’il s’agissait de la suitedes Lehrjahren, des années d’apprentissage du WilhelmMeister de Goethe, il évoque aussi ses “décou vertes”des amériques, des orients et des pays musulmans,sans oublier le séjour de plusieurs années à l’universitéde tunis auquel nous devons Chebika (1968), cette parolerendue à des villageois du Sud tunisien qui l’avaient per -due. Mais ces voyages et ces séjours à l’étranger auraient

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pu n’être que le sort commun aux universitaires de notretemps, favorisés par les nouvelles facilités des déplace-ments aériens. Ce qui nous intéresse, c’est autre chose.C’est la façon dont notre auteur a tiré parti, et mieuxque cela, du vécu de ses voyages et de ses séjoursd’expatrié.

Sans doute y a-t-il une littérature des voyages allantde Montaigne et de Chateaubriand à Barrès, à Mon-therlant et à Cendrars, qui parfois fusionne l’imaginaireet le réel et à laquelle Jean Duvignaud n’est pas sansdevoir quelque chose, ne serait-ce qu’un certain stylede description poétique des paysages vécus commedécors du déploiement de la subjectivité de l’auteur.Mais là n’est pas l’essentiel.

L’essentiel, c’est le style, la manière de penser et des’exprimer qu’il en a tirés. Dès qu’il a suffisamment faitbriller une idée ou une image, il bondit vers l’idée oul’image suivante. a l’opposé d’aristote qui disait :Ananchê stênaï, “il faut s’arrêter”, la devise de notreauteur pourrait être : “il ne faut jamais s’arrêter”, si cen’est durant un instant qu’il faut aussitôt dépasser. C’estce que nous prenons la liberté d’appeler le style bon-dissant, qui fait de Jean Duvignaud un rochelais bondis-sant à la manière dont Wagner parlait du fliegendeholländer, du hollandais volant, sans oublier que levaisseau fantôme est une création folklorique, tandisque le rochelais bondissant désigne un être ô combienréel.

Parmi cent exemples de bondissements duvignaliens,citons celui-ci tiré du Jeu du jeu (1980) : “Dans latranse, telle qu’elle se pratique dans les quartiers subur-bains des pays du tiers Monde et dans certainesrégions du continent vers lesquelles ont été déportésdes esclaves africains : macumba à rio, xango à recife,

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parfois encore vaudou à Haïti, mais ausi célébrationscomparables au Dahomey, au Congo, en turquie, eniran.” et, citons cet autre exemple que nous offre l’évo-cation de la renaissance dans B.-K. Baroque et Kitsch.Imaginaires de rupture (1997) : “(…) un flux de créa-tions envahit l’europe du sud au nord, puis à l’ouestjusqu’aux terres du nouveau Monde, et on en trouve lestraces en afrique, en asie – un archipel imaginaire d’oùémergent, entre autres, Borromini, Monteverdi, l’aleija-dinho d’ouro Prêto, les artisans luso-tropicaux des tal-has ou des façades de cathédrales mexicaines, la poésiemystique de Ger hardt ou celle, plus cérébrale, de Gón-gora, le castrum doloris des enterrements princiers, leBernin, le Greco et venise tout entière.”

D’un membre de phrase à l’autre, l’auteur ne bondit-il pas d’une cité à une autre, d’un pays à un autre etmême de l’ancien au nouveau Monde, voire des amé -riques à l’afrique et à l’asie et, dans la dimension del’esprit, d’un écrivain à un autre et d’un créateur à unautre. très loin de tout comparatisme plus ou moinspédant et pesant, ces bonds entraînent le lecteur dansun tourbillon planétaire, à la fois joyeusement poétiqueet heureusement savant. Le bondissement duvignalienest tout le contraire d’une méthode et a fortiori d’unprocédé. C’est un style plus existentiel qu’intellectuel,plus vital que conceptuel. C’est une manière d’ap -préhender le monde et la réalité humaine et de faire com-prendre au lecteur ce que la décomposition analytique etla reconstruction synthétique ne lui permettraient pas desaisir. Le baroque, par exemple, ne saurait se réduire à ladéfinition “claire et distincte” d’une essence. aussibien, à celles et à ceux qui veulent en tenter l’approche,notre auteur offre d’œuvre en œuvre et de site en sitedes éclairages multiples qui, en s’opposant et en se

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complétant, montrent à la fois ce qu’il est et ce qu’iln’est pas.

Le rationalisme classique tend à faire disparaître lemouvement sous la symétrie et sous la répétition. ilatteint par là à une beauté idéale à laquelle Baudelairefait dire : “Je hais le mouvement qui déplace les lignes.”L’esthétique immanente aux œuvres de Duvignaud sesitue aux antipodes de cet idéal glacé. C’est une esthé-tique du mouvement, du changement, du devenir plusproche d’un modèle culturel germanique que des modèlesculturels latins, sans pour autant proposer et encoremoins imposer quelque modèle que ce soit. C’est ceque nous avons tenté d’éclairer avec la métaphore dubondissement, qui ne doit pas être entendu comme unsigne d’instabilité de la pensée, mais au contraire commela marque d’un esprit en mouvement à travers d’inces-sants mouvements de l’esprit.

en tout état de cause, ce bondissement prémunit aussibien le sociologue que le romancier contre la tyranniedes modes intellectuelles et contre les facilités du “prêtà penser” et de la “pensée unique”. alors que, aux envi -rons de 1965, la plupart des sociologues français s’en-gouffrent dans l’impasse de l’idéologie structuraliste,Jean Duvignaud et ses étudiants enquêtent à Chebika etpermettent aux membres d’une communauté villageoisede dire leurs vécus et le devenir de ces vécus. Dans lalignée de Marcel Mauss, il a fait se joindre et se rejoindrela sociologie et l’anthropologie culturelle. il est doncbien à contre-courant par rapport à ceux qui se détour-nent du devenir pour s’en tenir à l’examen des invariantset des structures réduites elles-mêmes aux structures lin-guistiques.

Quant au romancier, il continue à se bien porter, cequi veut dire qu’il n’entre pas dans la mode littéraire

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qui a réduit la plupart des romans français à des œuvrespauvrement intimistes consacrant, par exemple, unecinquantaine de pages aux dernières heures d’un vieuxchien que son maître fait, si j’ose dire, euthanasier parun vétérinaire. vraiment, les fictions de Duvignaudsont d’une autre trempe. De L’or de la république auSinge patriote en passant par L’empire du milieu (1971)et dis, l’empereur, qu’as-tu fait de l’oiseau ? (1991), ils’agit non de romans historiques, à proprement parler,mais de romans dont les personnages imaginaires et plusvrais que nature vivent et agissent sur une toile de fondfournie par l’histoire. C’est bien tout le contraire de cetintimisme appauvri qui a détourné de la lecture desromans un très grand nombre de nos contemporains.

nous évoquions précédemment les correspondancesque nous avions le sentiment d’appréhender entre lesétudes sociologiques de Duvignaud et ses fictions. Peut-être faut-il aller plus loin et s’interroger sur une unitéexistant entre les unes et les autres, pour autant quecette idée d’unité ne nous conduise pas sur une faussepiste. Cependant, c’est notre auteur lui-même qui nousincite à cette recherche d’unité mettant délibérément aucentre de sa pensée le jeu dans sa gratuité ou, si l’on pré -fère, la gratuité du jeu.

touchant ce point crucial, ce n’est pas à telle modeinévitablement passagère dans la littérature ou dans lasociologie qu’il s’oppose. C’est à l’esprit même denotre temps. Dans Le Jeu du jeu, il écrit : “La penséede ce siècle esquive le ludique : elle s’attache à établirune construction cohérente où s’intègrent toutes lesformes de l’expérience reconstituées et réduites à tra-vers ses propres catégories. Un immense effort a étéentrepris pour escamoter le hasard, l’inopiné, l’inat-tendu, le discontinu et le jeu. La fonction, la structure,

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l’institution, le discours critique de la sémiologie necherchent qu’à éliminer ce qui les effraie.” a quoi ilajoute en manière de concise conclusion : “Le positi-visme a réussi à éliminer ce qui faisait obstacle à savision «plate» de l’univers.”

L’ennemi est donc désigné et dénoncé, c’est le posi-tivisme qui, loin de se réduire à la doctrine d’augusteComte, consiste dans la conception selon laquelle lascience et ses techniques d’application résoudront tôtou tard tous les problèmes fondamentaux de l’huma-nité contemporaine de telle sorte qu’il n’y aura plus deplace pour une reconnaissance de ce qui échappe à lastricte rationalité de la science et des techniques. Cepositivisme-là, c’est aussi ce que l’on appelle le scien-tisme, qui apparaît à l’évidence comme la mort de lacréativité, de la pensée et finalement de l’esprit. C’estla platitude de l’occident en tant qu’il oublie sessources traditionnelles et qu’il ignore les cultures nonoccidentales.

La contrepartie affirmative de cette opposition radi-cale au positivisme, c’est, comme nous venons de levoir, la prise de conscience et la mise en valeur duludique, du gratuit dans les phénomènes humains per-sonnels et sociaux. intuition de la créativité ? Certes.Mais, en même temps, une façon personnelle de promou -voir la fiction.

Les études sociologiques de Duvignaud ont émi-nemment concerné le théâtre, cette rencontre inspiréedu réel et de l’imaginaire, et plus généralement la pro-duction et la réception des œuvres d’art. Durkheimavait mis l’accent sur les institutions comme forcesrégulatrices de l’ordre social. Mais il avait aussi pris enconsidération l’anomie, cet ensemble d’états de pertedes normes, de dérégulation des sociétés dans certaines

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conjonctures. notre auteur, signe des temps, est plusintéressé par la dérégulation anomique que par la norma -tivité fondatrice de la cohésion sociale et des rythmesde la vie collective. De l’étude privilégiée des institu-tions, la sociologie a évolué, sous l’influence de Weber,puis de Merton et de Parsons, vers une approche desrelations interindividuelles comme constitutives de laréalité sociale. elle n’en est pas moins demeurée uneconnaissance de ce qui est fixe ou, pour le moins, de cequi est répétitif dans la vie des êtres humains en com-munauté. a cela Duvignaud oppose une étude de l’im-prévisible, de l’inattendu, bref, de ce social in statunascendi dont parlait Moreno.

il a été dit et redit que le Français n’avait pas la têteépique. J’en doute, car je me sens moi-même l’espritassez épique, et j’en doute encore plus à la lecture desfictions de Duvignaud. L’or de la république, L’empiredu milieu et Le Singe patriote ne sont-ils pas traverséspar un souffle épique dont les décors historiques témoi-gnent ? oui, mais avec Jean Duvignaud, plus qu’avecaucun autre, rien n’est simple. et ce fameux souffleépique n’est-il pas contrebalancé par un esprit de déri-sion libérateur ?

Le Singe patriote nous conduit de l’âge des Lumièresjusqu’à la restauration à travers les avatars de la révo-lution et de l’empire, cycle épique s’il en fut dansl’histoire de la France moderne, mais, dans un salon duDirectoire où après la tragédie révolutionnaire tout estpermis, la dérision s’installe en maîtresse ; elle est lebémol de la terreur achevée. L’esprit épique de notreauteur cède la place à un libre exercice de dérision,comme si après la tragédie montagnarde la revanche dela vie devait revêtir la forme de la bouffonnerie, de cettesingerie destinée à faire oublier les temps des extrêmes

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violences. Peut-être le Français, cette abstraction, n’a-t-il pas la tête épique. en vérité, qu’importe ! Le roche -lais dont nous nous occupons a bel et bien la têteépique, mais il a aussi dans cette même tête unemanière de ramener le sublime au quotidien qui est sapuissance narquoise, sa capacité à se défendre contreles mauvaises ivresses et les enthousiasmes de mau-vais goût.

Les décors de ses romans montrent que, pour lui, lespersonnalités les plus riches qu’il met en scène tiennentune certaine épaisseur existentielle du flux historiquequi les emporte. De même que sa sociologie ne recherchepas des archétypes et exprime une quête perpétuelle dudevenir des individus comme inséparable du devenirde la société globale, de même ses fictions font bougerses personnages dans une relation intime avec l’époquequi est la leur.

ne dit-il pas significativement, au début de ce Jeu dujeu que nous avons déjà cité : “Du temps, j’en ai passébeaucoup à suivre les nuages et les combinaisons qu’ilssuggèrent ; si l’on est étendu sur une plage ou sur letoit d’une maison, il semble alors que se rompe pourun moment le cours du temps. Si ce ne sont pas les nua -ges, l’on peut rester durant des heures devant les for mesou les écaillures d’un plafond qu’une légère lassitudeaide l’œil à susciter…” ?

non dépourvu d’esprit épique, Jean Duvignaud bridePégase en laissant les éperons de la dérision freiner sesélans originels. il sait que l’épopée n’est pas et ne peutpas être la seule ni même la principale dimension de lacondition humaine. Quant à nous, nous n’attendronspas que le prince de Danemark ressuscité nous tance ennous déclarant : “il y a plus de choses, Pierre, sous lavoûte des cieux que dans toute ta philosophie” pour

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mettre un terme à notre homélie et pour vous remercier,Jean Duvignaud et les autres, de nous avoir si généreu-sement prêté attention.

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FrançoiSe GrünD

Le dÉSordre nÉCeSSAIre ?

Je me souviens d’une nuit indienne, dans un temple deforêt, au Kerala ; un temple très fruste où les piliers quisoutenaient le toit étaient encore des arbres et où deschoses vraiment curieuses se sont déroulées. C’était à lami-mars, dans les collines derrière Canamore, au momentoù les humains, les bêtes et la terre semblent éprouver lebesoin de se protéger et de trouver des gages d’assurancede la fertilité.

Des centaines d’indiens très pauvres, les “hors caste”,se frayaient un chemin entre les bus, les voitures et leschars à buffles encombrant les pentes qui descendaientvers la rivière. La fête qui allait se dérouler était un “jeude Dieu”, ou teyyam en langue malayalam du Kerala.tous semblaient en proie à une grande excitation : ceuxqui prenaient des bains dans le courant, ceux qui allu-maient des torches et des brasiers, ceux qui poussaientles chèvres vers les enclos du sacrifice et ceux qui cher-chaient une place sur la terre battue du temple pour pas-ser la nuit sans être piétinés.

Dans un angle du temple, un groupe d’hommess’affai rait en murmurant autour de l’un d’eux, étendunu, un simple dhoti blanc autour du ventre, sur le sol.L’homme allongé, les yeux clos, paraissait plus jeune queceux qui l’entouraient et qui semblaient des personnages

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importants. avec soin, ils enduisaient sa peau de poudrejaune safran mélangée à des huiles. Lorsque le visage futcomplètement orangé, commença la véritable séance demaquillage, au son de chants sacrés et de conseils chu-chotés à l’oreille du ritualiste étendu. il eut bientôt deuxgrands trous noirs à la place des yeux, les lèvres cramoi-sies, épaissies, ourlées de sombre, des lignes blanches etnoires traçant sur ses joues un réseau de pétales de fleursde frangipanier. Sa poitrine et son dos se couvrirent depoints rouges et blancs, imitation des pustules de lavariole. Les lignes blanches et noires du naga se mirent àcourir de la nuque à ses reins. Sur ses épaules et ses bras,fleurirent des stylisations de lotus et de feuilles de noyerd’arec. L’homme paraissait maintenant en proie à unsommeil profond. Des mains le redressèrent et le mirenten position assise. Un vieux prêtre lui planta aux coins dela bouche deux longues canines d’argent. Certains villa-geois s’approchaient et regardaient quelques instants,puis partaient sur le parvis du temple pour acheter desfriandises à leurs enfants. D’autres allaient voir les musi-ciens qui chauffaient la peau des tambours devant lesbrasiers, ou bien les serviteurs du temple qui sortaient, decoffres en bois, des parures d’argent pesantes et ouvra-gées, incroyables trésors sur ces terres de cultivateurs trèshumbles. Une file d’hommes et de femmes venaientdéposer, sur un autel dégoulinant de beurre, les prasada,sortes d’offrandes de fruits secs et de fleurs dans unefeuille de bananier pliée en triangle.

Quelques-uns s’éloignaient brusquement du temple ettrempaient leurs doigts dans le sang des animaux sacri -fiés, puis, comme apaisés, revenaient se blottir contreun pilier. tous les bruits parvenaient comme feutrés : lebouillonnement de la rivière, le crépitement des feux, lescris des bêtes, le glissement des milliers de pieds nus sur

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le sable, le crissement des freins et le chant des maquil -leurs. et pourtant, la tension était intense.

elle augmenta encore lorsque le ritualiste peint, quivacillait sur ses jambes, fut conduit au centre du templeet qu’une chaise massive en bois lui fut amenée. L’habil -lage commença, entrecoupé par l’absorption, en longuesrasades, d’alcool de palme servi dans un vase à bec etque les prêtres versaient directement entre les lèvresmaquillées. on lui mit sur les yeux des coques d’argentqui l’aveuglèrent.

La transformation de l’homme s’opérait maintenantgrâce à une énorme crinoline de bambou et de cotonrouge enserrant sa taille et par un muhdi, sorte de coiffure-tour portée par quatre assistants et qui lui fut emboîtéesur la tête. L’homme parut, un moment, ne pas pouvoirsupporter l’édifice de bois, de textile et d’argent, dontle poids devait bien être égal au sien et qui mesuraitplus de deux mètres d’envergure et autant de hauteur.on lui passa une guirlande de fleurs autour du cou et ilen respira goulûment le parfum. Quelques instants plustard, il semblait avoir oublié le poids de la coiffure. Sursa poitrine, des seins en bois furent ajustés. Des anneaux,des bracelets d’argent enserrèrent ses bras et ses poi-gnets, et d’autres, de plus de deux kilos chacun, entou-rèrent ses chevilles.

tous réalisèrent alors qu’il était pris d’un tremblementde plus en plus violent. avec effort et grâce à l’aide deses comparses, il se mit debout. Les assistants retirèrentla chaise. il resta seul au centre de l’aire sacrée, un carréd’une douzaine de mètres de côté. au bout du temple,dans l’obscurité, derrière le saint des saints, éclatèrent desroulements de tambour. Une vingtaine de musiciens,leur tambour chenda accroché en bandoulière et traînantentre leurs pieds, s’avancèrent au milieu. La monstrueuse

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marionnette se redressa, grandit, s’élargit et fit un largepas, comme pour franchir un fossé. L’homme était devenuun dieu.

Le nageswaran (de la famille des hautbois) émit unson strident, prolongé, modulé, et la divinité commençaà danser. La foule s’était levée pour saluer l’entrée dudieu dans son théâtre. elle recula et se tassa sur les quatredemi-murs du temple pour laisser libre l’espace de jeuoù allait se dérouler le mystère.

au cours d’un teyyam, l’âme du médium va chercherune des déesses mères, un héros mort ou un animalgardien, dans un des mondes : celui de l’eau, celui de laterre, celui des morts. La divinité se manifeste dans lecorps du chaman et joue son histoire pour les hommes.après quoi, elle écoute leurs questions, leurs demandes,leurs plaintes, et elle leur parle. Le teyyam, culte trèsancien de la fertilité, chez les Dravidiens, dure encoreaujourd’hui pour les paysans des collines autrefoischasseurs et pour les populations marginalisées de cetterégion de l’inde du Sud.

Son efficacité thérapeutique s’avère grande, puisqueparmi ses adeptes se comptent peu de malades men-taux. en outre, un nombre inférieur de suicides à celuides autres etats de l’inde est relevé dans cette partie duKerala. La divinité – ici Muchilotu Bhagavati, un desaspects de Kali – se met à danser la lutte de Bhagavatiet du démon Darikan, ou le combat du Bien et du Mal.

Deux autres chamans maquillés viennent la rejoindre,porteurs d’épées à lames vacillantes et de lances d’argent.Les trois acteurs sacrés, avec leurs coques d’argent surles yeux, se battent en aveugle, et pourtant chaqueattaque, chaque esquive reste d’une précision d’escri-meur. Malgré le poids de leurs parures, ils dansent aveclégèreté, bondissent au-dessus de fauves imaginaires et

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de montagnes, et se livrent parfois à des sauts périlleux.La foule et moi restons pétrifiées par la beauté et lavio lence de ce spectacle terrifiant. Soudain, MuchilotuBhagavati s’immobilise et la musique se tait brusque-ment ? Le dialogue des dieux et des hommes – de ladivinité avec chacun des hommes – tant attendu par lesvillageois va commencer.

Une femme soulève son enfant entre ses genoux etl’aide à déféquer au milieu de la foule. Deux chienspénètrent dans l’aire sacrée, chargée d’impatience et dedésir, et l’un d’eux, après avoir flairé la déjection du petitgarçon, se met à pisser longuement contre l’autel. L’autrese roule à terre et gratte vigoureusement les parasitesqui l’habitent. Puis les deux animaux s’en vont sans quele rituel s’interrompe et sans que personne fasse un gestepour les retenir ou pour les chasser.

Malgré les instants qui suivent – la déesse s’adressant àune femme triste, puis à un homme tenant, dans ses bras,un enfant blessé et leur parlant d’une voix suraiguë dansune langue ancienne et secrète que traduisent deux vieuxprêtres –, je parviens mal à tolérer cette rupture d’atmos -phère. Un peu plus tard, en pensant aux histoires de Jeanquand il se baladait chez Floups, en Casamance, un jourde funérailles, je me rassure peu à peu et me place dansune attitude moins puriste, moins “professionnelle de lascène” puisque “les cérémonies les mieux respectées sonttoujours troublées, hésitantes, des représentations d’ama-teurs, en somme… La distraction fait partie de la cérémo-nie, même si la cérémonie n’est pas seulement uneillustration solennelle des thèmes symboliques connus detous, même si elle travaille à accomplir un acte dont l’im-portance concerne le peuple tout entier et le dépasse1.”

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1. Jean Duvignaud, fêtes et civilisations, actes Sud, p. 60-61.

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arriver au milieu d’une fête, en pays inconnu, cons -titue une expérience déconcertante et le plus souventune sorte d’atterrissage à vue. il existe sans doute descodes du “fêteux”, comme il y a des codes du voyageur.Marco Polo ou ibn Battûta, qui déployèrent des trésorsd’ingéniosité et de souplesse pour approcher millepeuples dans des terres étrangères, pourraient-ils avoiraujourd’hui leurs semblables, incertains navigateursabordant les récifs de toutes les perceptions d’instantsexceptionnels ?

C’est aussi à eux que Jean Duvignaud offre l’esquif etla boussole au fil des chapitres de fêtes et civilisations.Lui-même, pour avoir reçu, au cours de sa vie, des chocsrévélateurs ou déstabilisants, se livre à une explorationminutieuse des rituels, des cérémonies ou des célébra-tions portant (à tort ou à raison) le nom de fête.

il rapporte simplement, avec cet intérêt passionnépour les autres, des faits extraordinaires, à la manièred’un conteur qui joue volontairement avec l’accumula-tion des détails. Grâce à cette juxtaposition, j’ai pu réa-liser la complexité de certaines situations festives, enapparence incompréhensibles, et arriver à une attitudede meilleure disponibilité.

Depuis, chaque fois que je relève, au cours d’un faitrituel, ce désordre côtoyant la rigueur de la mise en scènedu sacré, je m’interroge sur les différences de regard etles niveaux de perception (en particulier entre ceux desoccidentaux et ceux des peuples du Sud).

Dans un cas comme celui du rituel du teyyam eninde, le choc des contrastes perçus pourrait peut-êtreprovenir du lien existant entre les dieux et les hommes.Si les dieux protègent la fécondité et assurent ainsi la viedes humains, ceux-ci, en échange, ne doivent pas cesserde prononcer leur nom, de représenter leur visage et de

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leur offrir des sacrifices. Si l’une des parties cesse d’agiren tenant compte de l’autre, c’est la mort rapide pour lesdieux et les hommes. Chaque fois que la relation avec ladivinité est contractuelle, il est important de matérialiserdes éléments de chacun des contractants – et les plusopposés qui soient, si possible. ainsi, face à la splendeureffrayante des dieux, vient s’exprimer la trivialité desbesoins de la terre.

Une autre interprétation possible des contradictions(apparentes) au niveau du déroulement d’une fête rituellepourrait résider dans la lutte sous-jacente à chaque actede création et en particulier à celui de la théâtralisationdu sacré. “Le sujet de la volonté, c’est-à-dire le vouloirper sonnel (de celui qui chante ou qui danse) toujourscomme émotion, passion, agitation de l’âme, qui s’op-pose à la prise de conscience par le sujet de la natureambiante, connaissance pure et dénuée de volonté dontl’impassibilité inaltérable forme contraste avec l’ardeurimpulsive du vouloir toujours limité et pourtant toujoursinassouvi1.”

Se trouver en présence des acteurs de fêtes et de céré-monies, c’est assister à une tâche juvénile, sans cesserecommencée parce que rêvée avec le plus grand sérieuxet laissée disponible aux perturbations de la nature.

rêver avec sérieux est peut-être une des tâches ques’est fixées de son côté Jean Duvignaud. Dans ses écrits,comme dans son comportement, il agit par jeu, en rele-vant et en examinant les sujets les plus graves, sansjamais se départir d’une sorte de dérision ; c’est ainsi que,président de la Maison des cultures du monde depuis1982, il a donné un esprit particulier à une institution dontle travail s’oriente vers la recherche et la diffusion des

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1. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation.

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expressions étrangères, un esprit où le témoignage setrouve mêlé au plaisir, où les voies les plus tortueusesde l’investigation et de l’effort pour réaliser des projetss’aplanissent sous la caresse de la passion.

Grâce aux différents récits de Jean Duvignaud, il estpossible de reprendre pied dans l’esprit dionysien définipar nietzsche et d’y patauger à l’aise, avec la complicitélégère d’un sociologue qui “s’est placé lui-même la cou-ronne de rieur sur la tête1”.

1. Friedrich nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure deFrance, p. 429.

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ont PartiCiPÉ a Ce nUMÉroDe L’InternAtIonALe de L’ImAGInAIre

anDrÉ-MarCeL D’anSProfesseur d’anthropologie et de sociologie politique àl’université Paris-vii ; auteur de nombreux ouvragesportant sur l’amérique latine et la Caraïbe.

GeorGeS BaLanDierUniversitaire, professeur de sociologie à la Sorbonne età l’université rené-Descartes, directeur des Cahiersinternationaux de sociologie, chroniqueur au monde.

JaCQUeS BerQUe (1910-1995)Professeur au Collège de France. il a écrit de nombreuxouvrages sur le Maghreb, la modernité dans l’islam etles exégèses du Coran.

SoPHie Caratinianthropologue, chercheur au CnrS (UrBaMa, tours),et auteur de Les rgaybat, Les enfants des nuages.

Jean-Pierre CorBeaUProfesseur à l’université de tours, sociologue. il apublié Le village à l’heure de la télévision.

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Pierre FoUGeYroLLaSagrégé de philosophie. Professeur de sociologie àl’université Paris-vii. a écrit de nombreux ouvragesportant sur le marxisme, la société civile et l’etat dansle continent africain, la nation et la question des identi-tés collectives, et la problématique du monde d’aujour-d’hui.

eMManUeL GarriGUeSMaître de conférences à l’université Paris-vii.

FrançoiSe GrünDDocteur en esthétique, sciences et technologies des arts ;ethnoscénologue, fondatrice de la collection de disques“inédit”, du Festival des arts traditionnels et du Festi-val de l’imaginaire, chargée de cours à l’université deParis-X-nanterre.

annie GUÉDezProfesseur de sociologie à l’université de Poitiers.auteur d’un ouvrage sur Foucault et sur le problèmedu compagnonnage.

CHarLeS iLLoUzethnologue, maître de conférences à l’université deLa rochelle, a effectué des recherches sur les îlesLoyauté, et plus particulièrement sur la mythologie etl’organisation sociale.

CHÉriF KHaznaDarDirecteur de la Maison des cultures du monde. Présidentdu Comité culture à la Commission nationale françaisepour l’Unesco.

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Pierre LaSSaveDocteur en sociologie, corédacteur de la revue LesAnnales de la recherche urbaine. enseigne à l’universitéParis-X-nanterre. il a notamment publié Les Sociologueset la recherche urbaine dans la france contemporaine(Presses universitaires du Mirail, 1997). Ses recherchesactuelles portent sur les relations entre disciplines scien-tifiques et genres littéraires : “retours sur les liens entresciences sociales et littérature”, Les Cahiers internatio-naux de sociologie (vol. 104, 1998) ; “La ville entre leslignes de la science et du roman”, espaces et sociétés(n° 94, 1998)…

DaviD Le BretonSociologue, écrivain, animateur de théâtre. Professeurà l’université des sciences humaines de Strasbourg-ii.il a publié notamment Corps et société (Les Méridiens,1975), Anthropologie du corps et modernité (PUF, 1990)et Anthologie de la douleur (Métaillé).

aLain LÉvYadministrateur à l’UFr Paris-vii ; docteur d’etat ensociologie.

Jean MaLaUrieDirecteur de recherche émérite au CnrS. Directeur d’étu -des de géographie arctique à l’ecole des hautes étudesen sciences sociales. Membre titulaire de l’académie desciences humaines de russie. il a fondé la collection“terre humaine” aux éditions Plon qu’il continue à diriger.

eDGar MorinSociologue, directeur du Centre d’études transdiscipli-naires (sociologie, anthropologie, politique) de l’ecole

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des hautes études en sciences sociales, président del’agence européenne pour la culture (Unesco).

Jean-MiCHeL PaLMiera été professeur d’esthétique à l’université Paris-i.auteur de plusieurs ouvrages sur l’expressionnisme etsur l’art soviétique et allemand.

LaUrent viDaLHistorien, maître de conférences à l’université deLa rochelle. Spécialiste du Brésil et d’histoire urbaine.

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extrait du catalogue

401. anDrÉ tHirionrévolutionnaires sans révolution

402. GÉrarD De CortanzeLes enfants s’ennuient le dimanche

403. renContreS D’averroÈSLa Méditerranée, frontières et passages

404. rUSSeLL BanKSaffliction

405. HerBJØrG WaSSMoLa véranda aveugle

406. DeniS LaCHaUDJ’apprends l’allemand

407. FÉDor DoStoÏevSKinétotchka nezvanova

408. rezvaniLe vol du feu

409. Jean-JaCQUeS roUSSeaUL’etat de guerre

410. SerGe QUaDrUPPaniColchiques dans les prés

411. Jean-PaUL JoDYStringer

412. FranCine noËLnous avons tous découvert l’amérique

413. DaviD HoMeLil pleut des rats

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414. JaCQUeS PoULinChat sauvage

415. MiCHeL treMBLaYLa nuit des princes charmants

416. aLBerto ManGUeLUne histoire de la lecture

417. DanieL ziMMerMannLes virginités

418. CaMiLo CaSteLo BranCoamour de perdition

419. niKoLaJ FroBeniUSLe valet de Sade

420. Don DeLiLLoamericana

421. GÉrarD DeLteiLDernier tango à Buenos aires

422. FranCiS zaMPoniin nomine patris

CoÉDition aCteS SUD – LeMÉaC

ouvrage réalisé par l’atelier graphique actes Sud. achevé d’imprimer en mars2000 par Bussière Camedan imprimeries à Saint-amand-Montrond (Cher) surpapier des Papeteries de Jeand’heurs pour le compte d’aCteS SUD Le MéjanPlace nina-Berberova 13200 arles.Dépôt légal 1re édition : avril 2000 n° d’éditeur : 3714n° impr.