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Intervention de Mme Andrée Poch Karsenti, Présidente de l'Association des Enfants et Amis Abadi au colloque qui s'est tenu à Nice le 26 octobre 2017 sur : "Des Mots, des Images et des Notes en pleine tourmente" : Cinéma, Théâtre, Poésie et Musique sur la Côte d’Azur entre 1939 et 1945. Voici ces thèmes abordés aujourd’hui et en ce qui me concerne, je parlerai d’un homme de Théâtre qui fit, joua, parla, écrivit du Théâtre toute sa vie ; mais auparavant je poserai la question : qu’est- ce que le Théâtre ? Le Théâtre est à prendre au sérieux, ce n’est pas seulement un divertissement : il est le lieu où la Société et la culture se rencontrent …. «Le Théâtre dans son intégralité est nécessairement politique, parce que toutes les activités de l’homme sont politiques, et que le Théâtre en est une. ….le Théâtre est une arme, une arme très efficace….mais le Théâtre peut aussi être une arme de libération…. » Augusto Boal (Théâtre de l’opprimé). Qu'apporte le théâtre ? D’après Marivaux : " Pourquoi, s'ils jouent déjà naturellement des rôles, les humains se sont-ils mis à jouer du théâtre ?" Le théâtre est joué pour faire face aux mystères et conflits qui inquiètent. Le théâtre peut aussi être un divertissement, sans autre objectif que de changer les idées à ses spectateurs, par l'utilisation du comique notamment. Le genre est avant tout, une convention qui donne un cadre, une forme précise. La comédie se propose de « corriger les vices des hommes en les divertissant ». dit Molière. La tragédie tente, elle aussi, de corriger les vices des hommes : dans les tragédies, les passionnés, se font tuer, tuent ou se suicident. En quoi le Théâtre a-t-il permis à Moussa Abadi ce « jeu » de la dépersonnalisation des enfants juifs pendant l’année 1943 /1944 ? Mais qui étaient Moussa Abadi, Odette Rosenstock et le Réseau Marcel ? Commençons par Moussa, multiple : Syrien, Juif, Médiéviste, homme de Théâtre, Résistant, chroniqueur de radio, critique théâtral…A elles seules ces quelques interrogations mériteraient une journée d’étude ! Mon propos ici, est de démontrer l’unité du personnage, de sa jeunesse étudiante en Syrie, de son arrivée à La Sorbonne et les Théophiliens en continuant avec le Théâtre des Quatre Saisons, ses articles politiques, Nice et le prolongement du Réseau Marcel dans l’esprit du Moyen Age, la Critique Théâtrale, les émissions radiophoniques, ses livres… Moussa Abadi naît dans une famille juive religieuse à Damas, dans un des plus vieux ghettos du Monde, le 17 septembre 1910. Bon élève, il suit l’enseignement de l’Alliance Universelle Israélite, jusqu’à l’obtention du certi ficat d’études, nommé le « Diplôme de la Connaissance ». . Attiré par la culture, fasciné par le livre, Moussa lit en vrac tout ce que la bibliothèque de l’école lui offre. De douze à treize ans, Moussa suit une année supplémentaire à l’Alliance. Il veut approfondir ses connaissances et changer de lieu d’enseignement, mais cela veut dire aller au collège tenu par les Lazaristes : à quatorze ans, il intègre son nouveau monde. Il découvre une autre forme de pensée, d’autres lectures. Il continue son instruction chez les Lazaristes de la troisième à la première puis passe son bac bilingue à dix- sept ans. Plutôt que de continuer à faire de la philosophie chez les Lazaristes, Moussa décide d’enseigner à son tour. Cependant Moussa est trop jeune pour être nommé instituteur, ce handicap est vite surmonté. A la porte du Ministère de l’Education Nationale deux témoins professionnels attestent que Moussa est né en 1907. Ainsi lesté de ses trois années supplémentaires il est nommé dans une école musulmane pour enseigner le français et continuer parallèlement

Intervention de Mme Andrée Poch Karsenti, Présidente de l

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Page 1: Intervention de Mme Andrée Poch Karsenti, Présidente de l

Intervention de Mme Andrée Poch Karsenti,

Présidente de l'Association des Enfants et Amis Abadi

au colloque qui s'est tenu à Nice le 26 octobre 2017 sur :

"Des Mots, des Images et des Notes en pleine tourmente" :

Cinéma, Théâtre, Poésie et Musique sur la Côte d’Azur

entre 1939 et 1945.

Voici ces thèmes abordés aujourd’hui et en ce qui me concerne, je

parlerai d’un homme de Théâtre qui fit, joua, parla, écrivit du

Théâtre toute sa vie ; mais auparavant je poserai la question : qu’est-

ce que le Théâtre ?

Le Théâtre est à prendre au sérieux, ce n’est pas seulement un

divertissement : il est le lieu où la Société et la culture se rencontrent

…. «Le Théâtre dans son intégralité est nécessairement politique,

parce que toutes les activités de l’homme sont politiques, et que le

Théâtre en est une. ….le Théâtre est une arme, une arme très

efficace….mais le Théâtre peut aussi être une arme de libération…. »

Augusto Boal (Théâtre de l’opprimé).

Qu'apporte le théâtre ? D’après Marivaux :

" Pourquoi, s'ils jouent déjà naturellement des rôles, les humains se sont-ils mis à jouer du théâtre ?" Le théâtre est

joué pour faire face aux mystères et conflits qui inquiètent. Le théâtre peut aussi être un divertissement, sans autre

objectif que de changer les idées à ses spectateurs, par l'utilisation du comique notamment. Le genre est avant tout,

une convention qui donne un cadre, une forme précise.

La comédie se propose de « corriger les vices des hommes en les divertissant ». dit Molière.

La tragédie tente, elle aussi, de corriger les vices des hommes : dans les tragédies, les passionnés, se font tuer, tuent

ou se suicident.

En quoi le Théâtre a-t-il permis à Moussa Abadi ce « jeu » de la dépersonnalisation des enfants juifs pendant

l’année 1943 /1944 ?

Mais qui étaient Moussa Abadi, Odette Rosenstock et le Réseau Marcel ?

Commençons par Moussa, multiple : Syrien, Juif, Médiéviste, homme de Théâtre, Résistant, chroniqueur de radio,

critique théâtral…A elles seules ces quelques interrogations mériteraient une journée d’étude ! Mon propos ici, est de

démontrer l’unité du personnage, de sa jeunesse étudiante en Syrie, de son arrivée à La Sorbonne et les

Théophiliens en continuant avec le Théâtre des Quatre Saisons, ses articles politiques, Nice et le prolongement du

Réseau Marcel dans l’esprit du Moyen Age, la Critique Théâtrale, les émissions radiophoniques, ses livres…

Moussa Abadi naît dans une famille juive religieuse à Damas, dans un des plus vieux ghettos du Monde, le 17

septembre 1910. Bon élève, il suit l’enseignement de l’Alliance Universelle Israélite, jusqu’à l’obtention du certificat

d’études, nommé le « Diplôme de la Connaissance ». . Attiré par la culture, fasciné par le livre, Moussa lit en vrac tout

ce que la bibliothèque de l’école lui offre. De douze à treize ans, Moussa suit une année supplémentaire à l’Alliance.

Il veut approfondir ses connaissances et changer de lieu d’enseignement, mais cela veut dire aller au collège tenu par

les Lazaristes : à quatorze ans, il intègre son nouveau monde. Il découvre une autre forme de pensée, d’autres

lectures. Il continue son instruction chez les Lazaristes de la troisième à la première puis passe son bac bilingue à dix-

sept ans.

Plutôt que de continuer à faire de la philosophie chez les Lazaristes, Moussa décide d’enseigner à son tour.

Cependant Moussa est trop jeune pour être nommé instituteur, ce handicap est vite surmonté. A la porte du Ministère

de l’Education Nationale deux témoins professionnels attestent que Moussa est né en 1907. Ainsi lesté de ses trois

années supplémentaires il est nommé dans une école musulmane pour enseigner le français et continuer parallèlement

Page 2: Intervention de Mme Andrée Poch Karsenti, Présidente de l

sa préparation au second baccalauréat. Malgré son attachement au ghetto, il rêve à d’autres horizons et passe un

concours national afin d’obtenir une bourse pour suivre un cursus en France.

Il voudrait entrer à l’Ecole des Chartes dont il ne connaît rien : " seul mirage, l’idée de passer sa vie au milieu des

livres, lui qui, plus jeune, n’en avait possédé que trois, dont un livre d’histoire évoquant " nos ancêtres les

Gaulois "!(Entretiens vidéo avec A.Wieworka)

L’épreuve la plus ardue fut le rejet trois jours avant le départ de Moussa, du Ministre de lui accorder sa bourse. En

effet muni de ce diplôme, Moussa aurait dû en toute logique devenir conservateur de bibliothèque et toucher le Coran,

Livre Sacré entre tous, donc non accessible à un juif. Sa bourse lui sera accordée s’il change d’orientation. Le

Conseiller du Ministère de l’Education nationale lui propose alors une formation à la Sorbonne qui pourrait entrer

dans le cadre de ses futures attributions : " Ecole de Préparation de Professeur de Français à l’Etranger, de la

Sorbonne ".

Il n’a pas le choix. Il s’embarque sur le Lamartine en décembre 1929 jusqu’à Marseille, puis de là à Paris. Il intègre

l’école devant lui permettre d’obtenir son diplôme en deux ans, qu’il décroche en six mois. Moussa est persuadé qu’il

va poursuivre ses études jusqu’à la licence mais deux mois après, le ministre syrien veut l’obliger à respecter son

engagement. Son contrat stipule qu’il doit rentrer dans son pays comme enseignant. Moussa obtempère, avec la ferme

intention de revenir en France, surtout à Paris.

Il a la nostalgie de cette ville qu’il a eu le temps d’appréhender, de ces rues qu’il a arpentées si longuement lorsqu’il

habitait rue des Bernardins. Un souvenir déterminant est ancré dans sa mémoire, événement dû au hasard de ses

pérégrinations : une affiche, un titre " Le Prof d’Anglais " du dramaturge Régis Gignoux. Moussa n’a jamais été au

théâtre (la seule connaissance qu’il possède de cet Art, est le Théâtre d’ombres où son père l’emmenait) l’entrée du

lieu lui coûte cent sous, et là, dans la pénombre il fait connaissance avec Louis Jouvet. Cet homme sur scène le

transporte, lui donne le désir d’être à sa place, bien qu’il comprenne mal, de son propre aveu, ce qui se joue sur scène

en tant qu’expression d’une forme artistique.

Février 1933…Moussa se retrouve à nouveau à Paris avec l’obligation du gouvernement syrien, de s’inscrire à la

Sorbonne pour préparer une licence de lettres ce qu’il fait en intégrant le cours du Médiéviste Gustave Cohen. Dans

l’amphithéâtre Descartes celui-ci dispense son enseignement notamment sur les fabliaux du Moyen-âge. Moussa le

décrit comme le spécialiste de cette période de l’Histoire.

Gustave Cohen est un des premiers enseignants à faire tomber la barrière élevée entre ceux-ci et les étudiants, à

établir un contact avec eux. Lors d’une séance consacrée à Rutebeuf et l’étude de son texte "Le miracle de

Théophile ", Gustave Cohen affirme que cet écrit ne peut se comprendre que si les élèves

le jouent ou le voient interprété. Il suggère d’en faire une transposition adaptée au rythme

des étudiants (en vue de deux représentations ultérieures), si quelques volontaires sont

prêts à monter sur scène. A la fin du cours, poussé par une impulsion, Moussa se retrouve

avec quelques

condisciples près du

Maître qui, une fois

l’adaptation écrite, les

recevra chez lui rue Gay-

Lussac trois semaines plus tard.

Gustave Cohen empreint ses

cours de cette ferveur

patriotique qui est la sienne, qu’il utilisa comme

militaire durant la première guerre mondiale pour

exhorter ses troupes. Il apprend à ses étudiants

l’incarnation d’un rôle, des techniques de création,

comment « L’instinct de théâtralisation peut être décrit

comme un procédé consistant à s’imaginer différemment » (Article H.Solterer)

Jacques Chancerel, créateur d’une troupe de théâtre "Les Comédiens Routiers", sollicité par Gustave Cohen, comme

metteur en scène, auditionne chacun des futurs acteurs et leur assigne un rôle : Moussa sera le Juif Salatin ! Quelle

ironie du sort, lorsque l’on sait que ce personnage, dans cette pièce, est l’envoyé du Diable et que même si dans le

« Mystère » ce n’est pas proprement dit, à l’époque de Rutebeuf, l’envoyé du diable, était une figure Juive.!

Néanmoins, Salatin représentait aussi le guerrier valeureux luttant contre les Croisés et qu’il avait vaincu.

Cinq mai 1933, trois mois après son arrivée, une estrade est installée dans l’amphithéâtre de la Sorbonne, une

représentation y est donnée.

Gustave Cohen

Page 3: Intervention de Mme Andrée Poch Karsenti, Présidente de l

Des critiques littéraires se trouvent dans la salle dont Brasillach, qui écrit un article dithyrambique où il évoque " la

fraîcheur et la poésie de Rutebeuf interprété par un petit Syrien jouant un mystère du Moyen-âge ". Gustave Cohen

quand à lui, dit « Moussa à su incarner avec un réalisme remarquable le magicien juif ». (note livre H.bas de page 95

n°58) Gaston Baty et Louis Jouvet furent aussi impressionnés. Le succès de cette pièce fut tel, qu’au lieu des trois

représentations prévues, il s’ensuivit une tournée Européenne en Angleterre, en Espagne et en Belgique.

La troupe " Les Théophiliens " dont le nom est dérivé de ce « Mystère de Théophile » exista durant quinze ans avec

plusieurs générations de comédiens. (1937-1952) La seconde pièce, d’un auteur inconnu fut " Le jeu d’Adam et

Eve " avec Moussa dans le rôle de Satan puis, Gustave Cohen inscrit au répertoire le « Mystère de la Passion ». Cette

pièce écrite par deux auteurs du 15éme

siècle (Arnoul Gréban et Jean Michel) fut montée en trois parties : Marie-

Madeleine, Notre-Dame et Judas, personnage central confié à Moussa. Son expérience de vie passée chez les

Lazaristes lui fut profitable pour appréhender et comprendre le Mystère chrétien. « Le Jeu d’Adam et Eve » fut jouée

en juillet 1938 sur le parvis de la Cathédrale de Reims reconstruite après les bombardements, en présence du

président de la République, Albert Lebrun, le prince de Monaco, Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des

Beaux-arts, le maréchal Pétain, le général Gouraud, les ambassadeurs de nombreux pays amis, les représentants de

tous les corps constitués.

En 1936, le ministre syrien de l’éducation nationale en visite en France, reçoit tous les boursiers et interroge Moussa

sur ses études. Apprenant la judéité de Gustave Cohen qu’il rencontre cependant le lendemain, le Ministre, de retour

en Syrie, suspend l’octroi de la bourse à Moussa à qui il propose un poste d’enseignant à Damas. Celui-ci refuse de

s’engager dans cette voie qu’il juge étriquée et toute tracée. Privé de ressources il donne des leçons particulières que

lui procure Gustave Cohen. Un camarade de la première génération des Théophiliens, Maurice Jacquemont, lui

présente Barsacq, fondateur avec Jean Dasté du Théâtre des Quatre Saisons, et lui propose d’intégrer la troupe, et

d’intégrer le projet de jouer dans le cadre de l’Exposition internationale de Paris de 1937, à la Comédie des Champs-

Élysées " Le Roi Cerf " de Carlo Gozzi. Avec lui, se produisent Maurice Jacquemont, Jean Dasté, René Dupuy et

Svetlana Pitoëff.

Les Comediens du "Miracle"

Page 4: Intervention de Mme Andrée Poch Karsenti, Présidente de l

Ce spectacle prévu pour cinq jours fut repris

durant tout le mois d’août…avant le départ

pour N.Y. où la troupe fut engagée par le

« French Theatre of New-York » pour une

saison de quatre mois.

Le « French Theatre » à été fondé par des

Américains amis de la France, désirant

diffuser aux Etats Unis le répertoire

dramatique français.(janvier 1938 Bulletin

des Amis n°3). Au cours de ce séjour,

plusieurs pièces furent interprétées par

Moussa, entre autres, « Le voyage de

Monsieur Perrichon », de Labiche, « le

Médecin malgré lui », mais surtout

« Knock » qu’il répéta avant son départ sous

la direction de Louis Jouvet. Le 18 février

1938, la troupe est de retour à Paris.

Le pécule qui lui revient, lui permet de vivre et il décide de se consacrer à sa thèse,

dont le sujet sur les fabliaux du Moyen-âge, imposé par Gustave Cohen est immense.

Moussa éclectique, passionné, jeune homme à l’affût du Monde, se sent aussi

concerné par la vie politique. "Protégé français", tel est son statut : pas tout à fait

étranger, pas tout à fait français, cela ne lui laisse pas une grande marge d’expression.

Il est attentif aux mouvements, aux idées qui traversent la société. Rencontrant un

ami Syrien qui lui parle des propos fascistes tenus dans son pays, Moussa utilise la

tribune d’une petite publication universitaire " Vendredi " pour écrire un article

intitulé ; " La Syrie, attention au fascisme ".

Fait troublant, avant-garde de ce qui se passera quelques années plus tard,

Moussa signe d’un pseudonyme : Marcel Samad qui est l’anagramme de Damas. Il

fait la queue des heures devant la Mutualité pour écouter Malraux, Aragon, Paul

Vaillant Couturier et bien d’autres.

Il s’inscrit à la LICA(1)

et prend la parole à la tribune lors d’un congrès. Ce soir-là,

Bernard Lecache, fondateur de la LICA est dans la salle, il l’écoute, et l’entraîne à la

fin de la soirée dans un dîner questions, étonné sans doute de la fougue du jeune

homme.

Petit à petit, la photographie de Moussa se dessine. Du jeune homme ouvert, avide de connaissances, qui débarque

à Paris, se dresse un personnage bouillonnant d’être dans son temps. Entre le Moyen-âge et les soubresauts des années

qui se dessinent, entre le théâtre et l’écriture, dans l’appréhension des émois, entre l’injustice et la justice, il y a durant

ces années 1933 - 1939, des fils qui se tissent, s’entrelacent, se coupent, se recoupent pour amener peu à peu

"Monsieur Marcel".

Après sa démission du Théâtre des Quatre Saisons, à l’automne 1938, Moussa, pressé par Gustave Cohen inquiet de la

situation politique dégradée, commence la rédaction de sa thèse. Il se trouve à Megève en avril 1940, les nouvelles de

France sont alarmistes et il décide de revenir à Paris…bien déterminé à revoir cette jeune fille dont il fit la

connaissance fin décembre 1939 : Odette Rosenstock, jeune médecin, active dès 1937 dans les camps d’internement

de Perpignan et d’Argelès, qui participa à l’accueil des républicains Espagnols, les dirigeant vers les hôpitaux et leur

apportant les premiers soins.

Moussa Abadi quitte Paris et après une halte à Vichy où le représentant du gouvernement Syrien lui propose un retour

à Damas, qu’il refuse, il continue sa route jusqu’à Nice où il retrouve Gustave Cohen, lui-même exilé, renvoyé de la

Sorbonne car Juif. Ce dernier donne des conférences sur le 16e siècle et le Moyen-âge au tout nouveau Centre

Universitaire Méditerranéen de Nice !(qui nous accueille aujourd’hui !) conférences qu’il demande à ses élèves

1 Ligue Internationale contre l’Antisémitisme qui deviendra par la suite Ligue Internationale contre le Racisme et

l’Antisémitisme

Moussa sur scéne

Moussa dans Knock

Page 5: Intervention de Mme Andrée Poch Karsenti, Présidente de l

d’illustrer. Moussa s’occupe de la mise en scène des textes lus. Nous sommes dans le second semestre de l’année

1940.

Mai 1941, Gustave Cohen rassembla son auditoire à la Salle Carlonia, dans une villa fréquentée par des réfugiés et des

lettrés, sur la poésie médiévale. Moussa de sa voix chaude et grave, récitait des vers de François Villon. C’est au

cours de cette représentation que G.Cohen présenta fièrement Moussa à Monseigneur Rémond, Evêque de Nice, féru

de littérature médiévale.

Le Maître et Moussa continuèrent leur travail en commun, toujours animé de cet esprit des Théophiliens, jusqu’au

départ de Gustave Cohen pour les Etats Unis.

Novembre 1941 : Odette rejoint Moussa à Nice

Mars 1942 : Moussa persévéra dans ses activités théâtrales au cours Saint Geneviève, une école catholique privée,

où il enseigna à une vingtaine de jeunes pensionnaires le Théâtre …du Moyen Age. Avec son expérience d’acteur

acquise dans les différents registres joués et sur la demande du Jésuite Valensin, Moussa quitta un moment son rôle

de metteur en scène pour une lecture programmée de la passion pour le carême. Valensin le présenta en ces termes

aux spectateurs :

« Monsieur Abadi est un lettré et un critique mais d’une espèce très particulière. Il élucide des textes par sa seule

manière de les lire. Avec sa voix, avec quelques attitudes, quelques gestes sorciers, il allume une flamme à l’intérieur

de vous en sorte que ceux-ci deviennent transparents …C’est du grand art, un art qui suppose une vaste culture et des

préparations laborieuses avec toutes les ressources de la philologie et de la psychologie elle-même…Je vous invite à

considérer que vous êtes victimes d’une illusion des sens : il y a ici M.Abadi et il n’y a que lui. Tout à l’heure, il n’y

aura plus même M.Abadi : il y aura Judas (mais sympathique !) Fond Abadi IMEC

Il fait monter par ses pensionnaires quelques pièces dont « la Ballade des pendus » de Villon et treize scènes du

« Mystère de la Passion » transposées par G.Cohen ! Ces répétitions prendront corps en juin 1942, au cours d’un

spectacle de fin d’année devant les parents. Ce long préambule pour tracer l’itinéraire d’un homme de théâtre

Résistant, où d’un Résistant homme de théâtre qui le fut dans toutes les circonstances de la vie. Toutes ces dates,

comme une scansion, pour démontrer cette continuation théâtrale à Nice qui, comme une partie de la France est en

zone libre, tandis qu’à la même date mais au Nord, 4000 personnes juives ont été déportées par un premier convoi vers

Auschwitz. Depuis le 1 juin, le port de l’étoile jaune est obligatoire, et de Nice même, le 31 août, 560 personnes

partent de la Caserne Auvare où elles ont étés enfermées, pour Drancy et Auschwitz.

8 novembre 1942, les Américains débarquent en Afrique du Nord, le 11novembre la zone Sud passe sous occupation

Italienne.

Au début de l’année 1943, Moussa Abadi, rencontre l’aumônier des troupes italiennes, revenu momentanément du

front Russe, le père Penitenti. Ce dernier raconte les camps, les massacres, les exactions, les pogroms que subissent les

Juifs à l’Est. Moussa Abadi, bouleversé, retrouve sa compagne Odette Rosenstock… Ils décident tous deux "ne pas

vouloir regarder passer la procession", et choisissent d’aider les plus faibles, les plus vulnérables : ils vont sauver des

enfants de la destruction annoncée. « C’était tout un programme et il était simple » dira Moussa.

Dans la perspective d’organiser ce

projet, Moussa sollicite et obtient

un rendez-vous avec

Monseigneur Rémond, évêque de Nice

(intronisé le 8 juillet 1930) Il faut se

souvenir que malgré ses liens d’amitié

avec Pétain, ce prélat

désapprouve la politique de

collaboration avec l’ennemi, qu’il a

dénoncé le racisme hitlérien, et ce

depuis 1933

Ses prises de positions

publiques furent l'objet de

nombreuses interventions écrites

et d'homélies sur la crise

internationale, tant sur le plan

économique que moral… Mais sa plus

profonde inquiétude résidait dans

Msg Rémond et Moussa après la guerre

Page 6: Intervention de Mme Andrée Poch Karsenti, Présidente de l

son analyse sur la montée du nazisme. Il condamnât les premières mesures anti-juives prises par Hitler, lors d'un

sermon prononcé le 9 avril 1933 en l'église du Sacré-Cœur, où il blâma " les persécutions pour cause de religion". Il

exprima à la communauté juive sa "douloureuse sympathie" et affirma" son désir d'adoucir leurs peines et les aider

moralement et matériellement"

Il accorda son appui à plusieurs groupes de défense et d’entraide Juifs. Il soutint une réunion publique organisée par

Bernard Lecache (Président de la Ligue internationale contre l'antisémitisme) en s'y faisant représenter.

C’est dans cet état d’esprit et après quarante huit heures de réflexion, fort de l’assertion de Moussa qu’aucune arme ne

sera utilisée, que Monseigneur Rémond accepte d'aider Moussa et Odette dans leur entreprise et offre l’hospitalité à

l’Evêché, au Réseau Marcel. Un bureau au rez-de-chaussée ouvrant sur le jardin (propice à la fuite,) l’aide de ses

collaborateurs les plus proches mis dans la confidence. Il donne la liste des écoles, internats et couvents du diocèse,

nomme Moussa "Inspecteur de l’Enseignement libre pour le diocèse de Nice" et Odette Assistante Sociale chargée de

l’évacuation des enfants de Nice en cas de bombardement. Titres qui leur permettront de circuler plus librement et

d’avoir une couverture.

Nous parlons aujourd’hui de théâtre, mais comment, si l’on veut évoquer la place qu’il tient dans la société, peut-

on faire l’impasse sur ce qui traverse le monde ? Les exactions commises par les nazis poussent de plus en plus

d’étrangers vers la côte, où les lois scélérates de Vichy ne sont pas appliquées par les Italiens.

Nous parlons théâtre, je ne m’étendrai donc pas sur l’Histoire, mais puisque Théâtre il y a, nous pouvons camper le

décor.

Il y a une unité de lieu : Nice ville étincelante de soleil, en couleurs, avec le bleu de la mer, et suivant les saisons

jaune de mimosas où de citronniers.

Il y à deux créateurs : deux jeunes gens à peine entrés dans la vie, juifs tous deux, menacés tous deux, qui créent un

réseau de sauvetage d’enfants sur la scène de cette ville cosmopolite, véritable Babel de langues, où se côtoient des

réfugiés aux accents yiddish.

Il y a des figurants en costumes verts, une plume au calot, comédiens dell’arte.

Il y a les méchants, les nazis, qui font irruption porteurs de haine, de violence et d’inhumanité, et le drame est noué.

L'armistice de Cassibile, signé secrètement le 3 septembre 1943 par Badoglio Président du Conseil, est l'acte par lequel le royaume d'Italie cesse les hostilités contre les forces alliées au cours de la Seconde Guerre mondiale...

10 septembre 1943 Aloïs Bruner et sa horde de sbires déferlent sur Nice.

Moussa endosse un nouveau rôle de comédien : il entre en clandestinité, devient « Monsieur Marcel », l’homme à la

gabardine. Il renoue avec la chevalerie : il sera le pourfendeur de ces sauvages avec des armes que lui donne l’évêque

Mg Rémond. Un titre : Professeur de diction au petit séminaire, Inspecteur principal des écoles Catholiques ; il

fabriquera des faux papiers et organisera la vie et le sauvetage de 527 enfants, mais deviendra surtout, comme il s’est

baptisé lui-même, un «voleur d’identité ».

C’est un rôle qu’il n’a jamais tenu, c’est une pièce jamais écrite, une mise en scène jamais montée : il dépouille des

enfants de ce que furent leurs racines, leur ancrage dans leur histoire, leurs liens parentaux et fraternels, il leur enlève

leur nom trop voyant, trop « étranger », pour les rendre invisibles, les fondre dans la masse des Français Dupond et

Martin.

C’est une dramaturgie Antique, et comme aux répétitions à ses débuts de comédien, il fait répéter aux petits leur

nouvel état civil, encore et encore, jusqu’à ce que chacun puisse sans hésiter, sans faillir, se prévaloir de ce nouveau

nom, de sa naissance en Afrique du Nord, où aucune recherche administrative ne peut être lancée, avant de les confier

aux internats religieux, aux familles protestantes volontaires, aux institutions laïques, pour les scènes dangereuses.

Il faut aussi pour Moussa surmonter la douleur qui jamais ne s’oubliera, de ce qu’il a appelé la dépersonnalisation.

Théâtre de l’ombre, Odette est devenue Assistante Sociale, elle visite les enfants dans les différents lieux où ils sont

cachés ; actrice au sens de prendre une part active, de jouer un rôle important elle sillonne les routes bravant le froid,

le danger d’être dénoncée…jusqu’à son arrestation en avril 1944 et sa déportation vers Auschwitz.

Si Théâtre désigne non seulement un Art de la représentation, mais aussi un lieu où se déroule l’action,

comment qualifier « la scène, le plateau »de Nice et ses environs où le réseau Marcel jouait à guichets fermés et dans

l’anonymat le plus grand ? Une scène où acteurs principaux, Moussa, Odette, Mgr Rémond, les Pasteurs, les

Religieuses, les familles, donnaient la réplique à des enfants apeurés, à des parents pourchassés. Au théâtre, un

personnage est joué par un acteur mis dans les circonstances et les situations crées par un texte, par la vision d’un

Page 7: Intervention de Mme Andrée Poch Karsenti, Présidente de l

metteur en scène /réalisateur : Moussa fut à la fois acteur/réalisateur au centre de la scène. Salatin dissimulateur, léger

dans Musset et Anouilh, grave dans Knock, ironique dans Molière, passé expert dans l’art de revêtir des déguisements

multiples. Maîtrise de lui-même face au danger qui le fit arrêté et échappé à la Gestapo. S’inspira-t-il de ces

techniques de jeu enseigné par Gustave Cohen, de sa capacité à entrer physiquement dans un rôle ?

Comment pourrait-on penser, qu’entre l’homme qui en fin juin 1942 faisait répéter à des jeunes filles « Le Mystère

de la Passion », pût ne pas être imprégné de cet état d’esprit inspiré par les multiples rôles qu’il joua ? Comment

Moussa put-il endosser le costume de Salatin, non plus le traître, mais le héros de guerre, face au danger encouru par

ces enfants ? Comment aurait-il pu oublier l’état d’esprit du scoutisme qui imprégna le Théâtre des Quatre Saisons ?

Il le prouva en s’employant avant tout à accentuer sa ressemblance avec un Arabe, personnifia sa silhouette avec sa

gabardine, devint professeur de diction au petit Séminaire, faussaire en papiers d’identités, mais surtout, répétiteur

volontaire, infatigable auprès des enfants à qui il faisait ressasser leur nouveau nom.

Août 1944…Nice libérée…le rideau tombe, mais chaque spectateur /acteur reste figé un temps comme après un

spectacle si fort que le corps s’enfonce dans son fauteuil, avant que la conscience n’émerge au réel. Odette est libérée,

Moussa installe un dispensaire dans les locaux du Commissariat aux Questions Juives !!...et attend que les parents

rescapés des camps viennent chercher leur enfant. Démarche difficile pour ces familles blessées : adultes à peine

survivants, enfants, qui pour certains, ayant si bien appris leur rôle, persuadés de leur nouvelle identité, qu’ils ne

voudront pas un retour dans ce qui fut leur vie « d’avant »…payant un lourd tribut à la tragédie.

Moussa, l’homme de théâtre habité de cette passion, reprendra sa place dans le Monde de l’Art : écrivain truculent

décrivant le ghetto de Damas, (Grand Prix de la Nouvelle de l’Académie Française 1994) producteur et animateur

d’une émission radiophonique à RFI « Images et Visages du Théâtre d’Aujourd’hui », (1959-1980) Président d’Aide à

la Création…mais peut-être devrais-je arrêter là ce panégyrique et laisser Moussa conclure par ces quelques

mots : « Que dire de plus, que j’aime que j’ai toujours aimé passionnément le théâtre, que je l’ai servi de mon mieux

en lui consacrant une bonne partie de ma vie, et que j’ai peut-être ainsi, contribué, dans une faible mesure, au

rayonnement de la Culture et de la civilisation française à l’étranger

" Et pour terminer un document vidéo où Odette et Moussa s'expliquent sur la dépersonnalisation"

Odette Rosenstock et Moussa Abadi