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Intervention DEIS du 1 er avril 2010 – Notes de cours – MERCI DE NE PAS DIFFUSER Christian Mailliot – IRTS de Lorraine 1 Introduction : Rencontres 1. De ma familiarisation avec le modèle des E.G 2. Les parcours de recherche de Luc Boltanski et Laurent Thévenot - Luc Boltanski : De la sociologie critique à la sociologie de la critique - Laurent Thévenot : De la réflexion sur les catégories sociales à l’économie des conventions 3. Les E.G : une réalisation du Groupe de Sociologie Politique et Morale (GSPM) 1. Le cadre d’analyse des E.G 1.1 Le cadre initial d’analyse (1991) 1.1.1 Un régime d’action justifiable 1.1.2 Le modèle de la cité 1.1.3 Des cités au monde commun 1.1.4 La dynamique de la dispute 1.2 Les transformations du cadre d’analyse (1999) 1.2.1 Le Nouvel esprit du capitalisme et la formation de la cité par projets 1.2.2 L’importance de la notion d’épreuve (sociologie des épreuves) 2. Le modèle des E.G comme point d’ancrage des sociologies pragmatiques 2.1 Les E.G à l’épreuve 2.1.1 L’organisation comme montage composite 2.1.2 L’action publique dans une approche pluraliste 2.1.3 Les compétences des acteurs dans un monde complexe 2.2 Les horizons d’un programme de recherche 2.2.1 Vers une sociologie de la justification : rendre compte de la légitimation des actions 2.2.2 Vers une sociologie de la critique : rendre compte des opérations critiques 2.2.3 Vers une sociologie des interactions (ou des rencontres) : rendre compte de l’action dans une temporalité courte 2.2.4 Vers une sociologie des régimes d’action : rendre compte de la façon dont les personnes affrontent l’hétérogénéité de l’action

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Introduction : Rencontres

1. De ma familiarisation avec le modèle des E.G 2. Les parcours de recherche de Luc Boltanski et Laurent Thévenot

- Luc Boltanski : De la sociologie critique à la sociologie de la critique - Laurent Thévenot : De la réflexion sur les catégories sociales à l’économie

des conventions 3. Les E.G : une réalisation du Groupe de Sociologie Politique et Morale (GSPM)

1. Le cadre d’analyse des E.G

1.1 Le cadre initial d’analyse (1991)

1.1.1 Un régime d’action justifiable

1.1.2 Le modèle de la cité

1.1.3 Des cités au monde commun

1.1.4 La dynamique de la dispute

1.2 Les transformations du cadre d’analyse (1999)

1.2.1 Le Nouvel esprit du capitalisme et la formation de la cité par projets

1.2.2 L’importance de la notion d’épreuve (sociologie des épreuves)

2. Le modèle des E.G comme point d’ancrage des sociologies pragmatiques

2.1 Les E.G à l’épreuve

2.1.1 L’organisation comme montage composite

2.1.2 L’action publique dans une approche pluraliste

2.1.3 Les compétences des acteurs dans un monde complexe

2.2 Les horizons d’un programme de recherche

2.2.1 Vers une sociologie de la justification : rendre compte de la légitimation

des actions

2.2.2 Vers une sociologie de la critique : rendre compte des opérations

critiques

2.2.3 Vers une sociologie des interactions (ou des rencontres) : rendre

compte de l’action dans une temporalité courte

2.2.4 Vers une sociologie des régimes d’action : rendre compte de la façon

dont les personnes affrontent l’hétérogénéité de l’action

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2.2.5 Vers une sociologie des montages et des transformations : rendre

compte de la composition de l’action dans une temporalité longue (l’historicité de

l’action)

2.2.6 Vers une sociologie des émotions ou de la perception : rendre compte

de l’action sensible

3. Les deux voies possibles pour l’exploration de l’action

3.1 Vers une perspective herméneutique : une entrée par les textes

3.2 Vers une perspective ethnographique : une entrée par l’action

4. Les E.G et l’analyse du travail social

Conclusion : Perspectives

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Introduction : Rencontres

0. Le pôle des sociologies pragmatiques : Un air de famille ou « un

nouveau « style » sociologique ? » (M. Nachi)

Sociologie pragmatique

Sociologie des régimes d’action (expression de Luc Boltanski, 1991)

Sociologie des régimes d’engagement (expression de Laurent Thevenot, 2006)

Sociologie des épreuves (expression de Cyril Lemieux)

Ces différentes expressions visent à attirer l’attention sur :

- l’action (l’action située, l’action historique)

- les compétences des acteurs

Dans la préface du réel premier ouvrage sur la sociologie pragmatique (2006), Luc

Boltanski apporte quelques indications sur l’usage qu’il fait de l’adjectif pragmatique :

« Pour certains, dont je suis, le terme de pragmatique fait plutôt référence à la pragmatique

linguistique en tant qu’elle met l’accent sur les usages que les acteurs font des ressources

grammaticales à l’épreuve des situations concrètes dans lesquelles ils se trouvent

plongés. »1

« Il reste que le terme de pragmatique est bienvenu au sens où il pointe vers une intention

de départ commune qui a été de poser à nouveaux frais la question de l’action en rompant

avec des approches qui, au moins dans leurs formes d’expression les plus schématiques,

tendaient à réduire l’action des personnes en société à l’exécution d’un programme

préexistant et intériorisé, ou incorporé, sur le mode d’une présence tyrannique mais

1NACHI M., Introduction à la sociologie pragmatique. Vers un nouveau « style » sociologique, Paris, Armand Colin, 2006 (Préface de Luc Boltanski), p. 10-11.

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inconsciente, le sociologue étant considéré finalement comme le seul en mesure de

dévoiler ce programme, parce que les méthodes qui sont les siennes lui permettraient

d’accéder aux structures sociales sous-jacentes qui sous-tendent ces programmes. »2

2NACHI M., Introduction à la sociologie pragmatique. Vers un nouveau « style » sociologique, Paris, Armand Colin, 2006 (Préface de Luc Boltanski), p. 10-11.

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1. De ma familiarisation avec le modèle des Economies de la grandeur

(E.G)

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2. Les parcours de recherche de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot

Le cadre d’analyse dit des Economies de la grandeur proposé par Luc Boltanski et

Laurent Thévenot à la fin des années 80 constitue un point d’ancrage important pour les

sociologies pragmatiques. Cette collaboration entre un sociologue et un économiste est née

d’une préoccupation commune pour l’analyse des catégories sociales. Cet intérêt pour les

opérations de représentation d’ordre politique, pratique et cognitif les amènera à revisiter

les approches des sciences sociales sur la question de la légitimité de l’accord.

Dans le panorama des sciences humaines qu’il dessine à partir des années 80 en

France, François Dosse repère quatre pôles : le pôle des disciples de Michel Serres, le pôle

cognitiviste, le pôle de reglobalisation par le politique et le pôle pragmatique3. Cette

typologie est mobilisée pour décrire les « orientations caractéristiques des mutations en

cours » dans l’espace étendu des sciences humaines. Pour François Dosse, Luc Boltanski

est l’un des représentants qui incarne le mieux ce courant pragmatique dans le domaine de

la sociologie. L’apparition de ce pôle pragmatique en sociologie est liée aux recherches

initiées par le Groupe de Sociologie Politique et Morale constitué autour de Luc Boltanski et

de Laurent Thévenot.

Un des enjeux épistémologiques des sociologies contemporaines, comme le

souligne Philippe Corcuff, est le dépassement des oppositions classiques entre l’idéalisme

et le matérialisme, entre l’objectivisme et le subjectivisme, entre l’individuel et le collectif,

entre les approches macrologiques et les approches micrologiques4. Tirant profit des

échanges menés avec les autres disciplines des sciences de l’homme depuis les années

80, un ensemble important de sociologies renouvelle aujourd’hui les théories de l’acteur et

de l’action5. Les principales propositions du pôle des sociologies pragmatiques apportent

3DOSSE F., L’empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris, La découverte, 1997, pp. 53-75. 4CORCUFF P., Les nouvelles sociologies. Constructions de la réalité sociale, Paris, Nathan, 1995. 5Le projet éditorial et scientifique de la revue Raisons Pratiques (Editions de l’EHESS) caractérise bien ce mouvement dans les sciences sociales : « Le développement, depuis plusieurs décennies, de courants comme la philosophie analytique, la phénoménologie, l’herméneutique, les sciences du langage, de la cognition et de la communication a modifié nos façons de concevoir l’homme, la culture et le vie sociale. Ceci a conduit certains

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leur contribution à ce mouvement de dépassement de ces antinomies qui entend

complexifier et renouveler les modèles d’intelligibilité de la réalité sociale. Les sociologies

pragmatiques font pleinement partie de ces « nouvelles sociologies » commentées par

Philippe Corcuff.

Les itinéraires respectifs de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot sont ici

intéressants à retracer, même rapidement, pour repérer le contexte ayant favorisé

l’émergence de ce pôle des sociologies pragmatiques. Influencés dans les premiers temps

de leur carrière par la sociologie critique de Pierre Bourdieu, ces deux chercheurs font

progressivement s’éloigner des conceptions de la pratique et des positions

épistémologiques défendues par ce type de sociologie et plus généralement par la

sociologie classique6.

chercheurs à reconsidérer la place des sciences sociales dans les sciences de l’homme, à redéfinir l’ontologie et l’épistémologie de leurs disciplines, à transformer leurs cadres conceptuels et méthodologiques, à s’engager dans de nouveaux champs d’enquête. » Cette citation est extraite du premier numéro portant précisément sur « les formes de l’action » (1990). Nous pouvons également faire référence à deux autres publications : - PARADEISE C., « Les théories de l’acteur », Cahier français, n°247, 1990, pp. 31-38. - LADRIERE P., PHARO P., QUERE L.,(coordonné par)., La théorie de l’action. Le sujet pratique en débat, Paris, C.N.R.S. Editions, 1993. DOSSE F., L’empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris, La découverte/Poche, 1997, p. 15 : « Action : tel est sans doute le maître mot de la cristallisation en cours. » 6Dans une section intitulée La sortie du « Bourdieusisme », François Dosse présente le parcours de Luc Boltanski (Cf. la première partie Itinéraires d’une même génération, pp. 56-61) : « Parmi les représentants qui incarnent aujourd’hui ce nouveau courant pragmatique, Luc Boltanski a un itinéraire particulièrement intéressant. Il a été en effet le disciple le plus proche de Pierre Bourdieu ». La présentation de l’itinéraire de Laurent Thévenot est plus rapide (pp. 61-63). Elle a aussi un titre plus neutre : « L’investissement des formes ».

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2.1 Luc Boltanski : De la sociologie critique à la sociologie de la critique

Le parcours de recherche de Luc Boltanski peut donc être vu comme le passage

d’une sociologie critique à une sociologie de la critique7. Les premières recherches de Luc

Boltanski menées dans les années 60 au sein du Centre de Sociologie Européenne

s’inscrivent dans le cadre d’une sociologie critique marquée par l’influence de Pierre

Bourdieu8.

L’ouvrage Prime éducation et morale de classe est caractéristique de cette première

période9. L’objet de ce travail est la naissance et la diffusion de la puériculture. Dans cette

étude, Luc Boltanski s’attache à montrer comment, dans une société stratifiée et

hiérarchisée, la diffusion des modèles de pensée, des savoirs et des règles se fait toujours

de haut en bas de l’échelle sociale. S’opposant aux approches structurales des pratiques, il

montre également comment cette diffusion des modèles de savoirs s’opère toujours « au

prix de réinterprétations en fonction de l’éthos et des savoirs propres à chaque classe ». La

rapidité des changements intervenant dans chaque classe sociale est toutefois fonction de

la distance que celle-ci entretient avec les classes supérieures. En ce sens, Luc Boltanski

conclut que ce « travail de réinterprétation » est plus long et plus difficile pour les agents

sociaux « placés plus bas dans l’échelle sociale ». Mobilisant les notions classiques de

la sociologie comme celles de groupe ou de classe sociale, la perspective de Luc

Boltanski s’inscrit pleinement dans une description critique des processus sociaux

en situant les relations sociales dans un rapport de force. Les idées directrices de ce

travail10 et des principales études de cette période, sur des objets aussi variés que les

7BOLTANSKI L., «Sociologie critique et sociologie de la critique », Politix, n°10-11, 1990, pp. 124-134. 8En 1965, Luc Boltanski est déjà le coauteur avec Pierre Bourdieu, Robert Castel et Jean-Claude Passeron d’un ouvrage sur les usages sociaux de la photographie (Un art moyen, Ed. de Minuit, 1965). 9BOLTANSKI L., Prime éducation et morale de classe, Paris, Mouton, 1969. 10Avec la notion d’éthos en particulier. Dans la conclusion de l’ouvrage (p. 138), Luc Boltanski rappelle la définition de cette notion : « (…/…) il faut encore les référer à l’éthos comme « ensemble de valeurs vécues et non thématisées qui se manifestent seulement à travers la conduite et son style particulier ». » Cette définition est extraite d’un travail mené en commun avec Pierre Bourdieu et Jean-Claude Chamboredon. Mobilisée par Pierre Bourdieu dans les formulations initiales de sa théorie de la pratique, la notion d’éthos a été progressivement remplacée par celle d’habitus jugée plus englobante : « La notion d’habitus englobe la notion d’éthos, c’est pourquoi j’emploie de moins en moins cette notion. Les principes pratiques de classement qui sont constitutifs de l’habitus sont indissociablement logiques et axiologiques, théoriques et pratiques (dès que nous disons blanc ou noir, nous disons bien ou mal). » (Pierre Bourdieu, Question de sociologie, 1984, p. 133).

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usages sociaux du corps, de l’automobile ou de la bande dessinée11, sont directement

inspirés du schéma théorique de Pierre Bourdieu.

En ces années 70, Luc Boltanski est donc un proche collaborateur de Pierre

Bourdieu12. Au cours des années 80, il prendra progressivement ses distances avec

l’initiateur de ce courant aujourd’hui important de la sociologie contemporaine13. Deux

publications marquent en pratique cet éloignement : un ouvrage sur la formation du groupe

social des cadres et plus encore un article sur la dénonciation publique. Ces publications

abordent la question de la construction des collectifs et des relations des individus aux

collectifs.

Dans Les cadres, Luc Boltanski analyse le travail de représentation et les processus

d’unification symbolique d’un groupe social14. Pour étudier la formation de ce groupe social

des cadres, il prend en compte les dispositifs qui permettent à un « ensemble flou » de se

présenter comme cohérent et comme une chose. Il analyse également les opérations qui

orientent les relations que les personnes individuelles entretiennent avec la personne

collective15. En travaillant la notion de représentation, Luc Boltanski s’oriente vers une

approche constructiviste d’un groupe social. Il réinterroge ainsi les rapports entre le

subjectif et l’objectif, entre l’individuel et le collectif, entre le singulier et le général.

Dans l’article sur La dénonciation, Luc Boltanski approfondit sa réflexion sur la

11« Les usages sociaux du corps », Annales E.S.C, n°1, 1971, pp. 205-233 ; « Les usages sociaux de l’automobile : concurrence pour l’espace et accidents », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°1, 1975, pp. 37-59 ; « La constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°2, 1975, pp. 25-49. On peut mentionner aussi : « Taxinomies populaires, taxinomies savantes : les objets de consommation et leur classement », Revue française de sociologie, Vol. XI, 1970, pp. 34-44 12Luc Boltanski participe à la première équipe éditoriale de la revue Actes de la Recherche en Sciences Sociales réunie autour de Pierre Bourdieu en 1975. Il est, avec lui, le co-auteur de plusieurs articles publiés dans les premières années de la revue (« La titre et le poste : rapports entre le système de production et le système de reproduction », n°2, 1975 ; « Le fétichisme de la langue », n°4, 1975 ; « La production de l’idéologie dominante », n°2-3, 1976). 13En reprenant l’expression proposée par Pierre Bourdieu lui même, on peut qualifier ce courant de « constructivisme structuraliste » (« Espace social et pourvoir symbolique », in Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 147) 14BOLTANSKI L., Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Les éditions de Minuit, 1982. 15La démarche de Luc Boltanski peut être appréhendée comme une application de deux propositions de Ludwig Wittgenstein. Elle vise à éviter d’essayer, derrière le substantif de « cadre » de trouver la substance du groupe social « des cadres » et de séparer le dur du mou. Elle consiste plutôt à voir la dureté du mou d’un groupe social comme « les cadres » (je paraphrase volontairement les citations de Wittgenstein citées par l’auteur p. 49 et p. 436).

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question du rapport entre le singulier et le général16. Il se centre sur « l’étude de la façon

dont se construisent les causes formées autour de la dénonciation d’une injustice et à

l’analyse de la relation entre la construction des causes et la formation des groupes »17.

Lors de son enquête de terrain sur les cadres, l’attention de Luc Boltanski avait déjà été

attirée par des situations où les personnes évoquaient des litiges vécus au cours de leur

carrière. Certains cadres racontaient, comment ils avaient été, selon eux, injustement mis

« sur la touche » par des manœuvres plus ou moins troubles, alors qu’ils avaient été

auparavant félicités par leur direction. Ils mentionnaient aussi comment ils avaient tenté,

souvent sans succès, de défendre leur cause. Face au sociologue, ils décrivaient

longuement ce qu’ils présentaient comme leur « affaire ». Dans La dénonciation, c’est

précisément ces situations où les gens dénoncent des injustices qui font l’objet de

l’investigation. Le projet vise à conceptualiser la forme affaire en considérant l’activité

dénonciatrice comme une compétence ordinaire des acteurs. Avec l’analyse d’un

corpus de lettres de protestation reçues par le journal Le monde, les chercheurs mettent en

évidence les éléments qui permettent « de déterminer dans quels cas l’attitude qui consiste

à donner de la voix et à protester publiquement a des chances d’être reconnues comme

valide, (…/…) et dans quels cas elle est ignorée ou disqualifiée.»18 Les auteurs repèrent

notamment les « manœuvres » des personnes « pour se grandir ». Ils parlent en ce sens

d’un système actantiel de la dénonciation. Ce travail va conduire Luc Boltanski à

s’intéresser aux opérations critiques des acteurs eux-mêmes. Ce faisant, sa sociologie

s’écarte d’un horizon, où le travail sociologique prend la forme d’un dévoilement plus ou

moins radical des illusions des acteurs, pour s’orienter vers une sociologie de la critique, où

il s’apparente à un travail de clarification des énoncés des acteurs et des logiques de

l’action.

16BOLTANSKI L., DARRE Y., SCHILTZ M-A., « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, n°51, 1984, pp. 3-40. Cet article est repris dans BOLTANSKI L., L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990 (3ème partie). 17BOLTANSKI L., L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métailié, 1990, p. 258. Dans la première partie de cet ouvrage intitulé « Ce dont les gens sont capables » (Les quatre premiers chapitres en particulier), Luc Boltanski explique son cheminement vers une sociologie de la critique. Nous reprenons en quelques lignes les propos de l’auteur. 18Ibid p. 262.

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2.2 Laurent Thévenot : De la réflexion sur les catégories sociales à l’économie des

conventions

L’itinéraire de Laurent Thévenot peut être vu comme le passage d’une réflexion sur

les catégories sociales à la constitution d’un cadre d’analyse des formes de coordination.

Economiste à l’INSEE où il rencontre Alain Desrosières, le travail de Laurent Thévenot

porte sur les statistiques et les catégories sociales. S’étant initié à la sociologie dans le

courant des années 70, Laurent Thévenot réfléchit, lui aussi, sur ces questions de

catégorisation à partir du schéma théorique de Pierre Bourdieu19. Il participe aux travaux

préparatoires à la réforme de la nomenclature dite des « Professions et catégories socio-

professionnelles » de 198220. Tirant parti de sa réflexion sur ces nomenclatures et sur

l’économie du codage social, Laurent Thévenot va proposer, dans le courant des années

80, la notion d’investissement de forme21.

Pour Laurent Thévenot, la notion d’investissement de forme doit favoriser l’étude des

opérations de mise en forme de la réalité sociale dans un même cadre théorique, « depuis,

précise l’auteur, la contrainte matérielle d’une standardisation jusqu’à l’impératif moral de

l’engagement, en passant par l’obligation des conventions »22. Le recours ici au terme de

forme vise justement à prendre en compte une « variété d’êtres très étendue qui

comprenne non seulement des catégories cognitives ou des outils de classement, mais

également des êtres sociaux, coutumes, représentations sociales, personnes collectives,

des êtres juridiques ou institutionnels, règlements, conventions, mais aussi des objets

techniques »23. Pour traduire le degré d’extension de cette gamme de

formes conventionnelles (du plus général au plus particulier), Laurent Thévenot distingue

trois groupes : les formes d’Etat (comme les titres scolaires), les formes intermédiaires

(comme les conventions collectives) et les formes spécifiques ou personnalisées.

19THEVENOT L., « Une jeunesse difficile. Les fonctions sociales du flou et de la rigueur dans les classements », Actes de la recherche en sciences sociales, n°26-27, 1979, pp. 3-18. 20DESROSIERES A., THEVENOT L., Les catégories socio-professionnelles, Paris, La découverte, 1988. 21THEVENOT L., « Les investissements de forme » in Conventions économiques, Paris, PUF, 1986, pp. 21-71. 22Ibid p. 27. 23THEVENOT L., « Les investissements de forme » in Conventions économiques, Paris, PUF, 1986, p. 63.

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L’approche proposée par l’auteur permet de considérer toutes ces formes en lien avec un

investissement ; autrement dit selon une formule « qui mettrait en balance un coût ou un

sacrifice nécessaire pour établir la capacité d’équivalence ou de généralité, et un

rendement ou une économie attachés à l’usage de cette capacité »24. Cette notion

d’investissement de forme apparaît comme une définition élargie de la notion économique

d’investissement. En ce sens, l’économiste souligne « qu’une conceptualisation pertinente

de l’investissement devrait permettre à la fois de rendre compte de l’usage classique de ce

terme en économie et d’étendre cet usage, en caractérisant cette opération comme

l’établissement, coûteux, d’une relation stable pour une certaine durée »25. C’est à

partir de cette idée de relation stable pour une certaine durée que Laurent Thévenot étend

la définition de l’investissement en considérant que l’avantage attendu de son rendement

tient à l’accroissement de stabilité et de généralité qui est attaché à ce sacrifice. Les

caractéristiques de l’investissement de forme sont par conséquent : la stabilité dans le

temps de la forme établie, l’étendue du domaine de validité de la forme, le degré

d’objectivation de l’investissement de forme26. La notion d’investissement de forme

contribuera à équiper les réflexions qui conduiront à l’élaboration du modèle des Economies

de la Grandeur et, surtout au projet dit de l’Economie des conventions dans le domaine des

sciences économiques.

Le projet de l’Economie des conventions s’élabore également dans cette période des

années 80. Il propose de renouveler l’analyse économique en s’intéressant au rôle des

règles et des conventions27. Cherchant une alternative méthodologique à l’individualisme et

à l’holisme, il privilège une entrée par la notion de coordination pour analyser l’activité

économique. Comme le souligne Nicolas Postel dans son étude sur les règles dans la

pensée économique contemporaine, les conventionnalistes étudient « comment les

24Ibid p. 63. 25Ibid p. 26. 26Ibid p. 30 : « (…/…) le degré auquel la forme est objectivée ou « équipée », c’est-à-dire réalisée dans un outillage anonyme lui assurant un caractère contraignant, que cet outillage soit technologique au sens habituel du terme, juridique, scientifique, etc. Il est clair que l’équipement résulte de, et renforce, la stabilisation et la diffusion d’une forme, et par conséquent, est généralement lié à sa durée et à son domaine de validité ». 27Le numéro spécial de la Revue économique (n°2, 1989) est souvent considéré comme le document public de fondation du projet conventionnaliste. Les signataires des articles sont : Laurent Thévenot, Robert Salais, André Orléan, Olivier Favereau, François Eymard-Duvernay, et Jean-Pierre Dupuy.

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individus, en agissant, modifient et construisent les cadres communs de

coordination : organisation, marché, institution. »28. Ils s’écartent en cela des

approches institutionnalistes ou néo- institutionnalistes29. Selon Nicolas Postel, le projet

conventionnaliste présente différentes orientations : la branche « économie du travail »

autour d’Olivier Favereau, de François Eymard-Duvernay et de Christian Bessy30, la

branche « coordination marchande » autour d’André Orléan, de Robert Boyer et de Robert

Salais31, et la branche « philosophie politique » autour de Laurent Thévenot et de son

travail mené en commun avec le sociologue Luc Boltanski. Nicolas Postel conclut sa lecture

du projet de l’Economie des conventions en s’interrogeant sur les orientations cognitivistes

des recherches actuelles de Laurent Thévenot32. Sous la formule « Pragmatiques de la

connaissance », Laurent Thévenot oriente maintenant ses recherches sur « la

différenciation des agences humaines » en soulignant que « l’apport de la sociologie

pourrait être, (…/…), de situer la notion d’information et plus généralement la cognition

dans les dynamiques de coordination avec l’environnement »33.

28POSTEL N., Les règles dans la pensée économique contemporaine, Paris, CNRS Editions, 2003, p. 211. Cet ouvrage propose un bilan des théories économiques autour de la question des règles. Nous suivons ici en partie le commentaire de l’auteur sur l’Economie des conventions (Cf. le chapitre 7). 29Aux deux principes institutionnalistes de recherche (« Faire apparaître le caractère non naturel et non universel du marché walrassien » et « Etudier le fonctionnement d’autres modes de coordination alternatifs aux marchés »), les conventionnalistes ajoutent, selon Nicolas Postel (pp. 209-212), un autre principe qui marque leur spécificité : « Affirmer que le fondement de ces conventions n’est pas naturel, mais historique ou négocié : qu’il est l’objet d’une délibération humaine et n’a aucun caractère de nécessité logique. » 30FAVEREAU O., « La formalisation du rôle des conventions dans l’allocation des ressources », in SALAIS R., THEVENOT L., (ed.), Le travail, marché, règles, conventions, Paris, INSEE-Economica, 1986, pp. 250-265 ; EYMARD-DUVERNAY F., MARCHAL E., Façon de recruter, Paris, Métailié, 1997 ; BESSY C., EYMARD-DUVERNAY F., (éd.), Les intermédiaires du marché du travail, Cahiers du CEE, Paris, PUF, 1997. Un des lieux de développement du projet conventionnaliste sera le Centre d’Etudes de l’Emploi où exercent ces chercheurs. 31ORLEAN A., (dir.), Analyse économique des conventions, Paris, PUF, 1994 ; BOYER R., ORLEAN A., « Les transformations des conventions salariales entre théorie et histoire. D’Henry Ford au fordisme », Revue économique, Vol. 42, 1991 ; SALAIS R., STORPER M., Les mondes de production, Paris, Ed. EHESS, 1993. 32Ibid. p. 218-223. Le titre du paragraphe choisi par l’auteur est significatif : « De la convention à la cognition ». 33THEVENOT L., « Pragmatiques de la connaissance », in BORZEIX A., BOUVIER A., PHARO P., (éds.), Sociologie et connaissance. Nouvelles approches cognitives, Paris, CNRS Editions, 1998, p. 139.

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2.3 Les activités du Groupe de Sociologie Politique et Morale (GSPM)

Les parcours de recherche de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot se croisent

donc, au sein de l’équipe de Pierre Bourdieu, alors que l’un travaille sur les cadres et que

l’autre participe à la refonte de la nomenclature des catégories socio-professionnelles34. Luc

Boltanski et Laurent Thévenot vont approfondir ensemble l’analyse des processus de

catégorisation des agents sociaux ordinaires35. Ils vont être amenés ainsi à concentrer leur

effort sur « les questions que soulève l’acte même de qualifier, non seulement des choses,

mais aussi ces êtres particulièrement résistants à la qualification que sont les

personnes »36.

Ils fédéreront autour de cette problématique un petit groupe de chercheurs qui se

lancera dans la mise en œuvre d’un programme de recherche37. L’existence de cette

équipe de recherche au sien de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales est

officialisée sous la dénomination « Groupe de Sociologie Politique et Morale » en janvier

1985.

C’est dans le cadre des activités de ce nouveau laboratoire de sociologie que

s’élaborera progressivement le modèle théorique dit des Economies de la Grandeur.

La première formulation du modèle se présente comme « un outil de travail pour les

recherches en chantier ». Elle est publiée en 1987 par Les Cahiers du Centre d’Etude de

l’Emploi38. Après une série d’aller et retour entre le travail empirique et la modélisation, Luc

34Ils signalent leur dette envers Pierre Bourdieu ainsi : « Notre attention, stimulée par l’éclairage que les recherches anthropologiques de Pierre Bourdieu jetaient sur le rapport entre les opérations classificatoires et les interventions pratiques (Bourdieu, 1972), s’est portée d’abord sur les opérations de codification et, plus généralement, de mise en forme, réalisées par les statisticiens, les sociologues ou encore les juristes. » (BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 13-14) 35Dans la conclusion de l’ouvrage sur Les cadres, Luc Boltanski fait état du travail en cours avec Laurent Thévenot (pp. 467- 471), Laurent Thévenot en fait de même dans Les investissements de formes (p. 64). 36BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 11. 37Ce groupe de chercheurs comprend alors : E. Claverie, F. Colonna, J-L. Derouet, A. Desrosières, N. Dodier, N. Heinich. Le programme de recherche s’intitule précisément : Programme de Recherche et d’Opérationnalisation sur les Topiques de l’Equité et de l’Equivalence (PROTEE). Rejoindront le groupe de départ : P. Boisard, A. Camus, F. Chateauraynaud, P. Corcuff, C. Lafaye, C. Lemieux, M-T. Letablier, A. Wissler. 38BOLTANSKI L., THEVENOT L., Les Economies de la grandeur, Paris, P.U.F/Cahiers du C.E.E., n°31 (série

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Boltanski et Laurent Thévenot publieront une version remaniée en 1991 sous le titre De la

justification (et avec comme sous-titre Les économies de la grandeur). Cet ouvrage

contribuera à diffuser plus largement leur cadre d’analyse39.

Le travail de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot va servir de point d’appui à un

ensemble de recherches dont la publication en 1989 d’un nouveau numéro des Cahiers du

Centre d’Etude de l’Emploi en offre une bonne illustration40. Dans ce groupe de recherches

et surtout celles qui suivront dans les années 90, nous pouvons repérer des travaux qui

s’orientent vers une sociologie des formes de la justification et de la critique et des travaux

qui s’engagent plutôt vers la constitution d’une sociologie des régimes d’action. Au sein de

toutes ces recherches qui s’inscrivent dans le programme issu du schéma d’analyse des

Economies de la grandeur, nous pouvons également repérer des orientations

méthodologiques différentes. Certaines recherches vont privilégier une entrée dans l’action

par les textes. D’autres vont plutôt choisir une entrée par l’observation directe de l’action.

Tous ces travaux participent à la constitution de ce que nous avons appelé le pôle des

sociologies pragmatiques.

PROTEE), 1987. 39BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. Cet ouvrage sera régulièrement commenté (Par ex. : PITEAU M., « Genèses de l’ordre et raison pratique : acteurs, systèmes et conventions. A propos de De la justification », Revue française de science politique, n°6, 1992, pp. 1023-1035 ; TREANTON J-R., « Tribulations de la justice », Revue française de sociologie, Vol. XXXIV, 1993, pp. 626-655 ; GAZIER B., « Justice, calcul et convention à propos de De la justification de Luc. Boltanski et L. Thévenot », Sociologie du travail, n°4, 1996, pp. 597-605). La revue Sciences Humaines, destinée à un large public, publiera en 1994 (HS n°5), un entretien avec Luc Boltanski sous le titre « Agir et vivre en commun. ». A notre connaissance, la publication de 1987 a fait par contre l’objet d’un seul signalement dans les principales revues de sociologie (cf. DESMAREZ P., Sociologie du travail, n°3, 1989, pp. 407-410). 40BOLTANSKI L., THEVENOT L., (éds.), Justesse et justice au travail, Paris, P.U.F, Cahier du C.E.E., n°33, 1989. On peut ici signaler que Luc Boltanski ne manque de rappeler que le schéma théorique des Economies de la grandeur s’est construit « au moyen d’une série d’aller-et-retour entre le travail de terrain et la modélisation », et que « il a pour vocation de service de recherches empirique sur la façon dont les personnes mettent en œuvre leur sens de la justice pour se livrer à la critique, justifier leurs actions ou converger vers l’accord. » (BOLTANSKI L., L’Amour et la Justice comme compétences, Paris, Editions Métaillé, 1990, p. 64)

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Présentation des objectifs du GSPM (site internet le 14 avril 2008)

« Le Groupe de Sociologie Politique et Morale regroupe près de trente chercheurs et enseignants

chercheurs, sociologues mais aussi politistes, anthropologues et philosophes et une trentaine de

doctorants. Au-delà de la diversité des objets traités dans le groupe, une même démarche unit les

différentes recherches : entrer dans l’analyse des phénomènes sociaux en privilégiant les opérations

critiques et les épreuves de force et de justice auxquelles se livrent les acteurs. L’optique est celle d’une

sociologie pragmatique ou plus exactement pragmatiste. Celle-ci met l’accent sur plusieurs points :

l’engagement des acteurs dans les actions collectives, les capacités qu’ils mettent en œuvre pour

interpréter les situations auxquelles ils se trouvent confrontés, mais aussi les critiques et les

justifications qu’ils développent. Cette sociologie s’attache également à clarifier et à modéliser les

grammaires sous-jacentes sur lesquelles reposent les accords, souvent établis de façon tacite, ou à

partir desquelles les désaccords sont rendus explicites. Enfin, elle accorde une grande attention à la

dynamique des mobilisations qui, prenant appui sur ces désaccords ou sur la dénonciation d’injustice,

suscitent la formation de causes collectives. »

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1. Le cadre d’analyse des Economies de la grandeur

L’ouvrage De la justification expose la version finalisée du modèle d’analyse des

Economies de la grandeur.

En réinterrogeant la relation entre l’accord et la critique, Luc Boltanski et Laurent

Thévenot ont l’ambition de proposer un schéma analytique alternatif aux « grands dilemmes

des sciences sociales, connus sous la forme d’oppositions entre individuel et collectif,

jugement moral et épreuve de réalité, situation locale et construction politique. »41.

Ce faisant, ils veulent proposer une nouvelle approche du lien social.

41CHATEAURAYNAUD F., Prospéro. Une technologie littéraire pour les sciences humaines, Paris, CNRS Editions, 2003, p. 86. Cet ouvrage sur la contribution du logiciel Prospéro à l’analyse en sciences humaines peut se lire également comme un bilan des sociologies pragmatiques (en particulier le chapitre 4, pp. 85-92). L’auteur a participé au travail collectif d’élaboration du modèle des Economies de la grandeur (cf. note n°33, p.).

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1.1 Un régime d’action justifiable

La perspective générale de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot ouvre la voie à une

exploration de la pluralité des façons d’être avec les autres42. Dans De la justification, un

seul registre de l’action est toutefois exploré : celui précisément de la justification publique.

Dans le prolongement de l’intérêt porté sur les affaires, les auteurs s’attachent à

saisir la manière dont les personnes mettent en œuvre leur sens de la justice dans les

situations quotidiennes où elles manifestent, par exemple, un désaccord sans recourir à la

violence ou lorsqu’elles réalisent un accord.

Le cadre des Economies de la grandeur se présente donc comme un outil d’analyse

des justifications apportées par les acteurs et des dispositifs sur lesquels reposent ces

justifications. On peut dire en ce sens qu’il propose une modélisation de l’action lorsque

celle-ci peut être soumise à une épreuve de justification.

« C’est à des actes justifiables que nous nous intéressons, écrivent Luc Boltanski et

Laurent Thévenot, en tirant toutes les conséquences du fait que les personnes sont

confrontées à la nécessité d’avoir à justifier leurs actions, c’est-à-dire non pas à inventer,

après coup, de fausses raisons pour maquiller des motifs secrets, comme on se trouve un

alibi, mais à les accomplir de façon à ce qu’elles puissent se soumette à une épreuve de

justification »43.

L’idée que les personnes sont confrontées à cette exigence d’avoir à répondre de

leurs conduites, auprès d’autres avec qui elles agissent, est au cœur de l’argumentation

des auteurs44.

Le premier argument important des Economies de la grandeur repose sur cette

42BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 35. 43BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 54. 44BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 54.

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idée d’impératif de justification45. Luc Boltanski et Laurent Thévenot font le constat que « la

dispute s’arrête le plus souvent dans la convergence sur un principe supérieur commun, ou

dans l’affrontement de plusieurs de ces principes. »46 Ils soulignent alors qu’il faut pour

s’accorder être en mesure de se justifier par référence à un principe qui détermine des

relations d’équivalence valant pour tous. Lorsque que les personnes cherchent à arrêter la

dispute, elles font appel à des ressources qui dépassent la situation. Elles sont amenées à

faire référence à des justifications. Ces justifications sont des ressources partagées par les

personnes. Pour les auteurs, un accord légitime est ainsi un accord justifié par référence à

un principe qui dépasse la situation et qui est valable en toute généralité. La condition d’une

action justifiée est constituée précisément, toujours selon Luc Boltanski et Laurent

Thévenot, par cette possibilité offerte aux personnes, de sortir d’une situation, et de

dénoncer celle-ci en prenant appui sur un principe extérieur, sur une pluralité de mondes.

Dans le modèle des Economies de la Grandeur ce principe extérieur ayant une prétention à

une validité universelle est un principe d’équivalence et de jugement. Il fait référence à une

échelle de grandeur qui permet de mettre en relation des personnes et des choses dans un

ordre juste et justifiable. Ces formes de généralité ne sont pas attachées à des groupes ou

à des individus. Elles sont liées aux situations dans lesquelles se trouvent placées les

personnes.

Dans le cadre des Economies de la grandeur, les personnes humaines sont

clairement dotées d’une « capacité métaphysique » ; cette capacité étant, pour Luc

Boltanski et Laurent Thévenot, essentielle pour comprendre la possibilité d’un lien social.

C’est là le deuxième point important du modèle. Les auteurs prennent en compte dans

l’approche des relations sociales « la capacité cognitive des personnes à faire des

rapprochements sur ce qui importe, à identifier des êtres détachés des circonstances, à

s’accorder sur des formes de généralités »47. Ainsi, la convergence vers l’accord est liée à

45Le livre De la justification est structuré en 5 parties et en 11 chapitres, auxquelles il faut ajuster un long avant-propos qui explique au lecteur comment ce livre a été écrit (pp. 11- 36) et une postface à visée programmatique intitulée Vers une pragmatique de la réflexion (pp. 425-438). L’impératif de justification est précisément le titre de la 1ère partie de l’ouvrage (pp. 37-82). 46BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 49. 47BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 48.

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cette capacité des acteurs de pourvoir s’extraire d’une situation, de monter en généralité

(selon l’expression favorite des auteurs) en prenant appui sur une pluralité de principes de

justice, et de passer éventuellement d’une forme de justification à une autre.

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1.2 Le modèle de la cité

Pour distinguer les différents principes supérieurs communs favorisant un ordre

justifiable entre les personnes dans notre société, Luc Boltanski et Laurent Thévenot

mobilisent les ouvrages classiques de la philosophie politique mais d’une manière bien

spécifique :

« Nous traitons les œuvres retenues comme des entreprises grammaticales d’explicitation et de fixation des règles de l’accord, c’est-à-dire, indissociablement, comme des corps de règles prescriptives permettant de bâtir une cité harmonieuse, et comme des modèles de la compétence commune exigée des personnes pour que cet accord soit possible. Nous nous appuyons sur ces œuvres pour élaborer un modèle d’ordre légitime, désigné comme modèle de cité, qui rend explicites les exigences que doit satisfaire un principe supérieur commun afin de soutenir des justifications »48.

Le modèle de la cité se présente alors comme une construction reposant sur un jeu

d’hypothèses. Il permet le traitement des textes philosophiques sélectionnés (Le Léviathan

de Thomas Hobbes par exemple) à partir d’un schéma commun afin d’identifier les

principes de justice en présence. Ce schéma appelé par les auteurs « modèle commun de

cité » est constitué par six axiomes. L’axiomatique du modèle commun de cité se présente

de cette façon :

48BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 86. La deuxième partie de l’ouvrage s’intitule Les cités (pp. 83-157).

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L’axiomatique du modèle de la cité

1er axiome

Le principe de commune humanité Tous les êtres humains sont aussi humains les uns que les autres.

2ème axiome

Le principe de dissemblance Les membres de la cité peuvent avoir deux états possibles

3ème axiome

Le principe de commune dignité Tous les membres de la cité ont une égale puissance d’accès aux états supérieurs.

4ème

axiome

L’ordre de grandeur Les états sont ordonnés pour favoriser la coordination des actions et la justification des distributions. L’ordre de grandeur s’exprime par une échelle de valeur des biens ou des bonheurs attachés à ces états.

5ème axiome

La formule d’investissement L’accès à un état supérieur exige un coût ou un sacrifice. Cette formule de sacrifice ou d’économie régule la tension entre la commune humanité et l’ordre sur les états

6ème axiome

Le bien commun : Le bonheur doit profiter à toute la cité.

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Une cité est, pour les auteurs, un ordre légitime défini par cet axiomatique où

l’articulation entre le principe de commune humanité et le principe d’ordre est primordiale

pour une définition du bien commun49. Luc Boltanski et Laurent Thévenot arrivent ainsi à

dresser un tableau de six cités harmonieuses fondées sur six principes supérieurs

communs différents50. Etablie sur un principe supérieur commun, chaque cité propose un

ordre intrinsèque de grandeur qui rend possible l’évaluation des états relatifs des

personnes. Chaque cité constitue le fondement d’un registre de justifications.

49Ibid p. 101 : « Cet éclairage suppose un recul par rapport aux travaux des philosophies politiques examinés, de façon à appréhender leur tâche comme une tentative d’intégration de deux exigences dont la compatibilité est problématique. La structure du modèle supporte deux exigences fondamentales fortement antagonisme : 1) une exigence de commune humanité qui suppose une forme d’identité partagée par toutes les personnes ; 2) une exigence de l’ordre sur cette humanité. La définition du bien commun est la clé de voûte de la construction qui doit assurer la compatibilité entre ces deux exigences. ». Pour mieux expliciter toutes les implications de l’axiomatique proposée, les auteurs développent l’exemple d’un ordre politique qui ne satisfait pas les hypothèses du modèle commun de cité (les principes de commune humanité et de commune dignité en particulier). Cet exemple d’ordre illégitime est celui de l’ordre eugénique qui repose sur une distinction entre les êtres humains fondée sur une valeur biologique. 50Ibid p. 92 : « Nous avons pu ainsi observer la mise en œuvre de six principes supérieurs communs auxquels les individus ont, aujourd’hui en France, le plus souvent recours pour asseoir un accord ou soutenir un litige. On peut dire que ces principes constituent, à ce titre, un équipement politique fondamental pour confectionner un lien social. La liste de ces principes n’est d’ailleurs pas fermée, et on peut observer l’ébauche de constructions d’autres cités conformes au modèle proposé. » C’est sûrement cet aspect axiomatique du modèle de la cité qui incite Nicolas Postel à isoler un axe «Philosophie politique» au sein du projet conventionnaliste (op. cit. p. 215).

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Les cités (L. Boltanski, L. Thévenot, 1991)

Les cités Les auteurs Les ouvrages étudiés Les principes supérieurs communs

Cité inspirée St-Augustin La Cité de dieu L’inspiration

Cité domestique J-B. Bossuet La politique tirée des propres paroles de l’écriture

La tradition La proximité

Cité de l’opinion (ou Cité du renom)

T. Hobbes Le Léviathan

L’opinion des autres La renommée

Cité civique J-J. Rousseau Du contrat social La volonté générale

Cité marchande A. Smith De la richesse des Nations La richesse

Cité industrielle St-Simon L’organisateur. Du Système industriel

L’efficacité La performance

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Extraite de la Cité de Dieu de Saint-Augustin, la cité inspirée désigne une cité où

l’accès à la grandeur dépend d’une inspiration conçue sous le mode de la grâce. La figure

de « grand » est par excellence celle du saint qui accède à un état de grâce. Les auteurs

citent également l’artiste qui ne fait pas de la gloire le seul principe de la valeur de son

œuvre et de sa grandeur. La grandeur inspirée est indissociable de la personne. Elle est

attachée à son corps propre soulignent les auteurs.

Dans la cité domestique, inspirée par un texte de Bossuet, le lien entre les

personnes est conçu sur le modèle du lien de parenté. La grandeur se réfère ici à une

position hiérarchique dans une chaîne de dépendance et de protection existant dans une

famille, une lignée, une maison. Le « grand » de la cité domestique est le père, l’ancêtre ou

l’aîné. On lui doit respect et fidélité. Il accorde en retour protection et soutien (Bossuet

assimilait le roi à un père se sacrifiant pour ses sujets).

Dans la cité de l’opinion ou du renom, la grandeur dépend de la renommée et de

l’opinion des autres. Elle est liée au nombre de personnes qui accordent leur crédit et leur

estime. Les auteurs utilisent les passages du Léviathan sur l’honneur pour identifier ce

principe de justice.

Dans la cité civique, la grandeur est liée à l’intérêt général. Le « grand » de cette cité

est le représentant d’un collectif dont il exprime la volonté générale. Pour identifier cet

ordre, Luc Boltanski et Laurent Thévenot se fondent sur le Contrat social de Rousseau

auquel ils empruntent d’ailleurs le terme de principe supérieur commun. Ils rappellent aussi

les liens étroits qui existent entre la philosophie politique de Rousseau et les constructions

de la société proposée par la sociologie classique.

Le cas de la cité marchande et l’œuvre d’Adam Smith font l’objet d’un important

commentaire. Cette lecture critique de la philosophie politique marchande sert aux auteurs

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de support pour montrer la pertinence de leur modèle d’analyse51. Extraite de De la

richesse des Nations d’Adam Smith, la cité marchande désigne une cité qui repose sur

l’établissement d’un lien marchand : « Le lien marchand unit les personnes par

l’intermédiaire de biens rares soumis aux appétits de tous, et la concurrence des

convoitises subordonne le prix attaché à la possession d’un bien aux désirs des autres »52.

Le « grand » est donc celui qui s’enrichit en participant au marché.

C’est l’œuvre de Saint-Simon qui servent de supports pour identifier la cité

industrielle (le texte Le système industriel en particulier). La cité industrielle désigne une

cité, animée par une vision organiciste, où l’accès à la grandeur dépend de l’efficacité et de

la performance. Dans cette cité, les experts sont les juges de la grandeur industrielle. Le

« grand » est celui qui contribue au fonctionnement optimum de la cité.

51Le fondement de l’accord dans la philosophie politique : l’exemple de la cité marchande est le titre du deuxième chapitre de l’ouvrage (pp. 60-82). Les auteurs étudient la philosophie politique d’Adam Smith et mobilisent les textes de l’économie politique d’une manière particulière : « Proposer de se servir de l’économie politique pour illustrer le modèle de cité que nous venons de présenter peut sembler hasardeux à plus d’un titre. Le marché a en effet constamment servi à mettre en cause la possibilité d’un accord général intentionnel. D’autre part la sociologie s’est constituée à partir d’une analyse des effets destructeurs des liens marchands sur la construction d’une société. La notion même d’individualisme attachée à ce mode de relation s’oppose à ce point aux notions de culture, de communauté, de collectivité ou de société, qu’il est aujourd’hui difficile à comprendre qu’une cité puisse être construite sur le lien marchand de la même façon qu’elle le serait par référence à un intérêt général collectif. Pourtant la mise en évidence de cette similitude, difficile à rétablir à la lecture des textes contemporains d’économistes ou de sociologues, est possible avec l’aide du modèle précédent, soit en revenant, comme nous venons de la faire, à l’œuvre de philosophe politique de Smith, soit en examinant (…/…) des textes contemporains présentant la grandeur du marché. » (Ibid p. 102) 52Ibid p. 61.

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1.3 Des cités aux mondes communs : la notion d’épreuve

Dans le modèle des Economies de la Grandeur, la notion d’épreuve est l’élément

conceptuel qui permet aux auteurs d’articuler le niveau de la philosophie et le niveau de

l’action. L’ambition de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot est bien, comme ils le

rappellent à plusieurs reprises, d’« élaborer une théorie de l’accord et du désaccord qui ne

soit pas simplement une théorie des arguments confrontés à des principes, mais qui rende

compte de l’affrontement avec des circonstances, avec une réalité, c’est-à-dire de

l’engagement, dans une action, d’être humains et d’objets »53.

Considérant qu’une science de la société doit tenir compte de la capacité critique et

réflexive des personnes, il devient alors important de s’intéresser à la mise à l’épreuve du

jugement et des justifications54. Pour les auteurs, le rapport à la réalité résulte de la

capacité des personnes à s’affronter à des objets et à les mettre en valeur. Les jugements

convergent dans des épreuves qui ont prise sur la réalité. La concrétisation de la cité

repose sur ces épreuves de réalité et de grandeur55.

53Ibid p. 163. 54Ibid p. 162. « Le jugement mis à l’épreuve » est le titre du chapitre 5. 55Ibid p. 164.

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La citation suivante condense parfaitement la problématique des auteurs autour de

la notion d’épreuve et expose bien la façon dont les auteurs prennent en compte une

variété d’êtres dans l’analyse :

« L’épreuve conduit les personnes à s’accorder sur l’importance relative des êtres qui se trouvent engagés dans la situation, aussi bien sur l’utilité relative de deux machines ou de deux investissements que sur les mérites respectifs de deux élèves, sur la compétence de deux cadres ou encore sur la marques de respect que se doivent l’un à l’autre deux notables locaux, etc. Des êtres très divers, par exemple des personnes, des institutions, des outils, des machines, des dispositions réglementaires, des moyens de paiement, des sigles et des noms, etc. se trouvent lié et disposés les uns par rapport aux autres dans des assemblages suffisamment cohérents pour que leur engagement soit jugé effectif, pour que les processus attendus puissent s’accomplir et pour que les situations puissent se dérouler de manière correcte (par opposition aux situations perturbées qui sont qualifiées, selon la discipline de référence, de pathologiques, dysfonctionnelles, conflictuelles, etc.). Pour que la situation soit justiciable d’un principe supérieur commun, il faut que chaque être (personne ou chose) lui soit ajusté. C’est lorsque ces conditions sont remplies que l’on dira de la situation qu’elle se tient. Une situation de ce type, qui se tient de façon cohérente sans objets équivoques, est naturelle. La façon la plus simple de composer une situation appropriée à une conduite naturelle est d’y engager des êtres d’une même nature et d’en écarter ceux que relèvent d’une autre nature. Si certains des êtres disposés dans la situation ont une portée générale alors que d’autres restent contingents ou relèvent d’une généralité différente, la situation ne se tient pas. »56

56BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 58. Cet extrait met également en évidence les liens directs avec la notion d’investissement de forme.

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Contrairement à la philosophie politique, le modèle des Economies de la Grandeur

introduit ainsi des objets. Il associe à chacun des principes de justice des univers de

choses. Comme nous le voyons dans cette citation, ces agencements d’êtres très divers

(personnes, institutions, outils, machines, dispositions réglementaires, etc.) constituent des

natures ou des mondes. Nous constatons aussi comment la question de la justice et de

l’accord, chez Luc Boltanski et Laurent Thévenot, mène à une interrogation sur les

conditions de cohérence d’assemblages comprenant des personnes humaines et des

choses : « La référence à des choses qualifiées entraîne donc une extension du cadre de

cohérence par laquelle les cités se déploient dans des mondes communs »57. Chaque

monde commun est un monde d’objets. Comme le fait remarquer Jean-Yves Trépos,

chaque monde commun est la réalisation pratique d’une cité58.

Pour Luc Boltanski et Laurent Thévenot, le lien social est ainsi à l’épreuve des

choses :

« Avec le concours des objets, que nous définirons par leur appartenance à une nature, les

gens peuvent établir des états de grandeur. L’épreuve de grandeur (…/…) engage des

personnes, avec leur corporéité, dans un monde de choses qui servent à l’appui, en

absence desquelles la dispute ne trouverait pas matière à s’arrêter dans une épreuve. »59

Les moments de dispute et de critique concernent l’ordre de grandeur des choses et

surtout des personnes dans la situation. Pour les auteurs, « l’objet étaye la grandeur, mais

en même temps resserre l’épreuve en appelant la mise en valeur »60.

La description de l’extension d’une cité à un monde « suit le mouvement de création,

par lequel le répertoire des objets d’un monde est étendu au fur et à mesure des

épreuves. »61 Pour montrer ce déploiement des cités à des mondes communs, Luc

Boltanski et Laurent Thévenot s’appuient sur l’analyse d’un corpus d’ouvrages destinés aux

57Ibid p. 165. La troisième partie de l’ouvrage s’intitule « Les mondes communs » (pp. 159-263). 58TREPOS J-Y., Sociologie de la compétence professionnelle, Nancy, P.U.N, 1992, p. 19. 59BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 166. 60Ibid p. 166. 61Ibid p. 171.

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acteurs de l’entreprise. Les ouvrages retenus ne sont plus ici des textes canoniques de la

tradition politique mais des guides d’action qui proposent des conseils de prudence62. La

grille établie par les auteurs pour recomposer les échantillons des mondes issus du

traitement de ces manuels pratiques offre la possibilité de présenter l’architecture générale

les différents mondes communs. Après la présentation des cités, Luc Boltanski et Laurent

Thévenot nous donnent à voir maintenant un tableau de six mondes communs63.

62Les auteurs précisent que ces livres sont destinés « à aider les personnes à se conduire normalement et à prendre, dans des situations précises, un maintien acceptable. » (op. cit. p. 186). 63L’organisation formelle du livre offre facilement ces possibilités de présentation. Le tableau reprend les indications données par les auteurs dans les marges du chapitre 6 consacré à la Présentation des mondes (pp. 200-261).

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1.4 La dynamique de la dispute

En présentant ce tableau des mondes communs, Luc Boltanski et Laurent Thévenot

réaffirment l’argument que les personnes peuvent être alternativement dans tous les

mondes. Alors, « qu’en est-il lorsque des personnes et des choses relevant de mondes

différents se présentent ensemble devant l’épreuve ? Et comment s’établit (…/…) la relation

entre différents mondes ? »64. La recherche de réponses à ces questions est l’objet des

deux dernières parties de l’ouvrage qui permettent aux auteurs de montrer le caractère

dynamique de leur schéma d’analyse65. Luc Boltanski et Laurent Thévenot s’attachent en

effet à dégager les différentes figures liées au mouvement de la dispute. Nous tentons de

rendre compte de ce mouvement à l’aide du schéma suivant66. La relation entre l’accord et

le désaccord est analysée depuis la notion d’épreuve. Lorsqu’une épreuve est juste et pure

nous sommes en face d’un accord légitime. Mais, comme nous l’avons évoqué, les causes

des désaccords entre les personnes ont directement à voir avec les conditions de validité

de l‘épreuve. Pour les auteurs, les personnes ont la capacité de s’extraire des

circonstances pour interroger la validité de l’épreuve. Ils nomment cette opération première

de la dispute, visant la mise en cause de l’épreuve, le dévoilement. La mise en lumière de

cette opération permet de distinguer deux principales figures « dans lesquels la

connaissance des autres mondes permet d’étendre le désaccord à l’épreuve elle-même »67.

La première figuration envisagée est celle où l’épreuve est considérée comme

injuste car elle n’est pas pure. Elle reste cependant valable en principe. L’action des

personnes tente alors vers l’agencement d’une nouvelle situation épurée.

Le deuxième cas de figure est celui où le principe même de l’épreuve est contesté.

64BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 265. 65La 4ème partie intitulée La critique est organisée en deux chapitres. Le chapitre 7 porte sur Le conflit des mondes et La remise en cause du jugement (pp. 265- 290). Le chapitre 8 présente Le tableau des critiques (pp. 291-334). La 5ème partie s’intitule L’apaisement de la critique. Elle comprend 3 chapitres. Le chapitre 9 présente Les compromis pour le bien commun (pp. 337-356). Le chapitre 10 examine les Figures du compromis (pp 357-407) et le chapitre 11 aborde la question de La relativisation (pp. 408-421). 66La difficulté de schématisation réside précisément dans la prise en compte du développement dynamique de la dispute et des nombreux cas de figures d’accusation évoquées par les auteurs. 67 BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 269.

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L’action des personnes vise le retournement de la situation, en substituant à l’épreuve en

cours, une épreuve pertinente dans un autre monde. Il mène alors à son terme l’opération

de dévoilement68.

Dans le premier cas de figure, la mise en cause de la validité de l’épreuve peut

prendre deux formes d’accusation différentes : le simulacre d’épreuve et la préoccupation.

Dans ces deux formes d’accusation, l’action des personnes s’oriente donc vers l’épurement

de l’épreuve. L’expression « simulacre d’épreuve » désigne une situation où l’action des

personnes consiste à faire valoir que l’épreuve n’est pas pure car les objets nécessaires à

sa réalisation font défaut. En ce qui concerne « la préoccupation », l’action des personnes

consiste toujours à contester le caractère injuste de l’épreuve mais en faisant valoir que

celle-ci tient compte d’objets d’une autre nature. L’épreuve doit alors être mieux contrôlée

pour écarter les objets qui la troublent. Luc Boltanski et Laurent Thévenot distinguent ici

deux nouvelles formes d’accusation : le transport de grandeur et le transport de misère. En

caractérisant la préoccupation comme « le transport d’un monde dans un autre », ils

décrivent ces deux formes d’accusation ainsi :

« On peut, premièrement, critiquer la façon dont est estimée la grandeur des personnes en montrant que cette appréciation tient compte de leur capacité à mettre en valeur des objets étrangers au monde dont relève l’épreuve, soit qu’elles aient transporté ces objets avec elles, soit encore qu’elles les aient relevés dans les circonstances (accusation de transport de grandeur). On dira que les personnes dont la grandeur a été injustement surévaluée ont bénéficié d’un « privilège ». On peut, à l’inverse, démontrer que la misère d’une personne dans un autre monde l’a suivie malgré elle dans l’épreuve et a affecté sa performance. On dira dans ce cas que la personne n’a pas affronté l’épreuve dans des conditions de justice satisfaisantes parce qu’elle souffre d’un « handicap », et on dénoncera au contraire un transport de misère. »69

Parce qu’elle repose sur « une interprétation de l’état des personnes qui peut donner

68Ces deux principales figures permettent de rendre compte des deux mouvements du dévoilement (Op. cit. pp. 269-270) : « Au premier mouvement, qui consiste à relever les êtres d’une autre nature dont la présence cachée abâtardit l’épreuve et, par conséquent, à défaire le bien commun en le dénonçant comme bien particulier (dévoiler au sens de démasquer les fausses apparences) succède un seconde mouvement consistant à faire valoir le bien commun d’une autre cité (dévoiler au sens de mettre en valeur une vraie grandeur). ». 69BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 271.

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lieu à contestation », cette figure de la préoccupation est toujours, souligne les auteurs,

polémique70. Elle est au cœur de l’opération du dévoilement : « Le dévoilement consiste

donc à aller puiser des machins dans les circonstances et à les arracher à la contingence

(« ce n’est pas un hasard si… ») en faisant valoir qu’ils sont bien engagés dans

l’épreuve. »71. Ce processus du dévoilement peut se déployer jusqu’à la contestation de la

réalité du bien commun sur lequel repose la légitimité de l’épreuve. En effet, tout ce qui

s’oppose au renouvellement de l’épreuve ou à l’épurement alimente la poursuite de la

dispute72.

Dans le deuxième cas de figure, la remise en question du bien commun peut

prendre deux formes différentes : le différend et la dénonciation.

Dans le différend, les personnes « sont en désaccord sur le monde dans lequel l’épreuve

doit être accomplie pour être légitime. »73

L’arrangement74

La relativisation75

Le relativisme76

Le dépassement de l’épreuve dans le compromis77 70BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 273. 71BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 268. 72BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 275. 73BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 276. 74BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 408 : « L’arrangement est un accord contingent aux deux parties (« tu fais ça, ça m’arrange ; je fais ça, ça t’arrange ») rapporté à leur convenance réciproque et non en vue d’un bien général. Le lien qui rassemble alors les personnes n’est pas généralisable à tous. » 75BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 412 : « Pour se soustraire à l’épreuve et échapper au différend sur ce qui importe en réalité, les personnes peuvent en effet convenir de ce que rien n’importe. A quoi bon le désaccord si rien n’importe. Nous appellerons cette figure la relativisation. Dans la relativisation, l’épreuve de réalité est abandonnée au profit d’un retour aux circonstances. » 76BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 414 : « Le relativisme se distingue donc de la relativisation par sa capacité à dénoncer le bien commun d’un point de vue général. Mais il ne ramène pas pour autant vers la dénonciation. Le relativisme prend ce qui importe dans le situation pour le diminuer mais sans prendre appui sur un principe alternatif (…/…). »

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77BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, Paris, Gallimard, 1991, p. 337 : « Dans un compromis on se met d’accord pour composer, c’est-à-dire pour suspendre le différend, sans qu’il ait été réglé par le recours à une épreuve dans un seul monde. La situation de compromis demeure composite mais le différend est évité. Des êtres qui importent dans différents mondes sont maintenus en présence sans que leur identification ne soit cause de dispute. »