43
GRIPP Séance du 28 novembre 2008 LES PEUPLES AUTOCHTONES AU CANADA ET LA RECONQUÊTE DE LEUR AUTONOMIE : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université de Montréal La question du caractère colonial du Canada dans sa relation avec les Autochtones est loin de faire consensus. Pour certains, la colonisation est un phénomène qui concerne davantage le rapport qui fut entretenu entre l’Europe et certaines régions d’Afrique et d’Asie et qui, en raison d’un important mouvement de décolonisation amorcé il y a plusieurs décennies, appartient désormais en grande partie au passé. Pour d’autres, la colonisation est un concept beaucoup plus large et actuel, qui peut éventuellement inclure les peuples autochtones habitant des États comme le Canada. C’est cette question délicate de la colonisation des Autochtones au Canada qui sera traitée au cours des prochaines pages. Nous démontrerons d’abord en quoi consiste la colonisation, pour le colonisateur comme pour le colonisé, de quelle façon, selon nous, la relation entre Allochtones et 1

Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

GRIPP Séance du 28 novembre 2008

LES PEUPLES AUTOCHTONES AU CANADA ET LA RECONQUÊTE DE LEUR AUTONOMIE : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL?

Jean-Olivier Roy, Université de Montréal

La question du caractère colonial du Canada dans sa relation avec les Autochtones est loin

de faire consensus. Pour certains, la colonisation est un phénomène qui concerne davantage le

rapport qui fut entretenu entre l’Europe et certaines régions d’Afrique et d’Asie et qui, en raison

d’un important mouvement de décolonisation amorcé il y a plusieurs décennies, appartient

désormais en grande partie au passé. Pour d’autres, la colonisation est un concept beaucoup plus

large et actuel, qui peut éventuellement inclure les peuples autochtones habitant des États comme

le Canada. C’est cette question délicate de la colonisation des Autochtones au Canada qui sera

traitée au cours des prochaines pages. Nous démontrerons d’abord en quoi consiste la

colonisation, pour le colonisateur comme pour le colonisé, de quelle façon, selon nous, la relation

entre Allochtones et Autochtones au Canada peut parfaitement être qualifiée de coloniale, et

pourquoi cette conclusion concernant l’aspect colonial de ce rapport n’est pas reconnue en droit

interne comme en droit international. Pour ce faire, nous nous appuierons principalement sur les

propos du philosophe politique canadien James Tully, du penseur mohawk Taiaiake Alfred, de

l’auteur martiniquais Frantz Fanon, du Métis canadien Howard Adams et de la politologue

canadienne Joyce Green.

Corollaire de cette démonstration, la question de la décolonisation des peuples

autochtones sera examinée par la suite. Ainsi, nous étudierons quatre moyens utilisés par les

Autochtones en vue d’obtenir une certaine reconnaissance du droit à l’autonomie politique,

juridique, territoriale et économique qui pourrait permettre aux Autochtones d’éventuellement se

1

Page 2: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

décoloniser : la démarche judiciaire, la négociation d’ententes d’autonomie gouvernementale, la

mobilisation des masses et l’approche dite des word warriors, cette dernière étant amenée par le

philosophe politique anishnabe Dale Turner. L’objectif sera de déterminer si ces moyens vont

effectivement dans le sens de la décolonisation des peuples autochtones, et si ces procédés

semblent produire des résultats. En conclusion, nous plaiderons pour une approche mixte

empruntant des éléments de certaines de ces méthodes, une approche qui serait plus apte, selon

nous, de conduire les Autochtones vers une éventuelle décolonisation.

Le Canada et la colonisation interne

C’est devenu maintenant un lieu commun de souligner que la place des peuples

autochtones au Canada a grandement évolué au cours des dernières décennies, autant sur le plan

politique qu’économique et social. Pourtant, malgré ces développements, ces peuples ne peuvent

toujours pas mettre en place leurs propres institutions politiques, et connaissent toujours des

problèmes économiques et sociaux qui les placent en profond décalage par rapport au reste de la

société. Pour nous, la principale cause de cette situation est que les Autochtones canadiens ont

subi et continuent de subir un processus colonial important de la part de la société dominante, une

conclusion qui n’est cependant pas partagée par toutes les parties. Mais pour beaucoup

d’observateurs et d’activistes politiques il est temps, non seulement de reconnaître l’effectivité de

cette colonisation, mais d’entamer au plus vite un processus de décolonisation.

La colonisation, en tant que concept central dans l’analyse qui sera effectuée, se doit

d’abord d’être définie ici. Les ouvrages de référence en science politique décrivent ainsi le

concept de colonies : Hermet et al. parlent des « implantations territoriales des puissances

européennes », de « la domination effective d’une minorité étrangère sur une population

autochtone culturellement différente », avec une nuance concernant « la colonie de peuplement,

2

Page 3: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

destinée à accueillir de façon massive la population métropolitaine pour qu’elle s’y installe

durablement au prix d’une marginalisation, voire d’une destruction de la population autochtone »

(Hermet et al. 1998, 51). À cette définition on peut ajouter, selon Akoun et al., les notions de

« prise de souveraineté » et de « dépendance » (Akoun et al. 1978, 50) qui accompagnent

l’acquisition du territoire. Ces éléments, selon nous, décrivent en tous points la situation qu’ont

vécue et que vivent toujours les Autochtones canadiens.

À ces caractéristiques plus théoriques concernant la colonie, nous pouvons ajouter les

observations de certains auteurs qui ont réfléchi sur la colonisation. Ainsi Frantz Fanon, un auteur

martiniquais publia, en 1961, l’ouvrage Les damnés de la terre, qui traitait justement du

phénomène colonial et de son impact sur les peuples colonisés. Fortement inspiré par la guerre

d’Algérie, il décrivait la colonie comme étant « un monde compartimenté », divisé entre « villes

indigènes et villes européennes » (Fanon 2002, 41), consacrant ainsi une séparation sur une base

raciale. Il soulignait que ces zones étaient différentes même au niveau visuel, de par la richesse

de celles-ci. Finalement, Fanon notait l’agressivité que peuvent ressentir les colonisés en raison

de leur position d’infériorité, une agressivité qui, devant la difficulté de la retourner contre le

colonisateur, forcera le colonisé à « la manifester d’abord contre les siens » (Fanon 2002, 53).

Ces points importants décrivent encore là parfaitement, selon nous, le cas des Autochtones.

Pour le politologue mohawk Taiaiake Alfred, inspiré en cela de façon très importante par

Fanon, ce n’est pas seulement la confiscation des territoires et l’imposition de structures

politiques, juridiques et économiques qui caractérisent la colonisation, mais c’est aussi

l’imposition de tout un système de valeurs, une caractéristique fondamentale pour lui. Par

exemple, dans le cas des Autochtones canadiens, en imposant à leurs communautés la structure

des conseils de bande, semblable aux structures municipales de la société dominante, on

proclamait la suprématie des valeurs politiques du colonisateur, en marginalisant les valeurs de

3

Page 4: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

l’Autochtone. Ainsi, la représentativité politique, la compétitivité, la confrontation entre les

parties et les décisions unilatérales remplaçaient le dialogue et la prise de décision consensuelle,

qui étaient le fait de nombre de structures politiques autochtones. Mais l’exemple le plus probant

de cette imposition des valeurs coloniales, pour Alfred, reste celui de la Charte canadienne des

droits et libertés de la personne. Ce symbole qui consacre, dans la loi fondamentale, la

suprématie de l’individu, porte ainsi en lui une importante charge normative qui exclut d’autres

visions politiques, notamment les conceptions politiques traditionnelles des Autochtones,

davantage tournées vers la communauté. Pour l’auteur, seul l’établissement de gouvernements et

de juridictions autochtones, calqués sur des modèles traditionnels et inspirés par des valeurs qui

leur sont propres, peuvent mener à l’autonomie politique et, à terme, à la décolonisation (Alfred

2005).

Alfred dénonce également, dans le cas des individus issus des peuples colonisés,

l’intériorisation du système de valeurs étranger, observable principalement chez les leaders.

Ainsi, il décrira les dirigeants autochtones comme étant des êtres essentiellement colonisés, ayant

adopté les comportements associés au pouvoir tel que la compétition et la recherche de l’intérêt

personnel. Parce que la structure actuelle de la colonisation leur est profitable, Taiaiake Alfred

parlera d’ailleurs de cooptation des leaders ou encore de collaboration (Alfred 2005). Mais cette

constatation est loin d’être nouvelle : déjà en 1975, dans son ouvrage Prison of Grass, le Métis

Howard Adams dénonçait ainsi le comportement des leaders au sein des organisations

autochtones : « Because they play the role of messiah, they suffocate the native movement and

curb mass involvement. Some of these men give themselves handsome salaries and expense

accounts » (Howard Adams 1975, 183). Et Adams attribuait la cause de cet état de fait autant aux

individus qui profitaient de cette situation qu’au système colonial comme tel, qui imposait une

certaine structure aux organisations autochtones qui émergeaient alors. Adams dénonçait ainsi

4

Page 5: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

l’obligation, pour ces organisations, d’adopter une constitution et de fonctionner comme une

bureaucratie, sans quoi le financement gouvernemental ne leur était pas octroyé. En accordant

d’importants budgets à ces organisations, ces politiques eurent pour effet de créer une élite

politique qui tirait profit du statu quo, et qui était complètement déconnectée de toute base

sociale : « These organizations do not represent the grass-roots people » (Howard Adams 1975,

182) avançait-il. Taiaiake Alfred, quant à lui, ajoutera qu’en plus des organisations autochtones,

il est également possible de tirer des conclusions similaires en ce qui concerne le fonctionnement

des conseils de bande (Alfred 1999).

Le philosophe politique James Tully a lui aussi traité de façon approfondie le phénomène

de la colonisation. Dans un chapitre d’un ouvrage collectif paru en 2007, Pluralisme et

démocratie, il résume la colonisation comme étant tout simplement « l’appropriation de la terre,

des ressources et de la juridiction » (Tully 2007, 316). Cette dernière définition nous permettra,

au cours des prochaines pages, de resserrer nos investigations quant au caractère colonial de

l’État canadien et aux possibilités de le décoloniser. Ainsi, pour nous, cette appropriation s’est

traduite essentiellement, du côté des colonisés, par une perte d’autonomie, et c’est cette perte qui

est centrale dans le cas de la colonisation des Autochtones canadiens.

Si, comme nous l’affirmons, le cas des Autochtones se prête parfaitement à la définition

de peuples colonisés, pourquoi continu-t-il d’en être exclu selon l’interprétation de la société

dominante, du droit interne et du droit international? James Tully aborde cette importante

question dans son ouvrage de 1995, Une étrange multiplicité : le constitutionnalisme à une

époque de diversité. Tully se montre très critique à l’égard de la notion même de colonisation, qui

fut modelée expressément, selon lui, dans le but d’en exclure les peuples autochtones des pays

d’Amérique mais aussi les Aborigènes de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. À l’arrivée des

Allochtones sur les terres occupées jusqu’alors par les Autochtones, la relation entre les peuples,

5

Page 6: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

nous dit Tully, ne fut pas immédiatement coloniale : les traités qui ont été conclus entre les

colons et les Autochtones étaient alors des traités de nation à nation, où les territoires, les droits et

les modes de gouvernance étaient respectés. Mais cette façon de faire s’est transformée au

moment où, pour soutenir la colonisation, on fit face à un besoin constant de nouvelles terres. Il

s’ensuivit une politique d’appropriation des territoires et de déplacement des populations

autochtones, réalité qui fut camouflée par les puissances coloniales, qui se sont efforcées de

légitimer leur présence sur ces terres au nom du développement. Cette rhétorique eut pour effet,

chez la société dominante, d’induire une perception erronée selon laquelle les institutions

d’origine européenne avaient été implantées sans créer d’exclus, et en respectant les droits des

Autochtones. Mais, en fait, c’est une véritable relation de dominants et de dominés qui s’est

instaurée, dans la plus pure tradition coloniale. D’ailleurs, la politologue Joyce Green, dans son

article « Autodétermination, citoyenneté et fédéralisme : pour une relecture autochtone du

palimpseste canadien », n’hésite pas à employer le terme occupant pour désigner l’ensemble des

colons européens qui s’établirent au Canada. Pour elle, l’histoire a complètement occulté la

présence et l’expérience des Autochtones, ne s’intéressant à eux qu’au moment de négocier les

terres sur lesquelles devaient s’établir les nouveaux arrivants, pratiquant ainsi une intense

politique coloniale dans le sens le plus strict du terme. Le Canada serait donc fondé sur des

principes inégalitaires entre les deux groupes, logique qui, si elle s’est atténuée au fil des années,

n'a jamais complètement disparu.

6

Page 7: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

James Tully apporte une autre nuance importante qui pourrait nous éclairer sur ce

glissement qui rend difficile aujourd’hui la reconnaissance des peuples autochtones en tant que

peuples colonisés. Lorsque, dans les années soixante, s’amorça un mouvement de décolonisation

qui concerna principalement les colonies africaines qui étaient contrôlées par des métropoles

européennes, on prit bien soin de préciser que le droit de s’affranchir du colonisateur ne

s’appliquait qu’aux colonies séparées de la métropole par de l’eau salée, tel que défini dans la

Déclaration de l’Assemblée générale relative à l’octroi de l’indépendance aux peuples

coloniaux, adoptée par l’ONU en 1960. Le terme colonisation a donc été façonné, en droit

international, en vue d’exclure certains Autochtones de la définition, ceux des anciennes colonies

de peuplement qui avaient, somme toute, coupé les liens avec la métropole, et qui s’étaient

transformées en États indépendants. Ajoutons à cela les principes, encore là énoncés par l’ONU,

concernant la prédominance de l’intégrité territoriale d’un État sur le droit des peuples à disposer

d’eux-mêmes, ainsi que l’exclusion même des nations autochtones de la notion de peuples, les

Autochtones étant alors identifiés comme étant des populations ou des minorités (Tully 2007,

345-346), et nous comprenons comment, en pleine phase de décolonisation au niveau

international, on enleva les outils aux Autochtones qui auraient permis leur décolonisation.

Des auteurs comme Tully, ne pouvant que constater, au regard de l’histoire, que les

peuples autochtones d’États comme le Canada avaient bel et bien été colonisés, et par des

populations qui, de surcroît, se définissaient eux-mêmes jadis comme des colons, élaborèrent

donc le concept de colonisation interne, qu’ils opposèrent à la colonisation externe classique.

Cette colonisation, nous explique l’auteur, est appelée interne dans le sens où on cherche à

établir l’assise territoriale de la société dominante elle-même. La contradiction fondamentale et le défi permanent soulevés par cette [colonisation] résident donc dans la coexistence de la société dominante avec les peuples autochtones dont les territoires se trouvent dès lors soumis à la compétence exclusive de la première, alors que les seconds refusent d’y céder (Tully 2007, 316-317).

7

Page 8: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

Pour Tully, la colonisation interne, en plus de revêtir les traits de la colonie externe classique que

nous avons déjà mentionnés, est caractérisée par une volonté de peuplement par la métropole

destinée, au final, à l’établissement permanent d’une nouvelle société dominante dans la colonie.

Il s’ensuit une relation complètement modifiée entre le colonisé et le colonisateur, ce dernier se

transformant, au fil des générations, en citoyen légitime du territoire, s’identifiant de moins en

moins à la « mère patrie » et de plus en plus à ce qu’il ne considère plus vraiment comme une

colonie mais plutôt comme un État à part entière, et qui participe à son développement

économique dans l’intérêt de celui-ci et non dans celui de la métropole. Mais pour nous, si le

Canada s’affranchit progressivement de son statut de colonie pour devenir un État à part entière,

les Autochtones ne cessèrent pas d’être colonisés pour autant. Ceux-ci font donc face à un

obstacle de taille, alors qu’ils tentent de souligner l’importance de remédier à une situation

relationnelle problématique qui n’est pas reconnue comme telle par toutes les parties.

Nous avons vu, chez l’ensemble des auteurs examinés, un consensus quant au caractère

colonial de l’État canadien et à la nécessité de le décoloniser. Pour eux, la colonisation a

engendré une perte d’autonomie sur tous les plans et qui rend d’autant plus urgente la

décolonisation. Les prochaines pages exposeront divers moyens utilisés par les Autochtones

visant, du moins en théorie, à rétablir une autonomie politique, juridique, territoriale et

économique. L’objectif de cette exploration est d’évaluer si ces moyens, quoique certainement

efficaces à divers degrés quant à la reconquête d’une certaine autonomie, vont bel et bien dans le

sens de la décolonisation des Autochtones, et quel est leur potentiel de réussite à ce sujet. Nous

avons identifié quatre de ces procédés, mais il ne s’agit évidemment pas d’une liste exhaustive.

Aussi, étant donné que ces pages ne se veulent qu’un aperçu d’une situation éminemment

complexe, ces moyens ne seront exposés que brièvement.

8

Page 9: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

Autonomie ou décolonisation? Analyse critique de la démarche judiciaire, de la négociation, de la mobilisation des masses et de l’approche des word warriors

La démarche judiciaire

Au cours des dernières décennies, les tribunaux ont été le champ de bataille privilégié de

nombreux groupes autochtones. Certes, des avancées notables ont été remarquées, notamment au

niveau de la reconnaissance des droits ancestraux. Prenant essentiellement appui sur l’article 35

(1) de la Constitution, la reconnaissance des droits ancestraux est capitale pour les Autochtones,

car elle confirme l’existence de droits préexistants à l’établissement de l’État canadien, et permet

l’expression d’une certaine autonomie en détachant ces droits des règles gouvernementales dans

les pratiques ancestrales de chasse, de pêche et de cueillette. De plus, les tribunaux ont été et sont

encore un outil de choix pour les bandes autochtones qui se sentent lésées dans l’exploitation

commerciale de territoires ancestraux, souvent par les gouvernements provinciaux, comme c’est

le cas des barrages hydroélectriques, ou par des compagnies ayant obtenu l’aval de ces

gouvernements, comme dans le cas des coupes forestières. Les dernières années sont riches en

exemples où certains de ces groupes ont obtenu gain de cause, la cour leur reconnaissant

notamment le droit d’être consultés lors de l’aménagement du territoire, et dans le cas d’un

désaccord entre le groupe autochtone et les gouvernements, d’obtenir une compensation

financière.

Par contre, compte tenu de nos affirmations précédentes concernant l’imposition, au

Canada, d’une constitution, de lois et, par ricochet, d’un système judiciaire par la société

dominante sur les populations autochtones, vouloir s’appuyer sur de tels éléments essentiellement

coloniaux pour tenter de sortir de cette colonisation semble assez paradoxal. En effet, les juges

sont très souvent issus de la société dominante et interprètent des codes de lois, une charte et une

9

Page 10: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

constitution qui ont été rédigés par cette même société en ignorant presque totalement les peuples

autochtones. Ce processus ne peut guère mener, selon nous, à une véritable décolonisation. De

plus, ces moyens étant utilisés essentiellement par les élites politiques qui seules disposent des

moyens financiers nécessaires pour entamer de telles poursuites, la question de l’intégrité des

demandeurs et de la gestion qu’ils feront des gains politiques et financiers potentiels est, pour

nous, de la plus haute importance, une question qui sera abordée davantage au cours des

prochaines pages. Pour l’instant, nous pouvons tirer la conclusion, quant à la démarche judiciaire,

qu’il est douteux que des leaders fortement influencés dans leurs actions par la colonisation et

s’appuyant sur les règles du jeu colonial puissent véritablement parvenir à une décolonisation, et

que ces gains, quoique importants, resteront toujours limités.

La négociation d’ententes d’autonomie gouvernementale

Les ententes d’autonomie gouvernementale, par définition, semblent à première vue être

la voie toute indiquée pour atteindre un certain degré d’autonomie, intimement liée, nous l’avons

dit, à une éventuelle décolonisation des Autochtones. Ainsi, des ententes tels l’« Accord définitif

nisga’a » en Colombie-Britannique et l’« Entente de principe conclue avec les Innus » au

Québec, qui n’a toutefois pas encore été ratifiée, sont souvent considérées comme des modèles

d’autonomie politique, économique, sociale et judiciaire, comprenant la création de

gouvernements, la possibilité de voter des lois, la mise sur pied de cours de justice et d’un

système d’éducation autonome, ainsi qu’une cogestion du territoire avec les autorités fédérales et

provinciales.

Mais l’examen plus attentif de ces ententes montre toutefois les importantes limites qu’on

pose aux nouveaux pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires des peuples autochtones

concernés par ces ententes. Ainsi, malgré la possibilité de légiférer dans certains domaines

10

Page 11: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

importants, la prédominance des lois fédérales et provinciales sur les lois autochtones est

soulignée dans nombre de ces cas. Les droits ancestraux, dans les territoires touchés par ces

ententes, sont suspendus, et le rôle de la partie autochtone dans les pourparlers concernant le

développement du territoire en est un essentiellement de consultation, les Autochtones ne

possédant aucun droit de veto sur les projets gouvernementaux. Aussi, les Autochtones ne

peuvent restreindre l’accès à leur territoire ou décider de leur fiscalité de façon autonome. Enfin,

ces ententes d’autonomie gouvernementale ont, jusqu’à ce jour, fait des clauses non négociables

de la suprématie du système du colonisateur sur les gouvernements autochtones : par exemple,

l’application de la Charte canadienne des droits et libertés sur les communautés fut une clause

préalable de ces ententes, tout comme l’imposition d’un système politique basé sur la

représentativité et la séparation des pouvoirs (Canada, Affaires indiennes et du Nord 1999;

Québec, Secrétariat aux affaires autochtones 2004). Pour nous, ce type de système politique,

lourdement chargé, nous l’avons vu, du système de valeurs de la société dominante, se trouve

donc essentiellement imposé aux populations autochtones qui possédaient souvent d’autres

modes d’organisation politique avant la colonisation, ce qui nous interdit de les qualifier

d’institutions postcoloniales.

De plus, il est à noter que les Autochtones, lors de la conclusion de telles ententes, sont

toujours en position de faiblesse par rapport à l’État car les gouvernements, dans ce type de

négociations, sont à la fois juges et parties. Ainsi, ce sont les gouvernements fédéral et

provinciaux qui désignent les nations avec lesquelles ils décident d’engager des pourparlers, et ce

sont eux essentiellement qui décident du contenu de ces ententes. De plus, les gouvernements

mettent souvent dans la balance d’autres droits en échange du droit à l’autonomie

gouvernementale : par exemple, dans le cas de l’« Entente de principe conclue avec les Innus »,

le gouvernement du Québec n’était prêt à signer qu’à condition que les droits ancestraux des

11

Page 12: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

Autochtones sur les territoires concernés soient ramenés à une valeur symbolique. Pour nous,

accepter l’interprétation voulant que l’État canadien ait adopté jusqu’ici un comportement

colonial et reconnaître la nécessité d’une décolonisation revient à reconnaître le droit à

l’autonomie gouvernementale et les droits ancestraux des Autochtones, sans rendre l’obtention de

l’un conditionnelle à la cession de l’autre. Nous sommes donc loin de négociations de nation à

nation comme ce fut le cas lors des premiers temps de la colonie, le type de négociations qui,

seul, pourrait selon nous entamer véritablement la décolonisation.

La question des individus qui participent à la négociation de ces ententes, principalement

du côté autochtone, est aussi, pour nous, très problématique. Ainsi, il est manifeste de noter que

ces ententes sont négociées par les élites politiques des nations en présence, et qu’à peu près

aucune consultation de la population autochtone n’est tenue. Pour nous, une autonomie négociée

par les élites risquerait d’autoriser non seulement le maintien de certaines structures coloniales

mais aussi la continuation de la domination de ces élites sur leurs propres communautés.

Advenant cette situation, la décolonisation réelle ressentie par les masses autochtones ne serait

que partielle voire nulle, remettant ainsi en question la pertinence du rôle de ces leaders en ce qui

concerne la décolonisation. La population serait donc en droit de s’interroger si ses élites

politiques sont vraiment à même de définir les termes de son accession à l’autonomie et de

négocier celle-ci avec les dirigeants allochtones. Cette constatation met donc en perspective le

fait qu’une simple négociation entre élites d’ententes concernant l’autonomie ne se fera pas

nécessairement dans l’intérêt des populations mais peut-être plutôt au profit de cette même élite,

des inquiétudes déjà manifestées par Alfred.

12

Page 13: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

La mobilisation des masses

Cette catégorie réfère ici aux actions qui semblent prendre place dans une lutte pour

l’accession à une certaine autonomie et qui ne sont pas nécessairement le fait des seules élites,

appelant du coup à la contribution des simples citoyens. En ce sens, les actions provenant des

masses nous semblent plus enclines à participer à la décolonisation, étant donné les réserves que

nous avons émises concernant l’intégrité des élites politiques. Il est à noter que les actes de

protestation posés dans un cadre légal par ces masses ne sont pas légion, les simples citoyens

autochtones négligeant souvent d’utiliser les moyens comme les manifestations, les pétitions et

les boycotts.

Par contre, il arrive parfois que, dans des cas qui sont, généralement, amplement

médiatisés, les masses autochtones se mobilisent et en viennent à pratiquer l’action directe,

souvent en bloquant une route ou une voie ferrée, en occupant des territoires revendiqués de

façon pacifique ou encore, plus rarement, en opposant une véritable résistance armée aux forces

policières et militaires. Pour nous, ces procédés peuvent être efficaces pour affirmer une

autonomie territoriale, comme ce fut le cas à Oka en 1990 et à Ipperwash en 1995, des conflits

qui se sont soldés, des années plus tard et bien après que les barricades soient levées, par la

reconnaissance de certains droits des Autochtones sur les zones revendiquées. Toutefois, il est à

noter que chez certains auteurs étudiés, la confrontation pure et simple comme moyen possible de

décolonisation est écartée rapidement. James Tully, par exemple, penchera vers une approche

non-violente, non pour les conséquences néfastes de l’action violente, mais bien en raison de son

inutilité : « Étant donné le pouvoir accablant des sociétés dominantes, [les Autochtones] ne

peuvent engager directement une lutte de libération contre les puissances impériales sur le

modèle du processus moderne de décolonisation » (Tully 2007, 320). Plus loin, il renchérissait :

13

Page 14: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

Dans le cas qui nous occupe, il est quasiment impossible de recourir à l’acte, c’est-à-dire de chercher la confrontation directe en vue de renverser le système colonial par une révolution. Les États contre lesquels la révolution se dirigerait sont les plus puissants du monde et cohabitent sur le même territoire que la colonie (Tully 2007, 336).

S’il est vrai qu’il est sans doute vain d’envisager un affrontement militaire classique, et encore

plus d’imaginer, advenant une victoire des Autochtones, le départ du colonisateur vers le pays

d’où ses ancêtres sont originaires, nous croyons que la seule raison valable qui interdise l’usage

de la violence, du moins comme moyen d’action privilégié, est plus d’ordre moral que technique.

En effet, l’histoire nous a démontré le relatif succès qu’ont connu de nombreux mouvements de

libération qui, employant des moyens violents, sont arrivés à faire avancer les revendications de

leur groupe de façon beaucoup plus rapide. Nous croyons donc que si la violence pure et simple

ne doit pas être envisagée comme un moyen d’action privilégié, c’est plutôt en raison des

conséquences néfastes que cela aurait sans doute sur les sociétés autochtones et allochtone. Si

nous acceptons le fait que la probabilité de renvoyer le colon dans son pays d’origine s’avère

nulle, comme nous le croyons, c’est donc à dire que même après une éventuelle victoire des

groupes autochtones, qui se traduirait par exemple par une reconnaissance de leur droit à

l’autodétermination, les peuples autochtones et allochtones continueraient d’habiter sur des

territoires contigus, voire communs, laissant présager des relations passablement conflictuelles.

Mais une raison propre aux sociétés autochtones est également avancée par Taiaiake Alfred : la

lutte de libération définissant, selon lui, le type de société libérée qui en résultera, des procédés

axés sur la violence et, inévitablement, sur la haine de l’adversaire risqueraient de communiquer

ces valeurs négatives à la société nouvellement constituée (Alfred 2005).

Par contre, un aspect important de la lutte armée et de l’usage de la violence par le

colonisé est exposé par Frantz Fanon dans son ouvrage Les damnés de la terre. Pour lui, la

violence du colonisé contre le colonisateur a un aspect libérateur non négligeable, et permet au

14

Page 15: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

colonisé de renverser la structure de domination qui l’avait infériorisé jusque-là. Cette

domination l’ayant amené, avance Fanon, au rang de l’animal, l’usage de la violence l’autorise

donc, en quelques sortes, à redevenir humain. Toutefois, comme nous l’avons déjà mentionné,

nous avons certaines réserves envers l’emploi de la violence comme moyen privilégié d’action

dans une stratégie de décolonisation. Aussi, il est important de mentionner que Fanon tire ses

conclusions d’un contexte de colonisation beaucoup plus brutal que celui dans lequel se trouvent

les Autochtones. Rédigé en pleine guerre d’Algérie, son ouvrage s’inspire de l’horreur des

massacres et de la torture pratiqués par une métropole qui sent son pouvoir lui échapper. Il est

clair que cette situation, bien qu’il soit toujours possible de l’extrapoler et d’établir certains

parallèles avec celle qu’ont vécue les Autochtones, ne représente pas la stratégie coloniale

canadienne, qui est beaucoup plus insidieuse.

Toutefois, il serait sans doute possible d’affirmer que le sentiment d’infériorité du

colonisé par rapport au colonisateur décrit par Fanon est présent aussi dans les populations

autochtones canadiennes, et qu’une transformation de ce rapport de domination est essentiel dans

leur lutte de décolonisation. Cette supériorité du colonisateur et de son système de valeurs ne

s’affirmant pas tant ici par des moyens violents mais surtout par des moyens politiques et

juridiques, l’inversion de ce rapport n’a peut-être pas à se produire par une violence aussi brutale

que celle décrite par Fanon mais pourrait tout aussi bien se faire par des moyens moins radicaux,

mais qui font néanmoins appel à la participation du colonisé en tant qu’individu. C’est pourquoi

des procédés tels que la désobéissance civile, les blocus routiers ou l’occupation de territoires,

entendus ici comme des moyens d’autodéfense, s’inscrivent parfaitement dans la trajectoire de la

décolonisation.

En résumé, la mobilisation des masses peut, selon nous, être qualifiée de procédé pouvant

mener à la décolonisation pour deux raisons : d’abord parce qu’elle n’est pas seulement le fait

15

Page 16: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

d’une élite qui a profité jusqu’ici de la colonisation, et qu’en cela elle risque moins de reproduire

les structures de domination coloniales qui prévalent actuellement; ensuite parce qu’elle engage

l’individu dans la lutte pour sa propre décolonisation, et qu’elle lui offre le sentiment de se libérer

lui-même de cette domination, ce qui ne serait pas nécessairement le cas advenant une autonomie

négociée entre élites ou obtenue par des procédures judiciaires. Toutefois, la faiblesse de telles

actions des masses reste sans doute le manque de coordination des efforts des divers groupes

ainsi que la diversité des revendications qui sont formulées, des facteurs qui nuisent

immanquablement à l’efficacité de telles actions.

Les word warriors

Enfin une dernière approche, celle des word warriors, est mise de l’avant par l’auteur

Dale Turner, et reprise par James Tully. Bien qu’il n’ait été que récemment conceptualisé, le

combat des word warriors prend naissance aussi loin qu’au XVIIème siècle, alors que des chefs

autochtones s’embarquèrent pour Londres et firent appel au Conseil privé pour défendre leur

conception particulière des traités. Ces « guerriers » sont des penseurs autochtones qui tentent de

s’appuyer sur une démarche philosophique pour permettre une certaine émancipation et mener, à

terme, à la décolonisation (Turner 2006). Étant donné l’impossibilité, selon James Tully,

d’engager un combat physique avec le colonisateur, il leur fallait donc légitimer leurs

revendications pour leur donner une assise légale et morale. La stratégie de ces guerriers, nous

explique Tully, est double : ils tentent de légitimer les revendications des Autochtones au niveau

du droit interne et du droit international, tout en délégitimant la toute puissance des États qui ont

élu domicile sur des terres où les Autochtones étaient les premiers occupants. Pour ce faire, des

intellectuels essentiellement formés dans les institutions dites « coloniales » comme Taiaiake

Alfred, Howard Adams, Dale Turner ou encore Joyce Green sont inspirés par les enseignements

traditionnels, parfois prodigués par des aînés, qui représentent l’essentiel des conceptions

16

Page 17: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

politiques ancestrales de leurs nations respectives. Ces guerriers les articulent ensuite dans la

langue du colonisateur, de façon à déconstruire les mythes fondateurs du pays et les justifications

à la colonisation. Ce faisant, on tente d’atteindre deux objectifs : dans un premier temps on veut

provoquer, chez la société dominante, un changement par rapport à ses propres certitudes, et

préparer le terrain en vue d’un futur dialogue entre partenaires égaux, dialogue qui lui seul,

s’entendent les auteurs, peut démanteler la structure coloniale et la transformer en une nouvelle

relation d’où sont absents les rapports entre dominants et dominés; ensuite, on tente de construire

des arguments en vue d’une éventuelle reconnaissance juridique des revendications des

Autochtones, que ce soit au niveau du droit interne ou du droit international (Tully 2007).

Travaillant autant dans les milieux universitaires que dans des organisations

internationales comme l’ONU, au sein du Groupe de travail sur les populations autochtones

notamment, cette communauté intellectuelle se réappropriera des concepts propres aux sociétés

européennes ou allochtones : ainsi, comme nous l’avons vu précédemment, le concept de

colonisation, auquel les word warriors ont joint l’adjectif interne, devient ainsi plus inclusif,

permettant aux Autochtones de s’y identifier. Ainsi, une démarche semblable est entreprise en ce

qui concerne la notion de peuples et de nations, possédant une souveraineté et un droit à

l’autodétermination. L’exposé de Tully à ce sujet est évocateur : la conception autochtone de la

souveraineté s’affirmera en tant que souveraineté du peuple et non en tant que pouvoir absolu sur

un territoire, ce qui ouvre la porte à l’autodétermination interne, autrement une autonomie sans

qu’il n’y ait nécessairement de sécession d’avec l’État englobant (Tully 2007). De cette façon, on

espère un jour arriver à légitimer la mise en place d’institutions propres aux Autochtones, le plus

souvent calquées sur des modèles ancestraux (Turner 2006).

Évidemment, cette façon de faire est porteuse d’un très important paradoxe, que ne

manquent pas de souligner Turner et Tully : en voulant délégitimer le système colonial, on se

17

Page 18: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

trouve à articuler selon ses concepts le langage de la décolonisation. Cela peut revenir, en

quelques sortes, à légitimer le système qu’on décrit comme étant illégitime. Il en ressort une

profonde impression que la lutte de décolonisation ne pourrait être articulée selon une logique

propre au colonisé, et que ce dernier aurait besoin de s’appuyer sur les principes du colonisateur

pour entamer sa propre décolonisation.

Toutefois, comparativement à certains autres procédés visant l’accession à l’autonomie

des peuples autochtones examinés jusqu’à présent, l’approche des word warriors possède des

qualités indéniables qui, selon nous, en font un véritable moyen de décolonisation : d’abord, tout

comme la mobilisation des masses, l’approche des word warriors n’est pas le fait d’élites

politiques intéressées, contrairement à la démarche juridique ou encore celle de la négociation

d’ententes d’autonomie gouvernementale. Ainsi, ces aînés détenteurs d’une sagesse ancestrale et

ces intellectuels qui s’emploient à articuler ces conceptions dans un langage intelligible à la

majorité dominante semblent prendre un recul important face à la quotidienneté de la politique, et

la patience de leur démarche nous fait croire qu’il y a, dans le combat qu’ils mènent, davantage

que la recherche de purs intérêts personnels. En tentant de faire pénétrer les conceptions

autochtones particulières dans les cercles de la société dominante, leur objectif n’est pas de jouer

le jeu du colonisateur mais bien de l’ouvrir graduellement à des conceptions plus inclusives

envers d’autres systèmes de valeurs.

Par contre, cette stratégie qu’emploient les word warriors comporte une lacune

importante, qui mérite d’être soulignée ici : le dédain apparent, de la part de cette élite

intellectuelle, envers l’inclusion des masses autochtones dans le projet de décolonisation. Cette

omission a, pour nous, deux conséquences : d’abord, le manque de pression sur les élites

politiques et la société allochtones. En effet, il est manifeste de noter que ces guerriers se coupent

de la seule source de pression à leur disposition que sont les masses autochtones, étant donné que

18

Page 19: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

les moyens financiers et, dans une moindre mesure, légaux, leur font cruellement défaut. Fanon

avait déjà remarqué, dans la lutte de décolonisation, le rôle primordial d’avant-garde que jouent

intellectuels qui « proposent de nouvelles voies » (Fanon 2002, 59), des « dissertations

philosophico-politiques sur le thème du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (Fanon 2002,

60), mais, comme il l’observait alors avec justesse, ces intellectuels ne peuvent faire avancer la

cause si le peuple n’est pas mobilisé. Et c’est précisément ce qui semble se produire avec le

combat des word warriors. Si certains peuvent soutenir, et avec raison, que la cause des

Autochtones a connu des avancées importantes au Canada depuis quelques décennies, peut-être

en partie grâce au travail patient des word warriors, les progrès se font, selon nous, à un rythme

extrêmement lent. Si le travail de ces guerriers commence peut-être à donner des résultats au

niveau des perceptions qu’ont certains membres de la société dominante par rapport aux peuples

autochtones et à leurs revendications, pour beaucoup de gens qui n’ont pas nécessairement accès

à ce type de littérature, les mythes concernant l’illégitimité de ces doléances sont encore bien

ancrés. Et, pour les politiciens des gouvernements allochtones, l’opinion publique est

primordiale. Si un manque de volonté de la part de la population d’en arriver à une nouvelle

distribution des pouvoirs est observé, ces dirigeants n’auront aucune motivation pour conclure

rapidement un arrangement.

Howard Adams, dans son ouvrage de 1975, avait déjà remarqué cette tendance des

intellectuels autochtones à privilégier un discours entre élites, et la réticence qu’ils pouvaient

ressentir à exposer directement leurs arguments à leurs propres populations. Ainsi, il dénoncera le

fait qu’ils présentent leurs points de vue uniquement au sein de la société blanche, dans les

universités et les hôtels : « Their rhetoric is never spoken to the restless and oppressed Indians

and Métis who are serious about social action » (Howard Adams 1975, 183). Ces défenseurs

dirigent donc toute leur énergie à convaincre le colonisateur de reconnaître ses fautes passées et

19

Page 20: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

présentes, et ce faisant ils s’éloignent des masses qui ressentent de façon très intense la

colonisation et qui, selon Adams, sont prêtes à se mobiliser.

L’autre problème de cette coupure entre les word warriors et les masses est celui du type

de revendications qu’on formule au nom du peuple autochtone, qui n’est jamais consulté sur la

question. Les intellectuels que sont les word warriors, nous dit Turner, sont souvent directement

instruits des principes et philosophies politiques autochtones par les aînés, et il y a un danger réel

à ce que ces conceptions puissent grandement diverger de celles qui émaneraient de la volonté

populaire. Pis, cette façon de faire va tout simplement à l’encontre des traditions politiques et

valeurs autochtones que ces aînés et word warriors veulent pourtant réanimer, et qui concernent

notamment l’écoute de la position de chaque partie et la prise de décision par consensus.

Toutefois, le problème que nous identifions ici est différent de celui que nous avions décelé

concernant la négociation d’ententes d’autonomie gouvernementale : si, dans ce dernier cas, nos

inquiétudes étaient plus importantes étant donné l’intégrité douteuse des acteurs en présence, nos

appréhensions concernant la démarche des word warriors sont beaucoup plus nuancées. En effet,

tel que le présente Dale Turner, ces guerriers sont des intellectuels apparemment désintéressés,

inspirés par des aînés eux-mêmes guidés par une sagesse ancestrale. Cette stratégie, à première

vue libérée d’une importante charge coloniale, peut toutefois énoncer des principes

essentiellement conservateurs pour les populations autochtones, qui ne répondront pas

nécessairement aux enjeux auxquels elles font face en ce début de XXIème siècle. Taiaiake Alfred

avait déjà exprimé ses doutes envers une conception figée, un retour aux valeurs passées d’où

serait absent tout sens critique envers une ancienne conception du monde. Si ce retour aux

anciennes valeurs était central pour Alfred, ce dernier prêchait aussi pour une sérieuse

réévaluation et adaptation de ces principes aux réalités contemporaines.

20

Page 21: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

Pour nous, il serait donc primordial que ces énoncés concernant le retour aux anciennes

conceptions autochtones de la souveraineté, de l’autodétermination et de la structure du pouvoir,

par exemple, soient confrontés à ceux de la population appelée à vivre ce changement. La

Commission royale sur les peuples autochtones, au début des années 1990, avait engagé un

exercice similaire. Il serait important, pour nous, qu’un tel processus soit entrepris aujourd’hui

dans les communautés autochtones, peut-être de façon moins formelle que celui qu’on observa

durant les auditions de la Commission. Il s’agirait essentiellement ici de consultations internes, de

débats à l’intérieur des nations, voire des communautés, entre les aînés détenteurs de la sagesse et

des valeurs traditionnelles, les intellectuels et les masses, étant donné que tous seront appelés à

vivre avec les principes qui y seront décidés.

Conclusion

Nous avons exploré, dans la première section de ce texte, le contexte ambigu dans lequel

prend place la lutte de décolonisation des Autochtones. En confisquant l’autonomie territoriale,

politique, juridique et économique des Autochtones, les Allochtones ont, selon les auteurs

étudiés, véritablement instauré une relation coloniale avec ces peuples, un point de vue qui n’est

toutefois corroboré ni par le droit interne ni par le droit international. En tentant de remédier à

une situation problématique qui n’est pas reconnue comme telle par le colonisateur, les

Autochtones se sont donc depuis longtemps buttés à un mur concernant leurs doléances. Mais la

récente conceptualisation de la colonisation interne, articulée par des auteurs tel James Tully,

pourrait mener, à terme, à une reconnaissance de la colonisation particulière qu’ont subie les

Autochtones, ce qui justifierait du coup leur décolonisation.

La colonisation se manifestant par la confiscation de l’autonomie sur tous les plans, la

seconde section de ce texte avait principalement pour objectif d’évaluer divers procédés

21

Page 22: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

employés par les Autochtones en vue de recouvrer un certain degré d’autonomie. Ainsi,

l’approche juridique, la négociation d’ententes d’autonomie gouvernementale, la mobilisation des

masses ou encore l’approche dite des word warriors ont été évaluées, de façon à déterminer si

elles participent effectivement à la lutte de décolonisation que mènent les Autochtones. Cet

examen nous a permis de tirer les conclusions suivantes : les deux premiers moyens que nous

avons exposés, à savoir la démarche judiciaire et la négociation d’ententes d’autonomie

gouvernementale ne peuvent être qualifiées de moyens pouvant mener éventuellement à la

décolonisation, étant donné que les individus qui s’en servent tirent profit de la colonisation et

qu’ils s’appuient sur des principes essentiellement coloniaux pour faire avancer leur cause. Les

deux dernières approches évaluées qui sont la mobilisation des masses et l’approche des word

warriors, au contraire, sont menées quant à elles par des individus qui ne bénéficient pas

nécessairement de la colonisation, et elles s’appuient, de surcroît, sur des principes aussi

dépourvus que possible de toute influence coloniale. Dans ce sens, elles sont davantage

susceptibles de participer à la décolonisation des Autochtones, du moins en théorie. Le problème

est que ces deux procédés semblent se classer selon une dichotomie radicale : ou bien l’impulsion

provient des masses et elle prend la forme de gestes d’action directe souvent désorganisée ou mal

articulée, ou bien elle vient d’une certaine élite qui stagne à un niveau essentiellement théorique

et qui néglige de consulter et de mobiliser les masses dans le but d’exercer une pression directe

sur le colonisateur, posant ainsi de sérieux problèmes d’efficacité.

Par conséquent, il est selon nous possible de juxtaposer les éléments les plus positifs de

ces deux procédés, de façon à composer une démarche mixte : il en ressortirait une approche dont

l’initiative et les concepts pourraient provenir d’intellectuels inspirés par une certaine sagesse

ancestrale, mais qui garderait le contact avec les masses de façon à ne pas être déconnectée de

leur réalité et profiter de la pression qu’elles peuvent engendrer. Cette possible implication des

22

Page 23: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

masses de façon organisée dans le processus de décolonisation est d’ailleurs amenée par Alfred

dans son plus récent ouvrage Wasase : Indigenous Pathways of Action and Freedom :

I believe there is a need for morally grounded defiance and non-violent agitation combined with the development of a collective capacity for self-defence, so as to generate within the Settler society a reason and incentive to negotiate constructively in the interest of achieving a respectful coexistence (Alfred 2005, 27).

Les word warriors pourraient ainsi travailler à une prise de conscience progressive, chez les

masses autochtones, de leur statut de colonisés, ainsi que sur le développement d’une volonté

d’en arriver à une décolonisation par la mise en place de structures de gouvernement librement

consenties, et qui auraient intérêt, selon les word warriors, à être fortement inspirées par des

valeurs traditionnelles. Fort de ce projet, les word warriors et les masses autochtones,

conjointement, pourraient s’entendre sur l’objectif postcolonial et faire pression sur les

gouvernements et la société allochtone de façon à faire accepter, à terme, les revendications

autochtones allant dans le sens de la décolonisation.

23

Page 24: Introduction - lecre.umontreal.ca€¦  · Web viewLes peuples autochtones au Canada et la reconquête de leur autonomie : VERS UN ÉTAT POSTCOLONIAL? Jean-Olivier Roy, Université

Bibliographie

Adams, Howard. 1975. Prison of Grass. Canada from the Native Point of View. Toronto : New Press.

Akoun, A. et al. 1978. Dictionnaire de la politique. Paris : Librairie Larousse.

Alfred, Taiaiake. 1999. Peace, Power, Righteousness : an Indigenous Manifesto. Don Mills, Ont. : Oxford University Press.

Alfred, Taiaiake. 2005. Wasase : Indigenous Pathways of Action and Freedom. Peterborough, Ont : Broadview Press.

Canada. Affaires indiennes et du Nord. 1999. Accord définitif Nisga’a. Disponible : http://www.ainc-inac.gc.ca/pr/agr/nsga/nis/nisdex12_f.pdf.

Fanon, Frantz. 2002. Les damnés de la Terre. Paris : La Découverte.

Green, Joyce. 2004. « Autodétermination, citoyenneté et fédéralisme : pour une relecture autochtone du palimpseste canadien ». Politique et sociétés, vol. 23, no 1, 9-32.

Hermet, Guy et al. 1998. Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques. Paris : Armand Colin.

Québec. Secrétariat aux affaires autochtones. 2004. Entente de principe conclue avec les Innus. Disponible : http://www.versuntraite.com/documentation/publications/EntentePrincipeInnus.pdf.

Tully, James. 1999. Une étrange multiplicité : le constitutionnalisme à une époque de diversité. Ste-Foy : Les Presses de l'Université Laval.

Tully, James. 2007. « Défi constitutionnel et art de la résistance : la question des peuples autochtones au Canada ». Dans Stéphane Vibert, dir., Pluralisme et démocratie. Montréal : Québec Amérique, 309-353.

Turner, Dale. 2006. This Is Not a Peace Pipe : Towards a Critical Indigenous Philosophy . Toronto : University of Toronto Press.

24