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13 Emmanuel BURON, Julien GŒURY Introduction LES DISCOURS ET LEURS CONTEXTES Que les poèmes écrits par Ronsard en 1562-1563 soient en prise directe avec l’Histoire contemporaine est une évidence que rappelle le titre général de la section des Œuvres du poète sous laquelle ils seront réunis à partir de 1567 : Discours des miseres de ce temps. « Ce temps » définit le sujet de l’œuvre, en même temps qu’il indique le cadre dans lequel le poète souhaite intervenir. Il n’est toutefois pas moins évident qu’en recueillant ces poèmes, parus en plaquettes séparées pour la plupart d’entre eux, dans le volume de ses œuvres complètes, Ronsard les transmet à la postérité et invite celle-ci à les considérer pour leur valeur poétique autant que documentaire. Le démonstratif même du titre devient étrange, car « ce temps » n’est plus celui du lecteur. Cette double évidence contradictoire suggère donc que les poèmes de 1562-1563 s’inscrivent dans des temporalités multiples, et qu’il ne suffit pas de rappeler le contexte de la première guerre de religion et d’expliquer en quoi Ronsard inter- vient pour les catholiques et contre les protestants. Si on inscrit ces poèmes dans d’autres histoires, on en fait varier les enjeux. Pour les présenter en guise d’introduction, il ne s’agit donc pas seulement de retracer l’histoire du protes- tantisme en France jusqu’à l’éclatement des guerres civiles. Cette opération est nécessaire, mais on peut aussi situer l’œuvre dans la carrière de Ronsard, et dégager la manière dont elle reconfigure les relations entre poésie, politique et Histoire, question centrale et récurrente de toute l’œuvre de Ronsard. Dans un premier temps, nous retracerons donc les grands traits de la poétique de cet auteur au cours de la décennie 1550-1560 ; puis nous retracerons, à grands traits toujours, l’histoire du protestantisme en France au XVI e siècle, et nous essaierons enfin de montrer comment ces deux histoires se nouent. [« Lectures de Ronsard », Emmanuel Buron et Julien Gœury (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2009, www.pur-editions.fr]

Introduction LES DISCOURS ET LEURS CONTEXTES · Or, la formation de Pierre de Ronsard illustre parfaitement ce transfert d’une partie du prestige de la noblesse vers les lettres

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Emmanuel BURON, Julien GŒURY

Introduction

LES DISCOURS ET LEURS CONTEXTES

Que les poèmes écrits par Ronsard en 1562-1563 soient en prise directe avec l’Histoire contemporaine est une évidence que rappelle le titre général de la section des Œuvres du poète sous laquelle ils seront réunis à partir de 1567 : Discours des miseres de ce temps. « Ce temps » défi nit le sujet de l’œuvre, en même temps qu’il indique le cadre dans lequel le poète souhaite intervenir. Il n’est toutefois pas moins évident qu’en recueillant ces poèmes, parus en plaquettes séparées pour la plupart d’entre eux, dans le volume de ses œuvres complètes, Ronsard les transmet à la postérité et invite celle-ci à les considérer pour leur valeur poétique autant que documentaire. Le démonstratif même du titre devient étrange, car « ce temps » n’est plus celui du lecteur. Cette double évidence contradictoire suggère donc que les poèmes de 1562-1563 s’inscrivent dans des temporalités multiples, et qu’il ne suffi t pas de rappeler le contexte de la première guerre de religion et d’expliquer en quoi Ronsard inter-vient pour les catholiques et contre les protestants. Si on inscrit ces poèmes dans d’autres histoires, on en fait varier les enjeux. Pour les présenter en guise d’introduction, il ne s’agit donc pas seulement de retracer l’histoire du protes-tantisme en France jusqu’à l’éclatement des guerres civiles. Cette opération est nécessaire, mais on peut aussi situer l’œuvre dans la carrière de Ronsard, et dégager la manière dont elle reconfi gure les relations entre poésie, politique et Histoire, question centrale et récurrente de toute l’œuvre de Ronsard. Dans un premier temps, nous retracerons donc les grands traits de la poétique de cet auteur au cours de la décennie 1550-1560 ; puis nous retracerons, à grands traits toujours, l’histoire du protestantisme en France au XVIe siècle, et nous essaierons enfi n de montrer comment ces deux histoires se nouent.

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IÉléments d’une poétique ronsardienne

au cours des années 1550

On associe généralement Ronsard à « la grande fl otte de Poëtes que produisit le règne du Roy Henry deuxième 1 », parce que c’est sous ce roi qu’il a commencé à publier, mais c’est au cours du règne précédent qu’il s’est formé et son entreprise poétique apparaît à bien des égards comme la conséquence d’une évolution sociale qui s’est produite sous François Ier. L’humanisme devient alors une valeur sociale. Le savoir et la sagesse fondés sur l’Antiquité étaient auparavant l’affaire exclusive de professionnels des lettres, hommes d’Église, universitaires, secrétaires, et autres personnes dont la fonction suppose une maîtrise de ce savoir. Sous François Ier, certains membres éclairés de la haute noblesse d’abord, puis de la petite ensuite, se tournent vers les lettres. Peu à peu, la maîtrise du savoir humaniste devient également un moyen d’élévation sociale et permet d’obtenir des positions diplomatiques ou de conseil auparavant réservées à la noblesse d’épée 2. Or, la formation de Pierre de Ronsard illustre parfaitement ce transfert d’une partie du prestige de la noblesse vers les lettres 3. Né en 1524 dans une famille de petite noblesse bien introduite à la cour (son père est maître d’hôtel des enfants de France), Ronsard commence une carrière à la cour : à 13 ans, en 1537, il devient page du dauphin Charles d’Orléans, fi ls de François Ier, qu’il accompagne dans une expédition en Écosse avant de participer à d’autres voyages diplo-matiques. Il interrompt toutefois cette carrière courtisane prometteuse, sans doute à cause d’un début de surdité qui le touche dès cette époque. Il reprend alors ses études, qu’il avait bien sûr commencées avant d’entrer au service du Dauphin et il écrit ses premiers vers (probablement en 1542). Les biographes du poète ont bien retracé le cours de cette formation et nous ne ferons ici qu’en rappeler les principales étapes, qui constituent la légende dorée de la « Pléiade » : la rencontre avec Peletier du Mans en 1543 ; la mort du père en 1544 et l’éducation chez Lazare de Baïf avec le jeune Jean-Antoine de Baïf, futur poète et ami de Ronsard, sous la tutelle de Dorat ; la rencontre avec Du Bellay en 1547 et leurs études communes au collège de Coqueret, dont Dorat est devenu recteur 4.

1. Cette formule est empruntée au titre du célèbre chapitre VI du livre VI des Recherches de la France d’Étienne Pasquier (Paris, Champion, 1996, t. II, p. 1411).

2. Je résume à grands traits le livre important de Gilbert Gadoffre, La Révolution culturelle dans la France des humanistes, Genève, Droz, 1997.

3. Sur la biographie de Ronsard, voir G. Gadoffre, Ronsard, Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1960 et M. Simonin, Pierre de Ronsard, Paris, Fayard, 1990.

4. Pour la version canonique de ces événements, voir H. Chamard, Histoire de la Pléiade, t. I, chap. 1 et 2, Paris, Didier, 1939.

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Pour Ronsard, la poésie semble s’être imposée comme une alternative à la carrière aristocratique au moment où celle-ci se fermait devant lui. On voit ainsi s’esquisser le tropisme vers la grandeur qui animera toute son œuvre, et qui constitue le cœur de sa conception de la poésie : c’est un discours qui doit révéler, ou peut-être faire advenir, une réalité exaltée, compensant ainsi la grandeur dont le poète s’est vu privé en renonçant à la carrière courtisane. Faute de pouvoir servir un seigneur, Ronsard se voudra « poète des rois », serviteur de leur cause par d’autres moyens. Cette dynamique est à l’œuvre de manière exemplaire dans son premier recueil, Les Odes (1550). Ronsard imite le plus souvent Horace, mais dans une dizaine de pièces qu’il place en tête de son volume, c’est Pindare qu’il prend pour modèle, poète grec (donc peu connu) qui a d’emblée tiré le genre vers l’éloge et vers l’érudition. Sur ce modèle, Ronsard se fi xe pour mission « de celebrer jusques à l’extremité celuy qu’il entreprend de louer 5 ». Les grands du royaume et les amis du poète se voient ainsi transfi gurés par une poésie qui se veut performative : au moment où Ronsard dit leur grandeur, il la rend publique et notoire et il actualise leur gloire. Le poète aussi est transfi guré, car pour savoir reconnaître et célébrer la grandeur, il ne faut pas être inférieur à son modèle. Le genre de l’ode laisse ainsi entrevoir un royaume peuplé d’hommes illustres, et le roi est évidemment l’ultime bénéfi ciaire de cette exaltation de son règne. C’est bien lui qu’en défi nitive, Ronsard espère intéresser à la cause de la poésie, qui est aussi une cause politique puisque la grandeur du royaume en dépend. Le poète promet au roi une gloire que ses seuls exploits militaires ne suffi raient pas à lui donner, mais il lui demande ouvertement sa faveur pour achever la glorifi cation qu’il n’a fait qu’amorcer. Dans l’« Ode de la paix » (1550), il forme un premier dessein de La Franciade, une épopée qui serait à la monarchie française ce que L’Enéide a été à l’Empire d’Auguste, puis il déclare sans ambages au roi :

Troque pour troq’ : toi qui est richeToi roi de biens, ne soit point chichede changer ton present au mien.Ne te lasse point de donner,Et tu verras comme j’accordeL’honneur que je promai sonnerQuant un present dore ma corde 6.

Le poète célèbre le roi ; le roi entretient le poète et tous deux communient dans la grandeur 7.

5. Lm I, 48.6. Lm III, 33-34, v. 472-478.7. Sur les questions évoquées dans ce paragraphe, voir D. Ménager, Ronsard. Le Roi, le poète et

les hommes, Genève, Droz, 1979, première partie, en particulier chap. 2.

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Fondée sur une quête de la gloire, qui arrache le poète et le héros célébré à la condition ordinaire de l’humanité, cette poésie, dans tous ses aspects, recherche la distinction. À la différence de Marot et des poètes de sa généra-tion, qui recherchaient un accord entre la langue poétique et la langue commune, Ronsard souscrit à l’entreprise de Deffence, et illustration de la langue françoyse théorisée par Du Bellay en 1549. Sa poésie repose largement sur l’imitation des auteurs antiques, pratique qui induit la saturation de ses textes par une érudition mythologique souvent diffi cile d’accès pour le lecteur. L’imitation encourage aussi l’expérimentation verbale, Ronsard important des mots ou décalquant des expressions et tournures des langues antiques. Certains poèmes du début de la carrière de Ronsard sont ainsi propres à effrayer un lecteur non érudit, ou à le faire rire devant tant de charabia pédant. Dans un cas comme dans l’autre, l’entreprise poétique de Ronsard tourne court et on perçoit alors une limite de sa première poétique : pour transfi gurer la réalité qu’il décrit, le poète n’a pas d’autres moyens que la persuasion ; il faut donc qu’il fasse accepter par un nombre suffi sant de lecteurs que la repré-sentation qu’il élabore correspond à la réalité. En d’autres termes, Ronsard ne peut accomplir ses ambitions que s’il touche un public suffi sant, et le style qu’il adopte d’abord rend cette exigence diffi cile à remplir. Au cours des années qui suivent, Ronsard va donc chercher à concilier ses visées poétiques, ses exigen-ces humanistes et les attentes du lectorat de la cour, redéfi nissant l’équilibre entre ces divers facteurs à chaque nouveau genre qu’il pratique, voire à chaque recueil. Rien ne révèle mieux ce travail que l’évolution de sa poésie amoureuse. En 1552, il publie Les Amours, recueil de sonnets qui participe du pétrarquisme élevé alors en vogue. La poésie amoureuse est par excellence un genre propre à rencontrer l’intérêt de la cour, mais Ronsard a sans doute placé trop haut la barre de ses ambitions humanistes, car il republie son recueil l’année suivante accompagné d’un commentaire par Marc-Antoine Muret, grand humaniste de ses amis (1553). Ce commentaire révèle le désir de Ronsard d’affi cher son autorité (on ne commente que les grands auteurs), mais il traduit aussi son désir de rendre sa poésie accessible à un lectorat moins restreint (on explique pour ceux qui ne savent pas). Au fi l de ses recueils amoureux, Ronsard va fi nalement abandonner le style élevé qu’il a d’abord pratiqué.

Ce n’est pas seulement par sa langue que Ronsard cherche à distinguer le discours poétique de la parole ordinaire, c’est aussi par son énonciation. Du néo-platonisme en vogue au milieu du siècle, il retient le thème de la « fureur » poétique, de l’inspiration du poète : les premiers poètes mythiques étaient des vates, inspirés proches des prophètes ou des sibylles, parlant direc-tement sous la dictée de Dieu, et si la poésie a perdu beaucoup de son pouvoir oraculaire depuis Orphée, elle en garde néanmoins quelque chose, et Ronsard

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cherche toujours à creuser l’écart entre le poète et le versifi cateur : la poésie ne se défi nit pas par le fait qu’elle est écrite en vers, mais parce qu’elle est un discours de révélation et qu’elle transmet aux hommes les grandes vérités philosophiques ou morales sur lesquelles reposent la religion et la société. En conséquence, Ronsard reprend aussi au néo-platonisme sa théorie de la fable : les récits mythologiques sont des allégories grâce auxquelles les premiers poètes ont tenté d’adapter à l’esprit étroit des hommes les vérités qu’ils leur révélaient, et qui auraient excédé les capacités de leurs auditeurs s’ils les leur avaient révélées tout crûment. Pour Ronsard, la poésie se défi nit donc moins par le vers que par la fable, par sa capacité à délivrer l’essence de la réalité à travers une représentation fi ctive.

À ce point, on touche à une autre diffi culté structurelle à laquelle Ronsard a dû se confronter, et celle-ci est sans doute plus grave que le problème de langue évoqué précédemment. En fondant la poésie sur la fable, il affi rme sans doute la pertinence supérieure du discours poétique, mais seulement dans un second temps, dans le moment d’interprétation ; mais il affi rme aussi, et d’une manière beaucoup plus évidente, la non-pertinence littérale de la poésie, qui dans un premier temps se présente comme une affabulation, voire comme une fi ction mythologique. Les esprits graves peuvent dès lors s’étonner qu’on prétende enfermer le secret du monde dans de petites fariboles qui n’ont pas le sens commun ; et les esprits religieux, se cabrer devant ce retour du paganisme des Anciens. Cette diffi culté est celle qu’a rencontrée l’humanisme, entendu comme redécouverte enthousiaste de la culture antique : comment accorder avec la morale chrétienne et les besoins de la société cette culture éloignée qui échappe à l’une et ne répond pas aux autres ? L’allégorie, qui reconnaît un sens pertinent sous un récit sans ancrage dans le réel est une tentative pour résoudre cette contradiction historique. Dans le cas de Ronsard, cette légitimation de la culture antique passe par une défense de la diver-gence ostensible entre la représentation poétique et la réalité. La question est d’autant plus sensible que ce paganisme latent tend à déborder la poétique vers la morale, voire la religion. Quels sont en effet les grands thèmes de la poésie ronsardienne dans la première moitié des années 1550 ? Il fait l’éloge de ses amis ou des grands « jusques à l’extrémité », c’est-à-dire qu’il va parfois presque jusqu’à les traiter comme des dieux antiques ; il chante l’amour, d’une manière parfois licencieuse ; quand il se fait grave, comme dans les Hymnes, il développe une méditation sur de grands personnages ou de grands princi-pes philosophiques. Sa poésie est donc exclusivement mondaine, et Ronsard s’est peu intéressé à la poésie religieuse. Plus grave : le paganisme latent de sa poésie déborde parfois les vers et se manifeste en cérémonies à l’antique. Ainsi, quand en 1553, Jodelle fait représenter Cléopâtre captive et Eugène,

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la première tragédie et la première comédie originales écrites en français, ses amis lettrés fêtent l’événement en festoyant avant d’offrir un bouc au jeune dramaturge, afi n de renouveler la cérémonie par laquelle les grecs fêtaient le vainqueur du concours tragique lors des grandes panathénées. À cette occasion, Ronsard a composé des « Dithyrambes », poèmes en l’honneur de Dionysos et de Bacchus.

Au cours des années 1550, ces postures poétiques ont rencontré la répro-bation d’un certain nombre de chrétiens rigoureux, principalement mais pas exclusivement protestants. Dès 1550, dans la préface d’Abraham sacrifi ant, Théodore de Bèze s’en prend vigoureusement au paganisme des poètes parisiens, et la question restera une pomme de discorde tout au long de la carrière de Ronsard. Elle a bien sûr ressurgi dans la polémique entre le poète et les protestants lors de la première guerre de religion 8. Dans l’« Elegie à Loïs des Masures », écrite en 1560 et reprise en 1567 dans les Discours, Ronsard rapporte que les protestants reconnaissent qu’« il a bon esprit », mais qu’ils lui reprochent de manquer à sa fonction, qui serait de prêcher l’Évangile, puisqu’il va « or parlant de l’amour, or parlant de la guerre 9 » : c’est alors le choix d’une poésie mondaine, conçue comme exclusive d’une poésie chrétienne, qui est en question. Ils reviendront également sur la « Pompe du bouc » de 1553, en prétendant que le bouc a été sacrifi é. Si tel était le cas, ce serait que les poètes ont réellement sacrifi é à Dionysos, et que leur paganisme est réel.

On mesure à travers ces exemples combien la question du rapport entre la poésie et le monde est centrale dans la poétique de Ronsard aussi bien que dans les réserves qu’elle a suscitées. Le poète essaie de concilier la nécessaire pertinence de son discours par rapport aux valeurs de son temps avec la légiti-mité d’une distance (dans la représentation, dans la morale ou la religion), mais

8. Pour une synthèse des relations confl ictuelles entre Ronsard et les protestants au long de la carrière du poète, voir M. Smith, Ronsard and Du Bellay versus Bèze. Allusiveness in Renaissance Literary Texts, Genève, Droz, 1995.

9. Lm X, 364, v. 35-42. Les protestants reprochent à Ronsard de « cach[er] son talent dedans terre » (v. 37), allusion à la parabole biblique relatant comment, au retour d’un long voyage, un maître a généreusement récompensé deux serviteurs qui ont fait fructifi er la somme d’argent (de talents, monnaie antique) qu’il leur a laissée avant son départ, et punit le troisième servi-teur qui l’a enterrée pour ne pas la perdre et la rendre intacte. L’interprétation usuelle de cette parabole soulignait la nécessité de faire fructifi er les dons qu’on a reçus de Dieu, et en particulier, de répandre la bonne parole quand on a reçu la foi (voir G. Mombello, Les avatars de « Talentum ». Recherches sur l’origine et les variations romanes et non romanes de ce terme, Turin, Società Editrice Internazionale, 1976). Les protestants reprochent donc à Ronsard de ne pas écrire de poésie chrétienne et ainsi de ne pas faire fructifi er les dons qu’il a reçus. Sur ce passage, Jean Céard fait remarquer que c’est le seul passage de l’œuvre de Ronsard où « talent » peut recevoir son sens moderne, et qu’il est signifi catif que ce soit une citation des griefs que lui adressent les protestants, car cette acception de « talent » est sans doute d’origine protestante (voir J. Céard, « Les talents de Bernard Palissy », L’Intelligence du passé – Mélanges J. Lafond, université de Tours, 1988, p. 139-147).

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ces adversaires ne sont pas près à lui concéder aisément le second point. En conséquence, dans ses vers, Ronsard est souvent porté à rêver de rencontres avec ses amis ou avec les lettrés en des lieux pastoraux utopiques, loin de la cour, du monde de l’Histoire, de leurs tourments ou de leurs fureurs. Qu’il rêve aux « îles fortunées » ne doit toutefois pas inciter à voir le poète comme un doux rêveur détaché du monde. Peu d’auteurs se sont autant que lui soucié de leur carrière, comme on l’a sans doute déjà compris, ainsi que de la présence matérielle de leur œuvre dans le siècle. De 1550 à 1556, Ronsard est animé par une véritable frénésie, non seulement d’écriture, mais aussi de publication : il écrit beaucoup et publie ses poèmes sitôt qu’il en a un volume suffi sant, quitte à publier une suite ou une continuation quelques années plus tard. Il publie ainsi Les Quatre premiers livres des Odes en 1550, puis un cinquième livre en 1553 ; en 1552, paraît un premier recueil des Amours, qui sera suivi d’une Continuation des Amours (1555), puis d’une Nouvelle continuation des Amours (1556) ; aux Hymnes de 1555 font suite le Second livre des Hymnes de 1556 et aux Meslanges de 1555, le Second livre des Meslanges de 1559 (sans parler de quelques autres recueils). Ronsard est omniprésent dans le paysage éditorial, mais son œuvre risque d’apparaître éclatée, risque auquel il remédie en 1560, en publiant une première édition collective de ses Œuvres, entreprise qu’il renouvellera plusieurs fois avant sa mort en 1585, révisant à chaque fois ses poèmes et intégrant ceux qui sont parus en volume depuis l’édition collec-tive précédente 10. Il faut toutefois souligner qu’avant les Discours, Ronsard a peu pratiqué la publication de circonstance. Quelques plaquettes au tout début de sa carrière 11 et quelques autres (sur lesquels nous reviendrons) en 1558-1559 12 constituent les seuls précédents : il est possible que ce type de publication assure un engagement trop direct du poème dans l’événement, et que Ronsard n’y était pas près avant la fi n de la décennie 1550-1560.

Le dernier trait à retenir pour cette rapide présentation de la première poétique de Ronsard est déjà apparu à la simple lecture du paragraphe précé-dent : il tient à la diversité recherchée par Ronsard, qui ne s’est pas spécialisé dans un seul genre, mais qui en a pratiqué un grand nombre. Si chaque recueil est à peu près homogène (sauf bien sûr les recueils de Meslanges), leur consi-dération collective révèle le caractère protéiforme du talent de Ronsard. C’est un des effets des Œuvres collectives que de rassembler la production du poète et de faire ainsi éclater sa variété. Nous avons déjà évoqué l’« Elegie à Loïs des

10. Voir M. Simonin, « Ronsard et la poétique des Œuvres », Ronsard en son IVe centenaire, Genève, Droz, 1988, t. I, p. 47-59.

11. L’Epithalame d’Antoine de Bourbon et de Janne de Navarre, L’Avantentrée du Roi treschres-tien à Paris et l’Hymne de France en 1549 (Lm I, 9-16, 17-23 et 24-35) et l’Ode de la Paix en 1550 (Lm III, 1-38).

12. Voir Lm IX.

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Masures » : ce poème est un des inédits qui paraît pour la première fois dans les Œuvres de 1560, en conclusion du livre V, et il contient un manifeste de la variété constitutive de cette édition collective. Le poète compare par exemple ses Œuvres a un « paysage champetre » qui présente mille détails divers en un seul regard :

Des Masures, ainsiCeluy qui list les vers que j’ay portraicts icyRegarde d’un traict d’œil meinte diverse chose 13.

Or, cette élégie sera reprise dans les Discours en 1567, et la poétique de la variété, qui vaut ici comme principe de composition d’une édition collective se verra ainsi transposé en principe poétique. De fait, c’est régulièrement à l’intérieur d’un poème que Ronsard pratique la rupture de ton, le changement brusque de sujet, la juxtaposition d’éléments qui peuvent paraître hétérogè-nes. Dès 1550, dans la préface des Odes, il mettait ce principe poétique en relation avec la fécondité inépuisable et diverse de la nature 14, image qu’il renouvelle dans l’élégie à Des Masures, en considérant la variété comme le caractère d’un paysage sauvage, produit de cette fécondité. Quelque infl exion que la poétique des Discours amène à constater par rapport à la première poétique de Ronsard, il ne faut pas perdre de vue la continuité d’un même principe d’écriture.

Il nous faut maintenant nous détourner de Ronsard pour présenter le versant de l’Histoire du royaume qui conduit au déclenchement des guerres de religion. Nous reviendrons ensuite à Ronsard, pour comprendre comment il a réagi à cette brutale cassure de l’Histoire, et quelle infl exion elle a engendrée dans sa poétique.

IILe contexte historique des Discours

De la réforme à la Réforme

Les chronologies historiques font traditionnellement débuter l’histoire de la Réforme (ou de la Réformation) en 1517, soit huit ans avant la naissance de Ronsard. C’est en effet le 31 octobre de cette année-là que Luther

13. Lm X, 362-363, v. 11-13.14. « Je suis de cette opinion que nulle Poësie se doit louer pour accomplie, si elle ne ressemble

la nature, laquelle ne fut estimée belle des anciens, que pour estre inconstante, et variable en ses perfections », Lm I, 47.

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(1483-1546), « lequel estoit premier » (« Continuation », 249) est réputé avoir fait affi cher sur les portes du château de Wittenberg le texte de ses quatre-vingt-quinze thèses. Il y exposait publiquement ses griefs à l’égard du gouvernement de l’Église et franchissait une étape décisive dans la rupture avec sa hiérarchie, défi nitivement consommée quelques années plus tard. Le repérage et la sélection de tels gestes de défi , singuliers ou collectifs, à l’égard de l’institution (dont l’affi chage des Placards anonymes d’octobre 1534 consti-tue le paradigme en France) permettent d’opérer des scansions historiques utiles. Ils ne doivent cependant pas faire perdre de vue qu’il a toujours existé un mouvement de réforme continu à l’intérieur de l’Église, plus ou moins rapide et plus ou moins effi cace. Cette réforme (sans majuscule) correspond à la somme de toutes les transformations d’une institution qui tente, parfois en fonction d’un fantasme de pureté et d’intégrité, de retrouver une part de son identité originelle, mais toujours dans l’orthodoxie. On ne peut comprendre le sens politique et religieux des projets de Réforme « intégrale » en France et en Europe au cours du XVIe siècle, on ne peut comprendre quel chrétien « entre deux chaires 15 » était Ronsard, sans tenir compte des tentatives de réformes partielles, qui ont précédé ou accompagné ces projets radicaux, dans une atmosphère d’effervescence exceptionnelle sur le plan intellectuel et spirituel.

Une des mieux documentées est sans aucun doute la réforme du diocèse de Meaux, entreprise vers 1520 par Guillaume Briçonnet, un protégé de Marguerite d’Angoulême, la future reine de Navarre. Elle a beau plus concer-ner Marot que Ronsard, elle n’en est pas moins symptomatique. Ce moment « évangélique » d’inspiration érasmienne, où l’on retrouve certaines compo-santes de la Réforme en gestation (correction des modes de catéchèse et de prédication, restauration de la discipline ecclésiastique, rénovation des études bibliques, propositions doctrinales prudentes concernant la nature des sacre-ments et le primat de la grâce comme unique source du salut), offre ainsi une des réalisations les plus signifi catives de l’humanisme chrétien en France. La dissolution du groupe, accélérée par les tentations luthériennes de certains de ses membres, signe pourtant l’échec d’une telle réforme partielle de l’Église gallicane, fondée sur le culte du savoir et la restauration de la discipline. Un tel échec entretient les volontés de Réforme intégrale, qui trouvent alors leur

15. La question de la religion de Ronsard est retorse. En reprenant la formule frappante qui a servi de titre au livre important de T. Wanegffelen (Ni Rome ni Genève. Des fi dèles entre deux chaires au XVIe siècle, Paris, Champion, 1997) on veut suggérer deux choses : d’une part qu’il a toujours refusé de se laisser dicter ses choix religieux par les orthodoxies rivales (« Certes si je n’avois une certaine foy », « Remonstrance », 57), d’autre part qu’il est longtemps resté sur la position des « moyenneurs », tout en indexant ses prises de position publique sur les événements politiques.

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modèle à l’étranger. On observe en effet une véritable « révolution » religieuse en Europe, telle que Luther l’accomplit en Allemagne, Zwingli à Zurich ou encore Œcolampade à Bâle ; telle que Calvin l’accomplira bientôt à Genève ; et dont on peut se demander rétrospectivement si les conditions ne sont pas sur le point d’être réunies en France :

Au bruit de ce serpent que les mons redoublerent,Le Danube et le Rhin en leur course tremblerent,L’Allemagne en eut peur, et l’Espagne en fremit,D’un bon somme depuis la France n’en dormit,L’Itale s’estonna, et les bords d’AngleterreTressaillirent d’effroy, comme au bruit d’une guerre.

(« Remonstrance », 323-328)

Polarisation confessionnelle

L’affi chage en octobre 1534 des fameux Placards (titrés Articles veritables sur les horribles, grandz et importables abuz de la Messe papalle : directe-ment contre la saincte Cene de Jesus Christ) provoque ainsi une première vague de répression importante en France. C’est là un nouvel échec de la réforme « pacifi que », dont la responsabilité incombe sans doute en partie à ses organisateurs, refusant toute concession doctrinale. Comme le souligne F. Higman, « La réforme spirituelle de l’Eglise gallicane se trouvait confrontée à la doctrine infl exible des réformateurs de la Suisse romande 16 ». Mais l’évé-nement permet surtout de stigmatiser une forme de déstabilisation politique qui confi ne à la sédition, car au-delà des proclamations contre la messe, c’est bien cet affi chage jusque dans le château d’Amboise, où réside la cour, et même sur la porte de la chambre du roi, à Blois, qui marque les esprits. Pour la première fois, la controverse religieuse se politise ouvertement.

En dépit de la tolérance relative dont a fait longtemps preuve François Ier à l’égard des idées nouvelles (sous l’infl uence de sa sœur, dit-on), on assiste en effet au cours des années trente à une polarisation progressive entre « une orthodoxie » traditionaliste (représentée par le Parlement de Paris, la faculté de théologie de l’Université de Paris, les catholiques ultras du conseil du roi et certains corps intermédiaires) dont l’infl uence varie au cours des années et « des hétérodoxies », dont les diverses manifestations apparaissent de plus en plus comme un facteur de désordre sur le plan social et politique. Les sujets de confl it se multiplient ouvertement et leur mode d’expression aussi. Il faut dire que les usages réformés de la parole (prédications spontanées,

16. F. Higman, La diffusion de la Réforme en France. 1520-1562, Genève, Labor et Fides, 1992, p. 70.

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chansons spirituelles, disputes publiques), de l’écrit (placards et libelles en tout genre, ouvrages de controverse et d’édifi cation, traductions de la Bible), et du geste (processions et actes d’iconoclasme) vont se renforcer avec de plus en plus d’audace au cours des années, face à une Église largement désempa-rée 17. D’abord incapable de prendre la mesure des événements en cours et faisant preuve de carences structurelles évidentes (médiocrité d’un bas clergé mal formé et mal encadré, instrumentalisation politique du haut clergé dont l’action pâtit de l’arbitraire des nominations, surenchère d’une dévotion rituali-sée incapable de répondre à l’angoisse du salut individuel, science théologique sans perspectives nouvelles, etc.), celle-ci réclame à l’appareil d’État d’utiliser tous les moyens de coercition dont il dispose (surveillance des « luthériens », interdiction systématique des prêches, contrôle accru des imprimeries et de la circulation des livres, aggravation générale des peines, etc.). Tribunaux civils (présidiaux) et ecclésiastiques conjuguent désormais leur action contre l’hérésie et ses manifestations publiques, alors que les conciles tardent à être réunis pour statuer sur des réformes unanimement jugées nécessaires.

Les mesures répressives vont se multiplier et se coordonner au fur et à mesure que les idées de la Réforme se diffusent et qu’elles touchent des fi dèles (hommes et femmes) en nombre croissant à travers tout le royaume. On les rencontre désormais aussi bien au cœur des campagnes normande ou sainton-geaise (où ils sont encore minoritaires) qu’à la cour (où il existe bientôt un véritable engouement pour la Réforme) et dans les lieux de savoir. Il nous faut en particulier insister sur le succès du calvinisme parmi ces élites cultivées (« tout ce qu’il y avoit d’esprits polis et judicieux en ce Royaume estoit de leur party 18 », comme l’écrit Du Perron), dont Ronsard est un des représentants exemplaires. Cela permet en effet d’expliquer sinon ses tentations avouées pour la Réforme (« J’ay autrefois goutté, quand j’estois jeune d’age,/Du miel empoisonné de vostre doux breuvage […] » « Remonstrance », 211 sq.), à tout le moins sa connaissance directe des idées (même s’il se mêle le moins possible de théologie) et des hommes (amis ou ennemis), qu’il choisira de combattre le moment venu en toute connaissance de cause. D’abord majoritairement issus du clergé et de la noblesse, les réformés sont aussi présents dans le tiers-état (artisans, marchands, professeurs, libraires et imprimeurs, magistrats, etc.). Et lorsqu’en 1540, l’édit de Fontainebleau donne aux cours royales la mission d’informer et de juger tous les cas d’hérésie, son application est déjà sujette à caution.

17. Il est à noter que cet usage novateur de la parole et de l’écrit dans le cadre de la propagande réformée est souligné avec force par Du Perron dans son oraison funèbre de Ronsard… pour mieux souligner l’importance des Discours (voir Oraison funebre sur la mort de Monsieur de Ronsard (1586), éd. M. Simonin, Genève, Droz, 1998, p. 87-88).

18. Du Perron, op. cit., p. 88.

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Sous le règne autoritaire d’Henri II (1547-1559), qui coïncide avec l’entrée fracassante du jeune Ronsard dans la carrière des lettres, la politique de répression se durcit de façon signifi cative face à un mouvement qui paraît désormais impossible à endiguer. La fameuse Chambre ardente du Parlement de Paris, créée dès 1547, constitue ainsi un véritable tribunal d’exception (plus de cinq cents condamnations prononcées en trois ans, plusieurs dizaines de condamnations à mort) qui va servir, pour reprendre la formule de Denis Crouzet, de « laboratoire de la martyrologie protestante 19 ». Une série d’édits (Châteaubriant en 1551, qui interdit l’hébergement des luthériens et place la librairie sous contrôle 20 ; Compiègne en 1557, selon lequel le seul châtiment du crime d’hérésie sera la mort ; Ecouen en 1559, qui applique la peine du feu au même crime) et de déclarations (Villers-Cotterets en 1559, qui décide que toute maison où se tiennent des assemblées cultuelles sera rasée) essaient de traduire en acte une politique aussi volontariste et spectaculaire qu’ineffi cace et contre-productive. La violence s’installe. Publié pour la première fois en 1554, le Livre des martyrs 21 protestants de Jean Crespin est déjà promis à une carrière éditoriale exceptionnelle (« revu et augmenté… »).

Les tensions sont de plus en plus fortes entre le pouvoir royal, qui sert les intérêts de l’Église du Concordat (le Concordat de Bologne de 1516 avait élargi les droits du roi comme chef temporel de l’Église dans son royaume) et une mouvance réformée dont l’infl uence se renforce d’autant plus qu’elle tend à s’unifi er sur le plan doctrinal et institutionnel. Même si l’identifi cation du pouvoir monarchique avec l’Église gallicane peut être considéré à juste titre comme un facteur de stabilité pour l’ordre établi (l’Allemagne et l’Angleterre offrent de ce point de vue des modèles très différents), la construction confes-sionnelle semble désormais irrémédiable. Après avoir subi les infl uences conju-guées du luthéranisme et d’autres courants sacramentaires (niant la présence réelle du Christ dans le sacrement de l’eucharistie, ce qui constitue le point de discorde le plus grave sur le plan doctrinal), les réformés français vont se retrouver unis sous la bannière de Calvin (1509-1564). Depuis Genève, dont il a réformé l’Église et transformé en profondeur les institutions entre 1541 (date de son installation défi nitive) et 1555 environ, ce dernier mène en effet un combat sans relâche sur le plan spirituel, doctrinal, moral et politique, en vue d’étendre la Réforme partout en Europe. Son prestige de théologien se double

19. D. Crouzet, La genèse de la Réforme française (1520-1562), Paris, SEDES-Nathan, 1996.20. La lecture des clauses, qui sont les plus complètes portant sur le domaine de la librairie, donne

une idée précise de la menace que représente le pouvoir des livres aux yeux des autorités politiques et religieuses du royaume (voir F. Higman, op. cit., p. 191-192).

21. Livre des martyrs ou Recueil de plusieurs personnes qui ont constamment enduré la mort pour le Nom de nostre Seigneur Jesus Chrrist, depuis Jean Hus jusques ceste année presente MDLIIII, Genève, 1554.

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ainsi d’une infl uence politique et diplomatique incontestable. Effi cacement relayée par l’écrit à partir d’une ville qui devient en quelques années une des capitales de l’imprimerie européenne, sa doctrine est synthétisée dans un livre, l’Institution de la Religion chrétienne, d’abord publié en latin (1536) puis traduit en Français (1541) et sans cesse remanié et augmenté au cours des années. Mais il faut également compter sur d’innombrables volumes de commentaires bibliques, de sermons et d’homélies, ainsi que sur des libel-les ravageurs, qui viennent compléter l’arsenal calvinien. Quant aux textes qui régissent l’organisation de l’Église de Genève (ordonnances ecclésiasti-ques, catéchisme 22, prières et chants ecclésiastiques 23, etc.), ils vont servir de modèles.

Des cohortes de pasteurs, d’abord formés à Lausanne puis à Genève, sont envoyées dans toutes les provinces du Royaume, où ils « plantent » les premiè-res Églises 24. Passé par le collège et l’université, le jeune humaniste Théodore de Bèze (1519-1605) devient ainsi, après sa conversion spectaculaire en 1548, une de ces âmes d’élite (homme de lettres, professeur, pasteur et diplomate) destinée à servir l’Église de Genève et son chef vieillissant (« un Calvin desja vieux », « Continuation », 201) dans son entreprise d’« évangélisation » du royaume. Véritable chef spirituel de la Réforme française, c’est lui qui va doter les Églises d’une organisation solide et cohérente. Courant 1555, les premières Églises « dressées » (c’est-à-dire munies d’un consistoire et d’une discipline) apparaissent en France ; en mai 1559, le premier synode national des Églises réformées se tient à Paris de façon clandestine et se dote offi ciellement d’une Confession de foi ainsi que d’une Discipline ecclésiastique ; quelques années plus tard, on comptera plus d’un millier d’églises à travers le territoire, qui rassemblent environ deux millions de fi dèles, soit 10 % de la population du royaume. Les communautés cessent maintenant d’être clandestines. Bientôt susceptibles d’entonner de jour dans les temples, dans les demeures privées ou même dans les rues les psaumes de David, dont la traduction en vers français (commencée par Clément Marot et achevée en plusieurs étapes par Théodore de Bèze) connaît après sa publication intégrale accompagnée de mélodies en 1562 25 un succès sans précédent, les protestants forment un peuple solidaire, dont la présence fait scandale. La question religieuse est maintenant au cœur de l’espace politique intérieur. Il faut prendre la mesure d’un tel bouleverse-ment : deux confessions chrétiennes, adossées à deux Églises organisées, mais

22. Catechisme, c’est-à-dire le formulaire d’instruire les enfans en la Chrestienté, Genève, 1542.

23. La Forme des prieres et chantz ecclesiastiques, Genève, 154224. Pour une présentation synthétique de l’œuvre du réformateur genevois, voir O. Millet, Calvin,

Gollion, Infolio, 2008.25. Les Psaumes en vers français avec leurs mélodies, Genève/Lyon, 1562.

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également à deux partis animés par les grandes maisons nobiliaires et soumis à la pression des princes étrangers, entretiennent désormais un rapport de force qui, au-delà des seules questions théologiques et ecclésiologiques, accentue les clivages sociaux et politiques en mettant en danger l’unité du royaume.

Cristallisation des confl its politico-religieux

La mort accidentelle d’Henri II le 10 juillet 1559 provoque, sur fond de crise économique et sociale, dont il est impossible de rendre compte ici, une crise de l’état monarchique sans doute décisive dans l’exaspération des confl its religieux qui conduit aux affrontements armés. En dépit des diffi cultés qu’il doit affron-ter à la fi n de son règne, indexées sur ces années de guerre avec l’Espagne auxquelles le traité de Cateau-Cambrésis met fi n deux mois avant sa mort, Henri II incarne en effet un pouvoir relativement stable. Il semble pouvoir protéger le royaume d’une guerre civile et éviter tout risque de schisme religieux et de partition territoriale. L’arrivée au pouvoir d’un souverain tout juste majeur (il a quatorze ans et la majorité est à treize pour les rois, en dépit de nuances juridi-ques qui vont immédiatement nourrir la controverse), François II (1544-1560), dont la jeune épouse, Marie Stuart (1542-1587), est apparentée aux Guises, les princes de Lorraine, va changer la donne au sommet de l’État. La future reine d’Écosse est en effet la nièce du capitaine François de Guise (1519-1563), un des hommes de guerre les plus réputés du royaume, dont le frère, Charles de Guise (1524-1588), cardinal et archevêque de Reims, est de son côté un des homme d’Église les plus infl uents. S’en suit un processus classique de monopolisation de la faveur par un clan, qui provoque des tensions de plus en plus vives entre d’une part les Guises, leurs alliés et leurs clients, et d’autre part tous ceux – catholiques et réformés – qui se retrouvent évincés des premiers cercles du pouvoir. Sans qu’ils aient encore revêtu à cette époque leurs habits de catholiques ultras, les Guises fédèrent cependant contre eux en particulier un certain nombre de nobles passé à la Réforme en reprenant à leur compte la politique répressive d’Henri II. Ils offrent à ces derniers, pour reprendre l’analyse d’A. Jouanna, une cause civile et politique (la lutte contre la « tyrannie »), qui dissimule, ou qui recouvre, une cause religieuse (la lutte pour l’établissement de la Réforme) qu’ils ne peuvent, ou plutôt qu’ils ne veulent, mettre encore en avant 26. Et de fait, les principaux protagonistes des affrontements à venir sont issus de deux maisons très puissantes acquises en partie à la Réforme : Bourbon-Condé et Châtillon-Coligny. Et ne serait-ce que parce que Ronsard les évoque ou les invoque à plusieurs reprises dans ses Discours, il faut en citer les noms : d’une part le duc

26. Voir A. Jouanna et al., Histoire et dictionnaire des guerres de religion, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 52.

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Antoine de Bourbon (1518-1562), premier prince de sang du royaume et roi de Navarre après son mariage avec Jeanne d’Albret (1528-1572), que l’on a entendu chanter les psaumes en français lors d’une procession en 1558 ; son frère le prince Louis Ier de Bourbon-Condé (1530-1569), converti depuis 1558, qui est le futur chef du parti protestant et d’autre part Odet de Coligny, cardinal de Châtillon et évêque de Beauvais (1517-1571), qui se convertit en 1561, et ses deux frères, l’amiral Gaspard de Coligny (1519-1572) et François de Coligny d’Andelot (1521-1569), passés également dans le camp de la Réforme.

On assiste à alors à une étape décisive dans la « politisation » de la Réforme française, dont les effets se font rapidement sentir. Les mises en cause protestantes de la tyrannie des Guises, adossées aux controverses juridi-ques portant sur la question de la majorité du roi, elles-mêmes entretenues par des pasteurs parisiens comme François Morel et Antoine de Chandieu et des juristes comme François Hotman, nourrissent une campagne de désta-bilisation politique, soutenue en coulisse par Calvin et Théodore de Bèze. Elles vont créer les conditions de ce que les historiens ont appelé la « conju-ration » (hypothèse haute), ou le « tumulte » (hypothèse basse) d’Amboise (mars 1560). Sous le commandement d’un gentilhomme du Périgord nommé La Renaudie, mais avec le soutien pour le moins ambigu de Louis de Condé, cette équipée militaire mal préparée visait à soustraire, par la force des armes ou de l’éloquence oratoire (encore une remontrance…), le jeune roi et la reine mère à l’infl uence des Guises, en capitalisant sur des mécontentements sociaux, politiques et religieux. Son échec provoque une répression impitoya-ble, dont l’objectif est plus de punir la sédition politique supposée (que les théologiens et les juristes réformés se sont bien gardés de défendre, fi dèles en cela à Calvin qui a toujours défendu la doctrine paulinienne de la légitimité du Prince) que l’hérésie religieuse (qui passe au second plan). Le poète et juriste Guillaume des Autels traduit ainsi l’opinion de la majorité des catholiques, et de Ronsard en particulier, quand il accuse les conspirateurs d’avoir voulu atten-ter à la personne même du roi dans sa Harangue au peuple français contre la Rébellion (Paris, 1560). Désormais on va taxer les réformés de « huguenots », de façon à stigmatiser leur trahison et prendre conscience de la menace que fait peser la « tourbe mutine » (« Élegie », 13) sur la paix.

Aux yeux du pouvoir, une forme de conciliation religieuse semble pourtant encore possible, de toute façon souhaitable. En mars 1560, le premier édit d’Amboise décide d’une amnistie pour les « mal sentants de la foi », en mai l’édit de Loches renouvelle l’amnistie religieuse et celui de Romorantin stipule à la même époque que l’hérésie relève des tribunaux épiscopaux et la sédition des présidiaux civils. Il s’agit pour le pouvoir de trouver une réponse appro-priée aux actes de désobéissance qui tendent à se multiplier un peu partout.

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Quelques mois plus tard, l’assemblée de Fontainebleau (21-26 août 1560) décide à la fois la tenue d’un concile national (ce qui traduit le renforce-ment conjoncturel de l’Église gallicane, alors que le concile de Trente n’a pas encore repris ses sessions) et la convocation des états généraux (ce qui traduit l’affaiblissement conjoncturel du pouvoir royal, confronté à une série de revendications impossibles à satisfaire). Cela n’empêche pas pour autant François II, encouragé par les Guises, de faire preuve d’autorité comme en témoigne l’arrestation en octobre 1560 et la condamnation expéditive de Louis de Condé, à nouveau suspecté de conjuration, mais qui profi te de la mort brutale du jeune roi le 5 décembre suivant pour recouvrer la liberté.

La coïncidence de la mort du roi et de la convocation des états généraux d’Orléans crée une situation très délicate au sommet de l’État. À cette date, le futur Charles IX (1550-1574), le deuxième fi ls de Catherine de Médicis (1519-1589), n’est en effet âgé que de dix ans et ne peut donc exercer le pouvoir. Le roi est un enfant, dont l’éducation revêt désormais une impor-tance capitale. La reine mère, prête à gouverner, n’est cependant pas encore immédiatement nommée régente. Quant à Antoine de Bourbon, il peut à nouveau, cette fois-ci de façon légitime, prétendre au trône, mais il déçoit une fois de plus ses partisans. Maîtrisant les arcanes du conseil du roi et manœuvrant avec talent, Catherine de Médicis réussit à obtenir la régence et l’essentiel du pouvoir. La France, pour reprendre les mots de Ronsard lui-même en 1565, renoue avec « cette prudente Gynecocratie, sous laquelle l’estat publique est vertueusement policé 27 ». La reine mère profi te en effet de la disgrâce des Guises pour rétablir un équilibre dans l’appareil d’Etat qui lui permette de conserver la haute main sur les décisions importantes sans trop mécontenter les factions et les clans. Et lors de la tenue des états généraux d’Orléans (décembre 1560-Janvier 1561), elle a tout le loisir de traduire en acte sa conception d’un pouvoir placé au-dessus des passions confessionnel-les et partisanes. Il revient à son homme de confi ance, le nouveau chancelier Michel de L’Hospital (1504-1573), qui est un client du cardinal de Lorraine, de créer les conditions politiques d’une réforme « authentique » de l’Église qui puisse arrêter l’élan de la Réforme. Sa harangue d’ouverture, le 13 décembre, exhorte catholiques et protestants à la concorde avec des mots restés célèbres : « Ostons ces mots diaboliques, noms de parts, factions et seditions, lutheriens, huguenots, papistes. Ne changeons le nom de chrestien 28 ».

27. « A la Majesté de la Royne d’Angleterre », Élégies, mascarades et bergeries, Paris, G. Buon, 1565 (Lm XIII, 34).

28. Michel de l’Hospital, Discours pour la majorité de Charles IX et trois autres discours, présen-tation de R. Descimon, Paris, Imprimerie Nationale, 1993, p. 86-87.

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Cela ne fait pas pour autant cesser les troubles et les luttes d’infl uence. L’attitude de la reine mère, qui multiplie les ambassades auprès des princes luthériens d’Allemagne, fait même craindre une conversion de Charles IX à la Réforme. En avril 1561, la formation de ce que le parti protestant dénonce comme le « triumvirat » (soit une alliance entre François de Guise, le vénéra-ble connétable de France Anne de Montmorency – sous l’autorité duquel l’armée royale est placée – et Jacques d’Albon de Saint-André), offi cialise la naissance d’un parti catholique ultra qui entend défendre la religion tradi-tionnelle, s’opposer à tout projet de tolérance civile et asseoir la doctrine de l’obéissance conditionnelle (« Si le roi demeure fi dèle à la religion de ses pères… »). C’est là une réaction prévisible au retour en grâce auprès de la reine de Coligny (qui veille désormais à l’éducation de Charles IX), du Cardinal de Châtillon son frère et même d’Antoine de Bourbon, nommé pour sa part lieutenant général du Royaume. Une partie de la véhémence de Ronsard dans le « Discours » (« La France à jointes mains vous en prie et reprie… », v. 51) traduit l’inquiétude qui règne à la cour.

Toujours fi dèle à sa ligne politique, la régente entend imposer son autorité, en dépit des diffi cultés fi nancières (la dette de l’État s’élève à quarante-deux millions, soit quatre fois le revenu annuel) qui limitent ses marges de manœu-vre. En promulguant l’édit de Saint-Germain-en-Laye (juillet 1561), mis en forme par M. de L’Hospital, elle franchit une nouvelle étape. Elle aggrave à nouveau les peines à l’encontre des violences, non seulement physiques mais verbales (prédications et imprimés) et interdit les factions, ce qui constitue une mise en garde adressée aux catholiques ultras. Mais en confi rmant l’édit de Romorantin, elle rappelle d’autre part que la monarchie n’est pas prête à tolérer « prêche et administration de sacrement en autre forme que selon l’usage reçu et observé en l’Église catholique », et demeure bien fi dèle à la tradition gallicane, ce qui constitue une nouvelle mise en garde adressée aux réformés. Comme un joueur d’échec prévoyant plusieurs coups à l’avance, Catherine de Médicis multiplie les gestes d’autorité (effets d’annonce ?), tout en ménageant la possibilité aux assemblées religieuses de relâcher la tension, qui est alors à son comble 29.

Un an après l’Assemblée de Fontainebleau, dont les résolutions n’ont fi nale-ment débouché sur rien de concret, se tient non pas un concile national (dont le projet est très mal vu des autorités pontifi cales soucieuses de garder la main),

29. Cela se traduit par une première explosion pamphlétaire. Au cours de l’année 1561, on dénombre en effet 144 titres du côté catholique, en 157 éditions ; et 87 titres du côté protes-tant, en 140 éditions (statistique établie par G. Guilleminot, Religion et politique à la veille des guerres civiles, recherche sur les impressions françaises de l’année 1561, thèse de l’Ecole des Chartes, cit. par F. Higman, op. cit., p. 238).

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mais une assemblée générale du clergé, doublée d’un colloque, le colloque de Poissy (9 septembre-14 octobre 1561), dont l’importance est capitale. Cette spectaculaire conférence de conciliation réunit en effet des théologiens et des juristes des deux confessions au milieu d’un public nombreux (on y aurait aperçu Ronsard !). Leurs chefs de fi le sont d’une part Théodore de Bèze et de l’autre le cardinal Charles de Guise, dont les discours, pesés au cordeau, sont autant surveillés par leurs « adversaires », que par leurs « partisans ». Il s’agit moins pour les participants de parvenir à régler défi nitivement des confl its doctrinaux inextricables, que d’arriver à un certain nombre de concessions réciproques, avant de laisser les conciles trancher en dernier lieu. Quitte à vanter le rôle des modérés, il faut bien s’entendre sur le sens des mots. Non seulement il n’est pas question d’un idéal de tolérance au sens moderne du terme (tolérer, c’est ici permettre ou supporter le mal quand on ne peut l’éradiquer), mais il s’agit moins de tolérance religieuse (qui aboutirait de fait à un schisme) que de tolérance civile, soit une forme de cohabitation (provisoire) dans l’espace public entre deux Églises, garantie par l’autorité politique. La volonté de ces modérés (appelés « moyenneurs » – mediatores – ou « temporiseurs »), est en effet de parvenir à s’entendre sur une série de corrections disciplinaires et doctri-nales qui permettent aux réformés de regagner le sein de l’Église. Si Charles de Lorraine, sous l’infl uence du théologien Claude d’Espence, reste longtemps sur cette ligne en faisant de la confession luthérienne d’Augsbourg (celle-ci défend la seule autorité de la Bible (sola Scriptura) contre la tradition, la justifi cation par la foi (et non par les œuvres) et la reconnaissance de deux sacrements, le baptême et la Cène) un texte de conciliation possible, il n’en est pas de même de Théodore de Bèze, à qui Calvin dicte depuis Genève une ligne de conduite intransigeante. L’eucharistie s’impose une fois de plus comme le sacrement de la discorde, en provoquant l’échec du colloque de Poissy. Pour reprendre la formule de Thierry Wanegffelen : « Les temps sont devenus confessionnels, les âmes sont désormais enrégimentées, les orthodoxies imposent maintenant leurs défi nitions étroites 30. »

Catherine de Médicis et le chancelier de L’Hospital entendent cependant bien arracher à tout prix la concorde civile (ont-ils le choix ?), en donnant au culte réformé un cadre d’expression légal, même si ce n’est que de façon temporaire. Suite à une série de conférences organisées dans la foulée du colloque, l’édit de Saint-Germain (17 janvier 1562) défi nit « les moyens les plus propres d’apaiser les troubles et séditions pour le fait de la religion ». Il autorise le culte public de jour en dehors des villes, où il n’est toléré qu’à titre privé ; il autorise la création des consistoires (qui sont des instances de

30. T. Wanegffelen, Catherine de Médicis. Le pouvoir au féminin, Paris, Payot, 2005, p. 282.

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représentation offi cielle des Églises réformées) et la réunion des synodes (qui sont des assemblées réunies à l’échelle provinciale et nationale) ; il reconnaît les pasteurs, qui doivent prêter serment aux autorités locales. Les termes de cet édit ne doivent pourtant pas tromper : il ne s’agit pas d’une infl exion réelle de la politique royale. Puisque les promesses répétées de réduction de l’hérésie par les armes paraissent à ce stade totalement irréalistes, un autre choix s’impose, celui de défi nir le cadre d’une cohabitation pacifi que entre deux Églises chrétiennes à l’intérieur du Royaume. De nombreux catholiques considèrent néanmoins que c’est une façon de légaliser un schisme religieux et de transgresser les principes fondateurs de la monarchie française (« Une foi, une loi, un roi ») en bouleversant en profondeur l’ordre politique et juridi-que. Face à un tel scandale, la contestation s’étend aussitôt et le pouvoir royal n’est pas en mesure de faire respecter cet édit, que la Sorbonne condamne et que le parlement de Paris refuse d’enregistrer jusqu’au 6 mars. On assiste alors à une recomposition rapide des forces en présence : soucieux ménager ses intérêts immédiats, Antoine de Bourbon se décide pour le catholicisme ; François de Guise et ses frères quittent la cour pour protester devant cette faiblesse coupable, avant de faire le choix de revenir afi n de peser sur les événements. La reine mère elle-même donne soudain des cautions au parti catholique en prohibant les prêches à la cour et en donnant au jeune roi des précepteurs catholiques 31. Le rapport de force semble à nouveau en faveur des catholiques les plus intransigeants.

Défl agration militaire

Si l’on n’est pas obligé d’écouter les prophètes (« Dés long temps les escrits des antiques prophètes,/[…]/Nous avoient bien predit que l’an soixante et deux/Rendrait de tout costés les François malheureux », « Discours », 95-97), les historiens nous apprennent que 1562 signe le début des guerres civiles (parfois appelées « guerres de religions » ou « troubles civils ») en France. C’est le « massacre de Wassy », survenu le 1er mars (près d’une centaine de protestants sont tués par les troupes de François de Guise sous prétexte qu’ils ne respectent pas les conditions de l’édit et assistent à un prêche à l’intérieur des murs) que l’historiographie retient comme l’événement déclencheur des hostilités militaires. C’est peut-être sans compter sur la multiplication des échauffourées, à Paris et en province (Guyenne, Languedoc, Dauphiné, etc.), qui sont moins le produit

31. On trouve dans les mémoires de Brantôme plusieurs allusions à l’attention dont fait preuve la reine sur le sujet de l’éducation du jeune roi. D. Crouzet fait à cet égard l’hypothèse qu’elle ait elle-même inspiré à Ronsard l’« Institution » (Le haut cœur de Catherine de Médicis. Une raison politique aux temps de la Saint-Barthelémy, Paris, Albin Michel, 2005 p. 217).

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des passions populaires, que de provocations sciemment organisées de part et d’autre. La campagne d’opinion est rapide (plusieurs récits, catholiques et protestants, servent de relais) et l’attitude provocatrice de François de Guise, qui entre triomphalement à Paris le 16 mars, bientôt rejoint par les autres membres du « triumvirat », montre que les conditions sont désormais réunies pour un affrontement militaire, même si Condé fait le choix prudent de sortir de la ville le 23. Réfugiés à Fontainebleau, la reine mère et son fi ls vont passer malgré eux sous la protection menaçante des troupes de Charles de Guise et d’Antoine de Bourbon, qui les contraignent à regagner Paris.

C’est la prise d’armes du prince de Condé, que Catherine de Médicis a tout fait pour retarder en alternant promesses et remontrances, qui marque le début de la guerre. Il s’empare en effet d’Orléans le 2 avril 1562, qui devient le bastion de l’insurrection et dont les presses vont alimenter la propagande réformée. Il en appelle, sur les conseils de Théodore de Bèze, à la mobilisation générale des Églises réformées et expose, dans un manifeste publié le 8 avril, « les raisons qui l’ont contraint d’entreprendre la défense de l’autorité du roi, du gouvernement de la Reine, et du repos de ce Royaume ». Mais quelles que soient les justifi ca-tions apportées, aux yeux des catholiques, c’est désormais « une Évangile armée » (« Continuation », 119) que les réformés prêchent à travers le royaume.

À partir de là, on assiste à une extension très rapide des hostilités. Une armée royale de quatorze mille fantassins a été rassemblée et des fonds ont été levés auprès des États du Vatican, des villes de Florence et de Venise. Sans posséder d’armée au sens moderne du terme, les protestants peuvent compter sur une infrastructure bien organisée dans un certain nombre de provinces et sur le talent de chef militaire de Condé. Des fonds sont réunis et des troupes égale-ment levées en France et à l’étranger (principalement des mercenaires allemands et anglais). Même si les fronts sont dispersés, le parti protestant garde l’initiative pendant plusieurs mois et s’empare de nombreuses villes dans la vallée de la Loire (Tours, Blois, Angers, Beaugency, Sancerre, la Charité), en Normandie, dans le Dauphiné, en Guyenne, en Saintonge, etc. Ces victoires donnent lieu à un premier épisode iconoclaste dont la violence (profanation d’églises et de tombeaux) frappe les esprits (« Il n’ont pas seulement, sacrileges nouveaux,/Fait de mes temples saincts, estables à chevaux,/Mais comme tourmentés des fureurs Stygialles/Ont violé l’honneur des ombres sepulchrales », « Continuation », 385-388) et nourrit un profond sentiment de vengeance. Alimentant le confl it, la production pamphlétaire est à son comble.

Alors que Ronsard déplore « le cruel orage [qui] menace les François d’un si piteux naufrage » (« Discours », 43-44), la reine évoque pour sa part explici-tement « la guerre civile dont ce pauvre royaume est travaillé ». Elle multiplie pourtant les conférences, de façon à recréer les conditions de la paix (Toury le

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3 juin, Artenay les 16-17 juin, Talcy les 27-29 juin, etc.), ce qui ne l’empêche pas de solliciter fi nalement l’aide de l’Espagne en hommes et en argent. À partir d’août, elle accompagne l’armée royale à Bourges, où se battent Montmorency et Antoine de Bourbon, puis en Normandie pour réduire à l’obéissance les villes de Rouen, Dieppe et Le Havre, livrées aux troupes anglaises contre des renforts à la suite du traité de Hampton-Court. Condé attend ainsi douze mille soldats en plus des quatre mille allemands levés par Andelot. Quelques victoires signi-fi catives suffi sent pourtant à arrêter l’élan des troupes réformées et à éloigner le spectre d’une déstabilisation totale du pouvoir central. La ville de Rouen est ainsi reprise le 26 octobre et le 19 décembre la bataille de Dreux met un terme aux espoirs militaires des chefs protestants. Mais ce qui est essentiel, c’est qu’à cette date, les principaux acteurs du confl it sont soit morts soit neutralisés. Du côté catholique, Antoine de Bourbon est mort le 17 novembre 1562 lors du siège de Rouen ; le Maréchal de Saint-André le 19 décembre lors de la bataille de Dreux au cours de laquelle le Connétable de Montmorency est fait prisonnier ; quant au duc de Guise, il meurt le 24 février 1563, victime d’un attentat devant Orléans. Du côté protestant, le bilan est moins spectaculaire, mais le prince de Condé, qui est le chef militaire de l’insurrection, est fait prisonnier lors de la bataille de Dreux. C’est donc fi nalement dans des conditions assez favorables que Catherine de Médicis, en véritable gouvernante du royaume, fait signer l’édit d’Amboise le 19 mars 1563, qui marque la fi n de la première guerre et rétablit l’édit de Saint-Germain, dont les clauses sont réduites a minima. Elle peut reprendre pour un temps le contrôle politique du royaume, quelques mois avant la majorité de Charles IX, déclarée à Rouen le 17 août 1563, qui, sans beaucoup modifi er l’ordre des choses, la laisse seule au pouvoir.

IIIL’entreprise des Discours

Comment Ronsard a-t-il réagi à ces événements ? En fait, dans un premier temps, il n’y a guère réagi. On relève bien dans ses poèmes écrits au cours des années 1550 quelques allusions polémiques contre Théodore de Bèze, mais elles restent ponctuelles, cryptées et elles s’inscrivent dans le cadre d’un confl it entre poétique humaniste et poétique protestante 32. Il n’y a rien là qui ressemble à un quelconque engagement du poète. Conformément à sa conception de la poésie et de son rôle, le poète se tient à distance de l’Histoire, du moins tant qu’elle n’affecte pas la vie de cour et ne peut être traitée dans

32. Voir M. Smith, op. cit.

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un discours d’éloge : Ronsard peut célébrer une bataille ou une naissance princière, mais pas intervenir dans un débat politique ou religieux. On mesure alors quel chemin il a dû parcourir pour écrire des poèmes majeurs sur les « miseres de ce temps » : il lui a fallu s’immerger dans l’Histoire et accepter de faire descendre son discours de l’idéal à la réalité, de la grandeur à la ruine. Il serait trop simple de considérer que ce sont les événements – le tumulte d’Amboise, le déclenchement de la première guerre civile – qui ont, à eux seuls, suffi à provoquer cette réorientation. Qu’ils l’aient favorisée est indénia-ble, mais il faut aussi souligner que dès la seconde moitié de la décennie 1550, Ronsard semble mesurer les limites de sa première posture et qu’il tente de redéfi nir les rapports entre la poésie et l’Histoire. Il cherche alors à rapprocher le rôle du poète de celui de l’orateur, qui intervient au nom du bien public. Or, cette inquiétude se manifeste avant la crise dans laquelle plonge le royaume dès la mort d’Henri II. C’est en fonction d’une crise interne à sa poétique que Ronsard entreprend de rendre compte des événements dans ses poèmes, juste avant que le cours de l’Histoire s’impose à lui et l’oblige à une révision poétique plus profonde qu’il ne l’attendait. Au fi l des poèmes des années 1556-1563, on peut suivre cet effort constant d’adaptation du poète. Dans un premier temps, jusqu’à l’« Institution » comprise, Ronsard veut ou bien rendre compte de l’événement, mais il peine alors à s’élever au-dessus de la composition de circonstance, ou bien proposer une réfl exion sur la situation politique ou religieuse du royaume, mais il peine alors à trouver la circons-tance qui donnerait au poème son urgence. Ce n’est qu’avec le « Discours », la « Continuation » et la « Remonstrance » qu’il trouvera un équilibre entre ces deux pôles, équilibre précaire avec lequel il prendra ses distances dans la « Responce ». C’est de cette histoire, qui s’entrelace à l’Histoire du royaume, qu’il faut maintenant détailler les étapes.

Une remise en question poétique (1556-1562)

Les historiens de l’œuvre de Ronsard ont depuis longtemps remarqué qu’entre 1558, voire 1556, et l’entreprise des Discours, en 1562, le poète connaissait un relatif passage à vide. C’est d’abord d’une manière purement quantitative qu’on peut apprécier cette baisse de régime. La production des années 1550-1556 occupe les huit premiers volumes dans l’édition Laumonier ; celle des années 1556-1562 (Discours exclus) tient en deux volumes 33. En volume, la baisse est évidente. L’infl exion qualitative de l’inspiration de Ronsard

33. Ajoutons que le tome X est-il pour moitié occupé par le descriptif du volume des Œuvres de 1560 : on y trouve certes des poèmes nouveaux, mais il propose surtout des renvois aux volumes antérieurs, où on été publiés les poèmes que Ronsard recueille.

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est aussi sensible. Les dernières pièces consistent pour la plupart en poèmes de circonstance, en sonnets ou en épîtres à des amis, bref en « pièces fugitives » aurait-on dit au XVIIIe siècle, et cet ensemble paraît très éloigné de la haute ambition des pièces de jeunesse. D’un point de vue thématique enfi n, Ronsard se plaint alors de son âge dans ses poèmes, de l’échec de sa carrière, de sa perte d’inspiration 34, et il estime même parfois n’être qu’un « demy-poëte » et souhaite « un mestier moins divin que le [s]ien 35 ». Lieu commun élégiaque ? Peut-être, mais considéré en relation avec les autres faits, il témoigne bel et bien d’une crise poétique que Ronsard.

Les raisons de cette crise sont multiples. Michel Dassonville la rapporte à une inquiétude morale, voire religieuse, dont le poète aurait alors été saisi 36. Dans ses vers, le pouvoir de la Fortune et sa toute puissance sur les affaires humaines sont souvent évoqués, et d’une manière plus intense que dans ses poèmes antérieurs ; de même, il semble moins confi ant dans les capacités de l’esprit humain à percer les secrets de l’univers et à conquérir l’immortalité par la splendeur de ses œuvres. Cette nouvelle conscience de la faiblesse humaine et cet accès de scepticisme préparent l’interprétation du protestan-tisme par le pouvoir de l’opinion, qui apparaîtra dans le « Discours » et la « Remonstrance », mais pour l’heure, cet accès d’humilité chrétienne s’exprime souvent dans des poèmes adressés à des amis… protestants. À côté de ces doutes intimes, Michel Simonin a également fait valoir que la crise dynastique que connaissait le royaume rendait diffi cile la conduite de sa carrière pour un poète courtisan 37. À nouveau roi, nouvelle cour, et nouvelle distribution de la faveur et du pouvoir entre les grands du royaume. Sur quel protecteur un poète peut-il miser pour avancer sa carrière quand les cartes sont trop souvent redistribuées ? Or, de 1558 à 1562, c’est peu de dire que le paysage courtisan s’est trouvé bouleversé. En 1559, le roi meurt dans la force de l’âge et sa sœur Marguerite de France, qui avait été la grande protectrice des lettrés au cours des années précédentes, quitte le royaume pour la Savoie, dont elle est devenue duchesse par son mariage prévu dans le traité du Cateau-Cambrésis.

34. Voir, par exemple, l’« Elegie au seigneur Lhuillier », publiée dans les Œuvres de 1560 (Lm X, 292-298). Ronsard s’y plaint d’abord de son âge qui entraîne une baisse d’inspiration (il évoque « nostre poesie,/ Qui ne se voit jamais d’une fureur saisie/qu’au temps de la jeunesse », v. 13-15, et conclut : « Au rossignol muet tout semblable je suis/Qui maintenant un vers desgoiser je ne puis », v. 63-64), puis il se plaint de l’ingratitude de la Cour, qui le délaisse alors qu’il a « chanté et rechanté l’honneur » (v. 76) des rois et de la France.

35. Voir l’« Elegie à Jacques Grevin », Lm XIV, 195, v. 63-64. Cette importante élégie a été écrite et publiée en 1560, en tête du Theatre de J. Grévin. Ronsard ne l’a jamais reprise en recueil ou dans ses Œuvres, car Grévin, qui était protestant, a écrit des pamphlets pour cette cause, notamment contre Ronsard.

36. M. Dassonville, Ronsard. Étude historique et littéraire, t. IV : « Grandeurs et servitudes », Genève, Droz, 1985, chap. 2 : « Réorientations (août 1556-Septembre 1560) ».

37. M. Simonin, Pierre de Ronsard, op. cit., p. 194 et sq.

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C’est tout l’équilibre que Ronsard avait essayé de construire au cours du règne d’Henri II qui se trouve compromis. Le règne de François II est trop bref pour retisser un réseau de protection, et les Guises qui sont en faveur au cours de ce règne n’ont jamais vraiment répondu aux avances de Ronsard 38. Charles IX, qui arrive au pouvoir en 1560, est un enfant, et la situation dans le royaume est si complexe qu’il est diffi cile de prévoir quel camp prendra l’ascendant à la cour : la stratégie qu’un poète doit adopter est pour le moins incertaine. Le repli de Ronsard au cours de cette période résulte aussi du fait que la scène publique devenait soudain instable, et que le poète devait trouver en lui-même les ressources et les justifi cations de sa poésie.

Pour Ronsard, le tumulte d’Amboise et l’éclatement de la première guerre de religion ont confi rmé la nécessité du réajustement poétique que les circons-tances précédentes réclamaient déjà. Son projet initial supposait en effet un royaume glorieux et conquérant, ou du moins, qu’on puisse sans trop d’invrai-semblance prétendre tel, comme il l’était au règne d’Henri II. Que devient-il sous des rois enfants, dont la faiblesse autorise les querelles de clans et ouvre la porte à la guerre civile ? Après la mort d’Henri II, l’Histoire prive la poétique de la grandeur élaborée par Ronsard de fondement, et même de sa condition de possibilité, et la rend caduque. En ce sens, la publication des Œuvres en 1560 a pu être perçue comme une consécration, mais aussi comme un bilan et comme un adieu. Le poète rassemble ses textes, les classe et les amende pour leur donner leur forme défi nitive, adressant à la postérité ce monument sur lequel il veut être jugé ; mais au XVIe siècle, « monument » signifi e d’abord : tombeau, et ces Œuvres ressemblent fort à la célébration de la poésie d’une époque désormais révolue.

Le poète et l’orateur : vers une poésie politique (1558-1560)

Dès 1558-1559, Ronsard a toutefois écrit une série de poèmes de circons-tance, publiés séparément en plaquette (ces œuvres composent le tome IX de l’édition Laumonier) 39. Il renoue ainsi avec une pratique éditoriale qu’il n’avait plus tentée depuis ses première publications, antérieures à son premier recueil.

38. Voir surtout Le Proces (Lm XIII, 15-29), adressé au Cardinal de Lorraine, poème publié en plaquette en 1565, mais écrit en 1560 sous François II. Le poète y reproche son ingratitude au Cardinal (v. 1 : « J’ay proces, Monseigneur, contre vostre grandeur »), et il ne lui adressera plus aucun poème après celui-ci.

39. Voir D. Ménager, « Ronsard et le poème de circonstance », in L. Terreaux éd., Culture et pouvoir au temps de l’Humanisme et de la Renaissance, Genève, Slatkine, 1978, p. 317-329. Cet article donne à « poème de circonstance » un sens plus large que celui qui est ici retenu. D. Ménager envisage tout poème en relation avec un événement alors que nous incluons la forme éditoriale dans la défi nition : le poème doit être publié immédiatement et sous forme de plaquette, pour pouvoir être lu « à chaud ».

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Et cette formule éditoriale sera encore celle qu’il mettra en œuvre pour les poèmes de 1562-1563, indice matériel que la problématique des Discours est en gestation dès avant la fi n du règne d’Henri II. Dès 1558, Ronsard témoigne du désir de renouer les liens entre la poésie et l’événement, et de s’exposer aux contingences des faits. Ainsi, à la fi n août 1558, il publie une Exhortation au camp du Roy pour bien combattre à la veille d’une bataille qu’on pressen-tait décisive entre les Français et les Espagnols… et qui n’eut fi nalement pas lieu. Dans le courant septembre, Ronsard publie donc une Exhortation pour la paix. On peut aisément railler cette mésaventure d’un poète de circons-tance, mais il faut bien en comprendre l’enjeu : Ronsard reste fi dèle à ses ambitions humanistes, puisqu’il peut se réclamer du modèle de Tyrtée, poète antique auteur d’exhortations militaires ; mais il cherche en même temps à retrouver une prise directe du discours poétique sur l’Histoire. Toutefois, à ce jeu, le poète risque de devenir un simple chroniqueur, ou pire encore, un poète courtisan, thuriféraire emphatique du moindre fait d’armes accom-pli ou simplement escompté. Pour éviter ce risque, il doit choisir des événe-ments graves, engageant des valeurs politiques fondamentales : qu’il chante une bataille ou son évitement, Ronsard parvient à chaque fois à mobiliser les grands principes (amour de la patrie, de la paix, etc.) qui justifi ent l’événement. Le discours poétique ne célèbre plus les grandes valeurs intemporelles qui fondent le royaume, il interroge leur diffraction dans l’Histoire et tâche de lire les faits pour en dégager les principes.

Pour apprécier l’enjeu de ces opuscules de 1558-1559, tournons-nous vers l’œuvre de Guillaume des Autels, qu’ils ont frappé, qui en a tiré la leçon, et qui infl uencera en retour l’œuvre de Ronsard. En 1559, il adresse à Ronsard un « Éloge de la paix », qui répond au poème de 1558 sur le même sujet. Cet éloge est inséré dans un recueil de quatre poèmes, dont le premier donne son titre au volume : Remonstance au peuple Françoys, de son devoir en ce temps, envers la majesté du Roy (Paris, A. Wechel, 1559). Ronsard se souviendra de ce titre en 1562, dans sa propre « Remonstrance au peuple françoys ». Ce titre affi che d’emblée que le discours poétique vise un destinataire nouveau : le « peuple » et non plus les rois ou la postérité et cette destination transfi gure le poète en orateur, porte parole d’une cause civique. Dans les premiers vers, Des Autels récuse donc les vers amoureux, encomiastiques ou satiriques qu’il a pu écrire jusque-là : c’est de la France qu’il épouse maintenant les intérêts.

Mais puis que maintenant pour ton seul bien je veille :Et que ton seul devoir, FRANCE, je te conseille :Je te pry, mon pays, de ne me debouter :Mais, ô mon cher pays, je te pry m’escouter.

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Ne te fay point acroyre estre cas peu honneste,De prester ton oreille à la voix d’un Poëte :Car les Poëtes sont favorisez des cieulx :Et aux hommes ça bas favorisez des Dieux 40.

On mesure dans ces vers que revendiquer un rôle civique et politique pour le poète ne va pas de soi : il doit d’abord se défendre du soupçon de frivolité, voire de licence qui est attaché à la poésie. Discours de plaisir, la poésie est supposée indifférente aux tracas du monde. C’est donc toute la recherche ronsardienne d’un écart poétique qui se trouve remise en cause : écart de la fable, de la fureur ou d’une langue illustre. L’orateur prend à bras le corps les enjeux politiques du moment, et ne les met pas à distance comme le poète. Détail signifi catif : Des Autels fait l’éloge de la monarchie et précise que c’est bien Henri II qu’il célèbre, non ses ancêtres ou les fondateurs mythiques du royaume : « Icy par moy Francus ne te sera loué » (f° 5 r°). C’est le projet de La Franciade qui se trouve récusé, la grande épopée que Ronsard médite et qu’il ne publiera qu’en 1572 après l’avoir à plusieurs fois annoncée depuis 1550. Même ce genre pourtant éminemment politique ne paraît plus assez en prise avec l’actualité. Si Des Autels fait donc référence aux premiers poètes mythiques (Orphée, Amphion, Arion), ce n’est plus par les fables qu’il expli-que le pouvoir de leurs chants, mais par le fait que ces poètes ont révélé aux hommes les principes fondamentaux de la vie en société.

Des Poëtes jadis l’antique sapienceMist entre le public et privé différence,Le prophane et sacré d’ensemble divisa,Du mariage sainct premiere s’avisa,La licence rompit des vagabondes nosses,Assembla les citez, bastit les villes grosses 41.

Le vates sert maintenant de caution à une poésie engagée dans la vie politique.

Rappelons que cette critique implicite de la première poétique de Ronsard n’émane pas d’un adversaire de celui-ci, mais d’un admirateur qui salue la réorientation que le poète s’est imposée en 1558. En 1560, Des Autels poursuit dans la voie où il s’est engagé, et publie une Harangue au peuple françois, dans laquelle il dénonce l’imposture des mutins d’Amboise. il s’agit d’un discours en prose, confi rmant que la poétique qu’il a adoptée en 1559 tire le poète vers l’orateur, et risque bien de faire fusionner ces deux rôles au détriment du poète. Ronsard lui répond dans une « Elegie à Guillaume des Autels » publiée d’abord dans les œuvres de 1560, puis reprise à partir

40. G. Des Autels, Remonstrance, Paris, A. Wechel, 1559, f° 2 v°.41. Ibid.

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de 1567 dans les Discours des Miseres de ce temps, dont elle constitue en quelque sorte le manifeste programmatique. Ronsard souhaite que « les grandz de la court »

s’arment les costez d’hommes qui ont puissanceComme toy [= Des Autels] de plaider leurs causes en la France. […]Ce n’est pas aujourd’hui que les Rois et les princesOnt besoing de garder par armes leurs provinces,Ils ne faut acheter ny canons ny harnois,Mais il les fault garder seulement par la voix. […]Car il fault desormais deffendre nos maisonsNon par le fer trenchant mais par vives raisons. […]Ainsi que l’ennemy par livres a seduictLe peuple devoyé qui faussement le suit,Il faut en disputant par livres le confondre,Par livres l’assaillir, par livres luy répondre 42.

Dans les vers qui suivent, Ronsard déplore que seuls Des Autels, Lancelot de Carles et lui-même aient pour l’heure répondu à cette mission. Les commen-tateurs s’étonnent généralement que Ronsard se compte parmi les écrivains qui ont déjà répondu aux protestants en 1560, alors qu’il ne s’engagera vraiment que deux ans plus tard, et qu’il ne peut invoquer que les vers de circonstance de 1558 pour justifi er sa revendication. Plutôt que d’incriminer la mauvaise foi du poète, il est plus intéressant de dégager ce que révèle cet amalgame. Ronsard interprète (rétrospectivement ?) ses textes de 1558 de la même manière que l’a fait Des Autels, et il y voit une première tentative pour redéfi nir le poète en orateur, intervenant dans le champ politique au nom des valeurs dont il se veut le gardien.

Les conditions d’une intervention poétique (1560-1562)

La défi nition du rôle d’orateur civique est donc antérieure aux guerres de religion et, si on situe les Discours dans le développement de ce rôle, on est incité à ne pas majorer d’emblée les raisons religieuses dans la genèse de ces poèmes. Comme en 1558, ce sont essentiellement des actions militaires ou des circonstances courtisanes, donc des événements politiques, qui font réagir le poète. Daniel Ménager a donc pu insister sur le « silence de 1560-1561 », et souligner que de nombreux événements importants au cours de ces années décisives ne trouvaient aucun écho dans les vers de Ronsard 43. Il interprète

42. « Elegie à Guillaume des Autels », Lm X, 348-362, v. 5-22 ; repris avec des variantes qui en modifi ent la portée dans notre t. XI, p. 15-16.

43. D. Ménager, « Le silence de 1560-1561 dans l’œuvre de Ronsard », Europe n° 691-692, novembre-décembre, 1986, p. 48-54.

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ce silence comme le signe d’un embarras du poète : en ces années où le clivage confessionnel s’accentue et où l’abîme se creuse entre des factions la veille encore inexistantes, Ronsard doit constater la division de son réseau de relations, et il ne sait comment réagir devant le naufrage de son rêve d’une communauté lettrée hors du temps, indépendante de l’Histoire et de ses vicis-situdes. Cette analyse est très vraisemblable, mais il faut aussi prendre en compte qu’il n’y a pas d’événement militaire marquant entre 1560 et 1562, type d’occasion qui justifi e le plus couramment la prise de parole du poète-orateur depuis 1558. Ce n’est pas en effet pour donner son opinion qu’il intervient, mais il se veut porte-parole de la France en des circonstances où son avenir est engagé. Le discours du poète se veut au-dessus de la politique entendue comme affrontement des opinions partisanes, et c’est la voix même du royaume, comme entité consensuelle, qu’il veut faire résonner. Dès lors, il lui est diffi cile de commenter les états généraux ou l’issue du colloque de Poissy, événements certes importants mais dont les conséquences sont trop ambiguës pour justifi er une intervention au nom de la France. Si Ronsard reste silencieux au cours des années 1560-1562, c’est aussi qu’il n’a pas l’occasion d’exercer le rôle au titre duquel il pourrait parler.

Le tumulte d’Amboise ne suscite qu’une prise de position discrète. Nous avons déjà évoqué l’« Elegie à Guillaume des Autels », mais ce texte ne consti-tue pas à proprement parler un texte d’intervention. Le poète s’y adresse en son nom propre à un ami, et il est publié dans les Œuvres de 1560, et non pas en plaquette séparée. Si, en 1567, Ronsard l’intègre dans les Discours, c’est qu’à travers son dialogue avec Des Autels, il défi nit le rôle que nous avons dégagés auparavant. Une analyse similaire vaudrait pour l’« Elegie à Loïs des Masures », autre poème de dialogue avec un ami, publiée à la suite de l’élégie précédente dans les Œuvres de 1560. Ce texte important manifeste déjà de l’impatience devant les griefs des protestants, mais c’est surtout sur le plan poétique qu’il se révèle essentiel : Ronsard y revendique une esthétique de la diversité qu’il oppose à la polarisation du discours poétique sur les sujets religieux souhaitée par les protestants. Le clivage entre les confessions s’y traduit par une opposition de deux poétiques, et Ronsard réaffi rme un critère spécifi que de la poésie qui permet de la différencier du discours oratoire, au moment où le nouveau rôle du poète pourrait conduire à les confondre. Aucun de ces deux poèmes ne réalise toutefois l’engagement de la poésie dans l’Histoire que Ronsard souhaite. Il en va différemment de l’« Institution » pour Charles IX, publiée en 1562 mais sans doute écrite vers la mi-1561. Même si ce poème ne répond pas précisément à un « événement », c’est bien la situation du royaume qui l’inspire : il répond à l’avènement d’un roi mineur. Le poète, qui s’est toujours voulu proche du roi, s’y redéfi nit en pédagogue.

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Son intervention, et la manière dont il s’approprie le genre traditionnel de l’« Institution du prince » sont justifi ées par la minorité du roi : l’intérêt du royaume appelle l’entrée en scène de cet instituteur d’un genre particulier qu’est le poète, capable d’éveiller chez l’enfant-roi le respect des valeurs et de la tradition du royaume.

Dans l’appréciation des causes qui ont conduit Ronsard à intervenir contre les protestants, on ne prend pas assez en compte cette circonstance essentielle de la jeunesse des rois sous lesquels les troubles se sont produits. Les contem-porains ont pu y voir une preuve supplémentaire et décisive de la traîtrise des huguenots et de leur volonté de renverser le pouvoir royal, ainsi qu’en témoi-gnent par exemple ces vers de Jodelle, probablement écrits au lendemain de la sanglante répression d’Amboise :

C’est horreur que n’osant brasser telle entrepriseDu regne d’un feu Roy puissant et redouté,Sur les ans d’un Roy jeune, en paix et en seurté,Ils ont l’occasion de leur massacre prise 44.

La jeunesse du roi et la faiblesse du pouvoir qu’elle induit constituent probablement des causes essentielles de l’intervention de Ronsard contre les huguenots : c’est bien parce qu’il existait une relative vacance du pouvoir que le poète-orateur a été obligé de prendre en charge lui-même les intérêts du royaume. Avec un roi de plein exercice, cette intervention n’aurait pas été utile. C’est une considération qu’il serait bon de prendre en compte dans l’interpré-tation du fait que Ronsard n’intervient plus contre les protestants au-delà de la première guerre de religion, alors même que les confl its se renouvellent sans cesse. On interprète généralement ce silence comme l’indice d’un désenchan-tement, voire d’un désaveu, du poète pour la poésie politique. Il y a bien sûr du vrai dans cette explication, mais il faut la pondérer par le fait que Charles IX est déclaré majeur le 17 août 1563, à l’issue de la première guerre de religion, et quelques mois après la « Responce » de Ronsard (avril 1563). Nous avons vu que les interventions pamphlétaires de Ronsard supposaient une prise d’armes ou un événement courtisan majeur ; pour préciser ces premières conditions, ajoutons qu’en 1562-1563, l’engagement du poète dure exactement autant que la minorité du roi et s’arrête avec elle. Ces conditions défi nissent la situa-tion dans laquelle la prise en charge des intérêts du royaume par le poète devient particulièrement nécessaire.

44. E. Jodelle, Œuvres complètes, t. I, éd. E. Balmas, Paris, Gallimard, 1965, p. 270.

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Dans la mêlée (1562-1563)

Notre présentation des Discours eux-mêmes, et non plus de leur gestation poétique, sera maintenant beaucoup plus rapide : ils ont déjà fait l’objet de nombreuses études importantes et les articles de ce volume complètent ces travaux antérieurs, examinant les poèmes en détail et sous différents aspects. Nous ajouterons seulement quelques remarques dans le cadre de cette intro-duction. Le « Discours à la Royne » confi rme le primat des préoccupations politiques plutôt que religieuse dans l’intervention de Ronsard. Il ne vise pas les seuls protestants, mais les fanatiques des deux camps, qui sont prêts à déchirer le royaume et à le vendre aux puissances étrangères (« Discours », 155-158). Malgré ses positions catholiques, Ronsard se range ici à l’avis de « moyenneurs » et en appelle à la puissance royale pour modérer ces forces de discorde. Cette position modérée s’explique en partie par le contexte puisque le « Discours » a été écrit en mai ou juin 1562, à un moment où la guerre est déjà déclarée, mais où les négociations se poursuivent et où la reine espère encore éviter le pire. Ronsard suit donc la politique royale, mais sa position politique fédératrice est aussi la seule compatible avec le rôle de poète-orateur qu’il veut tenir. Ronsard conçoit probablement toujours son rôle de la même manière au moment de la « Continuation » et de la « Remonstrance » (comme le suggère l’écho de ce titre et de celui du poème de Des Autels), écrits dans la deuxième moitié de 1562, mais la situation a changé alors : le parti royal a pris les armes contre les huguenots. Ronsard n’a plus a distinguer entre les opposants à l’ordre royal et les protestants et il identifi e sans hésiter les uns aux autres. Il reste qu’il ne s’aventure que de manière allusive sur le terrain de la théologie, et que l’essentiel de ses griefs tient à la ruine du royaume.

En raison même de leur caractère partisan plus accentué, ces deux poèmes ont suscité de vives réactions de la part des protestants, qui multiplient les pamphlets contre Ronsard 45. Ils englobent le « Discours » dans leur réaction, alors même que ce texte n’avait par lui-même pas provoqué de réaction, en raison de sa modération politique. Se met ainsi en place une lecture des Discours qui majore l’engagement confessionnel de Ronsard au détriment de son engagement politique. Les circonstances conduisaient de fait à cette confusion dans les deux derniers poèmes évoqués, mais cet amalgame n’en trahit pas moins le rôle de poète-orateur que Ronsard voulait jouer. En situa-tion de guerre civile, l’intérêt du royaume peut moins que jamais représen-ter une cause consensuelle, et le poète qui prétend parler en son nom est nécessairement perçu comme un idéologue qui veut couvrir de grands mots

45. Ils ont été réunis par J. Pineaux dans La Polémique protestante contre Ronsard, Paris, Didier, 1973, 2 vol.

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des intérêts partisans. En ce sens, d’un point de vue pragmatique, la polémi-que protestante a bien eu raison de Ronsard, dans la mesure où elle a fait voler en éclat la position qu’il voulait tenir « au dessus de la mêlée », et l’a forcé à redescendre au rang d’un poète partisan. C’est pourquoi, avec la « Responce », d’avril 1563, Ronsard relance la polémique, en déplace les enjeux et la clôt tout à la fois. Ce texte est postérieur à la paix d’Amboise de mars 1563, qui interdit les injures et les polémiques religieuses. Privé de cause politique ou religieuse, Ronsard aurait donc pu s’arrêter, mais il choisit, par ce texte, de répondre aux critiques personnelles et poétiques qui lui ont été adressées pendant la querelle. Il s’agit donc d’un texte consacré au poète lui-même, à son mode de vie et à sa poétique. Il s’agit pour Ronsard de laver son honneur, c’est-à-dire de reconstruire son image et son autorité, écornées par la polémique. Ce qui frappe dans cet autoportrait, c’est que, sans rien renier de ses engagements antérieurs, Ronsard y revendique une autorité poétique d’une nature qu’on peut dire personnelle, puisqu’elle ne tient plus à une délégation de parole de la part du royaume. Son titre de parole tient à l’excellence propre de sa personne, de ses dons et de ses mœurs. Ronsard redéfi nit ainsi son autorité poétique à l’heure où, par le jeu des circonstances (paix, majorité du roi) autant que par l’effet de la polémique, il ne peut plus se faire le porte-parole du royaume.

Épilogue provisoire (1563-1564)

Après 1563, Ronsard va donc reprendre le rôle de thuriféraire d’un royaume exalté qu’il avait d’abord adopté, mais renouvelé par la conscience de la fragi-lité politique du pays. Il donnera par exemple un prolongement au genre de l’églogue, poème qui met en scène les amours et les rivalités poétiques de bergers, qu’il avait pratiqué en 1559, au lendemain de la paix du Cateau-Cambrésis : il en publie deux nouveaux en 1563 et surtout, il compose une Bergerie, forme théâtrale de l’églogue pour les fêtes de Fontainebleau en 1564. Or, le genre pastoral se fonde sur la fi ction du retour à une époque de paix primitive, antérieure ou à côté de la grandeur politique. S’il célèbre un âge d’or, celui-ci est encore en gestation, sur le point d’advenir, mais pas encore réalisé : Ronsard est bien conscient que la grandeur du pays est désor-mais à reconstruire 46. D’où la mélancolie qui pénètre ses poèmes courtisans des années d’après guerre, bien différente de l’ardeur agressive du début de

46. Sur les églogues de Ronsard, voir D. Ménager, op. cit., p. 343-353 et E. Buron, « Finzione pastorale e costruzione dello spazio del regno nelle ecloghe di Ronsard », in R. Girardi éd., Travestimenti. Mondi imaginari e scrittura nell’Europea delle corti, Bari, Edizioni di Pagina, 2009, p. 135-155.

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sa carrière. À l’hiver 1564, alors que le roi, la reine et la cour ont entrepris un tour de France pour retendre les lien entre la monarchie et les provin-ces françaises, Ronsard, resté à Paris, écrit une « Elegie à la Magesté de la Royne ma maistresse ». Il y décrit l’ennui de la capitale pendant l’absence prolongée de la reine, et il y célèbre l’édit d’Amboise, toujours en vigueur un an et demi après sa promulgation. Pour bien marquer l’achèvement d’un cycle historique, il reprend les mots du « Discours à la Royne » (« L’artizan par ce monstre a laissé sa boutique,/ Le Pasteur ses brebis, l’advocat sa prati-que,/ Sa nef le marinier, sa foyre le marchand,/ Et par luy le preudhomme est devenu meschant », v. 167-170) et les renverse pour faire l’éloge de l’ action pacifi catrice de la reine, avec un enthousiasme renouvelé et une absence de lucidité historique qu’il faut sans doute mettre au compte de son rôle de thuri-féraire du régime :

De vostre grace un chacun vit en paix :Pour le Laurier l’Olivier est espaixPar tout la France, et d’une estroitte cordeAvez serré les deux mains de Discorde.Morts sont ces mots Papaux et Huguenotz,Le Prestre vit en tranquille repos,Le vieil souldart se tient à son mesnage,L’artizan chante en faisant son ouvvrage,Les marchés sont frequentez de marchans,Les laboureurs sans peur sement leurs champs,Le pasteur saute aupres d’une fontaine,Le marinier par la mer se promeine,Sans craindre rien : car par terre et par merVous avez peu toute chose calmer 47.

Retour à l’âge d’or donc ? Peut-être, avec cependant la conscience qu’il s’agit d’un retour, et la mémoire des tempêtes qu’il a fallu maîtriser pour l’établir. « Morts sont ces mots Papaux et Huguenotz », « Sans peur », « sans craindre rien », « calmer » : même en sourdine, la conscience de la guerre est persistante et la reine n’est plus louée pour sa grandeur, mais pour sa « grace » qui lui a permis de vaincre la « Discorde ». Il y a bien quelque chose de cassé dans l’histoire de France, et le rôle du poète, quand il renonce à inter-venir comme un orateur, est de recoller les fractures de l’Histoire. Ou d’essayer de le faire dans une entreprise qui était, la suite des événements le montrera très vite, perdue d’avance.

47. « Elegie », Lm XIII, 148-149, v. 147-160

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IVDes plaquettes de 1562-1563 aux Œuvres 1567 :

Esquisse d’une poétique du « discours »

L’histoire de nos textes ne s’arrête pas en 1563. En 1567, Ronsard publie en effet une seconde édition de ses Œuvres collectives, il les remanie et les reclasse et il introduit un sixième et dernier tome consacré aux Discours, dans lequel fi gurent les poèmes de 1560 à 1563 évoqués précédemment plus quelques textes postérieurs. Il y aura encore d’autres éditions des Œuvres jusqu’à la première édition posthume de 1587, préparée sur les indications du poète, au fi l desquelles la section grossira encore un peu, les textes seront remaniés, mais l’ordre établi en 1567 pour les textes écrits à cette date ne sera pas modifi é. Dès cette date, nos poèmes subissent plusieurs transfor-mations qu’il est intéressant d’évoquer brièvement. La première tient à leur classement, qui ne suit pas l’ordre chronologique. Le « Discours » passe en tête, suivi de la « Continuation » et de l’« Institution » ; puis viennent les deux élégies de 1560, pour des Autels et Des Masures ; et on trouve enfi n la « Remonstrance » et la « Responce ». Ce classement révèle deux inter-ventions : d’une part, les deux élégies de 1560, qui sont les premières dans l’ordre chronologique, n’occupent pas les deux places, mais sont reportées en quatrième et cinquième positions ; d’autre part, l’« Institution », qui est antérieure au « Discours », est rejetée après la « Continuation ». Si on attribue aux poèmes un numéro qui correspond à leur ordre de rédac-tion, ils apparaissent dans l’ordre : 4-5-3-1-2-6-7. Comment comprendre ce reclassement ? Une des raisons est évidente : il s’agit de placer en tête le « Discours » qui donne son titre à la section. La deuxième place accordée à la « Continuation du Discours des miseres de ce temps » paraît aussi évidente, puisque le titre indique que le poème est solidaire du précé-dent. Or, il faut se souvenir que le « Discours » ne vise pas seulement les protestants, mais aussi les catholiques séditieux qui font appel à l’étranger. Ronsard place en tête de sa série le poème le plus « politique » : tous les autres présentent des passages plus nettement polémiques contre les huguenots. Ronsard veut ainsi suggérer le caractère fondamentalement politique de son engagement et le caractère circonstanciel de son hostilité envers les protestants. Il était au départ contre tous les séditieux, et c’est parce qu’ils s’obstinaient dans cette voie qu’il s’en est pris aux protestants. Que l’« Institution » arrive en troisième place confi rme ce souci d’ouvrir la série par les poèmes politiques, et de retarder les poèmes les plus ouverte-ment anti-protestants. C’est en partie ce qui explique le report des élégies de 1560 : la prise de position du poète y est plus fugitive que dans les

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autres textes, mais sans ambiguïté, et sans partage avec la cause politique. Ronsard construit sa section de manière à présenter l’engagement contre les huguenots comme une conséquence de son attachement à l’ordre du royaume. Il se présente comme le poète du royaume, non comme le poète de l’Église.

L’autre enjeu qui apparaît à la considération de cette section des Discours est générique. En effet, les titres de chacun des poèmes de notre corpus assignent le texte qu’ils désignent à un genre ou à une situation d’énoncia-tion spécifi ques (discours, institution du Prince, élégie, remontrance, réponse) en même temps qu’ils adressent le poème à des destinataires différents (à la reine, au roi, à Des Autels, à Des Masures, au peuple de France, aux prédi-cants). En outre, chacun des poèmes présente des caractéristiques qui le font répondre à ces critères. Or, le titre de la section applique à tous ces textes le genre et le sujet du premier de la série : tous portent sur les « miseres de ce temps » et tous deviennent des « Discours » sans perdre pour autant leur désignation première. Chacun d’eux est donc susceptible d’une double caractérisation générique, et on peut supposer qu’il présente des traits propres à ces deux genres, donc qu’un même texte est hétérogène : selon les propriétés qu’on choisira de mettre en valeur, on percevra le texte comme une « élégie » par exemple ou comme un « discours ». Cette ambivalence des textes et des genres est caractéristique de la poésie de Ronsard 48, et on peut y reconnaître un avatar du principe de diversité, de variété, que Ronsard réaffi rme dans les Discours même, au début de l’« Élegie à Loïs des Masures ». Cette diversité interne des poèmes est d’autant plus accentuée que le terme de « discours » a une valeur générique très instable 49. Ronsard a choisi un mot aux connotations multiples dans le domaine poétique. On évitera toutefois d’y voir une allusion à une harangue en forme, élaborée avec tout son savoir faire rhétorique par l’orateur : cette acception confi r-merait la présence d’un modèle oratoire derrière la fi gure du poète civique, mais elle est rare et contestée au XVIe siècle. La défi nition qu’en 1606, Nicot propose du mot écarte cette piste rhétorique, mais elle n’en est que plus intéressante :

Discours, m. acut. Est quand ou de parole ou par escrit on traite esparsément de quelque matiere. […] Et partant cette diction est mal adaptée, et par les Italiens, et par nous mesmes, és deduction faites par art, et (s’il se peut ainsi)

48. Voir les remarques d’E. Buron sur la « construction nominaliste du genre » de l’ode dans : « Ethique et poétique de la publication dans l’« Avis au lecteur » des Odes », in J. Gœury (dir.), Lectures des Odes de Ronsard, Rennes, PUR, 2001, p. 37-48.

49. Voir Y. Bellenger, « À propos des Discours de Ronsard : y a-t-il un genre du discours en vers ? » in G. Demerson (dir.), La Notion de genre à la Renaissance, Genève, Slatkine, 1984, p. 195-241.

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par entre deux lices [= palissades] ou hayes des preceptes d’iceluy art. il se prend aussi pour simple recit et narration de quelque chose, Oratio, narratio, sermonis persecution 50.

Le « discours » se distingue de la harangue de l’orateur en ce qu’il est sans art ; il ne se tient pas « entre deux lices ou hayes » entre lesquelles on voudrait le contenir, mais il déborde les cadre qu’on voudrait lui impose. Il traite sa matière « esparsément ». C’est exactement de cette manière que Ronsard caractérise le cours de sa « poësie » dans la « Responce » (849-864) : elle « ne suit l’art miserable » (848) et va « sans ordre çà et là » (860) ; la « fureur » du poète, « sans ordre se suivant Esparpille ses vers comme feuilles au vent » (849-850), sa « Muse sans bride S’egare esparpillée où la fureur la guide » (863-864). Dans les deux cas, c’est un même rejet de l’art et un même imagi-naire de débordement et de dispersion. En élevant ce mot de « Discours » en titre du recueil, Ronsard souligne donc la diversité, la discontinuité, les ruptu-res qui caractérisent la parole du poète et ainsi, il oppose celle-ci à la parole de l’orateur : s’il rapproche ces deux rôles par leur fonction de garant du bien public, il les distingue par le cours de leur parole. Dans la « Response », Ronsard oppose encore « l’art de Poësie » à celui

qu’ont les Predicans, qui suivent pas à pasLeur sermon sceu par cueur, ou tel qu’il faut en prose,Où tousjours l’orateur suit le fi l d’une chose.

(« Responce », 870-872)

On pourrait analyser de cette manière les relations que Ronsard établit dans le « Discours » entre le prophète ou l’historien : il les rapproche par certains aspects de leur mission, mais il les oppose par le caractère de leur parole.

Si Ronsard a promu ce mot de « discours » et l’a placé en titre du recueil de ses poèmes engagés, c’est pour souligner l’impossibilité de les canali-ser et de les assigner à une place déterminée dans « l’ordre du discours » (pour reprendre le titre de Michel Foucault). Or, cette force de transgression, forme exacerbée de la dynamique qui commande la variété, constitue préci-sément ce qui caractérise la parole du poète, ce qui la caractérise comme poésie et la distingue de celle des autres locuteurs qui traitent de la situation du royaume : du prophète, de l’orateur, de l’historien… On peut donc lire comme un oxymore, et comme un résumé du projet même de Ronsard, le titre général qu’il donne au recueil de ses vers politiques en 1567 : ils traitent « des miseres de ce temps », et Ronsard indique ainsi sa volonté de redéfi nir son entreprise en réduisant l’écart entre la poésie et l’Histoire ; mais ils sont des « discours », et ils font éclater les cadres génériques dans

50. J. Nicot, Thresor de la langue françoyse, Paris, D. Douceur, 1606 sv « Discours ».

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lesquels on voudrait les enfermer. C’est par cette diversité polymorphe, par ce débordement impétueux, par cette transgression des catégories prééta-blies que Ronsard veut rétablir l’écart avec les écrits de circonstance et rendre sa singularité au discours du poète.

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