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1 Pierre de Ronsard. Les Amours, 1552.
Hausse ton vol, et d’une aile bien ample,
Forçant des vents l’audace et le pouvoir,
Fais, Denisot, tes plumes émouvoir
Jusques au ciel où les dieux ont leur temple.
Là, d’œil d’Argus leurs déités contemple
Contemple aussi leur grâce et leur savoir,
Et pour ma Dame au parfait concevoir,
Sur les plus beaux fantastique un exemple .
Choisis après le teint de mille fleurs
Et les détrempe en l’humeur de mes pleurs,
Que tièdement hors de mon chef je rue.
Puis attachant ton esprit et tes yeux
Droit au patron dérobé sur les dieux ,
Peins, Denisot, la beauté qui me tue.
Fantastique = verbe à l’impératif = imagine.
2 Honorat Laugier de Porchères, 1603
Sur un portrait de cire
Stances
Peintre, dessus tous nos ouvrages,
Entre tant de sujets divers,
Tu prends les plus beaux des images
Et moi les plus beaux de mes vers.
Avec tous les corps et les âmes,
Nous peignons de traits empruntés
De la beauté de tant de Dames,
La Dame de tant de beautés ;
Et comme les sages avettes
Dedans un verger odorant
Vont sur mille et mille fleurettes,
La cire et le miel picorant,
Sur autant de beautés décloses
Nous cueillons, ainsi qu’elles font,
Des œillets, des lis et des roses,
La bouche, la joue et le front.
Du suc que l’un et l’autre tire
de ces vivantes fleurs du ciel,
Tu fais la peinture de cire,
Je fais les paroles de miel.
Ce miel figure mon ouvrage
(Œuvre assez doucement écrit)
La douceur de son beau visage
Et celle de son bel esprit.
D’un peu de cire en ce volume
Tu fais un grand flambeau d’amours,
Lequel jamais ne se consume,
Encore qu’il brûle toujours,
Semblable à ses yeux pleins de flammes,
Qui de leurs rayons animés
Brûlent incessamment les âmes,
Sans être jamais consumés.
Mais c’est à nous trop entreprendre
De vouloir peindre ces beaux yeux :
Icare nous devait apprendre
De ne voler pas dans les cieux.
Desseignant contre la coutume
Ce qu’un mortel ne devait pas,
Le soleil, la cire et la plume
Furent cause de son trépas.
Toi pour peindre, moi pour écrire
Nous courons un semblable sort :
Ces soleils, ma plume, et ta cire
Seront causes de notre mort.
Mais achève sa belle face,
Seul tu n’auras pas la douleur.
Le compagnon de ton audace
Sera celui de son malheur.
3 Georges de Scudéry 1646
Le Cabinet de Monsieur de Scudéry
Tout l’œuvre de Callot
En estampe à l’eau-forte.
Quels atomes animés
Paraissent être sensibles ?
Et quelle main a formé
Ces corps presque invisibles ?
À peine les peut-on voir,
Et tous semblent se mouvoir !
2
Tous ont l’esprit et la vie !
Tous ont une intention !
Et tous font voir leur envie
Dépeinte en leur action !
Une ombre, une ligne, un point
Y forme chaque figure ;
Mais l’Art qui ne manque point
En fait honte à la Nature.
Ô les merveilleux efforts !
Ce qui n’est qu’à peine un corps
Semble encor avoir une âme !
Et Callot industrieux
Leur inspire cette flamme
Qu’un autre fut prendre au cieux.
Cet air, ce je ne sais quoi
Qui fait vivre les images
Et qui rend dignes d’un roi
Les moindres de ses ouvrages ;
Cet air qui trompe les sens
A des charmes si puissants,
Dans tout ce que fait cet homme,
Qu’on peut sans le trop flatter
Dire qu’Athènes et Rome
Auraient voulu l’imiter.
Dès que son esprit conçoit
Une belle et grande idée,
Sa main la suit, l’œil la voit,
Et l’âme en est possédée ;
Non, il n’en est pas l’auteur,
Il est plutôt créateur
Des figures qu’il anime :
Il sait tout faire de rien,
Et son savoir que j’estime,
En faisant tout, fait tout bien.
Ô toi que j’adore encor,
Rare honneur de l’Austrasie,
Tu devrais d’un burin d’or
Exprimer ta fantaisie ;
C’était sur des diamants
Que tes caprices charmants
Devaient faire voir leur gloire.
Mais puisqu’elle est dans nos vers,
Ne crains pas que ta mémoire
Meure devant l’univers.
4. Jean de La Fontaine, Fables, livre 3, 1668
Le lion abattu par l’homme
On exposait une peinture
Où l’artisan avait tracé
Un lion d’immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un Lion en passant rabattit leur caquet.
« Je vois bien, dit-il, qu’en effet
On vous donne ici la victoire ;
Mais l’ouvrier vous a déçus :
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes confrères savaient peindre. »
5. Denis Diderot, Salon de 1767
Grande Galerie éclairée du fond
Ô les belles, les sublimes ruines ! quelle fermeté, et en même temps quelle légèreté, sûreté, facilité de pinceau ! quel
effet ! quelle grandeur ! quelle noblesse ! qu’on me dise à qui ces Ruines appartiennent afin que je les vole ; le seul
moyen d’acquérir quand on est indigent. Hélas, elles font peut-être si peu de bonheur au riche stupide qui les possède ;
et elles me rendraient si heureux ! propriétaire, époux aveugle, quel tort te fais-je, lorsque je m’approprie des charmes
que tu ignores ou que tu négliges ? Avec quel étonnement, quelle surprise je regarde cette voûte brisée, les masses
surimposées à cette voûte ! les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-ils ? que sont-ils devenus ! dans quelle
énorme profondeur obscure et muette, mon œil va-t-il s’égarer ? à quelle prodigieuse distance est renvoyée la portion du
ciel que j’aperçois à travers cette ouverture ! l’étonnante dégradation de lumière ! comme elle s’affaiblit en descendant
du haut de cette voûte, sur la longueur de ces colonnes ! comme les ténèbres sont pressées par le jour de l’entrée et le
jour du fond ! On ne se lasse point de regarder. Le temps s’arrête pour celui qui admire. Que j’ai peu vécu ! que ma
jeunesse a peu duré ! […]
Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui
reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je
jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce ce que
mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt
qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux
tomber en poussière, et je ne veux pas mourir, et j’envie un faible tissu de fibres, et de chair à une loi générale qui
s’exécute sur le bronze. Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ; moi, moi
seul, je prétends m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui coule à mes côtés.
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6. Michel de Cubières, 1797
Le progrès des Arts dans la République
[…] Comme tout est changé depuis l’heureux moment,
Où de vivre sans roi le peuple a fait serment !
Comme la vérité succède à l’imposture.
[…]
Voyez, voyez surtout ce Louvre où tant de fois
Un peuple esclave encor vint adorer ces rois ;
Allez y contempler les nombreuses merveilles
Qui du grand Raphaël ont illustré les veilles ;
Et qui de tout côté attire les regards,
Voyez-y rassemblés les chefs-d’œuvres épars
De l’Albane, du Guide et de brillant Corrège
Dont les tendres amours composent le cortège.
Quelle ville a jamais réuni sur ces bords
De plus riches dépôts, de plus rares trésors ?
Serait-ce Herculanum qui gît encor sous l’herbe ?
La pompeuse Milan ? Florence la superbe ?
Serait-ce Rome enfin ? Rome à la vérité,
Vit jadis en ces murs naître la liberté ;
Mais au genoux d’un prêtre, elle rampe en esclave,
Et Paris maintenant voit son joug et le brave.
Les arts n’habitent point où des tyrans sacrés
Par un peuple avili veulent être adorés ;
Paris n’a plus de rois, la liberté s’y fonde,
Paris doit l’emporter sur le reste du monde ;
Paris l’emportera... Ce musée enchanteur,
Où partout resplendit le génie inventeur,
Voit d’élèves nombreux, une troupe hardie,
Qui, les crayons en main, nuit et jour s’étudie
À marcher sur les pas des maîtres immortels :
Elle s’occupe moins à parer les autels
Des emblèmes pieux qu’à Rome l’on révère,
Son génie est armé d’un style plus sévère,
La révolution a taillé ses pinceaux
Et c’est la liberté qui vit dans ses tableaux.
Ici, des sénateurs le serment mémorable,
Sur la toile animé fait pâlir le coupable,
Qui lâche déserteur des lois de son pays
Osa les violer à d’autres lois soumis ;
Plus loin de nos guerriers retraçant la victoire,
S’élève un obélisque où respire leur gloire,
Et partout le burin, l’aiguille ou le ciseau
Rendent au vrai courage un hommage nouveau. [...]
7. Victor Hugo, Les Voix intérieures, 1837
À Albert Dürer
Dans les vieilles forêts où la sève à grands flots
Court du fût noir de l’aulne au tronc blanc des bouleaux,
Bien des fois, n’est-ce pas ? à travers la clairière,
Pâle, effaré, n’osant regarder en arrière,
Tu t’es hâté, tremblant et d’un pas convulsif,
O mon maître Albert Dure, ô vieux peintre pensif !
On devine, devant tes tableaux qu’on vénère,
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Que dans les noirs taillis ton œil visionnaire
Voyait distinctement, par l’ombre recouverts,
Le faune aux doigts palmés, le sylvain aux yeux verts,
Pan, qui revêt de fleurs l’antre où tu te recueilles,
Et l’antique dryade aux mains pleines de feuilles.
Une forêt pour toi, c’est un monde hideux.
Le songe et le réel s’y mêlent tous les deux.
Là se penchent rêveurs les vieux pins, les grands ormes
Dont les rameaux tordus font cent coudes difformes,
Et dans ce groupe sombre agité par le vent
Rien n’est tout à fait mort ni tout à fait vivant.
Le cresson boit ; l’eau court ; les frênes sur les pentes,
Sous la broussaille horrible et les ronces grimpantes,
Contractent lentement leurs pieds noueux et noirs ;
Les fleurs au cou de cygne ont les lacs pour miroirs ;
Et, sur vous qui passez et l’avez réveillée,
Mainte chimère étrange à la gorge écaillée,
D’un arbre entre ses doigts serrant les larges nœuds,
Du fond d’un antre obscur fixe un œil lumineux.
O végétation ! esprit ! matière ! force !
Couverte de peau rude ou de vivante écorce !
Aux bois, ainsi que toi, je n’ai jamais erré,
Maître, sans qu’en mon cœur l’horreur ait pénétré,
Sans voir tressaillir l’herbe, et, par le vent bercées,
Pendre à tous les rameaux de confuses pensées.
Dieu seul, ce grand témoin des faits mystérieux,
Dieu seul le sait, souvent, en de sauvages lieux,
J’ai senti, moi qu’échauffe une secrète flamme,
Comme toi palpiter et vivre avec une âme,
Et rire, et se parler dans l’ombre à demi-voix,
Les chênes monstrueux qui remplissent les bois.
8. Théophile Gautier, La Comédie de la
mort, 1834
Melancholia 1
Le désert se peuplait de lueurs et de voix ;
Dans toute obscurité rayonnait un mystère,
On aimait, et le ciel descendait sur la terre.
Gothique Albert Durer, oh ! que profondément
Tu comprenais cela dans ton cœur d'Allemand !
Que de virginité, que d'onction divine
Dans ces pâles yeux bleus, où le ciel se devine !
Comme on sent que la chair n'est qu'un voile à l'esprit !
Comme sur tous ces fronts quelque chose est écrit,
Que nos peintres sans foi ne sauraient pas y mettre,
Et qui se lit partout dans ton œuvre, ô grand maître !
C'est que tu n'avais pas, lui faisant double part,
D'autre amour dans le cœur que celui de ton art ;
C'est que l'on ne dit pas, voyant aux galeries
L'ovale gracieux de tes belles Maries,
O mon chaste poëte ! ô mon peintre chrétien !
Comme de Raphaël et comme de Titien,
Voici la Fornarine, ou bien la Muranèse.
Tout terrestre désir devant elle s'apaise,
Car tu ne t'en vas point, tout rempli de ton Dieu,
Emprunter ta madone à quelque mauvais lieu.
Tu ne t'accoudes pas sur les nappes rougies,
Tu ne fais pas soûler dans de sales orgies,
L'art, cet enfant du ciel sur le monde jeté
Pour que l'on crût encore à la sainte beauté.
Tu n'avais ni chevaux, ni meute, ni maîtresse ;
Mais, le cœur inondé d'une austère tristesse,
Tu vivais pauvrement à l'ombre de la Croix,
En Allemand naïf, en honnête bourgeois,
Tapi comme un grillon dans l'âtre domestique ;
Et ton talent caché, comme une fleur mystique,
Sous les regards de Dieu, qui seul le connaissait,
Répandait ses parfums et s'épanouissait.
Il me semble te voir au coin de ta fenêtre
Étroite, à vitraux peints, dans ton fauteuil d'ancêtre.
L'ogive encadre un fond bleuissant d'outremer,
Comme dans tes tableaux ; ô vieil Albert Durer !
Nuremberg sur le ciel dresse ses mille flèches,
Et découpe ses toits aux silhouettes sèches,
Toi, le coude au genou, le menton dans la main,
Tu rêves tristement au pauvre sort humain :
Que pour durer si peu la vie est bien amère,
Que la science est vaine et que l'art est chimère,
Que le Christ, à l'éponge, a laissé bien du fiel,
Et que tout n'est pas fleurs dans le chemin du ciel ;
Et l'âme d'amertume et de dégoût remplie,
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Tu t'es peint, ô Durer ! dans ta mélancolie,
Et ton génie en pleurs te prenant en pitié,
Dans sa création t'a personnifié.
Je ne sais rien qui soit plus admirable au monde,
Plus plein de rêverie et de douleur profonde
Que ce grand ange assis, l'aile ployée au dos,
Dans l'immobilité du plus complet repos.
Son vêtement drapé d'une façon austère,
Jusqu'au bout de son pied s'allonge avec mystère ;
Son front est couronné d'ache et de nénuphar ;
Le sang n'anime pas son visage blafard ;
Pas un muscle ne bouge : on dirait que la vie
Dont on vit en ce monde à ce corps est ravie,
Et pourtant l'on voit bien que ce n'est pas un mort.
Comme un serpent blessé son noir sourcil se tord,
Son regard dans son œil brille comme une lampe,
Et convulsivement sa main presse sa tempe.
Sans ordre autour de lui mille objets sont épars,
Ce sont des attributs de sciences et d'arts ;
La règle et le marteau, le cercle emblématique,
Le sablier, la cloche et la table mystique,
Un mobilier de Faust, plein de choses sans nom ;
Cependant c'est un ange et non pas un démon.
Ce gros trousseau de clefs qui pend à sa ceinture,
Lui sert à crocheter les secrets de nature.
Il a touché le fond de tout savoir humain ;
Mais comme il a toujours, au bout de tout chemin,
Trouvé les mêmes yeux qui flamboyaient dans l'ombre,
Qu'il a monté l'échelle aux échelons sans nombre,
Il est triste ; et son chien, de le suivre lassé,
Dort à côté de lui, tout vieux et tout cassé.
Dans le fond du tableau, sur l'horizon sans borne,
Le vieux père Océan lève sa face morne,
Et dans le bleu cristal de son profond miroir,
Réfléchit les rayons d'un grand soleil tout noir.
Une chauve-souris, qui d'un donjon s'envole,
Porte écrit dans son aile ouverte en banderolle :
MÉLANCOLIE. Au bas, sur une meule assis,
Est un enfant dont l'œil, voilé sous de longs cils,
Laisse le spectateur dans le doute s'il veille,
Ou si, bercé d'un rêve, en lui-même il sommeille.
Voilà comme Durer, le grand maître allemand,
Philosophiquement et symboliquement,
Nous a représenté, dans ce dessin étrange,
Le rêve de son cœur sous une forme d'ange.
9. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857
Les Phares
Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand cœur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;
Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
6
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium !
C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
10. Paul Verlaine, Romances sans paroles, 1874
Aquarelles
Green
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.
J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée
Rêve de chers instants qui la délasseront.
Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.
Spleen
Les roses étaient toutes rouges,
Et les lierres étaient tout noirs.
Chère, pour peu que tu ne bouges,
Renaissent tous mes désespoirs.
Le ciel était trop bleu, trop tendre,
La mer trop verte et l’air trop doux.
Je crains toujours, - ce qu’est d’attendre ! -
Quelque fuite atroce de vous.
Du houx à la feuille vernie
Et du luisant buis je suis las,
Et de la campagne infinie,
Et de tout, fors de vous, hélas !
11. Paul Verlaine, Épigrammes, 1894
Nascita di Venere
Botticelli
Vénus, debout sur le plus beau des coquillages
Aborde nue, au moins sauvage des rivages,
Ne cachant de son corps avec ses longs cheveux
Que juste ce qu’il faut pour qu’y dardent nos vœux
Une nymphe, éployant un clair manteau, s’empresse A vêtir en impératrice la déesse ; Et deux vents accourus, beaux éphèbes ailés,
Des cuisses et des bras l’un à l’autre mêlés,
De qui l’un est Zéphire et dont l’autre est Borée,
Soufflent l'amour divin et la haine sacrée Le visage est suavement indifférent
Comme attendant le culte à venir que lui rend
Toute herbe et toute chair depuis cette naissance,
Et se pare d’une inquiétante innocence.
12. Rimbaud, Poésies
Vénus anadyomène
Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates;
L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
7
Des singularités qu’il faut voir à la loupe...
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
− Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. 27 juillet 1870
Marine
Les chars d’argent et de cuivre -
Les proues d’acier et d’argent -
Battent l’écume, -
Soulèvent les souches des ronces -
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux -
Filent circulairement vers l’est,
Vers les piliers de la forêt, -
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurtée par des tourbillons de lumière
(Illuminations, 1886)
13. Armand Silvestre, 1892
Pour une étude d’Henner
Sur le mol oreiller de ses cheveux couchée
Et buvant leur parfum aux caresses de l’air,
Elle écoute passer, sous son front blanc et clair,
De ses rêves lointains l’obscure chevauchée.
Sous ses beaux yeux, dont la paupière éteint l’aimant,
Des souvenirs d’amour se déroule la trame ;
Son souffle, égal et lent, fait comme un bruit de rame,
Emportant son esprit vers quelque enchantement.
L’ivoire de sa chair aux souplesses de soie
Sous un vol de baisers semble frémir encor,
Et l’on respire, au fond de ce calme décor,
Comme le doux relent d’une récente joie.
Elle pense sans doute à quelque cher absent
Et l’appelle tout bas, dans son cœur solitaire.
Le sommeil de la femme est l’éternel mystère
Dont le souci jaloux dans notre âme descend.
De sa seule beauté, regardez-la vêtue,
Comme de sa blancheur, un lys immaculée ;
Devant ce noble corps, par nos respects voilé,
Du désir éternel la prière s’est tue.
Et comme au pied brisé de quelque antique autel
Où des cultes païens flotte encor la fumée,
Monte l’encens craintif de notre âme abîmée
Dans l’adoration du symbole immortel.
Des olympes lointains la splendeur écroulée
Trouve encore un asile, où le Beau la défend,
Dans cette image auguste et le corps triomphant
De la femme aux flancs nus dans ses cheveux roulée.
Dors, ô fille des dieux, ton tranquille sommeil,
Coupe d’or où la soif de l’Idéal vient boire !
Les siècles passeront sans toucher à ta gloire,
Non plus qu’à la clarté divine du soleil.
14. Charles Cros,
Le Coffret de santal, 1873 Coin de tableau
Sensation de haschisch
Tiède et blanc était le sein.
Toute blanche était la chatte.
Le sein soulevait la chatte.
La chatte griffait le sein.
Les oreilles de la chatte
Faisaient ombre sur le sein.
Rose était le bout du sein,
Comme le nez de la chatte.
Un signe noir sur le sein
Intrigua longtemps la chatte ;
Puis, vers d’autres jeux, la chatte
Courut, laissant nu le sein.
Le collier de griffes, posth. 1908
Chanson des peintres
Laques aux teintes de groseilles
Avec vous on fait des merveilles,
On fait des lèvres sans pareilles.
Ocres jaunes, rouges et bruns
Vous avez comme les parfums
Et les tons des pays défunts.
Toi, blanc de céruse moderne
Sur la toile tu luis, lanterne
Chassant la nuit et l’ennui terne.
Outremers, Cobalts, Vermillons,
Cadmium qui vaut des millions,
De vous nous nous émerveillons.
8
Et l’on met tout ça sur des toiles
Et l’on peint des femmes sans voiles
Et le soleil et les étoiles.
Et l’on gagne très peu d’argent,
L’acheteur en ce temps changeant
N’étant pas très intelligent.
Qu’importe ! on vit de la rosée,
En te surprenant irisée,
Belle nature, bien posée.
15. J.K. Huysmans, Le drageoir aux épices, 1874
LE HARENG SAUR
Ta robe, ô hareng, c’est la palette des soleils couchants, la patine du vieux cuivre, le ton d’or bruni des cuirs de
Cordoue, les teintes de santal et de safran des feuillages d’automne !
Ta tête, ô hareng, flamboie comme un casque d’or, et l’on dirait de tes yeux des clous noirs plantés dans des cercles de
cuivre !
Toutes les nuances tristes et mornes, toutes les nuances rayonnantes et gaies amortissent et illuminent tour à tour ta robe
d’écailles.
A côté des bitumes, des terres de Judée et de Cassel, des ombres brûlées et des verts de Scheele, des bruns Van Dyck et
des bronzes florentins, des teintes de rouille et de feuille morte, resplendissent, de tout leur éclat, les ors verdis, les
ambres jaunes, les orpins, les ocres de rhu, les chromes, les oranges de mars !
O miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de mailles, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois ses
têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintillements de bijoux sur le velours noir ; je revois ses jets de lumière dans
la nuit, ses traînées de poudre d’or dans l’ombre, ses éclosions de soleils sous les noirs arceaux !
16. . Laurent Tailhade, Au pays du mufle, ballades et quatorzains, 1891
Musée du Louvre
Cinq heures. Les gardiens en manteaux verts, joyeux
De s’évader enfin d’au milieu des chefs-d’œuvre,
Expulse les bourgeois qu’ahurit la manœuvre,
Et les rouges Yankees écarquillant leurs yeux.
Ces voyageurs ont des waterproofs d’un gris jaune
Avec des brodequins en allées en bâteau ;
Devant Rubens, devant Rembrandt, devant Watteau,
Ils s’arrêtent pour consulter le guide Joanne.
Mais l’antique pucelle au turban de vizir,
Impassible, subit l’attouchement du groupe.
Ses anglaises où des lichens viennent moisir
Ondulent vers le sol ; car sur une soucoupe
Elle se penche pour fignoler à loisir
Les Noces de Cana qu’elle peint à la loupe.
9
17 . José-Maria de Heredia, Les Trophées, « La mer de Bretagne », 1891
À Emmanuel Lansyer.
Il a compris la race antique aux yeux pensifs
Qui foule le sol dur de la terre bretonne,
La lande rase, rose et grise et monotone
Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs.
Des hauts talus plantés de hêtres convulsifs,
Il a vu, par les soirs tempétueux d’automne,
Sombrer le soleil rouge en la mer qui moutonne ;
Sa lèvre s’est salée à l’embrun des récifs.
Il a peint l’Océan splendide, immense et triste,
Où le nuage laisse un reflet d’améthyste,
L’émeraude écumante et le calme saphir ;
Et fixant l’eau, l’air, l’ombre et l’heure insaisissables,
Sur une toile étroite il a fait réfléchir
Le ciel occidental dans le miroir des sables.
18. Marcel PROUST, Les plaisirs et les jours, « Portraits de peintres et de musiciens »1896
Anton Van Dyck
Douce fierté des cœurs, grâce noble des choses,
Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois ;
Beau langage élevé du maintien et des poses
Héréditaire orgueil des femmes et des rois !
Tu triomphes, Van Dyck, prince des gestes calmes,
Dans tous les êtres beaux qui vont bientôt mourir,
Dans toute belle main qui sait encor s’ouvrir…
Sans s’en douter, qu’importe, elle te tend les palmes !
Halte de cavaliers sous les pins, près des flots
Calmes comme eux, comme eux bien proches des sanglots ;
Enfants royaux déjà magnifiques et graves,
Vêtements résignés, chapeaux à plumes braves,
Et bijoux en qui pleure, onde à travers les flammes,
L’amertume des pleurs dont sont pleines les âmes,
Trop hautaines pour les laisser monter aux yeux ;
Et toi par-dessus tous, promeneur précieux
En chemise bleu pâle, une main à la hanche,
Dans l’autre un fruit feuillu détaché de la branche,
Je rêve sans comprendre à ton geste et tes yeux :
Debout mais reposé dans cet obscur asile
Duc de Richmond, ô jeune sage ! - ou charmant fou ? -
Je te reviens toujours… -. Un saphir à ton cou
A des feux aussi doux que ton regard tranquille.
Antoine Watteau
Crépuscule grimant les arbres et les faces,
Avec son manteau bleu, sous son masque incertain;
Poussière de baisers autour des bouches lasses…
Le vague devient tendre, et le tout près, lointain.
La mascarade, autre lointain mélancolique,
Fait le geste d’aimer plus faux, triste et charmant.
Caprice de poète - ou prudence d’amant,
L’amour ayant besoin d’être orné savamment -
Voici barques, goûters, silences et musique
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19. Blaise Cendrars, Dix-neuf poèmes élastiques, 1919
I.PORTRAIT
Il dort
Il est éveillé
Tout à coup, il peint
Il prend une église et peint avec une église
Il prend une vache et peint avec une vache
Avec une sardine
Avec des têtes, des mains, des couteaux
Il peint avec un nerf de bœuf
Il peint avec toutes les sales passions d’une petite ville juive
Avec toute la sexualité exacerbée de la province russe
Pour la France
Sans sensualité
Il peint avec ses cuisses
Il a les yeux au cul
Et c’est tout à coup votre portrait
C’est toi lecteur
C’est moi
C’est lui
C’est sa fiancée
C’est l’épicier du coin
La vachère
La sage-femme
Il y a des baquets de sang
On y lave des nouveaux-nés
Des ciels de folie
Bouches de modernité
La Tour en tire-bouchon
Des mains
Le Christ
Le Christ c’est lui
Il a passé son enfance sur la Croix
Il se suicide tous les jours
Tout à coup, il ne peint plus
Il était éveillé
Il dort maintenant
Il s’étrangle avec sa cravate
Chagall est étonné de vivre encore
II. ATELIER
La Ruche
Escaliers, portes, escaliers
Et sa porte s’ouvre comme un journal
Couverte e cartes de visite
Puis elle se ferme.
Désordre, on est en plein désordre
Des photographies de Léger, des photographies de Tobeen, qu’on ne voit
Et au dos
Au dos
Des œuvres frénétiques
Esquisses, dessins, des œuvres frénétiques
Et des tableaux...
Bouteilles vides
Nous garantissons la pureté absolue de notre sauce tomate
Dit une étiquette
La fenêtre est un almanach
Quand les grues gigantesques des éclairs vident les péniches du ciel à grand fracas et déversent des bannes de tonnerre
Il en tombe
Pêle-mêle
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Des cosaques le Christ un soleil en décomposition
des toits
Des somnambules des chèvres
Un lycanthrope
Pétrus Borel
la folie d’hiver
Un génie fendu comme une pêche
Lautréamont
Chagall
Pauvre gosse auprès de ma femme
Délectation morose
Les souliers sont éculés
Une vieille marmite pleine de chocolat
une lampe qui se dédouble
Et mon ivresse quand je lui rends visite
Des bouteilles vides
Des bouteilles
Zina
(Nous avons parlé d’elle)
Chagall
Chagall
Dans les échelles de la lumière.
Octobre 1913
20. Pierre Reverdy, 1922, Picasso,extrait (posth. 1989)
Personne en regardant à l’horizon n’avait pris garde
Personne ne voyait plus loin
que la ligne des arbres
et le bruit d’un ruisseau
Mais un éclair avait ouvert le ciel
la scène
Une porte plus grande
Et il ne restait plus qu’un trou noir
qui contenait peut-être l’aube
entre ses bords
En tous cas un singulier point blanc
Tout ce qui remue faiblement
Une auréole
Un grand événement
Comment êtes-vous venu
sur ce rivage
ce trou béant
ou ce trottoir sauvage
À la crête de chaque vague
Le phare éclate
et les étoiles roulent
Et ce sont elles qui montent
Avant que soit tombé le rideau bleu du soir
Derrière
Ce sont les yeux du monde
Et tout ce qui cherche
qui écarte la nuit
qui demande à demain
ce qu’était aujourd’hui
Devant tous les regards qui tombent
Devant toutes les têtes qui se trompent
Quelqu’un osa lever sa main
Devant ce carré trop grand de toile blanche
Il fallait écrire
toutes les lettres
d’un autre alphabet
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21. Roger Gilbert Lecomte, Ce que devrait être la peinture, ce que sera Sima, 1929
Puisque peinture il y a…
(extrait)
Pour écrire les poèmes de Rimbaud ou de Nerval, pour peindre les tableaux de Chirico ou de Masson, ou de Sima, il
faut avoir vécu la grande aventure, donné le coup de couteau dans les décors en toc du sensible, savoir que les formes se
métamorphosent, que le monde s’évapore dans le sommeil, que l’hallucination ne se différencie pas de la perception , et
qu’on ne peut opposer un état de santé qui serait la norme à d’autres états dits pathologiques. Étiquette : « idéalisme
absolu ». Il faut croire aussi que nous pouvons avoir du réel une autre expérience que celle que nous donnent nos sens.
Il faut chercher à voir comme un aveugle, à entendre comme un sourd, à flairer comme une gueule-cassée, à goûter
comme un muet, à palper comme un cul-de-jatte. Et par là on est tôt ou tard amené à reconnaître que, pour faire entrée
aux univers des merveilles interdites il n’y a, en dehors des réussites partielles et involontaires, qu’une seule voie. Et
cette voie d’évolution spirituelle où l’individu fait le vide en soi et ne peut se réaliser sans cesser d’être soi-même pour
devenir la somme de tous les êtres, cette voie vers la conscience-limite totale définit une position « anti-indivualiste »,
et la croyance en notre philosophie de la participation. […]
Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants. C’est-à-dire à des hommes parfaitement et
consciemment désespérés qui ont reçu le mot d’ordre « Révélation-Révolution », des hommes qui n’acceptent pas,
dressés contre tout, et qui, lorsqu’ils cherchent l’issue, savent pertinemment qu’ils ne la trouveront pas dans les limites
de l’humain. Ceux-là reconnaîtront toujours qu’ils sont des nôtres. Et soudain la main de l’Esprit tracera pour eux sur
leur toile ou leur papier le signe qui force les mondes, le talisman, le témoin. C’est aux êtres fixés sur cette unique
recherche que je crois. Et leurs œuvres ne sont que des repères sur le sentier qui brûle. Ce sont les guides : à ce qu’ils
voient, je sais où ils en sont.
22. Eluard, Mourir de ne pas mourir, 1924
Giorgio De Chirico
Un mur dénonce un autre mur
Et l’ombre me défend de mon ombre peureuse.
O tour de mon amour autour de mon amour,
Tous les murs filaient blanc autour de mon silence.
Toi, que défendais-tu ? Ciel insensible et pur
Tremblant tu m’abritais. La lumière en relief
Sur le ciel qui n’est plus le miroir du soleil,
Les étoiles de jour parmi les feuilles vertes,
Le souvenir de ceux qui parlaient sans savoir,
Maîtres de ma faiblesse et je suis à leur place
Avec des yeux d’amour et des mains trop fidèles
Pour dépeupler un monde dont je suis absent.
23. Lorca, ODE A SALVADOR DALI, 1926 (traduction Eluard)
Une rose dans le haut jardin que tu désires.
Une roue dans la pure syntaxe de l’acier.
Elle est nue la montagne de brume impressionnistes.
Les gris en sont à leurs dernières balustrades.
Dans leurs blancs studios, les peintres modernes
Coupent la fleur aseptique de la racine carrée.
Sur les eaux de la Seine, un iceberg de marbre
Refroidit les fenêtres et dissipe les lierres.
L’homme, d’un pas ferme, foule les rues dallées
Et les vitres esquivent la magie du reflet.
Le Gouvernement a fermé les boutiques de parfums.
La machine éternise ses mouvements binaires.
C’est une absence de forêts, de paravents, d’entre-sourcils
Qui rôde par les terrasses des maisons antiques.
Et c’est l’air qui polit son prisme sur la mer,
C’est l’horizon qui monte comme un grand aqueduc.
Les marins ignorant le vin et la pénombre
13
Décapitent les sirènes sur des mers de plomb.
La Nuit, noire statue de la prudence,
Tient le miroir rond de la lune dans sa main.
Un désir nous gagne, de formes, de limites.
Voici l’homme qui voit à l’aide d’un mètre jaune.
Venus est une blanche nature-morte.
Voici que les collectionneurs de papillons s’effacent.
*
Cadaquès, sur le fléau de l’eau et de la colline,
Soulève des gradins et enfouit des coquilles.
Des flûtes de bois pacifient l’air.
Un vieux dieu sylvestre donne des fruits aux enfants.
Sans avoir pris le temps de s’endormir, les pêcheurs dorment sur la sable.
En haute mer, ils ont une rose pour boussole.
L’horizon vierge de mouchoirs blessés
Joint les masses vitrifiées du poisson et de la lune.
Une dure couronne de blanches brigantines
Ceint des fronts amers, des cheveux de sable.
Les sirènes persuasives ne nous suggestionnent pas.
Elles apparaissent au premier verre d’eau douce.
*
Ô Salvador Dali à la voix olivée !
Je ne vante pas ton imparfait pinceau adolescent,
Ni ta couleur qui courtise la couleur de ton temps.
Je chante ton angoisse, ô limité, limité éternel !
Âme hygiénique, tu vis sur des marbres nouveaux.
Tu fuis l’obscure selve des formes incroyables.
Où atteignent tes mains, ta fantaisie atteint,
Et tu jouis du sonnet de la mer dans ta fenêtre.
Aux premières bornes que l’homme rencontre,
Le monde n’est que désordre et que sourde pénombre.
Mais déjà les étoiles, cachant les paysages,
Désignent le schéma parfait de ses orbites.
Le courant du temps s’apaise et s’ordonne
Dans les formes numériques d’un siècle, et d’un autre siècle.
La Mort vaincue se réfugie en tremblant
Dans le cercle étroit de la minute présente.
En prenant ta palette, dont l’aile est trouée d’un coup de feu,
Tu demandes la lumière qui anime la coupe renversée de l’olivier.
Large lumière de Minerve, constructrice d’échafaudages,
Lumière où ni le songe, ni sa flore inexacte n’ont place.
Tu demandes la lumière antique qui reste sur le front,
Qui ne descend ni à la bouche, ni au cœur de l’homme.
Lumière que craignent les vignes poignantes de Bacchus
Et la force désordonnée qui porte l’eau courbe.
Tu as raison de banderoler la limite obscure,
Toute brillante de nuit. Et en tant que peintre,
Tu ne veux pas que ta forme soit amollie
Par le coton changeant d’un nuage imprévu.
Le poisson dans le vivier, l’oiseau dans la cage,
Tu ne veux pas les inventer dans la mer ou le vent.
Après les avoir, de tes honnêtes pupilles, bien regardés,
Tu stylises ou copies les petits corps agiles.
Tu aimes une matière définie et exacte
Où le champignon ne puisse dresser sa tente.
Tu aimes l’architecture qui contruit dans l’absent
Et tu prends le drapeau pour une simple plaisanterie.
Le compas d’acier rythme son court vers élastique.
La sphère déjà dément les îles inconnues.
La ligne droite exprime son effort vertical
Et les cristaux savants chantent leurs géométries.
*
Mais encore et toujours la rose du jardin où tu vis.
14
Toujours la rose, toujours ! nord et sud de nous-mêmes !
Tranquille et concentrée comme une statue aveugle,
Ignorante des efforts souterrains qu’elle cause.
Rose pure, abolissant artifices et croquis
Et nous ouvrant les ailes ténues du sourire.
(Papillon cloué qui médite son vol).
Rose de l’équilibre sans douleurs voulues. Toujours la rose !
*
Ô Salvador Sali à la voix olivée !
Je dis ce que me disent ta personne et tes tableaux.
Je ne loue pas ton imparfait pinceau adolescent,
Mais je chante la parfaite direction de tes flèches.
Je chante ton bel effort de lumières catalanes
Et ton amour pour tout ce qui explicable.
Je chante ton cœur astronomique et tendre,
Ton cœur de jeu de cartes, ton cœur sans blessure.
Je chante cette anxiété de statue que tu poursuis sans trêve,
La peur de l’émotion qui t’attend dans la rue.
Je chante la petite sirène de la mer qui te chante,
Montée sur une bicyclette de coraux et de coquillages.
Mais avant tout je chante une pensée commune
Qui nous unit aux heures obscures et dorées.
L’art, sa lumière ne gâche pas nos yeux.
C’est l’amour, l’amitié, l’escrime qui nous aveuglent.
Bien avant le tableau que, patient, tu dessines,
Bien avant le sein de Thérèse, à la peau d’insomnie,
Bien avant la boucle serrée de Mathilde l’ingrate,
Passe notre amitié peinte comme un jeu d’oie.
Que des traces dactylographiques de sang sur l’or
Rayant le cœur de la Catalogne éternelle !
Que les étoiles comme des poings sans faucon t’illuminent,
Pendant que ta peinture et que ta vie fleurissent.
Ne regarde pas la clepsydre aux ailes membraneuses,
Ni la dure faux des allégories.
Habille et déshabille toujours ton pinceau dans l’air,
Face à la mer peuplée de barques et de marins.
24. Pierre Jean Jouve, La Vierge de Paris, 1943.
À Balthus
Tu as peint ce que la lumière n’enveloppe
Mais perce ; et tu connais les profondes torpeurs
Du grand corps engourdi et le muet langage
Des objets souverains entourés de vapeurs,
L’histoire sous l’illumination funèbre
Des âges, la pensée rêvée par un pinceau
Et la terreur d’être la vie en étant sage
Vaincue par la liberté dure et ses oiseaux !
Près de mon lit debout l’arachnéenne Alice
Je la revois ouverte et dénudée au ventre
Saisissante et rosée, son sein trop lourd lubrique,
Et sur ses souliers bleus au désastre des chambres
Elle peigne en dormant chevelure mystique
Ses poils blonds pleins d’horreur dans l’atmosphère d’ambre.
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25. Paul Eluard/Gérard Vulliamy , Souvenirs de la maison des fous, 1946
LE MONDE EST NUL
I
Fausses guenons et fausses araignées
Fausses taupes et fausses truies
Et parfois l'ombre d'une biche
Sauvagement bêtes et malheureuses
Timidement femmes illuminées
Ensevelies secouant leur linceul
Femmes de craie femmes de suie
Brûlées le jour d'un feu nocturne
Glacées la nuit par un monstre visible
Leur propre image éternellement seule
Chantant la mort sur les airs de la vie
La terre leur est familière
Terre sans graines sans racines
Sans la lumière agile du dehors
Sans les clefs d'or de l'espace interdit.
II
Petite et belle elle peut vivre sans miroir
Petite et belle elle peut vivre sans espoir
Les longs charrois de la nuit et l’aube à petit feu
Ont dégradé son corps ont dévasté son cœur
Vivre toujours peut-être et patient je regarde
Le jour pâle épouser sans plaisir ses yeux vagues.
III
Le visage pourri par des flots de tristesse
Comme un bois très précieux dans la forêt épaisse
Elle donnait aux rats la fin de sa vieillesse
Ses doigts leur égrenaient gâteries et caresses
Elle ne parlait plus elle ne mangeait plus
IV
Impérieusement elle ordonnait aux hommes
De se mettre à l’abri sous de bonnes ordures
Elle hurlait je suis la putain du Seigneur
Une fille de rien je sors de la nuit noire
Par une étoile dérobée
Et je commande avec une langue de boue
Que l’on m’aime à jamais.
V
Écrasée accablée appliquée à vieillir
Et mes sœurs me devaient quinze millions de siècles
La cadette voyait plus clair à travers moi
Qu’à travers l’Algérie trapue un continent
Moulé pétri laqué par des chaleurs d’argent
J’arborais un enfant sur mon sein transparent
Dans un berceau de verre un tonnerre d’enfant
Régnant sans le secours de la mort ni du ciel
Les oiseaux sous-volaient les monts et les vallées
Les poissons s’en allaient de tous les océans.
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VI
Qui suis-je et ce marron et son sucre intérieur
Ce mannequin en croix est-il un homme ou moi
Vous parlez par ma voix vous m’avez déchaînée
Et moi je vous enchaîne sans savoir pourquoi.
VII
J’ai pour la foudre chue un respect de vaincue
Mes os sont calcinés ma couronne est brisée
Je pleure et l’on en rit ma souffrance est souillée
Et le mur du regret cerne mon existence
Peut-être aurais-je pu cacher cette innocence
Qui fait peur aux enfants.
LE CIMETIÈRE DES FOUS
Ce cimetière enfanté par la lune
Entre deux vagues de ciel noir
Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d’esprits en ruine
Trois cents tombeaux réglés de terre nue
Pour trois cents morts masqués de terre
Des croix sans nom corps du mystère
La terre éteinte et l’homme disparu
Les inconnus sont sortis de prison
Coiffés d’absence et déchaussés
N’ayant plus rien à espérer
Les inconnus sont morts dans la prison
Leur cimetière est un lieu sans raison.
Saint-Alban, 1943.
26. Antonin Artaud, Extrait du Cahier 236. 02/1947.
Je ne sais pas pourquoi la peinture de Balthus sent ainsi la peste, la tempête, les épidémies. Mais elle ramène au jour
quelque chose d’une époque électrique de l’histoire, un de ces points où le drame se noue. Quelque chose d’un de ces
creux atmosphériques appelés les pot-au-noir, et où le navire qui avance est comme bu. Et il n’y a rien. Les paysages
sont inertes et calmes. Les personnages sont ceux d’un grand drame qui couve mais surpris dans les côtés les plus
anecdotiques de leurs vie. Ligéia, Morella, Eleonora, Bérénice devant leur table de toilette, Lady Macbeth se curant les
ongles avant son proche hoquet sanglant.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Cela veut dire que le peintre, Balthus, a quelque chose de plus que la peinture à dire, et que ce quelque chose, par-
dessus sa peinture si terriblement stricte, rigide, volontaire, fidèle, exacte, scrupuleuse, méticuleuse et honnête, pue la
tombe, les catastrophes, l’obituaire, l’antique ossuaire, le cercueil.
Le Théâtre et son double, 1938.
Même s’il n’y avait pas à l’actif de la mise en scène le langage des gestes qui égale et surpasse celui des mots,
n’importe quelle mise en scène muette devrait avec son mouvement, ses personnages multiples, ses éclairages, ses
décors, rivaliser avec ce qu’il y a des plus profond dans des peintures comme Les Filles de Loth de Lucas de Leyde,
comme certains Sabbats de Goya, certaines Résurrections et Transfigurations du Greco, comme la Tentation de Saint
Antoine de Jérôme Bosch, et l’inquiétante et mystérieuse Dulle Griet de Brueghel le Vieux où une lueur torrentielle et
rouge, bien que localisée dans certaines parties de la toile, semble sourdre de tous les côtés, et je ne sais par quel
procédé technique bloqué à un mètre de la toile l’œil médusé du spectateur. Et de toutes parts, le théâtre y grouille. Une
agitation de vie arrêtée par un cerne de lumière blanche vient tout à coup buter sur des bas-fonds innommés. Un bruit
livide et grinçant s’élève de cette bacchanale de larves où des meurtrissures de peau humaine ne rendent jamais la même
couleur. La vraie vie est mouvante et blanche ; la vie cachée est livide et fixe, elle possède toutes les attitudes possibles
d’une innombrable immobilité. C’est du théâtre muet mais qui parle beaucoup plus que s’il avait reçu un langage pour
s’exprimer. Toutes ces peintures sont à double sens, et en dehors de leur côté purement pictural elles comportent un
enseignement et révèlent des aspects mystérieux ou terribles de la peinture ou de l’esprit.
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27. René Char, Retour Amont, 1966 ; Recherche de la base et du sommet, 1971
Nicolas de Staël
Le champ de tous et celui de chacun, trop pauvre, momentanément abandonné,
Nicolas de Staël nous met en chemise au vent la pierre fracassée.
Dans l’aven des couleurs, il la trempe, il la baigne, il l’agite, il la fronce.
Les toiliers de l’espace lui offrent un orchestre.
Ô toile de rocher, qui frémis, montrée nue sur la corde d’amour !
En secret un grand peintre va te vêtir, pour tous les yeux, du désir le plus entier et le moins exigeant.
1952
Le « printemps de Nicolas de Staël n’est pas de ceux qu’on aborde et qu’on quitte, après quelques éloges, parce qu’on
en connaît le rapide passage, l’averse tôt chassée. Les années 1950-1954 apparaîtront bien tard grâce à cette œuvre,
comme des années de « ressaisissement » et d’accomplissement par un seul à qui il échut d’exécuter sans respirer, en
quatre mouvements, une recherche longtemps voulue. Staël a peint. Et s’il a gagné de son plein gré le dur repos, il nous
a dotés, nous, de l’inespéré, qui ne doit rien à l’espoir.
9 mars 1965
CÉLÉBRER GIACOMETTI
En cette fin d’après midi d’avril 1964 le vieil aigle despote, le maréchal-ferrant agenouillé, sous le nuage de feu de ses
invectives (son travail, c’est-à-dire lui-même, il ne cessa de le fouetter d’offenses), me découvrit, à même le dallage de
son atelier, la figure de Caroline, son modèle, le visage peint sur toile de Caroline – après combien de coups de griffes,
de blessures, d’hématomes ? –, fruit de passion entre tous les objets d’amour, victorieux du faux gigantisme des déchets
additionnés de la mort, et aussi des parcelles lumineuses à peine séparées, de nous autres, ses témoins temporels. Hors
de son alvéole de désir et de cruauté. Il se réfléchissait, ce beau visage sans antan qui allait tuer le sommeil, dans le
miroir de notre regard, provisoire receveur universel pour tous les yeux futurs.
28. Olivier LARRONDE, L’arbre à lettres, 1965, « Médailles »
ALBERTO GIACOMETTI DÉGAINE
A l’opposé du point où nous en sommes d’expression forcenée, quand tout fait office de langage, l’ouvrage
d’Alberto Giacometti n’est fait que pour être fait. Lui défait à peu près autant qu’il en fait : ce qui s’impose est la
différence sans raison.
Il faut penser en appréciant quelque chose de lui aux dizaines d’autres mêmes choses qui fructifièrent là dans
le climat de ses mains. Penser aux écorces nombreuses qui en tombèrent… non pas ébauche et brouillons, mais bel et
bien ouvrage d’art ni plus ni moins coté des amateurs, qu’il s’offrit seul. Il s’en offrit le travail, pur et peu simple,
comme le plus grave. Imaginons leur succession qui peut être le plus grave dans son art.
On oublie pour la totémiser que la morale est un ustensile de travail chez les hommes, chez un homme. Si
l’œuvre de quelqu’un est plus exemplaire que qualitative, c’est tout simplement qu’elle est inqualifiable. On ne peut
donner que l’exemple quand il n’y a pas encore d’épithète.
Là le style. Une manière de dire touche du doigt ce qui mérite un nom, l’innommable encore. Aussi la page
réussie du poète sera possédée sous tous ses angles par un seul mot, son nom proprement, chez des gens plus forts, plus
fins.
Ce plus qu’échange avec Alberto Giacometti commence avec son art d’employer l’art d’en défaire juste moins
qu’il n’en fait. Pas la discrimination dont les grossiers processus et les recettes ont une sauvagerie, dérisoire à côté de
cet art.
Nous, devant ce qu’offre Giacometti, tâchons d’enchaîner la figure aux dynasties d’autres objets qu’il s’est
donnés sans nous à l’endroit qu’elle fait.
Cela vous laisse de temps en temps (des siècles pour sa terre) quelque momie de son travail munie du faste
subtil des transfigurations qui se devaient d’en finir avec tout l’appareil des contradictions, des contrariétés.
Une statue d’Alberto : des plus monstrueux exercices entre les deux doigts à une séparation d’elle par l’espace
qui est d’un sonnet de Nerval toute cette gamme d’usage (entre les deux doigts et un espace) évoque celle des mots par
Rabelais, symbole d’éthique moins cité mais encore plus définitif que Don Quichotte.
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Tout ce qu’il fait, Giacometti, est de la famille des géants qui continue des générations parmi ses mains et et
nous laisse tomber quelque dernier-né par-ci par-là.
Rompons voulez-vous quelques lances contre ces moulins au vent de la fraîcheur suivant la puissance
algébrique de votre imagination.
Un paysage qui fait la traîne de ses statues dépend de vous… de près ou de loin brodez-leur. Il sera le portrait
de votre vérité, de vos distances.
Mai 1961
29. Jean SENAC, Les Désordres (1972), in Œuvres poétiques, Éditions Actes Sud, 1999
NICOLAS DE STAËL
A Louis Nallard
Vous êtes mort, je ne sais rien de la mort des hommes,
rien de la goutte d’eau qui renverse la figure et la dilue en Dieu.
Dieu lui-même qu’est-il, le néant ou la roche ?
la structure de l’ombre, le suprême reproche,
et peut-être à peine notre interrogation ?
Dieu n’est-ce pas la voix de ma mère qui tremble
quand le dernier arbre rassemble
ses fruits,
quand la misère souterraine
délie le dernier bout de laine
et tout de go nous sommes nus ?
Tout de go il fait nuit
et sur nos cœurs les gens dans la détresse
abandonnent leurs graffiti.
Vous êtes mort, Nicolas de Staël,
et je ne connais rien de la mort des hommes !
Sur la toile le rouge et le noir répercutent
l’armature des ténèbres
un lit où l’appétit funèbre
du jour
tourne, tourne à nous rompre les vertèbres !
Le soleil sur la peau des gisants se retire…
Nicolas de Staël, vous aimiez tant que cela la vie ?
tant que cela pour la briser
sans même un cri ?
Ceux qui se tuent se tuent dans le silence
comme un petit enfant qui fronce les paupières
et s’en va.
Les uns sont des oiseaux de roche,
les autres, oh nul ne les approche
dans le grand espace alarmés !
Nicolas de Staël, le jaune vous avait-il lâché ?
Un rien suffit, un rien quand la couleur s’insurge,
on dit «adieu, adieu Panurge »
et l’on remonte au premier signe écrit.
Mais dans le cœur, dans le cœur, qui connaît les dimensions de la Merci ?
Paris, 19 mars 1955
19
30. Pierre Seghers, Le Cœur volant, 1955 (allusion à La Nymphe endormie de Chassériau musée Calvet, Avignon)
Alice Ozy
Chaque nuit
Toute nue
Alice Ozy s’en va dans les rues d’Avignon
Il était une fois la plus belle des femmes
Qui posait pour les peintres et qui faisait l’amour
Pour l’art pour le plaisir parce qu’elle était belle
Et tout ce qui comptait à Paris en ce temps
Rêvait d’Alice Ozy. Or elle se promène,
Chaque nuit
Toute nue
Alice Ozy s’en va dans les rues d’Avignon
Dans la Palapharnerie
Dans la rue des Trois Tétons
Aux Corps Saints, à la fontaine
Dans la Balance ou au Pont
Si vous sentez le fenouil
La lavande et le platane
Quand tout dort ou fait semblant
Si l’air a le goût de sarment
Si le genêt si la ronce
Avec le raisin muscat
Se mêlent, si la boulange
Mieux que l’odeur du pain chaud
Sent l’amour et si la peau
De la nuit est d’abricot,
Si vous entendez le Rhône
Glisser comme un corps brillant
Se glisse dans ses draps blancs
Et si le vent, le grand vent
Se tord aux feuilles des arbres
Si vous écoutez son chant
Froisser la pierre du Temps
Si tout autour des remparts
Vous voyez brûler la lune
Si votre ombre vous poursuit
Du château à la Chapelle
Dites-vous bien que c’est elle
Car elle se promène
Seule sans compagnon
Chaque nuit toute nue dans les rues d’Avignon
Elle a quitté son lit de mousse et de feuillages
Sa forêt de Fontainebleau
Ses amants, ses auteurs, ses princes, ses bagages
Elle a quitté Paris au temps des équipages
Pour entrer dans l’Histoire. Monsieur Chassériau
Fut son amant et il la rendit immortelle
Il fit d’elle un portrait de cent mille carats
Et quand je vois des gens s’enfoncer dans des mines
Ou plonger dans des mers lointaines pour des perles
Ils s’égarent ils sont fous ils ne verront jamais
S’éveiller dans leur nuit le long fuseau de nacre,
Des bras se tendre, le corps s’étaler et s’ouvrir
Les yeux de la Beauté.
Elle sort du sommeil comme d’une baignoire
De rosée ruisselante et levant haut les bras
Aux Pays des Merveilles elle est Belle, tu vois
Sa gorge, ses cuisses longues, ses chevilles
Un chef d’œuvre dont un potier fit une fille
Un miracle vivant qui rêve encore. Les bois
Les hêtres, les bouleaux sous leur luisante écorce
La cachaient, et tu la cachais sous ta peau.
Parle-lui. Depuis si longtemps, le silence
Autour d’elle, des bruits d’insectes et d’oiseaux.
Les maisons de la nuit qui tournent sur sa tête
Les craquements du Temps, mais elle écoute les nuages
Elle dort. Ceux qui l’ont aimée dorment aussi.
Parle-lui, mais pas trop, et reviens en toi-même
Celui qui a saisi la Beauté une fois
Il se parle tout seul comme une vieille femme
Qui se tient compagnie. Sois heureux. Aime-la.
Lève-toi dans la nuit pour courir auprès d’elle
Et si tu bois debout dans un mauvais café
Le matin qui se lève et le vin de Tavel
Rose comme sa bouche et comme elle fruité
Lève ton verre à la Beauté, à la gaieté
Sois heureux. Donne du soleil à cette femme
Si tu étais triste, tu ferais de l’ombre, elle aurait froid.
*
Beaux esprits de théologie
Du feu vous faites des glaçons
Et toutes vos philosophies
Ne valent pas une passion
Vous montez la tête en épingle
Vous parlez un langage obscur
Je préfère un chat sur un mur
Beaux esprits vous voyez nos fêtes
Du haut de vos têtes montées
Nous ne savons plus qui vous êtes
Le plaisir vous a désertés
L’encre vous fait une auréole
Vous vivez dans les profondeurs
Je préfère embrasser vos sœurs
Beaux esprits qui vivez sur d’autres
On dit que vous rétrécissez
Notre univers comme le vôtre
Vous critiquez, vous noircissez
Le papier blanc et la parole
Pour une gloire en doublé-or,
Je préfère Alice qui dort.
Car Alice s’endort. Elle a passé sa nuit
À écouter sonner la ville au cent églises
De la Chartreuse au Fort, des Angles à la Tour
Elle a dansé, franchi le portes, fait l’amour
Avec un inconnu. Les longues pierres grises
Étaient chaudes encor du soleil de midi
Mais déjà le clairon déchirait les casernes
Et ses yeux se fermaient, l’aube la faisait fuir
Vous la retrouverez tout le jour étendue
Dans la forêt magique où le peintre l’a vue
Au Musée, dont Stendhal n’aima que le jardin.
20
31. Aragon, Le Roman inachevé, 1956
Carpaccio
Les dames de Carpaccio lentes et lourdes à ravir
De fards de parfums de bijoux un bonbon fondant dans la joue
Parmi leurs pages et leurs chiens attendent toujours les navires
Chargés de camphres de captifs de cannelles et de sapajous
J’ai sur le Quai des Esclavons croisé plus d’une Desdémone
Dont les yeux vont Ange enfant naïve ou démone
Se perdre au loin vers Famagouste Elle chante quand elle dit
Ma mère avait une servante une musique de Verdi
Mes chers amis quand je mourrai jeter mon cœur au fond des mers
Le saule ici n’a rien valu pour les pauvres gens qui s’aimèrent
Ce peuple est trop beau pour y croire et c’est comme le temps qu’il fait
Le ciel a la peau transparente et le sang y bat qui l’éclaire
Si grande et l’aisance de vivre on se croirait ivre de plaire
C’est porter le masque après tout qu’avoir un visage parfait
Je ne dis rien des portefaix qu’on charge de tirer la longe
De Jésus dans un Tintoret l’autre tend le fiel et l’éponge
Les femmes ont les mêmes seins pour les jours où l’on crucifie
Et pleurent la Vierge et les Saints la mor t n’arrête pas la vie
Ô paysage où la céruse et le cinabre
Font également l’air la mer la pierre et les veines du marbre
Ici la lèvre est un vin pur Les ombres ont au plus vingt ans
Nulle part tant l’homme est léger son pied ne peut toucher la terre
Nulle part il n’est tant de ponts à passer le soir en chantant
Ce sont les manteaux de Guardi qui tombent partout des épaules
Ils pendent sur les parapets où les rameurs passant les frôlent
Et sur les canaux écartés la Commedia dell’ Arte
Surgit brisant les a-parte de ses manches épouvantées
Mais ceux que l’on a rejetés où s’en vont-ils où s’en vont-ils
Déchirer la nuit de leur cœur et porter leurs pas inutiles
Que d’heures j’ai laissé s’enfuir ô Venise ô mon insomnie
Comme une femme à la fin lasse échappe aux bras nus qui l’enlacent
Dévisagé comme un voleur par les étrangers des palaces
Les toits finissaient par blanchir sur le Campo Morosini
Que j’aimais pour son nom morose
Et l’aube avait des doigts de fonte
Pour les paupières sans sommeil couleur de fatigue et de honte
Moi je m’enfonçais vers le Nord pour esquiver le jour naissant
Le jour blessant qui talonnait l’ombre aux chaussures des passants
Je m’en allais comme un acteur par les derniers quartiers nocturnes
Qui s’en revient mal défardé portant sous le bras ses cothurnes
Ô Fundamenta Nuove Ruines maisons abandonnées
Ces bâtiments inachevés n’avaient pas que le malheur pour hôte
Rien à voir L’art ne s’étendait pas aux haillons de cette côte
En face du grand cimetière où les morts sont par eau menés
C’était à l’envers du velours le coton sans magnificence
On ne rencontrait pas ici de personne de connaissance
Mais des rempailleurs des marins des mendiants des ouvriers
Ici l’on retrouvait le droit de laisser ses larmes briller
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
21
Ville de verre et de chaleur ville de cloches et d’églises
Ville de cris et de voleurs de putains et d’écornifleurs
Places de vents venelles d’eau rêve de pierre ô ville éprise
Des pigeons des beaux-parleurs Votre pain blanc jetez-le leur
Venise Venise indécise Îles au loin barques à l’heure
Tout est sans prix L’amour sans prise Un plaisir seul n’est pas un leurre
Et la lumière se divise à l’arc-en-ciel rompu des pleurs
Car nulle part comme à Venise on ne sait déchirer les fleurs
Nulle part le cœur ne se brise comme à Venise la douleur
Chante la beauté de Venise afin d’y taire tes malheurs
32. Robert MARTEAU , Travaux sur la terre, Editions du Seuil, 1966
HOMMAGE A GUSTAVE MOREAU
Lunaire, nocturne, en quel attelage
Vous liez au vin le sang du taureau,
Aux vignes le cheval, l’ange au poteau ?
De quelle erreur tirez-vous avantage ?
Sombre secret sous la tombe de l’eau
Le vôtre est quel jeu ? De quelle image
Du monde tenez-vous cet assemblage
De bêtes, de bijoux, et l’oripeau
Qui couvre science et vérité ? Fastes
Anciens en faisceaux assemblés vers
La cime où le Christ règne, armes et mers,
Brillent d’un même éclat, et sur de vastes
Vignobles de vin bleu votre main tend
Aux chimères le rets qui les surprend.
ZURBARÀN
Cette étoile de pain des bergers fut l’hostie
Ce lait de chaux rigide où blanchissent les saintes
Et le linge trempé de calcaire m’habille
D’un même feu cuisant la coquille et le pain
J’aime en ce désert la dure résidence
Dans la pierre le feu dont les feuilles sont blanches
Cette aube ce printemps cette argile et ce gel
Et la pelle et le four dont use le mitron
Que le même astre blanc s’imprime dans la houille
Ou que l’eau dans la nuit le prenne et le renvoie
On voit que ces miroirs dans l’âme pétrifient
Ce que cherche le temps à corrompre à détruire
Les Apôtres le Christ sur l’aire méditant
En robe d’amiante habillent leur église
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33. Jude Stéfan, Libères, Gallimard 1970
Aidez-nous objets qui n’avez pas d’âme
Mais ainsi plus proches d’horizon
Miroir où se scrutait l’enfant génial
Démesurant sa main de démiurge
Montre arrêtée d’annuler le temps fou
Comme chamade Pêche sous la main
Venue de Perse pour étancher
Après fins ébats nos lèvres d’été
Damier s’unissant au dallage
Qui les jours de pluie nos yeux marie
Œuf blanc dont l’ellipse imitera
La parfaite Imperfection de l’être
Pris entre jeunesse et sagesse
Puis à l’angle de la table posée
La Flûte qui sous mes doigts chantera le beau triste.
(Nature morte à la pêche)
23
34. Pierre Alechinsky, Roue libre, Skira, « Les sentiers de la création »1971
De la roue à la rose Jacqueline de Jong éditait des volumes voués aux entrelacs, aux labyrinthes, aux anneaux. Juillet 68, elle me demanda de lui adresser une
nomenclature évoquant la roue : la méthode Asger Jorn, qui consiste à additionner les similitudes jusqu’à former un vaste calembour plastique. Jorg connaît le sujet, La Roue de la fortune, à la fois tableau peint par lui en 1952 dans la margue désaffectée du sanatorium de Siljeborg et titre d’un des
ses livres. Dans Signes gravés, il montre des graffiti relevés sur les murs d’églises normandes : plusieurs représentent des roues. J’en ai trouvé une, dans la lumière frisante, sur l’église de la Bosse, village où je travaille l’été, où j’ai rédigé ma liste de mots-roues à la queue leu leu :
turbine
dynamo
système solaire
parapluie
parasol
rondes enfantines
figures de la danse
le Ying et le Yang
signe japonais Zen
tour à bois – poterie
phrase d’Apollinaire à propos de
la roue et du surréalisme
tarot de Marseille
jeu de Marseille des surréalistes,
1940
dragueur
William Blake
Rubens (Munich)
yeux en forme de roue (dans
L’Amour fou), Giacometti
Robert Muller (La Veuve)
tourniquet d’entrée
pilori
croix gammée
cyvlone
rose des vents
roue avec animal attaché
rouet
tourniquet pour dévider un
écheveau
horloge
voiture accidentée roues en l’air
toile d’araignée
le paon
girouette
cabestan
roues à aubes
course de vélo
table ronde
conférences de table ronde
table tournante
moulin à eau, à vent
moulinex
mixeur
roue de presse litho et taille-douce
la valse
robe à panier
volant
soleil de Walasse Ting
formes chez Miró
plateau de fromages
soleil de van Gogh
coupole de l’observatoire
place de l’Étoile et circulation
disque de Newton
disque de Ducham
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cinétisation de Pol Bury
moulin à prières thibétain
hélicoptère
hélice
pain en forme de roue
galette
gâteau d’anniversaire
Moulin de la Galette
meule
machine agricole
champignons
procession circulaire
phare et rayon
revolver à barillet
pressoir à raisin, à huile
supplice de la roue
mât de potence (Breughel, Bosch)
mât de cocagne
carrousel
tombola
écureuil dans sa cage
radar
four solaire
gyroscope
toupie
danseuse
zootrope
disque de Joseph Plateau
rosace (église)
fleur
35. Henri Michaux , Emergences Résurgences, Éditions d’Art Albert Skira, 1972
J’avais déjà fait des aquarelles.
Cependant il restait en moi une retenue. Je n’y étais pas précipité. Or ce n’est que, moi précipité dedans,
qu’elles valent, qu’elles répondent. Mais j’ignorais que je gardais de la retenue.
Un accident. Grave. Très grave. Touchant une personne qui m’est proche. Tout s’arrête. Ca n’a plus beaucoup
de sens, le réel, l’autre réel, le réel de distraction, qui n’a pas affaire à la Mort.
Dans un hôpital le sort ne se décide pas. Ni à guérison, ni à abandon.
Mes journées se passent là, j’essaye de ne pas voir, de ne pas laisser voir que la Mort…. Mais ce nom ne sera
jamais prononcé. Je dois donner espoir, donner courage.
Au retour d’une journée à l’hôpital, un soir de lassitude et d’épuisement, je songe à regarder des images. Du
moins je pense que c’est ça que je vais faire. J’ouvre un carton. Quelques reproductions d’œuvres d’art s’y trouvent. Au
diable ! je les écarte vivement. Je ne peux plus entrer dedans. Quelques feuilles de papier blanc viennent ensuite.
Changées elles aussi. Immaculées, elles m’apparaissent sottes, odieuses, prétentieuses, sans rapport avec la réalité.
L’humeur sombre, je commence, en ayant attrapé une, à fourrer dessus quelques obscures couleurs, à y projeter au
hasard, en boudant, l’eau, par giclées, non pour faire quelque chose de spécial, ni surtout pas un tableau. Je n’ai rien à
faire, je n’ai qu’à défaire. D’un monde de choses confuses, contradictoires, j’ai à me défaire. A la plume, rageusement
raturant, je balafre les surfaces pour faire ravage dessus, comme ravage toute la journée est passée en moi, faisant mon
être une plaie. Que de ce papier aussi vienne une plaie !
« pourquoi pas plutôt avoir essayé d’écrire ? »
Écrire !
Des mots ? Je ne veux d’aucun. A bas les mots. Dans ce moment aucune alliance avec eux n’est concevable.
Je suis au-delà. J’ai besoin de me laisser aller, de tout laisser aller, de me plonger dans un découragement général, sans
y résister, sans vouloir l’éclaircir, en homme étourdi par les chocs, qui aspire à s’étourdir davantage… J’ai besoin de me
déchaîner de la chaîne des mensonges et de mon maintien faussement calme, des affirmations d’espérance ou de
confiance en l’avenir que j’ai données alors que j’ai perdu confiance. De nouveau tout est retombé.
De nouveau l’inanité de la vie qui tient à un rien, l’absurdité et la fausseté de toute harmonie, la sottise de toute
entreprise s’impose –et le monde effroyable et immense de la souffrance jamais loin, qui ferme la bouche à tout le reste.
Pour cela, pour m’en soulager un peu, la peinture convient mieux. Mon impréparation presque totale. Mon manque de
savoir-faire, mon incapacité à peindre, préservée jusqu’à cet âge avancé, me permettent de me laisser aller, de laisser
aller tout –et sans me forcer– dans le désordre, dans la discordance et le gâchis, le mal et le sens dessus dessous, sans
25
malice, sans retour en arrière, sans reprise, innocemment.
Je lance l’eau à l’assaut des pigments, qui se défont, se contredisent, s’intensifient ou tournent en leur
contraire, bafouant les formes et les lignes esquissées, et cette destruction, moquerie de toute fixité, de tout dessin, est
sœur et frère de mon état qui ne voit plus rien tenir debout.
36. Roger Bodart, La longue marche (1975), in La Route du sel et autres poèmes, E.L. A. La Différence 1991
PAYSAGE AVEC PONT ET RIVIERE
Courbe est ton chemin Courbet
cernant la courbe colline
La roche au sommet courbe est
comme au fond de la ravine
la rivière Le pont qui
la domine est courbe aussi
Plane pourtant rectiligne
vertical est tout le vert
de ce parfait univers
dont on ne sait s’il désigne
le fermé ou bien l’ouvert
37. José Angel VALENTE, Intérieur avec figures, 1977, (Traduction Jacques ANCET , Editions Unes, 1987)
ODILON REDON
Tú que pusiste sobre el sueño de Orfeo
Como quien en el pecho no visible del aire
Depositase anémonas,
Una tan solitaria ternura
Odilon Redon,
Secreto y súbito y continuo : el ojo
Como un extraño globo,
Sube hacia lo infinito.
Toi qui posas sur le songe d’Orphée,
Comme celui qui aurait déposé des anémones
sur la forme non visible de l’air,
Une tendresse si solitaire,
Odilon Redon,
Secret, soudain, continu : l’œil
Comme un ballon étrange,
Monte vers l’infini.
Picasso-Guernica-Picasso : 1973
No el sol, sino la súbita bombilla pálida ilumina
la artificial materia de la muerte.
El espacio infinito de una sola agonía,
las repentinas formas rotas
en mil pedazos de vida violenta
sobre la superficie lívida del gris.
No el sol, sino la pálida
bombilla eléctrica del frío
horror que hizo nacer
el gris coagulado de Guernica.
Nadie puede tender sobre tal sueño
el manto de la noche,
callar tal grito,
tal lámpara extinguir
que alumbra
la explosión de la muerte interminable,
la cámara interior donde no puede
reposar ni morir en el gris de Guernica
la memoria.
Pas le soleil, mais la soudaine lampe pâle illuminant
l’artificielle matière de la mort.
L’espace infini d’une seule agonie,
les formes brusques et brisées
en mille morceaux de vie violente
à la surface livide du gris.
Pas le soleil, mais la pâle
lampe électrique du froid
horreur qui fit naître
le gris coagulé de Guernica.
Nul ne peut jeter sur un tel rêve
le manteau de la nuit,
taire un tel cri,
éteindre une telle lampe
éclairant
l’explosion de l’interminable mort,
la chambre intérieure où ne peut
reposer ni mourir dans le gris de Guernica
la mémoire
26
38. Yves Bonnefoy, Pierre écrite, collection Poésie Gallimard 1982
SUR UNE PIETA DE TINTORET
Jamais douleur
Ne fut plus élégante dans ces grilles
Noires, que dévora le soleil. Et jamais
Elégance ne fut cause plus spirituelle,
Un feu double, debout sur les grilles du soir.
Ici ,
Un grand espoir fut peintre. Oh, qui est plus réel
Du chagrin désirant ou de l’image peinte ?
Le désir déchira le voile de l’image,
L’image donna vie à l’exsangue désir.
39. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, 1994
Toute fresque ancienne est tournée vers le récit en son entier et est suspendue à l’instant crucial, à l’instant mortel
qu’elle ne dévoile pas. La peinture récite tout le rituel en « un » instant. C’est l’instant qui prépare l’augmentum,
l’accès, la crise, la présence du continu, l’anasurma du fascinus, la bacchanale, la mise à mort et l’ômophagia. Aussi
quand le texte fait défaut, toute peinture romaine prend l’apparence d’une énigme.
L’effroi est le signe du fantasme. Effroi, peur, angoisse ne sont pas des termes synonymes. L’angoisse attend le danger
auquel elle croit se préparer. L’effroi est lié à la surprise. En ce sens la chambre des mystères de la villa des Vignerons
est la chambre de l’effroi devant le fantasme.
Le mystère surgit quand, à l’effroi, vient s’ajouter la fascination. Pour qu’il y ait fascination, il faut qu’il y ait présence
d’un fascinus. Le fascinus est au centre, recouvert, d’un linge sombre, donc dans sa corbeille sacrée de jonc. Le
sentiment d’effroi religieux ou terrible accouple la sensation d’être débordé à celle d’être dominé. Ce couple pétrifie le
sujet dans ce que les Romains définissaient aussi bien comme le tremendum que comme la majestas. La sensation de
domination s’ajoutant à la fascination est exactement la sensation de la créature devant son créateur, de l’enfant par
rpport au couple de la dominus et de la domina, du regard par rapport çà la scène d’origine.
La scène invisible derrière la fresque visible est la dénudation masculine suivie du sacrifice humain lors de la
bacchanale.
De gauche à droite, quand on entre dans le tablinum de la villa, vingt-neuf personnages personnages sont présents.
Assise dans son fauteuil statuaire, se tenant à l’écart, soustraite au regard quand on pénètre dans la chambre, la
domina préside à la cérémonie.
La tête couverte du voile nuptial, revêtue d’un peplos grec, une jeune femme écoute la voix qui lit.
L’enfant nu, chaussé de hautes bottes, lit le rituel, déroulant le volumen.
Une jeune femme assise pose la main droite sur l’épaule de l’enfant qui est en train de lire. La main gauche, portant
l’anulus, tient un livre enroulé.
Une ménade couronnée du laurier porte dans ses mains un plateau rond rempli de gâteaux.
Près de la table une prêtresse, vue de dos, soulève un voile sur une corbeille dont le contenu est dérobé au regard.
Une assistante verse une libation sur le rameau d’olivier que lui tend sa maîtresse.
Un silène gratte du plectre les cordes de sa lyre.
Un satyre aux oreilles de chèvre apprête sa syrinx.
Une faunesse donne le sein à une chèvre qui tête.
Une femme debout, la tête rejetée en arrière, se recule épouvantée, la main gauche repoussant ce qu’elle voit. Le voile
que sa main droite retient s’arrondit au-dessus de la sa tête à cause de la résistance que lui oppose l’air et qui s’y
engouffre.
Un vieux silène couronné de lierre tend à un satyre un vase plein de vin pour qu’il le boive.
Derrière eux, un jeune satyre lève une persona (un masque de théâtre).
Un dieu s’appuie sur une déesse. La fresque est à jamais altérée. (Peut-être Bacchus s’appuie-t-il sur Ariane ; peut-être
sur Sémélè.)
À genoux, les pieds déchaussés, une femme en tunique, son manteau ayant glissé sur ses cuisses, commence à
dévoiler le fascinus qui repose dans le liknon (le van d’osier).
Un démon féminin debout, aux grandes ailes noires, brandit une cravache.
Une jeune femme agenouillée, prenant appui sur les genoux d’une assistante assise, portant la coiffe des nourrices,
reçoit le fouet.
Une femme debout en vêtement sombre, le visage encadré de bandeaux, tient à la main le thyrsus sacrificiel.
Une danseuse vue de dos, debout, nue, les mains levées, les bras en rond, tournoie sur elle-même en frappant les
cymbales.
Une femme se coiffe.
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Une servante debout l’assiste dans sa toilette.
Un petit Cupido aux ailes blanches tend à la femme qui se coiffe un miroir qui réfléchit les traits de son visage.
Un petit Cupido aux ailes blanches tient l’arc.
40. James Sacré, La peinture du poème s’en va, 1998
Bleu Patinir
De temps en temps le nom d’un peintre vient dans ce que j’appelle un poème. Un nom comme une couleur. Par exemple
pour dire un bleu.
Mais le nom de Patinir c’est quel bleu si mon lecteur ne connaît pas ses peintures, et s’il n’a pas vu ce tableau
particulier dont je me souviens (mal en fait) découvert il y a si longtemps au musée du Prado ?
Ce bleu de Patinir comme une couleur très fine, en même temps tout usée dans mon souvenir.
J’y pense à cause de quelques jours passés dans cette région de la Vieille Castille à presque mi-novembre : le ciel a son
bleu furtif entre l’espace d’un grand plateau et quelques peupliers qui font briller le temps.
Le musée du Prado n’est pas loin.
Mais j’ai le sentiment que ce bleu fragile et comme un sourire, comme de l’indifférence aussi, c’est dans le nom du
peintre, plus que dans son tableau que je le retrouve aujourd’hui, un nom que j’ai rêvé à cause d’une rencontre avec un
bleu : Patinir.
L’usure du temps, son visage. Comme si mourir faisait briller la vie.
Peinture, peu de bruit. Le nom d’un peintre comme
Aussi de l’ironie dans les mots du poème.
41. Olivier Barbarant, Odes dérisoires et quelques autres un peu moins, Champ Vallon 1998
Ode au Caravage
I
Deux chaises une petite table rouge du papier de couleur
Une existence se résume à des reflets de carafons
La police en fait un poème Item un escabeau
Item une autre caisse avec douze livres dedans
Quelques loques et des miroirs
Le Caravage a quitté Rome
Sa fuite remue en lui des morceaux de mémoire
Au rythme de ses pas dans le lacis des ruelles jaunes
Un rideau de sang sur les yeux
Il voit surgir sur les pavés des souvenirs pareils à des assiettes sales
Tissus souillés taches de vin au bois des tables
Une querelle naît dans l’éclat des couteaux
L’autre aussi aimait les tavernes Le cuivre rouge des écuelles
Et a lumière blanchissante des bougies brisée aux trop blanches putains
Changeant sans cesse de genoux
Ici tout sent l’ail le salpêtre et la pourriture
Des tours d’or sur les tonneaux un moment tremblent
quand s’y abattent les cartes avec des gestes démesurés
Les silhouettes rompues ombres sur le plâtre et les jambons
Pendus aux poutres inventent une crucifixion
Sacrilège Il aurait fallu peindre aussi cette chute d’anges
Trop gras Leurs cuisses lie-de-vin à l’ivoire de la muraille
Il aurait fallu restituer cet enfer
Tandis qu’autour commence la ronde des filles et dieu sait ce qui les attire
Ses ongles mauves de peinture ou la richesse du plastron
L’une chante l’autre montre une cheville nue
On se passe des plats des rires et du pain
Tout cela qui se précipite le temps à peine d’une colère
On se retrouve sur le pré avec une arme dans le poing
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À ne plus rien voir devant soi que la fumée de son haleine
Buée sur buée dans l’étain du matin
Qu’est-ce qui peut rester d’une aurore de maintenant
À tout jamais peinte à l’envers à la prunelle
L’initiale des oies répétées aux nuages à quoi bon y rêver
Je veux pourrir nu dans la terre à la main une feuille morte
On ne gardera pour les siècles dans un coffret que mes yeux médusés
Ce regard fait pour violer les choses
Pour arracher à l’injure de la lumière la forme humaine qui l’asservit
J’aurai au moins posé a bouche aux lèvres dures des étoiles
Pris dans mes mains les hanches des filles et des gitons
J’étais fait pour culbuter tous les jupons de l’apparence
En deux fendre la tricherie du jour
Ouverte à coups de poing la cuirasse du soleil j’y ai vu battre un cœur
Il était couleur d’encre noir de suie de désir de cendres renversées
Et l’on ne finit pas dans ce laitage d’aube comme une triste vierge
Quand on tient au bout du pinceau le volcan de la vérité
J’avais des doigts faits pour moucher la prétention des astres
Indifférents à la brûlure faits pour approfondir la nuit
Pour que s’avoue l’aisselle verte du printemps son odeur de sueur dans les branches
J’étais fait pour que les dieux prennent la forme blessée des mendiants
L’autre déjà s’est mis en garde peut-être on a compté des pas
Puis il y eut comme un éclair
Et c’est son cadavre qui fait nue ombre bleue dans l’herbe
II
Il a file parmi les rues du Champ de mars
À peine le temps de prendre un manteau propre et des pinceaux
Il lui reste quatre ans de fugues d’auberges en palais
Déjà la nuit le cerne qui mange ses tableaux
Toujours plus noirs que l’os atroce des corps y tranche
Qu’y flambe pour toujours le drapé rouge où meurt Marie
Quatre ans la nuit étalée comme on crie
Pour le lat quelquefois d’un torse ou une joue couleur de cierge
Et l’on ne saura plus de toi Merisi que cette marée d’ombres
Incomprises sans voir que le corps des anges résume ce qu’il te reste d’été
Que tout ce charbon déversé vise à glorifier la lumière
Ce rien de jour qui bouge au globe d’une épaule
Le blanc soleil au premier plan d’un collier cassé
Merisi si ton nom couronné d’épines et tes saints faits pour se damner
Parlent sans fin le même hébreu de la ténèbre
Jamais ce ne fut par remords ou par peur du néant
Mais pour le pur amour en toi aussi du jour
Tes toiles sentent la salive et les raisins sous le soleil
Le vin cuit les branches sèches et le parfum des fruits
Avec leurs feuilles comme des paumes en prière
Pour le seul dieu de la clarté
Ou pour le vol inexpliqué de guêpes et la tache déjà sur la chair d’une pomme
Mieux qu’un crâne ce trou de ver pour dire la vanité
Et que le temps nous est compté d’user nos bouches à des bouches
Merisi enfin grâce à toi la pureté pue comme nous
Elle aime dans nos draps couverts de rides et de crasse
C’est par bonheur que tu découpes le pubis de la nuit
Et jette du pinceau un peu de chair couleur de braise sur le fond de goudron
29
Merisi aucun ange quatre ans après n’a chanté ton cadavre
Quand tes yeux chaviraient pour finir sur une plage sombre
Ainsi tu mourus dans ta propre couleur
Et ton corps à cette page de sable noir a posé pour toujours l’empreinte de la croix
Mais sous la ronce de tes cils tout prenait la teinte des chairs
À la gorge le goût du dernier corps étreint
Et ce fut celui d’un giton ramassé sur le port
Aimé en hâte entre les algues léchant le sel sur son cou sale
on te reprochera les pieds poudreux de tes pèlerins
Ou le ventre gonflé de madeleine à l’agonie
Imbéciles qui croyez que la lumière est blanche
Elle est couleur de notre sang et de près sent le suint
On te reprochera le crime et le vin toujours du désir
Quand l’épi de paille ou bien l’œillet dans le noir serpent des cheveux
L’œil voluptueux de ton Bacchus Le fond doré d’un bouquet de fruits
L’ombre du geste mourant à la main qui le fit Le reflet parfait de Narcisse
L’invitation des regards ou l’innocente craie des bras
Tout en toi faisait naître l’amour de notre monde
Notre terrible étable où brille
pour tout soleil l’épaisse terre de la joie.
42. Gabrielle Althen, Sans preuves, 2000
Ateliers de Braque
Parce qu’il était déjà là
Un oiseau put traverser l’esprit
Bientôt suivi de beaucoup d’autres
On eut très vite un beau losange
De choses blanches qui vivaient
Et puis le temps fit un ovale
Non ce n’était pas une auréole
Ce chant qui bourdonnait tout autour de ta tête
Mais un halo d’espace blanc
Tout frissonnant de foi prémonitoire
Oiseaux dans ce désert
- La foi déplace les images –
Oiseaux sous cette lampe
Capables immobiles d’aller
Des quatre coins
De l’épopée vers la chose qui habite la tête
- O mes enfants mes impatients
Ce halo pesant le poids du ciel
Tous ses oiseaux coulaient de source
43. Michel Butor, Cantique de Matisse, 2006
La danse de Merion (1932)
J’aime beaucoup la danse. C’est avec elle qu’il m’est facile de vivre. Lorsqu’il m’a fallu composer une danse pour
Moscou, j’ai simplement été au Moulin de la Galette le dimanche après-midi, et j’ai regardé la farandole très gaie qu’il
y avait souvent en milieu ou fin de séance. Les danseurs se tiennent par la main, courent à travers la salle, entortillent
les gens qui sont un peu égarés.
Elle était en moi cette danse, et encore pour celle que m’a demandé le Docteur Barnes, l’inventeur de l’Argyrol, qui a
mis tant de bâtons dans les roues par la suite aux gens qui voulaient voir non seulement mes œuvres mais tant d’autres,
et qui m’a fait franchir pour la seconde fois l’Atlantique.
Que tu es belle, ma noire ou blanche américaine ! tes joues sont des moitiés de grenades à travers ton châle.
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La lumière de New York est exceptionnellement belle, et puis ces tours, ces masses qui s’élèvent dans le ciel comme
des cristaux ! Les gratte-ciel ne sont pas du tout ce qu’on se figure d’après les photographies. À partir du dixième étage,
c’est le ciel qui commence parce que la maçonnerie est déjà mangée par la lumière. Souvent les bâtiments modernes
sont parcourus de la base au sommet par de grandes nervures brillantes d’aluminium qui font saisir la proportion d’un
seul coup sans la décomposer, comme un miroir d’eau. La dégradation du ton qui s’évanouit en prenant la douceur de la
matière céleste avec laquelle il se confond, procure au passant une sensation d’allègement et de délivrance.
Je me suis toujours méfié des hommes d’affaires, mais j’ai profité des occasions qu’ils m’offraient, et l’on retrouve
quelque chose de leurs ruses dans mes détours.
44. Claude Ber, La mort n’est jamais comme, 2003
Fragment in memoriam extrait
Dans le paradis del Bosco les hommes naissent avec des têtes de truites. Ich weiss nicht, I don’t kow, je ne sais, loque
sera domani. Un coq blanc ébouriffe ses plumes dans la rue qui descend au musée del jaman, j’ai taché le revers de ma
veste et je suis légèrement ivre de fatigue et de sangria.
Il tombe cette chaleur à pic des villes continentales. Comprendo l’espagnol mais je l’ai trop oublié pour le parler – no lo
habla – et à présent que je préfère écouter que dire, cette demi-langue que je reçois sans émettre me rappelle le désir
juvénile que j’ai eu d’être aimée et entendue. […]
Dans l’ombre des acacias, sur les bancs en demi lune du Prado, je dis n’importe quoi, confondant le Palacio Real et le
gril de l’Escorial , de toute façon semblables entre l’obsession religieuse et la fatuité obtuse des têtes couronnées, la
rôtisserie inquisitoriale, la bêtise sanglante des puissants. Rien ne change Seňorita sous la face del sol. Damned ! Cette
splendeur de bêtise que sont ces visages dressés comme à la table dans le bouillonné des fraises et des cols rehaussés !
Et cette misère des corps corsetés de perles et de fils d’or… Cette apothéose de la bêtise ! Gloire à Velazquez pour en
avoir immortalisé l’impériale renaissance et le désespérant réconfort de recevoir de front son éternité. Les voilà peints !
Le sage montre la lune et l’imbécile regarde le doigt. Madre de Dios, protégez Velazquez et Internet !
45. Dominique Fourcade, Thème motif, motet, pour Simon Hantaï, 2008 (extraits)
Ainsi par une nuit d’été, une nuit ou un petit matin d’été, la mort est venue accomplir une première formalité auprès de
Simon Hantaï, non sans avoir toléré beaucoup de choses, et notamment qu’une œuvre magnifique, de grande ampleur,
de toute beauté, attirante à jamais, se réalisât.
été trois linceuls
Abois : et lui désormais, est une partie de la mémoire de l’été – wagonnets de reines-claudes, de muscat et de deuils.
Trois morts cette saison ma saison, je n’ai que l’écriture pour trier – trois morts qui transforment l’été en une morgue
chaude. Simon Hantaï est le troisième. Je compte sur l’automne pour mettre fin à cette série – l’automne d’ailleurs
aujourd’hui même ou sinon lui son balayage.
infime
de cymbales
balayage
incontestablement la mort est sur le motif
Quand elle l’a surpris – mais l’a-t-elle surpris ? – il était nécessairement dans un ressassement d’indigo. Peut-être même
a-t-elle eu raison de lui par une overdose d’indigo. Ce sont les mêmes mots qui vont vers la mort et qui en viennent, il
faut être très attentif à la différence ; elle est intérieure, et ce n’est pas seulement une question de lest. Quand ils
viennent de la mort les mots sont d’une plus grande jeunesse. Insolents de jeunesse et incontrôlables d’audace.
[…]
Hantaï l’alouette. Alauda. Lark, petite lark aiguë. S’élève à la verticale au-dessus du champ ; Emporte dans son œil
toute l’étendue de la peinture en considère la nature. Regarde si la surface est sans mensonge. Chante obstinément le
motif peinture. Parfois la lumière est oblique, et le motif est l’abîme. Condition humaine encore et encore. L’urgence
d’une grande exposition provoque des étincelles d’angoisse, et la crainte qu’elle n’ait pas lieu une bouffée de désespoir.
Les Mariales, je leur tiens le langage de ma jeunesse, je les rassemble toutes les nuits et je leur dis : au travail mes
chéries. Il y a de l’impatience.