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1 1 Pierre de Ronsard. Les Amours, 1552. Hausse ton vol, et d’une aile bien ample, Forçant des vents l’audace et le pouvoir, Fais, Denisot, tes plumes émouvoir Jusques au ciel où les dieux ont leur temple. Là, d’œil d’Argus leurs déités contemple Contemple aussi leur grâce et leur savoir, Et pour ma Dame au parfait concevoir, Sur les plus beaux fantastique un exemple . Choisis après le teint de mille fleurs Et les détrempe en l’humeur de mes pleurs, Que tièdement hors de mon chef je rue. Puis attachant ton esprit et tes yeux Droit au patron dérobé sur les dieux , Peins, Denisot, la beauté qui me tue. Fantastique = verbe à l’impératif = imagine. 2 Honorat Laugier de Porchères, 1603 Sur un portrait de cire Stances Peintre, dessus tous nos ouvrages, Entre tant de sujets divers, Tu prends les plus beaux des images Et moi les plus beaux de mes vers. Avec tous les corps et les âmes, Nous peignons de traits empruntés De la beauté de tant de Dames, La Dame de tant de beautés ; Et comme les sages avettes Dedans un verger odorant Vont sur mille et mille fleurettes, La cire et le miel picorant, Sur autant de beautés décloses Nous cueillons, ainsi qu’elles font, Des œillets, des lis et des roses, La bouche, la joue et le front. Du suc que l’un et l’autre tire de ces vivantes fleurs du ciel, Tu fais la peinture de cire, Je fais les paroles de miel. Ce miel figure mon ouvrage (Œuvre assez doucement écrit) La douceur de son beau visage Et celle de son bel esprit. D’un peu de cire en ce volume Tu fais un grand flambeau d’amours, Lequel jamais ne se consume, Encore qu’il brûle toujours, Semblable à ses yeux pleins de flammes, Qui de leurs rayons animés Brûlent incessamment les âmes, Sans être jamais consumés. Mais c’est à nous trop entreprendre De vouloir peindre ces beaux yeux : Icare nous devait apprendre De ne voler pas dans les cieux. Desseignant contre la coutume Ce qu’un mortel ne devait pas, Le soleil, la cire et la plume Furent cause de son trépas. Toi pour peindre, moi pour écrire Nous courons un semblable sort : Ces soleils, ma plume, et ta cire Seront causes de notre mort. Mais achève sa belle face, Seul tu n’auras pas la douleur. Le compagnon de ton audace Sera celui de son malheur. 3 Georges de Scudéry 1646 Le Cabinet de Monsieur de Scudéry Tout l’œuvre de Callot En estampe à l’eau-forte. Quels atomes animés Paraissent être sensibles ? Et quelle main a formé Ces corps presque invisibles ? À peine les peut-on voir, Et tous semblent se mouvoir !

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1 Pierre de Ronsard. Les Amours, 1552.

Hausse ton vol, et d’une aile bien ample,

Forçant des vents l’audace et le pouvoir,

Fais, Denisot, tes plumes émouvoir

Jusques au ciel où les dieux ont leur temple.

Là, d’œil d’Argus leurs déités contemple

Contemple aussi leur grâce et leur savoir,

Et pour ma Dame au parfait concevoir,

Sur les plus beaux fantastique un exemple .

Choisis après le teint de mille fleurs

Et les détrempe en l’humeur de mes pleurs,

Que tièdement hors de mon chef je rue.

Puis attachant ton esprit et tes yeux

Droit au patron dérobé sur les dieux ,

Peins, Denisot, la beauté qui me tue.

Fantastique = verbe à l’impératif = imagine.

2 Honorat Laugier de Porchères, 1603

Sur un portrait de cire

Stances

Peintre, dessus tous nos ouvrages,

Entre tant de sujets divers,

Tu prends les plus beaux des images

Et moi les plus beaux de mes vers.

Avec tous les corps et les âmes,

Nous peignons de traits empruntés

De la beauté de tant de Dames,

La Dame de tant de beautés ;

Et comme les sages avettes

Dedans un verger odorant

Vont sur mille et mille fleurettes,

La cire et le miel picorant,

Sur autant de beautés décloses

Nous cueillons, ainsi qu’elles font,

Des œillets, des lis et des roses,

La bouche, la joue et le front.

Du suc que l’un et l’autre tire

de ces vivantes fleurs du ciel,

Tu fais la peinture de cire,

Je fais les paroles de miel.

Ce miel figure mon ouvrage

(Œuvre assez doucement écrit)

La douceur de son beau visage

Et celle de son bel esprit.

D’un peu de cire en ce volume

Tu fais un grand flambeau d’amours,

Lequel jamais ne se consume,

Encore qu’il brûle toujours,

Semblable à ses yeux pleins de flammes,

Qui de leurs rayons animés

Brûlent incessamment les âmes,

Sans être jamais consumés.

Mais c’est à nous trop entreprendre

De vouloir peindre ces beaux yeux :

Icare nous devait apprendre

De ne voler pas dans les cieux.

Desseignant contre la coutume

Ce qu’un mortel ne devait pas,

Le soleil, la cire et la plume

Furent cause de son trépas.

Toi pour peindre, moi pour écrire

Nous courons un semblable sort :

Ces soleils, ma plume, et ta cire

Seront causes de notre mort.

Mais achève sa belle face,

Seul tu n’auras pas la douleur.

Le compagnon de ton audace

Sera celui de son malheur.

3 Georges de Scudéry 1646

Le Cabinet de Monsieur de Scudéry

Tout l’œuvre de Callot

En estampe à l’eau-forte.

Quels atomes animés

Paraissent être sensibles ?

Et quelle main a formé

Ces corps presque invisibles ?

À peine les peut-on voir,

Et tous semblent se mouvoir !

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Tous ont l’esprit et la vie !

Tous ont une intention !

Et tous font voir leur envie

Dépeinte en leur action !

Une ombre, une ligne, un point

Y forme chaque figure ;

Mais l’Art qui ne manque point

En fait honte à la Nature.

Ô les merveilleux efforts !

Ce qui n’est qu’à peine un corps

Semble encor avoir une âme !

Et Callot industrieux

Leur inspire cette flamme

Qu’un autre fut prendre au cieux.

Cet air, ce je ne sais quoi

Qui fait vivre les images

Et qui rend dignes d’un roi

Les moindres de ses ouvrages ;

Cet air qui trompe les sens

A des charmes si puissants,

Dans tout ce que fait cet homme,

Qu’on peut sans le trop flatter

Dire qu’Athènes et Rome

Auraient voulu l’imiter.

Dès que son esprit conçoit

Une belle et grande idée,

Sa main la suit, l’œil la voit,

Et l’âme en est possédée ;

Non, il n’en est pas l’auteur,

Il est plutôt créateur

Des figures qu’il anime :

Il sait tout faire de rien,

Et son savoir que j’estime,

En faisant tout, fait tout bien.

Ô toi que j’adore encor,

Rare honneur de l’Austrasie,

Tu devrais d’un burin d’or

Exprimer ta fantaisie ;

C’était sur des diamants

Que tes caprices charmants

Devaient faire voir leur gloire.

Mais puisqu’elle est dans nos vers,

Ne crains pas que ta mémoire

Meure devant l’univers.

4. Jean de La Fontaine, Fables, livre 3, 1668

Le lion abattu par l’homme

On exposait une peinture

Où l’artisan avait tracé

Un lion d’immense stature

Par un seul homme terrassé.

Les regardants en tiraient gloire.

Un Lion en passant rabattit leur caquet.

« Je vois bien, dit-il, qu’en effet

On vous donne ici la victoire ;

Mais l’ouvrier vous a déçus :

Il avait liberté de feindre.

Avec plus de raison nous aurions le dessus,

Si mes confrères savaient peindre. »

5. Denis Diderot, Salon de 1767

Grande Galerie éclairée du fond

Ô les belles, les sublimes ruines ! quelle fermeté, et en même temps quelle légèreté, sûreté, facilité de pinceau ! quel

effet ! quelle grandeur ! quelle noblesse ! qu’on me dise à qui ces Ruines appartiennent afin que je les vole ; le seul

moyen d’acquérir quand on est indigent. Hélas, elles font peut-être si peu de bonheur au riche stupide qui les possède ;

et elles me rendraient si heureux ! propriétaire, époux aveugle, quel tort te fais-je, lorsque je m’approprie des charmes

que tu ignores ou que tu négliges ? Avec quel étonnement, quelle surprise je regarde cette voûte brisée, les masses

surimposées à cette voûte ! les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-ils ? que sont-ils devenus ! dans quelle

énorme profondeur obscure et muette, mon œil va-t-il s’égarer ? à quelle prodigieuse distance est renvoyée la portion du

ciel que j’aperçois à travers cette ouverture ! l’étonnante dégradation de lumière ! comme elle s’affaiblit en descendant

du haut de cette voûte, sur la longueur de ces colonnes ! comme les ténèbres sont pressées par le jour de l’entrée et le

jour du fond ! On ne se lasse point de regarder. Le temps s’arrête pour celui qui admire. Que j’ai peu vécu ! que ma

jeunesse a peu duré ! […]

Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui

reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je

jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce ce que

mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt

qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux

tomber en poussière, et je ne veux pas mourir, et j’envie un faible tissu de fibres, et de chair à une loi générale qui

s’exécute sur le bronze. Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ; moi, moi

seul, je prétends m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui coule à mes côtés.

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6. Michel de Cubières, 1797

Le progrès des Arts dans la République

[…] Comme tout est changé depuis l’heureux moment,

Où de vivre sans roi le peuple a fait serment !

Comme la vérité succède à l’imposture.

[…]

Voyez, voyez surtout ce Louvre où tant de fois

Un peuple esclave encor vint adorer ces rois ;

Allez y contempler les nombreuses merveilles

Qui du grand Raphaël ont illustré les veilles ;

Et qui de tout côté attire les regards,

Voyez-y rassemblés les chefs-d’œuvres épars

De l’Albane, du Guide et de brillant Corrège

Dont les tendres amours composent le cortège.

Quelle ville a jamais réuni sur ces bords

De plus riches dépôts, de plus rares trésors ?

Serait-ce Herculanum qui gît encor sous l’herbe ?

La pompeuse Milan ? Florence la superbe ?

Serait-ce Rome enfin ? Rome à la vérité,

Vit jadis en ces murs naître la liberté ;

Mais au genoux d’un prêtre, elle rampe en esclave,

Et Paris maintenant voit son joug et le brave.

Les arts n’habitent point où des tyrans sacrés

Par un peuple avili veulent être adorés ;

Paris n’a plus de rois, la liberté s’y fonde,

Paris doit l’emporter sur le reste du monde ;

Paris l’emportera... Ce musée enchanteur,

Où partout resplendit le génie inventeur,

Voit d’élèves nombreux, une troupe hardie,

Qui, les crayons en main, nuit et jour s’étudie

À marcher sur les pas des maîtres immortels :

Elle s’occupe moins à parer les autels

Des emblèmes pieux qu’à Rome l’on révère,

Son génie est armé d’un style plus sévère,

La révolution a taillé ses pinceaux

Et c’est la liberté qui vit dans ses tableaux.

Ici, des sénateurs le serment mémorable,

Sur la toile animé fait pâlir le coupable,

Qui lâche déserteur des lois de son pays

Osa les violer à d’autres lois soumis ;

Plus loin de nos guerriers retraçant la victoire,

S’élève un obélisque où respire leur gloire,

Et partout le burin, l’aiguille ou le ciseau

Rendent au vrai courage un hommage nouveau. [...]

7. Victor Hugo, Les Voix intérieures, 1837

À Albert Dürer

Dans les vieilles forêts où la sève à grands flots

Court du fût noir de l’aulne au tronc blanc des bouleaux,

Bien des fois, n’est-ce pas ? à travers la clairière,

Pâle, effaré, n’osant regarder en arrière,

Tu t’es hâté, tremblant et d’un pas convulsif,

O mon maître Albert Dure, ô vieux peintre pensif !

On devine, devant tes tableaux qu’on vénère,

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Que dans les noirs taillis ton œil visionnaire

Voyait distinctement, par l’ombre recouverts,

Le faune aux doigts palmés, le sylvain aux yeux verts,

Pan, qui revêt de fleurs l’antre où tu te recueilles,

Et l’antique dryade aux mains pleines de feuilles.

Une forêt pour toi, c’est un monde hideux.

Le songe et le réel s’y mêlent tous les deux.

Là se penchent rêveurs les vieux pins, les grands ormes

Dont les rameaux tordus font cent coudes difformes,

Et dans ce groupe sombre agité par le vent

Rien n’est tout à fait mort ni tout à fait vivant.

Le cresson boit ; l’eau court ; les frênes sur les pentes,

Sous la broussaille horrible et les ronces grimpantes,

Contractent lentement leurs pieds noueux et noirs ;

Les fleurs au cou de cygne ont les lacs pour miroirs ;

Et, sur vous qui passez et l’avez réveillée,

Mainte chimère étrange à la gorge écaillée,

D’un arbre entre ses doigts serrant les larges nœuds,

Du fond d’un antre obscur fixe un œil lumineux.

O végétation ! esprit ! matière ! force !

Couverte de peau rude ou de vivante écorce !

Aux bois, ainsi que toi, je n’ai jamais erré,

Maître, sans qu’en mon cœur l’horreur ait pénétré,

Sans voir tressaillir l’herbe, et, par le vent bercées,

Pendre à tous les rameaux de confuses pensées.

Dieu seul, ce grand témoin des faits mystérieux,

Dieu seul le sait, souvent, en de sauvages lieux,

J’ai senti, moi qu’échauffe une secrète flamme,

Comme toi palpiter et vivre avec une âme,

Et rire, et se parler dans l’ombre à demi-voix,

Les chênes monstrueux qui remplissent les bois.

8. Théophile Gautier, La Comédie de la

mort, 1834

Melancholia 1

Le désert se peuplait de lueurs et de voix ;

Dans toute obscurité rayonnait un mystère,

On aimait, et le ciel descendait sur la terre.

Gothique Albert Durer, oh ! que profondément

Tu comprenais cela dans ton cœur d'Allemand !

Que de virginité, que d'onction divine

Dans ces pâles yeux bleus, où le ciel se devine !

Comme on sent que la chair n'est qu'un voile à l'esprit !

Comme sur tous ces fronts quelque chose est écrit,

Que nos peintres sans foi ne sauraient pas y mettre,

Et qui se lit partout dans ton œuvre, ô grand maître !

C'est que tu n'avais pas, lui faisant double part,

D'autre amour dans le cœur que celui de ton art ;

C'est que l'on ne dit pas, voyant aux galeries

L'ovale gracieux de tes belles Maries,

O mon chaste poëte ! ô mon peintre chrétien !

Comme de Raphaël et comme de Titien,

Voici la Fornarine, ou bien la Muranèse.

Tout terrestre désir devant elle s'apaise,

Car tu ne t'en vas point, tout rempli de ton Dieu,

Emprunter ta madone à quelque mauvais lieu.

Tu ne t'accoudes pas sur les nappes rougies,

Tu ne fais pas soûler dans de sales orgies,

L'art, cet enfant du ciel sur le monde jeté

Pour que l'on crût encore à la sainte beauté.

Tu n'avais ni chevaux, ni meute, ni maîtresse ;

Mais, le cœur inondé d'une austère tristesse,

Tu vivais pauvrement à l'ombre de la Croix,

En Allemand naïf, en honnête bourgeois,

Tapi comme un grillon dans l'âtre domestique ;

Et ton talent caché, comme une fleur mystique,

Sous les regards de Dieu, qui seul le connaissait,

Répandait ses parfums et s'épanouissait.

Il me semble te voir au coin de ta fenêtre

Étroite, à vitraux peints, dans ton fauteuil d'ancêtre.

L'ogive encadre un fond bleuissant d'outremer,

Comme dans tes tableaux ; ô vieil Albert Durer !

Nuremberg sur le ciel dresse ses mille flèches,

Et découpe ses toits aux silhouettes sèches,

Toi, le coude au genou, le menton dans la main,

Tu rêves tristement au pauvre sort humain :

Que pour durer si peu la vie est bien amère,

Que la science est vaine et que l'art est chimère,

Que le Christ, à l'éponge, a laissé bien du fiel,

Et que tout n'est pas fleurs dans le chemin du ciel ;

Et l'âme d'amertume et de dégoût remplie,

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Tu t'es peint, ô Durer ! dans ta mélancolie,

Et ton génie en pleurs te prenant en pitié,

Dans sa création t'a personnifié.

Je ne sais rien qui soit plus admirable au monde,

Plus plein de rêverie et de douleur profonde

Que ce grand ange assis, l'aile ployée au dos,

Dans l'immobilité du plus complet repos.

Son vêtement drapé d'une façon austère,

Jusqu'au bout de son pied s'allonge avec mystère ;

Son front est couronné d'ache et de nénuphar ;

Le sang n'anime pas son visage blafard ;

Pas un muscle ne bouge : on dirait que la vie

Dont on vit en ce monde à ce corps est ravie,

Et pourtant l'on voit bien que ce n'est pas un mort.

Comme un serpent blessé son noir sourcil se tord,

Son regard dans son œil brille comme une lampe,

Et convulsivement sa main presse sa tempe.

Sans ordre autour de lui mille objets sont épars,

Ce sont des attributs de sciences et d'arts ;

La règle et le marteau, le cercle emblématique,

Le sablier, la cloche et la table mystique,

Un mobilier de Faust, plein de choses sans nom ;

Cependant c'est un ange et non pas un démon.

Ce gros trousseau de clefs qui pend à sa ceinture,

Lui sert à crocheter les secrets de nature.

Il a touché le fond de tout savoir humain ;

Mais comme il a toujours, au bout de tout chemin,

Trouvé les mêmes yeux qui flamboyaient dans l'ombre,

Qu'il a monté l'échelle aux échelons sans nombre,

Il est triste ; et son chien, de le suivre lassé,

Dort à côté de lui, tout vieux et tout cassé.

Dans le fond du tableau, sur l'horizon sans borne,

Le vieux père Océan lève sa face morne,

Et dans le bleu cristal de son profond miroir,

Réfléchit les rayons d'un grand soleil tout noir.

Une chauve-souris, qui d'un donjon s'envole,

Porte écrit dans son aile ouverte en banderolle :

MÉLANCOLIE. Au bas, sur une meule assis,

Est un enfant dont l'œil, voilé sous de longs cils,

Laisse le spectateur dans le doute s'il veille,

Ou si, bercé d'un rêve, en lui-même il sommeille.

Voilà comme Durer, le grand maître allemand,

Philosophiquement et symboliquement,

Nous a représenté, dans ce dessin étrange,

Le rêve de son cœur sous une forme d'ange.

9. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857

Les Phares

Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,

Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,

Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,

Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,

Où des anges charmants, avec un doux souris

Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre

Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,

Et d’un grand crucifix décoré seulement,

Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,

Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;

Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules

Se mêler à des Christs, et se lever tout droits

Des fantômes puissants qui dans les crépuscules

Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;

Colères de boxeur, impudences de faune,

Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,

Grand cœur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,

Puget, mélancolique empereur des forçats ;

Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,

Comme des papillons, errent en flamboyant,

Décors frais et légers éclairés par des lustres

Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,

De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,

De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,

Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,

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Ombragé par un bois de sapins toujours vert,

Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges

Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,

Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,

Sont un écho redit par mille labyrinthes ;

C’est pour les cœurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,

Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;

C’est un phare allumé sur mille citadelles,

Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage

Que nous puissions donner de notre dignité

Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge

Et vient mourir au bord de votre éternité !

10. Paul Verlaine, Romances sans paroles, 1874

Aquarelles

Green

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,

Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.

Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches

Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.

J’arrive tout couvert encore de rosée

Que le vent du matin vient glacer à mon front.

Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée

Rêve de chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête

Toute sonore encor de vos derniers baisers ;

Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête,

Et que je dorme un peu puisque vous reposez.

Spleen

Les roses étaient toutes rouges,

Et les lierres étaient tout noirs.

Chère, pour peu que tu ne bouges,

Renaissent tous mes désespoirs.

Le ciel était trop bleu, trop tendre,

La mer trop verte et l’air trop doux.

Je crains toujours, - ce qu’est d’attendre ! -

Quelque fuite atroce de vous.

Du houx à la feuille vernie

Et du luisant buis je suis las,

Et de la campagne infinie,

Et de tout, fors de vous, hélas !

11. Paul Verlaine, Épigrammes, 1894

Nascita di Venere

Botticelli

Vénus, debout sur le plus beau des coquillages

Aborde nue, au moins sauvage des rivages,

Ne cachant de son corps avec ses longs cheveux

Que juste ce qu’il faut pour qu’y dardent nos vœux

Une nymphe, éployant un clair manteau, s’empresse A vêtir en impératrice la déesse ; Et deux vents accourus, beaux éphèbes ailés,

Des cuisses et des bras l’un à l’autre mêlés,

De qui l’un est Zéphire et dont l’autre est Borée,

Soufflent l'amour divin et la haine sacrée Le visage est suavement indifférent

Comme attendant le culte à venir que lui rend

Toute herbe et toute chair depuis cette naissance,

Et se pare d’une inquiétante innocence.

12. Rimbaud, Poésies

Vénus anadyomène

Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête

De femme à cheveux bruns fortement pommadés

D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,

Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates

Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;

Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;

La graisse sous la peau paraît en feuilles plates;

L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût

Horrible étrangement ; on remarque surtout

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Des singularités qu’il faut voir à la loupe...

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;

− Et tout ce corps remue et tend sa large croupe

Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. 27 juillet 1870

Marine

Les chars d’argent et de cuivre -

Les proues d’acier et d’argent -

Battent l’écume, -

Soulèvent les souches des ronces -

Les courants de la lande,

Et les ornières immenses du reflux -

Filent circulairement vers l’est,

Vers les piliers de la forêt, -

Vers les fûts de la jetée,

Dont l’angle est heurtée par des tourbillons de lumière

(Illuminations, 1886)

13. Armand Silvestre, 1892

Pour une étude d’Henner

Sur le mol oreiller de ses cheveux couchée

Et buvant leur parfum aux caresses de l’air,

Elle écoute passer, sous son front blanc et clair,

De ses rêves lointains l’obscure chevauchée.

Sous ses beaux yeux, dont la paupière éteint l’aimant,

Des souvenirs d’amour se déroule la trame ;

Son souffle, égal et lent, fait comme un bruit de rame,

Emportant son esprit vers quelque enchantement.

L’ivoire de sa chair aux souplesses de soie

Sous un vol de baisers semble frémir encor,

Et l’on respire, au fond de ce calme décor,

Comme le doux relent d’une récente joie.

Elle pense sans doute à quelque cher absent

Et l’appelle tout bas, dans son cœur solitaire.

Le sommeil de la femme est l’éternel mystère

Dont le souci jaloux dans notre âme descend.

De sa seule beauté, regardez-la vêtue,

Comme de sa blancheur, un lys immaculée ;

Devant ce noble corps, par nos respects voilé,

Du désir éternel la prière s’est tue.

Et comme au pied brisé de quelque antique autel

Où des cultes païens flotte encor la fumée,

Monte l’encens craintif de notre âme abîmée

Dans l’adoration du symbole immortel.

Des olympes lointains la splendeur écroulée

Trouve encore un asile, où le Beau la défend,

Dans cette image auguste et le corps triomphant

De la femme aux flancs nus dans ses cheveux roulée.

Dors, ô fille des dieux, ton tranquille sommeil,

Coupe d’or où la soif de l’Idéal vient boire !

Les siècles passeront sans toucher à ta gloire,

Non plus qu’à la clarté divine du soleil.

14. Charles Cros,

Le Coffret de santal, 1873 Coin de tableau

Sensation de haschisch

Tiède et blanc était le sein.

Toute blanche était la chatte.

Le sein soulevait la chatte.

La chatte griffait le sein.

Les oreilles de la chatte

Faisaient ombre sur le sein.

Rose était le bout du sein,

Comme le nez de la chatte.

Un signe noir sur le sein

Intrigua longtemps la chatte ;

Puis, vers d’autres jeux, la chatte

Courut, laissant nu le sein.

Le collier de griffes, posth. 1908

Chanson des peintres

Laques aux teintes de groseilles

Avec vous on fait des merveilles,

On fait des lèvres sans pareilles.

Ocres jaunes, rouges et bruns

Vous avez comme les parfums

Et les tons des pays défunts.

Toi, blanc de céruse moderne

Sur la toile tu luis, lanterne

Chassant la nuit et l’ennui terne.

Outremers, Cobalts, Vermillons,

Cadmium qui vaut des millions,

De vous nous nous émerveillons.

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Et l’on met tout ça sur des toiles

Et l’on peint des femmes sans voiles

Et le soleil et les étoiles.

Et l’on gagne très peu d’argent,

L’acheteur en ce temps changeant

N’étant pas très intelligent.

Qu’importe ! on vit de la rosée,

En te surprenant irisée,

Belle nature, bien posée.

15. J.K. Huysmans, Le drageoir aux épices, 1874

LE HARENG SAUR

Ta robe, ô hareng, c’est la palette des soleils couchants, la patine du vieux cuivre, le ton d’or bruni des cuirs de

Cordoue, les teintes de santal et de safran des feuillages d’automne !

Ta tête, ô hareng, flamboie comme un casque d’or, et l’on dirait de tes yeux des clous noirs plantés dans des cercles de

cuivre !

Toutes les nuances tristes et mornes, toutes les nuances rayonnantes et gaies amortissent et illuminent tour à tour ta robe

d’écailles.

A côté des bitumes, des terres de Judée et de Cassel, des ombres brûlées et des verts de Scheele, des bruns Van Dyck et

des bronzes florentins, des teintes de rouille et de feuille morte, resplendissent, de tout leur éclat, les ors verdis, les

ambres jaunes, les orpins, les ocres de rhu, les chromes, les oranges de mars !

O miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de mailles, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois ses

têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintillements de bijoux sur le velours noir ; je revois ses jets de lumière dans

la nuit, ses traînées de poudre d’or dans l’ombre, ses éclosions de soleils sous les noirs arceaux !

16. . Laurent Tailhade, Au pays du mufle, ballades et quatorzains, 1891

Musée du Louvre

Cinq heures. Les gardiens en manteaux verts, joyeux

De s’évader enfin d’au milieu des chefs-d’œuvre,

Expulse les bourgeois qu’ahurit la manœuvre,

Et les rouges Yankees écarquillant leurs yeux.

Ces voyageurs ont des waterproofs d’un gris jaune

Avec des brodequins en allées en bâteau ;

Devant Rubens, devant Rembrandt, devant Watteau,

Ils s’arrêtent pour consulter le guide Joanne.

Mais l’antique pucelle au turban de vizir,

Impassible, subit l’attouchement du groupe.

Ses anglaises où des lichens viennent moisir

Ondulent vers le sol ; car sur une soucoupe

Elle se penche pour fignoler à loisir

Les Noces de Cana qu’elle peint à la loupe.

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17 . José-Maria de Heredia, Les Trophées, « La mer de Bretagne », 1891

À Emmanuel Lansyer.

Il a compris la race antique aux yeux pensifs

Qui foule le sol dur de la terre bretonne,

La lande rase, rose et grise et monotone

Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs.

Des hauts talus plantés de hêtres convulsifs,

Il a vu, par les soirs tempétueux d’automne,

Sombrer le soleil rouge en la mer qui moutonne ;

Sa lèvre s’est salée à l’embrun des récifs.

Il a peint l’Océan splendide, immense et triste,

Où le nuage laisse un reflet d’améthyste,

L’émeraude écumante et le calme saphir ;

Et fixant l’eau, l’air, l’ombre et l’heure insaisissables,

Sur une toile étroite il a fait réfléchir

Le ciel occidental dans le miroir des sables.

18. Marcel PROUST, Les plaisirs et les jours, « Portraits de peintres et de musiciens »1896

Anton Van Dyck

Douce fierté des cœurs, grâce noble des choses,

Qui brillent dans les yeux, les velours et les bois ;

Beau langage élevé du maintien et des poses

Héréditaire orgueil des femmes et des rois !

Tu triomphes, Van Dyck, prince des gestes calmes,

Dans tous les êtres beaux qui vont bientôt mourir,

Dans toute belle main qui sait encor s’ouvrir…

Sans s’en douter, qu’importe, elle te tend les palmes !

Halte de cavaliers sous les pins, près des flots

Calmes comme eux, comme eux bien proches des sanglots ;

Enfants royaux déjà magnifiques et graves,

Vêtements résignés, chapeaux à plumes braves,

Et bijoux en qui pleure, onde à travers les flammes,

L’amertume des pleurs dont sont pleines les âmes,

Trop hautaines pour les laisser monter aux yeux ;

Et toi par-dessus tous, promeneur précieux

En chemise bleu pâle, une main à la hanche,

Dans l’autre un fruit feuillu détaché de la branche,

Je rêve sans comprendre à ton geste et tes yeux :

Debout mais reposé dans cet obscur asile

Duc de Richmond, ô jeune sage ! - ou charmant fou ? -

Je te reviens toujours… -. Un saphir à ton cou

A des feux aussi doux que ton regard tranquille.

Antoine Watteau

Crépuscule grimant les arbres et les faces,

Avec son manteau bleu, sous son masque incertain;

Poussière de baisers autour des bouches lasses…

Le vague devient tendre, et le tout près, lointain.

La mascarade, autre lointain mélancolique,

Fait le geste d’aimer plus faux, triste et charmant.

Caprice de poète - ou prudence d’amant,

L’amour ayant besoin d’être orné savamment -

Voici barques, goûters, silences et musique

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19. Blaise Cendrars, Dix-neuf poèmes élastiques, 1919

I.PORTRAIT

Il dort

Il est éveillé

Tout à coup, il peint

Il prend une église et peint avec une église

Il prend une vache et peint avec une vache

Avec une sardine

Avec des têtes, des mains, des couteaux

Il peint avec un nerf de bœuf

Il peint avec toutes les sales passions d’une petite ville juive

Avec toute la sexualité exacerbée de la province russe

Pour la France

Sans sensualité

Il peint avec ses cuisses

Il a les yeux au cul

Et c’est tout à coup votre portrait

C’est toi lecteur

C’est moi

C’est lui

C’est sa fiancée

C’est l’épicier du coin

La vachère

La sage-femme

Il y a des baquets de sang

On y lave des nouveaux-nés

Des ciels de folie

Bouches de modernité

La Tour en tire-bouchon

Des mains

Le Christ

Le Christ c’est lui

Il a passé son enfance sur la Croix

Il se suicide tous les jours

Tout à coup, il ne peint plus

Il était éveillé

Il dort maintenant

Il s’étrangle avec sa cravate

Chagall est étonné de vivre encore

II. ATELIER

La Ruche

Escaliers, portes, escaliers

Et sa porte s’ouvre comme un journal

Couverte e cartes de visite

Puis elle se ferme.

Désordre, on est en plein désordre

Des photographies de Léger, des photographies de Tobeen, qu’on ne voit

Et au dos

Au dos

Des œuvres frénétiques

Esquisses, dessins, des œuvres frénétiques

Et des tableaux...

Bouteilles vides

Nous garantissons la pureté absolue de notre sauce tomate

Dit une étiquette

La fenêtre est un almanach

Quand les grues gigantesques des éclairs vident les péniches du ciel à grand fracas et déversent des bannes de tonnerre

Il en tombe

Pêle-mêle

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Des cosaques le Christ un soleil en décomposition

des toits

Des somnambules des chèvres

Un lycanthrope

Pétrus Borel

la folie d’hiver

Un génie fendu comme une pêche

Lautréamont

Chagall

Pauvre gosse auprès de ma femme

Délectation morose

Les souliers sont éculés

Une vieille marmite pleine de chocolat

une lampe qui se dédouble

Et mon ivresse quand je lui rends visite

Des bouteilles vides

Des bouteilles

Zina

(Nous avons parlé d’elle)

Chagall

Chagall

Dans les échelles de la lumière.

Octobre 1913

20. Pierre Reverdy, 1922, Picasso,extrait (posth. 1989)

Personne en regardant à l’horizon n’avait pris garde

Personne ne voyait plus loin

que la ligne des arbres

et le bruit d’un ruisseau

Mais un éclair avait ouvert le ciel

la scène

Une porte plus grande

Et il ne restait plus qu’un trou noir

qui contenait peut-être l’aube

entre ses bords

En tous cas un singulier point blanc

Tout ce qui remue faiblement

Une auréole

Un grand événement

Comment êtes-vous venu

sur ce rivage

ce trou béant

ou ce trottoir sauvage

À la crête de chaque vague

Le phare éclate

et les étoiles roulent

Et ce sont elles qui montent

Avant que soit tombé le rideau bleu du soir

Derrière

Ce sont les yeux du monde

Et tout ce qui cherche

qui écarte la nuit

qui demande à demain

ce qu’était aujourd’hui

Devant tous les regards qui tombent

Devant toutes les têtes qui se trompent

Quelqu’un osa lever sa main

Devant ce carré trop grand de toile blanche

Il fallait écrire

toutes les lettres

d’un autre alphabet

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21. Roger Gilbert Lecomte, Ce que devrait être la peinture, ce que sera Sima, 1929

Puisque peinture il y a…

(extrait)

Pour écrire les poèmes de Rimbaud ou de Nerval, pour peindre les tableaux de Chirico ou de Masson, ou de Sima, il

faut avoir vécu la grande aventure, donné le coup de couteau dans les décors en toc du sensible, savoir que les formes se

métamorphosent, que le monde s’évapore dans le sommeil, que l’hallucination ne se différencie pas de la perception , et

qu’on ne peut opposer un état de santé qui serait la norme à d’autres états dits pathologiques. Étiquette : « idéalisme

absolu ». Il faut croire aussi que nous pouvons avoir du réel une autre expérience que celle que nous donnent nos sens.

Il faut chercher à voir comme un aveugle, à entendre comme un sourd, à flairer comme une gueule-cassée, à goûter

comme un muet, à palper comme un cul-de-jatte. Et par là on est tôt ou tard amené à reconnaître que, pour faire entrée

aux univers des merveilles interdites il n’y a, en dehors des réussites partielles et involontaires, qu’une seule voie. Et

cette voie d’évolution spirituelle où l’individu fait le vide en soi et ne peut se réaliser sans cesser d’être soi-même pour

devenir la somme de tous les êtres, cette voie vers la conscience-limite totale définit une position « anti-indivualiste »,

et la croyance en notre philosophie de la participation. […]

Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants. C’est-à-dire à des hommes parfaitement et

consciemment désespérés qui ont reçu le mot d’ordre « Révélation-Révolution », des hommes qui n’acceptent pas,

dressés contre tout, et qui, lorsqu’ils cherchent l’issue, savent pertinemment qu’ils ne la trouveront pas dans les limites

de l’humain. Ceux-là reconnaîtront toujours qu’ils sont des nôtres. Et soudain la main de l’Esprit tracera pour eux sur

leur toile ou leur papier le signe qui force les mondes, le talisman, le témoin. C’est aux êtres fixés sur cette unique

recherche que je crois. Et leurs œuvres ne sont que des repères sur le sentier qui brûle. Ce sont les guides : à ce qu’ils

voient, je sais où ils en sont.

22. Eluard, Mourir de ne pas mourir, 1924

Giorgio De Chirico

Un mur dénonce un autre mur

Et l’ombre me défend de mon ombre peureuse.

O tour de mon amour autour de mon amour,

Tous les murs filaient blanc autour de mon silence.

Toi, que défendais-tu ? Ciel insensible et pur

Tremblant tu m’abritais. La lumière en relief

Sur le ciel qui n’est plus le miroir du soleil,

Les étoiles de jour parmi les feuilles vertes,

Le souvenir de ceux qui parlaient sans savoir,

Maîtres de ma faiblesse et je suis à leur place

Avec des yeux d’amour et des mains trop fidèles

Pour dépeupler un monde dont je suis absent.

23. Lorca, ODE A SALVADOR DALI, 1926 (traduction Eluard)

Une rose dans le haut jardin que tu désires.

Une roue dans la pure syntaxe de l’acier.

Elle est nue la montagne de brume impressionnistes.

Les gris en sont à leurs dernières balustrades.

Dans leurs blancs studios, les peintres modernes

Coupent la fleur aseptique de la racine carrée.

Sur les eaux de la Seine, un iceberg de marbre

Refroidit les fenêtres et dissipe les lierres.

L’homme, d’un pas ferme, foule les rues dallées

Et les vitres esquivent la magie du reflet.

Le Gouvernement a fermé les boutiques de parfums.

La machine éternise ses mouvements binaires.

C’est une absence de forêts, de paravents, d’entre-sourcils

Qui rôde par les terrasses des maisons antiques.

Et c’est l’air qui polit son prisme sur la mer,

C’est l’horizon qui monte comme un grand aqueduc.

Les marins ignorant le vin et la pénombre

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Décapitent les sirènes sur des mers de plomb.

La Nuit, noire statue de la prudence,

Tient le miroir rond de la lune dans sa main.

Un désir nous gagne, de formes, de limites.

Voici l’homme qui voit à l’aide d’un mètre jaune.

Venus est une blanche nature-morte.

Voici que les collectionneurs de papillons s’effacent.

*

Cadaquès, sur le fléau de l’eau et de la colline,

Soulève des gradins et enfouit des coquilles.

Des flûtes de bois pacifient l’air.

Un vieux dieu sylvestre donne des fruits aux enfants.

Sans avoir pris le temps de s’endormir, les pêcheurs dorment sur la sable.

En haute mer, ils ont une rose pour boussole.

L’horizon vierge de mouchoirs blessés

Joint les masses vitrifiées du poisson et de la lune.

Une dure couronne de blanches brigantines

Ceint des fronts amers, des cheveux de sable.

Les sirènes persuasives ne nous suggestionnent pas.

Elles apparaissent au premier verre d’eau douce.

*

Ô Salvador Dali à la voix olivée !

Je ne vante pas ton imparfait pinceau adolescent,

Ni ta couleur qui courtise la couleur de ton temps.

Je chante ton angoisse, ô limité, limité éternel !

Âme hygiénique, tu vis sur des marbres nouveaux.

Tu fuis l’obscure selve des formes incroyables.

Où atteignent tes mains, ta fantaisie atteint,

Et tu jouis du sonnet de la mer dans ta fenêtre.

Aux premières bornes que l’homme rencontre,

Le monde n’est que désordre et que sourde pénombre.

Mais déjà les étoiles, cachant les paysages,

Désignent le schéma parfait de ses orbites.

Le courant du temps s’apaise et s’ordonne

Dans les formes numériques d’un siècle, et d’un autre siècle.

La Mort vaincue se réfugie en tremblant

Dans le cercle étroit de la minute présente.

En prenant ta palette, dont l’aile est trouée d’un coup de feu,

Tu demandes la lumière qui anime la coupe renversée de l’olivier.

Large lumière de Minerve, constructrice d’échafaudages,

Lumière où ni le songe, ni sa flore inexacte n’ont place.

Tu demandes la lumière antique qui reste sur le front,

Qui ne descend ni à la bouche, ni au cœur de l’homme.

Lumière que craignent les vignes poignantes de Bacchus

Et la force désordonnée qui porte l’eau courbe.

Tu as raison de banderoler la limite obscure,

Toute brillante de nuit. Et en tant que peintre,

Tu ne veux pas que ta forme soit amollie

Par le coton changeant d’un nuage imprévu.

Le poisson dans le vivier, l’oiseau dans la cage,

Tu ne veux pas les inventer dans la mer ou le vent.

Après les avoir, de tes honnêtes pupilles, bien regardés,

Tu stylises ou copies les petits corps agiles.

Tu aimes une matière définie et exacte

Où le champignon ne puisse dresser sa tente.

Tu aimes l’architecture qui contruit dans l’absent

Et tu prends le drapeau pour une simple plaisanterie.

Le compas d’acier rythme son court vers élastique.

La sphère déjà dément les îles inconnues.

La ligne droite exprime son effort vertical

Et les cristaux savants chantent leurs géométries.

*

Mais encore et toujours la rose du jardin où tu vis.

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Toujours la rose, toujours ! nord et sud de nous-mêmes !

Tranquille et concentrée comme une statue aveugle,

Ignorante des efforts souterrains qu’elle cause.

Rose pure, abolissant artifices et croquis

Et nous ouvrant les ailes ténues du sourire.

(Papillon cloué qui médite son vol).

Rose de l’équilibre sans douleurs voulues. Toujours la rose !

*

Ô Salvador Sali à la voix olivée !

Je dis ce que me disent ta personne et tes tableaux.

Je ne loue pas ton imparfait pinceau adolescent,

Mais je chante la parfaite direction de tes flèches.

Je chante ton bel effort de lumières catalanes

Et ton amour pour tout ce qui explicable.

Je chante ton cœur astronomique et tendre,

Ton cœur de jeu de cartes, ton cœur sans blessure.

Je chante cette anxiété de statue que tu poursuis sans trêve,

La peur de l’émotion qui t’attend dans la rue.

Je chante la petite sirène de la mer qui te chante,

Montée sur une bicyclette de coraux et de coquillages.

Mais avant tout je chante une pensée commune

Qui nous unit aux heures obscures et dorées.

L’art, sa lumière ne gâche pas nos yeux.

C’est l’amour, l’amitié, l’escrime qui nous aveuglent.

Bien avant le tableau que, patient, tu dessines,

Bien avant le sein de Thérèse, à la peau d’insomnie,

Bien avant la boucle serrée de Mathilde l’ingrate,

Passe notre amitié peinte comme un jeu d’oie.

Que des traces dactylographiques de sang sur l’or

Rayant le cœur de la Catalogne éternelle !

Que les étoiles comme des poings sans faucon t’illuminent,

Pendant que ta peinture et que ta vie fleurissent.

Ne regarde pas la clepsydre aux ailes membraneuses,

Ni la dure faux des allégories.

Habille et déshabille toujours ton pinceau dans l’air,

Face à la mer peuplée de barques et de marins.

24. Pierre Jean Jouve, La Vierge de Paris, 1943.

À Balthus

Tu as peint ce que la lumière n’enveloppe

Mais perce ; et tu connais les profondes torpeurs

Du grand corps engourdi et le muet langage

Des objets souverains entourés de vapeurs,

L’histoire sous l’illumination funèbre

Des âges, la pensée rêvée par un pinceau

Et la terreur d’être la vie en étant sage

Vaincue par la liberté dure et ses oiseaux !

Près de mon lit debout l’arachnéenne Alice

Je la revois ouverte et dénudée au ventre

Saisissante et rosée, son sein trop lourd lubrique,

Et sur ses souliers bleus au désastre des chambres

Elle peigne en dormant chevelure mystique

Ses poils blonds pleins d’horreur dans l’atmosphère d’ambre.

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25. Paul Eluard/Gérard Vulliamy , Souvenirs de la maison des fous, 1946

LE MONDE EST NUL

I

Fausses guenons et fausses araignées

Fausses taupes et fausses truies

Et parfois l'ombre d'une biche

Sauvagement bêtes et malheureuses

Timidement femmes illuminées

Ensevelies secouant leur linceul

Femmes de craie femmes de suie

Brûlées le jour d'un feu nocturne

Glacées la nuit par un monstre visible

Leur propre image éternellement seule

Chantant la mort sur les airs de la vie

La terre leur est familière

Terre sans graines sans racines

Sans la lumière agile du dehors

Sans les clefs d'or de l'espace interdit.

II

Petite et belle elle peut vivre sans miroir

Petite et belle elle peut vivre sans espoir

Les longs charrois de la nuit et l’aube à petit feu

Ont dégradé son corps ont dévasté son cœur

Vivre toujours peut-être et patient je regarde

Le jour pâle épouser sans plaisir ses yeux vagues.

III

Le visage pourri par des flots de tristesse

Comme un bois très précieux dans la forêt épaisse

Elle donnait aux rats la fin de sa vieillesse

Ses doigts leur égrenaient gâteries et caresses

Elle ne parlait plus elle ne mangeait plus

IV

Impérieusement elle ordonnait aux hommes

De se mettre à l’abri sous de bonnes ordures

Elle hurlait je suis la putain du Seigneur

Une fille de rien je sors de la nuit noire

Par une étoile dérobée

Et je commande avec une langue de boue

Que l’on m’aime à jamais.

V

Écrasée accablée appliquée à vieillir

Et mes sœurs me devaient quinze millions de siècles

La cadette voyait plus clair à travers moi

Qu’à travers l’Algérie trapue un continent

Moulé pétri laqué par des chaleurs d’argent

J’arborais un enfant sur mon sein transparent

Dans un berceau de verre un tonnerre d’enfant

Régnant sans le secours de la mort ni du ciel

Les oiseaux sous-volaient les monts et les vallées

Les poissons s’en allaient de tous les océans.

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VI

Qui suis-je et ce marron et son sucre intérieur

Ce mannequin en croix est-il un homme ou moi

Vous parlez par ma voix vous m’avez déchaînée

Et moi je vous enchaîne sans savoir pourquoi.

VII

J’ai pour la foudre chue un respect de vaincue

Mes os sont calcinés ma couronne est brisée

Je pleure et l’on en rit ma souffrance est souillée

Et le mur du regret cerne mon existence

Peut-être aurais-je pu cacher cette innocence

Qui fait peur aux enfants.

LE CIMETIÈRE DES FOUS

Ce cimetière enfanté par la lune

Entre deux vagues de ciel noir

Ce cimetière archipel de mémoire

Vit de vents fous et d’esprits en ruine

Trois cents tombeaux réglés de terre nue

Pour trois cents morts masqués de terre

Des croix sans nom corps du mystère

La terre éteinte et l’homme disparu

Les inconnus sont sortis de prison

Coiffés d’absence et déchaussés

N’ayant plus rien à espérer

Les inconnus sont morts dans la prison

Leur cimetière est un lieu sans raison.

Saint-Alban, 1943.

26. Antonin Artaud, Extrait du Cahier 236. 02/1947.

Je ne sais pas pourquoi la peinture de Balthus sent ainsi la peste, la tempête, les épidémies. Mais elle ramène au jour

quelque chose d’une époque électrique de l’histoire, un de ces points où le drame se noue. Quelque chose d’un de ces

creux atmosphériques appelés les pot-au-noir, et où le navire qui avance est comme bu. Et il n’y a rien. Les paysages

sont inertes et calmes. Les personnages sont ceux d’un grand drame qui couve mais surpris dans les côtés les plus

anecdotiques de leurs vie. Ligéia, Morella, Eleonora, Bérénice devant leur table de toilette, Lady Macbeth se curant les

ongles avant son proche hoquet sanglant.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela veut dire que le peintre, Balthus, a quelque chose de plus que la peinture à dire, et que ce quelque chose, par-

dessus sa peinture si terriblement stricte, rigide, volontaire, fidèle, exacte, scrupuleuse, méticuleuse et honnête, pue la

tombe, les catastrophes, l’obituaire, l’antique ossuaire, le cercueil.

Le Théâtre et son double, 1938.

Même s’il n’y avait pas à l’actif de la mise en scène le langage des gestes qui égale et surpasse celui des mots,

n’importe quelle mise en scène muette devrait avec son mouvement, ses personnages multiples, ses éclairages, ses

décors, rivaliser avec ce qu’il y a des plus profond dans des peintures comme Les Filles de Loth de Lucas de Leyde,

comme certains Sabbats de Goya, certaines Résurrections et Transfigurations du Greco, comme la Tentation de Saint

Antoine de Jérôme Bosch, et l’inquiétante et mystérieuse Dulle Griet de Brueghel le Vieux où une lueur torrentielle et

rouge, bien que localisée dans certaines parties de la toile, semble sourdre de tous les côtés, et je ne sais par quel

procédé technique bloqué à un mètre de la toile l’œil médusé du spectateur. Et de toutes parts, le théâtre y grouille. Une

agitation de vie arrêtée par un cerne de lumière blanche vient tout à coup buter sur des bas-fonds innommés. Un bruit

livide et grinçant s’élève de cette bacchanale de larves où des meurtrissures de peau humaine ne rendent jamais la même

couleur. La vraie vie est mouvante et blanche ; la vie cachée est livide et fixe, elle possède toutes les attitudes possibles

d’une innombrable immobilité. C’est du théâtre muet mais qui parle beaucoup plus que s’il avait reçu un langage pour

s’exprimer. Toutes ces peintures sont à double sens, et en dehors de leur côté purement pictural elles comportent un

enseignement et révèlent des aspects mystérieux ou terribles de la peinture ou de l’esprit.

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27. René Char, Retour Amont, 1966 ; Recherche de la base et du sommet, 1971

Nicolas de Staël

Le champ de tous et celui de chacun, trop pauvre, momentanément abandonné,

Nicolas de Staël nous met en chemise au vent la pierre fracassée.

Dans l’aven des couleurs, il la trempe, il la baigne, il l’agite, il la fronce.

Les toiliers de l’espace lui offrent un orchestre.

Ô toile de rocher, qui frémis, montrée nue sur la corde d’amour !

En secret un grand peintre va te vêtir, pour tous les yeux, du désir le plus entier et le moins exigeant.

1952

Le « printemps de Nicolas de Staël n’est pas de ceux qu’on aborde et qu’on quitte, après quelques éloges, parce qu’on

en connaît le rapide passage, l’averse tôt chassée. Les années 1950-1954 apparaîtront bien tard grâce à cette œuvre,

comme des années de « ressaisissement » et d’accomplissement par un seul à qui il échut d’exécuter sans respirer, en

quatre mouvements, une recherche longtemps voulue. Staël a peint. Et s’il a gagné de son plein gré le dur repos, il nous

a dotés, nous, de l’inespéré, qui ne doit rien à l’espoir.

9 mars 1965

CÉLÉBRER GIACOMETTI

En cette fin d’après midi d’avril 1964 le vieil aigle despote, le maréchal-ferrant agenouillé, sous le nuage de feu de ses

invectives (son travail, c’est-à-dire lui-même, il ne cessa de le fouetter d’offenses), me découvrit, à même le dallage de

son atelier, la figure de Caroline, son modèle, le visage peint sur toile de Caroline – après combien de coups de griffes,

de blessures, d’hématomes ? –, fruit de passion entre tous les objets d’amour, victorieux du faux gigantisme des déchets

additionnés de la mort, et aussi des parcelles lumineuses à peine séparées, de nous autres, ses témoins temporels. Hors

de son alvéole de désir et de cruauté. Il se réfléchissait, ce beau visage sans antan qui allait tuer le sommeil, dans le

miroir de notre regard, provisoire receveur universel pour tous les yeux futurs.

28. Olivier LARRONDE, L’arbre à lettres, 1965, « Médailles »

ALBERTO GIACOMETTI DÉGAINE

A l’opposé du point où nous en sommes d’expression forcenée, quand tout fait office de langage, l’ouvrage

d’Alberto Giacometti n’est fait que pour être fait. Lui défait à peu près autant qu’il en fait : ce qui s’impose est la

différence sans raison.

Il faut penser en appréciant quelque chose de lui aux dizaines d’autres mêmes choses qui fructifièrent là dans

le climat de ses mains. Penser aux écorces nombreuses qui en tombèrent… non pas ébauche et brouillons, mais bel et

bien ouvrage d’art ni plus ni moins coté des amateurs, qu’il s’offrit seul. Il s’en offrit le travail, pur et peu simple,

comme le plus grave. Imaginons leur succession qui peut être le plus grave dans son art.

On oublie pour la totémiser que la morale est un ustensile de travail chez les hommes, chez un homme. Si

l’œuvre de quelqu’un est plus exemplaire que qualitative, c’est tout simplement qu’elle est inqualifiable. On ne peut

donner que l’exemple quand il n’y a pas encore d’épithète.

Là le style. Une manière de dire touche du doigt ce qui mérite un nom, l’innommable encore. Aussi la page

réussie du poète sera possédée sous tous ses angles par un seul mot, son nom proprement, chez des gens plus forts, plus

fins.

Ce plus qu’échange avec Alberto Giacometti commence avec son art d’employer l’art d’en défaire juste moins

qu’il n’en fait. Pas la discrimination dont les grossiers processus et les recettes ont une sauvagerie, dérisoire à côté de

cet art.

Nous, devant ce qu’offre Giacometti, tâchons d’enchaîner la figure aux dynasties d’autres objets qu’il s’est

donnés sans nous à l’endroit qu’elle fait.

Cela vous laisse de temps en temps (des siècles pour sa terre) quelque momie de son travail munie du faste

subtil des transfigurations qui se devaient d’en finir avec tout l’appareil des contradictions, des contrariétés.

Une statue d’Alberto : des plus monstrueux exercices entre les deux doigts à une séparation d’elle par l’espace

qui est d’un sonnet de Nerval toute cette gamme d’usage (entre les deux doigts et un espace) évoque celle des mots par

Rabelais, symbole d’éthique moins cité mais encore plus définitif que Don Quichotte.

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Tout ce qu’il fait, Giacometti, est de la famille des géants qui continue des générations parmi ses mains et et

nous laisse tomber quelque dernier-né par-ci par-là.

Rompons voulez-vous quelques lances contre ces moulins au vent de la fraîcheur suivant la puissance

algébrique de votre imagination.

Un paysage qui fait la traîne de ses statues dépend de vous… de près ou de loin brodez-leur. Il sera le portrait

de votre vérité, de vos distances.

Mai 1961

29. Jean SENAC, Les Désordres (1972), in Œuvres poétiques, Éditions Actes Sud, 1999

NICOLAS DE STAËL

A Louis Nallard

Vous êtes mort, je ne sais rien de la mort des hommes,

rien de la goutte d’eau qui renverse la figure et la dilue en Dieu.

Dieu lui-même qu’est-il, le néant ou la roche ?

la structure de l’ombre, le suprême reproche,

et peut-être à peine notre interrogation ?

Dieu n’est-ce pas la voix de ma mère qui tremble

quand le dernier arbre rassemble

ses fruits,

quand la misère souterraine

délie le dernier bout de laine

et tout de go nous sommes nus ?

Tout de go il fait nuit

et sur nos cœurs les gens dans la détresse

abandonnent leurs graffiti.

Vous êtes mort, Nicolas de Staël,

et je ne connais rien de la mort des hommes !

Sur la toile le rouge et le noir répercutent

l’armature des ténèbres

un lit où l’appétit funèbre

du jour

tourne, tourne à nous rompre les vertèbres !

Le soleil sur la peau des gisants se retire…

Nicolas de Staël, vous aimiez tant que cela la vie ?

tant que cela pour la briser

sans même un cri ?

Ceux qui se tuent se tuent dans le silence

comme un petit enfant qui fronce les paupières

et s’en va.

Les uns sont des oiseaux de roche,

les autres, oh nul ne les approche

dans le grand espace alarmés !

Nicolas de Staël, le jaune vous avait-il lâché ?

Un rien suffit, un rien quand la couleur s’insurge,

on dit «adieu, adieu Panurge »

et l’on remonte au premier signe écrit.

Mais dans le cœur, dans le cœur, qui connaît les dimensions de la Merci ?

Paris, 19 mars 1955

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30. Pierre Seghers, Le Cœur volant, 1955 (allusion à La Nymphe endormie de Chassériau musée Calvet, Avignon)

Alice Ozy

Chaque nuit

Toute nue

Alice Ozy s’en va dans les rues d’Avignon

Il était une fois la plus belle des femmes

Qui posait pour les peintres et qui faisait l’amour

Pour l’art pour le plaisir parce qu’elle était belle

Et tout ce qui comptait à Paris en ce temps

Rêvait d’Alice Ozy. Or elle se promène,

Chaque nuit

Toute nue

Alice Ozy s’en va dans les rues d’Avignon

Dans la Palapharnerie

Dans la rue des Trois Tétons

Aux Corps Saints, à la fontaine

Dans la Balance ou au Pont

Si vous sentez le fenouil

La lavande et le platane

Quand tout dort ou fait semblant

Si l’air a le goût de sarment

Si le genêt si la ronce

Avec le raisin muscat

Se mêlent, si la boulange

Mieux que l’odeur du pain chaud

Sent l’amour et si la peau

De la nuit est d’abricot,

Si vous entendez le Rhône

Glisser comme un corps brillant

Se glisse dans ses draps blancs

Et si le vent, le grand vent

Se tord aux feuilles des arbres

Si vous écoutez son chant

Froisser la pierre du Temps

Si tout autour des remparts

Vous voyez brûler la lune

Si votre ombre vous poursuit

Du château à la Chapelle

Dites-vous bien que c’est elle

Car elle se promène

Seule sans compagnon

Chaque nuit toute nue dans les rues d’Avignon

Elle a quitté son lit de mousse et de feuillages

Sa forêt de Fontainebleau

Ses amants, ses auteurs, ses princes, ses bagages

Elle a quitté Paris au temps des équipages

Pour entrer dans l’Histoire. Monsieur Chassériau

Fut son amant et il la rendit immortelle

Il fit d’elle un portrait de cent mille carats

Et quand je vois des gens s’enfoncer dans des mines

Ou plonger dans des mers lointaines pour des perles

Ils s’égarent ils sont fous ils ne verront jamais

S’éveiller dans leur nuit le long fuseau de nacre,

Des bras se tendre, le corps s’étaler et s’ouvrir

Les yeux de la Beauté.

Elle sort du sommeil comme d’une baignoire

De rosée ruisselante et levant haut les bras

Aux Pays des Merveilles elle est Belle, tu vois

Sa gorge, ses cuisses longues, ses chevilles

Un chef d’œuvre dont un potier fit une fille

Un miracle vivant qui rêve encore. Les bois

Les hêtres, les bouleaux sous leur luisante écorce

La cachaient, et tu la cachais sous ta peau.

Parle-lui. Depuis si longtemps, le silence

Autour d’elle, des bruits d’insectes et d’oiseaux.

Les maisons de la nuit qui tournent sur sa tête

Les craquements du Temps, mais elle écoute les nuages

Elle dort. Ceux qui l’ont aimée dorment aussi.

Parle-lui, mais pas trop, et reviens en toi-même

Celui qui a saisi la Beauté une fois

Il se parle tout seul comme une vieille femme

Qui se tient compagnie. Sois heureux. Aime-la.

Lève-toi dans la nuit pour courir auprès d’elle

Et si tu bois debout dans un mauvais café

Le matin qui se lève et le vin de Tavel

Rose comme sa bouche et comme elle fruité

Lève ton verre à la Beauté, à la gaieté

Sois heureux. Donne du soleil à cette femme

Si tu étais triste, tu ferais de l’ombre, elle aurait froid.

*

Beaux esprits de théologie

Du feu vous faites des glaçons

Et toutes vos philosophies

Ne valent pas une passion

Vous montez la tête en épingle

Vous parlez un langage obscur

Je préfère un chat sur un mur

Beaux esprits vous voyez nos fêtes

Du haut de vos têtes montées

Nous ne savons plus qui vous êtes

Le plaisir vous a désertés

L’encre vous fait une auréole

Vous vivez dans les profondeurs

Je préfère embrasser vos sœurs

Beaux esprits qui vivez sur d’autres

On dit que vous rétrécissez

Notre univers comme le vôtre

Vous critiquez, vous noircissez

Le papier blanc et la parole

Pour une gloire en doublé-or,

Je préfère Alice qui dort.

Car Alice s’endort. Elle a passé sa nuit

À écouter sonner la ville au cent églises

De la Chartreuse au Fort, des Angles à la Tour

Elle a dansé, franchi le portes, fait l’amour

Avec un inconnu. Les longues pierres grises

Étaient chaudes encor du soleil de midi

Mais déjà le clairon déchirait les casernes

Et ses yeux se fermaient, l’aube la faisait fuir

Vous la retrouverez tout le jour étendue

Dans la forêt magique où le peintre l’a vue

Au Musée, dont Stendhal n’aima que le jardin.

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31. Aragon, Le Roman inachevé, 1956

Carpaccio

Les dames de Carpaccio lentes et lourdes à ravir

De fards de parfums de bijoux un bonbon fondant dans la joue

Parmi leurs pages et leurs chiens attendent toujours les navires

Chargés de camphres de captifs de cannelles et de sapajous

J’ai sur le Quai des Esclavons croisé plus d’une Desdémone

Dont les yeux vont Ange enfant naïve ou démone

Se perdre au loin vers Famagouste Elle chante quand elle dit

Ma mère avait une servante une musique de Verdi

Mes chers amis quand je mourrai jeter mon cœur au fond des mers

Le saule ici n’a rien valu pour les pauvres gens qui s’aimèrent

Ce peuple est trop beau pour y croire et c’est comme le temps qu’il fait

Le ciel a la peau transparente et le sang y bat qui l’éclaire

Si grande et l’aisance de vivre on se croirait ivre de plaire

C’est porter le masque après tout qu’avoir un visage parfait

Je ne dis rien des portefaix qu’on charge de tirer la longe

De Jésus dans un Tintoret l’autre tend le fiel et l’éponge

Les femmes ont les mêmes seins pour les jours où l’on crucifie

Et pleurent la Vierge et les Saints la mor t n’arrête pas la vie

Ô paysage où la céruse et le cinabre

Font également l’air la mer la pierre et les veines du marbre

Ici la lèvre est un vin pur Les ombres ont au plus vingt ans

Nulle part tant l’homme est léger son pied ne peut toucher la terre

Nulle part il n’est tant de ponts à passer le soir en chantant

Ce sont les manteaux de Guardi qui tombent partout des épaules

Ils pendent sur les parapets où les rameurs passant les frôlent

Et sur les canaux écartés la Commedia dell’ Arte

Surgit brisant les a-parte de ses manches épouvantées

Mais ceux que l’on a rejetés où s’en vont-ils où s’en vont-ils

Déchirer la nuit de leur cœur et porter leurs pas inutiles

Que d’heures j’ai laissé s’enfuir ô Venise ô mon insomnie

Comme une femme à la fin lasse échappe aux bras nus qui l’enlacent

Dévisagé comme un voleur par les étrangers des palaces

Les toits finissaient par blanchir sur le Campo Morosini

Que j’aimais pour son nom morose

Et l’aube avait des doigts de fonte

Pour les paupières sans sommeil couleur de fatigue et de honte

Moi je m’enfonçais vers le Nord pour esquiver le jour naissant

Le jour blessant qui talonnait l’ombre aux chaussures des passants

Je m’en allais comme un acteur par les derniers quartiers nocturnes

Qui s’en revient mal défardé portant sous le bras ses cothurnes

Ô Fundamenta Nuove Ruines maisons abandonnées

Ces bâtiments inachevés n’avaient pas que le malheur pour hôte

Rien à voir L’art ne s’étendait pas aux haillons de cette côte

En face du grand cimetière où les morts sont par eau menés

C’était à l’envers du velours le coton sans magnificence

On ne rencontrait pas ici de personne de connaissance

Mais des rempailleurs des marins des mendiants des ouvriers

Ici l’on retrouvait le droit de laisser ses larmes briller

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Ville de verre et de chaleur ville de cloches et d’églises

Ville de cris et de voleurs de putains et d’écornifleurs

Places de vents venelles d’eau rêve de pierre ô ville éprise

Des pigeons des beaux-parleurs Votre pain blanc jetez-le leur

Venise Venise indécise Îles au loin barques à l’heure

Tout est sans prix L’amour sans prise Un plaisir seul n’est pas un leurre

Et la lumière se divise à l’arc-en-ciel rompu des pleurs

Car nulle part comme à Venise on ne sait déchirer les fleurs

Nulle part le cœur ne se brise comme à Venise la douleur

Chante la beauté de Venise afin d’y taire tes malheurs

32. Robert MARTEAU , Travaux sur la terre, Editions du Seuil, 1966

HOMMAGE A GUSTAVE MOREAU

Lunaire, nocturne, en quel attelage

Vous liez au vin le sang du taureau,

Aux vignes le cheval, l’ange au poteau ?

De quelle erreur tirez-vous avantage ?

Sombre secret sous la tombe de l’eau

Le vôtre est quel jeu ? De quelle image

Du monde tenez-vous cet assemblage

De bêtes, de bijoux, et l’oripeau

Qui couvre science et vérité ? Fastes

Anciens en faisceaux assemblés vers

La cime où le Christ règne, armes et mers,

Brillent d’un même éclat, et sur de vastes

Vignobles de vin bleu votre main tend

Aux chimères le rets qui les surprend.

ZURBARÀN

Cette étoile de pain des bergers fut l’hostie

Ce lait de chaux rigide où blanchissent les saintes

Et le linge trempé de calcaire m’habille

D’un même feu cuisant la coquille et le pain

J’aime en ce désert la dure résidence

Dans la pierre le feu dont les feuilles sont blanches

Cette aube ce printemps cette argile et ce gel

Et la pelle et le four dont use le mitron

Que le même astre blanc s’imprime dans la houille

Ou que l’eau dans la nuit le prenne et le renvoie

On voit que ces miroirs dans l’âme pétrifient

Ce que cherche le temps à corrompre à détruire

Les Apôtres le Christ sur l’aire méditant

En robe d’amiante habillent leur église

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33. Jude Stéfan, Libères, Gallimard 1970

Aidez-nous objets qui n’avez pas d’âme

Mais ainsi plus proches d’horizon

Miroir où se scrutait l’enfant génial

Démesurant sa main de démiurge

Montre arrêtée d’annuler le temps fou

Comme chamade Pêche sous la main

Venue de Perse pour étancher

Après fins ébats nos lèvres d’été

Damier s’unissant au dallage

Qui les jours de pluie nos yeux marie

Œuf blanc dont l’ellipse imitera

La parfaite Imperfection de l’être

Pris entre jeunesse et sagesse

Puis à l’angle de la table posée

La Flûte qui sous mes doigts chantera le beau triste.

(Nature morte à la pêche)

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34. Pierre Alechinsky, Roue libre, Skira, « Les sentiers de la création »1971

De la roue à la rose Jacqueline de Jong éditait des volumes voués aux entrelacs, aux labyrinthes, aux anneaux. Juillet 68, elle me demanda de lui adresser une

nomenclature évoquant la roue : la méthode Asger Jorn, qui consiste à additionner les similitudes jusqu’à former un vaste calembour plastique. Jorg connaît le sujet, La Roue de la fortune, à la fois tableau peint par lui en 1952 dans la margue désaffectée du sanatorium de Siljeborg et titre d’un des

ses livres. Dans Signes gravés, il montre des graffiti relevés sur les murs d’églises normandes : plusieurs représentent des roues. J’en ai trouvé une, dans la lumière frisante, sur l’église de la Bosse, village où je travaille l’été, où j’ai rédigé ma liste de mots-roues à la queue leu leu :

turbine

dynamo

système solaire

parapluie

parasol

rondes enfantines

figures de la danse

le Ying et le Yang

signe japonais Zen

tour à bois – poterie

phrase d’Apollinaire à propos de

la roue et du surréalisme

tarot de Marseille

jeu de Marseille des surréalistes,

1940

dragueur

William Blake

Rubens (Munich)

yeux en forme de roue (dans

L’Amour fou), Giacometti

Robert Muller (La Veuve)

tourniquet d’entrée

pilori

croix gammée

cyvlone

rose des vents

roue avec animal attaché

rouet

tourniquet pour dévider un

écheveau

horloge

voiture accidentée roues en l’air

toile d’araignée

le paon

girouette

cabestan

roues à aubes

course de vélo

table ronde

conférences de table ronde

table tournante

moulin à eau, à vent

moulinex

mixeur

roue de presse litho et taille-douce

la valse

robe à panier

volant

soleil de Walasse Ting

formes chez Miró

plateau de fromages

soleil de van Gogh

coupole de l’observatoire

place de l’Étoile et circulation

disque de Newton

disque de Ducham

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cinétisation de Pol Bury

moulin à prières thibétain

hélicoptère

hélice

pain en forme de roue

galette

gâteau d’anniversaire

Moulin de la Galette

meule

machine agricole

champignons

procession circulaire

phare et rayon

revolver à barillet

pressoir à raisin, à huile

supplice de la roue

mât de potence (Breughel, Bosch)

mât de cocagne

carrousel

tombola

écureuil dans sa cage

radar

four solaire

gyroscope

toupie

danseuse

zootrope

disque de Joseph Plateau

rosace (église)

fleur

35. Henri Michaux , Emergences Résurgences, Éditions d’Art Albert Skira, 1972

J’avais déjà fait des aquarelles.

Cependant il restait en moi une retenue. Je n’y étais pas précipité. Or ce n’est que, moi précipité dedans,

qu’elles valent, qu’elles répondent. Mais j’ignorais que je gardais de la retenue.

Un accident. Grave. Très grave. Touchant une personne qui m’est proche. Tout s’arrête. Ca n’a plus beaucoup

de sens, le réel, l’autre réel, le réel de distraction, qui n’a pas affaire à la Mort.

Dans un hôpital le sort ne se décide pas. Ni à guérison, ni à abandon.

Mes journées se passent là, j’essaye de ne pas voir, de ne pas laisser voir que la Mort…. Mais ce nom ne sera

jamais prononcé. Je dois donner espoir, donner courage.

Au retour d’une journée à l’hôpital, un soir de lassitude et d’épuisement, je songe à regarder des images. Du

moins je pense que c’est ça que je vais faire. J’ouvre un carton. Quelques reproductions d’œuvres d’art s’y trouvent. Au

diable ! je les écarte vivement. Je ne peux plus entrer dedans. Quelques feuilles de papier blanc viennent ensuite.

Changées elles aussi. Immaculées, elles m’apparaissent sottes, odieuses, prétentieuses, sans rapport avec la réalité.

L’humeur sombre, je commence, en ayant attrapé une, à fourrer dessus quelques obscures couleurs, à y projeter au

hasard, en boudant, l’eau, par giclées, non pour faire quelque chose de spécial, ni surtout pas un tableau. Je n’ai rien à

faire, je n’ai qu’à défaire. D’un monde de choses confuses, contradictoires, j’ai à me défaire. A la plume, rageusement

raturant, je balafre les surfaces pour faire ravage dessus, comme ravage toute la journée est passée en moi, faisant mon

être une plaie. Que de ce papier aussi vienne une plaie !

« pourquoi pas plutôt avoir essayé d’écrire ? »

Écrire !

Des mots ? Je ne veux d’aucun. A bas les mots. Dans ce moment aucune alliance avec eux n’est concevable.

Je suis au-delà. J’ai besoin de me laisser aller, de tout laisser aller, de me plonger dans un découragement général, sans

y résister, sans vouloir l’éclaircir, en homme étourdi par les chocs, qui aspire à s’étourdir davantage… J’ai besoin de me

déchaîner de la chaîne des mensonges et de mon maintien faussement calme, des affirmations d’espérance ou de

confiance en l’avenir que j’ai données alors que j’ai perdu confiance. De nouveau tout est retombé.

De nouveau l’inanité de la vie qui tient à un rien, l’absurdité et la fausseté de toute harmonie, la sottise de toute

entreprise s’impose –et le monde effroyable et immense de la souffrance jamais loin, qui ferme la bouche à tout le reste.

Pour cela, pour m’en soulager un peu, la peinture convient mieux. Mon impréparation presque totale. Mon manque de

savoir-faire, mon incapacité à peindre, préservée jusqu’à cet âge avancé, me permettent de me laisser aller, de laisser

aller tout –et sans me forcer– dans le désordre, dans la discordance et le gâchis, le mal et le sens dessus dessous, sans

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malice, sans retour en arrière, sans reprise, innocemment.

Je lance l’eau à l’assaut des pigments, qui se défont, se contredisent, s’intensifient ou tournent en leur

contraire, bafouant les formes et les lignes esquissées, et cette destruction, moquerie de toute fixité, de tout dessin, est

sœur et frère de mon état qui ne voit plus rien tenir debout.

36. Roger Bodart, La longue marche (1975), in La Route du sel et autres poèmes, E.L. A. La Différence 1991

PAYSAGE AVEC PONT ET RIVIERE

Courbe est ton chemin Courbet

cernant la courbe colline

La roche au sommet courbe est

comme au fond de la ravine

la rivière Le pont qui

la domine est courbe aussi

Plane pourtant rectiligne

vertical est tout le vert

de ce parfait univers

dont on ne sait s’il désigne

le fermé ou bien l’ouvert

37. José Angel VALENTE, Intérieur avec figures, 1977, (Traduction Jacques ANCET , Editions Unes, 1987)

ODILON REDON

Tú que pusiste sobre el sueño de Orfeo

Como quien en el pecho no visible del aire

Depositase anémonas,

Una tan solitaria ternura

Odilon Redon,

Secreto y súbito y continuo : el ojo

Como un extraño globo,

Sube hacia lo infinito.

Toi qui posas sur le songe d’Orphée,

Comme celui qui aurait déposé des anémones

sur la forme non visible de l’air,

Une tendresse si solitaire,

Odilon Redon,

Secret, soudain, continu : l’œil

Comme un ballon étrange,

Monte vers l’infini.

Picasso-Guernica-Picasso : 1973

No el sol, sino la súbita bombilla pálida ilumina

la artificial materia de la muerte.

El espacio infinito de una sola agonía,

las repentinas formas rotas

en mil pedazos de vida violenta

sobre la superficie lívida del gris.

No el sol, sino la pálida

bombilla eléctrica del frío

horror que hizo nacer

el gris coagulado de Guernica.

Nadie puede tender sobre tal sueño

el manto de la noche,

callar tal grito,

tal lámpara extinguir

que alumbra

la explosión de la muerte interminable,

la cámara interior donde no puede

reposar ni morir en el gris de Guernica

la memoria.

Pas le soleil, mais la soudaine lampe pâle illuminant

l’artificielle matière de la mort.

L’espace infini d’une seule agonie,

les formes brusques et brisées

en mille morceaux de vie violente

à la surface livide du gris.

Pas le soleil, mais la pâle

lampe électrique du froid

horreur qui fit naître

le gris coagulé de Guernica.

Nul ne peut jeter sur un tel rêve

le manteau de la nuit,

taire un tel cri,

éteindre une telle lampe

éclairant

l’explosion de l’interminable mort,

la chambre intérieure où ne peut

reposer ni mourir dans le gris de Guernica

la mémoire

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38. Yves Bonnefoy, Pierre écrite, collection Poésie Gallimard 1982

SUR UNE PIETA DE TINTORET

Jamais douleur

Ne fut plus élégante dans ces grilles

Noires, que dévora le soleil. Et jamais

Elégance ne fut cause plus spirituelle,

Un feu double, debout sur les grilles du soir.

Ici ,

Un grand espoir fut peintre. Oh, qui est plus réel

Du chagrin désirant ou de l’image peinte ?

Le désir déchira le voile de l’image,

L’image donna vie à l’exsangue désir.

39. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, 1994

Toute fresque ancienne est tournée vers le récit en son entier et est suspendue à l’instant crucial, à l’instant mortel

qu’elle ne dévoile pas. La peinture récite tout le rituel en « un » instant. C’est l’instant qui prépare l’augmentum,

l’accès, la crise, la présence du continu, l’anasurma du fascinus, la bacchanale, la mise à mort et l’ômophagia. Aussi

quand le texte fait défaut, toute peinture romaine prend l’apparence d’une énigme.

L’effroi est le signe du fantasme. Effroi, peur, angoisse ne sont pas des termes synonymes. L’angoisse attend le danger

auquel elle croit se préparer. L’effroi est lié à la surprise. En ce sens la chambre des mystères de la villa des Vignerons

est la chambre de l’effroi devant le fantasme.

Le mystère surgit quand, à l’effroi, vient s’ajouter la fascination. Pour qu’il y ait fascination, il faut qu’il y ait présence

d’un fascinus. Le fascinus est au centre, recouvert, d’un linge sombre, donc dans sa corbeille sacrée de jonc. Le

sentiment d’effroi religieux ou terrible accouple la sensation d’être débordé à celle d’être dominé. Ce couple pétrifie le

sujet dans ce que les Romains définissaient aussi bien comme le tremendum que comme la majestas. La sensation de

domination s’ajoutant à la fascination est exactement la sensation de la créature devant son créateur, de l’enfant par

rpport au couple de la dominus et de la domina, du regard par rapport çà la scène d’origine.

La scène invisible derrière la fresque visible est la dénudation masculine suivie du sacrifice humain lors de la

bacchanale.

De gauche à droite, quand on entre dans le tablinum de la villa, vingt-neuf personnages personnages sont présents.

Assise dans son fauteuil statuaire, se tenant à l’écart, soustraite au regard quand on pénètre dans la chambre, la

domina préside à la cérémonie.

La tête couverte du voile nuptial, revêtue d’un peplos grec, une jeune femme écoute la voix qui lit.

L’enfant nu, chaussé de hautes bottes, lit le rituel, déroulant le volumen.

Une jeune femme assise pose la main droite sur l’épaule de l’enfant qui est en train de lire. La main gauche, portant

l’anulus, tient un livre enroulé.

Une ménade couronnée du laurier porte dans ses mains un plateau rond rempli de gâteaux.

Près de la table une prêtresse, vue de dos, soulève un voile sur une corbeille dont le contenu est dérobé au regard.

Une assistante verse une libation sur le rameau d’olivier que lui tend sa maîtresse.

Un silène gratte du plectre les cordes de sa lyre.

Un satyre aux oreilles de chèvre apprête sa syrinx.

Une faunesse donne le sein à une chèvre qui tête.

Une femme debout, la tête rejetée en arrière, se recule épouvantée, la main gauche repoussant ce qu’elle voit. Le voile

que sa main droite retient s’arrondit au-dessus de la sa tête à cause de la résistance que lui oppose l’air et qui s’y

engouffre.

Un vieux silène couronné de lierre tend à un satyre un vase plein de vin pour qu’il le boive.

Derrière eux, un jeune satyre lève une persona (un masque de théâtre).

Un dieu s’appuie sur une déesse. La fresque est à jamais altérée. (Peut-être Bacchus s’appuie-t-il sur Ariane ; peut-être

sur Sémélè.)

À genoux, les pieds déchaussés, une femme en tunique, son manteau ayant glissé sur ses cuisses, commence à

dévoiler le fascinus qui repose dans le liknon (le van d’osier).

Un démon féminin debout, aux grandes ailes noires, brandit une cravache.

Une jeune femme agenouillée, prenant appui sur les genoux d’une assistante assise, portant la coiffe des nourrices,

reçoit le fouet.

Une femme debout en vêtement sombre, le visage encadré de bandeaux, tient à la main le thyrsus sacrificiel.

Une danseuse vue de dos, debout, nue, les mains levées, les bras en rond, tournoie sur elle-même en frappant les

cymbales.

Une femme se coiffe.

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Une servante debout l’assiste dans sa toilette.

Un petit Cupido aux ailes blanches tend à la femme qui se coiffe un miroir qui réfléchit les traits de son visage.

Un petit Cupido aux ailes blanches tient l’arc.

40. James Sacré, La peinture du poème s’en va, 1998

Bleu Patinir

De temps en temps le nom d’un peintre vient dans ce que j’appelle un poème. Un nom comme une couleur. Par exemple

pour dire un bleu.

Mais le nom de Patinir c’est quel bleu si mon lecteur ne connaît pas ses peintures, et s’il n’a pas vu ce tableau

particulier dont je me souviens (mal en fait) découvert il y a si longtemps au musée du Prado ?

Ce bleu de Patinir comme une couleur très fine, en même temps tout usée dans mon souvenir.

J’y pense à cause de quelques jours passés dans cette région de la Vieille Castille à presque mi-novembre : le ciel a son

bleu furtif entre l’espace d’un grand plateau et quelques peupliers qui font briller le temps.

Le musée du Prado n’est pas loin.

Mais j’ai le sentiment que ce bleu fragile et comme un sourire, comme de l’indifférence aussi, c’est dans le nom du

peintre, plus que dans son tableau que je le retrouve aujourd’hui, un nom que j’ai rêvé à cause d’une rencontre avec un

bleu : Patinir.

L’usure du temps, son visage. Comme si mourir faisait briller la vie.

Peinture, peu de bruit. Le nom d’un peintre comme

Aussi de l’ironie dans les mots du poème.

41. Olivier Barbarant, Odes dérisoires et quelques autres un peu moins, Champ Vallon 1998

Ode au Caravage

I

Deux chaises une petite table rouge du papier de couleur

Une existence se résume à des reflets de carafons

La police en fait un poème Item un escabeau

Item une autre caisse avec douze livres dedans

Quelques loques et des miroirs

Le Caravage a quitté Rome

Sa fuite remue en lui des morceaux de mémoire

Au rythme de ses pas dans le lacis des ruelles jaunes

Un rideau de sang sur les yeux

Il voit surgir sur les pavés des souvenirs pareils à des assiettes sales

Tissus souillés taches de vin au bois des tables

Une querelle naît dans l’éclat des couteaux

L’autre aussi aimait les tavernes Le cuivre rouge des écuelles

Et a lumière blanchissante des bougies brisée aux trop blanches putains

Changeant sans cesse de genoux

Ici tout sent l’ail le salpêtre et la pourriture

Des tours d’or sur les tonneaux un moment tremblent

quand s’y abattent les cartes avec des gestes démesurés

Les silhouettes rompues ombres sur le plâtre et les jambons

Pendus aux poutres inventent une crucifixion

Sacrilège Il aurait fallu peindre aussi cette chute d’anges

Trop gras Leurs cuisses lie-de-vin à l’ivoire de la muraille

Il aurait fallu restituer cet enfer

Tandis qu’autour commence la ronde des filles et dieu sait ce qui les attire

Ses ongles mauves de peinture ou la richesse du plastron

L’une chante l’autre montre une cheville nue

On se passe des plats des rires et du pain

Tout cela qui se précipite le temps à peine d’une colère

On se retrouve sur le pré avec une arme dans le poing

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À ne plus rien voir devant soi que la fumée de son haleine

Buée sur buée dans l’étain du matin

Qu’est-ce qui peut rester d’une aurore de maintenant

À tout jamais peinte à l’envers à la prunelle

L’initiale des oies répétées aux nuages à quoi bon y rêver

Je veux pourrir nu dans la terre à la main une feuille morte

On ne gardera pour les siècles dans un coffret que mes yeux médusés

Ce regard fait pour violer les choses

Pour arracher à l’injure de la lumière la forme humaine qui l’asservit

J’aurai au moins posé a bouche aux lèvres dures des étoiles

Pris dans mes mains les hanches des filles et des gitons

J’étais fait pour culbuter tous les jupons de l’apparence

En deux fendre la tricherie du jour

Ouverte à coups de poing la cuirasse du soleil j’y ai vu battre un cœur

Il était couleur d’encre noir de suie de désir de cendres renversées

Et l’on ne finit pas dans ce laitage d’aube comme une triste vierge

Quand on tient au bout du pinceau le volcan de la vérité

J’avais des doigts faits pour moucher la prétention des astres

Indifférents à la brûlure faits pour approfondir la nuit

Pour que s’avoue l’aisselle verte du printemps son odeur de sueur dans les branches

J’étais fait pour que les dieux prennent la forme blessée des mendiants

L’autre déjà s’est mis en garde peut-être on a compté des pas

Puis il y eut comme un éclair

Et c’est son cadavre qui fait nue ombre bleue dans l’herbe

II

Il a file parmi les rues du Champ de mars

À peine le temps de prendre un manteau propre et des pinceaux

Il lui reste quatre ans de fugues d’auberges en palais

Déjà la nuit le cerne qui mange ses tableaux

Toujours plus noirs que l’os atroce des corps y tranche

Qu’y flambe pour toujours le drapé rouge où meurt Marie

Quatre ans la nuit étalée comme on crie

Pour le lat quelquefois d’un torse ou une joue couleur de cierge

Et l’on ne saura plus de toi Merisi que cette marée d’ombres

Incomprises sans voir que le corps des anges résume ce qu’il te reste d’été

Que tout ce charbon déversé vise à glorifier la lumière

Ce rien de jour qui bouge au globe d’une épaule

Le blanc soleil au premier plan d’un collier cassé

Merisi si ton nom couronné d’épines et tes saints faits pour se damner

Parlent sans fin le même hébreu de la ténèbre

Jamais ce ne fut par remords ou par peur du néant

Mais pour le pur amour en toi aussi du jour

Tes toiles sentent la salive et les raisins sous le soleil

Le vin cuit les branches sèches et le parfum des fruits

Avec leurs feuilles comme des paumes en prière

Pour le seul dieu de la clarté

Ou pour le vol inexpliqué de guêpes et la tache déjà sur la chair d’une pomme

Mieux qu’un crâne ce trou de ver pour dire la vanité

Et que le temps nous est compté d’user nos bouches à des bouches

Merisi enfin grâce à toi la pureté pue comme nous

Elle aime dans nos draps couverts de rides et de crasse

C’est par bonheur que tu découpes le pubis de la nuit

Et jette du pinceau un peu de chair couleur de braise sur le fond de goudron

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Merisi aucun ange quatre ans après n’a chanté ton cadavre

Quand tes yeux chaviraient pour finir sur une plage sombre

Ainsi tu mourus dans ta propre couleur

Et ton corps à cette page de sable noir a posé pour toujours l’empreinte de la croix

Mais sous la ronce de tes cils tout prenait la teinte des chairs

À la gorge le goût du dernier corps étreint

Et ce fut celui d’un giton ramassé sur le port

Aimé en hâte entre les algues léchant le sel sur son cou sale

on te reprochera les pieds poudreux de tes pèlerins

Ou le ventre gonflé de madeleine à l’agonie

Imbéciles qui croyez que la lumière est blanche

Elle est couleur de notre sang et de près sent le suint

On te reprochera le crime et le vin toujours du désir

Quand l’épi de paille ou bien l’œillet dans le noir serpent des cheveux

L’œil voluptueux de ton Bacchus Le fond doré d’un bouquet de fruits

L’ombre du geste mourant à la main qui le fit Le reflet parfait de Narcisse

L’invitation des regards ou l’innocente craie des bras

Tout en toi faisait naître l’amour de notre monde

Notre terrible étable où brille

pour tout soleil l’épaisse terre de la joie.

42. Gabrielle Althen, Sans preuves, 2000

Ateliers de Braque

Parce qu’il était déjà là

Un oiseau put traverser l’esprit

Bientôt suivi de beaucoup d’autres

On eut très vite un beau losange

De choses blanches qui vivaient

Et puis le temps fit un ovale

Non ce n’était pas une auréole

Ce chant qui bourdonnait tout autour de ta tête

Mais un halo d’espace blanc

Tout frissonnant de foi prémonitoire

Oiseaux dans ce désert

- La foi déplace les images –

Oiseaux sous cette lampe

Capables immobiles d’aller

Des quatre coins

De l’épopée vers la chose qui habite la tête

- O mes enfants mes impatients

Ce halo pesant le poids du ciel

Tous ses oiseaux coulaient de source

43. Michel Butor, Cantique de Matisse, 2006

La danse de Merion (1932)

J’aime beaucoup la danse. C’est avec elle qu’il m’est facile de vivre. Lorsqu’il m’a fallu composer une danse pour

Moscou, j’ai simplement été au Moulin de la Galette le dimanche après-midi, et j’ai regardé la farandole très gaie qu’il

y avait souvent en milieu ou fin de séance. Les danseurs se tiennent par la main, courent à travers la salle, entortillent

les gens qui sont un peu égarés.

Elle était en moi cette danse, et encore pour celle que m’a demandé le Docteur Barnes, l’inventeur de l’Argyrol, qui a

mis tant de bâtons dans les roues par la suite aux gens qui voulaient voir non seulement mes œuvres mais tant d’autres,

et qui m’a fait franchir pour la seconde fois l’Atlantique.

Que tu es belle, ma noire ou blanche américaine ! tes joues sont des moitiés de grenades à travers ton châle.

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La lumière de New York est exceptionnellement belle, et puis ces tours, ces masses qui s’élèvent dans le ciel comme

des cristaux ! Les gratte-ciel ne sont pas du tout ce qu’on se figure d’après les photographies. À partir du dixième étage,

c’est le ciel qui commence parce que la maçonnerie est déjà mangée par la lumière. Souvent les bâtiments modernes

sont parcourus de la base au sommet par de grandes nervures brillantes d’aluminium qui font saisir la proportion d’un

seul coup sans la décomposer, comme un miroir d’eau. La dégradation du ton qui s’évanouit en prenant la douceur de la

matière céleste avec laquelle il se confond, procure au passant une sensation d’allègement et de délivrance.

Je me suis toujours méfié des hommes d’affaires, mais j’ai profité des occasions qu’ils m’offraient, et l’on retrouve

quelque chose de leurs ruses dans mes détours.

44. Claude Ber, La mort n’est jamais comme, 2003

Fragment in memoriam extrait

Dans le paradis del Bosco les hommes naissent avec des têtes de truites. Ich weiss nicht, I don’t kow, je ne sais, loque

sera domani. Un coq blanc ébouriffe ses plumes dans la rue qui descend au musée del jaman, j’ai taché le revers de ma

veste et je suis légèrement ivre de fatigue et de sangria.

Il tombe cette chaleur à pic des villes continentales. Comprendo l’espagnol mais je l’ai trop oublié pour le parler – no lo

habla – et à présent que je préfère écouter que dire, cette demi-langue que je reçois sans émettre me rappelle le désir

juvénile que j’ai eu d’être aimée et entendue. […]

Dans l’ombre des acacias, sur les bancs en demi lune du Prado, je dis n’importe quoi, confondant le Palacio Real et le

gril de l’Escorial , de toute façon semblables entre l’obsession religieuse et la fatuité obtuse des têtes couronnées, la

rôtisserie inquisitoriale, la bêtise sanglante des puissants. Rien ne change Seňorita sous la face del sol. Damned ! Cette

splendeur de bêtise que sont ces visages dressés comme à la table dans le bouillonné des fraises et des cols rehaussés !

Et cette misère des corps corsetés de perles et de fils d’or… Cette apothéose de la bêtise ! Gloire à Velazquez pour en

avoir immortalisé l’impériale renaissance et le désespérant réconfort de recevoir de front son éternité. Les voilà peints !

Le sage montre la lune et l’imbécile regarde le doigt. Madre de Dios, protégez Velazquez et Internet !

45. Dominique Fourcade, Thème motif, motet, pour Simon Hantaï, 2008 (extraits)

Ainsi par une nuit d’été, une nuit ou un petit matin d’été, la mort est venue accomplir une première formalité auprès de

Simon Hantaï, non sans avoir toléré beaucoup de choses, et notamment qu’une œuvre magnifique, de grande ampleur,

de toute beauté, attirante à jamais, se réalisât.

été trois linceuls

Abois : et lui désormais, est une partie de la mémoire de l’été – wagonnets de reines-claudes, de muscat et de deuils.

Trois morts cette saison ma saison, je n’ai que l’écriture pour trier – trois morts qui transforment l’été en une morgue

chaude. Simon Hantaï est le troisième. Je compte sur l’automne pour mettre fin à cette série – l’automne d’ailleurs

aujourd’hui même ou sinon lui son balayage.

infime

de cymbales

balayage

incontestablement la mort est sur le motif

Quand elle l’a surpris – mais l’a-t-elle surpris ? – il était nécessairement dans un ressassement d’indigo. Peut-être même

a-t-elle eu raison de lui par une overdose d’indigo. Ce sont les mêmes mots qui vont vers la mort et qui en viennent, il

faut être très attentif à la différence ; elle est intérieure, et ce n’est pas seulement une question de lest. Quand ils

viennent de la mort les mots sont d’une plus grande jeunesse. Insolents de jeunesse et incontrôlables d’audace.

[…]

Hantaï l’alouette. Alauda. Lark, petite lark aiguë. S’élève à la verticale au-dessus du champ ; Emporte dans son œil

toute l’étendue de la peinture en considère la nature. Regarde si la surface est sans mensonge. Chante obstinément le

motif peinture. Parfois la lumière est oblique, et le motif est l’abîme. Condition humaine encore et encore. L’urgence

d’une grande exposition provoque des étincelles d’angoisse, et la crainte qu’elle n’ait pas lieu une bouffée de désespoir.

Les Mariales, je leur tiens le langage de ma jeunesse, je les rassemble toutes les nuits et je leur dis : au travail mes

chéries. Il y a de l’impatience.