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23 Introduction Rien n’est plus contestable que l’évidence, si on en juge par les discussions qui déchirent le monde philosophique à son sujet. Préconisée par Descartes, déplorée par Pascal, affinée par Leibniz, vilipendée par Gerbet et les théoriciens du « sens commun », prônée par E. Husserl et la phénoménologie, répudiée par C. Perelman et la « Nouvelle rhétorique », l’évidence ne cesse d’alimenter à travers les âges et les doctrines les querelles d’écoles. Toutes les controverses naissent de l’intime liaison, qu’exaltent les uns et qui exas- père les autres, entre évidence et vérité. « Une proposition est évidente si tout homme qui en a la signification présente à l’esprit et qui se pose expressément la question de savoir si elle est vraie ou fausse, ne peut aucunement douter de sa vérité 1 . » L’évidence est la marque de la vérité, de la certitude qu’a l’esprit de détenir la vérité 2 . Est évident ce qui est vrai 3 . Toutefois, si, dans l’ordre de l’existence, la vérité conditionne l’évidence, dans l’ordre de la connaissance, l’évidence précède la vérité. L’intelligence considère comme vraie la proposition dont elle ne doute pas de la vérité, c’est-à-dire la proposition qui est évidente. L’évidence est aussi le critère de la vérité. Est vrai ce qui est évident. Elle substitue la certitude au doute qu’elle balaie et permet d’atteindre en toute sécurité ce Graal de tous les temps, la Vérité. La quête de la vérité, les moyens (infaillibles) de l’acquérir sont des problèmes de toutes les époques et de toutes les disciplines. Le Droit et spécialement l’activité juridictionnelle, en tant que sciences, n’échappent pas aux questions d’ordre épisté- mologique. N’attribue-t-on pas à la décision de justice force de vérité ? Avant d’envi- sager l’évidence et ses incidences en contentieux administratif, il s’avère nécessaire de situer cette dernière, au moins schématiquement, dans le débat philosophique 1. Définition extraite du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande. Évidence a donc un sens fort que ne possède pas le concept d’apparence. Les deux notions ont des racines voisines, ce qui se voit, ce qui apparaît au regard, et sont synonymes de visible, d’ostensible. Là s’arrête tout rapprochement. L’apparence n’a pas de lien obligatoire avec la vérité, mieux même elle s’y oppose quand elle est « l’aspect d’une chose considérée comme différent de sa réalité ». Ce qui est appa- rent n’est pas nécessairement évident, vrai. Inversement, ce qui est évident n’est pas nécessairement apparent. La terre a certainement une forme sphérique et pourtant ses habitants ne le perçoivent pas, bien au contraire. Un romancier, Max-Pol Fouchet, peut intituler sans paradoxe un de ses ouvrages Les évidences secrètes (Grasset 1972). 2. Certitude – Sens B. philosophique : « État de l’esprit à l’égard d’un jugement vrai, qu’il tient pour tel sans aucun mélange de doute ». LALANDE, Vocabulaire, voir « Certitude ». 3. C’est en ce sens que l’on dit – péjorativement – qu’asséner une vérité, c’est proférer une évidence. « L’évidence en contentieux administratif », Jean-Yves Vincent ISBN 978-2-7535-2138-4 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

introduction L'évidence en contentieux administratif · N’attribue-t-on pas à la décision de justice force de vérité ? Avant d’envi- sager l’évidence et ses incidences

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Introduction

Rien n’est plus contestable que l’évidence, si on en juge par les discussions qui déchirent le monde philosophique à son sujet. Préconisée par Descartes, déplorée par Pascal, affinée par Leibniz, vilipendée par Gerbet et les théoriciens du « sens commun », prônée par E. Husserl et la phénoménologie, répudiée par C. Perelman et la « Nouvelle rhétorique », l’évidence ne cesse d’alimenter à travers les âges et les doctrines les querelles d’écoles.

Toutes les controverses naissent de l’intime liaison, qu’exaltent les uns et qui exas-père les autres, entre évidence et vérité. « Une proposition est évidente si tout homme qui en a la signification présente à l’esprit et qui se pose expressément la question de savoir si elle est vraie ou fausse, ne peut aucunement douter de sa vérité 1. »

L’évidence est la marque de la vérité, de la certitude qu’a l’esprit de détenir la vérité 2. Est évident ce qui est vrai 3. Toutefois, si, dans l’ordre de l’existence, la vérité conditionne l’évidence, dans l’ordre de la connaissance, l’évidence précède la vérité. L’intelligence considère comme vraie la proposition dont elle ne doute pas de la vérité, c’est-à-dire la proposition qui est évidente. L’évidence est aussi le critère de la vérité. Est vrai ce qui est évident. Elle substitue la certitude au doute qu’elle balaie et permet d’atteindre en toute sécurité ce Graal de tous les temps, la Vérité.

La quête de la vérité, les moyens (infaillibles) de l’acquérir sont des problèmes de toutes les époques et de toutes les disciplines. Le Droit et spécialement l’activité juridictionnelle, en tant que sciences, n’échappent pas aux questions d’ordre épisté-mologique. N’attribue-t-on pas à la décision de justice force de vérité ? Avant d’envi-sager l’évidence et ses incidences en contentieux administratif, il s’avère nécessaire de situer cette dernière, au moins schématiquement, dans le débat philosophique

1. Définition extraite du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande. Évidence a donc un sens fort que ne possède pas le concept d’apparence. Les deux notions ont des racines voisines, ce qui se voit, ce qui apparaît au regard, et sont synonymes de visible, d’ostensible. Là s’arrête tout rapprochement. L’apparence n’a pas de lien obligatoire avec la vérité, mieux même elle s’y oppose quand elle est « l’aspect d’une chose considérée comme différent de sa réalité ». Ce qui est appa-rent n’est pas nécessairement évident, vrai. Inversement, ce qui est évident n’est pas nécessairement apparent. La terre a certainement une forme sphérique et pourtant ses habitants ne le perçoivent pas, bien au contraire. Un romancier, Max-Pol Fouchet, peut intituler sans paradoxe un de ses ouvrages Les évidences secrètes (Grasset 1972).

2. Certitude – Sens B. philosophique : « État de l’esprit à l’égard d’un jugement vrai, qu’il tient pour tel sans aucun mélange de doute ». LaLande, Vocabulaire, voir « Certitude ».

3. C’est en ce sens que l’on dit – péjorativement – qu’asséner une vérité, c’est proférer une évidence.

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général, afin de mieux comprendre ce qu’elle est et de déterminer ce que le juriste peut attendre d’elle.

L’évidence dans la théorie de la connaissance

Depuis l’Antiquité, les penseurs se sont demandés comment l’homme sujet à toutes sortes d’erreurs pouvait être certain de quoi que ce soit. Peut-il parvenir à la vérité, voire à l’approcher ? À quoi la reconnaîtra-t-il ? Par l’évidence attachée aux notions claires et distinctes, répond Descartes. Certes, le philosophe tourangeau n’est pas le premier à découvrir les vertus de l’évidence, avant lui Aristote écrivait déjà : « De même que les yeux des chauves-souris sont éblouis par la lumière du jour, ainsi l’intelligence de notre âme est éblouie par les choses les plus naturelle-ment évidentes 4. » Mais on ne prête qu’aux riches.

« Comme Malherbe représente pour Boileau l’avènement du classicisme dans la

littérature française, le promoteur des idées claires symbolise pour beaucoup la nais-

sance de la pensée moderne, accédant à la conscience de ses pouvoirs propres par la

critique systématique des idées reçues 5. »

La tradition lui impute d’avoir érigé l’évidence en critérium suprême de la vérité et c’est par rapport à son œuvre que les controverses prennent leur essor et leur dimension.

Le critère cartésien de l’évidence

Des différentes parties du savoir, la sagesse morale représente aux dires de Descartes la plus haute ; mais elle est aussi celle que l’on ne peut apprendre que la dernière : la sagesse présuppose toutes les autres sciences 6 dont elle couronne l’édifice. Or, selon lui, déçu par les disputes scolastiques, vaines et creuses, irrité par l’autorité dont bénéficient les rhétoriciens grecs, cet édifice des sciences est à recons-truire de fond en combles, en l’appuyant sur des fondements philosophiques plus fermes que ceux que l’on enseigne jusqu’alors. Il n’a guère plus de vingt ans quand il forme le projet héroïque de le rebâtir à lui seul en s’inspirant du modèle rigou-reux des mathématiques qu’il a toujours affectionnées, c’est-à-dire en commençant par les questions les plus simples et en s’élevant par degrés aux problèmes les plus complexes. Pour ce faire, il remet en cause l’ensemble des connaissances, y compris celles qu’il avait acceptées sans discussion. « Jugeant que j’étais sujet à faillir autant qu’un autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises aupara-vant pour démonstration 7. » Mais Descartes ne s’abandonne pas au scepticisme, il

4. aristote, Métaphysique, livre X, 993 b.5. rodis-Lewis G., Descartes et le rationalisme, PUF, 1966, p. 5.6. Dans un passage célèbre de la préface aux Principes de philosophie, Descartes compare le savoir humain

à un arbre qui aurait des racines dans la métaphysique et dont la physique serait le tronc ; de ce tronc, sortent des branches qui portent les fruits : la médecine, la mécanique et la morale.

7. Discours de la méthode, 4e partie : « Preuves de l’existence de Dieu et de l’âme humaine ou fondements de la métaphysique ».

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a horreur du doute contre lequel il découvre soudain l’arme imparable : le Cogito, ergo sum : si je pense, je suis. Cette prise de conscience résiste aux assauts réitérés du doute.

« Il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition “Je suis, j’existe” est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit 8. » Du cogito, Descartes va tirer la règle générale de l’évidence, le premier précepte de méthode qu’il s’est forgé et auquel il s’engage à obéir scrupuleusement :

« Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je la connusse évidemment telle, c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention et de ne comprendre rien en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute 9. »

En bref, Descartes recommande de pratiquer le doute radical pour reprendre les connaissances à leur origine, puis d’entreprendre la restauration de l’édifice à l’aide de moellons dont l’évidence éprouve la solidité. Il pose ainsi le principe méthodologique de l’évidence critère suprême de la vérité. Le vrai, c’est l’évident, c’est-à-dire l’indubitable.

Cette évidence est perceptible par deux canaux. Elle peut résulter des termes mêmes de la proposition examinée ou de sa confirmation par l’expérience : le tout est plus grand que la partie, par exemple. Dans ce cas, elle est dénommée « immédiate ». Elle peut également découler d’une démonstration. L’évidence, dite alors « médiate », vient à la proposition finale par l’intermédiaire d’autres propo-sitions, elles-mêmes certaines. Le raisonnement ou la preuve, observe justement M. Renouvier, aboutit à une dernière référence qui se veut une évidence 10. C’est par une interprétation abusivement restrictive que l’on réduit souvent l’évidence à la seule évidence immédiate 11, saisie par une intuition rationnelle que Descartes appelle le « bon sens », ou faculté de distinguer spontanément le vrai du faux 12. L’auteur du discours vantait le raisonnement analytique qui « montre la vraie voie par laquelle une chose a été méthodiquement inventée 13 ». Pour lui, l’intuition ne s’oppose pas au raisonnement, elle le dirige et le sous-tend. La déduction est « le mouvement continu et ininterrompu de la pensée qui a l’intuition claire de chaque

8. Idem.9. Discours, 2e partie : « Principales règles de la méthode. » Mais la vérité existe-t-elle ? Descartes pour

l’affirmer a recours à Dieu. « Cela même que j’ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et très distinctement sont toutes vraies, n’est assuré qu’à cause que Dieu est ou existe, et qu’il est un être parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui. D’où il suit que nos idées ou notions étant des choses réelles et qui viennent de Dieu en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies. » L’évidence prouve la vérité objective de l’idée, car Dieu ne peut abuser les hommes. En définitive, c’est la véracité divine qui fonde la valeur de l’évidence.

10. Grand Larousse Encyclopédique, voir « Évidence ».11. Cette réduction de l’évidence à l’évidence immédiate est d’usage dans le langage courant. « Il est

évident que… », cette expression, pour ceux qui l’emploient, dispense d’une démonstration super-fétatoire et jugée telle… ou d’une démonstration que la personne est dans l’incapacité de faire.

12. Cette acception du bon sens est tombée en désuétude. Aujourd’hui, le bon sens, c’est la capacité moyenne de l’homme moyen de bien juger. « Il faut se méfier, déclarait Henri Poincaré, de cet instinct obscur que nous nommons le bon sens et auquel nous demandons de légitimer nos conventions ».

13. descartes, Règles pour la direction de l’esprit, 1627-1628, 3e partie.

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terme ». Prolongeant l’enseignement cartésien, le philosophe écossais T. Reid peut ainsi classer les vérités en deux espèces : « L’évidence des unes apparaît immédiate-ment à tout homme dont l’entendement est développé ; celle des autres est déduite des premières par le raisonnement 14. » Évidence immédiate et évidence médiate sont les deux faces d’une même entité.

Le Discours de la méthode marque une étape décisive dans le progrès de la pensée. La réflexion cartésienne se répercute dans l’œuvre de ceux que l’on étiquette de « grands cartésiens », Leibniz, Malebranche, Spinoza. À vrai dire, ces auteurs ne se comportent pas en disciples serviles. Chacun d’eux s’est frayé son propre chemin philosophique, l’occasionalisme pour Malebranche, le parallélisme pour Spinoza, le formalisme pour Liebniz. Ce dernier s’est même toujours proclamé anti-cartésien, minimisant l’importance de Descartes dans la révolution scientifique du xviie siècle. Cependant si par le contenu de leur philosophie, ces personnages illustres divergent de l’enseignement magistral et, parfois, le combattent, ils ont tous subi son attrac-tion, suivi sa méthode, revendiqué l’évidence.

Pour Malebranche, la règle d’or de la méthode reste « de ne jamais donner un consentement entier qu’aux choses qu’on voit avec évidence 15 », une règle qu’il applique, non sans ironie, a Descartes et à sa métaphysique. « Il ne faut donc point le croire sur sa parole, mais le lire comme il nous en avertit lui-même avec précau-tion, en examinant s’il ne s’est pas trompé, et en ne croyant rien de ce qu’il dit que ce que l’évidence et les reproches secrets de notre raison nous obligeront de croire 16. »

Spinoza, comme Descartes, a préparé l’approfondissement de sa métaphysique par un traité méthodologique où l’évidence s’octroie une place centrale : « Tout ce que nous comprenons clairement et distinctement comme appartenant à la nature des choses, nous pouvons l’affirmer également avec vérité de cette chose 17. »

Quand à Leibniz, malgré ses très vives attaques contre le cartésianisme, il admet que celui-ci est comme « l’Antichambre de la Vérité » par où il faut passer avant de pénétrer plus avant. Si la méthode lui semble excellente dans ses aspirations, il la trouve insuffisante en raison du caractère flou des préceptes. Il reprend le vocabu-laire cartésien des idées claires et distinctes mais il en précise le sens. À quoi sert d’affirmer qu’une connaissance claire et distincte est la marque de la vérité si on ne fournit pas les signes qui permettent de la reconnaître ? Leibniz entend perfec-tionner le critère cartésien. Descartes appelle clair ce qui est présent et manifeste à un esprit attentif, et distinct ce qui est précis et différent des autres éléments. Plus exigeant, Leibniz veut remonter par l’analyse des notions jusqu’au fond même des choses. La connaissance n’est vraie que « lorsque tout ce qui entre dans une

14. Cité par KaLinowsKi G., Le problème de la vérité en morale et en droit, Bordeaux, thèse, Lettres, Lyon, Imp. Vitte, 1967, p. 140.

15. MaLebranche, La recherche de la vérité, 1674-1675, chap. iii, § 1. Ou encore, «retenir ton consen-tement jusqu’à ce que tu ne puisses plus le refuser à l’évidence de la vérité», in MaLebranche, Méditations philosophiques, 1683, III, § 6.

16. MaLebranche, La recherche de la vérité, III, 1, chapitre iv, § 5.17. spinoza, Court traité, vers 1660, § 30.

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définition ou connaissance distincte est connu distinctement jusqu’aux notions primitives 18 ».

Trois siècles après sa naissance, la méthode cartésienne conserve sa vigueur. Le courant phénoménologique s’en réclame avec éclat. Son initiateur, Edmund Husserl, la suit pas à pas. Le doute critique renverse les fragiles connais-sances acquises, l’évidence, « principe des principes » et cimente les bases d’un nouveau départ 19.

« Je ne pourrai évidemment ni porter ni admettre comme valable aucun jugement, si je ne l’ai pensé dans l’évidence, c’est-à-dire dans des “expériences” où les choses et “faits” en question me sont présents “eux-mêmes”. Je devrais alors, il est vrai, faire réflexion sur l’évidence en question, évaluer sa portée et me rendre évident ses limites et son degré de “perfection”, c’est-à-dire voir à quel degré les choses me sont réelle-ment données elles-mêmes. Tant que l’évidence fera défaut, je ne saurais prétendre à rien de définitif : tout au plus pourrais-je accorder au jugement la valeur d’une étape intermédiaire possible sur le trajet qui mène à elle 20. »

L’évidence méthodologique se perpétue ainsi de générations en générations, entraînant l’approbation mais soulevant également des critiques ; ses adversaires sont aussi nombreux et passionnés que ses adeptes.

Les controverses suscitées par l’évidence cartésienne

Le critère cartésien de l’évidence n’a pas manqué de susciter au fil des âges d’ardentes polémiques. Certains n’hésitent pas à lui jeter l’anathème. L’abbé Gerbet, au nom de la doctrine du « sens commun », juge incompatible le cartésianisme et le catholicisme. Le premier magnifie le doute, alors que celui-ci est interdit au croyant. Descartes accorde une confiance totale à la raison humaine qui parvient, elle-même, à la certitude et à la vérité par l’évidence. Si chaque individu, vitupère Gerbet, s’en remet à l’autorité de sa propre raison, aucune règle commune de foi ne peut exister. Le critère de la vérité, ce n’est pas l’évidence, c’est la foi 21. D’autres adressent à l‘évidence deux griefs fondamentaux : ce critère est nuisible et impropre.

L’évidence, critère nuisible

Faisant de l’évidence la marque de la raison, Descartes et les rationalistes clas-siques ne considèrent comme fondées que les intuitions et les démonstrations qui,

18. Leibniz, Discours de métaphysique, 1686, § 24.19. husserL E., L’idée de la phénoménologie, PUF, coll. « Épithèmée », 1970, 2e leçon 29-30, p. 51-52.20. husserL E., Méditations cartésienne, Paris, Armand Colin, 1931, p. 11.21. Dans une certaine mesure, l’abbé Gerbet n’est peut-être pas aussi éloigné de Descartes que la rivalité

des deux hommes le laisse penser. En effet, si on en croit M. Levy-Bruhl, la foi est la manifestation idéale de l’évidence. « Il semble à première vue que l’évidence la plus complète, la plus absolue, celle que l’on pourrait appeler l’évidence intuitive et dont le type achevé est fourni par l’union du croyant avec son dieu… » (Levy-bruhL h., La preuve judiciaire. Étude de sociologie juridique, Paris, Lib. Rivière, coll. « Petite bibliothèque sociologique internationale », 1962, p. 15.) Sur la pensée philosophique de l’abbé Gerbet, voir LefouLon a., La pensée politique de l’abbé Gerbet, Travaux juridiques de l’université de Rennes, t. XXIX, 1968, p. 174 et suiv.

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des idées claires et distinctes, propagent l’évidence des axiomes à tous les théo-rèmes. Une science rationnelle ne peut se contenter de vraisemblances, elle doit élaborer un système de propositions nécessaires qui s’impose à tous les êtres sensés sur lequel l’accord doit régner. Le désaccord signifie l’erreur.

« Toutes les fois que deux hommes portent sur la même chose un jugement contraire, il est certain que l’un des deux se trompe. Il y a plus, aucun d’eux ne possède la vérité ; car s’il en avait une vue claire et nette, il pourrait l’exposer à son adversaire de telle sorte qu’elle finirait par forcer sa conviction 22. »

Descartes ne laisse pas le choix : ce qui est évident est certain et vrai, ce qui ne l’est pas est contingent et faux.

La « Nouvelle rhétorique », animée par M. Chaïm Perelman, entend rompre ce carcan. « C’est à l’idée d’évidence, comme caractérisant la raison, qu’il faut s’atta-quer 23… » Il faut exorciser le manichéisme simpliste et néfaste du vrai et du faux. La vie de l’esprit n’oscille pas entre la certitude et le doute absolus. Une pareille alternative, estime M. Perelman, condamne toute vie spirituelle, qui suppose des raisons de s’engager et de croire, sans que ces raisons soient évidentes 24. Déjà, Pascal, en opposant la volonté à l’entendement, l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie et en montrant que l’homme déchu n’était pas uniquement un être de raison, protestait qu’il était nécessaire de parier.

La « Nouvelle rhétorique » rend responsable la méthode cartésienne de la sclérose qui envahit la logique. Le logicien classique ne s’intéresse qu’aux preuves analytiques, à l’exclusion des preuves dialectiques qui ne présentent pas un caractère de néces-sité. La logique a été restreinte à la logique formelle, c’est-à-dire aux seuls moyens de preuve utilisés dans les sciences mathématiques. Les raisonnements étrangers à ce domaine s’évadent de la logique et, par là, de la raison. Tout ce que l’évidence, symbole de la raison, ne touche pas de sa grâce est rejeté arbitrairement dans l’irra-tionnel. « Faut-il tirer de cette évolution de la logique et des progrès qu’elle a réalisés, la conclusion que la raison est tout-à-fait incompétente dans les matières qui échap-pent au calcul et que, là où ni l’expérience ni la déduction logique ne peuvent nous fournir la solution d’un problème, nous n’avons plus qu’à nous abandonner aux forces irrationnelles, à nos instincts, à la suggestion ou à la violence 25 ? »

D’autre part et surtout, une grave menace pèse sur le savoir. Le critère cartésien n’admet la valeur de la connaissance qu’en fonction de l’évidence. On s’interdit de progresser, lorsque celle-ci manque. Si l’évidence produit la certitude, celle-ci ne peut elle pas naître en dehors de celle-là ? La convergence d’un grand nombre d’indices susceptibles d’interprétations variées et plus ou moins vraisemblables peut mener à des conclusions tellement assurées que seul un aliéné oserait les mettre en doute 26. Les dédaigner, c’est se condamner à la stagnation. Tant pis si on découvre, par la suite, leur inexactitude. Rejoignant l’enseignement de Gaston Bachelard,

22. descartes, Règles pour la direction de l’esprit.23. pereLMan c. et oLbrechts-tyteca L., Traité de l’argumentation, PUF, coll. « Logos », 1958, t. I, p. 4.24. pereLMan c., « Évidence et preuve », Dialectica, vol. II, n° 1/2 des 15 mars-15 juin 1957, repris dans

Justice et raison, Bruxelles, Presses universitaires, 1963, p. 149.25. pereLMan C. et oLbrechts-tyteca L., Traité de l’argumentation, op. cit., t. I, p. 3.26. pereLMan c., « Évidence et preuve », op. cit., p. 151.

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M. Perelman pense que « tout progrès de la connaissance est dépassement de l’er-reur, et se définit par rapport à l’erreur qu’elle élimine 27 ».

Il ne sert donc à rien de trouver un critère radical garant de l’infaillibilité humaine. Il suffit pour qu’un savoir solide soit possible, se développe et s’enri-chisse, que les prémisses sur lesquelles il repose soient actuellement exemptes de discussion. Pour douter, il faut un motif puissant qui le justifie. Contrairement à Descartes qui ne se contentait ni d’opinions admises ni d’êtres contingents et exigeait un fondement absolu dans des vérités évidentes et l’Être nécessaire, en l’absence desquels il ne voyait partout que doute et incertitude, M. Perelman refuse de croire que toutes les opinions sont plongées dans une égale obscurité. Certaines d’entre elles peuvent être jugées préférables à d’autres et le fait d’y adhérer sera justifié et raisonnable. C’est parce que, ayant accepté une opinion, il est raisonnable de s’y tenir, qu’il est déraisonnable de l’abandonner sans raison 28. Sinon la connais-sance s’effiloche et se racornit ; elle cède son dynamisme pour la seule contempla-tion des vérités évidentes.

Dans l’intérêt de la logique et celui de la connaissance, M. Perelman propose de promouvoir les techniques discursives qui provoquent ou accroissent l’adhésion des esprits aux thèses présentées à leur assentiment, sans limiter leur étude à un degré particulier d’adhésion caractérisé par l’évidence 29. Corrélativement il écarte l’iden-tification de l’évidence et de la vérité, bannit l’évidence et qualifie de connaissance une opinion éprouvée qui a résisté aux critiques et aux objections et dont on espère avec confiance mais sans une certitude totale qu’elle résistera aux examens futurs 30.

L’évidence, critère impropre

Descartes pose l’évidence en critère de la vérité. La vérité ou conformité réelle d’un fait ou d’un jugement à la réalité – adaequatio rei et intellectus – est un état de choses objectif qui existe ou non indépendamment de la conscience de l’individu, indépendamment de sa capacité à le constater ou à le faire voir. M. Kalinowski la compare à un avion qui survole à haute altitude une portion de territoire. Au sol, certains l’aperçoivent, d’autres le cherchent désespérément du regard. Cette « voyance » ou cette « cécité » ne change rien à la réalité du passage de l’avion dans le ciel 31. La vérité est ou n’est pas. L’évidence, pour remplir pleine-ment sa fonction, doit donc avoir elle-même une valeur objective, s’avérer elle-même incontestable. Elle ne peut subir aucune variation, ni dans l’espace, ni dans le temps. La vérité est universelle et éternelle. Elle ne peut davantage dépendre des caractéristiques de l’esprit. Elle doit être identique pour chacun, quels que soient son tempérament, sa formation, son âge, sa nationalité. Ces éléments subjectifs ne doivent pas se hérisser en obstacles à l’exercice de cette faculté qu’est la raison 32.

27. pereLMan c., eod. loc., p. 147.28. pereLMan c., eod. loc., p. 146-147.29. pereLMan c. et oLbrechts-tyteca L., op. cit., p. 5.30. pereLMan c., « Évidence et preuve », op. cit., p. 147.31. KaLinowsKi G., Le problème de la vérité en morale et en droit, op. cit., p. 60.32. Voir pereLMan c., « Opinion et vérité », in Justice et raison, op. cit., p. 198.

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L’évidence en contentieux administratif

30

Or, l’évidence communique la certitude de la vérité et la certitude est un état d’es-prit correspondant, normalement, à la prise de conscience de la conformité d’un jugement à la réalité, conformité qui en constitue la vérité 33. L’évidence conçue comme une propriété objective de certains jugements se trouve ainsi liée à l’état subjectif du connaissant. Elle devient tributaire du sujet qui la pense. « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je la connusse évidemment telle… », écrivait Descartes. Ses héritiers, les phénoménologues, ne prétendent rien d’autre : l’évi-dence n’est pas une donnée originaire de l’objet, elle est toujours intentionnelle, en ce qu’elle ne peut se passer du truchement de l’Ego. Cette vision les conduit à relativiser la force de l’évidence.

« L’évidence est donc une notion très relative qui ne prend son sens que dans une perspective essentiellement méthodologique : elle ne correspond pas à une croyance en la possibilité d’accéder à des données intangibles, mais à un simple impératif de méthode enjoignant au sujet de s’efforcer de regarder le monde lui-même jusqu’à ce qu’il ait l’impression d’y voir clair “vraiment”. Il ne s’agit pas de transcender notre factivité, d’atteindre à un impossible absolu, d’appréhender les choses telles qu’elles seraient indépendamment de nous-mêmes et une fois ; il s’agit, plus modestement, mais plus efficacement aussi, de procéder à une expérience aussi directe et aussi objective que possible du monde, de ne tenir pour valable que ce qui nous paraît, en notre conscience, comme étant l’évidence même (quand bien même cette évidence devrait être remise ensuite en question) et de revenir aux choses elles-mêmes, sans idée préconçue lorsque manque cette évidence 34. »

Dès lors que l’évidence appartient au domaine subjectif, quelle que soit la forme qu’elle revête, évidence intellectuelle 35, ou évidence physique, sensible, quel crédit peut-on lui accorder ? L’évidence ne diffère-t-elle pas selon l’état physique ou mental de l’observateur ou, encore, selon les types de mentalité ? M. Henri Levy-Bruhl rapporte le témoignage d’un missionnaire qui longtemps séjourna au Paraguay. Un indigène de la tribu des Lengua, avec qui ce dernier entretenait d’amicales relations, lui repro-cha un jour de lui avoir dérobé des potirons. Le pasteur protesta de son innocence, démontra que le vol ne pouvait lui être imputé puisqu’au moment du larcin il voya-geait à des milliers de kilomètres du camp. Le Lengua ne se laissa pas convaincre ; il se bornait à répéter au missionnaire : « Vous êtes mon voleur car je vous ai vu en rêve emporter mes potirons. » Pour lui, le rêve avait la force d’un flagrant délit qu’il aurait

33. Il y a donc entre certitude et vérité la différence qui existe entre le subjectif et l’objectif. « Je vois dans la certitude un état d’esprit : indépendant de la vérité ou de la fausseté de la proposition sur laquelle tombe cette certitude. Je puis croire vraie une proposition qui de sa nature est fausse, et cette opinion peut être dans moi une certitude. Je puis croire être sûr d’une proposition dont un autre doute et douter de celle dont un autre est assuré. Combien de fois, en effet, l’erreur a-t-elle été l’objet de la certitude et la vérité l’objet du doute. » fiLanGeri G., La science de la législation, Paris, 1840, p. 345-346.

34. aMseLeK P., Méthode phénoménologique et théorie du droit, LGDJ, coll. « Bibliothèque de philosophie du droit », t. II, 1964, p. 14.

35. Certains philosophes refusent cette évidence intellectuelle. « Il n’y a pas d’ailleurs d’évidence ration-nelle, il n’y a qu’une évidence sensible. C’est au fond un des mérites de la phénoménologie, et de grande conséquence en psychologie, d’avoir montré que la perception rencontre l’objet, tandis que la conscience imageante ne le rencontre pas. Que je rencontre l’objet n’est pas quelque chose que je puisse établir, mais quelque chose d’évident. » césari P., La valeur de la connaissance scientifique, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque de philosophie scientifique », 1960, p. 106-107.

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constaté 36. L’exemple des ordalies, utilisées pour désigner un coupable contre lequel les preuves sont inexistantes ou insuffisantes, se révèle aussi significatif. Le vaincu à ce jeu mortel du hasard ne s’insurge pas, il estime qu’inconsciemment il a commis le fait reproché. Dieu ou les dieux ne peuvent se tromper 37.

Si, pour certains hommes, l’irrationnel est évidence, si l’Univers ne conçoit pas celle-ci de la même manière, autant confesser la vanité d’en faire le critérium de la vérité. Elle semble par trop fonction des tendances, des préjugés, des connaissances antérieures, des hypothèses, des idéologies, etc. C’est pourquoi, des penseurs, moins ambitieux que Descartes, placent « le véritable critérium de la vérité humaine » dans la seule « conviction morale [qui] subjugue tout quand elle est ressentie 38 ».

Déterminée, exprimée par l’être pensant faillible, l’évidence peut donc être source d’erreurs. On pourrait dire d’elle ce que Victor Cousin disait du raisonne-ment : c’est un instrument aussi bon pour l’erreur que pour la vérité. Descartes lui-même s’est trompé. La transmission instantanée de la lumière était pour lui d’une certitude telle qu’il était prêt à avouer qu’il ne savait rien en philosophie, si on lui prouvait le contraire. Vingt ans après sa mort, l’observation établissait la vitesse finie de la lumière. Plus tard, Isaac Newton réhabilitait l’obscure notion d’attraction, abolissant la physique cartésienne du plein et des tourbillons. Puisque la pensée la plus attentionnée véhicule de fausses évidences, comment distinguer ces dernières des évidences véritables ? Il faut disposer d’un « super-critère » pour départager les unes des autres. L’existence de cette dualité ruine d’emblée la théorie de l’évidence en tant que critère de la vérité. L’évidence est un critère insuffisant ou, plus exacte-ment, elle cesse d’en être un, au profit du « super-critère ». Elle recule le problème de la vérité des connaissances sans le résoudre.

Les critiques sont d’importance, les objections nullement négligeables. L’évidence a du mal à se dégager de sa gangue subjective. Le peut-elle d’ailleurs, hormis le cas de loi naturelle ou physique irréfutable, du type « l’homme est mortel » ? Il serait utopique de demander à l’intelligence de se soustraire complètement aux influences de l’habitude, du sentiment ou de la volonté.

Il reste que l’évidence, malgré ses imperfections, doit tendre à l’objectivité, être, comme le dit Victor Bouchard, une « certitude objectivée ». Ce qui est manifeste réellement a vocation à apparaître tel à tous les hommes, tous les hommes normaux et raisonnables. Ceci ne signifie pas que l’évidence se confond avec l’opinion commune. Le fait qu’une majorité d’individus partage les mêmes idées ne confère pas à celles-ci leur vérité. Galilée avait raison de prétendre que la terre tournait autour du soleil contre les autorités scientifiques et religieuses qui le persécutèrent. L’évidence d’une proposition peut ne frapper, dans un premier temps, qu’un esprit ou un cercle restreint de personnes, mais elle est authentique si tout homme qui se pose, ensuite, honnêtement la question de la vérité ou de la fausseté de cette proposition ne peut douter de sa vérité 39. Ainsi que l’écrit Lalande, « la force de

36. Levy-bruhL H., La preuve judiciaire, op. cit., p. 18-19.37. Levy-bruhL H., eod. loc., p. 76.38. Touret à l’Assemblée constituante le 11 janvier 1791, cité par rached a., De l’intime conviction du

juge, thèse, Paris, Pédone, 1942, p. 135, note 167.39. Voir la critique que donne Lalande au mot « évidence ».

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l’évidence se manifeste par les répugnances dont elle triomphe ». La théorie de l’évidence mérite d’être maintenue à condition qu’on l’interprète convenablement. Les travaux de M. Kalinowski apportent sur ce point une aide des plus précieuses. Les jugements ne sont pas isolés :

« C’est pourquoi [ceux] que nous tenons pour vrais – qu’ils soient ou non évidents – s’éclairent les uns les autres et permettent leur contrôle réciproque. À force de les confronter à l’intérieur de la vision globale de l’univers qu’ils apportent, à force de nous demander s’ils s’accordent les uns avec les autres et nous offrent une vue d’ensemble de plus en plus cohérente et lumineuse, tant dans les grandes lignes qu’en détails, nous pouvons arriver quoique lentement, non sans peine, ni hési-tations, échecs et redressements, à distinguer, si besoin est, les fausses certitudes des évidences authentiques. Ce n’est donc pas une certitude isolée, se présentant comme une évidence et qui peut effectivement être illusoire, mais l’ensemble de nos évidences, confrontées entre elles et réciproquement contrôlées, qui est au fond le critère de la connaissance objective 40. »

Ainsi conçue, l’évidence ne traduit pas le réflexe instinctif d’un esprit plus ou moins perturbé, mais couronne un acte de raison. On peut, dès lors, accueillir ce principe que toute évidence authentique certifie une connaissance vraie et formuler ce vœu que tout sujet connaissant travaille à se la procurer.

L’évidence en contentieux administratif

L’activité du juriste, et donc celle du juge à laquelle la présente étude est unique-ment consacrée, ne diffèrent pas essentiellement de celle du littéraire ou du scienti-fique. Chacun d’eux, dans leur spécialité respective, s’efforce de justifier rationnel-lement les propositions qu’il pose. Il s’agit, en conséquence, de rechercher à travers l’évidence, si et dans quelle mesure les normes édictées par le juge administratif sont rationnellement justifiées ; il s’agit, en d’autres termes, de déterminer la part de l’évidence dans la méthode juridictionnelle, dans l’ensemble des démarches que suit le juge administratif pour découvrir et démonter la vérité. Cette recherche semble relativement aisée puisque le Conseil d’État, en de multiples occasions, invoque explicitement l’évidence. En fait, ces allusions formelles à l’évidence élar-gissent le champ d’investigations initial ; elles ouvrent des perspectives nouvelles. Elles correspondent, en effet, à des cas où l’évidence sert moins à des fins métho-diques qu’à des fins juridiques. L’évidence en contentieux administratif se présente ainsi sous deux aspects distincts qui appellent une analyse séparée.

L’emploi de l’évidence à des fins juridiques

De nombreux arrêts du Conseil d’État et du Tribunal des conflits visent expres-sément l’évidence et une évidence qui est toujours immédiate en tant qu’elle doit être une donnée première de la conscience. Elle doit ressortir des pièces versées au

40. KaLinowsKi G., op. cit., p. 223.

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IntroductIon

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dossier par les parties ou de l’acte incriminé. Aucun raisonnement ne doit s’inter-caler entre la prise de connaissance et la prise de décision. Le « fait évident » doit apparaître comme tel au juge saisi, comme à « tout esprit éclairé » placé dans une position identique, sans qu’il ait à soupeser, apprécier les divers éléments dont il dispose à l’issue de l’instruction, sans qu’il ait un effort intellectuel à effectuer pour dissiper les doutes et rendre sa sentence.

Parfois, la mention de cette évidence est insérée dans une décision et n’est pas par la suite reprise. Par exemple, le Tribunal administratif de Limoges a estimé que le service de lutte contre l’incendie n’a pas fonctionné d’une manière défectueuse, « susceptible d’aggraver manifestement les conséquences du sinistre » dont fut victime une entreprise 41. Cette exigence d’une aggravation « manifeste » ne se retrouve ni dans des jugements antérieurs 42, ni dans des jugements postérieurs 43, de telle sorte qu’on peut regarder cet adjectif comme une précision d’espèce, dénuée de signification juridique. Cette manifestation de l’évidence peut être négligée.

Parfois, au contraire, pour un type de situation donné, l’évidence figure de façon stable et permanente dans la lettre des arrêts. L’insistance dont témoigne le juge à la relever interdit de parler d’accident ou de hasard. « Aussi bien, déclare un membre éminent du Conseil d’État, les juristes versés dans la lecture [des arrêts] n’igno-rent-ils pas que chaque mot y est pesé attentivement et qu’une tradition très stricte assigne à chacun d’eux – du moins pour ceux dont il est fait un fréquent usage – un sens très nettement défini 44. » La jurisprudence offre trois séries d’illustrations d’inégale importance.

En premier lieu, un texte prévoit le recours à l’évidence. Ainsi, l’article 28 de l’ordonnance du 11 octobre 1945 désigne comme bénéficiaires des réquisitions de logement « les personnes dépourvues de logement ou logées dans des conditions manifestement insuffisantes ». L’évidence est intégrée à une condition de fond dont le Conseil d’État contrôle la réalisation 45. Cette première hypothèse n’est pas propre au droit public ; le droit privé connaît également des évidences textuelles. La loi du 17 juillet 1970, tendant à renforcer la garantie des droits individuels 46, prévoit qu’en cas de non-lieu, de relaxe ou d‘acquittement, la victime pourra être indem-

41. TA Limoges 30.06.1954 Ets Legrand, AJDA 1955.2.84.42. CE 27.4.1951 Besset, R. 232 ; 7.11.1952 Ville d’Oloron-Ste-Marie, R. 49743. CE 15.6.1956 Ville de Louviers, AJDA 1956.2.373 ; 20.11.1968 Cie d’assu rances « La Fortune », R.

579.44. Latournerie r., Essai sur les méthodes juridictionnelles du Conseil d’État, Livre jubilaire du Conseil

d’État, p. 220. Dans le même sens, C.J. haMson : « En vérité, il importe de prêter, de temps à autre, la plus grande attention au libellé exact [des arrêts du Conseil d’État] : la moindre variante est à observer car elle n’est probablement pas accidentelle ; la disparition ou l’apparition d’un simple mot peut avoir une signification ou une portée considérable. » Pouvoir discrétionnaire et contrôle juridic-tionnel de l’administration, LGDJ, 1958, p. 128.

45. CE 25 mars 1964 Dame Perrot, R. 206. Sect. 13 mai 1964 Dequet, R. 185. 14 mars 1965, Consorts Amans, R. 790. 5 octobre 1966, ministre de la Construction c. Wattebled, R. 1092. Voir égale-ment, l’article 3 de l’ordonnance du 6 décembre 1943 (repris par l’article 1 de l’ordonnance du 27 juin 1944) qui enjoint à la commission d’épuration de « distinguer entre les hommes qui se sont bornés à exécuter des ordres sans avoir l’autorité nécessaire pour les discuter et ceux qui, allant au-delà de leurs strictes obligations professionnelles, se sont sciemment associés à une politique antinationale ou ont manifestement dépassé dans la répression l’exercice normal de leurs fonctions ».

46. JCP 1970.3.36850.

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L’évidence en contentieux administratif

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nisée, dans la mesure où la détention lui a causé « un dommage manifestement anormal et d’une particulière gravité 47 ».

L’évidence, en second lieu, peut être dégagée par le juge administratif d’un texte qui, à lecture, ne l’appelait pas. L’article 1153 alinéa 4 du Code civil dispose que « le créancier auquel son débiteur en retard a causé par sa mauvaise foi, un préjudice indé-pendant de ce retard » peut obtenir des dommages-intérêts en sus des intérêts mora-toires de la créance. Le Conseil d’État applique cette disposition quand l’administra-tion fait preuve d’un « mauvais vouloir manifeste » à acquitter ses dettes. Le mauvais vouloir manifeste résulte certes d’un double apport, législatif et jurisprudentiel, mais l’élément d’évidence est l’œuvre unique de la juridiction administrative suprême.

Enfin et surtout, l’évidence peut être créée ex-nihilo par le juge administratif ou celui des conflits. À cette dernière catégorie appartiennent des notions telles que l’erreur manifeste d’appréciation, l’acte manifestement insusceptible de se rattacher à l’exercice d’un pouvoir de l’administration, l’acte clair ou encore l’ordre manifes-tement illégal.

Cette liste n’est pas immuable. Au fil des années elle subit des variations, tantôt elle s’allonge, tantôt elle se rétrécit. La faute manifeste 48 symbolise cette double évolution. Elle apparaît pour la première fois en 1918 dans une affaire Zulemaro où un homme avait été assassiné par des évadés d’un pénitencier guyanais. L’instruction établit que l’administration, avisée de complicités autour du camp et avertie que les coupables s’étaient déjà attaqués à deux surveillants, n’avait pas renforcé la surveillance sur les détenus ni pris la moindre mesure pour protéger les habitants des localités au sein desquelles vivaient ouvertement des évadés. Le Conseil d’État, tenant compte des difficultés spéciales au service pénitentiaire colonial, décèle dans

47. Cette même loi (art. 23, nouvel art. 370 du Code pénal) érige en délit « le montage réalisé avec les paroles ou l’image d’une personne sans le consentement de celle-ci, s’il n’apparaît pas à l’évidence qu’il s’agit d’un montage ou s’il n’en est pas expressément fait mention ». Adde, art. 22 du Code de la route : « Lorsque sur les routes de montagne et sur les routes à forte déclivité, le croisement se révèle difficile, le véhicule descendant doit s’arrêter à temps le premier. S’il est impossible de croiser, le véhicule descendant doit reculer, sauf si l’autre véhicule se trouve manifestement plus près d’une place d’évitement. »

48. La faute manifeste visée au texte est celle du service public et non la faute personnelle des agents publics. La doctrine, au début de ce siècle, essaya, à la suite de Laferrière, de caractériser la faute personnelle comme « une erreur grossière » ou comme une « usurpation manifeste » (Voir Laferrière, concl. sous T.C. 5.5.1877 Laumonier–Carriol, D. 1878.3.13 ; Jèze G., RDP 1909.208). Cette tentative doctrinale n’a pas reçu l’approbation de la jurisprudence. Seules quelques décisions judiciaires ont défini la faute personnelle comme « la faute manifestement insusceptible de se rattacher à l’exercice des fonctions » (Tb. corr. Bougie, cité à la Revue administrative, 1954, p. 400). Quant au tribunal des conflits, hormis une poignée d’arrêts qui visent une « faute manifeste » (T.C. 9 juillet 1953 Delaître c. Bouquet, R. 592 ; 9 juillet 1953 Dame Vve Bernadas c. Buisson, R. 593) il n’a jamais identifié la faute personnelle de l’agent public à un manquement flagrant. Mieux même, il a parfois qualifié de faute de service des faits qui constituaient manifestement une faute détachable des fonctions, telle que la randonnée d’une automobile conduite à une vitesse excessive, sous une pluie battante, sur la portion gauche de la route et qui se termine par un accident mortel (T.C. 4.6.1940 Dame Aimé, R. 251). À noter, en droit administratif international, la « faute patente et grave » qu’il est nécessaire de prou-ver pour légitimer le renvoi sans préavis d’un fonctionnaire international. Voir TA des Nations unies, 14 avril 1967, n° 104 Gillead c. secrétaire général des Nations unies, AFDI, 1967, p. 259.

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IntroductIon

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l’enchaînement des faits « une faute manifeste et particulièrement grave, de nature à engager la responsabilité de l’État 49 ».

Cette faute connaît son apogée entre les années 1920 et 1930. Elle s’implante d’abord dans un contentieux qu’elle marque de son empreinte, la garde des aliénés. Le premier arrêt d’une longue série l’exige de la victime pour obtenir l’indemni-sation des dommages causés par un malade mental échappé d’un asile psychia-trique 50. La jurisprudence postérieure l’applique aux préjudices soit subis par les internés de leur fait (suicides), soit provoqués par un défaut de surveillance 51.

Par la suite, le Conseil d’État y soumet la responsabilité de l’État pour l’inter-nement dans un camp de concentration destiné aux étrangers et l’expulsion d’une personne jouissant de la possession d’état de citoyen français 52 ; pour les négligences qu’aurait commises l’agent chargé de faire passer le permis de conduire à un candidat qui occasionne un accident mortel 53 ; pour les insuffisances dont l’administration aurait fait preuve lors de l’examen thérapeutique d’un vaccin antituberculeux 54.

De même, sur recours introduit à raison de délits de droit commun imputables à des soldats étrangers ou à des personnes employées par les armées étrangères, la juridiction administrative n’admit la responsabilité de l’État français, substituée à celle de l’État étranger, que si elle relevait à sa charge une « faute d’une particulière gravité 55 » ou une « faute manifeste et d’une particulière gravité 56 ». Cette solution fut étendue aux agissements délictueux perpétrés par un exclu de l’armée fran-çaise 57 ou par un soldat français 58.

À partir de 1930, la faute manifeste amorce un déclin qui conduira trente ans plus tard à sa disparition. En 1933, le tiers victime d’un préjudice causé par un aliéné est indemnisé sur la base d’une faute lourde 59. À l’égard des dommages

49. CE 4 janvier 1918, 1re espèce, Mineurs Zulemaro, R. 9 (arrêt parfois appelé Sinaïs) ; du même jour Duchesne c. l’État, 2e espèce, R. 10.

50. CE 24 juin 1921 Lupiac, R. 632.51. CE 12 avril 1929 Ludemann, R. 409 ; Sect. 27 octobre 1933 Dame Guillaumie, R. 974 ; Sect.

21 décembre 1934 Dame Vve Pannetier, R. 1224 ; 29 janvier 1936 Consorts Chatry, R. 139 ; 2 décembre 1936, Dame Vve Brun, R. 1054 ; 20 janvier 1937 Guillet, R. 79 ; Sect. 19 janvier 1945 département des Basses Pyrénées c. Prat, D. 1946, 39, concl. Lefas ; 4 janvier 1952 Dame Roustan, R. 1072 ; 9 janvier 1957 Dame Vve Nasi, R. 23 ; 11 février 1959 Assistance publique de Marseille c. Dame Vve Filippi, R. 103 ; 18 mai 1960 Hôpital de Chatellerault, R. 1124.

52. CE 29 juillet 1925 Legrand, R. 747.53. CE 31 octobre 1928 Pernot, R. 1106 ; D. 1929.3. 1 note Appleton ; comp. 23 janvier 1920 Lebreton,

R. 86.54. CE 10 mai 1957 Marbais, D. 1958.190, note F. G. Lorsque l’inventeur se plaint de l’utilisation par

l’État d’inventions brevetées, ou qu’il n’a pu faire breveter, sans obtenir rémunération de la part de celui-ci, le Conseil d’État exige la preuve de manœuvres dolosives : CE 12 mai 1922 Copenhague, R. 450 ; S.26.1.1934 Ronsin ; sect. 15 juin 1934 Messier, R. 722.

55. CE 19 mai 1922 Dourdent, R. 451 ; 23 juin 1922 Gaspard, R. 551 (crimes commis par des travailleurs chinois au service de l’armée britannique).

56. CE 9 mars 1923 de la Villesbrune, R. 234 ; 9 janvier 1924 Dame Douchet c. ministre de la Guerre, R. 33 ; 9 novembre 1927 Guillot-Badillier, R. 1032 (vols commis par des soldats américains ou belges).

57. CE 11 mars 1921 Dame et Dlle Selliés, R. 292.58. CE 28 mars 1924 Loumi-Daoud, R. 354 (mise à sac d’un café par des tirailleurs sénégalais venus en

expédition punitive sans que l’autorité militaire ait tenté d’empêcher les représailles) ; 2 août 1928 Dame Vve Arnoux, R. 1008 (mari tué par un fonctionnaire devenu subitement fou).

59. CE sect. 27 janvier 1933 de Bony, R. 135 ; 3 février 1956 département de la Seine c. Harran, AJDA 1956.2.73.

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L’évidence en contentieux administratif

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subis par les internés eux-mêmes, le juge administratif relevait la « faute du service public susceptible d’engager la responsabilité du département 60 », la faute lourde ou grave 61, ou plus simplement le défaut de surveillance ou la mauvaise organisa-tion du service 62. Un arrêt Eveillard de 1961 clôture une évolution largement dessi-née. Une femme admise dans le service psychiatrique d’un hôpital, pour dépression nerveuse et anxiété obsessionnelle, s’enfuit et se suicide. Comme elle aurait dû faire l’objet d’une surveillance particulière, le Conseil d’État condamne l’administration pour faute lourde 63. Aujourd’hui, la faute lourde a définitivement supplanté la faute manifeste 64. Les victimes ne déploreront pas ce changement, d’autant qu’il s’ins-crit dans le cadre d’une politique générale du Conseil d’État décidé à assouplir la mise en œuvre de la responsabilité administrative : non seulement la faute mani-feste s’efface devant la faute lourde, mais la faute simple remplace, dans certaines matières, la faute lourde 65, et parfois même un régime de responsabilité sans faute succède à un régime de responsabilités pour faute 66.

60. CE 12 décembre 1930 Delle Richter, D. 1930.3.71, note H. L. ; 8 janvier 1931 Devaux ; 7 octobre 1955 Dame Vve Rosati, R. 470.

61. CE 22 décembre 1936, Dame Vve Appard, R. 1144 ; 3 février 1937 hospices civils de Montpellier, R. 149.

62. CE 14 juin 1933 Dame Rivoal, R. 630 ; 22 janvier 1936 Dame Duxent, R. 101. Ces deux arrêts, surprenants pour l’époque, s’expliquent cependant aisément. Les requérantes demandent répara-tion à l’État des fautes personnelles d’agents publics. Pour elles, il ne s’agit pas tant de prouver que le service a commis une faute qualifiée que de prouver que l’agissement personnel a un lien avec le service, que celui-ci a rendu possible la faute personnelle. Le problème se pose en dehors de la hiérarchie des fautes ; le manquement simple suffit.

63. CE 10 novembre 1961 Eveillard, R. 639 ; adde 31 janvier 1964 Consorts Bonnery, RDP 1964.71964. Même évolution pour les services pénitentiaires. Après l’arrêt Zulemaro, la faute manifeste cède sa

place, pour les dommages causés ou subis par les détenus, à la faute « de nature à » (CE 24 juillet 1929 Dame Vve Bouzid Abdallah ben Salah, R. 931 ; S. 23 avril 1937 Cattaruzza, R. 430 ; 26 mai 1944 Delle Serveau, R. 153) ou à la faute lourde (CE 18 février 1949 Pagliano, R. 87 ; 24 mars 1950 Bizières, R. 191 ; 29 juillet 1950 Dame Vve Laporte, R. 495). Elle resurgit dans trois espèces (CE 3 novembre 1950 Dame Vve Maury, R. 533 ; 10 novembre 1950 Dame Vve Desjardins, R. 549 ; 23 novembre 1951 Dame Vve Gené, R. 554) puis finalement disparaît (CE 7 mai 1956 Michel et Petit, R. 190 ; 7 mai 1956 Dame Vve Louprou, R. 751 ; 3 octobre 1958 Rakotoarinavy, R. 470 ; JCP 1958, 10.845 note Blaevoet) ; 5 février 1971 Garde des Sceaux c. Dame Vve Picard ; D. 1971, 503, note Moderne. Pour l’armée, comp. CE 28 mars 1924 Loumi-Daoud, R. 354 et 29 mars 1963 Benacer, R. 222 ; comp. 2 août 1928 Vve Arnoux, R. 1008 et sect. 3 juillet 1943 Époux Frièse, R. 182.

65. Notamment pour les établissements psychiatriques dont le juge tend à aligner la responsabilité sur celle des hôpitaux : faute lourde pour les soins médicaux (CE 5 janvier 1962 Legendre, R. 1105 ; 19 octobre 1963 Dame Leroux, R. 495 ; 7 janvier 1970 Ville de Paris c. Dame Vve Sandot, AJDA 1970.225), faute simple pour la mauvaise organisation et le fonctionnement défectueux du service (CE 24 janvier 1963 Dame Delecluze, R. 374, AJDA 1964.66 obs. Moreau ; D. 1964.432 note Savatier ; 5 janvier 1966 Hawczack, R. 6, Revue trimestrielle de droit sanitaire et social 1966.279, obs. Imbert, D. 1966.317, note Moderne ; TA Nantes 11 juillet 1966 Guillaud c. CHU Nantes, du même jour Époux Percherin c. Hôpital-Hospice de Pontivy, D. 1966, 640, note Moderne ; 13 octobre 1967 Consorts Dubois, R. 926 ; 10 avril 1970 Chauvet, Revue trimestrielle de droit sanitaire et social 1970.405). La doctrine désirerait que le Conseil d’État établisse une distinction entre les établissements spécialisés ou fermés et les établissements polyvalents ou ouverts. À l’égard des premiers, il faudrait se montrer exigeant, c’est-à-dire qu’une faute simple suffirait, tandis qu’une faute lourde serait requise pour mettre en cause la responsabilité des seconds, moins bien outillés en locaux ou en personnel (voir notes F. Moderne). Pour l’instant, le juge administratif ne semble pas vouloir suivre ce conseil.

66. TA Pau 18 mars 1964 Sempé c. préfet des Basses-Pyrénées, D. 1965.312 note Moderne. Le tribunal admet la responsabilité sans faute du département à la suite d’un vol commis par un aliéné bénéfi-ciaire d’une sortie, faisant partie du traitement de rééducation. D’une manière générale, la respon-sabilité sans faute est devenue la règle quand les nouvelles techniques de rééducation d’indivividus

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Quels motifs poussent le juge administratif à recourir expressément et de son propre chef à l’évidence ? Veut-il sacrifier à de purs impératifs de méthode ? Nullement ; en effet de deux choses l’une. Ou bien la juridiction n’a pas besoin d‘être certaine de détenir la vérité pour rendre son verdict, pourquoi alors requérir, dans des cas limités, l’évidence ? Ou bien elle ne peut statuer qu’après avoir décou-vert la vérité, mais pourquoi exiger que sa garante, l’évidence, soit immédiate, à l’exclusion de l’évidence médiate ? Considéré sous le seul angle méthodologique, le problème demeure entier.

Après un examen de chaque hypothèse où le Conseil d’État emploie expressé-ment l’évidence, on constate que cette dernière est toujours intégrée à une condi-tion mise à une action. Un fonctionnaire ne peut désobéir à son supérieur hiérar-chique que si l’ordre qu’il lui donne est manifestement illégal ; le juge administratif ne peut annuler un acte pris dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire que s’il est atteint d’une erreur manifeste ; le juge civil n’a compétence pour apprécier la régu-larité d’une norme administrative que si cette dernière est manifestement irrégu-lière. L’évidence est indissociable de la condition juridique qu’elle précise et quelle renforce. Elle apporte une nuance décisive sans laquelle cette condition ne saurait valablement se réaliser. Ainsi maniée, l’évidence est un instrument au service d’une politique jurisprudentielle dont il importera de cerner les contours.

L’emploi de l’évidence à des fins méthodiques

Si l’évidence authentique constitue le critère suprême de la connaissance vraie, les décisions de justice lui fournissent – devraient théoriquement lui fournir – un champ d’application privilégié puisque force de vérité s’attache à la chose jugée. Res judicata pro veritate habetur : le droit positif accepte toujours cet adage du droit romain transmis par Pothier et les glossateurs.

La force de vérité consentie à l’acte juridictionnel est une des conséquences de l’autorité absolue de la chose jugée. Celle-ci emporte deux effets, un effet procé-dural : l’intangibilité de la décision et un effet de fond, l’incontestabilité de son contenu 67. Le jugement ou l’arrêt devenu intangible n’est plus en état d’être atta-qué après l’épuisement des voies de recours ou l’expiration de leur délai. « Il faut que la lice judiciaire soit à un moment définitivement fermée 68. » D’une part, le

considérés comme dangereux créent à l’encontre des particuliers un risque pour leur personne ou pour leurs biens. Voir CE 3 février 1956 ministre de la Justice c. Thouzelier, R. 49 : AJDA 1956.2.96 chron. Gazier, RDP 1956.854 note Waline, D 1956.597 note Auby, RPDA 1956.51, note Benoit, JCP 1956.2.9608 note Lévy ; 24 février 1965 Caisse primaire de sécurité sociale de la région pari-sienne, RDP 1965.1231 ; 26 mars 1965 ministre de la Justice c. Cie «La Zurich », RDP 1965.1230 ; 9 juin 1966 ministre de la Justice c. Trouillet, R.201, JCP 1966.2.14811 concl. Braibant, note Moderne, AJDA 1966.520 note A. de L. ; 19 décembre 1969 Ets Delannoy, RDP 1970.187, concl. Grévisse et 1220 note Waline, Revue trimestrielle de droit sanitaire et social, 1970.64 note Lavagne et 178 note Moderne ; D. 1970 116 note Garrigou-Lagrange.

67. Sur ce point voir schwarzenberG R. G., L’autorité de la chose décidée, LGDJ, coll. « Biblio DP », t. XCIII, 1969, p. 188 et suiv.

68. Romieu, concl. sous CE 8 juillet 1904 Botta, R. 5 ; S. 1904.3.81, note Hauriou ; RDP 1904 , 540 note Jèze.

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L’évidence en contentieux administratif

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juge, dessaisi, ne peut se livrer à un nouvel examen du litige, il ne peut modifier son jugement, ni y ajouter, ni y retrancher ; il ne peut se déjuger. Dans ce sens, l’autorité de l’acte juridictionnel est mieux caractérisée que celle de l’acte législatif. Le parlement conserve la faculté de réformer ou d’abroger son œuvre, tandis que le tribunal ne peut en aucune façon retoucher son jugement. D’autre part, les parties au procès perdent toute possibilité de remettre en cause la sentence qui leur est destinée 69. Des amendes pour recours abusif sanctionnent éventuellement cette inattaquabilité 70.

À cette autorité formelle de chose jugée s’ajoute une autorité matérielle : l’acte juridictionnel doit être regardé pour vrai. L’autorité de chose jugée

« n’a pas seulement pour effet de rendre impossible les recours contre les juge-ments, elle a aussi pour effet second de faire que le dispositif et les motifs qui en sont le soutien nécessaire doivent être tenus pour véridiques de façon absolue […]. Il suit de là que, non seulement les recours contre la décision sont impossibles, mais que sous aucune forme, même indirecte (au moins dans le cercle des parties auxquelles s’impose l’autorité de chose jugée) on ne pourra remettre en cause la vérité et la correction juridique de ce qui a été jugé 71 ».

Afin de renforcer cette idée, on dit couramment que la décision de justice possède « force » de vérité légale. Cette qualification repose sur le postulat du juge fidèle serviteur de la loi. Il n’existerait pas un véritable pouvoir judiciaire, indépen-dant du pouvoir législatif, encore moins un pouvoir judiciaire doté de compétences normatives originaires. Le juge n’est rien sans le législateur dont il se borne à appli-quer les directives 72. Reflet de la loi, le jugement en acquiert la puissance. « La règle jurisprudentielle emprunte son autorité à la loi : son autorité n’est autre que celle de la loi elle-même. C’est avec toute la force de cette autorité empruntée à la loi que la règle jurisprudentielle va s’imposer aux justiciables 73. » La loi, expression de la volonté générale, étant par nature incontestable, l’acte juridictionnel qui la reproduit l’est également.

Généralement la doctrine présente l’incontestabilité de la chose jugée comme une résultante de son intangibilité. « L’épuisement du droit de discussion abou-tit à faire considérer comme vrai le résultat auquel conduit cette discussion, le jugement 74 ». La décision de justice est incontestable et vraie parce qu’elle est inattaquable. Les juristes allemands récusent ce rapport de cause à effet, ou plus

69. Si le nouveau recours repose sur une cause juridique identique. Par ex. CE 20 juin 1958 Guimezanes et 15 juin 1958, Bilger, RDP 1959.108, note Waline. Sur l’épineuse question de la cause juridique (identique ou distincte) des recours contentieux, voir H. Guionin, concl. sous CE 12 juillet 1955 Grunberg, R. 407 et GiLLi  J.-P., La cause juridique de la demande en justice, LGDJ, Biblio DP., t. XIIX, 1962.

70. Art. 48 alinéa 2 loi du 4 août 1956 ; auby J.-M. et draGo r., Traité, t. 3 n° 1230 ; GaboLde c., « L’amende pour recours abusif devant les juridictions administratives et spécialement devant la Commission centrale d’aide sociale », Revue de l’aide sociale, 1959, p. 193.

71. VedeL G., Cours, Paris, 1966-1967, p. 418-419.72. Cette analyse classique de la fonction judiciaire est développée avec un luxe de détails par

schwarzenberG R. G., op. cit., p. 250 et suiv.73. dupeyroux O., La jurisprudence source abusive de droit, Mélanges Maury, t. 2, 1960, p. 358.74. hébraud G., L’autorité de la chose jugée au criminel sur le civil, thèse, 1929, p. 487.

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IntroductIon

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exactement ils le renversent et M. Schwarzenberg fait remarquer « qu’en matière d’autorité de la chose jugée au criminel sur le civil, la fonction positive (c’est-à-dire l’incontestabilité) prend nettement le dessus, tant est vive la volonté d’éviter la contradiction d’un jugement répressif par un jugement civil 75 ». Au-delà de cette controverse, il reste que l’autorité absolue de la chose jugée, en ses deux compo-santes, se légitime par son but social : clore les litiges, éteindre les procès, conjurer la renaissance des vieilles querelles.

« L’ordre social, la tranquillité publique exigent que ce qui a été régulièrement et définitivement jugé ne puisse pas être remis en question […]. Pour maintenir la paix sociale entre les hommes, il faut que les procès aient une fin : il importe que les constatations régulièrement faites par le juge soient tenues pour exactes […]. Voilà pourquoi res judicate pro veritate habetur. Le besoin social de stabilité est à la base de la force de chose jugée 76. »

De son côté, M. Alibert voit très explicitement « dans l’ordre public et la paix sociale », « le fondement de l’autorité de chose jugée 77 ». Quant aux praticiens, ils ne cachent pas que « placés face à face, quotidiennement, avec les difficul-tés à résoudre, sachant mieux que personne que leurs verdicts ne relèvent pas de quelque puissance oraculaire, ayant, dans maints délibérés, oscillé jusqu’à la dernière minute entre deux solutions quasi également plausibles, ils auraient mauvaise grâce à voir “dans l’autorité de la chose jugée” autre chose qu’une règle de haute opportunité sociale 78 ». On ne s’étonnera donc pas que, pour apaiser définitivement les différends, les rédacteurs du Code Civil (art. 1350) aient érigé cette autorité en présomption irréfragable. La doctrine n’a jamais douté que la vérité inhérente à la chose jugée s’analysait en une présomption. « L’autorité de chose jugée, écrit M. Griolet, est une présomption de vérité 79. » Pour le doyen Vedel, « outre l’effet procédural de péremption des recours », elle produit « l’effet de fond, la présomption irréfragable de vérité 80 ». MM. Merle et Vitu se montrent tout aussi nets. « Une véritable présomption de vérité s’attache » aux décisions de justice 81. Certains auteurs prétendent même que « le fait pour une chose de passer pour la vérité, d’être prise pour l’expression de la vérité, constitue beaucoup plus une fiction qu’une présomption 82 ».

Dans ces conditions, n’est-il pas illusoire de vouloir mesurer l’influence de l’évi-dence dans la formation de l’acte juridictionnel ? La valeur de vérité étant en toute occurrence octroyée à sa sentence, le juge se trouve indirectement délié d’une obli-gation de résultat qui lui imposerait de conformer sa décision ultime à la Vérité.

75. schwarzenberG R. G., op. cit., p. 194-195.76. Jèze G., « De la force de vérité légale attachée par la loi à l’acte juridictionnel », RDP, 1913,

p. 439-441.77. aLibert R., Le contrôle juridictionnel de l’administration au moyen du recours pour excès de pouvoir,

1926, p. 299.78. Latournerie r., Essai sur les méthodes juridictionnelles du Conseil d’État, op. cit., p. 259.79. De l’autorité de la chose jugée en matière civile et criminelle, 1868, p. 168.80. vedeL G., Cours, Paris, 1966-1967, p. 419.81. Traité de droit criminel, Cujas, 1967, n° 1302.82. barraine R., Théorie générale des présomptions en droit privé, thèse, Paris, LGDJ, 1942, p. 103.

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Pourquoi les magistrats éprouveraient-ils le besoin de garantir par l’évidence la vérité de leurs normes quand la loi la leur accorde de plein droit ?

M. Jèze a réfuté par avance cette objection. Si la paix sociale, explique-t-il, risque d’être gravement compromise par une perpétuelle contestation des décisions de justice, le danger apparaît aussi grand au cas où la « vérité légale proclamée par le juge n’est pas la vérité réelle 83 ». Pour étouffer ce « ferment de trouble social », le meilleur traitement consiste en ce que la vérité présumée coïncide avec la vérité réelle.

« À cet effet, les législations de tous les pays civilisés prennent des précautions

minutieuses : elles s’efforcent d’obtenir que la constatation faite par le juge et qui sera

la vérité légale soit bien la vérité réelle (composition des tribunaux, recrutement des

juges, inamovibilité, irresponsabilité…), toutes les règles de procédure (débat contra-

dictoire, publicité), toutes les voies de recours (opposition, appel, cassation) etc., sont

inspirées par le désir de prévenir un conflit entre la vérité légale et la vérité réelle 84. »

Le premier devoir du juge est de mettre son intelligence, sa compétence, les moyens de toute nature dont il dispose au service de la Vérité 85. Tous ceux qui concourent à l’administration de la justice partagent ce devoir, symbolisé par le serment que prêtent les témoins à la barre des tribunaux.

« Le schéma de la règle de droit étant “si tel fait A se produit, le sujet devra accom-plir tel fait B”, la nécessité est évidente de détecter A avec exactitude. L’application de la peine n’est que barbarie si on se trompe sur le délinquant. Le droit fiscal perd sa justice comme répartition des charges et son utilité comme levier social si le fait qui doit être générateur de l’impôt ne s’est pas réellement produit chez celui que l’on grève. La manifestation de la vérité naturelle et sociologique est ainsi indispensable comme moyen dans les diverses branches du droit 86. »

Une décision juste est d’abord une décision vraie. Mais comment le juge peut-il s’assurer de la Vérité ? Il est confronté au même problème de méthode que le physi-cien ou le mathématicien désireux de justifier rationnellement leurs propositions. Puisque l’évidence authentique s’offre comme gage d’une connaissance vraie, il est permis de se demander dans quelle mesure le juge administratif prend en compte cette règle de méthode. Quel rang occupe l’évidence dans ses préoccupations d’ordre méthodologique ?

Correspondant, dans les décisions de la justice administrative, à des fins diffé-rentes, l’évidence sollicite l’attention dans deux directions. En tant qu’instrument de politique jurisprudentielle, elle appelle une interrogation sur le rôle que le juge admi-nistratif lui assigne (première partie). En tant que précepte de méthode, elle incite à déterminer la place qui lui revient dans la méthode juridictionnelle (deuxième partie).

83. Jèze G., « La force de vérité légale… », op.cit., RDP, 1913, p. 441.84. Jèze G., cod. loc., p. 441.85. « Le juge ne peut, ni ne doit rechercher la vérité. Il n’en a pas les moyens puisqu’il ne dirige pas la

procédure et doit s’en rapporter aux preuves que lui fournissent les plaideurs. » In decottiGnies R., Les présomptions en droit privé, Paris, LGDJ, 1950, p. 113. Une telle opinion, même relative au juge civil, laisse pantois.

86. charLier R.-E., « Les fins du droit public moderne », RDP, 1947, p. 160.

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