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Introduction Le théâtre, c’est comme pour voir une biche dans la forêt, il faut être là au moment où ça se passe. Philippe Dorin 1 Chaque saison, on estime que près de trois cents compagnies professionnelles jouent devant trois millions d’enfants spectateurs, et quatre cents lieux program- ment régulièrement des spectacles jeunesse 2 . Cependant, « les réalisations artis- tiquement les plus exemplaires ne sauraient faire oublier la survivance […] d’un théâtre pour enfants de conception archaïque, la multiplication de propositions aux intentions de plus en plus commerciales 3 », peut-on lire dans un Livre blanc pour une politique de l’enfant spectateur, publié par l’Association du théâtre pour l’enfance et la jeunesse (ATEJ) en 1995. Le théâtre jeune public souffre d’une piètre image auprès du grand public. Or, depuis l’entre-deux-guerres, un véritable théâtre d’art s’est développé en direc- tion de la jeunesse. Dans les années 1990, ce mouvement s’accompagne d’une édition foisonnante. Cet ouvrage vise à faire découvrir les tendances et les tensions d’un nouveau répertoire : celui des pièces de théâtre éditées destinées à être jouées par des comé- diens adultes pour des publics d’enfants et de jeunes spectateurs. Prenant appui sur une thèse en études théâtrales soutenue en 2004 4 , il s’at- tarde principalement sur le tournant des années 1980-1990. Le corpus initial se • 1 – Dorin Philippe, Itinéraire d’auteur n° 9 : Philippe Dorin, Centre national des écritures du spectacle – La Chartreuse, 2006, p. 56. • 2 – Source : Boisseau Rosita, « La société du pestacle », Télérama n° 2787, juin 2003, p. 86-87. • 3 – éâtre et nouveaux publics. Livre blanc pour une politique de l’enfant spectateur, Association du théâtre pour l’enfance et la jeunesse, 1995, p. 14. • 4 – Faure Nicolas, De « jeune public » à « tout public » : analyse du répertoire théâtral francophone pour la jeunesse, thèse de doctorat en Arts du spectacle dirigée par Jean-Pierre Ryngaert, soutenue [« Le théâtre jeune public », Nicolas Faure] [Presses universitaires de Rennes, 2009]

Introduction - Presses Universitaires de Rennes · • 5 – Becchi Egle et Julia Dominique, Histoire de l’enfance en Occident, tome I, Le Seuil, 1998, p. 47. • 6 – Ariès Philippe,

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Page 1: Introduction - Presses Universitaires de Rennes · • 5 – Becchi Egle et Julia Dominique, Histoire de l’enfance en Occident, tome I, Le Seuil, 1998, p. 47. • 6 – Ariès Philippe,

Introduction

Le théâtre, c’est comme pour voir une biche dans la forêt,il faut être là au moment où ça se passe.

Philippe Dorin 1

Chaque saison, on estime que près de trois cents compagnies professionnelles jouent devant trois millions d’enfants spectateurs, et quatre cents lieux program-ment régulièrement des spectacles jeunesse 2. Cependant, « les réalisations artis-tiquement les plus exemplaires ne sauraient faire oublier la survivance […] d’un théâtre pour enfants de conception archaïque, la multiplication de propositions aux intentions de plus en plus commerciales 3 », peut-on lire dans un Livre blanc pour une politique de l’enfant spectateur, publié par l’Association du théâtre pour l’enfance et la jeunesse (ATEJ) en 1995.

Le théâtre jeune public souff re d’une piètre image auprès du grand public.Or, depuis l’entre-deux-guerres, un véritable théâtre d’art s’est développé en direc-tion de la jeunesse. Dans les années 1990, ce mouvement s’accompagne d’une édition foisonnante.

Cet ouvrage vise à faire découvrir les tendances et les tensions d’un nouveau répertoire : celui des pièces de théâtre éditées destinées à être jouées par des comé-diens adultes pour des publics d’enfants et de jeunes spectateurs.

Prenant appui sur une thèse en études théâtrales soutenue en 2004 4, il s’at-tarde principalement sur le tournant des années 1980-1990. Le corpus initial se

• 1 – Dorin Philippe, Itinéraire d’auteur n° 9 : Philippe Dorin, Centre national des écritures du spectacle – La Chartreuse, 2006, p. 56.• 2 – Source : Boisseau Rosita, « La société du pestacle », Télérama n° 2787, juin 2003, p. 86-87.• 3 – Th éâtre et nouveaux publics. Livre blanc pour une politique de l’enfant spectateur, Association du théâtre pour l’enfance et la jeunesse, 1995, p. 14.• 4 – Faure Nicolas, De « jeune public » à « tout public » : analyse du répertoire théâtral francophone pour la jeunesse, thèse de doctorat en Arts du spectacle dirigée par Jean-Pierre Ryngaert, soutenue

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composait de 119 textes jeune public, que l’on peut considérer comme représen-tatifs. Sans doute quelques préférences, voire quelques oublis le font-ils apparaître comme une sélection. J’espère en tout cas lancer plusieurs pistes de réfl exion, fondées sur des analyses précises, et contribuer ainsi à la nouvelle légitimité d’écri-tures souvent riches et originales.

Bref historique de l’enfant spectateurLa revendication d’un théâtre d’art, joué par des comédiens adultes pour des

publics spécifi ques d’enfants, n’apparaît clairement qu’au xxe siècle. Auparavant, l’enfant est soit spectateur aux côtés de l’adulte, soit spectateur de ses pairs, c’est-à-dire d’autres enfants en représentation d’un théâtre pédagogique ou commercial. Une exception, peut-être : d’après Egle Becchi, citant M. Golden, dans l’Antiquité « les concours sportifs, les sacrifi ces, les spectacles (et même le théâtre de marion-nettes à l’intention spécifi que des enfants) se succèdent pour mobiliser l’attention et la participation [des enfants] 5 ».

À part cette trace d’un théâtre spécifi que, il semble que, de l’Antiquité au xixe siècle, l’enfant assiste aux mêmes spectacles que les autres spectateurs.Au Moyen Âge, il est très tôt intégré à la société des adultes, et partage leurs jeux et activités. D’après Philippe Ariès, étudiant dans l’iconographie de l’époque ce qu’il appelle les « scènes de genre » :

L’enfant devient l’un des personnages les plus fréquents de ces petites histoires, l’enfant dans la famille, l’enfant et ses compagnons de jeux, qui sont souvent des adultes, enfants dans la foule, mais bien « mis en page », sur les bras de leur mère, ou tenus par la main, ou jouant, ou encore, pissant, l’enfant dans la foule assistant aux miracles, aux martyrs, écoutant les prédications, suivant les rites liturgiques comme les présentations ou les circoncisions 6.

On imagine donc l’enfant assistant comme les adultes à toutes les formes spec-taculaires, religieuses ou profanes (théâtre de foire, musiciens, jongleurs – c’est-à-dire, ici, ménestrels qui chantaient ou récitaient des vers). À une époque où le théâtre n’est pas encore professionnalisé, les enfants participent d’ailleurs aussi en tant qu’acteurs : « dans le théâtre paraliturgique qui accompagne les cérémonies,

le 15 novembre 2004 à Paris III Sorbonne-Nouvelle. Le jury était composé de : M. Gérard Lieber, université Paul Valéry, Montpellier III, président du jury ; M. Francis Marcoin, université d’Artois, Arras ; Mme Catherine Naugrette, université Paris III Sorbonne-Nouvelle ; et M. Jean-Pierre Ryngaert, université Paris III Sorbonne-Nouvelle.• 5 – Becchi Egle et Julia Dominique, Histoire de l’enfance en Occident, tome I, Le Seuil, 1998, p. 47.• 6 – Ariès Philippe, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 1973, p. 59.

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les enfants de chœur interprètent des rôles signifi catifs 7 », écrit Egle Becchi ; et Jean-Pierre Bordier rappelle qu’« en 1539, le fi ls d’un bourgeois de l’île Saint-Louis a tenu, devant la famille royale, au moins trois rôles, Jésus enfant, un jeune habitant de Jérusalem et l’âme de Jésus pour la Descente aux enfers. Ce garçon de neuf ans avait appris environ 3 000 vers 8 ».

Au fond, toujours d’après Jean-Pierre Bordier :

Il n’est pas exagéré […] de dire que tout le monde au xve siècle peut voir du théâtre ; il le serait à peine de dire que tout le monde joue ou peut jouer. Le théâtre de ce temps n’est réservé à aucune catégorie sociale, à aucun milieu. Certaines formes, comme la farce et le mystère, sont desti-nées à tous les publics, et on les trouve associées dans les mêmes spectacles. D’autres, comme les pièces d’actualité et de polémique, émanent plutôt des milieux cultivés mais devaient bien souvent s’adresser au public de la fête, à l’homme de la rue, quand la censure n’était pas trop redoutable 9.

À la fi n du Moyen Âge, le théâtre se professionnalise, tandis que l’interdiction des mystères en 1548 sonne la fi n des spectacles collectifs religieux. Au xviie siècle, les troupes professionnelles et les salles dédiées au spectacle se multiplient. D’après le docteur Héroard, qui a rendu compte au jour le jour de l’enfance de Louis XIII, le dauphin assiste aux mêmes spectacles que les adultes. Philippe Ariès résume : « [Le dauphin] va de plus en plus souvent à la comédie, presque tous les jours : importance de la comédie, de la farce, du ballet, dans les fréquents spectacles d’in-térieur ou de plein air de nos ancêtres 10 ! » Diffi cile de savoir si cette enfance royale peut se comparer aux enfances communes. Mais on peut supposer l’enfant spec-tateur étroitement lié au public populaire, baguenaudant devant les spectacles de foire, et, dans les salles, se frayant un chemin au milieu des parterres bruyants.

Au xviiie siècle, le public bourgeois relègue tout en haut du théâtre ces spec-tateurs spontanés et inconvenants, comme l’écrit Martine de Rougemont : « Le balcon le plus haut accueille les femmes du peuple (ou de mauvaise vie), les apprentis, les soldats, quelques abbés en contrebande et plus ou moins déguisés, des enfants même 11. » Saint Jean-Baptiste de La Salle, cité par Philippe Ariès, se méfi e d’ailleurs de ces pratiques : « Il n’est pas plus séant à un chrétien de se trouver à des représentations de marionnettes [qu’à la comédie]. […] Une personne sage

• 7 – Becchi Egle, op. cit., p. 294.• 8 – Bordier Jean-Pierre, « Le théâtre des “bonnes villes” (xve-xvie siècles) », in Viala Alain (dir.), Le Th éâtre en France, des origines à nos jours, Presses universitaire de France, 1997, p. 72.• 9 – Ibidem, p. 74.• 10 – Ariès Philippe, op. cit., p. 96.• 11 – De Rougemont Martine, La Vie théâtrale en France au XVIIIe siècle, Honoré Champion, 1988, p. 228.

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ne doit regarder ces sortes de spectacle qu’avec mépris… et les pères et les mères ne doivent jamais permettre à leurs enfants d’y assister 12. » Le coût de plus en plus élevé des places pousse d’ailleurs le public populaire vers les « spectacles de marionnettes et de montreurs d’ours des Boulevards 13 ».

À côté de cette pratique devenue professionnelle subsistent les jeux drama-tiques, que nous appellerions aujourd’hui pratique amateur : à la cour, dans les villages, et plus tard dans les familles, enfants et adultes se croisent dans le public et sur le plateau. Philippe Ariès écrit : « À la cour de Louis XIII, […] les enfants jouaient [aux comédies ballets] et assistaient aux représentations. Pratiques de cour ? non pas, pratique commune. Un texte de Julien Sorel nous prouve qu’on n’avait jamais cessé de jouer dans les villages des jeux dramatiques, assez compara-bles aux anciens mystères, aux Passions actuelles d’Europe centrale. […] Comme la musique et la danse, les jeux réunissaient toute la collectivité et mélangeaient les âges aussi bien des acteurs que des spectateurs 14. »

Ces pratiques collectives se perpétuent sous forme de théâtre de société au xviiie siècle, « un des fondements les plus stables de la vie mondaine et des échan-ges sociaux », écrit Martine de Rougemont. « Une gamme étonnante va des asso-ciations ouvrières […] aux spectacles de la cour, des granges aménagées pour une cinquantaine d’invités aux théâtres réguliers et payants. » Parallèlement, un théâtre enfantin ou d’éducation, composé de « piècettes édifi antes » jouées par des adultes et des enfants, se développe au sein des familles, et déborde parfois sur le théâtre de société, voire le théâtre commercial : « Ainsi Mme de Genlis fait-elle jouer ses deux fi lles, qu’elle accompagne, devant un public choisi d’une soixantaine de personnes ; mais le succès lui monte à la tête, elle loue le théâtre d’une société bourgeoise, et se présente pendant plusieurs mois devant des publics de 500 spec-tateurs parfois payants 15. »

En fait, il semble que l’histoire d’un théâtre spécifi que pour l’enfant spectateur se confonde d’abord avec celle de l’enfant acteur : on le voit bien dans le théâtre scolaire, puis dans les troupes d’enfants et d’adultes mêlés pour un public familial.

Le théâtre scolaire se développe notamment dans les nombreux collèges de jésuites qui, dès 1571, font jouer à leurs élèves des pièces morales en latin, sans rôle féminin, devant un public choisi d’élèves et de proches, qui est là, comme l’explique Martine de Rougemont, « pour les élèves et non les élèves pour lui 16 ».

• 12 – Ariès Philippe, op. cit., p. 162.• 13 – Canova-Green Marie-Claude, « Le xviiie siècle : un siècle de théâtre », in Viala Alain (dir.), op. cit., p. 244.• 14 – De Rougemont Martine, op. cit., p. 115-116.• 15 – Ibidem, p. 306 sqq.• 16 – Ibid., p. 302.

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En eff et, d’après les recommandations d’un Père jésuite : « Une pièce sérieuse dans laquelle les mœurs sont bien réglées produit un fruit incroyable parmi les spectateurs, et souvent même compte plus, pour les conduire à la religion, que les sermons des plus grands prédicateurs 17. »

Au fi l des années, le public augmente (jusqu’à 4 000 spectateurs dans la cour du lycée Louis le Grand), les représentations se multiplient. Le répertoire s’élar-git jusqu’à Racine et même Molière. Pour les rôles de femme, on se travestit.On inclut le ballet, des dispositifs scéniques imposants. Bref, il s’agit de plaire aux puissants, de faire la promotion de l’Ordre. Le théâtre pour et par les collégiens s’est transformé en théâtre d’enfants pour un public général.

Après l’expulsion des Jésuites de France en 1762, le théâtre scolaire survit dans les collèges de façon plus discrète. On en conserve notamment la trace par des recueils de pièces morales. Le xxe siècle relance le jeu dramatique, mais avec bien d’autres objectifs pédagogiques.

L’autre confusion entre enfant acteur et enfant spectateur apparaît avec les troupes professionnelles de comédiens enfants du Th éâtre de la foire, dont l’exis-tence semble attestée dès le xviie siècle 18. Leur succès et leur développement jusqu’au xxe siècle doit beaucoup à l’exploitation souvent mercantile d’enfants virtuoses fi gés dans l’imitation des modèles adultes. Des aff aires de mœurs enta-chent d’ailleurs la réputation de certains théâtres, notamment au xixe siècle, mais d’autres troupes tentent d’apporter une éducation à leurs petits acteurs. Le pouvoir édictera plusieurs décrets, remis en cause par les diff érents changements de régime, pour interdire ce type de travail enfantin.

Ainsi, pour Maryline Romain : « Jusqu’au début du xxe siècle, en dehors du cirque, du guignol et des théâtres d’ombres, il n’existe pas en France de théâtre spécifi que pour la jeunesse. L’enfant spectateur découvre le théâtre en famille à travers le répertoire “tout public” (vaudeville, opérettes, mélodrames) des théâtres de boulevard et des troupes ambulantes. La fi n du xixe siècle verra la mode des féeries à grand spectacle […]. Mais ces divertissements, coûteux, conçus d’abord pour des adultes, privilégient le spectaculaire au point de n’être plus, pour certains, que prétexte à costumes, trucages et changements de décors 19. »

Un théâtre de comédiens adultes pour un public d’enfants naît fi nalement au début du xxe siècle, et la distinction sociale rattrape la distinction par l’âge. Francis Marcoin explique :

• 17 – P. Jouvency, Ratio discendi et docendi, cité par Viala Alain (dir.), op. cit., p. 157.• 18 – Voir notamment L’Enfant des tréteaux, Cahiers Robinson, n° 8, Presses de l’université d’Artois, 2000.• 19 – Romain Maryline, Léon Chancerel, un réformateur du théâtre français, L’Âge d’homme, 2005, p. 246.

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Le temps viendra donc du théâtre pour enfants, où l’enfant n’est que spectateur, certes protégé de toute exploitation, mais perdant un rôle actif uniquement maintenu dans les romans : en imagination du moins, il y aura toujours des enfants enlevés par les saltimbanques. Par contraste, les théâtres installés s’adresseront à ce qu’il y a de mieux dans la société. Mallarmé, dans La Dernière Mode, évoquera ces établissements distingués où les enfants trouvent aussi friandises et gâteries. Et, rappelant quelques initiatives récen-tes, l’article du Larousse mensuel parle des comédies opérettes « montées avec goût » en 1912 au théâtre Fémina, ainsi que des matinées à l’Ambigu, aux Folies-Bergères 20.

Cette nouvelle préoccupation pour l’enfant, et notamment ses loisirs, s’ins-crit bien sûr dans toute une évolution de la société. Depuis Philippe Ariès, les historiens s’accordent pour considérer que l’invention de la famille nucléaire remonte au xviie siècle, se développe surtout au xviiie siècle dans la famille bour-geoise, « devenue un lieu d’aff ection nécessaire entre les époux et entre parents et enfants 21 ». Une littérature pédagogique apparaît. On ne cherche plus à corri-ger, redresser l’enfance pour la conformer au monde adulte, mais à préserver son innocence pour mieux lui inculquer les principes moraux et religieux. L’école, lieu réservé, remplace l’apprentissage au contact des autres classes d’âge. La naissance de la littérature d’enfance et de jeunesse au xviiie siècle, puis son développement au xixe siècle, confi rme ce souci à la fois d’éducation et de divertissement, comme un prolongement de l’école. Maurice Crubellier écrit :

Ariès l’a dit, […] la famille bourgeoise avait valorisé l’enfance comme on ne l’avait jamais fait avant elle. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle se soit eff or-cée de la prolonger, pour ses membres d’abord, pour les enfants de toutes les familles ensuite. L’école en était naturellement le moyen. Toutefois, même lorsque l’école est devenue universelle, on a bien été obligé de constater que de longues heures chaque jour restaient inoccupées, que les enfants […] se livraient à toutes sortes d’activités marginales […] qui les détournaient en tout cas du dessein éducatif, avoué ou non, de la société industrielle.Les pouvoirs publics, les Églises, des particuliers de bonne volonté s’em-ployèrent donc à mettre sur pied des organisations d’encadrement destinées à protéger l’enfance, à l’épanouir ou à la discipliner ; elles devaient complé-ter l’action de l’école, la relayer au point où elle cessait. Ainsi se dévelop-pèrent les sociétés de tir et de gymnastique, les patronages, les colonies de vacances, le scoutisme 22, etc.

• 20 – Marcoin Francis, « L’enfant acteur », L’Enfant des tréteaux, op. cit., p. 61.• 21 – Ariès Philippe, op. cit., p. 8.• 22 – Crubellier Maurice, L’Enfance et la jeunesse dans la société française, 1800-1950, Armand Colin, coll. « U », 1979, p. 310.

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Il s’agit donc de divertir, d’occuper, d’instruire, mais pas encore de provoquer la rencontre artistique entre un enfant et une œuvre. Si des activités spécifi ques se développent au xixe siècle en direction de la jeunesse, elles sont encore conçues comme un encadrement, une protection.

Aux XXe et XXIe sièclesDans la première moitié du xxe siècle coexistent des troupes-écoles d’enfants

acteurs, qui attirent un nombreux public familial, mais, écrit Maryline Romain : « Aucune de ces entreprises à vocation commerciale n’avait amorcé la moindre réfl exion sur la création dramatique en direction de ce qu’on n’appelait pas encore le jeune public 23. »

Léon Chancerel, collaborateur de Jacques Copeau au théâtre du Vieux Colombier entre 1920 et 1925, trouve dans les comédiens routiers (jeunes adultes scouts, acteurs amateurs et animateurs, notamment de jeu dramatique) le moyen de diff user les théories du metteur en scène quant à un théâtre d’art accessible au plus grand nombre. Il admire l’engagement fi nancier de l’État en Pologne et en URSS : ces pays ont su, notamment sous l’infl uence de Stanislavski, faire du jeu dramatique un levier de la pédagogie et développer tout un réseau de théâtres jeune public (plus d’une centaine en 1936). Mais s’il rêve d’un tel investissement en France, c’est au service d’une idéologie tout à fait opposée : « Nous avons en France de quoi faire mieux, du jour où l’on aura les moyens fi nanciers dont dispo-sent les dramatistes russes à des fi ns qui, […] doctrinairement et techniquement, diff èrent grandement de celles que nous poursuivons 24. » « Ne nous y trompons pas. Ce n’est pas d’une “aff aire de théâtre” dont il s’agit. C’est d’une œuvre de rénovation française par le moyen de l’art dramatique, d’une entreprise spirituelle et non d’une entreprise commerciale 25. »

En 1934, il fonde avec les Comédiens Routiers l’une des premières troupes professionnelles de théâtre d’art pour la jeunesse : le théâtre de l’Oncle Sébastien. Robert Abirached raconte :

Voici donc, en 1934, la création du Théâtre de l’Oncle Sébastien, où Chancerel met en œuvre quelques intuitions essentielles de Jacques Copeau et en premier, le rêve du patron de créer une « comédie nouvelle » qui actua-lise, rajeunisse et réinvente, pour tout dire, la commedia dell’arte. Un tel

• 23 – Romain Maryline, op. cit., p. 247.• 24 – Chancerel Léon, « Encore la Russie », Art dramatique, Bulletin du centre d’études et de représentations dramatiques, n° 1-2, novembre-décembre 1936, p. 257.• 25 – Chancerel Léon, « Ce qui est important », Art dramatique, Bulletin du centre d’études et de représentations dramatiques, n° 61, hiver 1939, p. 6.

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projet est particulièrement pertinent pour s’adresser à un public d’enfants et de jeunes, spontanés et inventifs eux-mêmes par état, sinon par nature. Il s’agira donc d’imaginer des personnages fi xes et récurrents, qui puissent devenir familiers au public et que les comédiens auront tout loisir de modi-fi er et d’enrichir au fi l des spectacles, puis, une fois les canevas établis, de donner libre cours à une improvisation qui se développera en s’appuyant étroitement sur les réactions du public 26.

Maryline Romain précise :Personnages et récits nous transportent, sans aucun doute, dans le monde du merveilleux, étroitement associé à l’univers enfantin : la singularité du Th éâtre de l’Oncle Sébastien ne procède donc pas d’une remise en cause radicale de cet univers. La diff érence avec les spectacles dont la troupe entendait se démarquer se situe moins dans le champ de la dramaturgie, moins novatrice qu’on pourrait le supposer, que dans le traitement des personnages qui ne doivent plus rien aux fi gures éthérées des contes de fées. Tous sont formidablement « campés ». Leur présence physique – charnelle pourrait-on dire – leur jeu burlesque et brillant, confèrent au spectacle une intensité rare : la vivacité et la truculence de la commedia dell’arte sont le plus sûr garant d’une poésie exempte de mièvrerie 27.

Appliquer à l’univers enfantin une forme poétique riche et exigeante, grâce à des comédiens entraînés, motivés et solidaires, permettait de tendre vers un théâtre pour la jeunesse davantage soucieux de sa dimension artistique.

Les sept spectacles du théâtre de l’Oncle Sébastien remportent un important succès public et critique 28. Après la guerre, Léon Chancerel échoue à refonder une troupe durable, faute de fi nancements. Il préside l’une des commissions de la première Conférence internationale sur le Th éâtre et la jeunesse, qui se tient à Paris en 1952, et affi rme la « condamnation absolue du théâtre professionnel par les enfants ; la nécessité d’un tel théâtre à condition que les acteurs soient des adultes, le répertoire de qualité, la mise en scène rigoureuse 29 ». Puis il crée en 1957 l’Association des amis du théâtre pour l’enfance et la jeunesse (ATEJ), qui devient en 1962 l’Association du théâtre pour l’enfance et la jeunesse, et vise à rassembler et

• 26 – Abirached Robert, « Une histoire… », Th éâtre aujourd’hui, n° 9 – Th éâtres et enfance : l’émergence d’un répertoire, CNDP, 2003, p. 121.• 27 – Romain Maryline, op. cit., p. 259.• 28 – Léon Chancerel publie sous l’Occupation deux albums de l’Oncle Sébastien, qui étaient les prolongements des spectacles du théâtre de l’Oncle Sébastien. Ceci porterait à neuf le nombre de spectacles de la compagnie. Ces deux albums proposent une vision édifi ante de l’Ordre nouveau et du Maréchal Pétain : Chancerel Léon, Les 3 leçons de Lududu, maître d’école, Grenoble, Paris, B. Arthaud, La Gerbe de France, 1941 et Oui, monsieur le Maréchal ! ou le serment de Pouique le glouton et Lududu paresseux, Grenoble, B. Arthaud, s. d.• 29 – Romain Maryline, op. cit., p. 350.

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soutenir les compagnies impliquées dans un travail artistique en direction du jeune public. En 1965, toujours sous l’impulsion de Léon Chancerel, se crée l’ASSITEJ, l’Association internationale du théâtre pour l’enfance et la jeunesse. L’ATEJ commence à éditer Th éâtre, enfance et jeunesse en 1963, une revue trimestrielle « proposant des études théoriques et pratiques, des informations sur le théâtre pour l’enfance et la jeunesse dans le monde, des critiques de spectacles, des comptes rendus de livres, des bibliographies 30 ».

Parallèlement, le théâtre jeune public se développe grâce aux mouvements d’éducation populaire. Cyrille Planson écrit : « La création des CEMEA (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active), lancés en 1936 au sein des colonies de vacances, a dynamisé toute cette réfl exion au sein de ces réseaux laïcs associant des militants de l’éducation populaire, des artistes et des enseignants 31. » Miguel Demuynck, instructeur des CEMEA, fonde par exemple en 1949 le théâtre de la Clairière, qui vise « la recherche, la création, la diff usion de spectacles dont les qualités éducatives, techniques et artistiques préparent et développent la culture artistique des jeunes ». Pour Christiane Page :

On veut voir souvent dans les choix de Miguel Demuynck l’infl uence de Léon Chancerel, car certains points communs apparaissent quant à la formulation de leurs projets : tous deux ont défendu la nécessité d’activités dramatiques faites par les jeunes, parallèlement à un théâtre de qualité spécifi quement fait pour les jeunes. Mais ce que chacun entendait sous ces mots révèle des conceptions antinomiques de la société et de l’éducation au théâtre. […]Léon Chancerel s’appuyait de manière affi rmée sur la rencontre « d’une certaine doctrine dramatique et d’une certaine doctrine de vie au sein d’une communauté défi nie, ayant son ordre et sa loi, laquelle est la loi scoute 32 [catholique] ». Il visait à former de bons chrétiens par l’activité dramatique.Il n’ignorait rien des recherches menées dans le cadre de l’Éducation Nouvelle […] mais il utilisait, de ces méthodes, ce qui contribuait à son projet.Miguel Demuynck, lui, a toute sa vie défendu un point de vue résolument laïque, libertaire et parfois anti-institutionnel. C’est une diff érence fonda-mentale entre les deux hommes qui militent chacun pour une cause opposée et ont des conceptions totalement divergentes du monde, de l’éducation (méthodes et fi ns) et de la place des adultes dans le parcours des jeunes 33.

• 30 – Ibidem, p. 351.• 31 – Planson Cyrille, Accompagner l’enfant dans sa découverte du spectacle, La Scène, Millénaire Presse, 2008, p. 11.• 32 – Chancerel Léon, « Bilan de la saison 1932-1933 », Art dramatique, Bulletin du centre d’études et de représentations de la compagnie des comédiens routiers et du théâtre de l’Oncle Sébastien, n° 1, novembre 1932, p. 18.• 33 – Page Christiane, « Miguel Demuynck », Troupes et jeunesse, Les Cahiers Robinson, n° 18, Presses de l’université d’Artois, 2005, p. 121-122.

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Dans les années 1960, les troupes se multiplient. Catherine Dasté crée à la Comédie de Saint-Étienne des spectacles restés célèbres, écrits à partir de récits inventés par les enfants : Les Musiques magiques, L’Arbre sorcier, Jérôme et la tortue… Puis elle fonde en 1970 la compagnie La Pomme verte, en résidence au théâtre de Sartrouville.

En 1967, plusieurs troupes rassemblées au sein du BATTE (Bureau des associa-tions et des troupes de théâtre pour l’enfance et la jeunesse) signent un manifeste qui réaffi rme :

La nécessité que le théâtre POUR le jeune public soit réalisé PAR de comé-diens adultes – professionnels ou amateurs – conscients des problèmes particuliers de ce théâtre. Conçu pour un jeune public, c’est un théâtre spécifi que dont les thèmes, l’écriture, la mise en scène, les moyens d’ex-pression, le rythme, la durée du spectacle sont adaptés à la nature et à l’âge des jeunes spectateurs 34.

En 1968, Miguel Demuynck, présent au festival d’Avignon avec les CEMEA depuis 1955, organise à la demande de Jean Vilar les premières journées de théâtre pour les jeunes spectateurs.

Entre 1973 et 1974, Jack Lang, à la tête du Th éâtre national de Chaillot, crée un éphémère Th éâtre national des enfants : il s’agit de monter pour le jeune public, avec les mêmes moyens matériels et humains que pour le public général, des spec-tacles mis en scène par Claude Régy, Antoine Vitez, Lucien Pintilie, Catherine Dasté. Les quatre spectacles aux images « crues, violentes, irrationnelles », d’après Bernard Raff ali, posent à la fois la question des moyens et de la spécifi cité d’un travail en direction de la jeunesse 35.

Entre 1978 et 1981, sous la pression de compagnies très engagées en direction du jeune public, le ministère de la Culture crée six centres dramatiques natio-naux pour l’enfance et la jeunesse (CDNEJ), à Caen, Lille, Lyon, Montreuil, Sartrouville, Nancy. Il s’agit d’adapter le modèle des centres dramatiques nationaux (CDN), fruits de la décentralisation, et dont la mission consiste à produire, diff u-ser ou soutenir des spectacles destinés au plus grand nombre. C’est une reconnais-sance institutionnelle importante, même si le spectateur enfant reste, en moyenne, trois fois moins subventionné que le spectateur adulte 36.

• 34 – Voir notamment Troupes et jeunesse, ibidem, p. 6 et 55.• 35 – Raffali Bernard, « Sources de l’écriture dramatique contemporaine dans le théâtre pour l’enfance et la jeunesse », Les Cahiers du soleil debout, n° 15-16, 1981, p. 19.• 36 – Voir les bilans de l’ATEJ, ou Th éâtre et nouveaux publics. Livre blanc pour une politique de l’enfant spectateur, Association du théâtre pour l’enfance et la jeunesse, 1995, ou le rapport d’Annie Selem, Le Spectacle vivant en France face au jeune public, ARSEC (Agence Rhône-Alpes de services aux entreprises culturelles), 1998.

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Au fil des réimplantations, changements de direction ou redéfinition des missions, les CDNEJ sont fi nalement redéployés dans le réseau de la décentrali-sation à partir de 1999. On peut ainsi lire dans la Lettre d’information de l’ATEJ de juin 2005 :

1. Aujourd’hui, l’ensemble de la production théâtrale se trouve soumis au marché de la diff usion. Des aides à la production se sont substituées aux subventions régulières de fonctionnement.2. Une politique de généralisation par obligation impose en principe à tous les centres dramatiques nationaux, et à toutes les scènes nationales et autres établissements culturels subventionnés par l’État de consacrer une part non défi nie de leur budget à des activités destinées aux enfants et aux jeunes 37.

De nombreux observateurs s’accordent à reconnaître que nombre d’établisse-ments subventionnés ne remplissent leurs obligations vis-à-vis du jeune public que de façon très ponctuelle. Amos Fergombe écrit : « Certes toutes les scènes off rent dans leur programmation des représentations pour la jeunesse mais souvent la vision des scènes nationales se limite au minimum exigé dans le cahier des charges 38. »

D’un autre côté, les collectivités locales sont maintenant souvent fortement engagées dans ce secteur, et certaines structures semblent être devenues de nouveaux « pôles de référence », moteurs d’une région et d’un secteur artistique. Philippe Foulquié explique :

La création jeune public française est l’une des plus intéressantes, peut-être la meilleure. Mais le Ministère ne semble pas savoir que le théâtre jeune public français est peut-être le meilleur du monde ! La décentralisation est réussie. À Marseille, Saint-Nazaire, Reims, Blanquefort ou Quimper, le théâtre pour le jeune public dispose d’espaces de fabrique, de partenaires suffi samment actifs pour que les publics et les compagnies puissent grandir ensemble. […] Ces pôles ressources devraient être labellisés, bénéfi cier de moyens spécifi ques pour accompagner la production et s’inscrire dans une dynamique interrégionale bénéfi ciant à tout un réseau secondaire d’acteurs du jeune public 39.

Qu’il s’agisse ou non de recréer des CDNEJ, ce qui pointe en fi ligrane, c’est la nécessité d’une politique cohérente qui puisse garantir la pérennité d’une recherche artistique. Car l’économie du jeune public reste très fragile : faible coût des places, peu de subventions, alors que les charges sont les mêmes que pour le théâtre général. Les compagnies craignent donc toujours de devoir sacrifi er l’exigence artistique à la

• 37 – ATEJ, Lettre d’information, juin 2005, p. 1.• 38 – Fergombe Amos, « Outrages à une jeunesse de bonnes mœurs et de bonne foi », Les Cahiers Robinson, n° 18, op. cit., p. 127.• 39 – La Scène, n° 42, septembre 2006, p. 5.

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rentabilité économique. On constate par exemple qu’en 2001 et 2002, un spectacle jeune public compte en moyenne 3,6 artistes sur le plateau contre 6,6 artistes pour le théâtre adulte. Pourtant, chaque spectacle est joué en moyenne 50,8 fois, contre 31,1 pour le théâtre adulte 40. La légèreté des dispositifs, le plus souvent imposée par les faibles prix d’achat, permet et à la fois nécessite de jouer davantage.

En tout état de cause, le nombre de compagnies et de jeunes spectateurs a très fortement progressé ces vingt dernières années. En 1987, l’ATEJ évalue à 157 le nombre de compagnies travaillant en direction du jeune public. Elles seraient près de 550 en 2005, tous genres confondus (théâtre, musique, marionnettes 41, etc.)Il reste diffi cile d’évaluer le nombre de spectateurs enfants par saison, tenant compte des spectacles scolaires, des spectacles clairement identifi és jeunes publics, des spectacles tout public, etc. En 1997-1998, l’ATEJ estime ce nombre entre 2,5 et 3 millions 42. D’après une étude du département des études et de la prospec-tive du ministère de la Culture publiée en 2004, un enfant sur deux en moyenne serait déjà allé au moins une fois au théâtre, et « 87 % des moins de quinze ans sont déjà allés au cirque, 77,5 % voir un spectacle de marionnettes 43 ». Comme l’explique Daniel Bazilier : « On n’en fi nit pas de gloser sur la crise du public, elle n’existe pas en ce qui concerne l’enfance et la jeunesse puisqu’un CDNEJ rassem-ble sur son seul lieu d’implantation entre trente et quarante mille spectateurs. C’est dire qu’il existe une réelle attente 44. »

Les festivals de spectacle vivant jeune public, nationaux et internationaux, se sont également multipliés. Le Piccolo, supplément consacré au théâtre jeune public et publié par la revue La Scène en 2005, en recense plus de 130 (tous genres confondus) en France, dont la Biennale du théâtre jeunes publics à Lyon, Meli’môme à Reims, Momix à Kingersheim ou encore Odyssée 78 – Biennale de théâtre pour la jeunesse, qui propose tous les deux ans huit spectacles jeune public montés dans les Yvelines par des metteurs en scène renommés du théâtre général (Alfredo Arias, Philippe Adrien, Stanislas Nordey…).

Les accords successifs entre le ministère de la Culture et celui de l’Éducation nationale ont également permis un rapprochement entre les artistes, les jeunes et les enseignants (classes à PAC, dispositifs théâtre au collège, enseignements

• 40 – Hubert Jean-François, Les Spectacles créés par les compagnies de théâtre, de cirque et d’arts de la rue avec l’aide du ministère de la culture (années 2001 et 2002), ARSEC, Observatoire des politiques du spectacle vivant, ministère de la Culture et de la Communication – DMDTS, juin 2004, cité par Fergombe Amos, op. cit., p. 128.• 41 – Sources : Th éâtre et nouveaux publics, op. cit., et Le Piccolo, guide-annuaire du jeune public 2006-2007, La Scène, 2005.• 42 – ATEJ, Lettre d’information, janvier 1999.• 43 – Octobre Sylvie, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, La Documentation française, 2004.• 44 – Bazilier Daniel, « Brasser pour démarginaliser », in Darzacq Dominique (dir.), Tricher n’est pas jouer, THECIF/HEYOKA, supplément à la revue Itinéraire, n° 45, s. d., p. 28.

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de théâtre – expression dramatique au lycée…), ouvrant souvent, en plus d’une pratique de jeu dramatique, à une pratique de spectateur sur un répertoire autre que les traditionnelles matinées scolaires.

Nouveau signe de reconnaissance, un Molière du spectacle jeune public est décerné chaque année depuis 2005 45.

Ce large mouvement a bien entendu, là encore, suivi toute une évolution de la conception de l’enfant dans la société. À la fi n du xixe siècle, la médecine en plein essor s’intéresse à l’enfance, crée la spécialité de pédiatre. Au xxe siècle, après Freud, des chercheurs comme Henri Wallon ou Jean Piaget observent et décrivent la psychologie de l’enfant. Maria Montessori ou Célestin Freinet déve-loppent des « méthodes actives » d’éducation. La psychanalyste Françoise Dolto vulgarise ses conceptions dans un ouvrage devenu célèbre, La Cause des enfants 46. Maurice Crubelier écrit : « Un rôle nouveau est assigné par [ces éducateurs] à l’adulte : il ne doit plus contraindre l’enfant comme il le faisait autrefois, mais l’observer, le guider, l’aider à s’épanouir. La relation traditionnelle adulte-enfant se trouve inversée : c’est l’adulte désormais qui devra s’adapter à l’enfant et non le contraire 47. »

François de Singly écrit aussi :Les parents doivent changer de rôle. Ils ne sont plus d’abord des indivi-dus appartenant à une génération précédente qui doivent transmettre à la génération suivante les savoirs et les expériences accumulés. Ils sont des individus chargés de décrypter, d’interpréter les besoins des enfants afi n d’aider ces derniers à devenir eux-mêmes. Ils doivent aussi mettre en place un environnement susceptible de les aider dans cette ambition. […] Le droit des individus à devenir eux-mêmes constitue la croyance centrale de la seconde modernité qui s’impose à partir des années 1960. […] L’enfant a changé d’identité : non parce que les adultes s’inclineraient devant l’enfant « roi », mais parce que tout individu, jeune ou non, est consacré « roi » dans une société individualiste 48.

La loi prend d’ailleurs acte de cette transformation en précisant peu à peu les « droits de l’enfant ». La convention internationale actuelle, adoptée par les

• 45 – Lettres d’amour de 0 à 10 ans, Christian Duchange [adaptation du roman de Susie Morgenstern] (2005) ; Un petit chaperon rouge, Florence Lavaud (2006) ; La Mer en pointillés, Serge Boulier (2007) ; L’Hiver 4 chiens mordent mes pieds et mes mains, Philippe Dorin/Sylviane Fortuny (2008).• 46 – Dolto Françoise, La Cause des enfants, Robert Laff ont, 1985.• 47 – Crubelier Maurice, op. cit., p. 210.• 48 – De Singly François, « Le statut de l’enfant dans la famille contemporaine », in De Singly François (dir.), Enfants – adultes : vers une égalité de statuts ?, Universalis, coll. « Le tour du sujet », 2004, p. 20-21.

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Nations unies en 1989 (après les deux versions précédentes de 1924 et 1959 49) et ratifi ée par la France stipule notamment :

31.2. Les États parties respectent et favorisent le droit de l’enfant de partici-per pleinement à la vie culturelle et artistique, et encouragent l’organisation à son intention de moyens appropriés de loisirs et d’activités récréatives, artistiques et culturelles, dans des conditions d’égalité.

Après le Moyen Âge, où l’enfant devait être redressé pour pouvoir vivre parmi les adultes ; après l’époque moderne, où son innocence devait être préservée pour qu’il tire le plus grand profi t des leçons de morale ; voici le temps d’une égalité de droit, qui suppose néanmoins la sollicitude de l’adulte pour l’aider à grandir, à « devenir lui-même ». Il n’est pas étonnant que, dans ce contexte, la rencontre individuelle avec l’art ne devienne un des moyens privilégiés pour accompagner l’enfant dans sa recherche. Pour Françoise Dolto : « Nous avons un mythe de progression du fœtus, de la naissance à l’âge adulte, qui fait que nous identifi ons l’évolution du corps à celle de l’intelligence. Or, l’intelligence symbolique est étale de la conception à la mort 50. » Et comme l’écrit Jean-Marie Schaeff er : « L’enfance est un temps d’expériences esthétiques, sinon particulièrement riches, du moins particulièrement marquantes, et ce au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire en tant qu’elles orienteront largement notre vie esthétique d’adulte 51. » Si le théâtre aide à grandir, c’est parce qu’il off re une expérience esthétique.

D’ailleurs, la catégorie « théâtre pour enfant » change progressivement de nom dans les années 1980, et devient « théâtre jeune(s) public(s) » : l’enfant est de moins en moins reconnu comme un spectateur à éduquer, fût-ce à la liberté, que comme spectateur à part entière, membre d’un groupe culturel. Le fl ottement actuel, selon les auteurs, entre « jeune public » et « jeunes publics » paraît en outre révélateur d’un certain scrupule à enfermer l’enfant dans une nouvelle catégorie : l’emploi du pluriel permet à la fois de distinguer le public collectif du spectateur individuel, et d’y joindre tous les spectateurs neufs pour le théâtre, quel que soit leur âge : comme s’il s’agissait de préserver la pluralité des regards, la singularité d’une rencontre entre un individu et une œuvre.

Marie-Hélène Popelard précise à propos du théâtre et de l’enseignement artistique :

Paradoxalement, [l’enseignement artistique] peut faire comprendre le sens de l’instabilité, alors que tous les discours sous-tendus dans les apprentissa-

• 49 – Voir Guidetti Michèle et al., Enfances d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, Armand Colin, 1997, p. 115.• 50 – Dolto Françoise, La Cause des enfants, Pocket, 1999, p. 13.• 51 – Schaeffer Jean-Marie, Adieu à l’esthétique, Presses universitaires de France, 2000, p. 15.

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ges dits fondamentaux, depuis la grammaire jusqu’aux sciences, valorisent le respect des lois, la mise en pratique de règles, la conformité à des procédés. L’éducation artistique initie au plaisir de la transgression, à la curiosité face au mystère, à la fécondité de l’imagination… Elle réveille le sens du dépaysement et apprend que tout ne se ramène pas à des solutions, à la rationalité. Elle vise à développer, à éduquer la sensibilité pour permettre d’habiter ces lieux de confl it, de turbulences, de contradictions que sont les œuvres d’art. Elle cultive l’émerveillement, s’attache à faire ressentir plus que comprendre ce qui se vit à l’intérieur d’une œuvre.La deuxième fonction que remplit l’enseignement artistique est l’appren-tissage du jugement d’une œuvre, du risque raisonné que nous prenons chaque fois que nous tentons une appréciation. Dépasser la dichotomie bon ou mauvais, l’immédiateté de l’opinion et surtout ne pas renoncer à établir une hiérarchie, car tout ne se vaut pas et le refus de juger peut masquer une paresse intellectuelle bien commode. Il faut aider l’enfant à s’orienter dans un espace de valeurs qui ne sont jamais absolues mais sans cesse à construire.Enfi n, l’art stimule le renouvellement de notre vision du monde, tellement formaté par les médias qui simplifi ent à outrance la complexité de la réalité. Il nous apprend à voir les choses autrement 52.

Le théâtre aide à se construire, la rencontre avec l’art se justifi e autant pour l’enfant que pour l’adulte. Les conditions sont réunies pour le développement d’un théâtre jeune public. Reste la question du répertoire.

Le répertoire, la part du texteDans les années 1950, les continuateurs de Léon Chancerel reprennent le prin-

cipe d’un jeu proche de la commedia dell’arte, inspiré des contes et de l’univers enfan-tin. Parallèlement se perpétue un théâtre commercial plus ou moins démagogique, construit sur un merveilleux bêtifi ant, qui survit d’ailleurs encore aujourd’hui.

Mais une révolution se produit dans les années 1960. Roger Deldime explique :

Dans le climat de contestation sociale et politique de ces années-là, les rôles de l’art et de la culture, le droit à l’expression des minorités, l’enfant comme individu autonome sont au centre du débat. On assiste alors à une véritable explosion des compagnies théâtrales professionnelles qui entendent prati-quer un art non élitiste, penser une culture où l’enfant ait enfi n sa place, entretenir avec lui des relations égalitaires. Leur exigence se manifeste par

• 52 – « Art et éthique : les enjeux de l’éducation artistique. Entretien avec Marie-Hélène Popelard, maître de conférence en philosophie/esthétique », Lettre d’information de l’ONDA, n° 30, prin-temps 2004, p. 7.

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le rejet des formes culturelles infantilisantes, puériles et moralisatrices, par une ouverture à l’art et au monde adulte contemporain.[Puis,] au cours de la décennie 1970, le théâtre se voit assigner une mission émancipatrice. Une majorité de spectacles dénonce alors certains aspects de la société contemporaine (totalitarisme, guerre, sexisme, publicité, pollu-tion, relations parents-enfants…) ou critique les modèles véhiculés par la littérature traditionnelle destinée aux enfants. […] Malheureusement, sur fond de militantisme et de générosité humaniste, les spectacles tombent facilement dans le piège du manichéisme et du schématisme, dérive qui met souvent à mal la création artistique.

À la fi n des années 1970, « on aborde la sensibilité, l’intériorité, le non-dit, les fantasmes, l’irrationnel, l’inconscient » à partir d’un « théâtre de situation et de jeu plutôt que de texte – doublé d’un travail sur l’objet, avec un dépouillement volon-taire des moyens scéniques ». Et « durant les années 1980, le mouvement théâtral pour jeunes spectateurs s’amplifi e sur le plan international, explore les démarches les plus diverses, les propositions les plus contrastées du point de vue des formes et de la qualité artistique 53. » Pour Philippe Dorin, il y avait « assez peu de spectacles pour enfants construits à partir d’un texte. Ceux qui l’étaient conservaient une facture assez classique dans la narration et le style, malgré la pertinence des thèmes abordés. […] Ce qui faisait plutôt la richesse et la diversité des spectacles pour enfants, c’était l’audace et la diversité des formes. Un foisonnement de tout petits spectacles ingé-nieux, construits à partir d’une idée, mais dont on ne maîtrise pas très bien le sens. C’était aussi une époque où la marionnette vivait une explosion de formes 54 ».

L’histoire de ce secteur, à la fois rapide et récente, est donc traversée de courants contradictoires, où l’on semble jusqu’ici peu soucieux du travail des auteurs drama-tiques reconnus, édités, diff usés. Le théâtre jeune public n’avait pas encore pris le temps, ni vu l’intérêt de se constituer un répertoire.

À partir de recherches eff ectuées sur la revue Th éâtre en France, qui proposait aux compagnies souhaitant y fi gurer de faire connaître leurs productions, la créa-tion pour le jeune public de 1970 à 1990 s’appuierait, en moyenne, sur les sources suivantes (voir annexe) :

– création collective signée par la compagnie : 9 % ;– création signée par le directeur : 22 % ;– création signée par une autre personne : 21 % ;– création non signée : 4 % ;soit au total 56 % de créations

• 53 – Deldime Roger, « Un miroir sociologique », Th éâtre aujourd’hui n° 9, op. cit., p. 136-137.• 54 – Dorin Philippe, Itinéraire d’auteur n° 9 : Philippe Dorin, Centre national des écritures du spectacle – La Chartreuse, 2006, p. 20.

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– adaptations (de contes, d’œuvres littéraires – de littérature générale ou d’en-fance et de jeunesse) : 24 % ;

– textes dramatiques : 20 %, dont les deux tiers sont des pièces du théâtre général, souvent des classiques (de Goldoni à Beckett)… Restent environ 8 % pour les textes édités en direction du jeune public.

Toutes les compagnies travaillant en direction de la jeunesse ne fi guraient pas dans cette revue : les chiff res n’ont donc valeur que d’indication, et ils varient sensiblement d’une année sur l’autre. On le voit bien néanmoins : la part extrême-ment faible du texte dramatique est à peu près l’inverse de celle du théâtre général.Il faudrait une étude précise auprès de chaque compagnie pour mesurer cette part aujourd’hui. Mais un rapide survol des programmes de saisons ou de festivals jeune public confi rme que, mis à part quelques théâtres clairement engagés dans une politique en direction des auteurs jeune public comme le théâtre de l’Est Parisien, cette part reste très faible, pas plus d’un quart des productions. Il faut reconnaître que, jusqu’ici, rien n’incitait d’ailleurs les auteurs à s’y consacrer.

Né dans l’eff ervescence des années 1960 et l’euphorie de la création collective, le théâtre jeune public se construit notamment en réaction contre le théâtre insti-tutionnel au répertoire fi gé. Le spectacle vise à éveiller la sensibilité de l’enfant, par une œuvre qui s’adresse à tous les sens, et où le texte, quand il existe, n’est qu’un signe parmi d’autres. C’est pourquoi certains créateurs refusent même de laisser des traces écrites, par crainte de constituer un nouveau répertoire. À l’origine, le texte dramatique n’est donc pas forcément le bienvenu 55.

De plus, ce secteur connaît peu le vedettariat d’auteur ou de metteur en scène. Souvent, dans les programmes de saison ou de festival, et contrairement à la tradition du théâtre général, les noms des créateurs ne fi gurent pas à côté du titre du spectacle, mais dans le corps du texte de présentation (quand ils y fi gurent).Ces noms ne sont peut-être pas assez connus du grand public pour susciter le désir d’aller voir le spectacle.

D’ailleurs, puisqu’il n’y a pas encore de pièce « classique » pour la jeunesse, il n’y a pas non plus de « défi » au metteur en scène qui souhaiterait monter « sa » version d’une pièce célèbre. Certains créateurs affi rment même que, comme chacun assiste un peu au travail de ses collègues, lorsqu’un texte est créé, il leur est diffi cile d’en proposer une nouvelle lecture car sa création reste longtemps en mémoire 56.

Au fond, si l’absence de vedettariat profi te vraisemblablement au travail en équipe, elle nuit peut-être à l’émulation qui pourrait motiver les créateurs.

• 55 – Voir notamment les débats des deuxièmes Rencontres internationales du théâtre pour l’enfance et la jeunesse : Actes des colloques des deuxièmes RITEJ, Les Cahiers du soleil debout, n° 11-12, 1980.• 56 – Voir par exemple Le Répertoire jeune public en question, journées d’étude, Théâtrales/l’association, 2000.

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Ensuite, en s’engageant dans un secteur qui apporte peu de reconnaissance fi nan-cière ou artistique, les créateurs pour le jeune public entendent probablement rester maîtres de tous leurs choix. Le sacrifi ce exige sa contrepartie : une liberté de créer qui verrait dans le texte une entrave, l’affi rmation d’une parole personnelle forte qui peinerait à trouver un écho dans celle de l’autre, l’auteur. On a d’autant plus envie d’assumer son engagement qu’il est diffi cile. Dominique Bérody explique que « sa méconnaissance et sa dévalorisation par la profession théâtrale elle-même, enferma le secteur du jeune public dans les us et coutumes d’un certain corporatisme 57 ».

Enfi n, la raison principale d’un si faible engagement tient peut-être surtout à des motivations artistiques : un texte a souvent besoin d’être longtemps « habité » par son metteur en scène. S’il est trop clair, didactique ou consensuel, il suscite sans doute moins le désir, car il ne pousse pas à proposer une lecture individuelle. Inversement, né lentement pendant ces trente dernières années, le répertoire de textes du théâtre jeune public s’affi rme parfois résolument contemporain, et tout comme le théâtre contemporain général, il suscite méfi ance et incompréhension. Même pour les praticiens ou les lecteurs avertis, il résiste souvent à la lecture : morcellement de la fable, théâtre-récit, personnages plus ou moins désincarnés sont autant d’appels à la scène, et d’obstacles à la découverte silencieuse.

Mais, fait nouveau de ces vingt dernières années, une littérature dramatique destinée au jeune public, qui jusque-là n’existait pas ou peu, commence à être éditée et exploitée, encore assez timidement, par les créateurs. En préface au numéro de Th éâtre aujourd’hui consacré au jeune public, Jean-Claude Lallias écrit :

Vers la fi n des années 1980, certains artistes prennent conscience du risque de dissolution du théâtre s’il se contente de rivaliser avec d’autres formes spectaculaires plus puissantes que lui. Contre un monde dominé par l’image marchande et le fl ux médiatique, une part du théâtre entend faire dissi-dence… Le théâtre se sait art de la langue et de l’écoute – pas de la parole informe ! Il célèbre le retour d’une parole travaillée par l’écriture : la quête d’une théâtralité inscrite dans la langue. Ce mouvement gagne le théâtre pour la jeunesse 58.

Phénomène éditorial, économique et artistique, cette multiplication de textes destinés à être joués par des comédiens adultes pour un public d’enfants ouvre un nouveau champ de recherche. L’auteur jeune public est davantage connu et reconnu, il est par exemple accueilli en résidence à la Chartreuse lez Avignon – Centre national des écritures du spectacle : deux résidences collectives

• 57 – Berody Dominique, « Le répertoire jeune public », in Darzacq Dominique (dir.), L’Abécédaire 1989-1999, Heyoka, CDNJ de Sartrouville, 1999, p. 65.• 58 – Lallias Jean-Claude, « Un théâtre des enfances partagées », Th éâtre aujourd’hui n° 9, op. cit., p. 5.

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sont organisées, en 1993-1994 et en 2002. Il est parfois auteur associé à un théâtre, comme Laurent Contamin au TJP/CDN d’Alsace (entre 2003 et 2006), ou Karin Serres (saison 2003-2004) et Philippe Dorin (saison 2004-2005) au théâtre de l’Est Parisien.

La Comédie-Française a monté pour la première fois un texte jeune public en 2003-2004, Bouli Miro de Fabrice Melquiot (mise en scène Christian Gonon), suivi de Bouli redéboule en 2004-2005 (mise en scène Philippe Lagrue), deux textes édités chez l’Arche. Des concours de jeunes lecteurs sont organisés, comme le Prix Collidram (Prix de littérature dramatique des collégiens), à l’initiative de nombreux partenaires (ANETH, ANRAT, rectorat de Créteil, etc.). Des aides à l’écriture sont accordées aux auteurs jeune public, comme aux auteurs de théâtre général.

En 2001, le ministère de l’Éducation nationale modifi e en profondeur les programmes de l’école primaire, et entend valoriser l’enseignement de la littérature, notamment d’enfance et de jeunesse. En 2002, dans la liste des ouvrages de litté-rature jeunesse conseillée au cycle 3, fi gurent onze pièces de théâtre contemporain jeune public, liste modifi ée et augmentée de onze nouvelles pièces en 2004 :

Farces et fabliaux du Moyen Âge, L’École des loisirs, 1986.La Farce de Maître Pathelin, L’École des loisirs, 1979.Anne Catherine, Petit, L’École des loisirs, 2002.Castan Bruno, Belle des eaux, Th éâtrales jeunesse, 2002.Danis Daniel, Le Pont de pierre et la peau d’images, L’École des loisirs, 1996.Demarcy Richard, Les Deux Bossus, suivi de Voyages d’hiver, Le Secret, Actes Sud – Papiers, 1987.Dorin Philippe, Villa Esseling monde, La Fontaine, 1989.Gonzalez José-Luis, Le Marchand de coups de bâton, Seuil jeunesse, 2003.Grumberg Jean-Claude, Le Petit Violon : théâtre, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka jeunesse », 1999.Heurte Yves, L’Horloger de l’aube, Syros jeunesse, 1997.Jouanneau Joël, Le Pavec Marie-Claire, Mamie Ouate en Papoâsie : comédie insulaire, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka jeunesse », 1989.Kenny Mike, Pierres de gué, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka jeunesse », 2000.Lebeau Suzanne, Salvador : l’enfant, la montagne et la mangue, Th éâtrales jeunesse, 2002.Madani Ahmed, Il faut tuer Sammy, L’École des loisirs, 1997.Milovanoff Jean-Pierre, Les Siffl ets de M. Babouch, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka jeunesse », 2002.Nordmann Jean-Gabriel, Le Long Voyage du pingouin vers la jungle, La Fontaine, 2001.

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Papin Nathalie, Mange-moi, L’École des loisirs, 1999.Paquet Dominique, Son parfum d’avalanche, Th éâtrales jeunesse, 2003.Py Olivier, La Jeune Fille, le diable et le moulin, L’École des loisirs, 1995.Rebotier Jacques, Les Trois Jours de la queue du dragon, Actes Sud – Papiers, coll. «Heyoka jeunesse », 2000.Richard Dominique, Le Journal de Grosse Patate, Th éâtrales jeunesse, 2002.Serres Karin, Colza, L’École des loisirs, 2001 59.

La critique journalistique reste plutôt discrète dans ce secteur, sauf lorsqu’un artiste reconnu dans le théâtre général écrit ou met en scène un spectacle jeune public – ce qui pose un problème de légitimité, et tend à agacer les artistes engagés dans le théâtre jeunesse depuis plusieurs années. Ce silence médiatique permet en eff et aux compagnies peu soucieuses d’un travail artistique de perdurer, tandis qu’il brouille la reconnaissance, tant publique qu’institutionnelle, des créateurs réellement engagés dans une recherche. On trouve néanmoins, parfois, des informations sur les festivals, ou des portraits d’artistes, notamment dans des revues comme La Scène.Les revues de littérature jeunesse, Griff on ou La Revue des livres pour enfants, propo-sent régulièrement des notes de lecture sur les dernières pièces parues.

La critique universitaire se penche davantage sur le sujet. Dans les années 1970, quelques thèses sont soutenues, et deux ou trois ouvrages majeurs sont publiés, comme le numéro spécial de la revue Enfance coordonné par Hélène Gratiot Alphandery 60, et l’étude de Roger Deldime, Le Th éâtre pour enfant : approches psychopédagogique, sémantique et sémiologique 61. On trouve aussi des articles dans les revues spécialisées en direction du jeune public, comme Les Cahiers du soleil debout (CDNEJ de Lyon), ou Th éâtre enfance et jeunesse (revue de l’ATEJ), dont le numéro 1-2 de 1985 propose par exemple un article remarquablement synthétique de Suzanne Lebeau, « De l’écriture collective à l’œuvre d’auteur », qui retrace en quelques pages toute l’évolution des écritures pour le jeune public.

Des points de vue plus généralistes sont adoptés dans les revues théâtrales comme ATAC Informations, Travail théâtral ou Jeu, et dans quelques monographies et témoignages qui ne traitent pas uniquement des questions d’écriture : Claude Pierre Chavanon dans Le théâtre pour enfants. Des artisans face aux problèmes de la création 62 ; les Cahiers de l’ANRAT : Le Th éâtre et les jeunes publics (Avignon, 20 ans

• 59 – Littérature (2), Cycle des approfondissements (3), ministère de l’Éducation nationale, CNDP, coll. « École », Documents d’accompagnement des programmes, 2004, p. 111-118.• 60 – Gratiot Alphandery Hélène (dir.), « Le théâtre pour enfants », Enfance, n° spécial, 1973.• 61 – Deldime Roger, Le Th éâtre pour enfants. Approches psychopédagogiques, sémantique et sémio-logique, A. de Boeck, 1976.• 62 – Chavanon Claude Pierre, Le Th éâtre pour enfants. Des artisans face aux problèmes de la création, L’Âge d’homme, 1974.

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après) 63 ; ou Maurice Yendt dans Les Ravisseurs d’enfants 64. En 1995, l’ATEJ publie un Livre blanc pour une politique de l’enfant spectateur 65 qui résume les diff érents problèmes du secteur.

À la fi n des années 1990 et début 2000, des colloques s’organisent autour de la question des écritures, comme celui préparé par Th éâtrales/l’association 66 en 1999. Des revues telles que La Revue des livres pour enfants publient des numéros spéciaux 67. Le Centre national des écritures du spectacle de La Chartreuse consacre trois de ses Itinéraire d’auteur à des dramaturges jeune public : Suzanne Lebeau 68, Françoise Pillet 69, Philippe Dorin 70. L’universitaire Hélène Beauchamp publie au Québec une Introduction aux textes du théâtre jeune public 71. Le SCEREN/CNDP édite un numéro de Th éâtre aujourd’hui consacré au jeune public : Th éâtres et enfance : l’émergence d’un répertoire 72, et en association avec les éditions Th éâtrales, fait paraître l’ouvrage de Marie Bernanoce : À la découverte de cent et une pièces, répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse 73.

Cette reconnaissance de l’auteur, à la fois due et accompagnée par la multi-plication des titres publiés, paraît comme une légitimation supplémentaire du secteur jeune public. S’il garde sur scène une énergie et une capacité d’invention au moins égale à celle du théâtre général, avec une approche qui considère peut-être davantage le texte comme matériau, il s’off re en même temps par l’édition et la recherche l’accès à une mémoire et à un moyen de plus large diff usion, voire à une certaine culture savante dont on le soupçonnait, à tort, parfois démuni.

Les auteursLe Piccolo 74 recense près de 300 auteurs jeune public édités en France et

en Belgique, en incluant quelques auteurs étrangers francophones ou traduits.

• 63 – Le Th éâtre et les jeunes publics (Avignon, 20 ans après), Cahiers de l’ANRAT, n° 1, Actes Sud – Papiers, 1989.• 64 – Yendt Maurice, Les Ravisseurs d’enfants, Actes Sud – Papiers, 1989.• 65 – Th éâtre et nouveaux public, op. cit.• 66 – Le Répertoire jeune public en question, op. cit.• 67 – Le Renouveau du répertoire théâtral, La Revue des livres pour enfants, n° 223, juin 2005.• 68 – Lebeau Suzanne, Itinéraire d’auteur n° 6 : Suzanne Lebeau, Centre national des écritures du spectacle – La Chartreuse, janvier 2002.• 69 – Pillet Françoise, Itinéraire d’auteur n° 8 : Pillet Françoise, Centre national des écritures du spectacle – La Chartreuse, 2005.• 70 – Dorin Philippe, Itinéraire d’auteur n° 9, op. cit.• 71 – Beauchamp Hélène, Introduction aux textes du théâtre jeune public, Logiques, 2000.• 72 – Th éâtres et enfance : l’émergence d’un répertoire, op. cit.• 73 – Bernanoce Marie, À la découverte de cent et une pièces, répertoire critique du théâtre contem-porain pour la jeunesse, SCEREN/CNDP et Th éâtrales, 2006.• 74 – Le Piccolo, op. cit., p. 392-412.

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Mais ce recensement comprend aussi les auteurs de textes destinés à être joués par des enfants, en atelier de jeu dramatique par exemple. Et il serait dommage de passer sous silence le répertoire édité au Québec, très riche car plus ancien que le nôtre… On le voit, il est diffi cile de déterminer combien d’auteurs écrivent aujourd’hui en français (ou sont traduits) pour le jeune public.

Sur un échantillon de 97 auteurs dramatiques pour la jeunesse publiés en France, en Belgique et au Québec (74 français, 23 étrangers, dont 13 québécois), environ 70 % sont des hommes 75. Ils ont entre 35 ans (la génération de Fabrice Melquiot, Christophe Honoré) et 70 ans – avec une majorité entre 40 et 50 ans. Ils ont publié entre un et une quinzaine de textes pour le jeune public (Maurice Yendt, par exemple), mais rarement plus de cinq ou six.

Ils appartiennent davantage au champ artistique qu’à celui de l’éducation ou de la jeunesse. Sur ces 97 auteurs, 85 sont aussi auteurs de littérature générale (théâtre, roman, poésie), et 56 sont aussi comédiens, scénographes, metteurs en scène, dramaturges… Seuls 29 écrivent dans d’autres genres pour la jeunesse (romans, album, etc.), et 17 travaillent ou ont travaillé dans l’éducation (depuis le primaire jusqu’à l’université), ou dans l’action culturelle en direction de la jeunesse. Il semble donc qu’on arrive au théâtre jeune public d’abord par le biais du théâtre ou de l’écriture, plutôt que par une préoccupation première pour l’enfance.

On peut préciser certains profi ls. La première catégorie d’auteurs serait consti-tuée des « pionniers » du théâtre jeune public. Peu nombreux mais prolifi ques, ces auteurs ont permis la reconnaissance artistique du théâtre pour la jeunesse grâce à une activité d’auteur et de praticien tout au long de leur carrière. Par exemple au Québec, Suzanne Lebeau 76 et Jasmine Dubé 77 écrivent et dirigent des compagnies spécialisées en direction de l’enfance et de la jeunesse depuis les années 1970 ou 1980 : le Carrousel et le théâtre Bouches Décousues.

En France, des metteurs en scène comme Bruno Castan 78, Françoise Pillet 79 ou René Pillot 80 ont aussi commencé à écrire pour le jeune public dans les

• 75 – Sources : Berody Dominique et Lecucq Evelyne, Jeune public en France, théâtre, marionnet-tes, danse, théâtre musical, Chroniques de l’AFAA (Association française d’action artistique), 1998 ; Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs, Biennale du théâtre jeunes publics/Lansman, coll. « Regards singuliers », 2005 ; Bernanoce Marie, À la découverte de cent et une pièces, op. cit., et les sites internet : [www.aneth.fr], [www.theatre-contemporain.net], [www.lansman.org],[www.chartreuse.org], [www.cead.qc.ca].• 76 – Par exemple : Lebeau Suzanne, L’Ogrelet, Lanctôt, coll. « Th éâtre », 2000 (Th éâtrales Jeunesse, 2003).• 77 – Par exemple : Dube Jasmine, Bouches décousues, Léméac, coll. « Th éâtre pour enfants », 1985.• 78 – Par exemple : Castan Bruno, Neige écarlate, Très tôt théâtre, 1994 (Th éâtrales Jeunesse, 2002).• 79 – Par exemple : Pillet Françoise, Molène, Th éâtrales Jeunesse, 2004.• 80 – Par exemple : Pillot René, La Fée mère, L’École des loisirs, 1997.

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années 1970, parce qu’ils ne trouvaient pas de textes à monter, alors qu’ils diri-geaient des structures comme le théâtre du Pélican à Montpellier, le CDNEJ La Pomme verte à Sartrouville, le CDNEJ théâtre La Fontaine à Lille.

Maurice Yendt a fondé le théâtre des Jeunes Années (TJA) à Lyon en 1960, devenu CDNEJ en 1980 (aujourd’hui théâtre Nouvelle Génération, dirigé par Nino D’introna). Il a organisé avec Michel Dieuaide en 1977 les premières RITEJ (Rencontres internationales théâtre enfance jeunesse), devenues la Biennale du théâtre jeunes publics de Lyon, l’un des principaux festivals du secteur. Il a en outre écrit ou adapté près d’une trentaine de pièces, comme Histoire aux cheveux rouges 81, souvent éditées dans les Cahiers du soleil debout, une revue liée à l’activité du CDNEJ (dont une partie du catalogue est aujourd’hui reprise par les éditions Lansman).

De nouvelles générations sont apparues : des comédiens, auteurs ou metteurs en scène qui ne se destinaient pas a priori au jeune public, mais dont les œuvres pour la jeunesse sont davantage connues. Une quinzaine de créateurs comme Nathalie Papin 82, Dominique Paquet 83 ou Karin Serres 84 dessinent ainsi un nouveau paysage. Fabrice Melquiot 85 a d’abord travaillé comme comédien dans le théâtre général, sous la direction d’Emmanuel Demarcy-Motta par exemple, avant de se consacrer davan-tage à l’écriture, notamment pour le jeune public. Philippe Dorin 86, lui, a débuté comme écrivain associé au théâtre Jeune Public de Strasbourg, et s’il est un auteur reconnu de théâtre pour la jeunesse, il est aussi romancier, scénariste, plasticien.

Le troisième profi l, le moins courant, serait composé d’une dizaine d’auteurs pour la jeunesse qui sont plus des écrivains que des praticiens. Soit ils écrivent presque exclusivement pour la jeunesse, mais pas uniquement du théâtre : ils réalisent aussi des albums, des bandes dessinées ou des illustrations. Nadine Brun-Cosme a par exemple écrit le texte de l’album Grand loup et petit loup chez Père Castor Flammarion (2005), et la pièce Et moi et moi à L’École des loisirs (2004).Soit ils écrivent à la fois pour les adultes et les enfants, et surtout du théâtre, comme Françoise Gerbaulet 87. Ancienne institutrice puis animatrice culturelle, elle a ainsi écrit une trentaine de pièces, dont la moitié pour le jeune public. Brigitte Smadja 88,

• 81 – Yendt Maurice, Histoire aux cheveux rouges, Les Cahiers du soleil debout, n° 13, 1980 (Lansman, coll. « Les Cahiers du soleil debout », 2002).• 82 – Par exemple : Papin Nathalie, Mange-moi, L’École des loisirs, 1999.• 83 – Par exemple : Paquet Dominique, Les Escargots vont au ciel, Très tôt théâtre, 1997 (Th éâtrales Jeunesse, 2002).• 84 – Par exemple : Serres Karin, Colza, L’École des loisirs, 2001.• 85 – Par exemple : Melquiot Fabrice, Bouli Miro, L’Arche, coll. « Th éâtre Jeunesse », 2002.• 86 – Par exemple : Dorin Philippe, En attendant le Petit Poucet, L’École des loisirs, 2001.• 87 – Par exemple : Gerbaulet Françoise, Un cheval en coulisses, L’École des loisirs, 1995.• 88 – Par exemple, en roman jeunesse : J’ai rendez-vous avec Samuel, L’École des loisirs, 2002 ; en littérature générale : Le Jaune est sa couleur, Actes Sud, 1998 ; en théâtre jeunesse : Drôles de zèbres, L’École des loisirs, 1995.

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enseignante, a aussi écrit de nombreux livres pour la jeunesse, des romans publiés chez Actes Sud, et a créé la collection « Th éâtre » à L’École des loisirs.

La dernière catégorie, la plus importante, est composée de plus de 60 auteurs qui sont d’abord reconnus comme créateurs pour le public général, et qui ont eu à un moment de leur parcours artistique le souci de s’adresser à l’enfance.

Certains sont à la fois comédiens, metteurs en scène et auteurs, surtout de théâtre. Parmi les plus célèbres, on relève les noms de Wajdi Mouawad 89, Joël Pommerat 90, ou Olivier Py 91.

Quelques-uns se sont pris au jeu au point de consacrer une large part de leur travail au secteur jeunesse. Joël Jouanneau, auteur et metteur en scène, est artiste associé au théâtre de Sartrouville-CDN depuis 1990, qu’il codirige de 1999 à 2003. En 1988, la mise en scène de sa propre pièce, coécrite avec Marie-Claire Le Pavec : Mamie Ouate en Papoâsie 92, a constitué un événement majeur dans le théâtre jeune public. C’était l’une des premières fois qu’un artiste reconnu dans le théâtre général se risquait ainsi à la fois dans l’écriture et la mise en scène pour la jeunesse. Il a depuis, entre autres activités, écrit plusieurs pièces en direction de l’enfance.

Jean-Claude Grumberg, célèbre notamment pour L’Atelier 93, a, dit-il, pris tellement de plaisir avec Le Petit Violon 94, qu’il a depuis écrit trois autres pièces pour le jeune public. Il reconnaît en postface de la quatrième : « La joie que m’ont procurée les trois précédentes à travers de multiples rencontres avec des élèves et leurs instituteurs m’incite à me dire que ce n’est sans doute pas la dernière 95. »

Catherine Anne, formée au Conservatoire national d’art dramatique, a suivi une carrière de comédienne et de metteur en scène, puis d’auteur de théâtre général 96 avant d’écrire pour le jeune public 97. Elle dirige depuis 2002 le théâtre de l’Est Parisien, qui consacre une large place de sa programmation au théâtre jeune public.

• 89 – Par exemple : Mouawad Wajdi, Pacamambo, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse », 2000 (coll. « Poche Th éâtre », 2006).• 90 – Par exemple : Pommerat Joël, Le Petit Chaperon rouge, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse », 2005.• 91 – Par exemple : Py Olivier, L’Eau de la vie, L’École des loisirs, 1999.• 92 – Jouanneau Joël, Le Pavec Marie-Claire, Mamie Ouate en Papoâsie, Actes Sud – Papiers, 1989 (coll. « Heyoka Jeunesse », 1999, et coll. « Poche Th éâtre », 2006).• 93 – Grumberg Jean-Claude, L’Atelier, Actes Sud – Papiers, 1985 (1979).• 94 – Grumberg Jean-Claude, Le Petit Violon, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse », 1999 (Éditions SED, 2003 ; Actes Sud – Papiers, coll. « Poche Th éâtre », 2006).• 95 – Grumberg Jean-Claude, postface à Pinok et Barbie, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse », 2004, p. 61.• 96 – Par exemple : Anne Catherine, Une année sans été, Actes Sud – Papiers, 1987.• 97 – Par exemple : Anne Catherine, Nuit pâle au palais, L’École des loisirs, 1997.

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Christophe Honoré 98, quant à lui, a presque autant écrit pour les adultes que pour les enfants, des pièces de théâtre comme des romans, et c’est son activité de cinéaste qui le fait connaître du grand public (17 fois Cécile Cassard, 2002 ; Les Chansons d’amour, 2007).

D’autres, enfi n, ont acquis leur notoriété comme auteurs de littérature géné-rale, dramatique ou non, plutôt que comme praticiens. Par exemple, Daniel Danis est auteur de nombreuses pièces de théâtre général, dont Le Chant du Dire-Dire 99, montée par Alain Françon au théâtre de la Colline en 1999. Parallèlement, sa pièce jeune public Le Pont de pierres et la peau d’images 100, a déjà été montée par Dominique Catton, Vincent Goethals, Jacques Nichet, etc. Eugène Durif 101, Jean-Claude Carrière 102, Jean-Pierre Milovanoff 103 sont scénaristes, romanciers, dramaturges, adaptateurs. Joseph Danan est également auteur et enseignant-chercheur 104. Lilane Atlan, poète, romancière et dramaturge, a vu sa pièce Monsieur Fugue ou le mal de terre, publiée en 1967 au Seuil, devenir pièce jeune public par sa réédition à L’École des loisirs en 2000 105 ; et Brigitte Smadja lui a demandé d’adapter pour le théâtre son roman Les Passants 106, devenu Je m’appelle Non 107.

À côté des « pionniers », praticiens et auteurs reconnus dans le théâtre jeune public ; à côté aussi des auteurs, peu nombreux, déjà engagés dans la littérature d’enfance et de jeunesse, on trouve donc surtout des artistes polyvalents, des personnalités arrivées un peu par hasard au théâtre jeune public, par la commande d’un metteur en scène ou d’un éditeur, par un concours de circonstances.Cette découverte plus tardive, dans le courant des années 1990, a parfois donné un nouveau tour à leur carrière. Dans tous les cas, leur notoriété dans un autre domaine a permis de faire prendre conscience au grand public du foisonnement des expériences dans le théâtre pour la jeunesse. On observe d’ailleurs un phéno-mène similaire dans la littérature d’enfance et de jeunesse, où, après les « pion-

• 98 – Par exemple, en littérature générale : L’Infamille, L’Olivier, 1997 ; en littérature jeunesse : Torse nu, L’École des loisirs, 2005 ; en théâtre jeunesse : Les Débutantes, L’École des loisirs, 1998.• 99 – Danis Daniel, Le Chant du Dire-Dire, L’Arche, 2000.• 100 – Danis Daniel, Le Pont de pierres et la peau d’images, L’École des loisirs, 1996.• 101 – Par exemple, en théâtre général : Tonkin Alger, Th éâtre ouvert – tapuscrit, 1988 (1987) (Comp’act, 1990, et Actes Sud – Papiers, 1995) ; et en théâtre jeunesse : La Petite Histoire, L’École des loisirs, 1998.• 102 – En théâtre jeunesse : Carrière Jean-Claude, Le jeune prince et la vérité, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse », 2001 (coll. « Poche Th éâtre », 2006).• 103 – En théâtre jeunesse : Milovanoff Jean-Pierre, Les Siffl ets de M. Babouch, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse », 2002 (coll. « Poche Th éâtre », 2006).• 104 – Par exemple : l’essai Le Th éâtre de la pensée, Médianes, 1995 ; et en théâtre jeunesse : Les Aventures d’Auren, le petit serial killer, Actes Sud – Papiers, coll. « Heyoka Jeunesse », 2003.• 105 – Atlan Liliane, Monsieur Fugue, L’École des loisirs, 2000 (Le Seuil, 1967).• 106 – Atlan Liliane, Les Passants, Payot, 1989.• 107 – Atlan Liliane, Je m’appelle Non, L’École des loisirs, 1998.

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niers » comme Michel Tournier ou Daniel Pennac, certains auteurs de littéra-ture générale n’hésitent plus à travailler aussi en direction de la jeunesse : Agnès Desarthe, Christian Oster, Vincent Ravalec…

Cette ouverture salutaire, tant par les œuvres créées que par la reconnaissance apportée au secteur, ne doit bien sûr pas faire oublier le travail au quotidien mené par les compagnies spécialisées, mais plutôt le mettre en valeur.

L’impression première se confi rme : on écrit, avant d’écrire pour le jeune public, et on choisit ce public parce qu’il apporte quelque chose en plus, outre le maigre intérêt économique.

Pourquoi écrire du théâtrepour les jeunes spectateurs ?

Un ouvrage précieux, édité pour la 14e édition de la Biennale du théâtre jeunes publics à Lyon, confronte vingt points de vue d’auteurs, auxquels cette question a été posée 108.

Si les avis divergent parfois, ils mettent en lumière quelques traits communs : on écrit souvent depuis son propre territoire d’enfance, parfois pour aider l’enfant à grandir, ou pour s’aider soi-même à comprendre le monde. On écrit aussi pour l’en-fance avec une nouvelle liberté, ou simplement par évidence, par nécessité d’écrire.

Lorsqu’ils travaillent pour le jeune public, beaucoup d’auteurs évoquent leur propre enfance. Pour Joël Jouanneau, le moteur est « le désir de creuser la conversation avec mon alien, celui pour lequel j’écris, qui est là, ne me quitte pas.Il doit avoir dans les sept ans et il me semble l’entendre crier la nuit 109 ». Yves Lebeau explique : « J’écris à l’enfant que j’ai été. […] Poste restante, je lui adresse le message que je n’ai pas reçu à temps 110. » Joseph Danan et Fabrice Melquiot emploient la même métaphore spatiale de l’enfance comme territoire : « J’écrivais depuis l’enfance, depuis le territoire de l’enfance en moi » et « C’est le territoire de ma propre enfance, que j’ai peur d’oublier, que j’ai peur d’avoir déjà oublié, que je recompose par bribes de texte en texte 111. » En fait, il semble que ce « terri-toire » occupe moins le stéréotype d’un idéal perdu (il ne s’agit pas de retrouver son « âme d’enfant »), qu’un espace de dialogue avec soi-même : on creuse la « conversation », on « écrit à » un « message », « depuis », par « peur d’oublier », pour se « recomposer ».

• 108 – Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs, op. cit.• 109 – Ibidem, p. 37.• 110 – Ibid., p. 42.• 111 – Bernanoce Marie, À la découverte de cent et une pièces, op. cit., p. 119 et Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs, op. cit., p. 42.

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La volonté d’aider l’enfant spectateur revient aussi fréquemment. Edwige Cabelo explique qu’écrire pour le jeune public est « une façon de contribuer à la transmis-sion de ce que nous ont légué “les anciens” et de véhiculer des valeurs citoyennes ». Maurice Yendt reconnaît que « lorsque qu’ [il écrit] du théâtre à l’intention de ces publics, [il a] le sentiment de répondre à une certaine forme d’engagement personnel pour la cause et les droits des enfants ». Pour Jean-Louis Bauer : « On a le devoir, en s’adressant à un enfant, de lui permettre d’ouvrir les portes vers le monde. » Même Bruno Castan, qui déclare ne pas avoir de « leçon à leur écrire », souhaite « donner à dire et à entendre une langue qui ne soit pas leur (ou notre) langage parlé 112 ».La formulation, plus ou moins précise, diff ère pour laisser une plus ou moins grande marge d’interprétation au spectateur : on verra que tout un pan du théâtre jeune public s’émancipe doucement d’une relation paternaliste. Mais tous ces auteurs s’accordent sur la volonté d’off rir une certaine vision du monde, plus ou moins singulière, qui aide le spectateur à faire son chemin.

Ensuite, écrire pour le jeune public permet de partager avec l’enfant des ques-tionnements existentiels, de façon peut-être plus directe qu’avec le public adulte. Anne-Marie Collin écrit, au sujet des enfants : « Leur attention et leur émotion me confortent dans la conviction que j’ai, qu’ils ont absolument besoin d’entendre poser les questions essentielles. Mes interrogations semblent alors rejoindre les leurs. » De même, Suzanne Lebeau raconte : « Quand le blanc de la page s’étend à perte de vue, […] je retourne aux enfants et je partage avec eux les questions sur la vie et sur le monde qui m’obsèdent, m’étouff ent ou me portent en avant. » Le jeune spectateur permet bien un dialogue avec soi-même, comme l’explique Jasmine Dubé : « Leur regard neuf m’interpelle et réveille le mien 113. »

Il suscite aussi de nouvelles façons d’écrire. Philippe Dorin raconte qu’il est entré en écriture, qu’il a forgé son propre style en commençant par s’adresser au jeune public : « D’écrire pour les enfants m’a obligé à trouver des mots simples, à poser des situations concrètes, sans qu’à aucun moment le propos n’en soit diminué. […] En fait, les mots ne construisent pas des histoires. Ils les détruisent, sans cesse. Voilà ce que m’apprennent les enfants, dans mon écriture. » De même pour Éric Durnez : « Quand j’écris pour le jeune public, l’émotion est plus intense. La mienne, en tout cas. Je crois que c’est là, à mes débuts dans l’écriture dramati-que, que j’ai été le meilleur, le plus sincère et, au fond, le plus audacieux 114. »

Parce qu’il place le centre ailleurs (dans ce « territoire d’enfance » ?), le desti-nataire jeune public semble autoriser de nouvelles pratiques, pas plus faciles, mais

• 112 – Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs, op. cit., respectivement p. 18, 54, 17, 21.• 113 – Ibidem, respectivement p. 23, 39, 28.• 114 – Ibid., p. 25, 32.

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que l’on ose moins dans le théâtre général. Pour François Chanal, c’est « la rencon-tre avec un espace d’écritures libéré et donc ouvert à toutes les innovations, et les appelant, mais aussi terriblement exigeant ». Il s’agit bien d’une richesse, d’une « ouverture », mais qui génère ses propres diffi cultés. Jean-Gabriel Nordmann explique : « Il faudra se nettoyer de tout baratin littéraire, de tout clin d’œil de circonstance, raconter une histoire, des émotions… faire du théâtre. C’est une épreuve haute pour l’auteur. L’enfant est un public neuf, universel, étranger ! » Au fond, l’enfant exige « l’essence même du théâtre », comme le dit Catherine Anne. Il est pour elle le moyen de « réaliser tous [ses] idéaux de théâtre poétique et de théâtre populaire. Poétique, car ouvert sur l’imaginaire, libre. Populaire, car chaque représentation devient temps de partage. Pendant le temps scolaire, tous les groupes sociaux, classe par classe, entrent dans la salle. Hors du temps scolaire, les générations se mêlent, situation rare dans notre société, et cette écoute, côte à côte, me semble belle et précieuse 115 ».

Mais, souvent déçus par le manque de reconnaissance des institutions et de la profession, littéraire ou théâtrale, d’autres auteurs refusent plus ou moins de répondre à une question qu’ils ressentent comme une demande de justifi cation. « Finalement, je n’ai fait qu’écrire du théâtre » répond Bruno Castan. Comme l’explique Jasmine Dubé : « À trop vouloir défi nir le théâtre jeune public, on risque de le rétrécir. C’est d’abord et avant tout du théâtre ! […] En fait… j’écris. » Avant d’être prévu pour un public particulier, l’écriture est un acte artistique, une évidence, une nécessité : « J’écris, tout simplement, mais ce n’est pas si simple » répond Monique Enckell. Pour Françoise Pillet, il y a : « Mille réponses qui chahu-tent là-haut, dans le ciboulot. […] Je pourrais aussi répondre simplement : je ne sais pas et c’est bien ainsi. » Karin Serres, quant à elle, retourne la question : « Ce monde d’aujourd’hui n’est-il pas le leur aussi ? […] Et si écrire du théâtre, c’est bien parler de ce monde dans lequel, nous, auteurs adultes, vivons aujourd’hui, parler de ce monde, donner notre vision de monde, alors la vraie question, c’est à tous les autres auteurs de théâtre qu’il faut la poser : Pourquoi n’écrivez-vous PAS pour les publics d’enfants et/ou d’adolescents 116 ? »

Les motivations artistiques apparaissent donc clairement, et démentent le soupçon de facilité pédagogique, d’une littérature édifi ante ou d’éducation.Au contraire, les auteurs semblent conscients que le jeune public off re à la fois de nouvelles opportunités et de nouvelles responsabilités, qu’il impose des contraintes et permet des libertés inconnues dans le théâtre général. La littérature d’enfance et de jeunesse, et ses auteurs, continuent de lutter contre des préjugés dus à l’histoire du secteur et à la survivance de certaines productions de médiocre qualité. Certes

• 115 – Ibid., respectivement p. 22, 46, 13.• 116 – Ibid., respectivement p. 21, 28, 32, 49, 52.

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on trouve encore de mauvais livres pour enfants, et de mauvaises pièces de théâtre jeune public. Mais on trouve aussi de mauvaises pièces de théâtre général, sans accuser le théâtre en général.

Les premiers éditeursIl est vraisemblablement impossible de déterminer le nombre exact de textes

de théâtre jeune public édités aujourd’hui, notamment, on va le voir, à cause des questions soulevées par les critères de classement. Mais les nouvelles collections créées chez L’École des loisirs, Actes Sud – Papiers ou Th éâtrales ont évidemment multiplié le nombre de titres. En 2002, un supplément de la revue La Scène propo-sait avec Th éâtrales/l’Association (devenue ANETH) une « petite bibliographie en voie d’inachèvement à l’usage de la jeunesse » de 250 titres, incluant des pièces non cataloguées dans les collections jeune public, et des pièces destinées à être jouées par des jeunes 117.

Comme le suggère Francis Marcoin, la littérature d’enfance et de jeunesse est peut-être d’abord une édition de jeunesse : « Avec le renouvellement de l’idée d’enfance, la prétention d’un nouvel art pour les enfants s’impose dans le discours militant des créateurs, relayés par les professionnels du livre. La diffi culté à exister économiquement, les obstacles rencontrés sont autant de preuves à l’appui 118. »

D’un côté, on ne peut que se réjouir de la multiplication des titres et de cette revendication artistique. Les textes de théâtre jeune public ont certainement bénéfi cié du fort développement de l’édition jeunesse ces vingt dernières années.C’est le secteur de l’édition qui progresse le plus, là où les autres stagnent ou régressent : de 3 000 titres proposés en 1985 (albums, romans, etc.), il est passé à plus de 10 000 en 2005, pour représenter 15 % du total des titres proposés dans les librairies françaises 119. Le développement parallèle de collections spécialisées en théâtre jeunesse a créé un nouveau répertoire jeune public (au sens étymologique de « trouver » : catalogue de textes auquel puiser), en même temps qu’il pousse vraisemblablement de nouveaux auteurs à écrire, sachant qu’ils trouveront des éditeurs. Claire David, directrice de la collection « Th éâtre » aux éditions Actes Sud – Papiers, explique : « Par sa présence même, le livre stimulera de nouvelles écritures à destination de la jeunesse 120. »

• 117 – « Th éâtre à l’école : des écritures vivantes », La Scène, supplément au n° 24, mars 2002.• 118 – Marcoin Francis, « Critiquer la littérature de jeunesse : pistes pour un bilan et des pers-pectives », La littérature de jeunesse : repères, enjeux et pratiques, Le Français aujourd’hui, n° 149, mai 2005, p. 30.• 119 – Cardona Janine, Lacroix Chantal, Chiff res clés 2007, Statistiques de la culture, ministère de la Culture, DEPS, La Documentation française, 2007, p. 75.• 120 – Darzacq Dominique (dir.), L’Abécédaire 1989-1999, op. cit., p. 26.

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D’un autre côté, certains textes publiés dans ces collections vont partici-per à la construction du répertoire, sans avoir connu « l’épreuve » de la scène.Et inversement, bien des textes de spectacles jeune public n’ont jamais été édités… alors qu’ils font partie de la mémoire, même fragile, du secteur. On a vu aussi que la remarquable pièce de Liliane Atlan, Monsieur Fugue, a d’abord été publiée au Seuil en 1967 : sur proposition de Brigitte Smadja, directrice de collection, elle a ensuite été éditée dans la collection « Th éâtre » de L’École des loisirs, en 2000.Tout cela met bien en question les critères qui déterminent cette nouvelle catégorie de « textes jeune public » : critères internes, dramaturgiques ? Univers ou volonté explicite des auteurs ? Préoccupation artistique, ou militante, voire économique des éditeurs ? L’ouverture des collections de théâtre pour la jeunesse a peut-être autant créé que reconnu l’existence de ces nouvelles écritures.

On peut donc considérer que l’édition fabrique autant qu’elle accompagne ce mouvement. Notons pour l’instant que, en choisissant de ne traiter que les textes édités, notre étude dramaturgique ne porte que sur une partie de l’activité de ce secteur, celui qu’ont bien voulu laisser paraître, voire créer, les éditeurs.

On repère une dizaine de collections et de maisons d’édition dédiées au jeune public.

Certains éditeurs se spécialisent plutôt dans les textes d’ateliers, des pièces desti-nées à être jouées par des jeunes. Retz (collection « Expression théâtrale »), Castor Poche Flammarion (collection « Th éâtre en poche »), Librairie théâtrale (collection « Le théâtre et l’enfant »), voire l’Avant-Scène Th éâtre (collection « Quatre vents jeunesse »), ont en quelque sorte pris le relais des Cinq diamants ou de Ligue de l’enseignement. Plusieurs recueils de pièces courtes à nombreuse distribution sont également parus ces dernières années, chez Milan ou Actes Sud. Ces textes ne font pas partie de notre questionnement, soit parce qu’ils proposent des situations et des personnages stéréotypés qui, en limitant la pluralité des lectures, ne font pas vraiment œuvre ; soit parce que leur format (durée, situation, distribution) les situe manifestement dans le champ de la pédagogie théâtrale, vise d’abord à servir de support de jeu.

D’autres éditeurs, comme Lansman en Belgique, distinguent deux secteurs : le Par et le Pour les jeunes. Émile Lansman a commencé à publier des textes pour la jeunesse en 1991, parfois dans des collections non spécifi ques comme la pièce de Jean Rock Gaudreault, Mathieu trop court, François trop long, dans la collection « Nocturnes théâtre » en 1997. Puis, au fi l des partenariats, des fi nancements complémentaires et pour répondre à la demande grandissante, trois collections de textes jeune public (hors des textes d’ateliers) se sont développées, avec des formats, des maquettes et des qualités de papier variés. En association avec la chambre des théâtres pour l’enfance et la jeunesse, la collection « Th éâtre

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pour la jeunesse Wallonie-Bruxelles », commencée en 2001, regroupe des textes de spectacles qui ont déjà été joués en Belgique : six volumes, dix-neuf pièces.En association avec le théâtre des Jeunes Années à Lyon, la collection « Cahiers du soleil debout » regroupe depuis 2001 huit textes (dont deux rééditions) de spectacles créés à Lyon, en reprenant le nom de la revue associée à ce CDNEJ. Enfi n, la collection « Lansman jeunesse », créée en 2004, regroupe trois titres. Émile Lansman, ancien instituteur et psycho-pédagogue, est souvent considéré comme un éditeur militant et un peu atypique, n’hésitant pas à publier des auteurs encore inconnus. Un « catalogue des pièces à lire et à jouer par et pour les jeunes » rassemble des dizaines et des dizaines de titres, au fi l des diff érentes collections.

À l’étranger, on trouve aussi quelques éditeurs prolifi ques, surtout au Québec dans les années 1980 et 1990. Trois grands éditeurs développent des collections jeunesse très soignées, au format carré, avec chacune entre dix et vingt titres : la collection « Jeunes publics », dirigée par Hélène Beauchamp, chez Québec/Amérique ; la collection « Th éâtre pour enfants » et la collection « Jeune théâtre » (au format rectangulaire), destinée aux adolescents, chez VLB ; et les collections « Th éâtre pour enfants » et « Th éâtre jeunesse » chez Léméac. Presque chaque exemplaire est plutôt grand format, avec une police assez forte, des illustrations noir et blanc, et des photos du spectacle. Les trois éditeurs complètent également le texte d’un supplément pédagogique plus ou moins fourni, « cahier d’exploration », « cahier d’activité » ou « cahier pédagogique ». On y trouve souvent un résumé de la pièce, quelques commentaires sur les personnages, des pistes d’études du texte ou de prolongement du thème traité, avec des documents ou une bibliographie. On trouve aussi, pour les plus jeunes, des suggestions d’exercices pratiques ou de travaux d’écriture ; et pour les plus âgés, des sujets de débats. On le voit, chaque volume s’adresse clairement à la fois au jeune lecteur, par une maquette séduisante et accessible, et à l’adulte qui souhaiterait utiliser le texte avec le jeune, pour prépa-rer et exploiter le spectacle par exemple.

Lanctôt, autre éditeur québécois de théâtre jeunesse, plus récent et moins fourni, fait le choix un peu inverse d’une maquette à la fois sobre et élégante : format poche rectangulaire, fi ne typographie, couverture papier crème à grain épais. Faut-il y voir un changement d’époque, où le texte devient moins dépendant du spectacle, où l’on considère le jeune comme un lecteur non spécifi que ? Dans les années 1990, les éditions Léméac choissent également une maquette rectangulaire beaucoup plus sobre.

En France, l’histoire de l’édition jeune public tend aussi à se concentrer sur quelques collections spécialisées.

Dans les années 1970, c’est surtout dans deux revues que l’on trouve des pièces. Th éâtre enfance et jeunesse, créée en 1963 par Léon Chancerel, sort quatre numéros

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par an, avec des articles théoriques, des comptes rendus de débats, et environ un texte dramatique par an. La revue semble s’arrêter en 1989, remplacée par la Lettre de l’ATEJ, à la périodicité irrégulière, et qui propose des articles et des études.

Les Cahiers du soleil debout, revue créée en 1975 par Michel Dieuaide, sort entre un et trois numéros par an, jusqu’en 1986 : « Les Cahiers du soleil debout enten-dent être le terrain privilégié d’une agitation constructive propre à prolonger les débats contradictoires sur l’expression des enfants, sur leurs besoins et leurs droits culturels » (postface à chaque édition). On y trouve aussi des articles, des actes de colloques, et une douzaine de pièces, dont beaucoup sont signées par Maurice Yendt. Ces pièces ont été créées au théâtre des Jeunes Années à Lyon, qu’il diri-geait. Les éditions Lansman ont repris, on l’a vu, une partie du catalogue.

De même, les éditions La Fontaine à Lille sont nées en 1988 au sein du CDNEJ La Fontaine, dirigé par René Pillot, qui signe une dizaine des textes publiés. Mais il ne s’agit plus d’une revue : la maison d’édition, dirigée par Janine Pillot, s’est spécia-lisée dans les écritures contemporaines. Elle annonce aujourd’hui une quarantaine de titres, répartis en quatre collections : théâtre jeunesse, théâtre adulte, théâtre adolescent et collection « Terrain ». Certains volumes sont illustrés. On y trouve des auteurs tels Christian Palustran, Alain Mollot, Françoise Th yrion.

Jusqu’au milieu des années 1980, en France, l’édition de théâtre jeunesse est donc plutôt rare, et liée à l’activité de militants associatifs et de structures jeune public.

En 1987, Dominique Bérody crée aux éditions Le mot de passe la collection « Très tôt théâtre », aujourd’hui disparue, qui a publié quatorze textes. La collec-tion se présente ainsi :

Une collection théâtrale pour l’enfance et la jeunesse est née.De la rencontre entre des passionnés de théâtre, convaincus que l’avenir de cet art passe par l’écriture.De la demande des metteurs en scène, réalisateurs, compagnies théâtrales, chorégraphes à la recherche de nouvelles écritures.Pour répondre au monde enseignant soucieux d’étudier des auteurs vivants.Pour affi rmer l’existence d’un théâtre d’auteur pour la jeunesse à l’image peut-être du cinéma d’auteur des années soixante.Pour garder la mémoire du théâtre pour l’enfance et la jeunesse en inscri-vant de nouveaux noms au répertoire de la littérature dramatique (postface à chaque édition).

On peut lire aussi, sur la quatrième de couverture de Sido et Sacha, de Claude Morand 121 : « C’est du théâtre ? Ouh, là, là, ça doit être très diffi cile à lire ?

• 121 – Morand Claude, Sido et Sacha, GES, coll. « Très tôt théâtre », 1987.

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Pas du tout ! Bien au contraire ! Et même, cela peut se jouer entre copains, en classe, comme au théâtre… »

Tout ceci suggère bien que le lecteur visé est multiple : l’artiste, l’enseignant, l’enfant.

L’édition est très soignée, en format poche rectangulaire sur papier glacé. Presque chaque texte est précédé d’une préface et de courtes « confi dences de l’auteur » sur la genèse du texte. On trouve en fi n de volume un « supplément à la pièce » plus ou moins développé, avec un texte du metteur en scène, divers docu-ments ou des pistes bibliographiques sur le thème traité, voire des idées d’exercices d’improvisation. Quelques volumes sont illustrés, en plus de la couverture, comme Les Loups, de Bruno Castan : au moment où deux personnages enfermés dans un sac sentent monter la peur, le noir envahit la page 122…

Le catalogue comprend des auteurs aujourd’hui reconnus dans le théâtre jeune public, comme Bruno Castan, Françoise du Chaxel, Claude Morand, Dominique Paquet, Karin Serres…

En proposant une collection soignée et indépendante des structures de produc-tion, Dominique Bérody consacre en quelque sorte la nature littéraire du texte jeune public. Il le rend attirant à la fois pour l’enfant lecteur et pour l’adulte acteur, qui n’y voit plus seulement la mémoire d’un spectacle, mais, grâce au fi ltre de l’éditeur, un objet quasi autonome, a priori doté d’une certaine valeur artistique, dont on doit s’emparer. Jean-Claude Lallias écrit :

Cette question de l’édition, très emblématique, montre que ces écritures pour la jeunesse ne sont pas des « sous-textes » (comme la bande-son d’un spectacle, destinée à s’évanouir avec le spectacle), mais des écritures qui résistent au plateau, qui ont une autonomie partielle ou totale. Des textes qui – comme toute œuvre d’art – sont des objets de délectation pour le lecteur et sont en attente de multiples interprétations, donc de possibles traductions scéniques diff érentes 123.

La fragilité économique de l’entreprise a conduit la collection à sa disparition en 1997, mais la collection « Jeunesse » des Éditions Th éâtrales a repris une partie du catalogue, et surtout, un pas symbolique semble avoir été franchi.

Les éditeurs des années 1990En 1995, Brigitte Smadja, enseignante et auteur de littérature jeunesse publié

à l’École des loisirs, fonde chez son éditeur la collection « Th éâtre », toujours

• 122 – Castan Bruno, Les Loups, Très tôt théâtre/le Mot de passe, 1993, p. 36.• 123 – Préface de Jean-Claude Lallias à Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs, op. cit., p. 9.

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active. Le catalogue s’étoff e au rythme de cinq à neuf parutions par an, pour atteindre aujourd’hui 85 titres. La maquette assez sobre, format poche, grosse police et couleurs de couverture acidulées, confi ne peut-être la collection dans le secteur jeunesse plutôt que dans le secteur théâtre : L’École des loisirs jouit d’une forte réputation, tant auprès des librairies jeunesse que des enseignants. Mais on y trouve une trentaine d’auteurs très divers, la plupart dramaturges reconnus, auprès du public jeunesse comme du grand public (Catherine Anne, Daniel Danis, Joël Jouanneau, Dominique Paquet, Olivier Py, etc.)

Le nombre très important de titres publiés à L’École des loisirs prouve qu’il existait bien un vivier d’auteurs contemporains pour le jeune public. Qu’il réponde à un besoin ou qu’il le crée, qu’il s’agisse de théâtre à lire par l’enfant autant que de théâtre à jouer par des compagnies professionnelles (un certain nombre de ces pièces n’ont jamais été créées), un nouveau répertoire s’est en tout cas développé. Il incite les éditeurs généralistes ou spécialisés en théâtre à ouvrir des collections jeunesse.

Actes Sud – Papiers a commencé assez tôt à éditer du théâtre jeune public, mais dans des collections pas toujours identifi ées. Ah la la ! Quelle histoire ! de Catherine Anne est paru en 1995 sans indication de collection particulière. Les Deux Bossus, de Richard Demarcy (1987), ou Le Garçon dans le bus de Suzanne Van Lohuizen (1995) sont édités en collaboration avec le théâtre des Jeunes Années de Lyon, tandis que la pièce de Monique Enckell Deux jambes, deux pieds, mon œil est parue dans une collection « Junior En scène », en 1997, avec en fi n d’ouvrage un cahier de mise en scène comprenant un entretien avec le metteur en scène et l’auteur, et des croquis de scénographie.

Depuis 1999, une collection jeune public (hors textes d’atelier) émerge clai-rement : « Heyoka Jeunesse », association entre Actes Sud – Papiers et le théâtre de Sartrouville, représenté par Dominique Bérody, et qui propose une vingtaine de titres (dont certains sont maintenant réédités dans un format poche, avec un supplément pédagogique). L’édition, de moyen format, est très soignée : sur un papier de qualité, les nombreuses illustrations en couleurs s’épanouissent au fi l des années. La relation entre le texte et l’image, outre l’attrait pour l’enfant lecteur, suggère un entre-deux, « mystère que ces rencontres fondées sur le désir et sur lesquelles on ne sait dire ce qu’il faut faire pour qu’elles soient fécondes », selon la formule d’Henri Cueco 124. Par exemple, la représentation des personnages en face de la table liminaire dans Le Petit Chaperon rouge de Joël Pommerat semble en faire les personnages d’un album ou d’une bande dessinée, sentiment d’autant plus troublant que le comédien Ludovic Molière porte, à la création, la même

• 124 – Cueco Henri, « L’Artiste et l’enfant », Panorama de l’illustration du livre de jeunesse français, Éditions du Cercle de la Librairie, 1996, p. 15.

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barbe que le personnage de narrateur dessiné : texte à la fois avenir et souvenir de la représentation.

Le catalogue propose surtout des auteurs déjà reconnus, mais qui n’avaient pas forcément déjà travaillé en direction du jeune public, comme Jean-Claude Carrière, Wajdi Mouawad ou Jean-Claude Grumberg. Comme l’explique Claire David, directrice de la collection « Th éâtre » aux éditions Actes Sud – Papiers : « Ce qui m’intéresse, c’est de rencontrer des auteurs dramatiques qui sont égale-ment des écrivains, engagés dans un processus d’écriture exprimant leur façon particulière de penser le monde par la forme 125. »

Certains titres, comme Mamie Ouate en Papoâsie de Joël Jouanneau et Marie-Claire Le Pavec (1989), ou Le Petit Violon de Jean-Claude Grumberg (1999), ont connu un réel succès, avec plus de 7 000 exemplaires vendus.

En 2001, l’Arche publie Perlino Comment de Fabrice Melquiot dans sa nouvelle collection Jeunesse, un format rectangulaire sobre, sans illustration, avec une police assez grosse. Dans son catalogue, l’éditeur déclare vouloir faire découvrir la littérature dramatique contemporaine et initier aux « sortilèges de la scène : se fondre dans un langage autre, parfois étranger, s’approprier la parole d’autrui ». Neuf titres sont parus aujourd’hui, dont six de Fabrice Melquiot. Les trois autres sont signés d’auteurs étrangers, souvent engagés dans une écriture très singulière, comme Le Manuscrit des chiens de Jon Fosse, sorte de long monologue d’un chien vivant sur une péniche.

La même année, Th éâtrales ouvre une collection Jeunesse, plus active : une vingtaine de titres aujourd’hui, dont trois recueils collectifs de textes courts.Selon la volonté de Françoise du Chaxel, directrice de collection et elle-même auteur, il s’agit là aussi de montrer la même diversité que dans la littérature drama-tique contemporaine générale. Le catalogue est très varié, comprenant des reprises de la collection « Très tôt théâtre », ou d’auteurs déjà publiés au Québec comme Suzanne Lebeau et Michel-Marc Bouchard, voire en Uruguay comme Carlos Liscano. On trouve aussi des formes d’écritures très originales, comme le jeu de devinettes (C’est toi qui le dis, c’est toi qui l’es, d’Yves Lebeau) ou la conférence (Gris gris de Roland Shön).

Format et typographie sont plus étroits, sur un papier de qualité. Un texte de l’auteur, qui raconte la genèse de la pièce, fi gure souvent en fi n de volume. Quelques titres proposent des illustrations, comme les « taches d’encre » sur le Journal de Grosse Patate, de Dominique Richard (puis dans Les Saisons de Rosemarie), qui sont en fait des lavis de Vincent Debats : à la façon des tests de Rorschach, ces « taches » prennent une résonance particulière entre les pages d’un journal intime, alternées avec des séquences oniriques. Des ballons de baudruche

• 125 – Th éâtre aujourd’hui n° 9, op. cit., p. 66.

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colorés, présents sur toutes les couvertures, identifi ent clairement la collection.On a pu y voir, pour l’enfant, le symbole de « l’envol prochain grâce à la lecture et à la mise en jeu […] l’aidant à grandir 126 ».

Divers éditeurs ou collections proposent enfi n, de façon plus ou moins éparse, quelques titres de théâtre jeune public, comme la collection « Th éâtre espace jeunes » chez l’Amandier, qui propose trois pièces de Jean-Pierre Moreux et Patricia Giros ; la collection « Première impression » du CNES – La Chartreuse ; L’Olivier avec Le Pire du troupeau de Christophe Honoré ; Dessain et Tolra avec quatre textes de René Pillot ; etc.

Tous les éditeurs proposent un paratexte plus ou moins important : quel-ques informations sur la création, si elle a eu lieu ; une bibliographie de l’auteur ; souvent une notice biographique, parfois rédigée par l’auteur lui-même, voire disposée sous forme de calligramme en fi n de volume chez Heyoka Jeunesse.

La mention d’âge apparaît sous la forme « dès… » chez Très tôt théâtre, « à partir de… » chez La Fontaine et Th éâtrales Jeunesse, « s’adressant aux jeunes de 10 ans et plus » chez Léméac. Exprimer cette mention sous forme de seuil plutôt que de tranche semble laisser une relative ouverture. Partout ailleurs, la mention n’apparaît pas, ou alors uniquement dans le catalogue : tranches d’âge dans le catalogue de L’École des loisirs, collections « pour enfants » et « pour adolescents » chez VLB et Léméac.

L’édition de théâtre jeune public semble donc croiser deux problématiques principales. La première, on l’a vu, pose la question d’une reconnaissance des auteurs existants, édités indépendamment d’un réseau militant, en même temps qu’elle fabrique en quelque sorte ces auteurs, pour des raisons peut-être autant économiques qu’artistiques. Cette problématique n’est pas forcément étrangère à la littérature contemporaine générale, mais elle se fait ici d’autant plus sentir que les éditeurs impliqués sont peu nombreux, et les collections, récentes.

La deuxième concerne le statut du lecteur : le livre doit-il être inscrit dans le champ de la littérature d’enfance et de jeunesse, ce qui suppose peut-être des illustrations, une mention d’âge, ou un éditeur spécialisé jeunesse ? Ou doit-il en même temps, tout en restant dans le champ jeunesse, exploiter les caractéristiques génériques en proposant par exemple un « cahier de mise en scène » en fi n de volume ? Ou doit-il être encore plus ouvert à l’enfant comme à l’adulte lecteur, voire au professionnel du spectacle à la recherche d’un univers d’auteur, avec une maquette qui sera plus sobre, dans des collections d’abord spécialisées en théâtre ? Au fond, il s’agit de savoir dans quel rayon de librairie le livre sera fi nalement rangé : théâtre ou jeunesse ?

• 126 – Vers l’éducation nouvelle, février 2003, cité dans le catalogue 2005-2006 de Th éâtrales Jeunesse, p. 3.

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Marie Bernanoce remarque que l’anthologie de Michel Azama, De Godot à Zucco 127 « intègre dans ses choix des œuvres de théâtre publiées en collection jeunesse sans les isoler comme telles 128 ». Cette décision contribue certainement à reconnaître l’auteur, et par là le spectateur jeune public comme auteur et spectateur à part entière ; mais elle ignore peut-être en retour ce qui, pour une part, fait leur identité.

Le corpusAssez empiriquement, le corpus d’analyse de cette étude s’est constitué à partir

des diff érentes bases de données, dans les catalogues d’éditeurs, la littérature criti-que ou les programmes de théâtres. De nombreux titres ont certainement été involontairement ignorés, à cause de maisons d’édition mal repérées, de collections non identifi ées, parfois de la confusion des genres. D’autres ont dû être aban-donnés à cause de contraintes matérielles : volumes indisponibles, épuisés, non communicables en bibliothèque. Certains ont été volontairement écartés sur le critère parfois subjectif de la spécifi cité du public ou des acteurs :

– les textes uniquement destinés au théâtre de marionnettes, parce qu’ils possè-dent souvent une dramaturgie propre, fondée sur la simplicité de l’intrigue et la force du symbole ;

– les genres clairement identifi és, comme le café-théâtre, dont la destination est incertaine.

Il ne s’agit pas de déterminer si le théâtre général, pour « adultes », peut s’adresser ou non aux jeunes spectateurs. Comme le rappelle Bernard Raff ali dans les Cahiers de l’ANRAT 129, les spectacles de Jérôme Savary ou de Jérôme Deschamps ont souvent beaucoup de succès auprès des enfants et des adoles-cents. Vraisemblablement, dès lors qu’un spectacle possède une certaine qualité artistique, il est susceptible d’intéresser, à des niveaux divers, n’importe quel spec-tateur un peu patient. Le nombre de signes, ou leur sens, sera simplement évalué diff éremment selon l’âge du spectateur, son histoire personnelle, peut-être ses déterminations sociologiques, etc. Nous nous intéressons donc plutôt aux textes qui se désignent explicitement comme s’adressant au jeune public. Par là, nombre de textes contemporains, qui mettent en scène des personnages jeunes dans des situations plus ou moins extraordinaires (ceux de Xavier Durringer, par exemple), et donc susceptibles d’intéresser par identifi cation des spectateurs adolescents, n’appartiendront pas au corpus.

• 127 – Azama Michel, De Godot à Zucco, anthologie des auteurs dramatiques de langue française (1950-2000), Th éâtrales, 2003-2005.• 128 – Bernanoce Marie, À la découverte de cent et une pièces, op. cit., p. 16.• 129 – Le Th éâtre et les jeunes publics (Avignon, 20 ans après), op. cit.

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– Les textes manifestement destinés à être joués par les enfants et non pour les enfants. Quand rien ne les élève au-dessus du stéréotype, on considère soit qu’ils constituent un support d’entraînement pour l’enfant acteur, mais pas de jeu pour un comédien professionnel ; soit qu’ils témoignent de cette « survivance d’un théâtre pour enfants de conception archaïque » évoquée plus haut. Certains textes à distribution nombreuse, sans doute plus faciles à travailler avec des jeunes qu’à monter professionnellement dans des conditions économiques satis-faisantes, font néanmoins partie du corpus, car ils ont été créés par des compa-gnies professionnelles, plusieurs acteurs se répartissant les multiples rôles.

En règle générale, les cent dix-neuf textes retenus, parmi les deux cents ou deux cent cinquante lus, sont donc ceux qui, se désignant d’eux-mêmes destinés à l’enfance et la jeunesse, publiés entre 1980 et 2002, illustrent particulièrement clairement un courant, une esthétique propre au répertoire du théâtre jeune public, et/ou une écriture singulière d’auteur (67 auteurs diff érents sont représentés). Ce qui ne signifi e pas que tous les textes intéressants fi gurent dans ce corpus : de nombreux oublis, des choix parfois subjectifs donnent à cette sélection une simple valeur de témoignage. Le nombre important de textes suffi ra tout de même, nous l’espérons, à valider ce que nous souhaitons être une étude générale des tendances du répertoire, et non un catalogue exhaustif.

Enfi n, ce choix de textes se désignant à destination du jeune public laisse de côté tous ceux qui, pour de multiples raisons, refusent de s’inscrire dans une collection particulière. Comme l’explique Marie Bernanoce :

Sans trop nous pencher sur ce débat, signalons au passage que se pose pour le théâtre ce qui est aussi une question pour la littérature jeunesse : doit-on les cantonner l’un comme l’autre aux collections spécialisées ? Y a-t-il une spécifi -cité du texte pour les jeunes ? Pour se convaincre de la réponse incertaine que l’on peut apporter à cette question, il suffi t de faire pratiquer ce que Christian Poslaniec proposait comme activité de tri dans son livre De la lecture à la littérature 130 : en mélangeant des textes de théâtre catalogués jeunesse et des textes tout public et en demandant à des lecteurs d’eff ectuer un classement en ces deux catégories, on voit bien que les réponses ne correspondent pas nécessairement aux choix éditoriaux. Dans le même ordre d’idée, il faut noter que plusieurs textes actuellement catalogués par les éditeurs comme théâtre pour la jeunesse ont été au départ publiés comme du théâtre tout public. […] S’il est exact que, pour les jeunes enfants, il existe sans doute des contraintes un peu spécifi ques, il n’en demeure pas moins vrai que les bonnes pièces pour les enfants et les jeunes sont aussi de bonnes pièces pour les adultes 131 !

• 130 – Poslaniec Christian, De la lecture à la littérature, Sorbier, 1992.• 131 – Bernanoce Marie, « Panorama du répertoire théâtral pour les jeunes », in Ailloud-Nicolas Catherine (dir.), Th éâtre contemporain et jeune public, Savoirs en pratique, SCEREN-CRDP de Lyon, 2003, p. 18.

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Notre objet d’étude se limite donc aux textes dont les éditeurs ont spécifi é la destination jeunesse, même s’il est évident que nombre de pièces non catégorisées s’adressent aussi au jeune public, et qu’inversement des pièces catégorisées s’adressent aussi au tout public (c’est même l’un des axes majeurs de notre argumentation).

Le choix un peu arbitraire de la période 1980-2002 permet d’inclure au corpus les éditeurs spécialisés nés à la fi n des années 1980, et de ne conserver, parmi les revues, que les textes à l’intérêt plus artistique que documentaire. La limite supé-rieure correspond au début de la rédaction de cette étude.

Le choix des textes tente de représenter de façon à peu près équilibrée les diff é-rents éditeurs. Par ordre décroissant :

– L’École des Loisirs : 30 textes ;– La Fontaine : 17 ;– Très tôt Th éâtre : 17 ;– Actes Sud – Papiers : 14 ;– Léméac : 8 ;– VLB : 8 ;– Th éâtrales : 6 ;– Québec/Amérique : 5– Les Cahiers du soleil debout : 5 ;– Dessain et Tolra : 4 ;– Lansman : 2 ;– L’Arche : 1 ;– La Chartreuse/Première Impression : 1 ;– Th éâtre Enfance et Jeunesse : 1 ;– Lanctôt : 1.La Fontaine et Très tôt Th éâtre sont surreprésentés : la presque totalité de leur

catalogue fi gure dans le corpus. Leur activité éditoriale étant l’une des plus ancien-nes, et ralentie ou arrêtée aujourd’hui, il est en eff et plus facile de les repérer.

On a choisi d’inclure une vingtaine de textes belges et québécois, sans véritable-ment les distinguer des textes édités en France. Chaque pays mériterait une étude distincte : leur comparaison serait certainement riche d’enseignements. Mais, à l’instar des éditeurs jeune public français actuels, qui publient à la fois des textes signés d’auteurs français et étrangers, francophones ou traduits, on a préféré les considérer comme autant d’écritures singulières, représentatives des tendances d’un répertoire à saisir.

33 textes du corpus ont été publiés entre 1980 et 1989, 67 entre 1990 et 1999, une vingtaine entre 2000 et aujourd’hui. Les années 1990 sont les mieux représen-tées, car c’est l’époque du fort développement du secteur. Le corpus initial s’arrête en 2002, c’est pourquoi ces dernières années sont moins représentées.

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On a également essayé d’équilibrer les tranches d’âge, mais force est de recon-naître que peu de textes s’adressent aux adolescents (une dizaine dans le corpus, comme Le Désir du fi guier, de Reine Bartève, ou Ville de Michel Bisson), encore moins aux très jeunes spectateurs (cinq ou six textes du corpus, comme La Marelle de Suzanne Lebeau, ou Plumes d’amour de René Pillot). Cette question mériterait aussi une étude à elle seule.

La quasi-totalité des textes retenus ont déjà été portés à la scène dans des condi-tions professionnelles. Parmi les quatorze textes dont on n’a pu trouver trace de création scénique, beaucoup ont été mis en ondes pour France Culture, comme Il a dit, il n’a pas dit de Monique Enckell ou la trilogie de Catherine Zambon : Les Rousses, La Berge haute, La Bielleuse.

Sept textes ont d’ailleurs été créés entre 1967 (M. Fugue, de Liliane Atlan, à la Comédie de Saint-Étienne) et 1979, donc avant la limite inférieure du corpus, qui tient compte des dates d’édition. En fait, la plupart de ces textes ont été publiés à l’occasion d’une reprise dans les années 1980, parfois dans une deuxième version, comme Histoire aux cheveux rouges de Maurice Yendt, créée en 1973 au théâtre des Jeunes Années et reprise en 1980.

TendancesUne étude globale des personnages, des fi ns, du traitement de l’espace, du

temps, de la langue et des thèmes permet d’appréhender rapidement la diff érence entre le répertoire actuel et son image traditionnelle auprès du grand public.

Personnages : (total supérieur à 100 car les éléments se combinent)– 50 % des textes du corpus mettent en scène des personnages d’enfants ;– 26 % des personnages d’adolescents ;– 80 % des personnages d’adultes ;– 30 % des personnages merveilleux (animaux doués de parole, ogres, etc.).Le merveilleux est donc loin de constituer une caractéristique du répertoire :

seul un tiers des textes l’utilise. Même si la proportion reste bien supérieure à celle du théâtre général, ce n’en est donc pas forcément un élément déterminant, plutôt une proximité avec le monde de l’enfance. De plus, seule la moitié des textes met en scène des personnages d’enfants : le schéma identifi catoire de la quête proba-toire a lui aussi vieilli.

Temps :– 13 % des textes s’appuient sur une continuité réaliste, sans rupture ;– 59 % déroulent une linéarité avec ellipses ;– 28 % proposent une temporalité malmenée, élastique, avec prolepses et/ou

analepses.

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La majorité des textes utilise donc une temporalité linéaire, où l’ellipse, le plus souvent commode à l’intrigue, amène rarement à se questionner sur le temps lui-même. En revanche, dans presque un tiers des textes, on n’hésite pas à prendre le risque de perdre le spectateur, par des retours en arrière, des ralentis, voire une simultanéité des temporalités. Le répertoire prend ses distances avec la sage chro-nologie de la fable.

Notons aussi qu’une vingtaine de pièces ponctuent le drame de chansons ou de monologues narratifs, parfois prononcés par un chœur (Le Pont de pierre et la peau d’image de Daniel Danis). Quelques pièces, assez rares, exploitent même de nouvelles formes comme le journal intime (Le Journal de Grosse Patate, de Dominique Richard), la correspondance (Un papillon jaune appelé Sphinx, de Christian Palustran), voire la conférence fantaisiste (Les Trois Jours de la queue du dragon, de Jacques Rebotier).

Espace :– 42 % des textes situent l’action dans un espace principalement utilitaire ;– 58 % jouent sur un ou des espaces métaphoriques : le lieu, tel qu’il apparaît

dans les didascalies ou dans le discours des personnages, semble avoir une vie propre ; il infl uence d’une façon ou d’une autre l’action.

À nouveau, on s’éloigne d’une fonction utilitaire du théâtre, où le lieu ne serait que celui de la mise en volume du texte. Au contraire, les auteurs exploitent l’es-pace comme l’une des dimensions essentielles du texte dramatique.

Structure : les fi ns– 44 % des intrigues se terminent sur une fi n heureuse, avec résolution par le

personnage ;– 11 % sur une fi n heureuse avec résolution magique ;– 36 % proposent une fi n ambiguë (ouverte, en boucle, etc.) ;– 9 % se terminent par une fi n malheureuse.Les fi ns heureuses sont donc majoritaires, conformément à ce qu’on pour-

rait en attendre (mais très peu grâce à une intervention magique). De façon plus originale, un tiers des textes refuse de clore l’intrigue : constat sans doute à rapprocher de la volonté pour nombre d’auteurs de ne plus imposer un sens univoque au spectateur.

La grande diff érence avec le théâtre général réside sûrement dans la si faible part des fi ns malheureuses. Volonté de ne pas eff rayer un public facilement infl uença-ble ? Écrire pour les enfants comme une démarche fondamentalement optimiste ? L’analyse de détail tentera de discerner les diff érentes intentions des créateurs.

Structure : le nombre de personnages– 39 pièces mettent en scène entre deux et quatre personnages.Comme l’explique Marie Bernanoce :

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Comme dans le théâtre tout public, le dialogue à deux personnages est assez fréquent (10 exemples dans le catalogue 2002 de Th éâtrales Jeunesse).On retrouve là sans aucun doute une des caractéristiques du théâtre contemporain tout public liées aux contraintes fi nancières de sa mise en scène : à deux personnages, une pièce a plus de chances d’être montée car moins coûteuse. C’est ce qui explique le fait qu’un cinquième à un quart du répertoire jeunesse propose une telle distribution 132.

D’un autre côté, 49 pièces, soit près de la moitié du corpus, mettent en scène entre cinq et neuf personnages. Et une trentaine de pièces, soit près d’un quart du corpus, plus de 10 personnages. On l’a vu, le nombre moyen de comédiens par production jeune public oscille pourtant entre trois et quatre.

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce phénomène. Une quantité importante de pièces semble se construire sur le modèle du conte ou du parcours initiati-que, qui suppose un certain nombre de rencontres ou d’épreuves successives, et donc de personnages diff érents, interprétables par un petit nombre de comé-diens. Quelques pièces suggèrent d’ailleurs l’utilisation de marionnettes pour certains personnages.

Plusieurs structures, comme les CDNEJ lorsqu’ils existaient, semblaient d’ailleurs pouvoir disposer, sur certaines productions, de moyens un peu plus importants. Par exemple, Les Tambours de Valmy de Maurice Yendt ont été créés au TJA de Lyon en 1989 avec une distribution de dix comédiens pour plus de vingt personnages.

Autre raison possible : écrire pour le jeune public libère peut-être l’imaginaire des auteurs, qui se sentent autorisés – voire obligés ? – à inventer des personnages variés. On réveille ainsi l’attention d’un spectateur parfois distrait ou bavard. On se permet des fantaisies peut-être moins bien accueillies dans le théâtre général.

Si les conditions économiques infl uencent l’écriture, c’est donc peut-être autant, dans le secteur jeune public, vers des pièces à peu de personnages que vers des pièces à peu de comédiens mais pouvant jouer plusieurs rôles successifs.

L’utilisation postérieure des textes en ateliers de jeu dramatique par des groupes d’enfants et de jeunes peut aussi constituer une motivation. Mais la majorité des pièces de notre corpus, même à nombreuse distribution comme Le Long Voyage du pingouin vers la jungle de Jean-Gabriel Nordmann, ou L’Enfant de l’étoile de René Pillot, ont bien été créées dans des conditions professionnelles.

Travail de la langue– 43 % des textes utilisent une langue a priori quotidienne, sans eff et visible ;– 42 % jouent un peu ou beaucoup avec le langage : jeux de mots, insultes,

images poétiques, etc. ;

• 132 – Bernanoce Marie, « Le répertoire théâtral contemporain pour les jeunes : panorama et pistes ouvertes », Pratique : Les écritures théâtrales, n° 119-120, décembre 2003, p. 139.

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– 15 % travaillent énormément la langue, la remettent en question, au centre du propos.

Tout écrivain travaille son matériau, la langue. Il est donc impossible de déter-miner à partir de quel moment on considérera que tel ou tel travail de la forme fait sens. Néanmoins, les jeux de langage sont une des grandes diff érences avec le théâtre général. Non pas que ce répertoire soit plus ou moins poétique, mais il n’hésite pas à faire réfl échir sur son propre matériau (57 % des textes !), à heurter la fl uidité du discours pour faire jaillir les images, souvent cocasses. D’un côté, on entretient l’image complaisante de l’enfant poète. Mais d’un autre côté, on lui suppose donc la capacité (peut-être beaucoup plus que pour les adultes) de suspendre l’illusion de la fable pour jouir de la forme. On lui reconnaît là une compétence élevée de spectateur.

Th èmes (total supérieur à 100 car les éléments se combinent)– l’amour (entre hommes et femmes, parents et enfants, etc.) : 39 % des

textes ;– grandir : 30 % ;– le jeu, l’imagination, l’artiste : 23 % ;– l’identité : 21 % ;– l’exclusion : 20 % ;– l’amitié : 16 % ;– la mort : 15 % ;– la solitude : 13 % ;– présents dans plusieurs textes, mais pour un total inférieur à 10 % : la

mémoire, le racisme, la violence, la maladie, la liberté, le sexe, la pauvreté, la Shoah.

L’inventaire peut fi nalement paraître assez pessimiste, et le merveilleux bêtifi ant complètement dépassé. Se dessinerait une forme globale : un problème de société est abordé par un auteur, qui met en situation des personnages d’enfants, sans résolution assurée. Le modèle n’est pas faux, il est un peu réducteur : l’ensemble est en eff et porté par un auteur qui va tenter de faire parler sa voix singulière.Et l’intérêt réside au moins autant dans la voix que dans le dit.

Méthode d’analyseMichael Issacharoff défi nit le texte théâtral comme « le lieu d’inscription de la

représentation virtuelle 133 ». La métaphore spatiale permet d’inverser la démarche traditionnelle de l’analyse, de considérer le texte dramatique non plus comme un

• 133 – Issacharoff Michael, Le Spectacle du discours, José Corti, 1985, p. 10.

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produit littéraire fi ni qui servirait de support à des interprétations concrètes (la mise en scène), mais comme le réceptacle de ces interprétations. Elle met l’accent sur sa double nature.

Dans Lire le théâtre contemporain, Jean-Pierre Ryngaert écrit :La lecture d’un texte de théâtre revient à construire une scène imaginaire où le texte serait perçu de la manière la plus satisfaisante pour le lecteur.Ceci ne sous-entend pas que le texte de théâtre soit par nature « incom-plet », mais qu’il relève d’un régime paradoxal. […] Il est complet en tant que texte, mais toute lecture révèle les tensions qui l’acheminent vers une scène à venir. La scène n’explique pas le texte, elle en propose un accom-plissement provisoire 134.

Le matériau est littéraire, il appelle donc des outils d’analyse littéraire.Mais l’appel de la scène implique de prévoir « la ou les représentations possibles », « une certaine attention aux modalités du passage à la scène 135 ». Si le propos est l’observation d’un corpus de textes dramatiques, il s’agit donc de repérer points communs et diff érences, non seulement dans la lettre, mais aussi dans l’appel de la scène de chaque œuvre 136.

Chaque texte sera donc considéré comme autonome, et c’est en son sein que l’on cherchera la cohérence interne, la voix de l’auteur qui orientera le passage à la scène. Il ne s’agit pas de rêver sur la forme ou la couleur du « sofa, au lointain », mais de se demander pourquoi l’auteur utilise une indication de régie prescriptive plutôt qu’une description suggestive, si cela rencontre un écho dans le reste du texte, rejoint peut-être un propos sur le théâtre ou l’homme en général, etc.

Chaque mot résiste à la scène, nécessite un choix de la part de l’acteur ou du metteur en scène :

Le texte de théâtre n’aura de valeur pour nous qu’inattendu, et – propre-ment – injouable. L’œuvre dramatique est une énigme que le théâtre doit résoudre. […] L’art du théâtre est une aff aire de traduction : la diffi culté du modèle, son opacité provoquent le traducteur à l’invention dans sa propre langue, l’acteur dans son corps et sa voix 137.

• 134 – Ryngaert Jean-Pierre, Lire le théâtre contemporain, Dunod, 1993, p. 23.• 135 – Dort Bernard, « L’état d’esprit dramaturgique », Th éâtre/Public, n° 67, 1986, p. 8.• 136 – Patrice Pavis écrit aussi : « L’analyse littéraire du texte dramatique utilise certes de nombreux procédés des textes littéraires en général, mais elle les adapte à la possibilité d’une représentation théâtrale de ce texte. Pratiquement, cela veut dire que nous pouvons analyser les pièces comme des œuvres littéraires, avec toute la sophistication de l’analyse et de la théorie littéraire, mais que nous devons en plus les adapter à l’énonciation théâtrale (à la dramaticité et à la théâtralité, ce qui n’est pas, rappelons-le, la même chose que la mise en scène). » Le Th éâtre contemporain, Nathan université, coll. « Lettres Sup. », 2002, p. 10.• 137 – Vitez Antoine, « L’Art du théâtre », L’Art du théâtre n° 1, Actes Sud/Th éâtre national de Chaillot, printemps 1985, p. 8.

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Page 45: Introduction - Presses Universitaires de Rennes · • 5 – Becchi Egle et Julia Dominique, Histoire de l’enfance en Occident, tome I, Le Seuil, 1998, p. 47. • 6 – Ariès Philippe,

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L’observateur devra donc repérer les récurrences, les points saillants qui construi-sent peu à peu la voix de l’auteur. Ce sont les points de repères, les contraintes qui à la fois ouvrent et orientent la rêverie du lecteur et du spectateur. On présuppose que, comme toute œuvre d’art, le texte dramatique joue des pleins et des vides, de ce qui est montré et de ce qui est laissé à l’imagination du spectateur.

Il s’agit donc d’observer comment, au sein d’un même texte puis d’un texte à l’autre, les diff érents éléments se répondent, construisent cette « scène imagi-naire » ; cerner, sans le résoudre, le non-dit à partir du dit.

ProblématiqueCette étude vise à analyser un répertoire dont tous les observateurs s’accordent

à reconnaître l’émergence. Paradoxalement, l’identité de ce répertoire semble se construire lorsque les textes ne s’adressent plus au « jeune public », mais à un « tout public » qu’il resterait à défi nir.

En s’émancipant d’une volonté didactique, le texte établit en eff et une relation égalitaire entre l’auteur adulte et le spectateur enfant. La conception moderne du spectateur de théâtre et celle de l’enfant dans la société lui demandent une parti-cipation à la construction du sens. Ce qui distingue alors ce répertoire du théâtre général se limite peut-être à une certaine façon de parler du monde, des choses compliquées avec simplicité, mais sans simplisme.

La mise en question du personnage constitue aussi une caractéristique forte et nouvelle. Enfants, adultes et adolescents semblent chercher leur identité, au sein de ce qui deviendrait une problématique majeure : grandir.

Bien plus, le spectateur enfant, nouveau pour le théâtre, incite souvent les auteurs à réfl échir sur la nature même du théâtre. Au lieu d’imiter la littérature dramatique contemporaine générale, ce nouveau répertoire pourrait venir l’interroger.

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