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Introduction À la rencontre de Shakespeare chez Molière Au Cœur de l’Histoire La Comédie-Française : un nom tout d’abord, qui se rattache à une nation et à son histoire. Depuis sa création sous le règne de Louis XIV, bien des batailles et des tempêtes ont mis son existence en péril. Son fonctionnement très particu- lier a fait l’objet de réformes et, au fil de ces trois derniers siècles, la maison dite « de Molière » ou encore « La Ruche », bourdonnante de créativité, est devenue forte de son identité, de ses convictions et de ses conquêtes 1 . Que l’on assiste aujourd’hui à une représentation place Colette, dans la salle Richelieu agencée à l’italienne avec dorures et velours damassé, ou dans l’espace intime du studio-théâtre sous le carrousel du Louvres ou enfin dans la salle du Vieux-Colombier créée en 1913 de facture sobre, on mesure la qualité d’une programmation foisonnante et la prévalence d’un système institutionnel rigoureux 2 . Ce qui se passe dans les coulisses du français influe tant sur la programmation que sur la réception des spectacles par un public sélectif, avisé et exigeant. Les administrateurs, les sociétaires et les pensionnaires, de même que les metteurs en • 1 – On nomme la troupe des Comédiens-Français « la Ruche » car au sein de cette institution, tout est constamment en effervescence. Se reporter au cahier d’illustrations pour en voir la symbo- lisation frappée sur un médaillon. • 2 – Sur l’Histoire de la Comédie-Française, des ouvrages majeurs ont été publiés et ont nourri cette introduction, en particulier : Patrick Devaux, La Comédie-Française, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 2736, 1993 ; Béatrix Dussane, La Comédie-Française, Paris, Hachette, 1960 et Marie-Agnès Joubert, La Comédie-Française sous l’Occupation, Paris, Tallandier, 1998. Enfin, la revue Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, dont le numéro hors-série « La Comédie-Française », La Comédie-française-L’avant-scène éâtre, Paris, novembre 2009, offre un condensé extrême- ment clair des principaux rouages de la maison au fil de quatre chapitres rédigés par les membres actifs qui ont côtoyé de près les tréteaux de l’Institution. « Shakespeare dans la maison de Molière », Estelle Rivier ISBN 978-2-7535-2066-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr

introduction Shakespeare dans la maison de Molière · 2002, élabore une analyse précise sur cette période. L’ouvrage ancien d’Émile C ampardon , Les Comédiens du Roy de

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IntroductionÀ la rencontre de

Shakespeare chez Molière

Au Cœur de l’Histoire La Comédie-Française : un nom tout d’abord, qui se rattache à une nation et

à son histoire. Depuis sa création sous le règne de Louis XIV, bien des batailles et des tempêtes ont mis son existence en péril. Son fonctionnement très particu-lier a fait l’objet de réformes et, au fi l de ces trois derniers siècles, la maison dite « de Molière » ou encore « La Ruche », bourdonnante de créativité, est devenue forte de son identité, de ses convictions et de ses conquêtes 1.

Que l’on assiste aujourd’hui à une représentation place Colette, dans la salle Richelieu agencée à l’italienne avec dorures et velours damassé, ou dans l’espace intime du studio-théâtre sous le carrousel du Louvres ou enfi n dans la salle du Vieux-Colombier créée en 1913 de facture sobre, on mesure la qualité d’une programmation foisonnante et la prévalence d’un système institutionnel rigoureux 2.

Ce qui se passe dans les coulisses du français infl ue tant sur la programmation que sur la réception des spectacles par un public sélectif, avisé et exigeant. Les administrateurs, les sociétaires et les pensionnaires, de même que les metteurs en

• 1 – On nomme la troupe des Comédiens-Français « la Ruche » car au sein de cette institution, tout est constamment en eff ervescence. Se reporter au cahier d’illustrations pour en voir la symbo-lisation frappée sur un médaillon. • 2 – Sur l’Histoire de la Comédie-Française, des ouvrages majeurs ont été publiés et ont nourri cette introduction, en particulier : Patrick D evaux , La Comédie-Française , Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 2736, 1993 ; Béatrix D ussane , La Comédie-Française , Paris, Hachette, 1960 et Marie-Agnès J oubert , La Comédie-Française sous l’Occupation , Paris, Tallandier, 1998. Enfi n, la revue Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, dont le numéro hors-série « La Comédie-Française », La Comédie-française-L’avant-scène Th éâtre, Paris, novembre 2009, off re un condensé extrême-ment clair des principaux rouages de la maison au fi l de quatre chapitres rédigés par les membres actifs qui ont côtoyé de près les tréteaux de l’Institution.

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scène, ont un devoir d’allégeance et d’excellence en cette maison de renommée devenue internationale au gré des politiques internes. Il n’est pas aisé d’en détenir les secrets, mais on pressent combien les enjeux y sont disputés avec fougue et ténacité, comme si un autre spectacle avait lieu à l’arrière-scène. Dans ce que nous voyons aujourd’hui mis en scène se déploie en fi ligrane une histoire tricentenaire qu’il nous importe de parcourir en quelques dates afi n d’en mesurer les répercus-sions sur les esthétiques et les choix de notre époque.

En quelques dates 3 En 1643, l’Illustre théâtre est créé par Jean-Baptiste Poquelin. Les représenta-

tions ont lieu dans la salle du Jeu de Paume , rue Mazarine et quai des Célestins. Une première représentation devant le roi est donnée en 1658 car l’Illustre théâtre est devenu « Troupe de Monsieur », le frère de Louis XIV. La Farce du docteur amoureux est présentée dans la salle des gardes du Louvres. Se succèdent alors des représentations dans divers lieux tels que l’immense salle du Petit-Bourbon ou celle du Palais Royal . En 1665, il s’agit désormais de la « Troupe du Roi » ou les « Comédiens du Roy » qui reçoit une pension annuelle ainsi que des gratifi cations pour les représentations données dans les résidences royales 4. Après la mort de Molière en 1673, deux troupes, celle des « Tragédiens » du Marais et celle des « Comédiens » du Palais-Royal fusionnent et s’installent à l’hôtel Guénégaud, rue Mazarine. On parle alors des Comédiens-Français par opposition aux Comédiens Italiens qui ont davantage recours aux machines théâtrales. Cultures identitaires et techniques s’entretiennent de pair. Mais la troupe doit son épaisseur fi nale à l’intégration de la troupe de l’hôtel de Bourgogne en 1680. En eff et, cette troupe rivale, dirigée par La Th orillière dans l’hôtel de Bourgogne, se joint à celle menée par Charles Varlet de La Grange, dans l’hôtel Guénégaud 5. Une troupe unique naît par signature du roi le 21 octobre. Elle compte vingt-sept comédiens et comédiennes dont Armande Béjart, Paul Poisson ou Jeanne Beauval 6. Phèdre et Les Carrosses d’Orléans ouvrent la programmation de la Comédie-Française

• 3 – Voir à ce sujet « La Comédie-Française en quelques dates », « La Comédie-Française », Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française , op. cit. , p. 4-9 et Jean V almy -B aysse , Naissance et vie de la Comédie-Française. Histoire anecdotique et critique du Th éâtre-Français , Paris, Floury, 1945. • 4 – Claude L arquie , Nicole B ernard , Les Comédiens de Molière . 1920-2002 , Paris, Séguier, 2002, élabore une analyse précise sur cette période. L’ouvrage ancien d’Émile C ampardon , Les Comédiens du Roy de la Troupe Française pendant les deux derniers siècles , Paris, Champion, 1879, en off re une approche critique diff érente. • 5 – Cf. « Le dévouement acharné de La Grange », Pierre Notte , « La Troupe », Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française , op. cit. , p. 12-13. • 6 – Cf. Agathe S anjuan , « La Société des Comédiens-Français », ibid. , p. 17-27.

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le 26 août 1680. Malgré la tutelle royale qui vaut aux comédiens réunis par un acte d’association une protection et un droit d’exclusivité, la rivalité entre troupes demeure. Les Comédiens Italiens et le Th éâtre de la Foire sont leurs prin-cipaux concurrents. Les représentations sont soumises à la censure, aux caprices de la Couronne, mais aussi aux divers déménagements. Entre 1680 et 1799, la troupe connaît pas moins de cinq lieux de représentation : l’hôtel Guénégaud précédemment cité, la salle des Fossés-Saint-Germain-des-Prés (1689), la salle des Machines (Palais des Tuileries, 1770), le Théâtre-français du Faubourg Saint-Germain (1782, l’actuel Théâtre de l’Odéon), enfin, la salle Richelieu dans la rue du même nom après les tumultes de la Révolution (1799) 7. Ces bouleversements externes sont représentatifs des tumultes internes à la troupe du Français où le répertoire est assujetti aux aléas de la politique du pouvoir en place et des rivalités nationales. Ainsi, par exemple, pour faire face à la concur-rence des Comédiens Italiens ou du Th éâtre de la Foire, le Français qui jusque-là avait inscrit l’alternance entre comédies et tragédies dans ses principes, valorise l’œuvre de Voltaire au début du xviii e siècle et bouleverse les formes classiques d’interprétation 8. Adrienne Lecouvreur ainsi que Mademoiselle Duclos optent pour un jeu naturel dans des costumes simplifiés. Le répertoire accueille de nouveaux auteurs tels que Jean-Baptiste Gresset, Philippe Néricault Destouches, Barthélémy-Christophe Fagan et Pierre-Claude Nivelle de la Chaussée qui instaure la comédie « larmoyante ». Marivaux entre également à la Comédie-Française en 1720, mais rencontre un échec. Il faudra attendre 1793 avec Les Fausses Confi dences et 1802 avec Le Jeu de l’amour et du hasard avant qu’il n’occupe à son tour une place de choix. Quant au Mariage de Figaro de Beaumarchais, monté en 1784, il fait l’objet d’enthousiasme autant que de censure alors que la Révolution gronde.

D’un siècle à l’autre À la fin du xviii e siècle, de par son statut de troupe royale, la Comédie-

Française occupe une position plus que délicate. En son sein s’opposent les monarchistes aux « rouges » que sont François-Joseph Talma, Jean-Henri Dugazon ou Grandménil, Madame Vestris (épouse de Dugazon) ou Mesdemoiselles de

• 7 – Le Journal de la Comédie-Française 1787-1799 , Noëlle G uibert , Jacqueline R azgonnikoff , La Comédie aux trois couleurs , préface d’Antoine V itez , Antony, SIDES/EMPREINTES, 1989, retrace avec minutie les événements clefs vécus par la troupe du Français en cette période houleuse les comédiens et leur institution étaient presque autant menacés que la tête des aristocrates. • 8 – Au sujet de « l’alternance » à la Comédie-Française, voir Noëlle G uibert , « Que joue-t-on ce soir. L’alternance à la Comédie-Française », Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française , op. cit. , p. 70-85.

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Garcins et Simon. Ces derniers s’installent rue de Richelieu dans le Th éâtre de la République tandis que le Français devient Th éâtre de la Nation. Talma s’illustre ainsi tant par ses qualités d’acteur que par sa verve républicaine 9. Notons en passant que le 26 novembre 1792 paraît à l’affi che du Th éâtre de la République, Othello , Le More de Venise , adaptation par Jean-François Ducis de la pièce du même nom d’un certain William Shakespeare 10. Un premier pont est jeté entre la France et sa voisine insulaire.

Du fait du scindement de son eff ectif, l’ancienne Comédie-Française voit ses privilèges s’eff ondrer. Signifi cativement, elle perd sa pension royale. Par ordre du comité de salut public, la salle à L’Odéon est fermée en 1793, mais les comédiens sont sauvés in extremis de la guillotine grâce à Charles Hippolyte de Labussière, lui-même acteur 11. Le 30 mai 1799, les dissensions s’estompent et les deux camps se réunissent pour reprendre leurs représentations au Th éâtre-Français, rue de Richelieu. Talma y fi gure et instaure un renouveau des conventions de la repré-sentation. De fait, la révolution a lieu aussi bien hors que dans les murs de cette troupe désormais cinquantenaire 12.

Sous l’Empire, alors que Napoléon Bonaparte ne cache pas son admiration pour Talma (il avait noué des liens avec lui pendant la Révolution), le Français privilégie les œuvres classiques pour lesquelles il rencontre un vif succès grâce au jeu de Fleury, Dugazon, Dazincourt, M lle George ou M lle Duschenois, d’autres grands noms à l’affi che des spectacles. Il faut aussi admettre que la concurrence est moins vive puisque des vingt-quatre théâtres que comptait la capitale au xviii e  siècle, il n’en reste plus que huit. Le répertoire est néanmoins revu, en particulier après la mort de Talma en 1826 qui secoue l’Institution. La société dont les statuts avaient été rétablis et revus dans un nouvel acte de 1804 est sur le point d’être dissoute, mais le baron Taylor, nommé commissaire royal, fait entrer de nouveaux auteurs au répertoire : c’est l’avènement du drame romantique 13. Les

• 9 – Plusieurs ouvrages ont été consacrés à ce comédien talentueux : celui, très récent, de Bruno V illien , Talma , l’acteur favori de Napoléon I er , Paris, Éditions Pygmalion/Gérard Watelet, 2001 et celui de Madeleine et Francis A mbrière , Talma ou l’histoire au Th éâtre , Paris, Éditions de Fallois, 2007, qui sert précisément le détail de notre encart en conclusion du présent chapitre. • 10 – Au sujet de Jean-François Ducis, voir John G older , Shakespeare for the Age of Reason , Earlier Stage Adaptations of Jean-François Ducis, 1769-1792 , Voltaire Foundation, 1992, ainsi que Paul A lbert, Jean-François D ucis , Lettres de Jean-François Ducis , Kessinger Publishing, 2009. • 11 – Employé au bureau de police des Tuileries en 1794, il est horrifi é par les exécutions en masse dont il est mis au fait par les dossiers qui parviennent sous ses yeux. Il décide alors de jeter certains d’entre eux où fi gurent les noms d’artistes du Th éâtre-Français. • 12 – Noëlle G uibert , Jacqueline R azgonnikoff , « Agitation dans les rues, sur la salle et sur la scène », op. cit. , p. 179-188. • 13 – À ce sujet, on se reportera notamment à l’ouvrage d’Albert S oubies, La Comédie-Française depuis l’époque romantique. 1825-1984 , Paris, Fischbacher, 1895.

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pièces d’Alexandre Dumas, de Victor Hugo, d’Alfred de Vigny déclenchent les passions jusque dans les années trente. Avec Le More de Venise présenté en 1829, nouvelle adaptation d’ Othello , le nom d’un auteur français, celui de Vigny cette fois-ci, est de nouveau associé à celui de Shakespeare. Mais cette œuvre provoque des débats, à l’instar du Hernani de Victor Hugo présentée l’année suivante et la tragédie classique reprend le dessus.

Jusqu’alors, selon le décret de Moscou datant de 1812, la gestion de la troupe était entre les mains d’un directeur (Jousslin de la Salle, Vedel ; Buloz, Lockroy, Bazenerye se succèdent de 1833 à 1849). Au cœur du siècle, la fonction d’ad-ministrateur voit le jour : Arsène Houssaye est nommé en 1850, le baron Empis en 1856 et les Comédiens-Français deviennent troupe ordinaire de l’Empereur. Le premier rétablit le nom de Comédie-Française et favorise un répertoire contem-porain. La comédienne Rachel y connaît ses jours de gloire ; son successeur préfère le théâtre classique 14. Quant à Édouard Th ierry qui administrera la maison pendant douze ans (1859-1871), il met la comédie bourgeoise à l’honneur. Dès lors, les administrateurs marquent de leur empreinte le style de la grande Institution et si des acteurs de renommée, parmi lesquels Sarah Bernhard ou Mounet-Sully, off rent des interprétations retentissantes, ce sont aussi les décors somptueux qui attirent le public de plus en plus dense.

Jules Clarétie est l’administrateur qui passera le flambeau du xix e au xx e  siècle puisqu’il occupera le poste de 1885 à 1913, une longévité louable quand on connaît les diffi cultés fi nancières et matérielles que doit aff ronter la Comédie-Française en cette période : crise boulangiste, incendie du théâtre en 1900 (pérégrinations des comédiens entre l’Opéra, l’Odéon entre autres lieux de représentation) ; implications politiques de Clarétie (Républicain et Dreyfusard) ; grève des comédiens quand revient à l’administrateur l’exclusivité des choix de pièces (le comité de lecture disparaît entre 1901 et 1910 ; Sarah Bernhard quitte l’Institution). La mission de son successeur, Albert Carré, est donc de restau-rer discipline et esprit de solidarité au sein de la maison. La Première Guerre mondiale ne facilite pas cette perspective. Émile Fabre est nommé administrateur général pendant la durée de la guerre quand Carré sert à son grade de lieutenant colonel ; certains comédiens tels que Reynal ou Fontaine meurent sur le Front 15. Le répertoire prend des accents patriotiques et se met en scène au Th éâtre des Armées. Après la guerre, Fabre poursuit son mandat quand Carré rejoint l’Opéra Comique où il offi ciait auparavant. Des réformes voient le jour : les sociétaires sont davantage impliqués dans les choix artistiques et leurs statuts évoluent (il n’y

• 14 – Sylvie C hevalley a consacré une étude complète sur la comédienne : Rachel , Paris, Calmann-Lévy, 1989. • 15 – Émile M as , La Comédie-Française pendant la Guerre. 1914-1917 , Paris, Figuière, 1929.

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a plus de limite d’âge dans la désignation des sociétaires honoraires par exemple). Si, sous son mandat, Fabre voit la célébration du tricentenaire de la naissance de Molière, le centenaire du Romantisme et inscrit au répertoire les auteurs étrangers, il doit traverser une période de crise à l’approche de la Seconde Guerre mondiale quand en 1933, il monte Coriolan de Shakespeare. L’arrière-plan politique, où se mêlent partisans fascistes et insécurité populaire, donne à la tragédie romaine des accents de propagande. Fabre est contraint de quitter sa fonction très provi-soirement puisqu’il la récupère deux jours plus tard ! Dans cette nouvelle période transitoire, la troupe se recompose et sort des murs de la capitale. Charles Granval, Madeleine Renaud, Berthe Bovy, René Alexandre ou Gabrielle Robinne se parta-gent l’affi che. Les Précieuses ridicules partent en tournée à l’étranger et les enregis-trements radiophoniques se multiplient, parfois au détriment d’une qualité irré-prochable. Quand Édouard Bourdet succède à Fabre en 1936, il est secondé par le Cartel des quatre (Louis Jouvet, Charles Dullin, Jacques Copeau et Gaston Baty) afi n de renouveler le répertoire et redonner à la maison son rayonnement artis-tique. Le metteur en scène est valorisé tant dans son rôle que sur l’affi che où il fi gure avec netteté désormais. Ainsi les auteurs contemporains de même que les noms étrangers reviennent en force (Giraudoux, Claudel, Mauriac, Pirandello). Montherlant et Claudel sont joués pendant la guerre. À l’initiative de Jacques Copeau ou de Gaston Baty, les décors sont moins imposants. Modulables ils reprennent les grands principes promus bien avant par Edward Gordon Craig dont les paravents mobiles permettent la création d’espaces variés, qui suivent les mouvements de la pièce sans en entraver le rythme 16.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la Comédie-Française connaît des remous car les tensions externes ne sont pas sans conséquence sur la gestion de la maison. Il convient d’être prudent quant au contenu du répertoire. Jacques Copeau off re une nouvelle mise en scène de La Nuit des rois en 1940 tout en assurant la fonction d’administrateur par intérim ; Jean-Louis Vaudoyer, qui lui succède, se plie aux desiderata allemands (représentation du Schillertheater) . Shakespeare est néan-moins remis à l’honneur : reprise de Hamlet puis entrée au répertoire de Antoine et Cléopâtre en 1942 et 1945, salle Richelieu, dans les mises en scène respectives de Charles Granval et de Jean-Louis Barrault qui est devenu sociétaire. La situation des comédiens et de leur théâtre n’est cependant pas fl orissante et la deuxième moitié du xx e siècle est marquée par la mise en œuvre de nouveaux décrets

• 16 – Cf. Edward C raig N ash , Edward Gordon Craig 1872-1966 , Museum, HMSO, 1967 ; Denis B ablet , Edward Gordon Craig , Paris, Heinemann, 1966 et Christopher I nnes , Edward Gordon Craig, A Vision of Th eatre , Routledge, Contemporary Th eatre Studies, 1998 (2 nd Revised edition). Craig a également exposé ses principes dans son célèbre ouvrage On the Art of the Th eatre, Routledge, 2008 (nouvelle édition).

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visant à revaloriser les conditions de vie et de production au sein de la Ruche. Celle-ci jouit désormais de deux salles, Richelieu pour les auteurs français dispa-rus ou dont la création est ancienne de dix ans et plus, Luxembourg (à L’Odéon) pour les pièces nouvelles dont les auteurs sont vivants. Sous les mandats de Pierre-Aimé Touchard (1947-1953) et de Pierre Descaves (1953-1959), la troupe se solidarise car les anciens pensionnaires et sociétaires la regagnent. De même que celui des représentations, leur nombre croît : Robert Hirsch, Louis Seigner, Jean Piat, Georges Descrières affi rment toute la mesure de leur talent.

Dès lors, la force de la maison de Molière repose tout autant sur les choix artistiques et statutaires que sur la qualité des interprètes qui, pour sa part, n’a jamais été fondamentalement défaillante. Ces choix reposent principalement entre les mains d’une seule personne, l’administrateur. Si l’on regarde l’historique de ces soixante dernières années, de 1950 à nos jours, on constate combien les prises de position de celui-ci infl uent sur l’image extérieure de l’Institution et sur la programmation des spectacles 17. Aussi, afi n de compléter le portrait historique de la Comédie-française, il convient de s’attarder sur le rôle de son orchestrateur, indissociable du rayonnement et du bon fonctionnement de l’Institution.

L’administrateur, un rôle essentiel 18

Dénominations et gestion de la Comédie-Française 19 1665 : Molière et sa compagnie deviennent « Troupe de Monsieur ». 1673 : La Troupe du Marais et l’ancienne troupe de Monsieur constituent « La Troupe du Roy ». 1680 : 21 octobre. Acte fondateur qui donne une base juridique à la Troupe du Roy. 1681 : 5 janvier. Association formée par les comédiens. 1757 : Nouvel acte de société et règlement intérieur. 1762 : Création du comité. 1766 : Texte royal au sujet du comité, des assemblées, du répertoire entre autres. Les acteurs reçoivent une pension du roi. 1784-1793 : La troupe se scinde entre partisans de l’aristocratie et idéalistes révolutionnaires. 1799 : L’État réunit les deux groupes, Th éâtre de la République (actuelle salle Richelieu). 1804 : Nouvel acte qui établit le terme de « sociétaire » : la Comédie-française devient société commanditaire sous l’autorité du gouvernement. 1852-1870 : Sous Napoléon III, les comédiens sont à nouveau « les Comédiens ordinaires de l’Empereur ».

• 17 – Voir Patrick D evaux , « Brève histoire administrative et des relations avec le pouvoir », Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française , op. cit. , p. 91-98. • 18 – Se reporter à la liste exhaustive des administrateurs de la Comédie-française au xx e siècle en annexe I. • 19 – Joël H uthwohl , « Th éâtre et Pouvoirs », « Comédie-Française », Th éâtres , Le Magazine 2003-2004, Hors-série n° 1, p. 43-47.

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1870 : Les rapports entre comédie et État se resserrent. Le nom de « Comédie-Française » est instauré défi nitivement. xx e siècle : La censure très présente jusqu’à la Libération conduit à la modernisation des statuts en 1946. 1959 : Nouveau décret sous la direction d’André Malraux. L’État demeure très impliqué dans la gestion de la maison. 1975 : Nouveau décret par Pierre Dux : le nombre de sociétaires s’enrichit de dix membres. 1995 : Décret réunissant l’ensemble des articles jusque-là stipulés dans plusieurs décrets. La Comédie-Française devient établissement public à caractère industriel et commercial : EPIC. La légitimité du rôle d’administrateur est réaffi rmée. Il choisit la politique générale de la maison en accord avec le conseil d’administration.

Nommé pour une durée de cinq ans renouvelable par périodes de trois ans, l’administrateur mène une politique artistique dont dépend la prospérité et la renommée de la Maison et de ses habitants. C’est lui qui choisit les pensionnaires, procède à la distribution des rôles et met en place la programmation. Il est autant fi gure paternelle que censeur dans la mesure où toute entreprise majeure, si tant est qu’elle soit approuvée par le conseil d’administration, est soumise à son contrôle. Certes, l’État qui subventionne les deux tiers des fonds annuels de l’Institution possède un droit de regard – nombre de personnalités politiques, de chefs d’État et de présidents se sont assis sur les sièges de velours rouge des loges d’honneur – mais au cours de ces dernières décennies, les prises de position de l’administra-teur, quelles qu’elles soient, se sont imposées au-delà des critiques, des a priori ou des éventuels veto . Ci-dessous, la rétrospective de la politique menée par certains d’entre eux en est la preuve.

Quelques politiques administratives récentes Les administrateurs n’ont pas tous laissé de trace écrite de leur administration

de la Comédie-française. Nous nous référons donc ci-dessous aux témoignages oraux et aux comptes-rendus qui ont été rendus publics.

Pierre dux C’est le 31 août 1944 que Pierre Dux est nommé administrateur de la

Comédie-française, à titre provisoire 20. Il s’agit évidemment d’une période mouve-mentée de l’Histoire, tant au sein de la maison qu’à l’extérieur de celle-ci. Certains pensionnaires ont été victimes des législations anti-juives ou des évictions arbi-

• 20 – Marie-Agnès J oubert , Jacqueline R azgonikoff , Armand D elcampe , Terry H ands , Jean-Claude G rumberg , Laure S aveuse -B oulay , « L’administrateur », Pierre Dux , Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française , L’avant-Scène Th éâtre, octobre 2008, p. 25-44.

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traires mandées par le gouvernement de Vichy. Pierre Dux a donc des objectifs majeurs qui sont de reconstituer la troupe et de valoriser la qualité des spectacles sur leur quantité. Les Comédiens-Français pourront participer à des émissions radio-phoniques, tourner au cinéma et à l’étranger ; de façon exceptionnelle, ils pourront mettre en scène des spectacles dans d’autres théâtres. Ces propositions de réformes faites n’étant pas acceptées, Pierre Dux met un terme à son mandat en juin 1945. André Obey lui succède alors. Il faudra attendre 1970 pour que les idées lancées par Pierre Dux soient satisfaites, lorsqu’il succède à Maurice Escande. La troupe revient au centre de ses préoccupations et pour ce faire, il engage de nouveaux pension-naires issus principalement du Conservatoire. Des travaux sont mis en œuvre dans le théâtre : une salle est notamment dédiée à son prédécesseur, Maurice Escande, sous la cour d’honneur du Palais-Royal. La troupe voyage : au Th éâtre Marigny, aux Tuileries, à Avignon, au palais des Congrès ou encore à Chaillot. Malgré les crises – en particulier celle de 1972 où nombre des techniciens sont en grève – la poli-tique menée par Pierre Dux porte ses fruits : auteur, troupe et public sont mis en valeur contre la toute puissance du metteur en scène. Les rapports entre monde des feux de la rampe et public se démocratisent : avec l’aide de Georges Guette, Pierre Dux crée une revue ( Comédie Française ) qui informe des nouveautés, des choix esthétiques et dramaturgiques de la maison. Affi ches, annonces radiopho-niques, partenariat avec Europe 1, complètent cette véritable campagne de popu-larisation de la grande Institution 21. Enfi n, il n’hésite pas à faire appel à des contri-butions extérieures ou étrangères, tels Terry Hands ou Giorgio Strehler. C’est ainsi qu’au cours de la troisième année du mandat de Pierre Dux, la Comédie-française fait salle comble à chaque représentation ou presque.

Jean-Pierre Vincent Jean-Pierre Vincent, qui accepte de diriger les lieux en 1983, porte un regard

plutôt favorable sur celui qui le précéda dix ans plus tôt, mais bien sûr son désir est d’aller bien plus loin encore. Il veut « remuer » la maison, confi era-t-il plus tard 22. Il accepte sa mission en posant ses conditions, c’est-à-dire en dirigeant la maison à partir du plateau. Là encore, la troupe doit être au centre des préoccupations, mais la situation politique de l’époque menée par François Mitterrand est houleuse,

• 21 – « CVscope installé dans le hall de la salle Richelieu et de l’Odéon, […] avec ses douze écrans permet de représenter par des images animées en couleurs, les dix nouveaux spectacles de la Comédie-française pour la saison 1971-1972, tout en diff usant les programmes de la station. En contrepartie, Europe 1 diff use régulièrement des spots de la Comédie-française dans trois émissions “Carré Bleu”, “Campus” et “La nuit est à nous” », Laure S aveuse -B oulay , ibid. , p. 42. • 22 – Jean-Pierre V incent , « La Comédie-Française, le temps des tensions », Le Désordre des vivants, mes quarante-trois premières années de théâtre , entretiens avec Dominique Darzacq, Les Solitaires intempestifs , coédition Th éâtre Nanterre-Amandiers, Besançon, 2005, p. 65.

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en particulier en matière culturelle. Les polémiques venues des sociétaires et du ministère donnent à Jean-Pierre Vincent l’impression d’être pris entre deux feux, « d’être à Dien Biên Phu 23 ». Ces tiraillements lui font porter un regard amer sur la société française, « notariale, catholique, intrigante », qui n’hésite pas à trahir pour atteindre son but 24. Ce qu’il souhaite, c’est ne pas se laisser infl uencer par les pressions diverses : il prend des risques en proposant une création pour la salle Richelieu, Félicité de Jean Audureau. Cela faisait dix-sept ans qu’une création y avait eu lieu. Qui plus est, cette pièce très littéraire et poétique est inattendue dans le contexte politique que l’on sait. Jean-Pierre Vincent entend rester fi dèle à ses principes en recrutant des acteurs du TNS ou du Conservatoire. Muriel Mayette, actuel administrateur de la Comédie-Française, en fait partie. Il fait aussi appel à des metteurs en scène inédits en ces lieux : Klaus Michaël Grüber, Claude Régy entre autres. Mais diriger depuis le plateau et renouveler le répertoire, notamment en y re-inscrivant Shakespeare en 1985, s’avèrent diffi cile. L’échec de Macbeth lui fait prendre conscience des limites de ses possibilités en tant que metteur en scène au Français. Il lui faut choisir entre le travail d’administrateur et celui de metteur en scène. En 1986, il renonce alors à prendre un deuxième mandat.

Jean-Pierre Miquel De même que Jean-Pierre Vincent, le bilan de Jean-Pierre Miquel sur sa propre

histoire à la Comédie-Française est livré non sans une douceur amère. Dans un ouvrage intitulé La Ruche, Mythes et réalités de la Comédie-Française, il fait part de son expérience et tente de porter un regard critique sur l’institution qu’il a dirigée au cours de deux mandats successifs 25. Il replace la fonction d’administrateur dans son contexte historique et précise qu’à l’heure où il est lui-même nommé à la tête de l’Institution, son rôle n’est pas tant d’administrer la maison que de diriger l’artistique. L’administrateur est avant tout un homme de théâtre secondé par un « directeur général des services » qui se charge plus précisément de la gestion. S’il dirige la troupe des comédiens, ses pouvoirs demeurent limités car il ne peut pas modeler celle-ci selon ses souhaits. Les sociétaires ont leurs habitudes ; ils ont d’ailleurs souvent connu plusieurs administrateurs au cours de leur carrière au Français. Pourtant les choix artistiques dépendent de cette troupe en premier lieu. Il faut donc savoir en ménager les susceptibilités. Il écrit :

« [L’administrateur] devra savoir qu’on le considèrera toujours comme quelqu’un venu de l’extérieur, nommé par l’État, et donc suspect a priori…

• 23 –  Ibid. , p. 68. • 24 –  Ibid. , p. 68. • 25 –  Jean-Pierre M iquel , Paris, Actes Sud, 2002, 213 p. Le décret de 1995 stipule qu’un administra-teur est nommé pour cinq ans. Cette nomination est reconductible par périodes de trois ans ensuite.

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même si son compagnonnage avec la maison est ancien, même s’il est issu de la troupe 26. »

Jean-Pierre Miquel est persuadé que la mission de la Comédie-française, théâtre public, est d’off rir à l’affi che une palette de titres susceptibles d’attirer le plus grand nombre de spectateurs. Pour cela, il convient de concocter un savant mélange d’œuvres connues, Britannicus , Ruy Blas , Le Jeu de l’amour et du hasard , Lorenzaccio , Dom Juan par exemple et de pièces contemporaines, même si ces dernières ne remporteront pas le même succès. Ainsi Bal Masqué de Lermontov ou Danse de mort de Strindberg, pourtant montés par de grands metteurs en scène – Anatoli Vassiliev et Matthias Langhoff – n’ont pas attiré les foules parce que ce ne sont pas des titres très populaires. Au cours de ses deux mandats, soit une durée de huit ans (août 1993-août 2001), Jean-Pierre Miquel programme cent-deux titres. Il ne cache pas que la médiatisation joue un grand rôle dans la réussite d’une programmation. Malgré les tensions qui peuvent surgir ici ou là de la part des sociétaires ou du ministère, il conclut sur une note plutôt positive en rendant hommage à tous les collaborateurs de l’ombre qui l’ont aidé à mener à bien ses projets pendant ces années où il fut à la tête, dit-il, d’une « superbe machine à produire du théâtre 27 ».

Marcel Bozonnet Marcel Bozonnet succède à Jean-Pierre Miquel en 2001. Il accepte de se

porter candidat au poste, après avoir dirigé le conservatoire pendant huit ans parce qu’il se sent « la capacité de proposer à la troupe un programme artistique, de la perfectionner, de lui faire rencontrer des auteurs, des maîtres d’œuvre 28 ». Il établit son projet selon cinq lignes directrices : construire l’unité des trois théâtres (Richelieu, Studio-Th éâtre et Vieux-Colombier), ouvrir sur le monde, transmettre la mémoire du théâtre, relever des défi s contemporains et diversifi er les fonctions de la Comédie-Française 29. Dans ces buts, il emprunte la voie du métissage en renouvelant la troupe avec des jeunes comédiens d’origines étrangères : Andrzej Seweryn avait intégré la troupe en 1993, Rachida Brakni arrive en 2001, Shakrokh Moshkin Ghalam en 2005, Marina Hands en 2006. La venue de ces artistes étran-

• 26 – Jean-Pierre M iquel , ibid. , p. 100. • 27 – Ibid. , p. 191. • 28 – Marcel B ozonnet , Th éâtres, op. cit. , p. 10. • 29 – Marcel B ozonnet a laissé un témoignage sur son expérience en tant qu’administrateur dans un tapuscrit (non publié) actuellement consultable dans la Bibliothèque-Musée de la Comédie-française. En outre il a rédigé la préface de l’ouvrage de Laurencine L ot , La Comédie-Française. 30 ans de création théâtrale , texte de Joël H uthwohl , Paris, La Renaissance du Livre, 2003.

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gers permet de confronter les techniques de jeu et d’esthétiques théâtrales. Ainsi Piotr Fomenko marque l’équipe de La Forêt, Anatoli Vassiliev celle d’ Amphytrion. De même, il souhaite inviter des jeunes metteurs en scène : Arthur Nauzyciel, Th ierry De Peretti, Pascal Rambert, Robert Cantarella côtoient les plus grands, Lasalle, Engel, Villégier, Lavelli, Vigner ou Schiaretti entre autres, ainsi que les metteurs en scène étrangers, Beno Besson, Robert Wilson, Andrei Serban, Matthias Langhoff , Anatoli Vassiliev ou Piotr Fomenko. Il faut en outre élargir le répertoire et combler les vides : Lope de Vega entre au répertoire en 2006 et, avec lui, la comedia baroque espagnole de la fi n du xvi e siècle et du début du xvii e siècle. Ouverture qui se fait aussi sur le théâtre antique avec Les Bacchantes d’Euripide en 2005 et Œdipe de Sophocle en 2006. Les auteurs vivants doivent être mis à l’honneur : Duras en 2002, Marie N’Diaye en 2003, Th omas Bernhard en 2004, Valère Novarina en 2005, Koltès en 2006. D’autres noms font l’affi che au Studio-Th éâtre ou au Vieux-Colombier : Melquiot, Pessoa, Schwab, Kushner, Ninyana par exemple. Au studio-Th éâtre sont donnés à entendre des textes oubliés ; quant au Vieux-Colombier, François Regnault y explore l’histoire de la maison les samedis. De même que ses prédécesseurs Pierre Dux ou Jean-Pierre Miquel, Marcel Bozonnet entend médiatiser toutes les entreprises menées par la Comédie-Française qui tout en poursuivant ses tournées – en Pologne avec Dom Juan en 2001, au Canada avec Le Malade Imaginaire en 2004, en Russie en 2005 – publie une revue, Le Journal des trois théâtres en 2002 30. Archivage, captations, diff u-sions opérées depuis 1992 salle Richelieu et depuis 1997 au Vieux-Colombier sont indispensables pour assurer des performances artistiques techniques dans un cadre classé monument historique. Les rapports avec l’audiovisuel et Internet doivent être renforcés. Un accord avec France 3 permet la diff usion de la collection Molière, soit dix-huit pièces présentées à un vaste public de téléspectateurs. Le 9 avril 2002, un autre accord est signé, avec l’INA cette fois, afi n de constituer un catalogue « Comédie-française » qui comptera plus de neuf mille documents dont certains datant de 1940. Enfi n, les mécénats sont sollicités pour moderniser le théâtre ; la réfection de la cage de scène du Vieux-Colombier est eff ectuée en 2005. Marcel Bozonnet a ainsi poursuivi et renforcé le travail de ses prédécesseurs, et lorsque son mandat s’achève en 2006, il confi e :

« Les deux saisons écoulées se sont bien passées. […] Plus qu’une tradition, la Comédie-française porte un héritage, que l’on est constamment amené à revisiter. Non pas pour revenir sur le passé, mais pour profi ter au présent, de l’ouverture au monde qu’il off re 31. »

• 30 – Sont données entre 80 et 100 représentations en tournée, soit 10 % des représentations annuelles totales de la Comédie-Française. • 31 – Marcel B ozonnet , op. cit ., p. 10.

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Un bilan qu’il nous faudra garder en mémoire dans les analyses de mises en scène où passé et présent sont aussi bien concurrents qu’associés. Au terme de son premier mandat, Bozonnet doit cependant passer le fl ambeau à la première femme administrateur – le mot n’est pas encore féminisé – que la maison ait jamais connue jusque-là si l’on ne tient pas compte des administrations intérimaires 32.

Muriel Mayette Les objectifs de Muriel Mayette concernent quatre points majeurs : pratiquer

l’alternance, renforcer l’esprit de troupe, élargir le répertoire en faisant entrer de nouveaux textes étrangers et enfi n développer les tournées. L’alternance est le grand cheval de bataille de cette Institution, premier théâtre de France. Un va-et-vient entre textes classiques et contemporains se crée au gré des intuitions et des désirs du programmateur, de façon très inconsciente dans un premier temps. Ensuite, l’administrateur se doit de faire des choix, plus ou moins appréciés mais qui tendent toujours à servir la troupe. Celle-ci fait battre le cœur de la Ruche onze mois sur douze avec plus de huit cents représentations par an : « On fi nit par tomber amoureux de ce qui n’allait pas trop chez l’autre puisque ce qu’on n’aimait pas est ce qui nous diff érencie, ce qui nous protège », souligne Muriel Mayette 33. Elle met un point d’honneur à ce que les metteurs en scène invités pensent leur projet en fonction de cette troupe et non au regard de leurs visées personnelles, le but étant de permettre à chaque comédien de trouver sa place dans l’emploi du temps extrêmement complexe de la maison où, rappelons-le, la programmation concerne trois salles. Si la Comédie-française a été la première à faire du cinéma muet noir et blanc et à participer à des enregistrements radiophoniques à l’ORTF, il convient de poursuivre l’ouverture de cette troupe à l’échelle internationale. Dix pays de l’Est ont été traversés en 2009. Parmi les projets actuels se trouve une tournée dans six villes de Russie, un séjour en Sibérie où jamais la Comédie-Française n’avait posé ses bagages auparavant. De même, Muriel Mayette souhaite emmener Le Malade imaginaire dans le golfe arabique où les scènes de théâtre souff rent du désintérêt des pays étrangers et de l’appréhension d’attaques armées. Bagdad, où Muriel Mayette s’est déjà rendue, est l’une des principales destinations envisagées. En outre, certaines contrées comme Riad où les femmes ne peuvent pas jouer sur un plateau, n’accepteront peut-être pas l’exposition scénique d’une

• 32 – Catherine Samie a notamment assuré l’intérimaire de juillet 1990 à août 1993. En 2006, Marcel Bozonnet est au cœur d’une polémique. Ayant décidé de déprogrammer Voyage au pays sonore ou l’Art de la question de Peter H andke dont les propos lors de l’enterrement de Slobodan Milosevic l’avait choqué, Marcel Bozonnet n’est pas suivi par le ministère de la Culture, qui invite alors Handke. • 33 – Entretien avec Muriel Mayette par Estelle Rivier, mercredi 28 mars 2010, Paris, Comédie-Française, place Colette. L’intégralité des propos de cet entretien est reportée en annexe.

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troupe quelles qu’en soient ses intentions fraternelles, mais en ces pays où la culture très ancienne et très riche est à reconstruire, le pari est de taille. Il s’agit là de « faire bouger des lignes » tout en nourrissant le répertoire d’images d’ailleurs 34. Sur le plan national, la Comédie-Française poursuit ses partenariats avec les chaînes audiovisuelles, ainsi qu’avec France Inter et France Culture. Mathieu Amalric a déjà réalisé L’illusion comique . Une collection sera signée avec de nouveaux réali-sateurs, laissant derrière l’ère des captations vidéo de qualité médiocre qui desser-vaient le spectacle et où les acteurs paraissaient bizarres du fait de l’absence de mouvements de caméra et de gros plans. Par ces projets d’envergure, on retrouve l’empreinte de Pierre Dux sur la façon dont Muriel Mayette entend mener l’Institution. D’ailleurs, elle ne cache pas son admiration pour ce prédécesseur qu’elle n’a pas connu, mais qui paraît-il était « courageux, humble et cohérent, extrêmement droit et assez sévère, mais cela est nécessaire quand on dirige une telle Institution 35 ». Le « 1680 » est en eff et l’un des plus anciens théâtres de France, situé au carrefour des temps, canalisant l’attention et les fantasmes de chacun. L’administrateur est à la fois un chef d’entreprise et un artiste soumis à l’attention de l’État, le premier interlocuteur de la Comédie-française étant le ministre de la culture. Et si « [lorsque l’on occupe ce poste], on est très solitaire, [cette maison vieille de plus de trois cents ans] demeure un outil extraordinaire de travail », conclut Muriel Mayette 36.

Le répertoire

« Du mode d’exploitation à l’architecture, de l’artistique à la gestion, de la décision politique à l’urbanisme, des priorités culturelles au fonction-nement de la société, c’est tout un pan de civilisation qui se défi nit et s’organise ainsi, en partie, autour de la notion de “théâtre de répertoire 37” . »

Ce rapide tour d’horizon des politiques administratives donne la pleine mesure des éléments clefs faisant battre le cœur de la maison. Après la troupe, l’un des trois piliers qui confère à la Comédie-française sa singularité, deux autres piliers – le répertoire et l’alternance – consolident l’édifi ce.

Le répertoire consiste en un inventaire de pièces qui fi gurent à l’affi che de la salle Richelieu, c’est-à-dire la programmation, ou s’inscrivent dans le patri-moine dramatique de la maison en alimentant le fonds d’œuvres. En fait, ce terme

• 34 – Ibid. • 35 – Ibid. • 36 – Ibid. • 37 – Jean-Pierre M iquel , op. cit. , p. 59.

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désigne communément l’ensemble des pièces mises en scène par une compagnie dans un théâtre donné, même s’il est vrai qu’il est associé très fortement aux prin-cipes fondateurs de la Comédie-Française 38.

Le répertoire est actuellement très varié dans la mesure où il regroupe les pièces qui font dates dans l’histoire littéraire ainsi que des œuvres contemporaines soumises au regard vigilant du comité de lecture. De fait, la Comédie-Française n’a pas seulement pour mission de conserver les classiques ; elle est aussi dotée d’un devoir de créativité en matière dramatique. Si le répertoire inclut des pièces qui peuvent avoir été jouées sur d’autres scènes avant celle du Français, l’actuelle programmation compte des formes novatrices d’expression artistique, certains auteurs ayant été jusque-là inconnus du grand public.

Ainsi le terme de « répertoire », apparu dans les années 1680, renvoie à un ensemble de facteurs liés à la fois à la gestion économique de l’institution, aux valeurs esthétiques qu’elle revendique, aux étiquettes politiques étatiques et socié-tales qui la fi nancent et enfi n aux propres visées des comédiens. On le comprend, le répertoire est riche d’ambitions multiples.

Depuis l’avènement des administrateurs-auteurs dramatiques ou comédiens tels que Jules Claretie, Édouard Bourdet, Jacques Copeau, Maurice Escande, Jean-Pierre Vincent ou Antoine Vitez, un équilibre entre œuvres classiques et contemporaines se crée, laissant plus ample place aux auteurs étrangers. Du fait d’une programmation répartie dans trois théâtres – salle Richelieu, scène du Vieux-Colombier et Studio-théâtre – la nature des spectacles se diversifi e plus aisément 39. Ainsi, les grands classiques sont majoritairement (mais pas systéma-tiquement) représentés salle Richelieu, tandis que les œuvres contemporaines et étrangères sont favorisées sur les deux autres scènes.

L’alternance Le terme « d’alternance » a été spécifi quement choisi pour signifi er, au sein

du monde théâtral, que les spectacles inscrits dans la programmation sont joués en continuité de façon alternative et non pas en série. À la Comédie-Française, dès le xvii e siècle, La Grange reporte les spectacles à l’affi che dans un registre qui de nous jours permet de retracer les pièces jouées en diverses salles de la capitale, à la cour ou chez des particuliers. Nous y voyons notamment le foisonnement

• 38 – À ce sujet, lire Marial P oirson , « La Comédie-Française, Théâtre de répertoire », Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française , op. cit. , p. 44-55. • 39 – Trois théâtres dans la ville : Salle Richelieu, Th éâtre du Vieux-Colombier, Studio-Th éâtre (préface de Jean-Pierre M iquel ), Paris, Norma, 1997.

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des représentations étant donné que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la Comédie-Française jouait toute l’année, exception faite des jours saints.

L’alternance n’est possible que si le nombre de comédiens peut répondre aux exigences des diverses programmations en cours.

« L’existence d’une troupe permanente en assure la faisabilité, précise Noëlle Guibert dans un compte-rendu détaillé du principe de l’alternance à la Comédie-française, composée pour deux tiers de sociétaires cooptés par leurs pairs, et d’un tiers de pensionnaires engagés par l’administrateur, avec l’avis du comité, évaluée dans une moyenne de soixante à soixante-dix acteurs 40. »

Malgré cet eff ectif confortable, il n’est pas rare que des comédiens aient à jouer plus de sept représentations par semaine (la Comédie-Française ne connaissant pas actuellement de jour de relâche) et parfois dans plusieurs spectacles par jour, ce qui nécessite une grande capacité d’adaptation et une excellente mémoire.

Cette alternance suppose enfi n que le choix des pièces soit varié : un équilibre doit s’opérer entre œuvres classiques et contemporaines. Dès 1812, par le décret de Moscou, il est précisé que des pièces d’auteurs vivants doivent paraître au programme. Cela satisfait tout autant le goût parisien que celui des interprètes car les possibilités de rôles sont décuplées. Ces dernières décennies, l’inscription au répertoire de textes étrangers (Alexandre Ostrovski, Dario Fo, Hanokh Levin) ou de jeunes auteurs ( Burn Baby Burn de Carine Lacroix au Studio-Th éâtre en 2010 par exemple) alimente l’alternance qui apparaît des plus composites. Le nombre total de représentations par an est de sept cent cinquante en moyenne, toutes salles confondues.

Les trois salles que compte aujourd’hui la Comédie-Française (Richelieu, Vieux-Colombier et Studio-théâtre) ne lui ont pas toujours été attribuées 41. La salle du Luxembourg du théâtre de l’Odéon a été utilisée sous les mandats de Obey, Touchard, Descaves, Barrault, Dux, Toja et Le Poulain pour être défi ni-tivement retirée sous celui de Jean-Pierre Vincent. Cette diversité encourage les scénographes à rendre modulables les dispositifs scéniques, même si depuis les années 1920, la mise en scène est plus exigeante. Les eff ets d’éclairage et les décors freinent un peu les possibilités d’alternance, mais l’exploitation des salles est opti-

• 40 – Noëlle G uibert , op. cit. , p. 72. Noëlle Guibert est directrice de la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française de 1979 à 1995 puis directrice du département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France jusqu’en septembre 2008. • 41 – « Trois salles de dimensions diff érentes, toutes trois frontales, mal adaptées aux exigences de technologies dont le théâtre commence à s’emparer. Y compris la plus récente, le Studio. […] Il est bien évident que la salle Richelieu reste, et sans doute pour longtemps encore, le lieu symbolique de la Comédie-française, celui des classiques, des “grands textes” », Colette G odard , « Une troupe, trois salles », « Comédie-Française », op. cit ., p. 68-71.

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misée du matin jusqu’au soir : montage et démontage des décors se font dans une même journée pour que les répétitions, de treize heures à dix-sept heures précisément, aient lieu en condition, avant de laisser le spectacle du soir prendre la relève. Ainsi, la « Ruche » ne cesse de bourdonner. Th ierry Hancisse, sociétaire depuis 1993, off re un témoignage touchant à cet égard :

« Souvent, je me glisse dans la salle entre la matinée et la soirée, et je regarde les machinistes changer le décor. À l’Opéra Bastille, l’alternance des spec-tacles est assurée par un plateau tournant : au Français, c’est un vrai puzzle en trois dimensions, qu’il faut réussir dans des espaces étroits. On appelle cela “la salade” et les scénographies toujours plus importantes ne facilitent pas la tâche des techniciens 42. »

Shakespeare entre en scène Si de nos jours, les pièces du répertoire de la Comédie-Drançaise sont d’au-

teurs et de styles très variés, il n’en fut pas toujours de même. Rappelons que cette troupe du roi avait pour principal auteur et meneur de jeu, Molière. Répondant aux commandes qui lui étaient faites, ses propres créations constituaient le vivier des spectacles portés à la scène. Au fi l des siècles ce vivier est demeuré inépuisé bien que les auteurs modernes puis contemporains soient venus s’inscrire au répertoire. Corneille, Racine, Voltaire, Musset, Marivaux, Hugo, Rostand et bien d’autres fi gurent dans les registres, les pièces d’auteurs dits « classiques » étant parmi les plus jouées. Dans les programmations de ces dernières décennies, elles sont côtoyées par des œuvres d’auteurs tels que Tchekhov, Pirandello, Labiche, Beckett, Ionesco, Brecht, enfi n Shakespeare qui depuis le début du xx e siècle et surtout après la Seconde Guerre mondiale, s’impose régulièrement au sein de la maison.

Mais revenons quelques décennies en arrière. Au xviii e siècle, Shakespeare était entré au répertoire dans des versions édulcorées, remaniées par Jean-François Ducis 43. Le 26 novembre 1792, Othello ou Le More de Venise , tragédie en cinq actes, est représenté pour la première fois à Paris sur le Th éâtre-Français. Les noms de personnages sont diff érents de ceux de l’œuvre originale. La distri-bution inclut MM. Desprès (Mongénigo, doge de Venise), Monville (Lorédan, fi ls de Mongénico), Desrozières (Odalbert, sénateur vénitien), M me Desgarcins (Hédelmone, fi lle d’Odalbert), M me Valerte (Hermance, nourrice d’Hédelmone), MM. Talma (Othello, général des troupes vénitiennes), Vallois (Pézare, Vénitien). Des fi gurants incarnent des offi ciers et des sénateurs. On est ici assez loin de la

• 42 – Th ierry H ancisse , « L’alternance culturelle », « Comédie-Française », op. cit. , p. 21. • 43 – Jean-François D ucis , Œuvres : Macbeth , Jean Sans-Terre Ou La Mort D’Arthur, Othello Ou Le More De Venise, Abufar Ou La Famille Arabe , Oedipe à Colone , Ulan Press, 2011.

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distribution d’origine où fi guraient Iago, Desdémone, Cassio, Emilia, Brabantio ou Roderigo. Treize représentations sont données. Le public affl ue. Talma dans le rôle titre contribue à susciter cet engouement bien que, a priori , il ne corresponde pas au rôle physiquement. C’est que, en cette période révolutionnaire, l’auteur a pris certaines précautions. Selon les souhaits de Ducis, Othello n’est pas noir, mais a le teint « jaune et cuivré » :

« J’ai pensé que le teint jaune et cuivré […] auroit l’avantage de ne point révolter l’œil du public et surtout celui des femmes, et que cette couleur leur permettoit bien mieux de jouir de ce qu’il y a de plus délicieux au théâtre, c’est-à-dire de tout le charme que la force, la variété et le jeu des passions répandent sur le visage animé et mobile d’un jeune acteur, bouillant, sensible et enivré de jalousie et d’amour 44. »

En outre, la pièce doit arborer les couleurs de la République naissante et si le modèle de Venise dans la pièce n’est pas celui où les pleines libertés s’expriment, il n’en reste pas moins un repère républicain aux yeux d’une France où les passions sont exacerbées.

Sous l’Empire, Talma est le Comédien-Français favori de Napoléon qui apprécie le répertoire classique. Celui-ci est valorisé dans la troupe jusqu’au règne de Louis XVIII qui, à l’inverse de l’empereur, ne se rend pas au théâtre. La Comédie-française dépérit peu à peu ; l’œuvre de Shakespeare est en retrait et il faut attendre 1829 pour qu’elle apparaisse de nouveau, revisitée par la plume d’Alfred de Vigny qui, à son tour, offre sa version du More de Venise. Le 14 novembre, la pièce, traduite en vers, obtient un succès qui ne durera pas 45. Vigny tente de justifi er certains de ses choix dans une longue préface à l’édition de sa traduction en 1830 46. Il y expose principalement ses convictions quant à la traduction d’un texte classique destiné à la scène et à un public habitué des grandes tragédies françaises. Le « système » dramatique anglais n’est pas le même et tend vers la « tragédie moderne 47 ». Pour adapter la pièce sans la dénaturer, il « déten[d] le vers Alexandrin jusqu’à la négligence la plus familière (le récitatif ), puis le remont[e] jusqu’au lyrisme le plus haut, (le chant) » car selon lui, il y a dans

• 44 – Jean-François D ucis , Othello , Le More de Venise , Paris, Maradan, 1793, p. 5. Le sous-titre de la pièce reprend explicitement « représenté à Paris, pour la première fois, sur le Th éâtre de la République, le lundi 26 novembre 1792 l’an premier de la République ». Nous conservons l’or-thographe du texte original. • 45 – Alfred D e V igny , Théâtre complet , Paris, Charpentier, 1848. Œuvre incluant Le More de Venise, Le Marchand de Venise , La Maréchale d’ancre, Quitte pour la peur et Chatterton. • 46 – Alfred D e V igny , Le More de Venise, Othello : tragédie, Paris, Levasseur, 1830, 200 p. Préface « Lettre à Lord*** Earl of*** sur la soirée du 24 novembre 1829 et sur un système dramatique », p. 1 à 36 . • 47 – Ibid. , p. vii .

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le vers shakespearien trois octaves dont l’harmonie ne peut s’établir en français 48. On perçoit dans cette préface l’anxiété du poète dont le texte n’est pas irrépro-chable ; il est contraint de respecter le style d’origine en le transposant, quitte à déplaire au bon goût de la société bien-pensante de son époque :

« [Il] n’existait sur la scène tragique d’autres vers que le vers poli , et sujet aux anachronismes dont je vous ai parlé. Il m’a donc fallu reprendre dans notre arsenal l’arme rouillée des anciens poètes français, pour armer dignement l’ancien Shakspeare 49. »

Malgré les justifi cations qui confèrent crédibilité à son ouvrage, Vigny conclut sur l’imperfection de la forme traduite quelle qu’elle soit. Le propre de la traduc-tion est de n’être que la pâle copie d’un texte original. Ce qui caractérise grand nombre de traductions, c’est leur incapacité à restituer « l’union intime de la pensée d’un homme avec sa langue maternelle 50 ». C’est pourquoi, il s’eff orce quant à lui de « rendre l’esprit et non la lettre 51 ». Voilà qui aurait pu réconcilier tous les sceptiques, mais Vigny ne reprendra pas le risque de décevoir et ne fera pas d’autre traduction des œuvres du dramaturge élisabéthain.

TALMA

Tragédien de Ducis, favori de l’Empereur 52 François-Joseph Talma est né le 15 janvier 1763 à Paris (inscrit au registre de la paroisse Saint-Nicolas des Champs). Comme son père Michel-François-Joseph, il se destine à être dentiste et ne voue pas a priori de passion pour le théâtre qu’il considère comme un divertissement. Il rentre pourtant à la Comédie-Française le 21 novembre 1787 après avoir fait l’école de déclamation tout juste créée. Il en démissionnera pendant la Révolution française en 1791 avant d’y revenir dans le rôle de Henry viii , alors que l’ancien Th éâtre de la nation est à présent le Th éâtre-Français de la rue de Richelieu. Des rôles tragiques qui lui ont valu la gloire, on retient indubitablement les titres shakespeariens même si toutes les rencontres qu’il en a faites en version française n’ont pas été reconnues comme des chef-d’œuvres. Un exemple, celui du Roi Lear traduit par Ducis : la représentation du 28 juin 1792, salle Richelieu, ne génère pas les applaudissements à tout rompre du public. Et si en 1800, sa reprise d’ Othello est accueillie beaucoup plus favorablement par le public, elle ne fait pas l’unanimité parmi les critiques. Geoff roy lui reproche son débit monotone, une emphase qui fatigue, une absence de dignité et de noblesse dans l’interprétation. Hamlet est présenté sur la scène du Th éâtre-Français le 9 avril 1803 et, une fois encore, Geoff roy s’insurge : la Révolution fut moins pire que les massacres du théâtre anglais qui ne peuvent rivaliser avec les

• 48 – Ibid. , p. 26 . • 49 – Ibid. , p. 29 . L’orthographe du nom de Shakespeare est ainsi dans le texte. • 50 – Ibid. , p. 31 . • 51 – Ibid. , p. 31 . • 52 – Nous tenons la majorité des informations sur Talma de Madeleine et Francis A mbrière , Talma ou l’histoire au Th éâtre , Paris, Éditions de Fallois, 2007.

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chef-d’œuvres de Racine et de Corneille ! Qui plus est, Talma semble se complaire dans son rôle de tragédien quand les applaudissements suffi raient à lui faire croire qu’il est un acteur sublime ! D’une manière générale, Geoff roy ne peut souff rir les adaptations de Ducis qu’il déplore à chaque fois : « L’ Hamlet […] de Ducis fait bâiller à la représentation et [on] en peut pas soutenir la lecture 53. » Pourtant si en 1805, la scène connaît un franc retour du répertoire classique français, Shakespeare n’est pas absent de par la volonté de Talma, Ducis et de l’empereur. Talma voyage à Toulouse, à Genève où Madame de Staël témoigne de son engouement pour l’interprétation du comédien dans Hamlet , en 1912. La même année, Talma récite la première scène de La Tempête dans le lieu mystique de l’abbaye de Hautecombe. Ce qui est frappant lorsque l’on parcourt la carrière de Talma, c’est que l’on y voit en fi ligrane l’histoire condensée de l’évolution de l’interprétation de la tragédie et celle de la réception de Shakespeare en France. Ainsi Talma opère une réfl exion incessante vers la perfection. Il faut parler et non « hurler » la tragédie, lui conférer une sensibilité vraie ainsi que le préconise Hamlet aux interprètes de la pantomime ou Molière dans L’Impromptu de Versailles qui raillait les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne au débit trop aff ecté. Parallèlement, les adaptations tendent, au fi l des années, à se rapprocher davantage de la version originale inscrite dans l’ in-folio de 1623. Beaucoup reste encore à faire pour que ce soit l’œuvre originale traduite qui soit portée à la scène, mais on cherche un Shakespeare plus authentique dont les vers faciliteront une déclamation nuancée et juste. En 1827, les Comédiens-Anglais font découvrir le « vrai » Shakespeare aux Français, ce qui n’est pas sans répercussion dans la maison de Molière. L’année précédente, en marge d’un article du Globe , Talma avait écrit : « Il faut une tragédie nouvelle à un peuple qui a des mœurs et des opinions nouvelles 54. » N’y avait-il pas contradiction à reprendre les pièces de Shakespeare ? Ou bien cette dramaturgie avait-elle le don d’englober tous les fantasmes de l’acteur soucieux de servir et le texte classique et les ambitions politiques de son temps ? Talma revendiquait de « briser les règles », s’opposant ainsi aux Romantiques, même modérés tel que Sainte-Beuve. Les traces qu’il laissa au sein de l’Institution, fi rent écrire à Alexandre Dumas dans ses mémoires parues en 1863 : « Talma avait été élevé à cette large école de Shakespeare qui mêle, comme la pauvre vie dans laquelle nous nous débattons, le rire aux larmes, le trivial au sublime 55. »

Après cette incursion insulaire dans la maison de Molière, le temps passe. Shakespeare refait quelques apparitions, notamment à la fin du siècle avec Hamlet en 1886 traduit par Paul Meurice et, dans le rôle titre, Mounet-Sully, puis La  Mégère apprivoisée dans une adaptation de Paul Delair. Cette dernière se découpe en treize tableaux : à l’acte I, quatre scènes dont les décors sont supposés être une esplanade (scènes une et trois), une grande galerie (scène deux), la terrasse d’Elseneur (scène quatre). Dans le texte original, le premier acte comprend cinq scènes. À l’acte deux et à l’acte quatre, une salle du château (scènes cinq, six et dix) ; à l’acte trois, le théâtre (scène sept), l’oratoire (scène huit), la chambre de la reine (scène neuf ) ; enfi n, à l’acte cinq, le cimetière (scène onze), la salle

• 53 – G eoffroy , 11 avril 1803 , Madeleine et Francis A mbrière , ibid. , p. 352. • 54 – Talma, Globe , 29 juin 1826, M. et F. A mbrière , op. cit., p. 817. • 55 – Alexandre D umas , Mémoires , chapitre xciii , M. et F. A mbrière , ibid. , p. 629.

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des gardes (scène douze), la plate-forme du château (scène treize). La répartition des scènes et des lieux de l’œuvre originale est ici modifi ée au privilège d’un décor modulable assez sobre. Dans une photo de cette mise en scène présentant le deuxième tableau, on aperçoit devant un paravent imitant en trompe-l’œil des marqueteries murales, Bernardo (Jacques Fenoux), Marcellus (Gravollet), Hamlet (Mounet-Sully) et Horatio (Baillet) vêtus de costumes noirs de style Renaissance. Derrière ce paravent, des tableaux de maîtres sont suspendus, à l’image des inté-rieurs de la demeure élisabéthaine. On a peine à imaginer un tel espace présen-tant soudainement les remparts embrumés du château danois. Ce sont plutôt des personnages légendaires de l’épopée arthurienne dont s’inspirent ici les interprètes, à l’instar d’Ophélie (M lle Reichenberg), évanescente dans sa robe blanche aux longues manches qui fait penser à la princesse Guenièvre. Mais selon une critique notée dans Le Progrès artistique par Bertol-Graivil :

« Les décors et les costumes sont en tous points dignes de la Comédie-française, et l’on ne peut que féliciter le nouveau directeur de la parfaite exécution et du merveilleux ensemble qui ont présidé à la repré-sentation d’ Hamlet 56. »

Ce spectacle qui avait déjà été joué au Th éâtre Historique le 15 décembre 1847 et repris au Th éâtre de la Gaieté en novembre 1867, sera de nouveau à l’affi che à la Comédie-Française au xx e siècle, en 1904 puis en 1913. C’est à ce siècle que nous consacrons nos analyses détaillées des spectacles. Aussi approfondirons-nous l’analyse de cette interprétation de la pièce dans les chapitres qui suivent.

Approche méthodologique Afi n d’aborder la masse importante de mises en scène shakespeariennes réperto-

riées au registre de la Comédie-Française depuis le début du xx e siècle, de longues journées d’étude s’annoncent en lieu et place des archives de la Bibliothèque-Musée située dans la cour du palais Royal. On y trouve des documents rares tels que les cahiers et relevés de mises en scène, les articles de presse pour chaque spec-tacle, certains périodiques où sont reproduits des articles de fond, la traduction des œuvres pour leur entrée au répertoire et lors des nouvelles adaptations, les programmes des spectacles, des captations vidéo pour les spectacles récents, des archives audiovisuelles (des documentaires, des interviews, des reportages), la correspondance de certains sociétaires et leur profi l, des maquettes de décors et de costumes, des croquis commentés en marge de certaines œuvres traduites pour les adaptations nouvelles, des dossiers de presse, des photos de scène, des ouvrages

• 56 – B ertol -G raivil , Le Progrès artistique , 2 X., 1886, n° 439.

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de vulgarisation, les œuvres originales, des fi chiers numériques, des revues et la liste n’est pas exhaustive. Tous ces documents ne pourront sortir de ces lieux et c’est au crayon de papier qu’il faudra minutieusement en reporter l’essence, sans omettre les gants afi n d’observer de près les dessins de costumes, peints ou coloriés, si fi nement réalisés et parfois accompagnés d’un échantillon de l’étoff e utilisée. Chaque visite dans ces archives est un voyage dans le monde d’un spectacle peu ordinaire car la Comédie-Française est un lieu impressionnant de par sa longévité et son prestige.

Traiter des mises en scène de Shakespeare « chez Molière » est une gageure. L’auteur élisabéthain ne règne pas en maître dans la maison et cependant, il y est présent continuellement depuis 1904, année par laquelle nous débutons notre analyse. Cette volonté d’étudier la place de cette dramaturgie dans la maison de Molière résulte de la pure curiosité : comment le poète élisabéthain le plus réputé au monde rayonne-t-il aux côtés de celui qu’on lui oppose en France, dans un autre registre ? Lui off re-t-on une place de choix dans l’enveloppe feutrée de la salle Richelieu où tant d’œuvres d’origine et de composition disparates se côtoient ? Comment le théâtre des quartiers raffi nés de Paris, si longtemps considéré comme un produit de luxe que les privilégiés, les érudits et les amateurs d’art dramatique, peuvent s’off rir, donne-t-il à entendre cette dramaturgie poétique de l’époque élisabéthaine qui s’off rait aux petites gens aussi bien qu’aux nobles et aux royaux dans le Londres populaire ? Quelle est la perception nouvelle que l’on peut avoir de cette œuvre en la découvrant dans un espace français si connoté ? Quelles consé-quences naissent de cette union entre deux matériaux a priori peu compatibles ? La Comédie-Française ressort-elle grandie de l’accueil qu’elle réserve à Shakespeare ? Ou bien, faut-il se rendre à l’évidence que l’art de l’un comme celui de l’autre n’ont pas encore su s’accorder au point de former un tout innovant et reconnu sur la scène internationale ? En quelque sorte, c’est cette union de deux entités insulaires, l’œuvre d’Outre-Manche et un théâtre prestigieux situé au cœur de la capitale française, qui intrigue. N’entrent-elles pas en concurrence ? Ont-elles su associer leurs talents et nous en laisser une trace mémorable ?

Le bornage chronologique que nous nous imposons, c’est-à-dire de 1900 à nos jours, nous apparaît répondre à une cohérence à la fois scientifi que et esthétique. En eff et, si l’œuvre de Shakespeare est, comme nous l’avons précisé plus haut, apparue au répertoire dès le xviii e siècle, elle revient de façon régulière et suivie au xx e siècle. Certes on l’adapte, la traduit, et si l’on en propose un nouveau découpage parfois surprenant, on s’intéresse néanmoins à en faire ressurgir la fable originale et à populariser le mythe. Il sera ainsi intéressant de noter la progression que connaît l’œuvre de Shakespeare au sein du répertoire Français, où les tragé-dies sont privilégiées dans un premier temps quand, plus tard, au xxi e siècle, on

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ne joue plus que les comédies 57. Le nombre des représentations et la fréquence des reprises augmentent avec le temps, montrant par là-même, combien l’auteur élisabéthain s’adapte au goût du public quand ce n’est le public lui-même qui s’adapte à celui du texte-source. Ainsi, il nous importe de montrer quelles modes traversent ces Shakespeare et de voir par quelles sinuosités et « révolutions » ils sont devenus ce que nous admirons aujourd’hui, de façon quasi quotidienne, sur les scènes du monde. C’est aussi une des raisons nous ayant conduit à opter pour une approche essentiellement chronologique de l’histoire de ces mises en scène. Il existe des phases dans cette évolution correspondant à celles de l’histoire de France et de la mise en scène, à celle des politiques administratives du Français également. Ainsi, on relève six grandes étapes dans les versions successives de cette œuvre : le début du xx e siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale où la tragédie est prépondérante et grandement « adaptée » à la pensée du temps ; l’après-Guerre où les comédies réapparaissent dans une esthétique timide, peu changeante ni novatrice ; les années 1960 où l’on tente un coup d’éclat avec une mise en scène du Songe d’une nuit d’été loufoque et quelque peu ridicule. Puis, au détour des années 1970, c’est l’avènement d’une nouvelle esthétique avec l’incursion des metteurs en scène étrangers : Hands, Lavelli et Pasqual. Ce renouveau est suivi de fantaisies, tantôt acclamées, tantôt contestées, qui font réentendre le texte selon divers accents transformant l’œuvre originale en un agrégat de textes, un spec-tacle palimpseste, intellectuel, au sens complexe, non dénué de pertinence. Enfi n s’ouvre le xxi e siècle et la comédie prend la parole avec autorité, excluant le reste du répertoire shakespearien pendant plus d’une décennie.

Au fi l de ces étapes, certaines œuvres ont eu la primeur et leur succès, aussi bien que leur échec, les ont rappelées au répertoire, des années après. Lorsque c’est le cas ( La Nuit des Rois par exemple, Le Marchand de Venise , Le Songe d’une nuit d’été , Othello entre autres), nous n’optons pas pour une approche comparatiste car, bien souvent, les styles des mises en scène se dissocient tant qu’une telle analyse serait impossible et paraîtrait fondée sur des paramètres aléatoires. Cependant, nous tâchons de comprendre pourquoi la pièce est choisie de nouveau et montrons selon quels procédés elle a été préparée, enfi n, quelles sont les raisons qui la font paraître sous un autre jour tout en étant jouée sur une même scène.

Pour des motifs purement pratiques, inclure l’analyse des mises en scène du répertoire shakespearien du xviii e siècle aurait créé certaines incohérences sur le plan méthodologique. Les archives de cette époque se traitent diff éremment. Il est par exemple plus délicat de commenter la progression d’une mise en scène ou

• 57 – « Français », employé avec une majuscule dans sa forme adjectivale, s’entend comme le groupe nominal « de la Comédie-française ». Si nous l’employons, c’est afi n d’éviter quelque lour-deur ou répétition syntaxique.

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de lire les témoignages de l’époque la concernant dans un souci d’exhaustivité et d’objectivité car les documents à ces sujets sont rares, très partiaux et épars. Afi n de rendre compte de la teneur de chaque mise en scène, nous nous attachons donc principalement à en décrire les scénographies et à investir la critique qui lui fut adressée en son temps. À chaque fois, ce sont les détails marquants et des anecdotes liées à la mise en scène resituée dans son contexte socio-politique que nous retenons, laissant ainsi volontairement de côté des informations secondaires qui ne feraient que diluer le propos. Nous avons également le souci d’équilibrer les trois chapitres principaux – « Shakespeare adapté au français » (1910-1968) ; « L’Art en scène : le triomphe de la mise en scène » (1968-1998) et « Une Ère nouvelle : les années 2000 » – regroupant les six phases de notre étude et ce, bien que le premier englobe cinquante années quand le dernier n’en contient que dix. Nous le verrons, certains spectacles se sont peu joués ou bien sont peu commen-tés dans les archives. Il va de soi que plus on s’éloigne de notre temps, plus les sources informatives sont modestes : pas de documents audiovisuels, une presse plus subjective et répétitive, des schémas davantage que des dessins précis sur les décors et les costumes, pas de photos de scène, plus de témoignages « vivants » des spectacles, pour ne mentionner que quelques faits. Mais il nous importe de ne pas les ignorer car ils font partie intégrante de l’évolution de la mise en scène des Shakespeare à la Comédie-française et expliquent en partie les choix actuels.

À l’inverse, aujourd’hui, le foisonnement de matériaux décrivant les spectacles nous engage à être sélectifs et exigeants. Il convient de lire les témoignages avec un regard critique et de mesurer la réception et l’impact d’un spectacle à l’aune d’une variété de comptes-rendus et de sources. Ainsi, à l’image de l’emblème que l’on appose au bas des affi ches et qui, depuis les origines, particularise autant qu’elle réunit les corps de métiers et les personnalités du Français, les archives de la Comédie-Française constituent une « ruche » bourdonnante de renseignements multiples que nous avons à cœur d’éplucher afi n de mettre en lumière l’une de ses abeilles y régnant en reine : Shakespeare, pourquoi pas 58 ?

• 58 – Le médaillon, symbole de la Comédie-française, dont l’emblème est la ruche et la devise « être ensemble et soi-même », date de 1682, est détaillé dans le cahier d’illustrations.

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