19

Click here to load reader

Investissements des figuiguiens

  • Upload
    saa-saa

  • View
    1.051

  • Download
    2

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Migration, oasis de Figuig, investissements

Citation preview

Page 1: Investissements des figuiguiens

LES TRANSFERTS D’EPARGNE DES FIGUIGUIENS1 DE PARIS :QUELS INVESTISSEMENTS DANS LE PAYS D’ORIGINE ?

par Abdelkrim SAA

Résumé

Les Figuiguiens de France, qu’ils soient avec femme et enfants ou seuls, maintiennent tous des rapports vivants avec leur oasis d’origine. Ces rapports sont multiples ; ils se manifestent entre autres à travers une forte propension au transfert et une participation collective aux réalisations locales.

Les transferts d’argent et de marchandises, par des canaux formels et informels, jouent un rôle capital dans la stimulation de l’économie de l’oasis. Ils sont utilisés dans la consommation courante de la famille restée sur place comme dans les investissements immobiliers et agricoles. Dans ce dernier domaine, les revenus de l’émigration en France ne sont pas employés seulement dans des actions de préservation du patrimoine familial, comme par le passé, mais aussi dans des actions de revivification de terroirs abandonnés et de création de nouvelles palmeraies, contribuant ainsi à augmenter le potentiel local de production.

On comprend mieux ainsi la définition de l’immigration donnée par un travailleur figuiguien : « Nous, [les immigrés], nous somme comme la bougie, on s’use pour éclairer les autres, la famille et le pays ». Cependant une

1 C’est le nom propre des habitants de l’oasis Figuig : oasis située au sud du Maroc oriental, à 400 km de la ville d’Oujda. Cette oasis est composée de sept qsour dont le nombre d’habitants est d’environ 12500 personnes selon le recensement de 2004. On estime que pour chaque habitant demeurant sur place, il y en aurait un se trouvant dehors.

1

Page 2: Investissements des figuiguiens

question s’impose : que se passera-t-il si cette bougie s’éteint ? C’est-à-dire, si la manne migratoire tarit.

L’émigration est créatrice aussi d’emplois, et pas seulement dans le secteur d’agriculture : du fait d’une forte expansion du bâtiment, qui constitue le premier poste d’investissement de l’épargne des émigrés, la demande de main-d’œuvre de ce secteur est importante, et on a vu des concurrences s’établir dans les ksar entre main-d’œuvre autochtone et main-d’œuvre immigrée des régions limitrophes acceptant des salaires inférieurs... Ainsi les effets de l’émigration sont-ils apparemment contradictoires, puisqu’elle contribue, dans certaines limites, à la fois à la retenue dans le pays d’origine d’une partie de la main-d’œuvre et à la mobilité interne.

Texte

Cette intervention porte sur les transferts d’épargne des Figuiguiens de France et l’utilisation qu’ils en font dans leur pays d’origine. Je me base ici sur les données de ma thèse de doctorat soutenue en mars 1998 à Paris (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) et sur quelques éléments relatifs à la situation actuelle de la migration dans cette oasis du sud-est marocain.

1. Aperçu historique

Pour mieux apprécier les caractéristiques de la migration des Figuiguiens à « l’étranger », il importe de jeter quelques lumières sur son passé. L’émigration de travail à Figuig s’est amorcée à la veille de la première guerre mondiale ; elle est devenue massive vers le milieu des années trente puis s’est amplifiée sans cesse à partir de 1949. Cette émigration a été d’abord le fait des hommes seuls, puis de

2

Page 3: Investissements des figuiguiens

plus en plus le fait des « familles ». D’après Marc Bonnefous (1953, 37), en 1951 les émigrés représentaient « au total un ensemble de plus de 4000 personnes, soit un nombre équivalent à peu près à celui des 2/5 des sédentaires ». Le nombre des émigrés seuls aurait atteint un total de 1491 hommes en 1952, ce qui représentait alors 46% de la population masculine âgée de 15 à 60 ans2. Quant à l’émigration familiale, le recensement accompli par J. HOMO au début de 1951, montre que 500 familles ont alors quitté l’oasis : 310 s’étaient rendues au Maroc, 188 en Algérie et 2 seulement en France. Très rares étaient ceux qui s’éloignaient de l’oasis. L’accompagnement par la femme et les enfants n’était admis que lorsque le lieu d’immigration était voisin du pays d’origine.

Après l’indépendance du Maroc et la fermeture des frontières algéro-marocaines, l’émigration des Figuiguiens s’est orientée principalement vers la France et les grandes villes de l’intérieur du Maroc, puis depuis les années 80 vers les pays arabes, notamment la Libye, l’Arabie Saoudite.

L’émigration vers la France est relativement récente. A la différence des Chleuhs marocains, des Kabyles et biens d’autres groupes maghrébins, l’arrivée des Figuiguiens en France ne doit rien ni au recrutement collectif des travailleurs coloniaux ni à celui des militaires pendant la première et la deuxième guerre mondiale. Les premiers arrivants ont tous transité par le territoire algérien qui constituait la destination privilégiée des émigrants de l’oasis de Figuig. Ils étaient tous hommes seuls, des Zoufriya. Ce mouvement est devenu massif puis s’est amplifiée après 1975, date de la mise en vigueur de la politique du regroupement familial. Et depuis les années 90, un nouveau mouvement migratoire dit clandestin touche les jeunes oasiens.2 Marc, BONNEFOUS. 1953. Etude démographique et économique d’une grande oasis du sud marocain : la palmeraie de Figuig. Rabat : service central des statistiques du protectorat de la république française au Maroc. 80 pages et une carte. p. 37.

3

Page 4: Investissements des figuiguiens

De nos jours, il n’existe aucune source statistique officielle concernant le nombre des Figuiguiens en France. En se basant cependant sur les listes nominatives établies par des associations figuiguiennes à Paris3, vérifiée et complétées par mes propres enquêtes de terrain, on obtient les résultats suivants :

Tableau 1. Les Figuiguiens de France à travers quelques chiffres (enquête personnelle 1997)

Qsar Avec femme et enfants Seuls TotalZenaga 185 258 443Loudaghir 130 250 380H. Foqani 90 168 258O. Slimane 42 61 103Total 447 737 1184

Ces données sont partielles, en ce sens qu’elles ne comptabilisent pas les immigrants des autres qsour : El Abidat, El Maïz et Hammam Tahtani. Mais elles touchent sans aucun doute la grande majorité des Figuiguiens de France. A l’exception des statistiques relatives aux Zenaga, celles des trois autres groupes représentés ci-dessus seraient exhaustives. Au regard de ces statistiques, il est clair que les hommes vivant en célibataire représentent, au sein de la population figuiguienne en France, une proportion largement plus élevée que celle des hommes en famille. Cette structure démographique des Figuiguiens de France,

3 Il existe aujourd’hui cinq associations figuiguiennes dans la région parisienne : Zenaga Association Socioculturelle en France (Zenaga), Association des Ressortissants Maïz Figuig Maroc (El Maïz), Association Jeunesse et Espoir (Loudaghir), Association Socioculturelle Hammam El Foqani et Association pour le Développement et l’Echange culturel (Ouled Slimane). Et depuis 2001, ces associations se sont regroupées dans une organisation appelée La Fédération des Associations de Figuig en France (FAFF).

4

Page 5: Investissements des figuiguiens

renforcée avec l’arrivée successive des jeunes « clandestins », n’est pas sans effets sur leurs rapports au pays d’origine.

2. Une forte propension au transfert

D’après les résultats d’une enquête par questionnaire (1996), la majorité écrasante des enquêtés déclarent qu’ils envoient de l’argent à leur parents demeurés à Figuig. Toutefois, il est difficile de se faire une idée précise sur la valeur et la régularité de ces envois. Les Figuiguiens manifestent une certaine réticence vis-à-vis de ce type de question. Et ce, non pas tant parce qu’il s’agit, au fond, d’une question qui relève du domaine familial, et donc du domaine de l’intime, un domaine que l’on doit préserver du regard de l’autre et que l’on ne doit pas découvrir à n’importe quel autre, mais plutôt parce que c’est une question qui touche ce qui est à la base même du projet migratoire, c’est-à-dire l’épargne ; une épargne destinée à remplir les obligations envers les membres du groupe familial demeurés au pays. Cependant, en s’en tenant aux seules réponses des enquêtés qui indiquent la valeur approximative de leurs envois d’argent, et sans aller pour autant dans le détail, on relève une moyenne annuelle de 4.116,123 euro, soit l’équivalent d’environ 46.000 DH (1997), presque le salaire moyen annuel d’un instituteur à Figuig.

Mais pour avoir une appréciation générale de l’importance des envois d’argent à Figuig et aussi de leur évolution, il convient de présenter les chiffres établis par les services postaux et par l’agence locale de la Banque Populaire (Banque Chaâbi).

Commençons par les envois postaux (tableau 2).

5

Page 6: Investissements des figuiguiens

Tableau 2. Figuig : réception des mandats postaux internationaux entre 1960 et 1992 (en DH).

Année Réception extérieure (en DH)1960 17.469,411971 32.262,661984 11.191.961,231990 22.730.991,801992 26.102.375,68

Sources : 1960 à 1990 : Ministère des PTT ; 1992 : poste de Figuig.

Ce tableau invite à faire les remarques principales suivantes :

- Les mandats postaux internationaux comptabilisés dans ce tableau proviennent principalement de la France, pays où la majorité écrasante des travailleurs figuiguiens à l’étranger sont concentrés.

- Le montant global de ces mandats n’a pas cessé de croître depuis le début de l’indépendance4. Cet accroissement s’explique par la conjugaison de plusieurs facteurs dont les principaux sont : l’accélération du mouvement migratoire externe pendant cette période, l’augmentation des salaires qu’a connu la France à la suite de la crise inflationniste et la prédominance de l’émigration des hommes seuls ;

- Pour se faire une idée de la valeur de ces chiffres, celui, par exemple, de l’année 1992 est l’équivalent d’environ 2.336.210,810 euro, soit à peu près un revenu mensuel moyen de 84 euro par foyer, le nombre total des foyers étant d’environ 2500. Cette somme est importante : elle

4 Ce montant représente à peu près cinq fois celui des réceptions internes qui pourtant comptabilisent aussi bien les sommes transférées par les émigrés de l’intérieur du Maroc que les salaires des fonctionnaires.

6

Page 7: Investissements des figuiguiens

correspond au revenu mensuel moyen d’un manœuvre non spécialisé au Maroc. Elle est d’autant plus importante que les foyers ne sont pas tous touchés par l’émigration en Europe.

- De plus, les rentes viagères des retraités de retour à Figuig, environ 800 personnes, soit à peu près un chef de famille sur trois dans l’ensemble de l’oasis (2500), ne sont pas comptabilisées dans ces chiffres.

Des données fournies par l’agence locale de la Banque Populaire (Banque Chaâbi), il ressort que les 787 comptes bancaires que les travailleurs figuiguiens à l’étranger détiennent dans cette agence comptabilisaient en 1992 un montant global de cinq milliards et demi de dirhams (déposé dans cette agence), soit l’équivalent de presque 3 milliards et demi de francs.

On voit donc que les transferts postaux et bancaires procurent à l’oasis de Figuig un afflux monétaire massif. Aujourd’hui, il n’est pas surprenant d’entendre dans l’oasis des femmes dire, avec naïveté et beaucoup de sincérité et de reconnaissance, « a diyhya reppi frança, wala timadline allent khttement swik itteren », « vive la France, aujourd’hui même les tombes font vivre les vivants », l’allusion étant faite aux tombes des retraités morts en laissant une veuve qui bénéficie de la réversion de retraite.

Encore faut-il souligner que les chiffres présentés ci-dessus ne couvrent qu’une partie du montant global réel des transferts puisque les transferts des remises à Figuig ne s’effectuent pas seulement par virements bancaires et mandats postaux, mais aussi par des canaux occultes et incontrôlables5.

5 Ceci est commun aux Maghrébins. A cet égard, voir G. Simon, D. Guichet et J. Thibault, « Les Maghrébins de la Régie de Renault : Solidarités, communautés et implications dans les régions d’origine (Sud marocain et Grande Kabylie) » in Les effets des migrations internationales sur les pays d’origines : le cas du Maghreb, (ouvrage collectif). Paris : S.E.D.E.S., 1990, pp. 99-25 ; M. Charef. « Les transferts d’épargne des émigrés marocains en France : évaluation de

7

Page 8: Investissements des figuiguiens

Il apparaît même que les modes de transfert formels ne sont pas vraiment les modes privilégiés chez les Figuiguiens. Ainsi en dépit des possibilités de rentabilisation offertes par la Banque Populaire et de ses prestations particulières (assurance-décès, rapatriement des corps...), et bien que l’ouverture de son agence dans l’oasis date de 1976, cette agence bancaire est encore considérée avec suspicion par les travailleurs figuiguiens. Le cheval galopant qui représente le logo de la banque est perçu comme un cheval (yiss) dressé pour emporter les épargnes des Figuiguiens loin de l’oasis. Perception qui dénote un comportement de réticence et de méfiance vis-à-vis de ce moyen moderne de transfert.

Et si, de manière générale, il est vrai que les transferts se font de plus en plus par les deux voies formelles précitées, il n’en reste pas moins vrai que les voies traditionnelles occultes résistent avec force.

Le réseau de transfert le plus actif est celui de la parenté. Le fonctionnement de celui-ci est favorisé par le fait de regroupement qui marque l’immigration figuiguienne. Le second moyen est celui qui est pratiqué par l’émigré lui-même qui apporte pendant ses vacances des sommes parfois importantes de devises. Ces sommes sont destinées, soit à couvrir les frais de vacance (frais de voyage, achats de cadeaux pour les membres de la famille, festivités...) soit à être investies. Il y a aussi les échanges clandestins par compensation entre particuliers. Ce système dit de « compensation », de par son caractère familial, est également bien développé dans le milieu figuiguien. A cela, il faut également ajouter le mode du «transporteur villageois». La fonction principale des hommes qui exercent ce mode de transfert est de transporter, dans leur camionnette personnelle, les marchandises achetées par les Figuiguiens de France pour leurs familles à Figuig, et ce

leur importance et de leurs effets » in Maghrébins en France, (ouvrage collectif). Paris : C.N.R.S., pp. 217-227 ;

8

Page 9: Investissements des figuiguiens

moyennant une somme de 12 F le kilo. La fréquence des voyages est souvent de trois fois par mois. Les marchandises transportées sont constituées surtout de biens de consommation (thé vert chinois, café, amandes, cacahuètes, habits...) ou d’équipement (téléviseur, magnétoscope, réfrigérateur, téléphone, ustensiles de cuisine...). Le rapport entre le transporteur et les expatriés n’est pas basé seulement sur la récompense, comme on peut le croire, mais aussi sur la confiance mutuelle et la reconnaissance des services rendus. Il arrive souvent qu’on confie au transporteur des sommes d’argent à apporter au village et à distribuer à leurs destinataires sans rémunération. Il faut souligner ici que l’ensemble de ces moyens occultes de transfert d’épargne des Figuiguiens connaissent un grand succès dans les milieux des jeunes « clandestins » installés récemment surtout en France et en Espagne.

Ce qui précède montre que la propension des émigrés figuiguiens au transfert, dans ces différentes modalités, est très forte ; elle est assez forte pour ne pas partager entièrement l’opinion de G. Simon (1990) et son équipe:« L’importance des sommes transférées est une caractéristique très affirmée du Sud-Ouest marocain dont on ne retrouve guère d’équivalent au Maghreb que dans le Sud tunisien » (p. 110). Ne faudrait-il pas désormais inclure l’oasis de Figuig qui est plutôt au sud est du Maroc?

3. L’utilisation des transferts migratoires

Les revenus des Figuiguiens à l’étranger sont utilisés soit dans la consommation des familles soit dans les investissements immobiliers soit encore dans les investissements agricoles. Et depuis quelques années, surtout avec le développement du travail associatif au sein de cette communauté, de nouveaux secteurs comme

9

Page 10: Investissements des figuiguiens

l’environnement, l’éducation, la santé… commencent à revêtir un intérêt particulier.

3. 1. Consommation de la famille

La famille étendue est la première bénéficiaire des gains de l’émigration. Faire face aux besoins de sa famille est au fondement même de l’acte d’émigrer et le but même du séjour dans la société d’immigration. Satisfaire les besoins de sa famille, c’est prouver que son émigration a une raison d’être pour soi-même et pour les siens.

Ces besoins sont en fait très divers et connaissent de plus en plus une augmentation quantitative et qualitative. Pour n’énumérer que les principaux, je dirai qu’en plus des besoins alimentaires qui deviennent progressivement les mêmes qu’en ville et qui nécessitent des dépenses importantes lors des fêtes religieuses (Aïd-el-Kébir et Aïd Essighir) ou familiales (mariage, circoncision), il y a des besoins en vêtements, en ustensiles et équipements des ménages, en motocycles ou en vélos pour les déplacements. Il y a aussi des besoins liés à la santé : les médicaments et l’hospitalisation dont les frais ne sont généralement pas remboursés. A ce sujet, il faut noter que les 13 000 habitants de Figuig ne disposent pas d’un seul hôpital, si bien que les malades que l’on ne peut pas soigner dans le dispensaire local, se rendent obligatoirement aux cliniques ou à l’hôpital de la ville d’Oujda, qui est la plus proche (400 km), ou, fait non rare, dans les autres villes de l’intérieur du Maroc (surtout Casablanca). A ces besoins, il faut ajouter les dépenses liées à la scolarité des enfants ou des neveux. Ces dépenses deviennent très importantes quand l’enfant obtient son Bac et se trouve contraint d’aller à Oujda pour faire ses études universitaires ou une formation quelconque, sans être boursier.

10

Page 11: Investissements des figuiguiens

En plus des dépenses courantes destinées à satisfaire les besoins essentiels des membres de la famille restés sur place, l’émigré consacre une bonne partie de son épargne à des investissements durables dont le but est souvent l’entretien de la famille.

3.2. Investissements immobiliers

Les investissements immobiliers correspondent essentiellement à la restauration de la maison familiale 6 ou à la construction d’une nouvelle habitation sur les lieux mêmes des qsour traditionnels ou à leur lisière.

Le choix de la réfection d’une ancienne maison ou de la construction d’une nouvelle découle de facteurs économiques, sociaux et psychologiques qui jouent simultanément. Je ne dispose pas d’éléments suffisants pour m’étendre sur cette question qui, à mon avis, mérite une étude à part. Notons seulement, pour ne pas s’éloigner du sujet évoqué ici, qu’outre le mieux vivre, la sécurité (abri de la famille et élément de vente en cas de problème financier grave), l’effet de mode (imiter les autres qui sont aussi émigrés), il y a également une démonstration. Sans aller jusqu’à dire que c’est ce dernier mobile qui prévaut sur tout autre, comme le constatent J. Bisson et M. Jarir dans les qsour du Gourara et du Tafilalet (1988)7, il faut cependant

6 On refait les terrasses, on renouvelle les poutres de palmiers ou on les remplace par des madriers, on cimente la surface de la cour et des chambres du rez-de-chaussée, on blanchit les murs avec de la chaux etc.7 Bisson Jean et Jarir Mohamed. 1988. « Ksour du Gourara et du Tafilalet, de l’ouverture de la société oasienne à la fermeture de la maison » in Habitat-Etat-Société au Maghreb (collectif, sous la direction de P.-R. Baduel). Paris : C.N.R.S., pp.329-345. D’après ces auteurs « Affirmer aux yeux de tous sa réussite sociale est sans aucun doute le moteur le plus puissant, et c’est bien pourquoi les premiers à avoir franchi le pas ont été les Haratines » (p. 332). Ce constat ne s’applique à aucun des sept qsour de l’oasis de Figuig.

11

Page 12: Investissements des figuiguiens

souligner ici son importance et la signification sociologique qu’il revêt, surtout quand il s’agit de la construction d’une nouvelle maison.

En effet, édifier une nouvelle maison, c’est d’abord une manière de donner sens à l’émigration et à l’immigration. Ce sens est celui de la réussite sociale, une réussite qui est échangée contre l’argent de l’épargne et dont la maison constitue le signe. C’est aussi une manière de marquer sa présence symbolique dans le pays d’émigration en montrant que son absence n’est que temporaire.

Cette réussite sociale ne s’exprime pas de façon ostentatoire. Car toute réalisation ostentatoire est mal ressentie par la société locale. En effet, hormis quelques rares maisons dotées d’éléments ostentatoires : balcons ouverts sur la rue, fenêtres joliment ornementées, conifères plantés le long de la façade..., toutes les autres nouvelles habitations sont construites à peu près de la même manière, leur structure est inspirée du mode traditionnel de l’habitat. D’ailleurs, les propriétaires des maisons conçues dans une logique d’ostentation apparaissent, aux regards des Figuiguiens, comme des exemples à éviter. À leur sujet, on dit alli hreth ajjmel deggu, « Le chameau a tassé toute la terre qu’il a labourée», ce qui veut dire qu’il a travaillé pour rien.

On voit dans ce contexte que l’ostentation, au lieu de permettre à l’émigrant d’acquérir du prestige au sein de son groupe d’origine par sa réussite sociale, le lui ôte. Autrement dit l’ostentation va à l’encontre même de la finalité de la réussite, laquelle est rendue visible par la maison. Tout se passe comme s’il existait une loi stricte qui fixerait la manière dont l’échange de la réussite contre l’argent de l’épargne doit s’effectuer : la réussite ne se mesure pas au volume de l’épargne mais à la façon dont cette épargne est utilisée. Si elle est utilisée dans un souci d’ostentation, c’est du gaspillage aux yeux du groupe. Inversement, si elle est réinvestie dans le pays (palmiers

12

Page 13: Investissements des figuiguiens

dattiers au lieu de conifères par exemple), c’est une épargne utile, une épargne qui permet à l’émigré d’acquérir le prestige dont il a tant rêvé.

Par ailleurs, l’investissement immobilier n’a pas entraîné la spéculation sur le foncier et l’immobilier, comme c’est le cas dans les villes 8 ou dans certaines oasis 9 ailleurs au Maroc. Ici, il n’y a presque pas de vocation locative, car tout le monde est propriétaire d’une maison, et parfois même de deux. Pour cette société d’oasiens anciennement sédentarisés, les nouveaux quartiers sont construits sur des terres collectives incultes de telle sorte que l’installation des maisons se fait sans l’intermédiaire d’un marché immobilier. Dans chaque qsar, c’est le conseil villageois (jema’a du qsar) qui se charge de la répartition des lots à bâtir. Les organismes officiels n’interviennent que pour fixer quelques orientations (réservation d’un terrain pour l’école primaire, alignement des rues, permis de construction et de branchement au réseau électrique). Le schéma parcellaire très régulier des quartiers indique une création planifiée. Les lots sont égaux mais varient selon les qsour (300 m² dans le quartier Baghdad à Zenaga). Chaque famille du qsar a le droit d’accès à un lot à bâtir. La répartition des lots s’effectue selon le principe du tirage au sort des parcelles, ce qui préserve l’égalité des chances. Les prix des lots aussi sont égaux mais varient d’un qsar à l’autre suivant la taille des terrains disponibles (de 250 à 400 DH, soit 230 F, dans les qsour du plateau ; 4000 DH, soit environ 2400 F à Zenaga). L’installation s’effectue sous 8 Voir R. Bossard. 1978. Mouvements migratoires dans le Rif oriental : le travail en Europe, aspect contemporain majeur des migrations dans la Province de Nador . Thèse de 3è cycle. Montpellier ; F. Lepeltier. 1990. « Les investissements immobiliers des travailleurs migrants d’origine rurale dans la ville de Taza (Maroc) » in Les effets des migrations internationales sur les pays d’origine. op. cit., pp. 165-184. 9 BÜCHNER Hans-Joachim. 1989. « Le village « post-qsourien » des Aït Atta du bas Todhra (Maroc présaharien) et l’impact du droit coutumier » in Le Nomade, l’Oasis et la Ville. U.R.B.A.M.A., 20, pp. 187-201.

13

Page 14: Investissements des figuiguiens

forme d’occupation collective d’un terrain. Les habitants d’une rue doivent accomplir ensemble et en proportion égale certaines tâches dont les principales sont : investir dans l’aménagement de la rue (en terre stabilisée) pour assurer la circulation et partager le coût du branchement en électricité.

L’accroissement du mouvement des constructions nouvelles a stimulé des activités économiques en essor depuis les années 1970 et qui sont liées au secteur du bâtiment : le commerce de matériaux de construction (briques, pierres, sable...) et de finition (peinture, boiserie...), l’artisanat (maçonnerie, plomberie, électricité, menuiserie, ferronnerie, entreprise de transport...). Ces activités contribuent à la création d’emplois pour la main d’œuvre locale.

La participation des émigrés de France dans ces constructions est très forte. D’après l’enquête effectuée par O. Zaid (1992, p. 194) sur les 144 habitations nouvelles du quartier de Baghdad, le plus grand dans l’oasis, 60 propriétaires sont des émigrés en France, 2 en Belgique, 9 émigrés internes et 19 anciens émigrés en France10. Les fonctionnaires ou les commerçants propriétaires sont peu représentés.

La construction et les activités économiques qui lui sont liées apparaissent ainsi comme un domaine stimulé essentiellement par l’apport des travailleurs émigrés en France ou les retraités.

3.3. Investissements agricoles

Les devises injectées dans l’économie locale ne s’expriment pas seulement dans le domaine immobilier mais aussi dans

10 Omar, Zaid. 1992. « Figuig (Maroc Oriental) : L’aménagement traditionnel et les mutations de l’espace oasien ». Thèse de Doctorat. Aménagement de l’espace. Université de Paris I. 1992. 592 p.

14

Page 15: Investissements des figuiguiens

l’agriculture. L’impact de l’émigration sur le fonctionnement actuel du système hydro-agricole de l’oasis a été remarquablement étudié par H. Popp et A. Bencherifa (1990) ; le titre du livre «L’oasis de Figuig, persistance et changement» résume la conclusion des deux auteurs qui rejettent la thèse, souvent avancée, de « la mort des oasis ». Je me limiterai ici aux aspects majeurs de l’utilisation des transferts en faisant quelques emprunts à cette étude.

Les transferts sont généralement employés dans des actions de préservation de l’exploitation familiale : reconstruction des murettes de protection des vergers, bétonnage des bassins de stockage de l’eau et des canaux d’irrigation pour limiter l’infiltration, location ou achat de parts d’eau 11, d’engrais pour une intensification de la culture, plantation de nouveaux palmiers dattiers, élevage de bovins... Ces actions sont en règle générale exécutées par les parents de l’émigré pendant son absence.

Parfois, les transferts permettent d’entreprendre des travaux plus importants comme la vivification de nouveaux périmètres. Ces travaux sont exigeants en capitaux et en labeur. Il s’agit essentiellement du creusement de puits, de l’achat de motopompes et de la construction de bassins destinés au stockage de l’eau pompée pour l’irrigation. Les puits sont forés à une profondeur de 24 à 60 mètres. Ils sont tous équipés d’une motopompe électrique ou à carburant. Ces ouvrages résultent d’initiatives individuelles ou de petits groupes (membres du même lignage). La mise en valeur est principalement dominée par le palmier dattier. Par leur ampleur, ces investissements productifs donnent, depuis quelques années, naissance à de nouvelles palmeraies dans l’oasis ; les plus importantes sont celles de Berkoukess

11- Le prix d’une part d’eau (takharroubt) est aujourd’hui de 40.000 DH, soit l’équivalent d’environ 3.601,610 euro. Le marché de location de parts d’eau est dynamique, c’est une marchandise précieuse et donc très demandée. 12- Sur les étapes de la création du « secteur » Berkoukess, son approvisionnement en eaux, sa mise en valeur agricole, voir H. Popp et

15

Page 16: Investissements des figuiguiens

au sud ouest du qsar de Zenaga et celles de l’Arjame au sud des qsour d’El Hammam Foqani et El Hammam Tahtani et celles encore d’El Arja.

Des investissements encore plus importants se manifestent à travers des dynamiques collectives de revivification. L’exemple d’Ighounan (à Loudaghir) permet d’en rendre compte.

Précisons d’abord qu’Ighounan est le nom de la partie la plus haute de la palmeraie des Loudaghir, elle est située immédiatement à la lisière sud de ce qsar. Par sa situation topographique, et en raison de l’abaissement du niveau des foggaguir à la suite du conflit de Tzadert qui a opposé Loudaghir à Zenaga, cette partie a été asséchée depuis à peu près un siècle, puis abandonnée par les habitants, lesquels se sont concentrés sur des terroirs moins élevés topographiquement.

Or, une innovation techno-hydraulique introduite vers le milieu des années soixante a entraîné un mouvement intense de plantations nouvelles et de remise en culture, redonnant ainsi vie à ce terroir. Il s’agit du pompage de l’eau à un endroit situé à l’amont de la palmeraie et qui s’est substitué à l’ancienne canalisation de l’eau.

Le rôle des émigrés Loudaghir dans cette innovation technique est décisif, mais sa mise en œuvre ne s’est pas faite sans la participation de la jema’a, laquelle se charge actuellement de la gestion des eaux pompées. Grâce à cette innovation, les ressources en eau du qsar se sont accrues, plus de 200 parcelles individuelles d’une taille moyenne de 725m² ont été revivifiées et des milliers de palmiers dattiers y sont déjà plantés13.

Les investissements agricoles ici décrits montrent que les remises extérieures contribuent non seulement à la

A. Bencherifa. 1990. L’Oasis de Figuig. Persistance et changement. Passau : Université de Passau. 109 p. 18 f. de pl.: ill., cartes.

13 Idem., p. 89.

16

Page 17: Investissements des figuiguiens

préservation du potentiel local de production, comme par le passé, mais aussi à sa revivification et à son renouveau.

4. Investissements extracommunautaires

Outre ces différents investissements entrepris par des individus, des familles ou des petits groupes, d’autres encore sont réalisés par des associations de migrants. Il s’agit de projets divers, conduits selon les accords de partenariat qui lient depuis environ huit ans (2001) la municipalité de Figuig à de nombreux organismes dont La Fédération des Associations de Figuig en France et Le Conseil général de la Seine-Saint-Denis. Certains de ces projets sont liés à la protection de l’environnement, comme celui de l’assainissement de la ville de Figuig ou celui de l'aménagement d'un espace vert dans le centre ville. D’autres s’inscrivent dans les domaines social et éducatif. On peut citer à cet égard la mise en place d'un service de transport public par le don de trois autobus, la formation de sages femmes traditionnelles (une quinzaine), les échanges entre enseignants sur les enseignements dispensés dans les différentes matières qui se sont poursuivis tout au long des années scolaires 2003, 2004 et 200514, et aussi l’accueil des jeunes de Figuig par un groupe de jeunes de Stains en marge des Championnats du Monde d'athlétisme…

Conclusion

Les Figuiguiens de France, qu’ils soient avec femme et enfants ou seuls, maintiennent tous des rapports vivants avec leur oasis d’origine. Ces rapports sont multiples ; ils se manifestent entre autres à travers une forte propension au

14 Ce projet concerne une quinzaine d’élèves et huit enseignants du collège Pablo Neruda de Stains et du collège Ennahda de Figuig.

17

Page 18: Investissements des figuiguiens

transfert et une participation collective aux réalisations locales.

Les transferts d’argent et de marchandises, par des canaux formels et informels, jouent un rôle capital dans la stimulation de l’économie de l’oasis. Ils sont utilisés dans la consommation courante de la famille restée sur place comme dans les investissements immobiliers et agricoles. Dans ce dernier domaine, les revenus de l’émigration en France ne sont pas employés seulement dans des actions de préservation du patrimoine familial, comme par le passé, mais aussi dans des actions de revivification de terroirs abandonnés et de création de nouvelles palmeraies, contribuant ainsi à augmenter le potentiel local de production.

On comprend mieux ainsi la définition de l’immigration donnée par un travailleur figuiguien : « Nous, [les immigrés], nous somme comme la bougie, on s’use pour éclairer les autres, la famille et le pays » 15.

Cependant, les nouvelles dynamiques liées au travail associatif commencent à transformer ce rapport au pays d’origine en impliquant des organisations extracommunautaires dans des actions socioculturelles qui n’étaient pas le terrain privilégié des originaires de ce pays.

15 Une question s’impose : que se passera-t-il si cette bougie s’éteint ? C’est-à-dire, si la manne migratoire tarit.

18

Page 19: Investissements des figuiguiens

1