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2 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Édité par Lutopik Magazine · 2 sous la côte 25340 Fontaine-lès-Clerval · Imprimé par Le Ravin Bleu · 7, rue Marie Pia 91480 Quincy-sous-SénartDirecteur de la publication : Guillaume Clerc · Directrice de la rédaction : Sonia Pignet · Consultant graphisme : Agence Dem’s

N° CPPAP : 1015 G 91975 · N° ISSN : 2268-7467 · Dépôt légal : Mars 2014.Ont participé à ce numéro : Crabo et Orane, Vincent Van Damme, Jul et Cyr, Antoine Delahaye, Nina, Jane, Stouff, Doriane et Manu des Dem's,

Le Torcheur, Super Détergent, Scribus, . . .

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3LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Le voilà enfin, ce numéro trois. Avec un peu de retard,il arrive avec le printemps !

Pour ce numéro, nous avons choisi de retourner àl’école. Mais pas l’école traditionnelle, celle où nousavons passé de longues années assis sur une chaise,souvent à nous ennuyer, à développer le sens de lacompétition, à perdre nos passions d’enfants. Nous noussommes rendus dans des établissements plus attrayants.Ces écoles dans lesquelles l’enfant ou l’adolescent estrespecté comme individu autant que comme élève, où il estencouragé à développer ses talents y compris s’ ils necorrespondent pas au programme scolaire, où labienveillance remplace l’autoritarisme, et où l’on apprendà débattre pour vivre ensemble.

Dans ces établissements qui mettent en œuvrel’autogestion, s’ouvrent sur l’extérieur et accordent unelarge place aux travaux manuels et artistiques, nous avonsrencontré des élèves heureux de venir à l’école et desenseignants épanouis dans leur travail. Si ce dossierdépeint sombrement la situation actuelle du systèmescolaire, il montre surtout que des solutions existent poursurmonter la crise que traverse l’école.

Lutopik est un magazine itinérant. Ces derniers mois,lorsque nous n’étions pas en classe, nous étions sur laroute. Le bitume nous a conduit notamment jusqu’à laZAD du Testet, un petit coin du Tarn où des militants, de

plus en plus nombreux, résistent à la construction d’unbarrage qui menace d’ inonder une zone d’ intérêtécologique pour permettre à une poignée d’agriculteursd’ irriguer toujours plus. Nous avons consacré plusieurspages à ces opposants qui luttent sur le terrain dans desconditions difficiles pour faire vivre ce en quoi ils croient :une agriculture respectueuse de la terre et des institutionspolitiques réellement démocratiques.

Ce sont des valeurs que nous partageons. Si nous nesommes le magazine d’aucun mouvement ni d’aucuneorganisation, le choix des sujets traités fait de Lutopik unmagazine militant. Mais c’est bien au plus grand nombreque nous souhaitons faire connaître les initiativessusceptibles de transformer durablement notre rapport aumonde. Nous souhaitons aussi pratiquer une forme dejournalisme qui nous convient : loin d’un bureau, enprenant le temps de partager quelques jours la vie des gens,des lieux qu’on vous présente, soucieux aussi de ne pas seprécipiter sur l’actualité et de donner la parole auxdifférents acteurs concernés par les sujets que l’on aborde.

Grâce à votre soutien, vos critiques et vosencouragements, nous progressons, numéro après numéro.La mise en page s’améliore, les contributions artistiques sediversifient. Vos remarques nous sont précieuses, n’hésitezpas à continuer de nous les faire parvenir.

Bonne lecture !

CHÈRE LECTRICE,CHER LECTEUR,

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4 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Souvent moins chers et plusconviviaux, les garages associatifspermettent à tous de venir apprendreles rudiments de la mécanique et deréaliser soi-même les opérationsd’entretien ou de réparation de leurvéhicule.

PARTAGE MÉCANIQUE

Initiative

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5LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Le coût élevé des réparations auto-mobiles incite de plus en plus de

monde à se rendre dans les garagesassociatifs ou solidaires, où ilspeuvent se former à la mécanique. ÀClermont-Ferrand, l’Association popu-laire d’initiation à la mécanique auto-mobile, l’Apima, est un modèle dugenre. Elle a été créée en 1 983 parquelques copains et compte au-jourd’hui 450 membres. « L’objectifest d’apprendre aux adhérents à êtreun peu plus autonomes avec leur vé-hicule, savoir l’entretenir et com-prendre son fonctionnement »,explique Roger, dans l’associationdepuis 1 8 ans. Il précise qu’« on peutréaliser ici toutes les opérations mé-caniques, saufla carrosserie ».

L’adhésion à l’Apima est annuelle.Il faut débourser tout de même 444 €pour en être membre et ainsi bénéfi-cier d’un accès illimité à l’atelier et àson matériel, équivalent à celui d’ungarage classique. Il y a tout l’outillagemécanique, six ponts, quatre postesde travail, des testeurs de freins et degaz d’échappement… Un fonds estprévu pour avancer l’argent à ceuxqui en ont besoin pour acheter despièces. Une souscription auprès desmembres a aussi permis d’acquérir unnouveau pont capable de monter desvéhicules plus lourds. Certains ontfait des dons, d’autres des prêts.

Tous les jours, il y a entre six et dixvéhicules qui passent ici. Lors denotre passage, il y avait entre autresPhilippe, auto-entrepreneur venuchanger le câble de frein à main, véri-fier son parallélisme et ses tamboursde freins arrière sur sa camionnetteutilitaire. « J’aime bien faire la mé-canique moi-même, mais je n’avaispas assez d’outillages et de connais-sances », explique-t-il. Pour Ludovic,qui a trouvé ici un moyen de conti-nuer à bricoler une fois son père car-rossier à la retraite, « ce qui est le plussympa ici, c’est la prévention despannes. Les mécaniciens passent, re-gardent en dessous et nous disent ceque l’on aurait intérêt à changer ».Un quart des adhérents sont desfemmes, comme Évelyne, venue rem-placer ses plaquettes et ses disques defreins.

Les adhérents achètent les piècesnécessaires à la réparation ou àl’entretien de leur véhicule et bénéfi-cient des conseils des quatre mécani-ciens de l’association, deux temps

plein et deux temps partiels. Aurélienest le dernier à avoir été engagé il y aun an et demi. « C’est de l’éducationpopulaire, on s’adresse au plus grandnombre. Il ne faut pas être forcémentpassionné ou avoir déjà des connais-sances en mécanique pour venir ».L’Apima organise régulièrement desstages pratiques : entretien du véhi-cule, conseil pour l’achat d’occasions,comment se servir d’une revue tech-nique… Pour Aurélien, « la mé-canique automobile est le moyen parlequel on se rencontre. La voiture estun objet déplaçable, que beaucoup depersonnes possèdent et qui estpresque indispensable dans notre so-ciété. Ce qu’on fait ici serait plus dif-ficile avec la plomberie parexemple ».

RENCONTRESET ÉDUCATION POPULAIRE

La mécanique n’est bien souventqu’une des raisons qui ont poussé lesgens à venir frapper à la porte del’Apima, ou à y rester. « Au niveaudes rencontres humaines, c’est trèsenrichissant, même si ce n’est pas çaque je venais chercher au départ. Onrencontre plein de gens différents etsympathiques », constate Philippe.Roger vient y chercher sa « boufféed’oxygène ». Il n’apprécie pas beau-coup la mécanique, mais il est actif auniveau administratif. « Ce que j’aime,c’est que l’on retrouve ici une mixitésociale, des jeunes, des vieux ». Il ap-précie aussi la bonne ambiance, « onvit dans un esprit d’entraide et de so-lidarité ».

L’Apima n’a pas de bureau, c’estl’Assemblée générale qui prend lesdécisions. Les permanents fonc-tionnent en autogestion, établissentensemble leur planning et leurscongés. Le salaire d’embauche s’élèveà 1 30 % du SMIC, avec une haussechaque année en fonction de l’ infla-tion, auquel s’ajoute 1 ,2 % par annéed’ancienneté.

Le garage devient un lieu de ren-contres et aussi d’événements. « Avecle nombre que l’on est, il y a forcé-ment des compétences, et chacun peutles mettre à disposition des autres »,ajoute Roger. En plus de la fête an-nuelle et des stages de formation, plu-sieurs animations sont proposées dansl’année, comme du théâtre ou de lamusique.

Zor

I l existe deux formules, les ga-rages associatifs et les sel f-garages. Les garages associatifspermettent de réparer son véhi-cule avec l ’aide de mécaniciens.Nombres d’entre eux proposentdes tarifs en fonction du revenudes personnes.Les self-garages, ou garages enl ibre-service, permettent à ceuxqui ont déjà quelques notions demécaniques de louer tout le ma-tériel du garage.Annuaire et informations  :  www.selfgarage.org

Un réseauen expansion

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6 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Dossier éducation

L ’ enseignement public, gratuit etlaïc et l’obligation d’ instruction

datent des lois Ferry de 1 881 et 1 882.En permettant à toutes et tous d’ac-céder à l’ instruction, l’école répondaux nouveaux besoins de maind’œuvre nés avec le développementde l’ industrie. Elle permet aussi dediffuser l’ idéologie républicaine surtout le territoire, à une période où lesidées socialistes et anarchistes étaienten pleine expansion.

La pédagogie mise en œuvre dansles écoles publiques est inspirée decelle de certaines écoles chrétiennes,avec comme fondamentaux l’obéis-sance, le silence et la non-communi-cation. « C’était un choix de laRépublique pour une intégration so-ciale et idéologique à la sociétéindustrielle. L'instruction publiqueformait entre autres les futurs ou-vriers, il fallait donc qu'ils sachentrespecter les horaires par exemple.L'école de la République participaitaussi à former des adultes patrio-tiques, prêts à aller à la guerre en casde besoin », explique Henri Peyronie,professeur en sciences de l’éducationà l’université de Caen.

Aujourd’hui, dans un contexte dechômage élevé, l’école ne peut plusconduire tous les élèves vers le che-min de l’emploi. Est-ce d’ailleursbien son rôle ? Seuls les meilleurspouvant prétendre continuer leursétudes, la compétition intervient dèsla primaire. Notations des élèves,classement des établissements, éva-luation des professeurs : laconcurrence est exacerbée et encou-ragée à tous les niveaux. Pire, loin derésoudre le problème des inégalitéssociales, elle les reproduit, comme l’arappelé en début d’année le rapportPISA de l’OCDE.

Face à cette crise, le rôle de l’écoleest donc remis en question. Certains

L’éducation a une lourde responsabilité, celle de former les adultes quiconstitueront le monde de demain. Pourtant, loin de développer des Hommeslibres, autonomes et désireux de construire une société meilleure, l’école secontente bien souvent de former de futurs professionnels. Mais dans ce mi-lieu scolaire en crise, il existe quelques établissements alternatifs pour quil’éducation doit avant tout être un moyen d’émancipation.

POURUNE ÉCOLE ÉMANCIPATRICE

6 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Séance collective de lecture à l'écoleprimaire publique de Vitruve, à Paris.

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7LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

parents choisissent d’ instruire leursenfants à la maison, comme les y au-torise la loi, pour respecter leurrythme d’apprentissage ou leur épar-gner une ambiance parfois délétère.Dans son livre La nouvelle écolecapitaliste, Guy Dreux dénonce lamainmise de l’économie de marchésur l’école et appelle à repenser lafonction du système éducatif. Et si,au lieu de se focaliser sur la forma-tion des futurs professionnels, l’écoletravaillait aussi à former des adulteslibres, autonomes, avec la capacitéd’agir pour améliorer le vivre en-semble et construire une société plusheureuse ?

C’est ce que proposent certainesécoles alternatives, où sont appliquéesdes pédagogies qui prennent en

compte les besoins de l’enfant en tantqu’individu et futur acteur de la socié-té. En remplaçant la compétition par lacoopération et en laissant une pluslarge place aux activités manuelles etartistiques, elles encouragent le plaisird’apprendre, le travail en groupe etl’émancipation. Si, en France, ces pé-dagogies peinent à s’ installer et sontsouvent cantonnées aux coûteusesécoles privées, quelques établisse-ments publics prouvent qu’il est pos-sible d’ introduire d’autres valeurs quecelle des diplômes dans l’enseigne-ment, à l’ instar des lycées autogérésou de l’école Vitruve à Paris.

Ces écoles répondent aussi à unmanque important de l’école de la Ré-publique : l’absence d’enseignementpolitique. Les temps de débats sont

quasiment inexistants, la philosophien’est abordée qu’en terminale, lessciences sociales ne font pas partie dutronc commun … Pour pallier cettelacune, l’éducation populaire pourraitêtre une solution. Mais depuis tou-jours, l’État tente de la domestiquer.

Heureusement, aujourd’hui, certainsremettent cette idée au goût du jour.Car comme le disait déjà Condorcet :« nous avons constaté que l'instructionne devait pas abandonner les individusau moment où ils sortent des écoles ;qu'elle devait embrasser tous lesâges ; qu'il n'y en avait aucun où il nefût utile et possible d'apprendre, et quecette seconde instruction est d'autantplus nécessaire, que celle de l'enfancea été resserrée dans des bornes plusétroites ».

« L'école est au service ducapitalisme ». Entretien avecGuy Dreux (p. 8)

Les pédagogiesalternativescherchent leurplace (p. 10)

Lycée en auto-gestion (p. 12)

A Vitruve,l'apprentissagedu collectif(p. 16)

L'école de labienveillance(p. 18)

Faire l'école à la maison (p. 19)

Panserl'éducationpopulaire(p. 20)

Rendez-vousmanqués avecl'éducationpopulaire(p. 22)

SOMMAIRE DU DOSSIER ÉDUCATION

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8 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Qu’appelez-vous la nouvelle école capita-liste ? Qu’est-ce qui la caractérise ?

La nouvelle économie capitaliste fait référence au livre deBeaudelot et Establet publié en 1971 : L’école capitaliste enFrance. Dans cet ouvrage, les deux sociologues expli-quaient que l’école de leur époque fonctionnait à la sélectionet que cette sélection reposait sur la division du travail. Pourschématiser, le capitalisme avait besoin de 25 % de cadres et75 % d’ouvriers et l’école y répondait en instituant deux fi-lières : le primaire/professionnel et le secondaire/supérieur.Leurs travaux interrogeaient le fonctionnement de l’écoledans le cadre d’une sociologie générale. C’est cette métho-dologie que nous avons choisie de reprendre pour étudierl’école d’aujourd’hui.

La nouvelle école capitaliste s’ inscrit aussi dans la conti-nuité des travaux de l’ institut de la FSU qui avait publié en2002 Le nouvel ordre éducatif mondial avec une ambitionsimple : interroger quatre grandes institutions (OCDE,OMC, Banque mondiale et Commission européenne) surl’école. Nous avions été relativement surpris de constaterque toutes portaient un regard très attentif sur l’école, etadoptaient les mêmes modes d’interrogation pour concluresur des prescriptions communes. Les quatre proposaienttoutes des analyses néolibérales. On a donc voulu com-prendre plus précisément comment cela se manifestait enFrance. Or, les années 2000 ont été une période très prolixeen réformes de l’école, que ce soit au niveau des pro-grammes, du recrutement des enseignants, de l’ introductiondu management, en primaire comme à l’université. Notreouvrage décrit la manière dont on peut rendre compte de cesréformes inspirées par une même philosophie politique : ilapparait de plus en plus explicitement l’ idée que l’école doitdevenir un facteur de croissance et de compétitivité écono-mique ! C’est écrit noir sur blanc dans les textes européens.La Stratégie de Lisbonne, définie en 2000, donnait ainsi àl’Europe l’ambition de devenir en 2010 « l’économie de laconnaissance la plus compétitive du monde ». On entre ainsidans le capitalisme de la connaissance c'est-à-dire un capi-talisme qui ne considère la connaissance que comme sup-port et moyen de profits. C’est là le cœur du problème.Evidemment cette tendance générale est rarement assumée,exprimée clairement par les gouvernements qui la mettenten œuvre ; mais elle est la ligne directrice de toutes les ré-formes depuis vingt ans. Le capitalisme tente de plus en plusd’ordonner l’école.

Vous écrivez que « l’école est désormaissommée de se rendre économiquementutile  ». Mais est-ce vraiment nouveau ?

En partie. Dans les années 60/70, Bourdieu avait montréque l’école reproduisait déjà les inégalités sociales. Mais ilparlait alors des résultats ou destinées scolaires des élèves,et l’école, selon lui, cherchait encore à dispenser un savoiruniversel et surtout autonome. Ce qui est nouveau, ce n’estdonc pas qu’elle soit reproductrice des inégalités sociales,comme le montre bien le rapport PISA (voir encadré) maisque, comme d’autres grandes institutions publiques, ellesoit sommée de devenir rentable, de se soumettre aux exi-gences de compétitivité et de rentabilité. Pour que le sys-

Guy Dreux est enseignant de sciences économiques, membre de l’Institut derecherches de la FSU(Fédération syndicale unitaire de l’enseignement, de larecherche et de la culture) et co-auteur de La nouvelle école capitaliste sortie en2011 aux éditions de La Découverte.

« L’ÉCOLE EST AU SERVICEDU CAPITALISME »

Dossier éducation

Stouff

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9LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

tème éducatif soit efficace, on considère désormais quetous les établissements doivent être en concurrence, et ceà tous les niveaux. En témoigne le fait qu’on s’est habituéà ce que l’administration centrale dresse des palmarèsentre établissements scolaires. L’ idée qu’ il existe une ob-ligation de résultats, et non plus « seulement » une obli-gation de moyens s’ est répandue dans l’ ensemble desservices publics.

L’autre nouveauté concerne les contenus qui sont, pourpartie, revisités à l’ aune des exigences du marché du tra-vail. De plus en plus, ce qui est enseigné doit être défininon pas comme un bagage culturel que devrait avoir unindividu pour vivre pleinement dans notre société, maiscomme des savoirs utiles. Et, in fine, c’ est le marché dutravail qui fixe l’utilité ou l’ inutilité des savoirs. Ce n’estplus une communauté savante autonome qui s’accordesur ce qui devrait être enseigné ; les programmes sco-laires doivent intégrer ce qui semble aujourd’hui utilepour l’ avenir professionnel des élèves. Notre rapport àl’ école se transforme : on ne fréquente plus une institu-tion scolaire pour acquérir une culture commune maispour constituer, chacun pour soi, notre capital humainutile sur le marché du travail. L’école a perdu une partiede son autonomie, c’ est-à-dire de sa capacité à faire vivreen son sein des valeurs qu’elle a elle-même choisies.C’est là, une transformation majeure.

L’expression de Nouvelle école capitaliste désignecette évolution, cette tendance lourde. Si l’ intégralité del’ école ne fonctionne pas exactement ou pas encorecomme cela, les réformes successives ne cessent de nousrapprocher de cet « idéal-type ». Par exemple, quandMme Fioraso, ministre de l’ enseignement supérieur, ditqu’ il faut diffuser l’ esprit d’entreprise dès la maternelleet qu’elle vante l’ autonomie des universités, cela cor-respond parfaitement à ce que nous décrivons.

Vous dénoncez l’instauration d’une logiquede compétences aux dépends d’une logiquede connaissances. Pourtant, n’est-ce pas unfacteur de réduction des inégalités sociales ?

Cela dépend de quoi on parle. Qui parle de logique decompétences ? Pendant longtemps, les courants pédago-giques de gauche considéraient que le travail scolairerelevait trop de l’ implicite, ce qui lésait les catégoriessociales défavorisées. Ils ont donc développé l’ idée qu’ ilfallait expliciter le travail scolaire et pour cela adopté denouvelles logiques, qu’ ils ont développées en usant duterme de compétences.

Mais dans les années 90, une autre acception du termea été développée par les institutions patronales qui criti-quaient les conventions collectives imposant un niveaude salaire associé au niveau de diplôme. Pour le patro-nat, le salaire vient récompenser, certes, une qualifica-tion certifiée par un diplôme mais, aussi, uncomportement, un savoir-faire ou savoir-être, bref des« compétences » qui ne sont pas repérables par les di-plômes. Il a donc fait pression pour que les diplômes re-flètent plus directement les compétences attendues sur lemarché du travail. C’est dans ce sens que l’on a deman-dé aux programmes scolaires d’expliciter lescompétences mises en œuvre pour chaque enseigne-ment.

Comment mettre un terme à cette évolution ?Mettre des mots sur ces transformations est déjà important

mais ça ne peut pas être suffisant. Il faut faire le contraire de ceque l’on fait. La nouvelle école capitaliste instaure un rapportde plus en plus privatisé à l’obtention du savoir. Or, plutôt quede travailler à la privatisation, il faut réintroduire du commundans l’école et créer une « nouvelle école démocratique », quidoit être basée sur la constitution d’une culture commune quirelie les individus les uns aux autres. Les voies alternatives re-posent sur le fait qu’une communauté scolaire ou scientifiquereprenne la main sur les programmes, et sur le fait que lesinstitutions scolaires devraient être plus démocratiques. Il fautarrêter de penser que toute notre existence doit être orientéevers l’activité économique. Notre espoir, c’est qu’il y ait deplus en plus de personnes qui acceptent d’appréhender laquestion scolaire dans un cadre plus général donc de réorgani-ser notre système entier. Autrement dit, il faut que l’école re-devienne une question politique et sociale à part entière. Enfin,il faudrait cesser d’en demander autant à l’école.

Quelles sont les freins à un changementradical ?

Les difficultés sont de plusieurs ordres. Les inégalités so-ciales sont une réalité désespérante et le monde des ensei-gnants est maltraité. Beaucoup d’enseignants doutent deleurs capacités à être entendus y compris par un gouverne-ment de gauche. De plus, les nouveaux dispositifs n’ont pasfait leurs preuves. Par exemple les livrets de compétence ontnécessité beaucoup de travail pour peu de résultats pédago-giques. Les réalités sont cruelles et il y a un doute profondsur le modèle qu’on nous vend. Il existe aujourd’hui unparadoxe qui n’est d’ailleurs pas propre à la France : beau-coup d’enseignants doutent de l’évolution actuelle de l’écolemais ne réussissent pas à retrouver les voies d’une véritable« refondation ». Il faut dire que la tâche est immense.

Le rapport PISATous les trois ans, l ’OCDE publ ie le rapport PISAqui classe les systèmes éducatifs de chaque pays. Ledernier rapport est sorti en 2013 ; la France se re-trouve à la 25ème position sur 65 pays pour l ’appren-tissage des mathématiques, considéré comme lamatière clé en ce qui concerne la facul té des jeunesadul tes « à suivre des études post-secondaires et surleurs perspectives financières une fois dans la vieactive ». Surtout, PISA montre que la France al ’une des écoles les plus inégal itaires qui soient.Bien qu’el le n’apporte pas d’informations nouvel les,cette étude a été largement commentée par le gou-vernement et les médias. Mais « personne ne s’estposé la question de savoir pourquoi l ’OCDE s’in-téressait à l ’éducation », note Guy Dreux. « Pour-tant, ce qui est intéressant avec cette étude et sonuti l isation pol itique, c’est qu’el le contribue à la dif-fusion d’un modèle d’école qui est de plus en plus auservice des besoins du marché du travai l . Au-delà destatistiques recevables, le palmarès n’a pas l ieud’être. On se donne les outi l s statistiques dont on aenvie », estime-t-i l .

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10 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Développées essentiellement au début du 20ème siècle,les pédagogies dites de « l’éducation nouvelle » ont

pour point commun la prise en compte de l’enfant dans sadimension d’individu et pas seulement comme élève. Ellesont comme objectif de former des adultes épanouis, res-ponsables et aptes à participer à la vie en société. Les raresétudes sur le devenir des enfants passés par ces pédagogiesalternatives montrent qu’elles améliorent la confiance ensoi, développent l’autonomie et le plaisir d’apprendre. Laplupart réintègrent le circuit traditionnel à l’entrée du col-lège ou du lycée et la réinsertion se fait généralement sansheurts, même si certains enfants ont besoin d'un peu detemps pour s'adapter aux règles de l'école, comme la prisede parole restreinte. Une recherche menée dans une écoleprimaire du Nord pratiquant la pédagogie Freinet a égale-ment permis de constater une réduction des inégalités entreélèves : à l’entrée du collège, les enfants issus de cetteécole d’un quartier défavorisé obtenaient les mêmes résul-tats que ceux venant de quartiers plus riches, alors qu’unedifférence est habituellement constatée. Enfin, pour les en-fants comme pour les enseignants, ces pédagogies offrentsouvent un climat serein, avec peu d’incivilités.

Pourtant, malgré ces mérites, l’Éducation nationale n’en-courage par les pédagogies alternatives. En comparaisonavec d’autres pays européens, tels que l’Allemagne, ellessont très peu développées. Mises à part Freinet et Decroly(ce dernier ne comptant qu’une seule école) qui sont propo-

LES PÉDAGOGIES ALTERNATIVESCHERCHENT LEURPLACE

sées dans le public, on ne les trouve que dans des établisse-ments privés, parfois sous contrat avec l’Éducation natio-nale. Pour accéder à ces pédagogies, il faut débourser enmoyenne 300 € mensuels par enfant ; peu de famillespeuvent donc en bénéficier.

Du côté des enseignants, l'accès à ces pédagogies est éga-lement difficile. Les formations coûtent cher et sont rare-ment financées par l'Etat. De plus, certains inspecteursd’académie qui voient ces pratiques d’un mauvais œil,peuvent pénaliser la carrière des instituteurs qui les mettenten œuvre. Les enseignants doivent donc être très motivéspour s’engager dans cette voie.

« Auparavant, il y avait une volonté politique que les en-fants du peuple aient accès aux connaissances. Aujourd’hui,on n’a plus les mêmes visées, il n’y a plus le même engage-ment de construire un adulte ayant des capacités à agir surle monde », avance comme explication Catherine Chabrun,secrétaire générale de l’Icem, l’ Institut coopératif de l’écolemoderne qui défend la pédagogie Freinet.

Cependant, « de plus en plus de parents sont à la re-cherche d’une autre forme de scolarité pour leurs enfants »,estime Isabelle Séchaud, formatrice à la pédagogie Montes-sori. Il y a également de plus en plus d’enseignants insatis-faits de leurs conditions de travail qui se tournent vers cespédagogies du plaisir d’apprendre, donc d’enseigner. Aprèss’être formés, ces enseignants retournent dans le public oùils diffusent peu à peu ces pédagogies alternatives.

Ecoles Freinet, Montessori, Steiner… Il existe en France près de 200 établis-sements où se pratiquent des pédagogies différentes de l’éducation nationale.

VVD

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MontessoriFemme médecin i tal ienne catho-l ique, Maria Montessori développeau début du 20ème siècle une péda-gogie reposant sur l ’idée que l ’édu-cation doit être une aide à la vie, etque les apprentissages ne sontqu’une partie de la construction desindividus. « Le grand objectif n’estpas d’apprendre à compter ou àl i re, même si c’est important, maisde développer l ’estime de soi , l ’au-tonomie qui sera plus tard porteused’indépendance   » , expl ique Isabel l eSéchaud, formatrice Montessori .L’enseignant est un accompagnantqui crée un environnement propicepour que l ’enfant trouve des activi-tés qui correspondent à son stadede développement. I l y a l ’idée del ’auto-éducation, avec toujours, entoi l e de fond, des groupes d’âgemélangés. En pratique, Maria Mon-tessori a développé tout un matérielpédagogique pour permettre à l ’en-fant d’être autonome dans ses ap-prentissages.La pédagogie Montessori a fait letour du monde. En France, el leconnaît un fort regain d’intérêt cesdernières années, même si el lereste cantonnée aux établ issementsprivés. On compte environ 150écoles et jardins d’enfants Montes-sori sur le territoire, et de plus enplus d’enseignants se forment àcette pédagogie. À Gennevi l l iers,dans une Zone d’éducation priori-taire, une classe de maternel le ex-périmentale a été ouverte au seind’une école publ ique en septembre2011. El le fait l ’objet de nom-breuses recherches, et les promo-teurs de la méthode Montessoriespèrent que les résul tats permet-tront de diffuser cette pédagogieplus largement.

FreinetInstituteur français du début du20ème siècle, Célestin Freinet,«   homme de gauche, communiste etanarchisant, voulait l ’émancipationdes enfants du peuple », expl iqueHenri Peyronie, enseignant ensciences pédagogiques à l ’universitéde Caen. Sa pédagogie repose sur le« faire pour de vrai ». I l met enavant le tâtonnement expérimental ,la coopération, la correspondance, lagestion de la classe par les enfantsavec de larges temps de parole etdes prises de décision col lective.«   U ne classe Freinet, c’est une petitedémocratie », résume CatherineChabrun de l ’ICEM , l ’institut de pro-motion de la pédagogie Freinet.Environ 2.000 à 3.000 enseignantssont formés à cette pédagogie, qui ala particularité d’être la seule « pé-dagogie nouvel le » mise en œuvredans le publ ic (i l n’existe qu’uneécole privée Freinet en France).Quelques établ issements sont entiè-rement Freinet, mais i l s’agit le plussouvent de classes au sein d’écolestraditionnel les. Si cette pédagogieest surtout appl iquée en primaire,quelques rares établ issements du se-condaire la proposent.

Steiner-WaldorfPhi losophe autrichien de la fin du 19ème siècle, Rudolf Steiner a fondé l ’an-throposophie, un courant de pensée et de spiritual ité sur lequel repose la pé-dagogie Steiner, appl iquée dans les écoles Waldorf. L’objectif premier est de« former des individus capables, en eux-mêmes et par eux-mêmes, de donnerun sens à leur vie ». La pédagogie Steiner insiste sur l ’équi l ibre entre activi-tés intel lectuel les, artistiques et pratiques. Les niveaux ne sont pas classés duCP à la terminale, mais de la 1ère à la 11ème classe, avec un professeur quisuit une même classe plusieurs années durant. Dès la primaire, les enfantsapprennent deux langues vivantes.En France, on compte 22 établ issements qui accuei l lent 2.500 enfants, dujardin d’enfants au lycée. Toutes ces structures sont privées, parfois souscontrat. Le mouvement a fait l ’objet d’accusations de dérive sectaire i l y aquelques années, mais i l est désormais reconnu par l ’Éducation nationale.

DecrolyMédecin et psychologue belge de lafin du 19ème siècle, Ovide Decroly ad’abord travai l lé avec des enfantsqu’i l qual ifiait d’« irrégul iers »avant d’ouvrir à Bruxel les une écolepour enfants dits « normaux ». Là, i lmet en pratique une pédagogie ba-sée sur les centres d’intérêt dechaque enfant, avec une écoute at-tentive des besoins de chacun.En France, l ’unique école Decroly aété créée en 1945 à Saint-Mandé.Publ ique, el le accuei l le 360 élèvesde la maternel le au col lège, dont desenfants handicapés ou qui ont ren-contré des problèmes dans le tradi-tionnel . Projets de groupe, sorties,auto-gestion, l ’école développe laresponsabi l isation des enfants en lesrendant acteurs de leurs apprentis-sages.

Dossier éducation

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N otre première rencontre avec leLAP est fixée un mardi après-

midi, jour de l’Assemblée générale.Nous sommes convoqués pour présen-ter notre demande de reportage devantl’ensemble du lycée. En attendantnotre grand oral, nous poussons laporte de la cafèt. Derrière le comptoir,des jeunes servent des repas et des ca-fés. Dans la salle, ceux qui ont fini demanger emportent leur assiette au lave-vaisselle, deux lycéens font du piano etune jeune fille circule entre les tablespour vendre des parts de brownie afinde financer un voyage de fin d’année.Flora, une prof de français, nous ex-plique le déroulé de l’AG à venir.Comme pour chaque décision, notrevenue sera votée par tous les membresdu lycée, 250 élèves et 25 professeurs,sur le principe d’une personne égaleune voix. Ici, ni proviseur, ni sur-veillants, ni cuisinier, ni personnel deménage : profs et lycéens assurent eux-mêmes toutes les tâches. Les décisionssont prises collectivement, que ce soit

pour le budget, l’organisation des jour-nées, la présence de visiteurs.. . Cefonctionnement a donné lieu à tout unvocabulaire « lapien » : GB (groupesde base), RGG (réunion générale degestion) et autres com (com cafèt, comaccueil, com entretien, com justice…)sont au cœur de l’organisation.

Notre demande acceptée, nouscommençons notre reportage la se-maine suivante. Au LAP, il n’y a pas de

sonneries, pas de notes et la présencedes élèves n’est pas obligatoire, sauf lemardi après-midi. Cette demi-journéeconsacrée à la gestion et l’entretien dé-bute par environ deux heures deréunion des groupes de base. Chacundes douze GB est constitué de deuxprofesseurs et de leurs dix élèves tutés,ceux qu’ils suivent de façon plus per-sonnalisée. Classes et niveaux sontmélangés et chaque groupe a le même

Deux lycées autogérés en FranceLe LAP n’a qu’un seul autre équivalent en France : le lycée autogéré deSaint-Nazaire. Ces deux structures sont nées avec l ’arrivée au pouvoir en1981 du parti social iste, qui a autorisé l ’ouverture de plusieurs établ isse-ments scolaires expérimentaux. Plusieurs fois menacés, i ls sont pourtanttoujours là (une forte mobil isation des élèves, anciens élèves et professeursa notamment permis en 2011 de sauvegarder les 5 postes de professeursmenacés de suppression). Ceux qui sont passés entre leurs murs en louenttrès souvent les mérites mais ces lycées restent des expériences isolées.«   Le discours général est très admiratif mais ici on touche à la pol itique etça, i ls ne veulent pas que ça essaime. La responsabil ité col lective, ça faitpeur », estime Stéphanie, prof d'histoire-géo au LAP.

Être acteur de sa formation et voir dans le lycée autre chose qu’une fabriqueà bacheliers : tel est l’esprit du LAP, le lycée autogéré de Paris. Dans cetétablissement public, toutes les décisions sont votées par les élèves et lesprofesseurs, chacun possédant une voix.

LYCÉE EN AUTOGESTION

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ordre du jour. Aujourd’hui, les discus-sions portent notamment sur les mé-canismes de prise de décision. Un débatrécurrent au LAP, relancé cette fois parun vote serré au sujet de la venue d’uneéquipe de reportage de TF1 . Le groupes’interroge sur la possibilité de changerles règles de scrutin, se demande « com-ment prendre en compte une minoritéqui se sent oppressée par un vote » et« quel pourrait être le compromis entremajorité relative et consensus ». Le GBse poursuit avec un appel à volontairespour héberger un groupe de lycéens da-nois et une discussion s’engage pourtrouver des solutions aux problèmes po-sés par la présence d’alcool et de canna-bis au sein du lycée.

LE SENS DES RESPONSABILITÉSSur la vingtaine de personnes dans la

salle, la moitié prend une part active à ladiscussion. Certains parmi les plus an-ciens sont parfois blasés par des sujetscent fois abordés, quelques nouveauxsont encore trop timides pour prendre laparole, mais les débats vont bon train.Argumenter, écouter, décider… ces mo-ments font partie intégrante de l’appren-tissage au LAP. À l’issue du GB, élèveset professeurs font le grand ménage heb-domadaire du lycée. En 30 minutes, toutest propre. Dans l’ensemble, il y ad’ailleurs peu de dégradations au LAP ;peut-être parce qu’il en est de la res-ponsabilité de chacun de maintenir le ly-cée en bon état.

L’autre temps fort de l’autogestion alieu le jeudi matin. De 11 à 1 3h, c’estla RGG. Elle regroupe deux personnesde chaque GB et permet de centraliserles avis exprimés lors des réunions dechaque groupe. En parallèle se tiennentégalement les différentes commissions.La commission accueil discute desdemandes reçues de visites d’étu-diants, de journalistes ou de cher-cheurs, la commission cafétéria gèreles commandes de la semaine, lacommission informatique répare lesordinateurs, etc. La commissionentretien répare ce qui doit l’être avecl’aide d’Aomar, le monsieur répara-tions des lieux (le seul agent contrac-tuel du lycée avec la secrétaire). Mur àbâtir, plâtre à refaire, fuites d’eau àréparer… Presque tout est fait eninterne. « On s’efforce de travailleravec un petit budget donc on fait pasmal de récupération. Cela permet degarder un peu d’argent destiné àl’entretien pour financer une partiedes projets et permettre aux élèves devoyager », explique Aomar. Commepour les GB, les commissions sontconstituées de professeurs et d’élèvesde tous niveaux. Ce sont eux quichoisissent la commission à laquelleils veulent participer.

L’autogestion n’est pas la seule par-ticularité du LAP. Le rapport à l’ensei-gnement y est bien différent des lycéestraditionnels. Le tutoiement entre tousest de rigueur, les tables sont en cercle

Être prof au LAPLe recrutement des professeursdu LAP est la seule décisionpour laquel le les élèves n’ontpas voix au chapitre. I l sedécide en juin (une période où i ln’y a plus guère de lycéensentre les murs) et c’est l ’équipeenseignante qui choisit qui el leintégrera. Les postulants ontune année d’essai avant d’êtrecooptés afin de leur permettrede vérifier que le LAP cor-respond à leurs attentes, et in-versement. Car ici , le métierd’enseignant est bien différentd’ai l leurs. Le principe de l ibrefréquentation et l ’absence depunitions ôtent aux profs le rôlede représentants de l ’autorité.I l s ont moins d’heures de coursque leurs col lègues du tradi-tionnel mais plus d'heures deprésence. De plus, l ’ententeavec le reste de l ’équipe estprimordiale pour le bon fonc-tionnement du lycée.

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et le prof n’est jamais juché sur uneestrade mais navigue dans le mêmeespace que les élèves. La présence encours n’étant pas obligatoire, les élèvesqui viennent le font de leur plein gré.Ils sont aussi libres de quitter le courss’ ils le souhaitent. En ce lundipluvieux, à 9h, le principe de librefréquentation saute aux yeux. Le petitdéjeuner offert tous les matins auxlève-tôt n’a pas motivé grand monde.Catherine entame son cours de philoavec seulement 5 élèves sur les 25 quecompte la classe de terminale. « L’au-togestion, ça ne fonctionne pas en des-sous de 6°C », plaisante un lycéencroisé dans un couloir. La salle se rem-plira peu à peu durant les deux heuresde cours.

À CHACUN SON RYTHME

Si les effectifs varient suivant le mo-ment de la journée, les classes ou lesniveaux, ils dépassent rarement la dou-

zaine d’élèves, surtout en seconde oùles jeunes lapiens ont tendance à profi-ter de leur liberté retrouvée. L’avantageest que les étudiants présents bénéfi-cient de leçons presque particulières.« Dans le classique, tous les élèvesn’ont pas les mêmes besoins et pour-tant ils ont tous les mêmes cours. Il n’ya aucune individualisation. Ici, chacuntrouve son rythme », explique Fred,prof de math, qui prend le temps de ré-expliquer aux absents ce qu’ils ontmanqué tout en permettant à ceux quisont là souvent d’avancer. S’ ils ont be-soin de rattraper une matière ou qu’ilsont envie d’aller plus loin, les élèvespeuvent aussi suivre les cours desclasses supérieures ou inférieures.

Le programme est également un peudifférent d’un lycée classique, particu-lièrement en seconde où il n’est pascontraint par les examens du bac. Lesprofesseurs ont alors une grande margede manœuvre pour proposer des ensei-

gnements plus attractifs que les coursclassiques. Des heures de « langage etsociété » sont par exemple inscrites àl’emploi du temps des secondes. À tra-vers l’étude des liens entre le langage etle pouvoir, des questionnements autourde l’origine des langues, etc., ce courspermet de réconcilier quelques élèvesavec l’apprentissage du français ou aumoins d’en motiver certains à fréquen-ter la classe plutôt que le baby-foot duhall d’entrée. Surtout, le lycée fait lapart belle aux enseignements ar-tistiques et sportifs. Pour tous, aumoins deux heures par jour sontconsacrées aux ateliers : photo, vidéo,radio, danse, théâtre, randonnée… lesélèves choisissent un projet dans lequelils s’ impliqueront toute l’année et quidébouche généralement sur un ou plu-sieurs voyages.

Régulièrement, les professeurs sonten binôme. Ainsi, un cours de chimiepeut être dispensé par un professeur dephysique aidé d’un professeur desciences naturelles. Dans ce cas, l’en-seignant dont ce n’est pas la matièreparticipe pleinement au cours en posantdes questions et en faisant éventuelle-ment le lien avec sa propre discipline.« Je pose les questions que les élèvesn’osent parfois pas poser », expliqueCéline, prof de biologie.

Public et donc gratuit, le LAP estouvert à tous, mais il y a plus de de-mandes que de places libres. Le recru-tement des élèves démarre en juin et sepasse en trois phases : un test écrit,

Que deviennent les Lapiens ?I l n’y a jamais eu d’étude officiel le sur le devenir des anciens élèves duLAP. « Les quelques tentatives d’inventaire ont toutes été arrêtées fautede budget », précise Anne, prof d’al lemand et enseignante au LAP depuispresque 30 ans. Mais les lapiens sont nombreux à revenir de temps entemps entre les murs du lycée pour prendre des nouvel les et en donner.D’après Anne, beaucoup s’orientent vers les métiers de l ’éducation et del ’animation, ainsi que ceux du spectacle. Comédiens, techniciens son etlumière, photographes… les nombreux atel iers artistiques proposés auLAP ne sont sans doute pas étrangers à ces vocations.

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deux jours de stage et un entretien indi-viduel. « Il y a beaucoup de places enseconde (environ 75), peu en première(une trentaine) et aucune en termi-nale », explique Flora.

DES LAPIENS DE TOUS HORIZONSBeaucoup de lycéens arrivent au

LAP parce qu’ils ne se sentaient pas àl’aise dans l’enseignement traditionnel.Ce lycée leur permet de reprendrecontact avec la scolarité ou de conti-nuer dans le général alors qu’ilsavaient été orientés dans le profession-nel. Pour d’autres, le choix du LAP estpolitique. On trouve ici d’anciens col-légiens qui avaient de bons résultatsmais cherchaient dans l’école autrechose qu’un simple enseignement sco-laire visant à préparer le bac. Depuispeu, il y a également des filles et filsd’anciens lapiens ; parmi eux, certainsintègrent le LAP contre l’avis de leursparents qui n’ont pas obtenu leur bac etcraignent qu’il en soit de même pourleurs enfants. Ce lycée présente en ef-fet le plus faible taux de réussite àl’examen, avec environ 30 % de ba-cheliers.

Plusieurs facteurs doivent relativiserce chiffre. Les élèves qui ne sont pas

reçus à la première tentative doivent sereprésenter en candidature libre ; s’ ilsl’obtiennent la seconde année, ils nerentrent pas dans les statistiques deréussite du lycée. Par ailleurs, certainslycéens ne se seraient même pas pré-sentés à l’examen s’ils n’avaient pasété au LAP. Enfin et surtout, passer sonbac n’est pas plus obligatoire que d’al-ler en cours. Car l’autogestion, c’estaussi laisser le choix et la responsabili-té aux élèves de décider de leur avenir.Certains n’ont pas le « projet bac »,soit parce qu’ils n’en voient pas l’utili-té, soit parce qu’ils ne lui reconnaissentpas de valeur. « Je ne veux pas perdremon temps à bachoter et je préfère meconcentrer sur des sujets qui m’in-téressent plus », explique un jeunehomme actuellement en terminale etqui envisage de se lancer dans le com-pagnonnage l’an prochain. D’autres sedécident en cours de route, comme Mi-lan, aujourd’hui en terminale et quisouhaite passer le bac pour intégrer uneécole dans le domaine du spectacle.« En première année ici, j’étais beau-coup en salle de montage, je n’allaispas en cours classique. Mais ce n’estpas un mal. L’important au LAP, c’estd’avoir un projet défini ».

Bac ou pas, le LAP apporte toujoursquelque chose à ceux qui l’ontfréquenté. Il offre du temps pour réflé-chir à son avenir et au sens que l’onveut donner à ce que l’on fait ou fera, etpermet de découvrir d’autres activitésque le travail purement scolaire. Mag-da, actuellement en terminale littéraireet qui souhaite devenir avocate, a ainsiprofité de sa première année au LAPpour finir un roman qui a été édité. « Jeme suis posée pour le faire. Avant leLAP, je n’avais pas le temps », ex-plique-t-elle. Son parcours scolaire està l’ image de celui de nombreux élèvesdu LAP. « Au collège, je travaillais trèsbien, jusqu’à ce que je déménage. Àl’issue de ma troisième, avec huit demoyenne, j’ai été orientée en secondeprofessionnelle option secrétariat ».Elle passe ainsi une année difficile dansune filière qu’elle n’a pas choisie avantd’entendre parler du LAP. « C’est unlycée et en fait, je suis épanouie,contente de venir ici. C’est indescrip-tible. Il y a plein d’émotions, de ren-contres ».

Texte : SoniaDessins : Aurélia Aurita.

Extraits de sa BD"LAP, un roman d'apprendissage"

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Aomar et un lycéen dela commission entre-tien refont le plâtredans une salle declasse

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Dans le 20ème arrondissement de Paris, il existe depuis 50 ans une écoleprimaire publique qui cultive l’esprit collectif. Sans directeur, elle fonctionnegrâce à une équipe d’instits soucieux d’enseigner aux enfants le vivreensemble autant que la lecture.

À l’école primaire Vitruve, ce sontles enfants qui font visiter les

lieux. A mon arrivée, je suis prise encharge par deux élèves quim’entrainent dans les couloirs, me pré-sentent dans chaque classe, m’ex-pliquent le fonctionnement du self.. . Lapremière chose que l’on remarque, cesont les dizaines d’affiches scotchéessur tous les murs. Les plus vieillesdatent de 50 ans, les plus récentes de laveille. Elles annoncent des brocantes,des fêtes, listent des groupes, etc. Danschaque couloir et escalier est punaiséeune feuille « contrôleurs de vitesse »,avec des prénoms et des flèches. Lesélèves inscrits ont pour mission decontrôler que personne ne court.« Comme on ne monte pas en rang, çapermet d’éviter les bousculades et lesaccidents », expliquent mes deuxguides. Eux font partie du groupe descoordinateurs, chargés de représenterles élèves dans les conseils d’école. Il y

a aussi le groupe des coopérateurs, quis’ impliquent dans les questions budgé-taires, celui des ludothécaires, encharge des jouets, des médiateurs pourrégler les conflits et enregistrer lesplaintes, des rappeleurs de manteauxqui veillent à ce que les élèves neprennent pas froid dehors, etc. L’impli-cation des enfants dans la vie de l’écoleest évidente.

«  UNE ÉCOLE DIFFÉRENTE AVECLES CONDITIONS DU PUBLIC  »

L’école Vitruve a été créée en 1962par un inspecteur d’académie militantde l’éducation nouvelle. Autour de laplace de la Réunion, dans ce quartierdéfavorisé de Paris, Robert Glotondécide de « faire échec à l’échec sco-laire » et lance une expérimentationdans trois écoles primaires (Vitruve estla seule qui existe encore). L’idée étaitde « transformer les pratiques pédago-giques et d’interroger le statut de l’en-

fant », explique Frédéric, instituteur élucoordinateur de l’école pour cette an-née. « À Vitruve, on considère l’enfantcomme un petit être responsable, onprivilégie le faire et l’investissementdans l’action pour acquérir les sa-voirs ». Ici, on ne suit pas une pédago-gie définie, même si on n’est pas loin deFreinet qui met l’expérimentation aucœur des apprentissages. « Moins t’esformaté, mieux c’est », résume uneinstitutrice. La volonté d’ancrer les sa-voirs dans le concret se manifeste par lamise en œuvre de nombreux projets,notamment l’organisation collectiveannuelle de classes vertes pour tous, letravail en groupes, le décloisonnementdes matières, l’ouverture sur le quartier.Cette année, des élèves travaillent parexemple autour de la fontaine de laplace de la Réunion. Pour préparer lespectacle qu’ils organiseront sur cetteplace à la fin de l’année, ils vont à larencontre des habitants pour les inter-

ÀVITRUVE, L’APPRENTISSAGEDU COLLECTIF

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roger sur l’histoire du quartier, ils étu-dient le cycle de l’eau, apprennent despoèmes sur les fontaines…

L’autre caractéristique importante decette école expérimentale est qu’elle estrestée une école publique de secteur.Elle accueille donc principalement desenfants du quartier. « 90 % des élèvesviennent de familles qui n’ont pas choi-si d’être dans cette école », indiqueFrédéric. Certains parents sont inquietsou réticents, notamment sur le statut del’enfant. Vitruve ne correspond pas tou-jours à la représentation qu’ils se fontde l’école, avec un adulte autoritairequi dirige une classe. Il faut les tran-quilliser et les impliquer dans le fonc-tionnement. « C’est important qu’onreste confrontés au secteur. C’est uneécole différente avec les conditions dupublic, c’est-à-dire peu de moyens.Pourtant, ça marche. On fait là, tout desuite et maintenant ».

REMPLACER LA COMPÉTITIONPAR LA COOPÉRATION

À Vitruve, les niveaux sont mélan-gés. Si les CP et les CM2 (ces derniersétant rebaptisés Classe terminale)forment des classes à part entière, lesCE1 , CE2 et CM1 sont réunis en CI,classes intermédiaires. Une organisa-tion qui encourage l’entraide entre lesenfants : lorsqu’un élève a fini son tra-vail, il va aider ceux qui en ont besoin.Une fois assis en classe, les cours se

déroulent à peu près comme partout.Maths, français, histoire… à l’issue deleurs cinq années à Vitruve, les enfantsen savent autant que les autres. La dif-férence est qu’il n’y a ni notes ni de-voirs, et que les enfants sont plus libreset plus autonomes que dans la plupartdes autres écoles. « On substitue lacompétition par la coopération entreles élèves », résume Frédéric.

Les classes vertes, qui déménagentl’école à la campagne durant une di-zaine de jours, sont le point culminantdu travail collectif. « En classe verte,on travaille en groupe, on élabore lesrepas nous-mêmes, on rencontre pleinde gens », rapporte Léna, qui en est à sadernière année de primaire. Si lesparents sont impliqués pour la prépara-tion (notamment via l’organisationd’une brocante annuelle), aucun n’ac-compagne les enfants durant ce séjour.« Il s’agit de faire vivre l’autonomieaux enfants », explique Frédéric. Unepartie de l’argent nécessaire aux classesvertes provient des élèves qui or-ganisent à chaque récréation une tarti-nade : ils vendent du café pour lesadultes, du chocolat chaud et des gâ-teaux, et apprennent en même temps àcompter, à travailler ensemble.

Pour les instituteurs, l’organisationen groupes change beaucoup de choses.« Ce n’est pas le même métier. La for-mation des maîtres insiste sur le "unmaître-une classe", alors que de nom-

breux enseignants ressentent de l’isole-ment dans leur métier », expliqueIsabelle, qui enseigne ici depuis 30 ans.Le système offre une grande souplesseet permet un suivi plus personnalisé desélèves. Ainsi, les classes de CP sontparfois regroupées pour les momentsd’apprentissage de la lecture. Uneinstitutrice prend en charge un petitgroupe d’enfants qui ont besoin de plusde temps pour apprendre, pendant queson collègue gère la quarantained’autres CP plus en avance sur la lec-ture. Pour permettre cela, les institu-teurs doivent être vraiment engagésdans la pédagogie de l’école. Car « cen’est pas facile de travailler collective-ment. Il faut renoncer à son autorité surune classe, se confronter aux autres,être moins individualiste », soulignentles enseignants.

En sortant de Vitruve, les élèves re-joignent très souvent l’enseignementtraditionnel. Ils se retrouvent alorsconfrontés à un système dans lequell’entraide n’existe plus et l’autonomieest réduite. « Passé un temps d’adapta-tion, ils réussissent plutôt bien et sontsouvent délégués de classe, une façonde continuer à s’impliquer dans la viescolaire », indique Frédéric. Et puis,« ce que tu as acquis n’est jamais per-du. Ici, les enfants acquièrent des outilsd’émancipation qui leur seront toujoursutiles », conclut Isabelle.

Sonia

La coordination entre instits permet de travailler à l'échelle du groupe plutôt que de laclasse. Ci-dessus, le groupe des "Bouge tes fesses" regroupe quelques élèves qui ont be-soin de plus de temps pour apprendre à lire.

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Apprentissage de la vie en groupe, initiation aux arts, respect du rythme del’enfant… la Ferme des enfants offre depuis 15 ans à ses élèves un cadre idéalpour grandir sereinement, apprendre avec plaisir et devenir un adulteresponsable et engagé.

Sur une colline ardéchoise, en bor-dure des Cévennes, se niche le Ha-

meau des buis hébergeant une vingtained’habitants, en majorité des retraités. Aucœur de cet éco-village, la Ferme des en-fants accueille 71 écoliers de la mater-nelle au collège. Sophie Rabhi l’a crééeen 1999, pour expérimenter une « écolede la bienveillance ». Aujourd’hui, celieu intergénérationnel attire de nom-breuses familles en quête de convivialité,de sobriété heureuse et d’une éducationporteuse de valeurs qui sont les leurs.

Le cadre scolaire est privilégié. Lagrande maison qui sert de bâtimentprincipal à l’école fait face aux gorges deChassezac. La salle de classe des pri-maires, toute en bois, est spacieuse, avecde larges fenêtres qui laissent entrer lalumière du jour. Dans la cour, on trouveun poulailler, une chèvrerie, un enclos àponeys et un petit jardin cultivé. Les en-fants bénéficient à la ferme d’un im-mense espace de jeux et d’exploration.

Une dizaine d’instituteurs et d’éduca-teurs travaillent à plein temps à la Fermedes enfants. Des habitants du hameau etdes parents d’élèves viennent égalementrégulièrement animer des ateliers. Lestravaux physiques et manuels tiennent eneffet une grande place : poterie, peinture,jardinage, soins aux animaux, couture,spéléologie, cuisine, randonnée… chaquejour, les élèves peuvent choisir une acti-vité.

DE LAMATERNELLE AU COLLÈGELa pédagogie mise en œuvre est avant

tout celle de la bienveillance. « Notreprojet éducatif à la Ferme des enfantsconsiste à préserver ce qui les plusprécieux pour chaque personne humaine: son être profond, sa sensibilité et sonaccomplissement intime », résume So-phie Rabhi qui a écrit un livre sur cetteexpérience. Les adultes ne sont pas les fi-gures de l’autorité. Ils accompagnentl’enfant dans son désir d’apprentissage.L’objectif est de lui donner « les outilsnécessaires pour qu’il devienne un adultecritique, responsable, heureux et libre ».Sophie Rabhi s’est inspirée de diverses

pédagogies nouvelles, en particulierMontessori, Krischnamurti et Freinet. Enmaternelle et en primaire, les élèvesdisposent des outils Montessori etquelques enseignants sont formés à cettepratique mais ils l’ont adaptée au lieu et àl’époque.

Tous les matins, les enfants du primaires’assoient en rond dans la yourte pour laséance « Quoi d’neuf». Ils lèvent la mainpour prendre la parole et raconter desévènements de la veille ou à venir qui lesont marqués. Ceux qui ne sont pas en ate-lier rejoignent ensuite la classe. Chaqueélève a son programme pour la semaine,et il s’organise comme il l’entend pour lefaire. Au besoin, mais cela arrive rare-ment, ils ont le week-end pour le termi-ner. Ils disposent d’énormément dematériel pédagogique dans lequel ilspeuvent librement piocher : livres, cartespour apprendre à lire, tapis de travail,planches pour compter... Les institspassent de l’un à l’autre pour aider ceuxqui en font la demande. Chaque semainese tient un conseil des enfants au coursduquel ils peuvent faire part des prob-lèmes rencontrés au sein de l’école ouproposer des changements.

Le collège, qui existe depuis trois ans,accueille cette année 19 enfants. La pé-dagogie proposée ne se rattache pas di-rectement à un courant, mais elle est dansla continuité de l’école primaire. Les

cours se déroulent dans deux yourtes éri-gées dans la cour. Pour ceux qui sont en3ème, le programme est plus proche duclassique que dans les niveaux inférieurs,afin de préparer l’examen de fin de col-lège qui permettra à ceux qui le veulentd’intégrer un lycée. Mais au collège aus-si, l’accent est mis sur l’apprentissage del’autonomie. Suivant les matières, lesélèves sont parfois divisés en sous-groupes, mais il y a beaucoup de courscommuns.

Seul bémol à cette école : son coûtd’environ 250 € par mois et par enfant.C’est peu pour une école privée dotéed’outils Montessori, mais cela représenteun sacrifice important pour certainsparents. A cette somme s’ajoute une parten nature, les parents étant invités àanimer des ateliers ou aider à l’entretiendu bâtiment à raison de 4h par mois. Defait, la mixité sociale et politique n’estpas vraiment au rendez-vous. « Pour quemon enfant ait une ouverture plus largesur le monde, je ne le laisserai peut êtrepas au collège », nous explique la mèred’un garçon scolarisé en maternelle àl’école des enfants. En attendant que« l’école change de l’intérieur », cetteécole lui permet d’offrir à son enfant unlieu où il peut grandir sereinement, déve-lopper sa confiance en lui, satisfaire sacuriosité et expérimenter la vie en groupe.

Sonia

L'ÉCOLE DE LA BIENVEILLANCE

Au cours de la séance matinale du Quoi d'neuf?, Sophie Rabhi lance une discussionavec les élèves de primaire sur les comportements "chacal" que les gens peuvent avoiret qui s'expliquent par des blessures parfois anciennses.

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19LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

FAIRE L'ÉCOLE À LAMAISONL’école n’est pas obligatoire, c’est l’instruction qui l’est. Lorsque les enfantsou les parents n’y trouvent pas leur compte, il y a une solution : faire l’école àla maison.

Pour les parents qui choisissent de faire l’ école à lamaison, il s’agit le plus souvent de respecter le

rythme de l’enfant ou de le soustraire à une institutiondans laquelle il a rencontré des problèmes. Mais ontrouve aussi des parents qui estiment que l’école n’est pasassez rigoureuse, des familles qui voyagent ou quihabitent loin d’une école, des motivations religieuses, desenfants handicapés qui n’ont pas pu obtenir de place dansun établissement, etc.

Le ministère de l’éducation estime qu’en France 3 .300enfants entre 6 et 1 6 ans sont instruits en famille, mais ilne tient pas compte des élèves inscrits au CNED quisuivent leurs cours par correspondance. Pour les associa-tions de familles, il y en au moins cinq fois plus. Les en-fants instruits à la maison ne sont pastenus de suivre le programme sco-laire. Leur seule obligation est demaîtriser à 1 6 ans le « socle communde connaissances ». Certains parentschoisissent de respecter le programme à la lettre tandisque d’autres, à l’ inverse, privilégient les apprentissagesautonomes, c’est-à-dire laissent le temps à l’enfant d’ap-prendre lorsqu’ il est prêt et demandeur, souvent au gré desévènements et rencontres de la vie quotidienne. Entre lesdeux, de nombreuses familles s’appuient sur le pro-gramme tout en prenant des libertés par rapport à l’ordreet au rythme des apprentissages. Au final, « il y a autantde façons d’instruire que de motivations pour faire l’écoleà la maison », souligne Gwenaële Spenlé des Enfantsd’abord, une association qui représente 500 familles fai-sant l’ école à la maison.

Les familles qui font ce choix sont confrontées à denombreuses interrogations : quelle pédagogie adopter ?Comment maintenir une socialisation des enfants ? Àquelles procédures administratives se plier ? Elles doiventaussi faire face à l’ incompréhension de leurs proches etaffronter l’Éducation nationale qui voit parfois d’un mau-vais œil la déscolarisation. Les différentes associations defamilles leur permettent de se rencontrer, regroupent lesinformations utiles et, pour les plus importantes, pro-posent un soutien juridique.

En effet, chaque année, l’ inspection académique effec-tue un contrôle pour évaluer la progression de l’enfant.Or, ces contrôles « sont souvent mal vécus par les parentset donnent régulièrement lieu à des procédures juri-diques », explique Gwenaële Spenlé. Alors que le cont-rôle devrait « porter sur la réalité de l’instructiondispensée à l’enfant au sein de la famille », certainsinspecteurs vérifient les acquis de l’enfant par rapport àses camarades scolarisés du même âge. Lorsque lesparents pratiquent l’apprentissage autonome, ces cont-rôles se soldent généralement par de mauvaises notes.L’enfant peut se sentir en échec et les parents sont soup-

çonnés par l’ éducation nationale de ne pas remplir leurmission. Un second contrôle est alors organisé et s’ il est ànouveau négatif, il peut déboucher sur une injonction dere-scolarisation. « Les condamnations sont très rares. Il ya environ une obligation de retour à l’école par an »,indique Pacal Baffert, membre de LAIA, une autre asso-ciation d’aide aux familles instructrices. Si les familles neremettent pas en cause la nécessité d’un contrôle, ellessouhaiteraient cependant qu’ il soit plus collaboratif. Pourcela, certaines associations réclament la création d’uncorps d’ inspecteurs académiques formé au contrôle desenfants pratiquant l’ instruction en famille.

Malgré ces difficultés, l’ école à la maison offre denombreux avantages : plus de temps libre pour pratiquer

des activités sportives et artistiques,de nombreuses occasions de ren-contrer des personnes diverses, lapossibilité de confronter au réel touten évitant de développer dès le plus

jeune âge le sens de la compétition… Solveig, 1 4 ans etfaisant l’ école à la maison dans l’Aube, peut ainsi consa-crer plusieurs heures par semaine à la musique, sa passion.La socialisation n’est pas un problème puisqu’elle ren-contre de nombreux jeunes de son âge au conservatoire etpendant ses stages de musique. Pour certains parents,comme ce couple d’agriculteurs dans la Nièvre qui a faitl’ école à la maison à ses trois enfants jusqu’à la fin du ni-veau collège, cette pratique permettait « de ne pas leurfaire perdre leur enfance » avec des longs trajets en bus etune institutrice locale défaillante. Deux de leurs enfantsont fait des études supérieures, le troisième préférant ar-rêter à l’ issue du lycée pour devenir agriculteur. Le plusimportant est « qu’ils sont heureux, avec l’envie de fairedes choses », estiment leurs parents.

Sonia

Un droit menacé

Une proposition de loi déposée en décembre 2013par des sénateurs UMP vise à « l imiter la possibi l i téd’instruction obl igatoire donnée par la famil le àdomici le aux seuls cas d’incapacité », au motif qu’el lecontribue à « la montée du communautarisme dansles cités ». Bien que les sénateurs se défendent devouloir « porter atteinte au principe constitutionnelde l ibre choix éducatif des parents », une tel le loimarquerait la fin de l ’instruction en famil le. Si lesassociations se mobi l isent, el les ne s’alarmenttoutefois pas. « Tous les deux ou trois ans on a despropositions de loi qui touchent à l ’instruction enfamil le », indique Pascal Baffert.

«  IL Y A AUTANT DE FAÇONS

D’INSTRUIRE QUE DE MOTIVATIONS

POUR FAIRE L’ÉCOLE À LA MAISON »

Dossier éducation

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20 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

PANSERL’ÉDUCATION POPULAIREDéfinie comme un apprentissage tout au long de la vie, l’éducation populairedevrait être au cœur de toute société démocratique en aiguisant laconscience politique de chaque individu. Malheureusement un peu oubliée,elle réapparait aujourd'hui avec des personnes qui se réapproprient leconcept.

L ’éducation populaire repose sur lepartage de savoirs entre plusieurs per-

sonnes. Il s’agit de créer de l’intelligencecollective, ce qui peut prendre une multi-tude de formes et concerner tous les do-maines : l’échange de recettes de tartesau fromage, un cours d’histoire sur laCommune de Paris, des individus quipartagent leur expérience à propos dusystème de santé... L’éducation popu-laire, c’est la garantie que chacun puissetout au long de sa vie améliorer sesconnaissances sur le fonctionnement dumonde.

En accompagnant le développementde l’esprit critique et la capacité d’ana-lyse politique de chaque individu, l’édu-cation populaire est une forceémancipatrice, un moyen de dégager en-semble des solutions pour améliorer pro-fondément et durablement les conditionsde vie de toutes et de tous. Elle s’inscritnécessairement dans l’action, car sonobjectif ultime est latransformation so-ciale, économique,culturelle et poli-tique de la société.

Sur le papier, lesecteur de l’éduca-tion populaire estaujourd’hui très important. Le Cnajep,qui fédère les associations de jeunesse etd’éducation populaire, en recense430.000, soit 49 % du nombre total desassociations en France. Elles ras-semblent plus de six millions de béné-voles (dont deux millions pour la seuleLigue de l’enseignement), disposentd’un budget cumulé de 18 milliardsd’euros (1 ,4 % du PIB) et totalisent prèsde 680.000 emplois (350.000équivalents temps plein). Dans la réalité,l’éducation populaire n’existe presqueplus.

Le concept de l’éducation populairefut clairement énoncé au moment de laRévolution française. En 1792 devantl’assemblée législative, le député duTiers état Condorcet défend une vision

de l’instruction qui ne devrait pas« abandonner les individus au momentoù ils sortent des écoles », mais « em-brasser le système tout entier desconnaissances humaines et assurer auxhommes, dans tous les âges de la vie, lafacilité de conserver leurs connaissanceset d'en acquérir de nouvelles ».

Condorcet pense que c’est l’instruc-tion, et non les déclarations de principes,qui garantit véritablement la liberté etl’égalité. « Tant qu'il y aura des hommesqui n'obéiront pas à leur raison seule,qui recevront leurs opinions d'une opi-nion étrangère, en vain toutes leschaînes auront été brisées (…) le genrehumain n'en resterait pas moins partagéen deux classes, celle des hommes quiraisonnent et celle des hommes quicroient, celle des maîtres et celle desesclaves ».

Mais l’idéal d’une éducationpermanente ne parvient pas à s’imposer

face aux conserva-teurs. L’instructionet l’éducationpopulaire de-viennent des en-jeux de lutte et depouvoir tout aulong du 19ème et du

20ème siècle (voir article page 22). PourAlexia Morvan, qui à rédigé une thèseintitulée « pour une éducation populairepolitique », son histoire « peut se lirecomme un lent processus de domestica-tion des organisations civiles par l’État,qui, par étapes, spécialise, rétrécit et fi-nalement incarcère leur potentiel cri-tique ».

Après le Front populaire, le gouverne-ment issu du Conseil national de la Ré-sistance propose en 1944 de faire del’éducation populaire une mission deservice public. L’instruction obligatoiren’ayant pas empêché l’avènement dufascisme et les horreurs de la guerre, ilapparaissait nécessaire de fournir uneéducation politique aux jeunes adultes.À la Libération, Jean Guéhenno devient

directeur de l'éducation des adultes et dela culture populaire.

En 1948, cette cellule administrativefusionne avec la direction de l’éducationphysique et des activités sportives pourcréer une direction générale de la jeu-nesse et des sports. Cette décision signel’arrêt de mort d’une réelle politiqued’éducation populaire. Elle « entérine lesuccès d’une conception récréative del’éducation populaire » selon AlexiaMorvan, qui ajoute qu’avec la profes-sionnalisation du secteur associatif dansles années 60-70, l’éducation populaires’oriente vers « une vaste politiqued’animation, mais surtout de pacifica-tion de la vie sociale des quartiers ur-bains ».

PASSER DU YOGA AU DÉBATAujourd’hui, ces structures labellisées

« éducation populaire » par l’État sont deplus en plus dépendantes des subven-tions, et donc des institutions. Elles seretrouvent en situation de concurrencepour satisfaire les commandes et les be-soins des collectivités qui délèguent à cesassociations (MJC, maisons de quartier,centres sociaux…) la gestion sociale decertains territoires.

La responsable d’un centre d’anima-tion affilié à la Ligue de l’enseignementindique que « la fédération de Paris [dela ligue de l’enseignement] ne vitqu’avec la délégation de service pu-blic ». La dépendance est complète et« cela pose la question de ses réellespossibilités et de ses réelles marges demanœuvre. Comment peut-on dire à unestructure de se bousculer quand on dé-pend d’elle ? »

Et bien qu’elle pense que « le sportpeut transmettre des valeurs et ainsiparticiper à l’éducation », elle se de-mande « comment on permet au citoyende passer du yoga au débat ». Elleconstate chez les gens « une vraie de-mande de changement, de comprendre etde trouver des solutions ensemble ». Cequi importe pour elle c’est « la question

«  LES INSTITUTIONSCONSTRUITES APRÈS-GUERRE

SUR UNE REVENDICATIOND'ÉDUCATION POPULAIRE ONT

VIRÉ À L'ANIMATIONSOCIOCULTURELLE »

Dossier éducation

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21LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

de considération de la parole du citoyen.Il faut accepter l’idée d’une égaleintelligence ».

On observe depuis quelque temps unrenouveau de l’éducation populaire. At-tac a quelque peu bousculé la donne lorsde sa création en 1998 en se définissantcomme « un mouvement d’éducationpopulaire tournée vers l’action ci-toyenne ». Le DAL (Droit au Logement)s’inscrit aussi dans cette démarche,comme d’autres collectifs ou associa-tions. « Quelques énervés sont en trainde se réapproprier le concept », se ré-jouit Franck Lepage qui a lancé lesconférences gesticulées avec la Scop LePavé (voir encadré).

Franck Lepage a longtemps fait partiedes acteurs institutionnels de l’éducationpopulaire. Jusqu’en 2000, il était direc-teur des programmes de la fédérationfrançaise des MJC et chargé de re-cherches à l’Institut national de la jeu-nesse et de l’éducation populaire (Injep).À cette époque, il a rendu un rapport auministère de la Jeunesse et des Sportsdans lequel il pointait le paradoxe auquelles associations d’éducation populairesont confrontées : « être agent d’unecommande municipale ou être acteurd’un projet de transformation sociale ».

Il a depuis quitté ses fonctions et dé-nonce le fait que les « institutionsconstruites après-guerre sur une reven-dication d'éducation populaire ont viréà l'animation socioculturelle » etqu’elles seraient devenues « le princi-pal obstacle au déploiement de l'éduca-tion populaire comme concept etmobilisation de méthodes de critique dela société qui nous est proposée ».

Pour Franck Lepage, l’éducationpopulaire ressemblerait à « des gens quiessayent de militer autrement, de fairecirculer de la pensée critique sur la so-ciété, de construire ensemble des savoirspolitiques utiles pour de l’action collec-tive ». Lui se bat pour « fabriquer dutemps de cerveaux humains disponiblepour la révolution ».

Les pratiques de l’éducation populairesont infinies et ne demandent qu’à êtreexplorées. Les universités populairesinitiées à la fin du 19ème siècle font un lé-ger retour, sous des formes plus oumoins intéressantes et dépendantes despouvoirs publics. Il est urgent de recon-sidérer aujourd’hui l’ idée fondamentaledu vivre et du réfléchir ensemble. Pourcela, l’éducation populaire mériteraitplus d’attention.

Zor

Le pouvoir des conférences gesticuléesLes conférences gesticulées sont une forme d’éducation populaire baséesur l ’expérience d’une personne dans un domaine qu’el le connait bien.El les mêlent, humour, sérieux et ressenti. Quand nous l ’avons rencontré,Franck Lepage nous a confié pourquoi el les sont si importantes à ses yeux.

« La seule façon de mil iter c’est de raconter sa vie, c’est d’identifier nossavoirs. La colère, la rage, la honte et la frustration sont des savoirs. Celuides enseignants ou des travail leurs sociaux n’est pas reconnu comme tel .Quand une assistante sociale prend sa retraite, el le part avec 30 ans de sa-voir sur l ’action sociale, mais dans sa tête, ce n’en est pas un. Ce savoir po-l itique ne sera pas échangé et ne servira pas le mouvement social .Si cette femme se met à parler de son travail , on va l ’écouter pendant desheures. Si on lui propose de concevoir un objet publ ic à partir de son expé-rience, el le va fabriquer un objet mil itant d’une redoutable efficacité.Parce qu’el le légitime des savoirs i l légitimes. El le va bousculer la défini-tion du savoir qui consiste à dire que seul un sociologue qui a fait sa thèseest habil ité à parler de l ’action sociale. Il y a quelque chose de subversifdans le fait d’oser raconter, d’oser dire :   j’ai compris des choses.  »

Franck Lepage lors de saconférence gesticulée surl'éducation populaire.

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22 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

RENDEZ-VOUS MANQUÉSAVEC L’ÉDUCATION POPULAIREMalgré quelques tentatives, l’éducation populaire n’est jamais vraimentencore parvenue à trouver sa place.

L ’ idéal d’une éducation permanentese heurte après la Révolution

française aux catholiques et auxconservateurs, inquiets de la diffusiondes idées des Lumières et de la mon-tée du socialisme. L’Église bataillepour conserver son influence surl’ instruction et la loi Fallouxde 1850 renforce son contrôle.Des cours de morale et de reli-gion font leur apparition àl’école.

En réaction, Jean Macé créela Ligue de l’ enseignement en1 866 qui promeut une éduca-tion laïque. Le mouvementconnait un certain succès, sonréseau de bibliothèques, sescours publics, les sociétés ou-vrières d’ instruction et lescentres d’enseignement pourles jeunes filles sont considéréscomme une des premières ex-périences d’éducation popu-laire.

Succède à cette tendancelaïque et républicaine, le courantouvrier de l’éducation popu-laire. À la fin du 19ème siècle, lalégalisation des syndicats etl’ influence de l’anarcho-syndi-calisme conduisent à la créationdes Bourses du travail, lieux derassemblements et des cours dusoir. Pour Fernand Pelloutier,une des figures anarchistes, cequ’il manque à l’ouvrier « c’estla science de son malheur », ilfaut donc « instruire pour ré-volter ».

C’est au moment de l’affaireDreyfus, quand la France estcoupée en deux et que le climatsocial est délétère que Georges De-herme, ouvrier typographe libertaire,fonde avec d’autres la première uni-versité populaire, la Coopération desidées en 1899. Il s’associe avec labourgeoisie libérale pour organiser desrencontres entre ouvriers et intellec-tuels. D’autres universités populaires

de diverses tendances se montent dansla foulée un peu partout en France.Geneviève Poujol en comptera 222entre 1 899 et 1 914.

Parallèlement, la tendance chrétiennehumaniste s’organise autour du Sillon,une revue lancée par Marc Sangnier

qui deviendra un vaste mouvementpolitique. Avec les « cercles d’étudescatholiques », il vise à réconcilier lesouvriers avec le christianisme. Il estdésavoué par le pape qui le trouve troppolitique.

Les laïcs et les catholiques créèrentchacun leur mouvement destiné aux

jeunes, éclaireurs et scouts en 1911 et1 920 et ils ont chacun leur réseaud’Auberges de jeunesse. Comme avecl’organisation de l’ instruction offi-cielle, l’éducation populaire est deve-nue un enjeu de lutte.

L’élection du Front populaire en1936 et la grève générale quis’en suivit donnent un peu detemps libre aux travailleurs, quibénéficient désormais de la se-maine à 40 heures et de 1 5 joursde congé payé. La scolarité de-vient obligatoire jusqu’à l’âgede 14 ans. Quand Léo Lagrangedevient sous-secrétaire d'État,sa mission était de développerles loisirs sportifs, culturels ettouristiques. Les auberges dejeunesse et les colonies de va-cances sont encouragées, lesCéméas et les CLAJ sont créés.Pour la première fois, un gou-vernement se soucie vraimentd’éducation populaire.

Vichy s’en occupe à sa tristemanière et la réduit aux troismots : travail, famille, patrie.Dans les rangs de la Ré-sistance, on est en train depenser l’éducation populairecomme une mission de servicepublic. Le plan Langevin-Wal-lon qui fixe le programmeéducatif du Conseil national dela Résistance indique que« l'éducation populaire n'estpas seulement l'éducation pourtous, c’est la possibilité pourtous de poursuivre au-delà del'école et durant toute leurexistence le développement deleur culture intellectuelle, es-

thétique, professionnelle, civique etmorale ». En 1948, le projet est sa-bordé par les communistes quivoyaient son contrôle lui échapper.Depuis, l’éducation populaire estconfiée au ministère de la Jeunesse etdes Sports.

Zor

Dossier éducation

Jane

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23LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Retrouvez les autres dessins de Super Détergent pages 33 et 47

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24 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Pour le Conseil général du Tarn, lebarrage de Sivens « symbolise à

lui seul la prise de conscience, sur unterritoire rural à vocation agricole,des futurs aléas climatiques et del’appauvrissement programmé desressources en eau ». Pour la Préfec-ture, « il s’agit d’un projetindispensable pour le maintien d’uneactivité économique en milieu rural ».La retenue d’eau prévue sur la petiterivière du Tescou aurait une capacitéde stockage de 1 ,5 million de mètrescubes, une surface d’emprise de 48 haet un coût estimé aujourd’hui à8,4 millions d’euros.

Financé exclusivement avec desfonds publics, « ce barrage, présentécomme d'intérêt général, est en faitdestiné à 70 % pour l’irrigation inten-sive d'une vingtaine de fermes et pour30 % au soutien d'étiage (dilution despollutions) », indique le collectif pour

la sauvegarde de la zone humide duTestet, qui dénonce depuis 2011 « unprojet inadapté ». L’association a ana-lysé le dossier et a démontré de nom-breuses incohérences et autres zonesd’ombres. Plusieurs actions en justiceont été menées pour tenter de stopperle projet. Un recours suspensif a été re-jeté par le Tribunal administratif sansque le juge ne motive sa décision. Lesassociations se sont pourvues encassation au Conseil d’État. Cettedécision est attendue dans lesprochains mois, les autres recours de-vront attendre un ou deux ans.

Aux côtés de cette association léga-liste, un collectif s’est constitué en au-tomne 2013 pour mener la lutte sur leterrain. Il se nomme Tant qu’il y aurades bouilles, du nom des terres ouprairies humides réputées sans valeurfinancière et qui seraient inondéesavec le barrage. Sa vocation est de

s’opposer « sur le terrain de façonphysique, organisée et pacifique à toustravaux de déboisement et autres opé-rations liées à ce chantier ». Sans eux,la construction aurait sûrement déjàdébuté.

Nous sommes arrivés sur la ZAD, ouzone à défendre, un soir, un peu avantl’heure du dîner. Nous retrouvons unepetite dizaine de personnes à l’ intérieurd’un chapiteau monté sur une parcelledu Conseil général du Tarn, entreGaillac et Montauban. Les occupantssont en train de cuisiner et de s’organi-ser un peu pour la manifestation et letractage du lendemain à Albi. Une foisla soupe et les lentilles avalées, l’heureest à la distribution des tours de garde.Pour prévenir une éventuelle nouvelleattaque, le campement est surveillétoute la nuit. « Il faut être prêt si lescagoulés reviennent », prévient un za-diste.

Dans le Tarn, le chantier d'un barrage destiné à l'irrigation et la dilution de lapollution du Tescou est sur le point de démarer. Mais les opposants au barragede Sivens dénoncent un projet inutile et destructeur. Une association secharge du combat juridique tandis qu’un collectif occupe le terrain.

OCCUPATION POURSAUVER LES BOUILLES

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25LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014 25LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

En effet, une ferme abandonnée etinvestie par le collectif, au lieu dit laMétairie Neuve, a été saccagée le 23janvier par une vingtaine d’hommescagoulés « armés de manches depioche et de masses ». Ils sont venusavec les plaques d’ immatriculationmasquées, ont brisé la porte, des fe-nêtres, des volets, maîtrisé une desdeux militantes qui se trouvaient surplace pour ne pas qu’elle appelle durenfort, répandu du répulsif et dégonfléles pneus des voitures stationnées là.Cette agression est intervenue aprèsl’ incendie de plusieurs cabanes aumois de décembre et des menaces àpeine voilées proférées par le présidentde la FDSEA (Fédération départemen-tale des Syndicats d'Exploitants Agri-coles) dans l’hebdomadaire Le paysantarnais.

UNE ZAD AU TESTETLe week-end suivant, un nouveau

campement était construit à deux kilo-mètres de là, tout près de l’endroit pré-vu pour la construction de la digue.Nous prenons ici notre tour de gardede 6h à 8h, tout près du poêle, dans lapetite guérite de contrôle. Au lever dusoleil, nous découvrons la cabane-dor-toir. Elle est en bois, isolée à la pailleet surplombe le chapiteau qui fait of-fice de pièce commune et de cuisine.Des banderoles, accrochées au-dessusde la route, interpellent les riverainssur le projet de barrage. Il y a aussi untipi, des toilettes sèches et de petitschemins de paille pour se déplacer àpied sans abîmer la prairie sensible dela zone humide du Testet.

C’est pour protéger la nature et dé-noncer un système en bout de courseque des personnes se sont installées surce territoire menacé. Il y a toute une

petite troupe qui gravite sur la ZAD,on y croise des militants aguerris, desétudiants, des gens de passage, venusde loin ou du coin, des curieux quis’arrêtent pour s’ informer sur le bar-rage… Le collectif Tant qu’il y aurades bouilles plaide pour « une agro-écologie paysanne respectueuse de lavie ».

« La façon anti démocratique dontle projet a été imposé » est aussi dé-noncée. Thierry Carcenac, le présidentdu Conseil général du Tarn, se re-tranche derrière l’enquête publiquepour affirmer dans une lettre « qu’il ne[lui] apparait pas opportun de rouvrirle débat ». Mais bien des choses ontchangé depuis cette « consultation »qui n’a pas pris en compte les avis cri-tiques des scientifiques et qui n’étaitpas complète.

Un débat contradictoire, c’est ce quedemande le collectif du Testet qui a dûsaisir la Commission d’accès aux do-cuments administratifs (Cada) pourobtenir un rapport qu’elle demandaitdepuis deux ans. Réalisé par la Com-pagnie d'Aménagement des Coteaux deGascogne (CACG)et remis au Conseilgénéral en 2001 ,c’est ce documentqui fixe les besoinsd’étiage du Tescouet qui détermine le volume de la rete-nue de Sivens. Bien que fondateur duprojet, ce rapport n’avait pas été divul-gué au moment de l’enquête publique.Une fois celui-ci analysé, le collectifdu Testet a pu estimer que le débitd’étiage retenu de 150 l/s, calculé en2001 pour diluer les rejets polluants« hors-norme » d’une laiterie de Mon-tauban, n'est plus justifié aujourd'hui.

En 2009, la CACG, devenue entre-

temps maître d’ouvrage délégué duprojet du barrage, remet un deuxièmerapport au Conseil général. Il est censéactualiser les précédentes données,mais les débits d’étiages restent iden-tiques. Pourtant, les rejets de la laiterieSodiaal ont considérablement diminuédepuis que l’entreprise a amélioré sonsystème d’assainissement. Entre unobjectif de 150 l/s et 100 l/s (débit suf-fisant selon le premier rapport de laCACG si la pollution de la laiterie étaitmaîtrisée), « c’est 600.000 m3 de dif-férence », indique le collectif, « ce quicorrespond à une augmentation de47 % des ressources à mobiliser ».

Concernant l’ irrigation, le collectifdu Testet considère que le plafonne-ment de la consommation d’eau à2000 m3/ha est incohérent avec laconsommation réelle et que l’évalua-tion des besoins ne prend pas encompte l’évolution des surfaces irri-guées, qui selon l’aveu même de laCACG, auraient diminué de 38 % entre2000 et 2010 sur les communes dubassin du Tescou à l’amont de Mon-tauban. La CACG aurait aussi inclus

« sans aucune ex-plication », dans lessurfaces desserviespar le barrage deSivens, 54 ha deterres agricoles déjà

irriguées grâce à un autre bararge enfonction, celui de Thérondel.

La conclusion du collectif est alorssans appel : « après avoir analysé lescalculs de déficits en eau du bassin duTescou réalisés par la CACG en 2001,à la fois pour les besoins de soutiend’étiage et pour les besoins d’irriga-tion, il ressort que le volume prévupour le barrage de Sivens est del’ordre de 3 à 4 fois surdimensionné ».

« LE VOLUME PRÉVU POUR LEBARRAGE DE SIVENS EST DE

L’ORDRE DE 3 À 4 FOISSURDIMENSIONNÉ »

Reportage

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Pour l’association, si les dernièrespollutions étaient réduites à la source, etnon artificiellement diluées, et si cer-tains irrigants ne provoquaient pas d’as-sèchement de la rivière, « il n’y auraitprobablement pas besoin de soutiend’étiage ». Les besoins d’irrigations res-tants, estimés à 364.000 m3, ne justifie-raient plus la construction d’un barrage.

« La solution serait sans doute facile-ment trouvée par l’optimisation des 185retenues existantes (qui peuvent déjàstocker 5. 1 millions de m3) et par lacréation de nouvelles petites réservespour les quelques fermes qui n’endisposent pas encore », avance le col-lectif qui demande à « geler la procé-dure de réalisation du barrage de Sivensen attendant les conclusions de nou-velles analyses réalisées par des expertsréellement indépendants ».

ÉVITER QU'IL NE SOIT TROP TARDDans une lettre ouverte, le collectif

Tant qu’il y aura des bouilles rappelleque « la CACG est dans une situation deconflit d'intérêts, car elle est à la fois :bureau d'études, concessionnaire pourla maîtrise d'ouvrage, maître d’œuvre,futur exploitant potentiel et vendeur dematériel d'irrigation » et que « rémuné-rée au pourcentage du budget total(100 % sur fonds publics) elle a eu toutintérêt à proposer à ces mêmes pouvoirspublics un projet surdimensionné ». Unélu cumule ainsi des fonctions à laCACG (une société d’économie mixte),au département et à l’Agence de l’eau

Adour Garonne. D'autres personnes ontégalement plusieurs casquettes.

L’utilité d’un tel barrage mise à mal, ilreste encore les contradictions entre lesdéclarations du Conseil général du Tarnsur l’écologie et sa volonté de construirecette retenue au fort impact environne-mental. En 2007, le département lançaitson pôle de protection des zones hu-mides mais cela ne l’empêche pas devouloir détruire aujourd’hui celle duTestet. Elle est pourtant qualifiée par laDreal comme faisant « partie des zoneshumides majeures du département dupoint de vue de la biodiversité ». SonAgenda 21 stipule une gestion durabledes forêts, mais le Conseil général or-donne le défrichement de 29 ha du boisde Sivens classé en zone naturelle d’in-térêt écologique, faunistique et flo-ristique (ZNIEFF). Alors qu’il n’étaitfait mention que de 23 espèces proté-gées lors de l’enquête publique de 2012,les dérogations portent aujourd’hui sur94 espèces.

Presque tous les services de l’État ontémis des réserves sur le projet. L’One-ma, l’Office national de l’eau et des mi-lieux aquatiques, juge que « les mesuresde corrections et de compensation envi-sagées ne garantissent pas le maintienen bon état de conservation [des es-pèces] impactées par le projet ». LeCRSPN, Conseil scientifique régionaldu patrimoine naturel, a rendu un avisdéfavorable, le Conseil national de laprotection de la nature (CNPN) aussi,deux fois de suite. Le Conseil général etla Préfecture du Tarn les ont ignorés etont déclarés le projet d’utilité publique.

Seuls trois conseillers généraux n’ontpas voté en faveur du projet. PourJacques Pagès, l’un d’eux, « cela faittrès longtemps que le Conseil généraltravaille dessus, ce barrage est quasi del’ordre du religieux ». Il est en effet dansles cartons depuis une quarantained’années…

Mais tout s’est accéléré récemment.Le déboisement de la zone où serait im-planté le barrage devant être fait enmars, les autorités ont envoyé le 27 fé-vrier une centaine de gendarmes mo-biles pour expulser les occupants de laZAD du Testet. Mais le soir même, lesopposants au barrage s’installent dans laparcelle juste en face, propriété del’ONF. Durant le week-end et les joursqui suivent, des renforts par dizaines ar-rivent pour soutenir la lutte. Mi-mars,trois lieux sont occupés par une soixan-taine de personnes et aux dernières nou-velles, du monde continue à affluer.

Pour les zadistes, il s’agit de perturberles opérations de déplacement d’espècesprotégées, obligatoires avant decommencer un chantier de ce type etd’empêcher le déboisement. Les natu-ralistes font leur travail escortés par unecinquantaine de gendarmes habillés enmilitaire. L’idée est d’agir avant qu’il nesoit trop tard, pour éviter la situation desbarrages de Fourogue et de Gabasconstruits non loin de là. « La justice afinalement donné raison aux associa-tions qui dénonçaient ces projets, maisles barrages ont été déclarés illégauxaprès leurs constructions. On veut éviterça ici », nous confie un occupant.

Zor

Les zones humides sont protégées par la loi. Comme pour chaque projetqui en détruit une, les promoteurs du barrage doivent compenser cetteperte. Le barrage aurait une emprise de 48 ha. Il détruirait 29 had’espaces boisés et ennoierait 12,7 ha de la zone humide du Testet.Stéphane Mathieu, directeur de l ’eau et de l ’environnement au Conseil gé-néral , se veut rassurant. S’i l « assume la destruction de la zone humide  », i ldéclare « mettre le paquet sur les mesures environnementales. Nous avonsmis un mil l ion d’euros sur la compensation ». Un argument qu’i l rétorqueaux écologistes qui critiquent le coût du projet. L’Onema, le CSRPN et leCNPN ne sont pas satisfaits des mesures de compensations proposées.Le Conseil général avait initialement prévu 24 ha de compensation. Fina-lement, ce ne sera que 19 ha éclatés en neuf zones. Stéphane Mathieuindique que « les zones ont été identifiées mais pas encore acquises. Ils’agit d’anciennes zones qui ont été drainées par le passé, nous al lons bou-cher les drains pour recréer des zones humides ». Autrement dit, tenter derecréer des zones humides sur d’anciennes zones humides détruites parl ’agriculture, pour compenser la destruction de nouvel les zones humides.

Calculs de compensation

Le Tescou est une petite rivière, il fau-dra trois ans pour remplir la retenued'eau.

Reportage

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VIE ET EXPULSIONÀ LA ZAD DU TESTET

La ZAD du Testet, la ZAD desboui l les ou encore la Boui l lonnante,autant de noms qui désignent lamême chose : une zone de ré-sistance pour protéger un petit coinencore préservé du Tarn.Le col lectif Tant qu'i l y aura desboui l les occupe le terrain contre leprojet de barrage. Près du croise-ment de la D999 et de la D132, cequi devient un petit vi l lage s'enra-cine et prend de l 'ampleur.La phi losophie est inspirée de lalutte en cours depuis plus de cinqans à Notre-Dame-des-Landes, «   lagrande ZAD  » : l 'occupation pourcontrer les travaux d'un projet jugénéfaste.L'expulsion du 27 février était at-tendue, le déménagement de l 'autrecôté de la route avait commencé lasemaine précédente.

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Une centaine de gendarmes mobi les ontdétruit le campement et saccagé le terrainavec la pel leteuse. Quelques minutes d'immo-bi l isation de l 'engin, une interpel lation,quelques échauffourées et une aspertion de gazlacrymogène plus tard, une nouvel le occupa-tion débutait juste en face. L'expulsion aramené du monde. La semaine suivante, unesoixantaine de personnes occupaient trois sitessur la ZAD du Testet. Les opérations de déboi-sement ont pris du retard, les méthodes dis-suasives ont payé.

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Portfolio

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30 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

LES MONNAIES LOCALESREVISITENT L'ÉCONOMIE

« Dynamiser l’économie lo-cale », « éviter la thésaurisa-

tion et la spéculation », « refaire de lamonnaie un moyen et non une fin »,« ne pas laisser les marchés dominernotre économie et se réapproprier lamonnaie » sont autant d’arguments misen avant par les utilisateurs des mon-naies locales complémentaires. Depuis2010 et le lancement à Villeneuve-sur-Lot de l'abeille, la première monnaielocale française, les projets se multi-plient. On en recense une vingtaine surtout le territoire, et une quarantainesont en cours de création. Malgré desdivergences de fonctionnement, tousces projets veulent faire de la monnaieun outil au service d’échanges locauxet éthiques et non plus un moyen despéculation. « Cela répond au désir dereprendre le pouvoir sur notre mon-naie. Par nos achats, on peut impulserun changement de société », souligneFrançoise Lenoble, fondatrice et co-présidente de l’association qui a lancél’abeille.

Le principe est toujours lemême : les adhérents au réseau diffu-sant la monnaie locale se procurent lescoupons-billets contre des euros dans descomptoirs d’échanges ou auprès des as-sociations organisatrices. Chez lescommerçants qui acceptent la monnaielocale, le client peut payer en sardines,mesures, communes, sol-violettes,abeilles, eusko, etc. au lieu de régler

ses achats en euros (un euro vaut uneunité de monnaie locale et l'appointpeut être fait en euros). Les presta-taires sont choisis selon des critèressociaux et environnementaux : ilsdoivent répondre au cahier des chargesde l’association qui gère la monnaielocale. En général, ce sont des arti-sans, des commerçants et des petitesentreprises indépendantes qui s’en-gagent à se fournir le plus possible au-près de producteurs locaux.

DONNER DU SENS À LA MONNAIELe cahier des charges imposé aux

commerçants participants est la princi-pale valeur ajoutée de ces monnaieslocales par rapport aux tickets resto ouautres chèques vacances. C’est lui quidonne du sens à la monnaie. Selon lescas, en plus des exigences de produc-tion et de relocalisation locale, il peutastreindre à d'autres critères. Ainsi,pour l’eusko, qui circule au PaysBasque français depuis janvier 2013,le cahier des charges est fortement lié àla langue basque : l'Euskara. Pour êtreprestataire dans ce réseau, il faut aussis’engager à communiquer en basqueauprès de ses clients, soit parl’affichage bilingue en magasin ou surles menus des restaurants, soit en pre-nant des cours pour maîtriser les rudi-ments de la langue. En utilisantl’eusko au lieu de l’euro, les particu-liers aident à préserver et développercette spécificité régionale.

La plupart des systèmes de monnaielocale complémentaire françaisconservent en garantie les euroséchangés dans un compte épargneéthique proposé par des sociétés finan-cières de l’économie sociale et soli-daire, le plus souvent la NEF. Si laconversion des euros en monnaie lo-cale est en général d’un pour un, la re-conversion des monnaies locales en

euros est soumise à des frais de l'ordrede 3 à 5%. Seuls les prestataires sontautorisés à reconvertir la monnaiecomplémentaire qu’ils reçoivent deleurs clients en euros. Les particuliersne le peuvent pas, afin d'encouragerl'usage de la monnaie locale. Les fraisde reconversion permettent bien sou-vent de financer des projets associatifsou de compenser la perte lorsque letaux de change en euros n'est pasexactement de un pour un. Parexemple, on peut obtenir 110 mesures(la monnaie locale de Romans) contre100 € ; cette disposition est un coup depouce en faveur du pouvoir d'achat deceux qui utilisent la mesure. Parfois, lamonnaie est également « fondante »,c’est-à-dire qu’elle perd de sa valeuravec le temps. Là aussi, il s’agit d’évi-ter la thésaurisation et d’encourager leséchanges. Les sommes générées par la

Dans certaines villes, i l est désormais possible de payer sabaguette en monnaie locale, sans passer par les euros. Cesmonnaies revendiquent une économie sans spéculation, danslaquelle chaque citoyen contribue par ses achats aumaintien ou au développement d'une offre de services et deproduits locaux.

La Cigalonde, lecontre-exempleLes monnaies locales ne sont pastoutes des projets « sociaux etsol idaires ». On trouve dans lal iste de ces monnaies élaboréepar le réseau des monnaies lo-cales complémentaires quelquesexemples dont la philosophie estassez éloignée de l ’idée originale.Il en est ainsi de la Cigalonde,instaurée dans le Var à l ’initiativede commerçants et qui n’ad’autre intérêt que de faire de lapromotion pour les commercesappartenant au réseau. Pas defonte, pas d’exigences sur la qua-l ité des produits vendus, la Ciga-londe relève plus du folklorepubl icitaire que de l ’outi l detransformation économique.

Économie

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31LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

fonte servent en général à financer lesystème (impression des billets,fontionnement de l'association) ou àsoutenir divers projets locaux.

À Roanne, où la commune circuledepuis novembre 2010, le réseau veutrester petit pour conserver son indépen-dance. « Nous sommes dans une dé-marche politique en opposition àl’euro », expliquent les fondateurs de lacommune. « Le terme même de mon-naie locale complémentaire ne nousconvient pas. On préfère monnaie sub-sidiaire ». Plus radicale que la plupartdes autres monnaies locales, celle-ci apour objectif de faire sortir des euros dusystème bancaire. Ils ne touchent au-cune subvention et les 4000 € qu’ils ontconvertis en communes ne sont pas nonplus déposés dans une banque. L’asso-ciation gérante en prête une partie àceux qui en ont besoin sous forme demicro-crédits.

À l’opposé, à Toulouse, la ville esttrès impliquée dans le sol-violette quicircule depuis mai 2011 (70.000 sont encirculation). Elle a subventionné le pro-jet à hauteur de 120.000 €, ce qui apermis d’embaucher l’équivalent de 4,5temps plein, et offre 30 sol-violettes parmois à 90 familles défavorisées qui ontété sélectionnées par les Maisons deschômeurs. La municipalité s’est posi-tionnée en faveur de l’utilisation dessol-violettes dans son réseau de trans-port Tisseo mais le Trésorier payeurmunicipal, un fonctionnaire détaché deBercy, fait pour l’instant barrage à cettemesure (autorisée dans d'autres pays eu-ropéens) au prétexte que la seule mon-naie ayant cours légal est l’euro. ÀMontreuil, qui prévoit de lancer la pêchecette année, la mairie a déjà décidéd’accorder 30.000 € de subventions et leconseil régional 50.000 €. Des sommesimportantes d’argent public qui, si ellesmontrent l’ intérêt que portent certainesautorités locales à ces initiatives ci-toyennes, posent la question de l’effica-cité de tels projets.

IMPACT DES MONNAIES LOCALESSur le plan de l’économie locale, il est

encore trop tôt pour savoir si ces mon-naies dynamisent réellement leséchanges. À Villeneuve-sur-Lot, où l’onutilise l’abeille depuis 2010 (60.000abeilles sont aujourd’hui en circulation),on constate que « les restaurants se pro-curent leurs ingrédients auprès de pro-ducteurs locaux, ce qu’ils ne faisaientpas avant », indique Françoise Lenoble.

De même à Toulouse, où a été instauréun système de suivi des coupons-billets,« on sait que le sol-violette circule troisfois plus vite que l’euro. Il est échangé 6à 8 fois avant d’être reconverti en euro,donc de repartir dans l’économiespéculative », explique Caro Andrea. AuPays Basque, 5.000 € ont été reversés à23 associations six mois après le lance-ment de l’eusko grâce aux bénéfices dela reconversion. Il faut dire que l’euskoest en volume la monnaie locale la plusimportante de France avec 230.000 eus-kos en circulation. Les initiateurs dumouvement envisagent de lancer pro-chainement des euskos dématérialiséspour effectuer des virements inter-entreprises (commerçants - fournis-seurs). Cependant, « en France, on

manque de recul pour faire un bilan so-cio-économico-écologique de leur im-pact. C’est un mouvement profond detransition, mais il n’implique pas en-core suffisamment de gens même s’il estglobalement pertinent », estime Phi-lippe Derudder, auteur de plusieurs ou-vrages en faveur des monnaies localescomplémentaires.

Si le mouvement est encore trop petitpour mesurer son impact sur la relocali-sation de l’économie, les monnaies lo-cales sont par contre intéressantes sur unplan pédagogique. Leur mise en placeest source de débats qui permettent demobiliser les citoyens autour de laquestion souvent tabou de l’argent et defaciliter la compréhension du systèmemonétaire. À Toulouse, ce sont

Si l ’euro est la seule monnaieayant cours légal d’après laBanque de France, les monnaieslocales sont quand même sou-mises à laréglementa-tion bancaireet financière.Les émet-teurs demonnaieslocales de-vraient doncêtre agréésen tantqu'établ isse-ments decrédit parl 'Autorité decontrôleprudentiel etde résolution(ACPR), unorganisme adossé à la Banque deFrance. Cependant, i l s peuventdemander une exemption au motifque leurs opérations bancairessont réal isées au sein d'un « ré-seau l imité d'accepteurs  » . Cetteformal i té rempl ie, les émetteursde monnaie locale ne sont pashors-la-loi . Cependant, leur uti l i -sation est l imitée. La valeur doitêtre de un pour un avec l 'euro. I ln 'est pas légal d'uti l i ser le fondsde garantie constitué par la

conversion des euros en monnaielocale et obl igatoirement déposéà la banque, bien que certainesmonnaies locales le fassent. U n

salaire peutêtre payé enpartie enmonnaie lo-cale avec l 'ac-cord dusalarié. Ce-pendant, enFrance i l n 'estpas encorepossible derégler ses im-pôts même lo-caux avec uneautre monnaieque l 'euro.Avec le déve-loppement desmonnaies lo-

cales complémentaires, l 'ACPRles regarde de plus près. I l s ontnotamment entamé un dialogueavec des représentants du mouve-ment de ces monnaies pour véri-fier qu'el les sont bien enadéquation avec la réglementa-tion. « Pour l ' instant, i l n 'y a pasde volonté de freiner les mon-naies locales. I l s'agit d'unesimple vigi lance », estime Phi-l ippe Derudder, spécial iste desmonnaies complémentaires.

La Banque de France se penche surles monnaies complémentaires

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32 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Comment expliquer l’engouement récent pourles monnaies locales complémentaires (MLC) ?

La crise financière et économique peut en partie expliquerleur fort développement. Injustices sociales, chômage, pau-vreté, épuisement des ressources, crise écologique : les ci-toyens ont pris conscience que le système monétaireabandonné au pouvoir des banques dérégulées pose plus deproblèmes qu’il n’apporte de solutions et que les décisionsprises pour en sortir n’ont rien résolu. La confiance sur la-quelle tout système monétaire repose est très ébranlée desorte que la monnaie pose aujourd’hui des questions qu’onne se posait pas avant la crise.

Quels sont les exemples emblématiques àl’étranger  ?

En 2005, il y avait déjà environ 5.000 monnaies localesayant cours à l’échelle mondiale. Parmi elles, on peut citerl’ Ithaca hour née il y a 20 ans dans l’État de New York.C’est une monnaie horaire, proche des systèmes locauxd’échange (les « SEL », où des personnes s’échangent de fa-çon multilatérale des biens, services et savoirs à l’aide d’unemonnaie basée sur une unité de temps) à la différence que là,il est accepté par un millier de commerces et producteurs, ycompris une banque locale. Au Brésil, le palmas a été créé ily a une quinzaine d’années dans le quartier de Palmeiras, unbidonville des faubourgs du Fortaleza où avait été déplacéedans les années 70 toute une population pour libérer le bordde mer aux investisseurs du tourisme. Adossés à la BanquePalmas, qui accorde des micro-crédits à la production et à laconsommation locales, les palmas ont favorisé le dévelop-pement des commerces, des productions et des services dansce quartier ce qui a permis de maintenir les revenus dans cequartier au lieu de s’en évader. Ce système est devenu unmodèle qui se développe au Brésil pour lutter contre la pau-vreté. Citons aussi le chiemgauer, qui existe en Bavière de-puis 2003. C’est le chef de file des monnaies régionales quise développent en Allemagne et qui a inspiré de nombreusesmonnaies locales européennes dont celles qui fleurissent enFrance depuis 4 ans.

Pourquoi lancer uneMLC plutôt qu’un SEL, ety a-t-il des passerelles entre les deux ?

Si les SEL sont fortement implantés en France (on en compteplus de 400 actuellement) et ont plus d’antériorité que les MLC,ils ne s’adressent qu’à des réseaux de personnes individuelles. Ilsentrent dans la catégorie de ce que j’appelle les monnaies de lien,comme les Accorderies qui naissent actuellement et dont la fina-lité est plus sociale qu’économique : permettre aux gens de seregrouper, de sortir de l’isolement, prendre conscience de sa va-leur personnelle et pouvoir exprimer ses talents au sein d’un ré-seau. On est donc dans la construction d’un puzzle d’initiativesmonétaires dont les MLC forment l’une des pièces, et dont ladifférence principale réside dans le fait qu’elles s’adressent àtoutes les composantes de la société. Il serait fort intéressant demarier les SEL avec les MLC, chacun gardant sa spécificité, carl’expérience est différente tout en se complétant. Pour le mo-ment, il semble que les personnes engagées dans ces expériencesaient du mal à percevoir l’intérêt d’un tel mariage. Dans les SEL,on ressent souvent une opposition forte avec le business et lafiscalité tels qu’ils existent, alors qu’avec les MLC il y a la vo-lonté de transformer les choses dans l’économie réelle, de re-donner un sens éthique à la monnaie.

Comment permettre à ces monnaies d’êtreau service d’une réelle transformation del’économie ?

D’un côté idéologique, on a un cadre dominant très fort et del’autre des citoyens qui cherchent à donner une autre direction àl’économie. Le défi réside dans le fait que ces monnaies n’ontpas vocation à obéir au cadre dominant, mais doivent répondreaux grandes questions de société actuelles. Pour l’instant, enFrance, ces monnaies sont totalement appuyées sur l’euro et onreste donc enfermés dans la logique d’une représentation de ri-chesse inversée où la monnaie est une fin en soi au lieu d’être unseul moyen. Pour aider à l’émergence d’une telle alternative so-cio-économique, il faudrait plus de liberté pour leur émission etleur utilisation. Au Québec par exemple, il n'y a pas d'obligationà s'appuyer sur le dollar, ce qui ouvre des perspectives pluslarges.

d’ailleurs trois associations d’éducationpopulaire qui sont à l’origine du sol-vio-lette. Le fait d'avoir une monnaie fon-dante est notamment un bon outil deréflexion. « Pourquoi une monnaie doitperdre de la valeur au fil du temps ? Est-il normal que l’on puisse faire de l’ar-gent avec de l’argent ? La fonte a le mé-rite de poser les questions de l’intérêt etde la rente », estime Philippe Derudder.

Pour que les monnaies locales aientun impact sur l’économie locale, il faut

qu’elles soient utilisées par suffisam-ment de gens. Or, si les professionnelsperçoivent rapidement l’intérêt d’unetelle expérience, « la principale difficul-té est de convaincre les particuliers derentrer dans le réseau. Il faut fairegrandir les consciences. Il n’y a pasd’intérêt personnel immédiat à fairepartie du réseau ; c’est un cheminementde chacun pour penser intérêt collec-tif », rapporte Sylvaine Dufour, cofon-datrice de la sardine à Concarneau. Pour

que ce soit utile, il faut également que lamonnaie incite effectivement les utili-sateurs à acheter des produits« éthiques ». Or ce sont souvent desmilitants déjà convaincus par la néces-sité de consommer local qui adhèrentles premiers. « L’enjeu est ensuited’élargir les utilisateurs à un secondcercle », explique Philippe Floris, co-céateur de la muse, la monnaie qui cir-cule à Angers depuis le printemps 2012.

Sonia

« Les citoyens cherchent à donnerune autredirection à l'économie »Questions à Philippe Derudder, auteur du livreLes monnaies locales complémentaires : pourquoi, comment ?

Économie

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34 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Lundi 31 décembre,Kfar Vitking

Nous sommes arrivés hier à l’aéro-port Ben Gurion de Tel Aviv. Après unlong contrôle d’ identité et de nom-breuses questions sur le programme denotre séjour, nous avons pris le traindirection Netanya, puis Kfar Viking.Nous sommes très surpris de voir au-tant de jeunes militaires. Le servicemilitaire semble plus qu’ incontour-nable ici, trois ans pour les garçons,deux pour les filles. C’est un des pi-liers de la société et apparemment lepremier sujet lors d’un entretien pro-fessionnel. Seuls les jeunes de confes-sion musulmane ou chrétienne ne sontpas tenus de le faire, mais cela consti-tue un handicap pour trouver du tra-vail et accéder à la propriété. Aprèsune bonne journée de marche, nouspassons la nuit chez Yael, que nousavons rencontré sur la plage.

Jeudi 3, IsfihaCela fait quatre jours que nous

marchons. Hier soir, nous noussommes installés au sommet d’unetour de surveillance incendie en pleineforêt pour y passer la nuit. Cet endroits’est avéré être un lieu où les jeunesviennent se retrouver. Nous y rencon-trons une bande de potes et l’und’entre eux nous invite à venir mangeret dormir chez lui. Alon nous héberge

chez ses parents, paysans producteursd’avocats et de citrons.

Nous repartons le lendemain matin,requinqués par cette rencontre et lesac rempli de fruits d’une qualité re-marquable. Nous avons eu la sensa-tion de goûter des avocats pour lapremière fois. Le paysage de mon-tagne est splendide et nous arrivons àIsfiha, village druze isolé. Les druzessont une ethnie principalement répar-tie entre la Syrie, le Liban, Israël et laPalestine. Ils possèdent une languepropre et une religion particulière,inspirée de l’ islam.

Alon nous ayant donné l’adressed’un ami, nous savions qu’un repas etune douche nous attendaient ce soir.

Samedi 5, NazarethFatigués de marcher, nous avons

décidé de poursuivre notre route enstop. Direction Nazareth. C’est la plusgrande ville arabe d’Israël, avec70.000 habitants. Arrivant à la tombéede la nuit, notre première préoccupa-tion a été de trouver où dormir. Legardien de la basilique nous fut d’unegrande aide en nous proposant plu-sieurs solutions. Nous sommes finale-ment accueillis par les sœurs clarisses.Délestés de nos sacs, nous en profi-tons pour visiter cette ville animée etchargée d’histoire. Nous avons l’ im-pression de changer d’époque.

Mardi 8, DaganiaNous arrivons à Dagania, le premier

kibboutz fondé en 1910 par 1 2 immi-grants ukrainiens. Nous sommes unpeu surpris aux premiers abords : grosportail de sécurité, grillages et barbe-lés, des tourelles, des spots, des bâti-ments gris… Le tout entouré deplantations diversifiées : bananes,dattes, agrumes, avocats, olives…

Nous retrouvons Na’ama, rencon-trée quelques jours plus tôt sur laroute, qui nous laisse l’appartement deson frère absent. Le kibboutz offre unstudio à chacun pendant le service mi-litaire. Le soir même, nous sommesinvités à dîner chez les parents deNa’ama. Son père est d’origine polo-naise, arrivé à l’âge de deux ans. Ilélevait des poulets au kibboutz.Maintenant il est professeur de bridgeet guide. Sa maman, Jacqueline, estd’origine marocaine, et est arrivéequand elle avait un an. Elle était insti-tutrice pour enfants difficiles. Nouspassons une excellente soirée à dé-couvrir la vie de cette famille.

Le lendemain, nous mangeons à lacantine et visitons le kibboutz afin demieux comprendre ce que ce mot si-gnifie. A l’origine de la colonisationsioniste, le kibboutz est une commu-nauté basée sur la propriété communedes biens, préconisant le travail indi-viduel, l’égalité et la coopération au

SUR LES ROUTES D'ISRAËLET DE PALESTINECarnet de voyage d'une randonnée de cinq semaines riches en échanges.

Par Julien et Cyrielle

Carnet de voyage

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niveau de la production, de la consom-mation et de l’éducation. Il se doit depourvoir au besoin et à la sécurité deces membres. Nous découvrons petit apetit que le kibboutz a évolué et perdude ses ambitions. Aujourd’hui à Da-gania, même si beaucoup d’habitantspossèdent une voiture individuelle ettravaillent a l’extérieur, le kibboutzoffre encore des hébergements, des re-traites complémentaires, un systèmede santé indépendant, des écoles, unparc automobile commun, et biend’autres choses que nous n’avons pasvues. Il semblerait que cette autono-mie du kibboutz ne plaisait pas tropau pouvoir central, qui aurait ruinénombre d’ente eux dans les années70-80, à coups de spéculation sur leurendettement.

Vendredi 11, DanNous continuons notre route vers le

nord, un peu de stop, un peu demarche. Nous rencontrons deux Viet-namiens dans une bananeraie. Ilssemblent vivre dans la cabane dechantier que nous voyons au loin etêtre employés/exploités là depuisquelques années, ne parlant ni hé-breu, ni anglais. Nous repartons avecquelques kilos de bananes dans le sacet poursuivons en stop jusqu'à Dan.Petit détail intéressant, le stop ici nese fait pas le pouce en l’air mais…l’ index vers le bas. Nadav nous ac-cueille au kibboutz de Dan pour lanuit.

Le lendemain nous laissons unepartie de nos affaires chez Nadav etpartons pour le plateau du Golan, ré-gion syrienne, occupé depuis 1 967par Israël. Nous traversons plusieursvillages druzes, le froid et la neigenous obligent à réviser nos plans et àMajdal al-Shams nous redescendonsà pied par l’autre coté de la vallée.Nous croisons des centaines de voi-tures qui viennent voir la neige. Desgens chargent leur coffre de neige,incroyable ! D’autre installent desbonshommes de neige sur le capot etredescendent en espérant les ramenerainsi jusqu’à Jérusalem ! Des kilo-mètres de bouchon ! Des gens sepressent par centaines dans un petitvallon pour admirer une chute d’eaud’une dizaine de mètres. L’eau est sirare ici que le niveau du lac de Galli-lé, principale source d’eau du pays,est un sujet récurrent de conversa-tion.

Dimanche 13, Ha ZorainNous redescendons vers le sud et

traversons la réserve d’Alula, princi-pal lieu de passage pour les oiseaux enmigration. En rejoignant la route noussommes pris en stop par Sharon etYossi qui nous invitent à dormir chezeux. Ils vivent dans un moshav. Lesmoshav sont à l’ origine des villagesd’agriculteurs où chacun exploite uneparcelle à titre privé. Certains moyensde production sont mis en commun etla commercialisation se fait via unecoopérative. Ces lieux ont souvent étéconstruits en hauteur ou sur des sitesstratégiques facilitant leur défense.

Chez Sharon, nous retrouvons lesdeux services de cuisine que nousavons déjà pu observer avant. Un pourles laitages, l’autre pour la viande.Nous découvrons également les deuxéviers, les deux cuisinières, tout estséparé afin que l’un ne rentre pas encontact avec l’autre. L’une des raisonsest cette phrase de l’ancien testamentque nous montre Yossi : « Tu ne feraspoint cuire le chevreau dans le lait desa mère ».

Lundi 14, Bequa’otNous quittons nos hôtes et partons

pour la frontière cisjordanienne, à unecentaine de kilomètres. La Cisjordanieest une région à peine plus grandequ’un département français. Avec labande de Gaza, elle constitue l’un desdeux territoires officiellement sousautorité palestinienne. Nous appré-hendons un peu la suite du voyage, lesmédias et les personnes rencontrés au-paravant ayant forgé cette inquiétude.

A Beit She’an, un couple nous prenden stop à la frontière et nous entronsen Cisjordanie sans nous en rendrecompte, ni barrage, ni militaires. Nouspassons la nuit chez Evelein, d’originehollandaise et Meit, Ethiopien. Ilsvivent au moshav de Bequa’ot et sontproducteurs de raisin de table. Im-plantée en Palestine, cette colonie esthyper sécurisée : caméras, gardiensarmés, clôtures électriques. De nom-breux Palestiniens travaillent ici, auxchamps, à la coopérative, à laconstruction de bâtiments maisdoivent repartir la journée finie.

Mercredi 16, AqrabaNous passons ces deux derniers

jours à marcher, faisant de belles ren-contres, même si les échanges avec lesArabes et les bédouins sont freinés par

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la barrière de la langue. Nousmarchons vers Aqraba, ville située àproximité de Naplouse. Les paysagessont magnifiques, inhabituels pour nosyeux francs-comtois. Nous croisonsde nombreux bergers, la plupart sontassez jeunes. À quelques kilomètresde la ville nous rejoignons la route etsommes pris en stop par un tracteurjusqu'à Aqraba. Nous y rencontronsSami, tout étonné de voir deux étran-gers ici. Il se propose de nous héber-ger, nous rencontrons sa femme et sesenfants. Le soir même il nous emmèneà Naplouse pour boire un coup avecun ami policier, mais tout ça secrète-ment, car il est musulman et ne sou-haite pas que sa femme ou sa famillesoient au courant. On se retrouve alorsassis à l’arrière de la voiture, Vodka etshawarma (sandwich au poulet) à lamain, les lumières de la ville défilantautour de nous.

Jeudi 17, JérichoNous repartons ce matin en tendant

l’ index. Une voiture s’arrête, quelquesmots et nous voilà en route pour Jéri-cho. Fenêtre ouverte, musique arabe,paysage magnifique. Nous savouronsce moment. Nous passons de la mon-tagne à la vallée du Jourdain et arri-vons à Jéricho avec la pèche, quelquescourses, un jus de fruits, des cartespostales. Nous grimpons en directiondu monastère grec orthodoxe des ten-tations situé à l’extérieur de la ville.Une petite visite des lieux avec le gar-dien, Mohamed, puis nous nous instal-lons pour la nuit sur un petit espaceplat à flanc de falaise. En dessous, levide et plus loin, les lumières de Jéri-cho.

Dimanche 20, AradNous venons de passer deux jours le

long de la mer Morte, endroit le plusbas de la planète, - 400 mètres d’alti-tude. Baignade et lessive étaient auprogramme. Nous quittons ce matin laplage d’Ein Gedi pour poursuivre plusau sud. Le conducteur qui nous a prisen stop part déminer le long de lafrontière avec la Jordanie, à quelqueskilomètres de là.

Nous arrivons à Massada, de l’hé-breu « forteresse », vieille de 2000ans, sorte d’alcatraz biblique. Nouspassons l’après-midi à visiter ce lieuchargé d’une histoire courte maisintense, dernier bastion juif lors de laconquête romaine. Nous repartons en-

suite en direction d’Arad, premièreville planifiée du pays. À la poste,nous suscitons l’ intérêt des passantsqui finissent par nous dégoter uneadresse où dormir.

Samedi 26, AradNous avons passé trois journées à

randonner dans le désert de Judée, auxalentours d’Arad, avant de partir pourEilat, au bord de la mer rouge, où noussommes depuis quatre jours. Noussquattons sur la plage avec une Portu-gaise, un Russe et un Israélien, àquelques mètres de la frontière égyp-tienne. Nous avons improvisé unetente et un petit barbecue et avonsloué deux masques de plongée. Unefois sous l’eau, nous sommes émer-veillés.

Mardi 29, Noque’dimNous sommes partis hier matin pour

Hébron, où nous avons été invités àpasser la nuit chez Yael qui nous apris en stop. Nous avons dormi à Ky-riat Arba, colonie israélienne qui sur-plombe la ville arabe d’Hébron. Yaelnous a déposés ce matin dans la seulerue d’Hébron tenue par l’état d’ Israël.Cette rue donne accès aux tombeauxdes patriarches, lieu saint juif et mu-sulman. Yael habite à un kilomètred’Hébron et pourtant elle n’y a jamaismis les pieds comme la plupart descolons israéliens en Palestine. En Cis-jordanie, elle ne circule que sur desitinéraires sécurisés qui relient les dif-férentes colonies israéliennes. Arabeset Hébreux sont voisins, ne se cô-toient presque pas, pourtant ils

semblent nourrir l’un pour l’autre dessentiments qui oscillent entre crainteet hostilité. Tout semble fait pourmaintenir cette situation.

Nous passons par un check point etentrons dans la vieille ville avant derepartir en stop pour Bethléem. Lesvilles arabes de Palestine sont magni-fiques, une atmosphère paisible etvivante. Arrivés à Bethléem, noussommes un peu déçus et surpris devoir l’ambiance europapark qui yrègne. Nous dormons ce soir àNoque’dim, colonie israélienne récenteet illégale.

Mercredi 30, JérusalemNous arrivons sous la pluie à Jéru-

salem. Nous avons rendez-vous avecTomer, un ami de Nadav. Nous tra-versons la vielle ville en quête de samaison. Tomer est étudiant enarchéologie comme ses deux coloca-taires. Il nous fait une visite guidéede la ville, même si trois jours nesuffiront pas. Nous sommes ébahisdevant l’animation qui règne ici. Lemoindre quartier, la moindre rue nousoffrent leur particularité. Et quellediversité ! Nous restons un momentassis devant la porte de Damas, avecl’ impression d’être à un carrefourintemporel où le monde entier secroise.

En cinq semaines de voyage, nousavons constaté plus de d’ incompré-hension et de méconnaissance que dehaine envers le voisin. Si certainsalimentent le conflit, la grande majo-rité aspire simplement à vivre en-semble.

À Hébron, les Palestiniens ont installé des grilles au-dessus de cette rue commerçantepour se protéger des détritus jetés par les colons israéliens depuis leurs fenêtres.

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DES OLIVIERS CONTRE LE MURFayez Taneeb est venu crier sa rage. Agriculteur à Tulkarem, en Cisjordanie,nous l'avons croisé lors de l’une de ses étapes en France en mai dernier. In-vité par l’association Génération Palestine, il voyageait pour faire connaîtrela situation des paysans palestiniens, devenue invivable depuis l’édificationdu mur israélien.

« Ce mur a tué certains de nosconcitoyens, a détruit une par-

tie de nos maisons, partagé les familles,et appauvri nombre d’entre elles enôtant aux Palestiniens 37 % de leursterres agricoles, passées du côté is-raélien », explique Fayez Taneeb enguise d’introduction à l'une de ses nom-breuses interventions à travers lemonde. La « clôture de sécurité is-raélienne » ou « barrière anti-terro-riste » pour les uns, « mur de la honteou de l'apartheid » pour les autres, esten cours de construction par Israël de-puis 2002, malgré une condamnation del’Assemblée générale des Nations unies.« L’édification du mur qu’Israël, puis-sance occupante, est en train deconstruire dans le territoire palestinienoccupé, y compris à l’intérieur et sur lepourtour de Jérusalem-Est, et le régimequi lui est associé, sont contraires audroit international », note la Cour Inter-nationale de Justice dans son avis renduen 2003.

Pourtant, la construction s’est pour-suivie avec des conséquences terriblespour les habitants deCisjordanie. Si l’ar-mée israélienne ac-corde bien de rarespermis pour qu’une poignée de Palesti-niens puissent continuer d’exploiterleurs terres, ces autorisations sont insuf-fisantes et soumises à des conditions trèsrudes. « Les portails sont ouverts trenteminutes le matin, et trente minutes lesoir. Donc si un paysan va sur sa terre lematin, il ne peut pas sortir avant le soir.Si jamais il lui arrive quelque-chose, ilest livré à son propre sort ».

Lorsque le mur a coupé en deux sonterrain, en 2002, Fayez Taneeb est entréen rébellion. Estimant ne pas pouvoircompter sur le pouvoir palestinien, ildécide, avec d’autres paysans, de se dé-fendre seuls. Leur stratégie s’articule au-tour de deux axes : l’organisation demanifestations en Palestine et la com-munication internationale pour faire sa-

voir au monde « ce qu’il se passe ici ».Avec la campagne BDS (Boycott, Dés-investissement, Sanctions), ils appellentau boycott des produits israéliens, espé-rant que « comme en Afrique du Sudpour l’arrêt de l’Apartheid, cet actionpeut être un procédé efficace pour obli-ger Israël à respecter les lois internatio-

nales ». Durant sa« tournée », FayezTaneeb tente aussi derécolter des fonds

pour financer la plantation de nouveauxarbres. Car la construction du mur aentraîné la destruction d’un milliond’oliviers, sources de revenus pour denombreuses familles palestiniennes etconsidérés comme des arbres presquesacrés à la fois par les musulmans et lesjuifs. Il souhaite en replanter le mêmenombre et espère que « ces oliviers offri-ront un revenu aux familles et rétablie-ront l'équilibre des écosystèmesperturbés par la construction de cemur ».

L’Union Européenne apporte une aidefinancière à la Palestine, mais FayezTaneeb la refuse. « Je ne veux pas d’uneaide pour manger. Il faut une aide quidonne à la Palestine les moyens de pro-duire elle-même ce dont elle a besoin ».

Il dénonce aussi l’utilisation de cesaides, dont la plupart servent selon lui desalaire aux autorités palestiniennes.« Rien que dans les services de sécurité,il y a entre 70 et 80.000 employés. Etpourtant, cela n’empêche pas que jepeux être arrêté à n’importe quel mo-ment par l’armée israélienne »,constate-t-il.

En plus du mur, Fayez Taneeb se bataussi contre une usine chimique is-raélienne installée en territoire palesti-nien après avoir été interdite sur le solisraélien. « Avec le vent, toute la pollu-tion arrive sur Tulkarem », rapporte-t-il.Avec ses voisins, l’agriculteur a portéplainte contre le directeur de l’usine, cequi n'a rien donné. Les 800 agriculteursisraéliens, quant à eux, sont allés voir ledirecteur qui leur a promis d’arrêterl’usine pendant les 40 jours de l'annéeoù les vents inverses emportent les rejetstoxiques sur les terres israéliennes.« L’usine pose un problème au pointd’arrêter les machines durant 40 jourspour ne pas intoxiquer les 800 colonsisraéliens, mais polluer l’environnementde 70.000 Palestiniens plus de 300 jourspar an, ce n’est pas un problème »,constate, amer, Fayez Taneeb.

Sonia

« CES OLIVIERS OFFRIRONT

UN REVENU AUX FAMILLES »

Palestine

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38 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

UNE NOUVELLE LOI PÉNALEEN PRÉPARATION« Nos prisons sont pleines, mais vides de sens » clamait Christiane Taubira enseptembre 2012. En formulant cette critique, elle soulignait l’aspirationgouvernementale à instaurer une nouvelle politique pénale nécessaire dansl'environnement crispé par l’inflation législative de ces dernières années. Maisle projet de réforme pénale discuté en avril au Parlement s'avère décevant.

E n septembre 201 2, une circulaire de politique pénaleinvitait les procureurs à limiter le recours à l’ incarcé-

ration aux seules situations qui l’exigeaient. Elle rappelaitla nécessité de sanctions « justes et adaptées » et la « pro-motion de la réinsertion du condamné ». Cette circulaireétait suivie de la création d’une conférence de consensussur la prévention de la récidive dont l'objectif était de re-censer les « expériences et pratiques professionnelles po-sitives » dans le domaine. Axé sur le dialogue et le débatavec différents acteurs du monde prison-justice (y comprisdes personnes exécutant une peine), la démarche marquaitune véritable rupture avecles travaux législatifs pré-cédents. Mais l’angled’attaque limitait claire-ment la réflexion à la pré-vention de la récidive.Réduire les politiques deréinsertion à cela présenteles personnes détenuesavant tout comme desrisques dont il convien-drait de protéger la sociétéalors que seules de véri-tables politiques de réin-sertion sociale peuventpermettre de garantir le droit à la sûreté de tous.

Néanmoins, un ensemble de préconisations courageusesa par la suite été remis au Premier ministre. Parmi elles :reconsidérer la place de la prison dans l’arsenal répressif,abandonner les peines automatiques comme les peinesplanchers, rompre avec la logique de pénalisation crois-sante des comportements, éviter les sorties sèches, ouvrirla prison aux règles de droit commun.. . Toutes ces recom-mandations devaient servir de fondement à l’élaborationdu projet de loi. Mais celles-ci sont restées dans l’ombrede la peine de probation qui a rapidement concentrée toutel’attention, aussi bien médiatique que politique, au détri-ment des autres. Il s'agit d'une peine restrictive de libertépurgée en milieu ouvert.

Les premières orientations du projet de loi, présentées audébut de l’été 201 3 , annonçaient de profonds changementsà la hauteur des enjeux et de l’espoir suscité par laconférence de consensus. Mais très vite, certains arbitragesministériels ont affaibli le projet. Les stratégies électora-

listes basées sur la valorisation de la « sécurité » et de larépression ont contribué à faire perdre à ce texte son ambi-tion originelle. La peine de probation devenue contraintepénale, qui s'ajoute à un panel de peines alternatives déjàexistantes et trop peu utilisées, vient donc complexifier undroit pénal déjà lourd.

OSER REMETTRE EN CAUSE LE PRIMAT DU CARCÉRALLa conférence de consensus osait remettre en cause le

primat du carcéral dans la politique pénale et le texte re-connaît bien cette incapacité de l’ institution carcérale à

répondre aux missionsqu’on lui assigne. Maisça s'arrête là. Si l'ombrede la prison plane sur cetexte, elle reste canton-née à un rôle de figura-tion. Pourquoi aprèsavoir dressé depuis plu-sieurs mois un constat sifrappant des dysfonc-tionnements de l’ institu-tion, le gouvernement nese saisit-il pas de l’op-portunité de réaliser devéritables changements ?

Limiter son usage est une chose, en modifier son fonc-tionnement en est une autre.

La prison est loin d'être « une simple privation de laliberté d’aller et venir ». Rupture des liens familiaux,difficulté d’accès aux soins, non-effectivité de nombreuxdroits s’ajoutent à une longue liste de privations au-jourd’hui inhérentes à l’ incarcération et non envisagéesdans le prononcé de la sanction.

En considérant que la réinsertion est la capacité demener une vie responsable, c’ est à dire « de pouvoirchoisir soi-même des orientations que l’on entend don-ner à sa propre vie et des modalités pour y parvenir », lacase prison apparaît alors plutôt comme un obstacle à laréinsertion. En effet, le choix et l’ initiative n’ont aucuneplace dans cette institution gouvernée par la contrainte etla soumission. Au Parlement aujourd’hui de prendre sesresponsabilités et de faire de ce projet de loi une véri-table remise en question de la place accordée à la prisondans le système pénal.

Dossier prison

Dossier réalisé par Crabo et OraneIllustrations : imagierdesprisons.tumblr.com

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39LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

LES TRAVAILLEURS DE L'OMBREDes travaux forcés à l'oisiveté subie, de la souffrance au travail commepartie intégrante de la peine au travail comme récompense et gage deréinsertion : le travail en prison reste méconnu.

Du quart au tiers selon les sources,il est assez difficile de connaître

précisément la proportion de per-sonnes qui travaillent derrière les bar-reaux. Seule certitude : beaucoup plusaimeraient y avoir accès.

Il existe plusieurs sortes de travail endétention. Le service général concernetoutes les tâches internes qui contri-buent au fonctionnement de l'établis-sement (ménage, buanderie, cuisine. . .),et le travail de production réalisé soitpour le compte de la RIEP, la RégieIndustrielle des ÉtablissementsPénitentiaires (fabrication de produitspour les administrations comme dumobilier urbain, charlottes pour les hô-pitaux et même les uniformes des sur-veillants) soit pour des entreprisesprivées. Il s'agit le plus souvent detâches répétitives, non qualifiées, deconditionnement, de façonnage ou demanutention.

En prison, il n'y a pas de contrat detravail mais, un « acte d'engagement »,signé par le chef d'établissement et lapersonne détenue. Sans contrat, les dé-tenus ne bénéficient donc pas desdroits qui y sont relatifs et sont placésen dehors du cadre d’application ducode du travail : pas de règles de pro-

cédure d'embauche et de licenciement,pas d'indemnité en cas de chômage, demaladie ou d'accident, pas de congéspayés, pas de droit syndical. Seules lesrègles d'hygiène et de sécurités'imposent. La prison reste donc aussidans ce domaine une zone de non droit.

UN SEUIL DE RÉMUNÉRATIONNON RESPECTÉ

La seule règle qui vient encadrer lesrémunérations précise que la rémuné-ration du détenu ne peut être inférieureau taux horaire fixé par décret selon unpourcentage allant de 20 à 45 % duSMIC horaire brut, selon le type de tra-vail effectué. Cependant il existe unmonde entre le texte et la réalité. LeContrôleur Général des Lieux dePrivation de Libertés a déjà eu l’occa-sion de dénoncer une non applicationde ce texte dans certains établisse-ments. Dans son rapport de 2011 , il dé-plore que « ce seuil minimum derémunération (SMR), malgré son ap-pellation », constitue « au mieux le plussouvent un maximum », ou « unemoyenne idéale à atteindre ».

En 2010, le salaire moyen des déte-nus était de 343 €. Cette dérogation estd'autant plus paradoxale que les caissesd'assurance vieillesse appliquent auxdétenu-e-s les règles de droit commun.En comparaison, en une année de tra-vail, une personne rémunérée au SMICpeut valider quatre trimestres tandisqu'un détenu ne peut en valider qu’un,éventuellement deux. Si le service gé-néral est celui qui emploie le plus, c'estaussi celui qui paie le moins : 253 € enmoyenne par mois en 2012. En re-vanche, les détenus sont assurés d'untravail journalier. En ce qui concerne letravail en atelier pour des entreprises,les rémunérations peuvent tourner au-tour de 400 € par mois. Mais ceci estbiaisé dans le sens où les détenu-e-s sontsouvent payé-e-s à la pièce et que lescontrats peuvent être de très courte du-rée, parfois même de quelques jours. Letravail pour le RIEP est le travail le plusqualifié et le plus rémunéré (562 €),mais c'est aussi le plus minoritaire.

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40 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Pour les détenu-e-s, le travail estnécessaire afin de pouvoir cantiner(système d'achat en détention), payerla télévision, l'avocat, la partie civile,mettre de l'argent de côté pour la sor-tie, voire envoyer de l'argent à la fa-mille. Mais c'est aussi plusconcrètement un moyen de sortir de sacellule et une chance d'obtenir des ré-ductions de peine supplémentaires,donc de sortir plus tôt.

L'Administration pénitentiaire deson côté loue les vertus du travail dansla « lutte contre la récidive », car celapermettrait de « faciliter le retour à lavie active ». Mais dans ces conditions,il s'agit plutôt d'un outil de gestion. Lajournée, les détenus sont occupés, lesoir ils sont fatigués. C'est aussi unmoyen de pression très fort, puisqu'ilspeuvent être déclassés (licenciés) pourun problème disciplinaire qui n’a rienà voir avec leur emploi. Pouvoir ob-tenir un travail dont les places sontchères et vouloir le conserver constitueune excellente carotte pour faire régnerl'ordre en détention. Pratique.

Les entreprises aussi y trouvent leurscomptes : prix compétitifs, délais im-battables, charges patronales allégées,absence de jours fériés et de vacances.Les firmes proposent en général desactivités nécessitant un important vo-lume de main-d’œuvre disponible parintermittence (pliages de couronnesdes rois, conditionnements de co-tillons, packaging pour offres promo-tionnelles. . .). Les entreprises gèrentleur production à flux-tendu, inter-rompent et reprennent l'activité à leurguise, et tout ça sans la moindre in-demnité à verser. De plus, les atelierssont mis à disposition gracieusement.L'Administration pénitentiaire parlemême de « délocalisation utile » dansces brochures. Le décalage horaire etles frais de transport en moins. EnFrance, seuls les ESAT (établissementemployant des handicapées) peuventrivaliser. On comprend pourquoi cer-tains secteurs tels que la confection, lacosmétique ou l'automobile sous-traitent aux prisons.

Parmi les grandes marques qui ontfait appel ou font encore appel aux dé-tenu-e-s : BIC, Agnès B, EADS, Re-nault, La Redoute, La Maison deValérie, ou encore L'Oréal (même si sacharte éthique met en avant l'interdic-tion de faire travailler des enfants etdes prisonniers). Ce qui marche en cemoment, ce sont les centres d'appels.

Si certaines entreprises assument re-courir au travail en détention en évo-quant un but social (sic), les autresprétendent ne pas être au courant et seretranchent derrière leurs sous-trai-tants.

LE TRAVAIL EN PRISON DEVANTLES PRUD'HOMMES

Plusieurs affaires concernant le sta-tut du travailleur détenu au regard dudroit du travail ont été portées devantla justice récemment. Les Prud'hommesont ainsi donné raison à des détenussuite à une contestation de licenciementet des rappels de salaire égaux à la dif-férence des sommes perçues pour letravail accompli et le SMIC. Ces déci-sions ont été perçues comme un séismejuridique dans le milieu carcéral. Ain-si, on a reconnu que les relations detravail entre les détenu-e-s et les entre-prises correspondaient bien à la défini-tion jurisprudentielle du contrat detravail, à savoir une rémunération, uneprestation de travail et un lien de su-bordination. La différence de traite-ment entre les salariés libres et détenusrelève bien d'une discrimination.

Les conditions semblaient donc êtreréunies pour une réforme. Mais décep-tion, la décision du Conseil constitu-tionnel du 14 juin 2013 anéantitpresque les espoirs de l'applicationd'un droit du travail en prison. À la

question de savoir si le fait d'exclureles détenus du code du travail estconforme à la Constitution et respectele principe d'égalité devant la loi, il ré-pond que oui. L'absence de contrat detravail n'est donc pas en soi contraireaux droits et libertés garantis par laConstitution. Soit. Il renvoie cependantquand même le législateur à ses res-ponsabilités en soulignant qu'il étaitlibre de modifier les dispositions rela-tives au travail des détenus afin de ren-forcer la protection de leurs droits.

S'il reste difficile d'appliquer en pri-son l'ensemble du Code du travail(avec ses comités d'entreprises obliga-toires.. .) l'absence de droits et de pro-tection ruine la conception même dutravail pénal comme outil d'insertion.C'est pourquoi il est essentiel d'en ap-pliquer une partie, la plus large pos-sible. Quels dangers à laisser exercerdes droits collectifs dans un lieu ferméet sous contrôle ? Pourquoi ne pas ré-munérer le travail à sa juste valeurpuisque cela est un pilier essentiel tantpour l'intérieur que pour la sortie deprison ?

Mais outre des modifications néces-saires dans ce domaine, le statut du dé-tenu travailleur questionne pluslargement le travail pénitentiaire dansson ensemble, qui permet actuellementl'exploitation, avec la bénédiction del'État, sous couvert de réinsertion.

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41LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

JUSTICE DES MINEURS : LA FIND'UN MODÈLE D'EXCEPTION

E n ce qui concerne le traitement de l'enfance délinquantenous revenons de loin. Autrefois enfermés avec les ma-

jeurs, les mineurs délinquants ou en danger, sont progressive-ment séparés des majeurs. On créé des établissementspénitentiaires telles que la Petite Roquette (1986), des colo-nies agricoles chargées de rééduquer les mineurs par le tra-vail (Mettray 1840) ou encore des bagnes d'enfants (1850).Présentés au départ comme des alternatives à la prison, lescolonies et les bagnes s'avèrent en fait en être des extensions.Même logique d'exclusion et de punition. Et le travail, sousprétexte d'apprentissage, devient partie de la peine. Les ré-ponses employées étaient ainsi surtout d'ordre répressif et gé-nératrices de violence. D'autres solutions ont émergé ausiècle dernier, jusqu'à l'apparition à la Libération de l'ordon-nance de 1945, véritable tournant qui a élevé en principe laprimauté de l'éducatif sur le répressif.

Au sortir de la guerre, la France a besoin de sesenfants et doit donc les préserver. De plus, l'expé-rience des camps et le retour des prisonniers deguerre déclenche une vraie prise de conscience del'horreur de l'enfermement. C'est dans ce contextede la Libération que naît l'ordonnance du 2 février1945 sur l'enfance délinquante. Elle fait du droitpénal des mineurs un droit spécial reposant sur desprincipes forts visant à protéger l'intérêt de l'enfanten l'insérant ou le réinsérant dans la société. Lestrois piliers fondamentaux en sont : le primat del'éducatif sur le répressif, la spécialisation des ma-gistrats et des juridictions, et enfin la prise encompte du parcours et de la personnalité de l'enfantdans la décision de justice afin de proposer des so-lutions sur mesure. Mais cela n'empêchera pas enparallèle l'apparition de nouvelles formes destructures coercitives (internats de rééducation...).

Dans les années 50, la délinquance juvénile in-quiète les pouvoirs publics, bien que cette aug-mentation corresponde aux premiers effets dubaby boom. L’apparition des phénomènes debandes de jeunes, les blousons noirs vers 1959,accentue dans l’opinion publique ce sentiment qu’il y a unmalaise de la jeunesse qui se développe. La toute nouvelledirection de l’Éducation surveillée a du mal à sortir de laculture pénitentiaire et crée en 1958 les Centres Spéciauxd'Observation de l'Éducation Surveillée. Cela se révéleraêtre un échec. Ces CSOES, qui fermeront en 1979, sont unappel d'air à l'incarcération, les juges légitimant le recours àcette mesure sous prétexte des temps éducatifs qui y étaientmis en place.

C’est seulement dans les années 70 que l’éducation sur-veillée fuit la pénitentiaire, et sort de l’univers carcéral encréant les centres d’observation fermés. S'il ne s'agit pas destructures pénitentiaires, l’aspect extérieur n’en est pas moinsambigu, avec murs d’enceinte, sauts de loup, portes grilla-gées, verre Triplex aux fenêtres. À partir des années 80, on nejure que par l’action éducative en milieu ouvert pour prendre

en charge les jeunes délinquants, avec une approche bénéfi-ciant des apports de la psychologie clinique, de l’éducationpopulaire ou de la sociologie... L’idée est de préserver lesliens existants. Mais ce n'est toujours pas la fin de l'enferme-ment des mineurs.

TOUJOURS PLUS DE RÉPRESSIONLes premiers Centres Éducatifs Renforcés (CER) ouvrent en

1998. On en dénombre une cinquantaine en 2002 quand sontcréés les Centres Éducatifs Fermés (CEF). Ces CEF sont censésêtre une alternative à la prison mais sont aussi une antichambrede l’incarcération : tout manquement grave au règlement ducentre est susceptible d’entraîner une détention. C'est égalementen 2002 que sont créés les Établissements Pénitentiaires pourMineurs (EPM) qui permettent l’augmentation des possibilités

d’enfermement, car en parallèle les quartiers mi-neurs en prisons classiques ne disparaissent pas.

Chaque loi franchit un nouveau palier dans larépression : abaissement de l'âge de la responsa-bilité pénale, de l’âge minimal de garde à vue etde détention, généralisation de l’incarcération àpartir de 13 ans dans des EPM, aggravation despeines, possibilité de rejet de l'excuse de minori-té, création d’un tribunal correctionnel pour mi-neurs et généralisation des peines planchers pourles 16-18 ans, abaissement du seuil de la peineencourue pour recourir au CEF, procédures cal-quées sur la justice des majeurs… Cette politiques’accompagne également de dispositions tou-chant les familles : suppression de la part des al-locations familiales de l’enfant placé en CER,amendes et des stages parentaux avec possibilitéd’incarcération en cas de refus...

Agiter le spectre de la jeunesse dangereuse, del'enfance incorrigible, permet d'évacuer les vraiesquestions. On ne parle plus d'un enfant ou d'un adoqui a commis un acte délinquant mais d'enfant oud'adolescent délinquant. Mettre en cause unique-ment la personnalité des délinquants, à grand ren-

fort de psychologie, permet d'évacuer la question socialesous-jacente. Car s'il s'agit bien d'un problème d'individuspourquoi s'interroger sur les injustices sociales ? Cette façonsimpliste d'aborder les choses s'enracine également dans unetendance de durcissement, tant dans le domaine pénal quedans le champ social et éducatif, vis-à-vis des « irrégularités »de l'enfance, mais aussi plus globalement d'un phénomèned'intolérance de plus en plus forte face à l'écart, à la disconti-nuité et à la résistance.

Détecter, surveiller, redresser, enfermer. L’idéologie de ladiscipline (alliant l’éducatif, le médical et le carcéral) se ren-force. Le moindre geste peut devenir signe d'une pathologiequ'il faut neutraliser. Des termes tels que « troubles de laconduite » permettent de disqualifier des comportements deplus en plus nombreux, à des fins normatives de contrôle so-cial. D'où des risques de dérive de plus en plus grands.

Dossier prison

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42 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

À l’instar de nombreuses filières AOP, le Comté, fierté fromagère régionale,n’a pas échappé à la course au productivisme. Cette intensification de la pro-duction, très localisée, provoque des pollutions qui mettent en péril la richesseécologique du terroir, pourtant nécessaire à la qualité du Comté.

COMTÉ :UN SUCCÈS AU DÉTRIMENTDE L’ENVIRONNEMENT

42 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

CIC

G

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43LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Le Comté est une fierté pour les habitants de la région,mais il devient malheureusement aussi synonyme de ca-

tastrophe écologique. L’intensification des pratiques d’éle-vage depuis une vingtaine d’années est en grande partieresponsable de la pollution des rivières franc-comtoises et dela chute de la diversité floristique observée dans les prairies.Les acteurs de la filière, qui ont fait du Comté un label dequalité, sont bien conscients du problème. Mais les considé-rations écologiques peinent à s’ imposer face aux logiquesproductivistes et à la perspective de nouveaux marchés.

Le Comté est une institution qui remonte au moins au 13ème

siècle quand les paysans ont mis leur lait en commun dans lesfruitières. C’est la plus vieille AOC fromagère, la plus impor-tante en volume avec 57.000 tonnes produites et 490 millionsd'euros de chiffre d’affaires en 2012. Ce succès commercialet l’ importance économique de la filière ont rendu les poli-tiques très frileux sur le sujet. « L'évolution des méthodes deproduction de lait depuis 1990 ont mis l'AOP Comté, malgréson cahier des charges, en déséquilibre avec son territoire,les sols et les rivières. Cette réalité commence à être recon-nue », note Marc Goux, du collectif SOS Loue et rivièrescomtoises.

L’impact sur le territoire est énorme. En Franche-Comté,73 % de la surface agricole est destinée à la productiond’herbe et de fourrage. À ce stade, on peut parler de mono-culture, les prairies étant de plus enplus semées. La filière est structuréeautour du CICG, le Comité interpro-fessionnel du gruyère de Comté, quirassemble environ 2.800 éleveurs, plus de 150 ateliers de fa-brication, dont 80 % sont des coopératives, les fruitières, unevingtaine d’affineurs et les distributeurs.

« Nous sommes la seule filière à avoir un cahier descharges aussi strict qui limite la fertilisation azotée des solset l’alimentation des vaches laitières », se défend ClaudeVermot-Desroche, le président du CICG. La filière contrôlela production de Comté avec l'attribution de « plaques ver-tes », un système de quotas.

Mais cela n’est semble-t-il pas encore suffisant. L’état desrivières se dégrade fortement depuis les années 70 et la filièreComté est montrée du doigt. « Il apparaît que la Loue et leshydrosystèmes proches présentent un déclin marqué des peu-plements de poissons et d’invertébrés qu’ils hébergent », écritl’Onema, l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques,dans un rapport d’expertise sur les mortalités de poissons ob-servées sur la Loue et le Doubs en 2010 et 2011 . Aujourd’hui,c’est le Dessoubre, l'un des derniers refuges pour les ama-teurs de truites, qui est touché par la pollution et qui est à sontour interdit de pêche.

Pour l’Onema, l’augmentation de la population, les rejetsd’eaux usées, l’augmentation des quantités de lait produiteset les changements dans certaines pratiques agricoles ont unimpact sur les flux d'azote et de phosphore dans la rivière. Sil’agriculture et la filière Comté n’en sont pas les uniques res-ponsables, le collectif SOS Loue et rivières comtoisess’alarme qu’ « en amont de Pontarlier sur le Drugeon, desanalyses ont montré la présence de 504 molécules chimiquesdifférentes, dont environ 330 d’origine agricole ». Pourtant,la nature des sols karstiques de Franche-Comté, qui favorisele transfert rapide des polluants de la surface aux réseauxsouterrains puis dans les rivières, devrait inciter à réduiredrastiquement les rejets.

L’Onema reconnait que l’azote en surplus dans les rivièresest essentiellement d’origine agricole. Il est indiqué dans lerapport que « l’augmentation de la production de lait, quigénère plus de déchets azotés, couplée à l’épandage surprairies de ces déchets, notamment sous la forme de lisiers,joue probablement un rôle dans l’augmentation constatée decet élément dans la Loue ».

LE NOUVEAU PROBLÈME DU LISIERDe plus en plus de fermes abandonnent le fumier au profit

du lisier, beaucoup plus nocif pour l’environnement, car pluslessivable. Suite aux grosses pollutions, les choses ont un peuchangé. La chambre d’agriculture a procédé à une cartogra-phie des sites les plus sensibles, les plans d’épandages du li-sier sont plus stricts et, en général, plus respectés.

Régulièrement, des pollutions volontaires sont tout demême constatées, comme un déversement de 25.000 litres depurin près de la source du Dessoubre, ou encore un agricul-teur suisse qui répandait son lisier dans le Doubs. « Le problèmede fond ce n’est pas l’agriculteur qui se débarrasse du lisier,mais les excédents structurels », explique Marc Goux. Unproblème récent. « Avec les réglementions de mises aux normesdes bâtiments agricoles, des éleveurs ont profité des aides pourinvestir dans des fosses à lisier. Ils gagnent une heure par jour,mais sont maintenant confrontés aux contraintes d'épandage de

lisier, ils en ont beaucoup trop ».L’autre grave problème induit par les

nouvelles méthodes agricoles se mani-feste par l’état des prairies. Les études

du Conservatoire botanique de Franche-Comté montrent unenette baisse de diversité floristique sur les premiers plateaux àplus basse altitude, particulièrement en sol peu profond. L'undes auteurs, Julien Guyonneau, ajoute qu’il « constate globale-ment beaucoup de systèmes eutrophes, c'est-à-dire trop richesen nutriments ».

Seules 13 % des prairies fauchées de montagne et 5 % desprairies fauchées de plaine sont en bon état en Franche-Com-té. Ces résultats ont été obtenus sur des zones Natura 2000,censées atteindre un haut niveau de qualité environnementale.« Ça veut dire que le reste est pire », se désole le botaniste.« Ce n’est pas parce que c’est une culture herbagère quec’est extensif. L’intensification se produit par plus d’apportsen azote et par une augmentation du nombre de coupes ».

La stratégie de « l’herbe courte » se caractérise par une faucheprématurée. Une herbe plus verte concentre plus d’azote et sti-mule sa croissance. « On n’attend pas que le cycle des plantessoit terminé. Il y en a tout un tas qui ne supporte pas ces fauchesprécoces et elles disparaissent. L’autre cause est l’apport en fer-tilisation qui favorise le développement de certaines plantes audétriment d’autres. Dans un système de belle prairie, on observeentre 40 et 60 espèces par relevé de 50 m2. Quand la pressionaugmente, on diminue entre 20 et 30. Non seulement il y enmoins, mais en plus ce ne sont pas les mêmes ».

L’évolution de la diversité florale a forcément un impact sur legoût et la typicité du fromage. Cela n’empêche pas une partie deséleveurs de pencher vers les logiques productivistes, qui abouti-raient selon la Confédération paysanne à « un produit bas degamme et abondant ». Ce scénario pourrait être envisageableavec la suppression des quotas laitiers en 2015. « Certains rêventde développer les exportations. Il y a des demandes quiviennent des États-Unis, de la Chine et du Quatar. Une aug-mentation des volumes dans les conditions actuelles de pro-

Enquête

«  CE N’EST PAS PARCE QUE C’ESTUNE CULTURE HERBAGÈRE QUE C’EST

EXTENSIF »

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44 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

duction constitue une menace pourl'avenir du Comté », se désole MarcGoux.

Le CICG est sur une autre position.Pour Claude Vermot-Desroches, « il nefaut pas augmenter la productivité, maisaméliorer les pratiques agricoles pour li-miter les impacts ». Cela ne signifie paspour autant une stagnation de la produc-tion de Comté. « Si on peut développerde nouveaux marchés, la filière Comtéaugmentera ses volumes avec une pro-duction laitière stable. Sur 10 ans, celapourrait représenter 1.000 tonnes paran ». Dans ce cas, de nouveaux éleveursseront intégrés à la filière.

D’autres militent pour une baisse de laproduction, seule manière de réduire vé-ritablement l’impact écologique. Pourmaintenir le revenu des paysans, le prixd'achat du lait devrait alors augmenter.Les estimations pour parvenir à un Com-té presque neutre sur le plan environne-mental font état d'une hausse de un àdeux euros par kilo de fromage. Certainsplaident pour que ce surcoût incombe à laPAC, qui devrait alors diriger ses aidesvers un axe environnemental plutôt queproductiviste.

Zor

Pression sur la MontbéliardePour augmenter la production laitière, les sélectionneurs ont croisé lesvaches à Comté, les Montbél iardes, avec des Holstein. « Il faut savoirque la Montbél iarde a pris 150 kg de poids corporel en 40 ans, et quesa rusticité montagnarde d'antan n'est bien souvent plus qu'un argu-ment-terroir pour commercial iser le Comté », affirme Gérard Vionnet,paysan-natural iste. « On a fabriqué des animaux qui , à cause de leurtrop haute production et de leurs trop hauts besoins, ne peuvent paspasser un été sur un alpage du Haut-Doubs sous peine de carences desous-nutrition ! C'est un comble, car c'est là qu'on fait les plus bel lesaffiches de publ icité pour le Comté : le chalet, la gentiane et les sa-pins, avec la vache dans le pré-bois ».Pour peser face à la VLHP (vache laitière à haute production), DenisM ichaud, éleveur, enseignant en BTS agricole et chercheur à l ’Inra, ainventé la VLHQT (vache laitière à haute qual ité territoriale). Unevache qui serait en phase avec son environnement, ne souffrirait pasde maladies l iées à sa surexploitation et qui ne serait pas sélectionnéeuniquement sur des critères de productivité laitière, indépendammentdu fait de savoir si el le se nourrit normalement ou énormément.

Enquête

CIC

G

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45LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Semences paysannesLe Parlement européen a rejeté début mars la proposition

de la Commission sur une « simplification » du commercedes semences. Seuls 1 5 députés ont voté pour le texte, 650contre. Le texte était dénoncé à la fois par certains gros se-menciers et par des associations de défense des semences.

La majorité des députés qui ont voté contre l’ont fait parcequ’ils craignaient que la Commission n’impose un cadre trop ri-gide et s’arroge trop de compétences au détriment des États.Certains défenseurs des semences parlaient de ce texte commed’un cadeau fait aux brevets et autres titres de propriété del’industrie agro-alimentaire.

Fin janvier, des paysans envahissaient le siège du Gnis et ob-tenaient l’exclusion des semences de ferme (des variétés sélec-tionnées par l’industrie semencière mais multipliées par lespaysans) de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contrela contrefaçon. Cette exclusion ne concerne que 21 variétés pro-tégées par un certificat d’obtention végétale (COV). Les se-mences de ferme de toute autre espèce restent potentiellementdes contrefaçons. La reproduction de ces 21 variétés était aupa-ravant soumise au versement d’une contribution volontaire.

Par contre, rien n’a encore été fait pour les semences pay-sannes, elles, libres de droits et toujours interdites d’échanges.

Projet de carrièredans le Beaujolais

Les opposants au projet de carrière sur une colline duBeaujolais ont obtenu une première victoire. Fin 2013, leConseil général du Rhône est revenu sur le compromis devente des 83 ha de forêt qu’il avait signé quelques moisplus tôt avec la société Vicat. Parmi les motifs invoqués :ce projet est « de nature à impacter le domaine de Longe-val, son château et la forêt », il « n’apporte pas d’élémentssuffisants sur le plan du développement économique et del’emploi », et il est « considéré comme impactant pour letrafic routier du secteur ». Des arguments mis en avant dèsle début par l’association des riverains opposants. Cettefois, le département a procédé à « un examen approfondi »du dossier, souligne-t-il. Ce retour en arrière ne signifiepourtant pas l’abandon du projet. Dans une lettre adresséeau Conseil général, le directeur régional de Vicat indiquequ’« ainsi que vous le proposez, nous reprendrons contactavec le Conseil général afin de bâtir ensemble une nou-velle proposition de compromis, intégrant vos démarchesainsi que notre Charte d’engagements ».

Boire ou écrire, fallait choisirLe Beaujolais village n’est pas compatible avec l’or-

thographe. C’est ce que nous avons constaté aprèsrelecture du portfolio consacré aux vendanges, malheu-reusement une fois imprimé… Le jus de raisin, et nonde raisain, une fois vinifié, nous a fait prendre des cepspour des cèpes et oublié toutes les règles d’accord desparticipes passés…

Quelques nouvelles des sujets que nous évoquions le trimestre dernier.

RETOUR SUR LUTOPIK #2

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46 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 201446 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 20144646 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Une innovation dans le domaine del’éducation accompagnera la prochainerentrée scolaire. L’école aura désormaispour unique mission de « former les sala-riés de demain », indique le conseiller dunouveau ministère de l’Instruction et duTravail. « Pour cela, toutes les forces vivesde la Nation seront formées presque dès lasortie du berceau ».

Dès l’école primaire, l’école seconjuguera avec l’entreprise. « Lesenfants seraient ainsi intégrés au pro-cessus productif en réalisant destâches à leur portée. Les fondamen-taux sont acquis par la pratique, avecla lecture de bons de commande oumême l’analyse des process de fabrica-tion pour les plus ingénieux. Pour lecalcul, les occasions ne manquent pas,

par exemple à l’occasion des inven-taires ».

À l’heure de la mondialisation, les par-tenariats à l’étranger ne seront pas ou-bliés. L’un des plus emblématiques estcelui avec l’école des mines du Niger.« Là-bas, les collégiens apprendront lagéologie en extrayant les mineraisd’uranium et les plus aguerris se forme-ront aux rudiments des métiers de la pro-tection avec les services de sécuritéd’Areva ».

Concernant les lycéens, « finies les fan-freluches artistiques et autres rêveries phi-losophiques, place à l’entreprise. Lebaccalauréat sera désormais acquis enfonction du nombre d’heures travailléesdurant l’année scolaire par l’aspirant ba-chelier ».

Dans les bocages de Notre-Vierge-Des-Glands, un groupe de contestataires, jugés « radi-caux, mais pas autant que l'ultra gauche » par le ministère de l'intérieur, de l'extérieur et dece qui ne le regarde pas, a décidé d'occuper un bocage près de la côte océanique du pays.

La nuit est noire, le groupe a revêtu des habits sombres pour la discrétion et dispose dematériaux, outils et engins de construction comme armes. Le moyen semble radical, mais« certains font de petites actions comme jeter du goudron dans les forêts et les champs, nous,on les appelle les tapettes », nous confie Léontin, chef du groupe Action Béton, avant lestravaux. Le groupe s’actionne, le fracas des engins et outils de construction retentit dans lanuit. En moins de 33 heures, ce groupe de huit hommes blancs avec une moyenne de 1 ,7testicule par individu a transformé un hectare de forêt en un parking goudronné.

« La nature ne nous apporte rien, les parkings, si. Dans un parking, je peux garer FACI-LEMENTma voiture. Dans la nature, c'est plus difficile. Mais là, nous ne faisons que nousentrainer, nos buts à long terme sont de construire des autoroutes, aéroports et bases mili-taires. Tant d'espace inutilisé, c'est pour cette raison que l'économie ne fonctionne pas et queles immigrés terroristes viennent se cacher dans nos bois », nous dit Léontin avant quele groupe ne se disperse.

« UNE ÉTOILE DANS LA NUIT »

Interview après une injection de sérum devérité sur la personne de Michel Miraisin,maire de la petite bourgade de Chy-Lès-Urne,au milieu de rien.

Pourquoi vous représentez-vous à cesélections municipales ?

M.M : Pour le bien des citoyens, il leur fautun guide, une étoile dans la nuit et les chiffresprouvent que je suis cette personne.

Quels chiffres ?M.M : Ne m'embrouillez pas avec les

chiffres, on peut leur faire dire ce que l'onveut. Parlons plutôt des actes.

Quels sont ces actes dont vous semblez sifier ?

M.M : La mise en place de ce que j’ai ap-pelé la démocratie indirecte. C'est-à-dire inci-ter les citoyens à venir voter en masse pourmoi et qu’ils puissent retourner au plus vite àleurs activités.

Comment voyez-vous l’avenir ?M.M : J'offre déjà des chantiers, des par-

kings, des espaces publicitaires à des entre-prises parce qu'on m'a appris à faire de lapolitique comme ça. Voilà le passé, voilàl’avenir, voilà la vie.

Quelle est votre botte secrète pour cetteélection ?

M.M : Pour ces élections, j 'ai décidé, peuavant le scrutin, de mettre en place un sys-tème coloscopique de surveillance sur lesdélinquants et les personnes habitant dansles quartiers à problèmes en accord avec leministère de l'Intérieur. (Rires)

Pourquoi riez-vous ?M.M : Parce que les caméras, on les met

à l'intérieur des gens. (Rires)Notre commando d'interview armé.

RACISME ANTI-BANC

Du caca dans le cerveau, mais un cucu tout propre / Trois francs six sous / Les Torcheurs / Uranus

Le Torche−Cul

L’ÉCOLE DES CHAMPIONS

... c'est aussiexplorer les

fosses septiques

Le journalisme, cen'est pas que fouillerles poubelles...

ZONE À DÉTRUIRE

Des informations venues des Observateurspolaires nous font part du dégel d’unmystérieux chef de guerre préhistorique.Il serait apparemment sorti vivant de laglace avec environ 1 .000 personnes deson époque, et plus inquiétant, une arméemontée sur mammouths. Les premierstémoins parlent d’une « invasion » etindiquent que « Hannoubal » et sonpeuple sont bien déterminés à retrouverleur empire. Ils auraient vécu sur Terre il

y a une centaine de milliers d’années,mais auraient été décimés par une subiteglaciation. Le réchauffement climatiqueet la fonte des glaces les ont libérés, ilssont maintenant à la recherche éperdue denourriture, pillant les villages et les villesqui se trouvent sur leur passage. La trèsmauvaise nouvelle est qu’ils seraientporteurs d’un virus dévastateur semblableà la peste. Ceux qui ont déjà croisé leurroute sont morts ou malades.

HANNOUBAL SORTI DES GLACES

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47LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

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48 LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

Ça lui a pris d'un bond, comme ça. I l n'a pas pris le

temps de respirer, de contourner le problème ou de le

régler. I l a uniquement senti une vague étrange. Une déto-

nation dans le caveau humide de son cerveau.

I l avait travail lé toute la journée, bloqué devant un écran

d'ordinateur. I l ne vivait pas. I l ne bronzait pas. I l posait ses

yeux sur des pixels pauvres. Et il faisait ce pour quoi on le

payait. I l était retoucheur numérique.

Aidé d'un logiciel de montage, i l tordait le cou à la réalité

et donnait le visage qu'i l avait envie aux mots et aux

images.

Dans les publicités qu'i l modifiait, les femmes étaient dé-

ridées, recolorées, converties, redimensionnées, aseptisées,

adoucies, remodelées, transformées. Elles devaient coïncider

avec l 'image que la marque voulait leur donner. Les pro-

duits al imentaires étaient enrobés, désincarnés, extraits et

replacés dans un autre contexte. I l pouvait donner l 'impres-

sion qu'un yaourt était fait de manière traditionnelle alors

qu'i l était chié par des machines à un rythme incessant et

qu'i l était bourré de mensonges. I l donnait l 'impression que

le jambon était sain et beau alors que les porcs étaient

castrés à la naissance sans anesthésie. I l enfournait des

mensonges à la pelle au cœur des rétines. I l mettait des

heures à donner un air pur et vierge à une femme ano-

rexique et dépressive. I l trahissait tout. I l était l 'artisan du

mensonge de chaque image que vous voyez dans la rue,

dans les journaux, dans les magasins, dans votre télévision.

I l arnaquait la planète sur la couleur des prés et des

vaches. I l était l 'acteur d'une mascarade où tout le monde

acclamait les truands, les faux-monnayeurs, les vendeurs de

camelote et les prisonniers d'eux-mêmes.

La tâche qui lui incombait se terminait à 18h.

Après cette heure, i l redevenait l 'être de tous les jours, le

passager anonyme du train-train.

I l sortit, fuma une cigarette, dit « au revoir » à une col-

lègue et prit le chemin du parking souterrain, les clés de sa

voiture en mains.

La circulation à la sortie du parking semblait bloquée de-

puis quelques minutes. I l regarda à gauche, à droite, et at-

tendit. I l n'habitait pas loin, mais il prenait sa voiture par

habitude.

Une heure passa. Les nerfs en prenant un coup, i l fit

marche arrière, stationna sa voiture et décida de rentrer

chez lui à pied. Dans la file de voitures, les gens piano-

taient le volant de leur voiture avec leurs doigts, fumaient,

grommelaient, jouaient sur leur portable intel l igent.

Après la file interminable de voitures, i l comprit la cause

du bouchon : une manifestation passait par là. Des

hommes et des femmes marchaient, munis de pancartes.

I ls scandaient des alertes contre le gouvernement actuel.

Plusieurs portaient des stickers de syndicats ou de partis

politiques, et la plupart discutaient entre eux, avançant

paisiblement.

Trois manifestants finissaient la marche.

Une voiture qui attendait dans la file, fit quelques mètres

et commença à les suivre. C'était une berline blanche. D'un

coup d'accélérateur, el le percuta un manifestant et lui es-

quinta la chevil le. L'homme se retourna aussitôt. Ces amis

changèrent de regard. Interloqué, puis soudain énervé.

L'homme dans la voiture fit des grands gestes et appuya

sur l 'accélérateur pour faire rugir son moteur. Des mani-

festants se regroupèrent tout autour de la voiture. Le

manifestant qui s'était fait rouler dessus s'approcha de la

fenêtre, prêt à en venir aux mains. Le conducteur fit mine

de sortir pour se battre, mais il rentra aussitôt. Un mani-

festant appela alors un CRS. Le policier fit reculer deux

manifestants et ordonna au conducteur de se diriger sur le

bord de la route.

Le publicitaire vit cette scène, puis continua son chemin,

l 'estomac noué.

Longeant de grands panneaux de chantier où était pla-

cardé le manifeste de la mairie pour la rénovation d'un an-

cien bâtiment, i l vit le bras énorme d'une pelleteuse passer

au-dessus de lui. I l baissa la tête et rentra dans la gare

pour contourner les travaux. Ses jambes étaient lourdes.

Ses yeux gris. I l entendit la pelleteuse percuter le macadam

et la secousse se propagea dans le sol jusque dans son dos.

Les gens marchent toujours vite dans les gares. I ls ne

L'HORLOGE ET LA GRAINEPar Antoine Delahaye

FictionFiction

« Comprendre le mécanisme d'un système, comprendre d'où viennent les forces, absorber la lumière, être au-

torégénérant, faire de la photosynthèse, s'insérer dans les engrenages, se laisser pousser de manière sauvage,

contourner les crans et faire pousser des tiges et des feuilles là où ça rouille et ça suinte. . . »

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49LUTOPIK #3 - PRINTEMPS 2014

voient rien. Comme ce clochard avec une longue barbe qui

l it un gros livre, assis sur un banc.

L'homme prit le bus pour rentrer chez lui. I l s'assit

contre la fenêtre et s'hypnotisa le regard en buvant le

paysage des yeux.

I l ouvrit la porte de son appartement.

Tout était à sa place.

I l prit une douche. Se parfuma. Mangea un cordon-bleu

sans saveur. Et rejoignit quelques amis dans un apparte-

ment en vieil le vil le. I l fit comme si de rien était. Un verre

de vin. Une cigarette. Des discussions plates. Cachant son

désarroi dans sa poche tel un cadavre malpropre.

La nuit, dehors, pulsait. Des colorations nocturnes. Des

jets de lumière.

Des pensées, une à une, poussèrent dans sa tête.

L'homme vit l 'absence et le vide sous ses pieds. I l n'enten-

dait plus rien, voyait les lèvres de ses amis bouger sans

qu'i l ne les entende. Quelque chose se passait en lui.

Quelque chose grondait et l 'appelait.

I l disparut aux toilettes, prétextant une envie pressante

et il y resta plus de 5 minutes. Toute sa journée lui remon-

ta à la gorge, comme des immondices remontant de toi-

lettes bouchées. I l vomit dans la cuvette. Reprit sa

respiration. S'essuya la bouche. Prit la poignée de la porte

des toilettes et réfléchis deux secondes.

La première pour se voir tel qu'i l était.

La seconde pour laisser éclore quelque chose dans sa

tête.

I l tourna la poignée et prit la tangente.

I l descendit les escaliers, courut dans la rue à perdre ha-

leine, courut encore et encore et encore, sans s'arrêter, de-

vant les vitrines, les poteaux, les arrêts de bus, les

devantures, le macadam, les l ignes électriques, les fourches,

les mourants, les assistés, les réfugiés, les meurtres, les

flammes, les histoires entendues et oubliées, les menaces,

les pressions, le béton.

I l courait en savourant chaque foulée, en savourant

chaque mètre parcouru, délestant à chaque expiration

quelque chose de lui-même, et essayant de reprendre goût

avec la vie, de fusionner avec ce qui l 'entourait, d'arracher

petit à petit cette mue sèche qui lui collait à la peau, ex-

plosant les murs qui l 'entouraient, essayant d'imaginer un

monde où il serait à sa place, où il serait une sincérité sur

pieds, un espoir en fleur.

I l quitta la route et descendit un chemin de terre pour

rejoindre le fleuve.

I l se retrouva dans le noir total .

Dans la moiteur fraîche.

Dans le silence. Feutré et animal.

I l fit plusieurs pas, ramassa un journal abandonné, et

marcha le long de la berge, fixant le noir, les yeux écar-

quil lés, les orbites explosées, les larmes qui lui pourris-

saient les paupières, les bras sans vie, le cerveau vide.

I l prit quelques branches et continua sur le petit sentier.

I l descendit un petit talus, s'approcha de l 'eau, entre les

tiges acérées des herbes hautes et la peau noire du fleuve.

I l attendit. Regarda la nuit. Se regarda. Et hurla. Soudain.

Crachant. Pleurant. Dégoulinant. S'effondrant. Une ondula-

tion à travers l 'espace. Une décharge de tellure. Un hurle-

ment.

I l attendit encore.

Dans le noir épais. Sous la voûte piquée d'étoiles sèches.

Les pensées annihilées.

Puis il se redressa.

I l prit une première pierre, qu'i l posa sur un petit terre-

plat, i l en prit une seconde, qu'i l plaça à côté, et au fur et

à mesure de ses al lers-retours, i l construisit un cercle,

rond, imparfait, anguleux, païen. Après avoir écarté

quelques détritus, i l plaça un conglomérat de papier froissé

au coeur du cercle, puis brisa des brindil les et

confectionna un cône au-dessus de la boule de papier.

I l al luma son briquet, approcha la flamme, et sentit une

fumée acre s'échapper. Le noir carbonisé rongea le blanc,

puis de petits crépitements se firent entendre, suivit du

ronflement de l 'air qui s'engouffre dans le feu. Des

flammèches se levèrent et firent craquer aussitôt le bois

sec, réveil lant l 'être inanimé, accroupi au bord du cercle,

pris de frissons euphoriques.

I l resta plusieurs heures là. Absorbé par la bouche en-

flammée, les nappes ondulantes, et les braises qui

dansaient dans la nuit.

I l mit sa main au-dessus des flammes et savoura la mor-

sure du feu.

I l écouta la rumeur du fleuve, tout autour. L'odeur sèche,

acide et carbonisée. Sniffant l 'odeur sèche et carbonisée.

Un cœur orange trouait l 'obscurité.

I l était vivant. Enfin.

FIN

« Avec cette nouvelle, sortez de chez vous. Froissez une feuille et faites un feu. Peut-être que les mots sont de

bons combustibles. . . »

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BD

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