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1 Jacob, Réal. Gestion de projets de transformation organisationnelle en contexte public (chapitre 16). In Bachir Mazouz (sous la direction). Gestion de projets à l’épreuve des spécificités des organisations de l’État. Presses de l’Université du Québec. 2016 (à paraitre). Résumé Le déploiement d’un projet de transformation organisationnelle (PTO) rencontre encore aujourd’hui d’importants problèmes de mise en œuvre. Une des principales explications réside dans le fait que les décideurs publics ont tendance à considérer les PTO comme un phénomène simple, dirigé et organisé alors que les PTO représentent plutôt des changements culturels, systémiques, politiques, contextualisés et difficilement prévisibles. Pour gérer une telle complexité, le chapitre propose un cadre d’analyse stratégique et opérationnel de la mise en œuvre d’un projet de transformation organisationnelle, illustré à l’aide de cas d’organisations publiques et parapubliques. Le chapitre se termine par une série d’apprentissages clés concernant la gestion des PTO en contexte public. Notice biographique de l’auteur Réal Jacob est professeur titulaire au département d’entrepreneuriat et innovation et chercheur au Centre d’études en transformation des organisations à HEC Montréal, où il a assumé des fonctions de cadre supérieur. Membre du conseil d’administration du Fonds de recherche Société et Culture (Québec), il est l’auteur ou coéditeur de plus de cent publications académiques et professionnelles sur les thèmes de la transformation des organisations, la gestion des connaissances et le métier de dirigeant. En 2015, il intégrait la liste internationale « 100 Citation Classics » dans le domaine de la gestion de connaissances. Il est récipiendaire des prix Leaders in Management Education, Innovation et carrière (CEFRIO) et des prix Esdras-Minville et Roger-Charbonneau décernés par HEC Montréal.

Jacob, Réal. Gestion de projets de transformation … · Travaux publics, Service de police, ... les modes de structuration et d’organisation et les systèmes de relations internes

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Jacob, Réal. Gestion de projets de transformation organisationnelle en contexte public (chapitre 16). In Bachir Mazouz (sous la direction). Gestion de projets à

l’épreuve des spécificités des organisations de l’État. Presses de l’Université du Québec. 2016 (à paraitre).

Résumé Le déploiement d’un projet de transformation organisationnelle (PTO) rencontre encore aujourd’hui d’importants problèmes de mise en œuvre. Une des principales explications réside dans le fait que les décideurs publics ont tendance à considérer les PTO comme un phénomène simple, dirigé et organisé alors que les PTO représentent plutôt des changements culturels, systémiques, politiques, contextualisés et difficilement prévisibles. Pour gérer une telle complexité, le chapitre propose un cadre d’analyse stratégique et opérationnel de la mise en œuvre d’un projet de transformation organisationnelle, illustré à l’aide de cas d’organisations publiques et parapubliques. Le chapitre se termine par une série d’apprentissages clés concernant la gestion des PTO en contexte public.

Notice biographique de l’auteur Réal Jacob est professeur titulaire au département d’entrepreneuriat et innovation et chercheur au Centre d’études en transformation des organisations à HEC Montréal, où il a assumé des fonctions de cadre supérieur. Membre du conseil d’administration du Fonds de recherche Société et Culture (Québec), il est l’auteur ou coéditeur de plus de cent publications académiques et professionnelles sur les thèmes de la transformation des organisations, la gestion des connaissances et le métier de dirigeant. En 2015, il intégrait la liste internationale « 100 Citation Classics » dans le domaine de la gestion de connaissances. Il est récipiendaire des prix Leaders in Management Education, Innovation et carrière (CEFRIO) et des prix Esdras-Minville et Roger-Charbonneau décernés par HEC Montréal.

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Introduction Les organisations publiques sont de plus en plus interpellées par des mouvements de fond en regard des services qu’elles doivent rendre aux citoyens et aux entreprises. A titre d’exemples, avec les nouvelles technologies sociales, l’information et les échanges deviennent plus rapides et transparents ce qui rend les citoyens, les étudiants, les parents plus exigeants et plus critiques à l’égard des services publics. Le milieu de l’éducation est ainsi interpellé dans son cœur de métier alors que de plus en plus d’étudiants souhaitent l’introduction d’approches renouvelées en enseignement tels les parcours d’apprentissage, la pédagogie inversée et l’apprentissage en ligne. Quant aux municipalités, elles sont de plus en plus questionnées par la notion d’expérience client-citoyen. Au-delà de confier un tel projet à une direction fonctionnelle comme celle des communications et des relations publiques, cette perspective demande d’installer un mode de structuration qui exige une coordination transversale entre plusieurs directions fonctionnelles (ex : Travaux publics, Service de police, Société de transport) afin de produire un résultat client-citoyen favorable et performant. D’autres citoyens, plus connectés, exigeront de nouveaux services rendus possibles par l’idée de la ville intelligente. Enfin, d’un autre point de vue, la complexification des problématiques en santé, comme les maladies chroniques par exemple, demandent aux établissements de santé et de services sociaux de se coordonner en mode réseau autour de concepts tels que les trajectoires de soins intégrées, la santé personnalisée et l’approche patient-partenaire.

Comme l’illustre la Figure 1, ci-après, les organisations publiques sont interpellées par des vagues de changements qui sont toujours de plus en plus rapprochées et surtout qui présentent de plus grandes amplitudes d’impact. Les organisations publiques ne peuvent plus simplement s’adapter. En mettant de l’avant des projets transformationnels d’organisation, les gestionnaires publics doivent doter leurs organisations de nouvelles capacités à changer, renouveler leur offre de services, imaginer de nouveaux modes d’organisation, réinventer leurs rapports humains et sociaux, notamment avec la nouvelle génération d’employés et de citoyens-clients. En bref, les organisations publiques doivent se transformer en misant sur une démarche pensée, conçue, exécutée, déployée et évaluée par projet !

Figure 1 : La nécessaire transformation des organisations publiques

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Les projets de transformation des organisations (PTO) : de quoi parle-t-on ?

Sur un plan conceptuel, on peut catégoriser les PTO selon deux axes du changement : nature et contexte. Le changement peut être de nature adaptative (ex : le cas de l’amélioration continue) ou transformationnelle (ex : le cas de la réinvention). Un changement organisationnel peut s’inscrire dans un contexte de survie (ex : crise) ou d’équilibre relatif (ex : culture de confort). Les changements adaptatifs / crise / équilibre relatif seront appelés des changements de type 1 ou les aspects structurants formels (stratégie, structure, processus) et informels (culture, valeurs, normes, relations) ne sont pas ou peu questionnés dans leurs fondements. Les grandes opérations de réduction de coûts de l’appareil public s’inscrivent généralement dans cette logique et l’arbitrage final prend souvent la forme d’abolitions de structures, de services ou de postes comme il a été possible de le constater au Québec avec le mouvement de rationalisation vécu par les commissions scolaires en 2015.

Les exemples que nous avons évoqué en introduction à ce chapitre ont en commun un point important : ces organisations publiques sont davantage conviées à des changements de type 2 qui exigent de questionner les fondements, les paradigmes d’action qui sous-tendent les services aux citoyens, les modes de structuration et d’organisation et les systèmes de relations internes et externes des organisations publiques. Ce type de changement peut se situer au niveau de l’ensemble d’une organisation, d’un secteur d’affaires ou d’une fonction.

La Société des Alcools du Québec représente un bon exemple de ce type de transformation au niveau organisationnel. Le modèle d’affaires et de génération de revenus de la SAQ a été totalement revu. Il est maintenant tiré par la logique client (ex : personnalisation de l’offre, marketing relationnel, service-conseil axé sur la découverte) qui a exigé des transformations importantes au niveau des canaux de distribution (ex : géolocalisation des succursales répondant aux nouvelles tendances, commerce électronique), de la chaine d’approvisionnement (ex : nouveaux partenariats fournisseurs), des mécanismes de coordination (ex : des processus simplifiés) et des pratiques de gestion (ex : leadership de proximité RH, relève leadership)1.

Ce chapitre est donc consacré aux PTO de type 2 appliquées au secteur public. Quelles sont leurs caractéristiques génériques ? Comment procéder à leur mise en œuvre ? Quels sont les principaux apprentissages à retenir ? Ces questions agissent aussi comme un cadre de référence pour l’action. Pour des fins d’illustration et d’application des connaissances, quelques cas seront insérés à la discussion.

De la conception à la mise en œuvre des PTO La prise en compte des caractéristiques génériques des changements transformationnels

Comme le montrent Miller & al. (1999) et Rondeau (2008), beaucoup de décideurs publics entretiennent une conception du changement de nature transformationnelle comme étant un phénomène simple, dirigé et organisé. Cette conception trouve ses racines dans une littérature normative. Or les données empiriques nous indiquent que les taux d’échec des changements transformationnels (abandon du projet, dépassement majeur au niveau des coûts, prolongement important des échéanciers) se situent encore aujourd’hui dans une fourchette allant de 60 à 80%. La recherche empirique nous indique aussi que les décideurs publics doivent revoir leur schéma

1 Source: https://www.saq.com/content/SAQ/fr/a-propos/la-saq/acces-information/documents-

disponibles/publications.html

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de pensée, désapprendre comme diront certains, pour mieux orienter et soutenir la transformation de leur organisation. L’étude mondiale réalisée par McKinsey 2015 abonde dans le même sens « The results suggest that companies that design their initiatives to support desired shifts in mind-sets and behaviors see the most successful transformations »2.

Quelles sont les caractéristiques propres à ce type de changement que le décideur public et les intervenants en développement organisationnel doivent prendre en compte quand viendra le moment de lancer un PTO ? En nous appuyant notamment sur les travaux du CETO à HEC Montréal3, Tsoukas & Chia (2002), Langley & Denis (2006), Rondeau (2008) et Collerette & al. (2013), on en retiendra cinq :

- Ce sont des changements de culture qui interpellent l’organisation dans son historicité, son inconscient collectif, ses valeurs, ses routines installées qui sont le fruit de normes sociales partagées, construites dans le temps. Une transformation prend donc graduellement forme, elle n’arrive pas « subitement » après quelques mois et quelques actions structurelles ici et là ! Un PTO doit intégrer le temps comme facteur de succès puisqu’un changement transformationnel s’inscrit nécessairement dans la durée.

- Ce sont des changements contextualisés qui exigent une analyse fine de l’environnement externe et interne de l’organisation, notamment du point de vue des parties prenantes. Autrement dit, on peut s’inspirer de bonnes pratiques provenant d’autres organisations mais on ne peut pas faire l’économie de la mise en contexte. A titre d’exemple, on notera ici que moins du quart des organisations publiques procède à une analyse de leur capacité interne à se transformer (ex : état du climat de travail et des relations au sein des équipes, analyse des profils de compétences actuel en lien avec les nouveaux enjeux de la transformation, etc.), ce qui peut conduire à des constats d’incapacité chronique et de résistances majeures des acteurs qui peuvent se sentir « totalement démunis » au départ d’un PTO.

- Ce sont des changements systémiques qui exigent des efforts importants d’alignement organisationnel entre, par exemple, la nouvelle stratégie d’action, la structure avec ses rôles et responsabilités, les mécanismes de coordination, les pratiques de gestion, les mesures de performance et les aspects informels de l’organisation. Cet alignement peut paraître plus difficile à gérer en contexte public compte tenu du nombre et de la portée de règles d’organisation du travail et de conventions collectives enracinées dans les modèles bureaucratiques d’organisation. Or, il existe de nombreux exemples de PTO qui ont été en mesure de transformer cette contrainte en opportunité en s’appuyant notamment sur des approches collaboratives en matière de transformation organisationnelle.

- Ce sont des changements profondément politiques. Un changement transformationnel, au sens crozérien, agit nécessairement sur des zones d’incertitude jugées stratégiques pour des groupes d’acteurs (ex : la logique client qui prend le dessus sur la logique ressources) et sur des sources de pouvoir (ex : rôles nouveaux qui modifient la pertinence d’un acte professionnel réservé). Reprenant les propos de Gareth Morgan (1999) dans « Images de l’organisation », les organisations publiques apparaissent d’abord et avant tout comme « des arènes politiques »,

2 Basford, T., B. Schaninger, E. Viruleg (2015). The Science of Organizational Transformations. White Paper:

McKinsey. Disponible en ligne : www.mckinsey.com/business-functions/organization/our-insights/the-science-of-organizational-transformations#0

3 http://ceto.hec.ca/

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d’où l’importance à accorder à cette dimension trop souvent sous-estimée tant au niveau de la conception qu’à celui de la mise en œuvre d’un PTO.

- Ce sont des changements difficilement prévisibles dans leur entièreté, qui exigent de l’ajustement mutuel, de réfléchir dans la continuité sur les processus d’apprentissage en cours, de rétroagir par des actions correctives, en bref de s’ajuster de manière itérative et continue. Ce qui renvoie à la qualité de la structure et des processus de pilotage d’un PTO.

Pour illustrer les caractéristiques génériques que nous venons de présenter, on utilisera le cas des organisations du monde de la santé et des services sociaux qui vit de profondes transformations.

Historiquement la prestation de soins s’est construite sur une logique « fournisseur » incarnée par une logique fonctionnelle et départementale (ex : chirurgie, cardiologie, ergothérapie, psychologie, etc.) qui concentre les expertises et les ressources, qui détermine l’offre de soins, avec peu ou pas de relations inter-établissements, en visant une dispensation de services de qualité.

Aujourd’hui, la prestation de soins évolue de plus en plus vers l’approche « centrée patient » qui met l’accent sur l’intégration transversale des soins autour d’une trajectoire patient en ayant comme objectif l’amélioration de la condition du patient selon une perspective prévention-intervention-réinsertion. Cette logique émergente implique également des collaborations inter-établissements puisqu’un seul établissement ne peut pas intégrer seul la perspective prévention-intervention-réinsertion. Pour les réseaux d’établissements les plus avancés, ces derniers intègrent également l’approche patient – partenaire. Cette transformation, qui s’installe dans les différents CIUSSS et CISSS au Québec, est soutenue par de nombreuses recherches et données probantes. La culture et le contexte de la santé sont donc en profonde mutation.

Au plan systémique, l’approche « centrée patient » exige la maitrise d’une nouvelle capacité, soit la gestion en mode matriciel, transversal et en réseau et l’alignement en conséquence des rôles et responsabilités des acteurs en présence. Cette nouvelle forme de structuration et de coordination des soins interpelle les relations de pouvoir entre le monde médical, conforté par le modèle « fournisseur – département », et les autres domaines d’expertise clinique.

Les équipes de direction qui ont réussies de manière exemplaire la transformation de la prestation des soins « centrée patient » ont d’abord et avant tout géré la dimension politique d’une telle transformation et ce, à deux niveaux : au plan stratégique avec le Conseil des médecins et dentistes de l’établissement et au plan opérationnel, en s’assurant que le corps médical soit un acteur important de la gestion des trajectoires de soins patients. Pour ce faire, on a développé le principe de la cogestion médico-clinico-administrative où, dans une majorité de trajectoires, celles-ci sont sous le leadership partagé (responsabilités conjointes, responsabilités dédiées) d’un duo médecin / professionnel clinique formé en gestion4. Sans cette assurance que le médical conserverait toute sa place « politique », et malgré les données probantes, la transformation organisationnelle vers un nouveau modèle de soins « centré patient » serait morte au feuilleton. Au plan systémique, plusieurs autres actions sont mises de l’avant pour assurer le succès d’une telle transformation. Plusieurs mécanismes d’apprentissage et de rétroaction permettent également d’ajuster de manière continue l’évolution du modèle « centré patient ».

4 Gibeau, E., A. Langley, J.L. Denis, M.P. Pomey, N. Van Schendel (2014). Lorsque les médecins deviennent gestionnaires. Gestion, vol. 39 (3), pp. 63-73.

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Répondre à trois enjeux et à quatre grandes questions En nous appuyant notamment sur nos travaux conduits avec notre collègue Alain Rondeau et sur ceux du Centre d’études en transformation des organisations de HEC Montréal, deux grandes observations se dégagent concernant la mise en œuvre proprement dite des PTO :

Répondre à trois enjeux stratégiques

La première nous indique qu’une transformation organisationnelle implique la gestion de trois types d’enjeux en lien avec trois logiques d’action (Figure 2), dont on retrouvera la synthèse descriptive détaillée dans Rondeau (2008). L’enjeu de la légitimation renvoie à la capacité à démontrer, à opérationnaliser et à soutenir la création de valeur par le PTO. L’enjeu de la réalisation cible l’importance de développer des capacités concrètes de pilotage et d’intervention. Alors que l’enjeu de l’appropriation se situe au niveau des personnes, de leur mobilisation et des efforts qu’il faut déployés dans ce sens.

Figure 2 : Relations entre les enjeux stratégiques de la transformation et les logiques d’action (Source : Rondeau, 2008)

Concernant les logiques d’action, du point de vue des acteurs, elles mettent respectivement en évidence qu’un PTO interpelle la cohérence d’action au niveau des acteurs au sommet (stratégique), des cadres intermédiaires (systémique) et des équipes de travail (opérationnel). A titre d’exemples, les acteurs stratégiques doivent se donner comme mandat, au niveau de la légitimation, d’agir comme des « parrains » du projet en question, porteurs d’une même vision et véhiculant le même discours. Au niveau de l’enjeu de la réalisation, ils doivent s’assurer de l’identification de « champions » qui seront imputables et responsables du pilotage des processus et programmes associés à la transformation organisationnelle visée. Et ils s’assureront, au plan de l’appropriation, à ce que les dimensions humaines soient autant prises en considération que les dimensions rationnelles lors de la mise en œuvre du projet transformationnel.

D’un autre point de vue, plusieurs études réalisées en contexte d’organisations publiques montrent que les cadres intermédiaires et de premier niveau sont souvent laissés pour compte, peu informés et formés pour jouer efficacement leur rôle au niveau des logiques d’action systémique et opérationnelle en regard des trois types d’enjeux. Par exemple, on observe qu’ils peuvent avoir de la difficulté à expliquer à leurs troupes les tenants et aboutissants du nouveau modèle d’action qui s’installe avec la transformation et/ou de répondre aux questionnements terrain de leurs employés,

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ce qui a nécessairement un impact sur les enjeux de légitimation et d’appropriation. Contribuant à un numéro spécial de la revue Gestion sur les cadres et le changement, Rondeau et Bareil (2010) présentent une grille d’analyse et discutent des bonnes pratiques que la direction devrait mettre en place pour que les cadres intermédiaires se sentent mieux épaulés et plus efficaces concernant les trois enjeux associés à la transformation des organisations. A titre d’exemple, certaines études ont montré que les gestionnaires ayant intégré la vision de la transformation et possédant de fortes habiletés de communications émotionnelles ont généré les plus forts impacts d’appropriation auprès de leur personnel (Groves, 2006).

Du point de vue de la dynamique d’une transformation organisationnelle, la perspective des enjeux apparait donc déterminante pour la réussite de celle-ci. Tout comme les grandes caractéristiques d’une transformation organisationnelle que nous avons évoquées précédemment, cette perspective agit comme un méta-cadre d’analyse de mise en œuvre pour les décideurs publics.

Répondre à quatre grandes questions

En second lieu, nos travaux nous indiquent qu’une transformation organisationnelle exige que l’on se pose continuellement, individuellement comme dirigeant, en comité de direction, en comité de pilotage, quatre types de questions relatives à la mise en œuvre d’un PTO. Elles sont caractérisées par des sous-questions qui prennent la forme d’une grille diagnostic :

- Pourquoi se transformer et vers quoi ? Est-ce que les membres de l’organisation ont toujours en tête, comprennent les raisons de la transformation ? Le sentiment d’urgence est-il toujours présent ? Est-ce que tous les enjeux opérationnels importants ont été clairement identifiés ? Certains ont-ils été sous-estimés ? En soutien à la transformation, est-ce que le « storeytelling » des acteurs stratégiques est toujours percutant, significatif ? Les différents groupes de personnels sont-ils en mesure de visualiser, d’expliquer, de traduire dans leurs mots, ce que l’on essaie de faire avec la transformation ?

- Comment se transformer ? Avons-nous la bonne approche de gouvernance et de pilotage ? Les rôles de parrain et de champion sont-ils attribués et pleinement assumés ? Avons-nous prévu suffisamment de périodes d’expérimentation et de transition pour faciliter l’apprentissage des nouvelles approches, processus qui incarnent la transformation ? Avons-nous le bon équilibre entre le côté rationnel de la transformation (les étapes à franchir, le plan de déploiement, les ressources allouées, les méthodes, outils et grilles d’analyse en soutien, les mesures de performance) et le côté humain de celle-ci (les personnes, leurs émotions, leurs préoccupations) ? Avons-nous le bon rythme ? Nos approches d’implication (ex : communication, participation, reconnaissance) et d’habilitation (ex : formation, e-learning, coaching, mentorat, codéveloppement) sont-elles suffisantes ?

- Comment prendre en compte les acteurs ? Est-ce que les membres de l’équipe de direction élargie agissent en « role model » en adoptant des attitudes et des comportements cohérents avec le sens et la finalité de la transformation ? Les cadres intermédiaires sont-ils suffisamment accompagnés pour traduire et soutenir la mise en œuvre auprès de leurs équipes de travail ? Avons-nous une cartographie précise des parties prenantes qui sont en mesure de faciliter ou de contraindre la progression de la transformation engagée ? Fait-on régulièrement l’analyse du positionnement (ex : ne s’engage pas, contre, appui réactif, appui proactif) de ces parties prenantes en regard de la transformation elle-même ? A-t-on des stratégies d’action politique pour agir sur la mobilisation des parties prenantes ? Est-on en

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mesure de cartographier les stades de préoccupations5 des différents groupes d’acteurs et de monitorer l’évolution de la masse critique des adhérents à la transformation ?

- Comment progresse-t-on ? A-t-on une stratégie de mesure de la progression de la transformation autant en termes de processus que d’impacts ? Nos marqueurs de progression sont-ils assez percutants, fréquents, bien communiqués ? Sont-ils assez variés (ex : mesures d’attitudes, de comportements, de résultats, mesures objectives, mesures subjectives, mesures longitudinales, mesures qualitatives, mesures quantitatives ? L’approche de mesure est-elle uni-variée ou multi-variée (ex : approche « ScoreCard ») ?

Une étude mondiale réalisée en 2015 par la société conseil McKinsey auprès d’un échantillon de 1 713 dirigeants provenant de divers secteurs, dont celui des organisations publiques, suggère que plus une organisation en transformation se pose les questions que nous venons d’évoquer en nombre, en qualité et en y donnant suite par des actions concrètes, plus les chances que la transformation réussisse sont élevées. L’étude rapporte des taux de succès oscillant entre 58 % et 79 % pour les meilleures d’entre elles et de 26 % de réussite et moins pour les organisations qui accordent peu d’attention à ces différents niveaux de questionnements6.

La transformation qui est en cours actuellement à la Ville de Laval permet de faire un lien avec les quatre grandes questions que nous venons d’évoquer. Il s’agit d’une transformation qui fait suite, en 2012-2013, à une crise de leadership et de légitimité suite à des allégations de corruption municipale répercutée par une commission d’enquête nationale, la Commission Charbonneau. L’année 2013 voit l’arrivée d’un nouveau maire avec une nouvelle équipe politique et de gestion. La situation est telle que la municipalité doit lancer une transformation organisationnelle majeure, que les gens à l’interne qualifient de changement radical. Conscient des défis associés à cette forme de transformation, en 2014, Ville de Laval signe un partenariat de recherche-accompagnement avec l’École Nationale d’Administration Publique du Québec (ÉNAP). Selon les données les plus récentes fournies par l’équipe de l’ÉNAP, cette transformation, toujours en cours de déploiement, est sur la bonne voie. Les prochaines observations sont tirées du rapport « Ville de Laval, la mutation administrative d’une organisation municipale ébranlée » (2016)7.

Au niveau de la question « Pourquoi et Vers quoi se transformer ? », et au-delà bien sûr de ce que les journaux à grand tirage ont rapportés sur la collusion et les dysfonctionnements à la Ville de Laval, le projet transformationnel est structuré sur une approche diagnostique en profondeur de l’organisation. Conduite par le nouveau directeur général et la nouvelle équipe politique, le diagnostic identifie très clairement les raisons des défaillances historiques des modes de

5 Les travaux conduits par Céline Bareil sur l’identification de stades de préoccupations et leur mesure sont devenus un

référent international sur le sujet tant au niveau académique que professionnel. On consultera plus spécifiquement le livre Gérer le volet humain du changement publié en 2004.

6 Jacquemont, D., D. Maor, A. Reich (2015). How to beat the transformation odds. White Paper: McKinsey, 10 p. Disponible en ligne: www.mckinsey.com/business-functions/organization/our-insights/how-to-beat-the-transformation-odds

7 ÉNAP-Ville de Laval (2016). Ville de Laval, la mutation administrative d’une organisation municipale ébranlée (2016). Monographie 2014-2015. Avril, 63 p. Disponible en ligne : https://www.laval.ca/Documents/Pages/Fr/publications/monographie-enap-laval.pdf

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gouvernance, de structuration et de gestion de l’organisation. Ces défaillances sont regroupées en huit thématiques dont l’omniprésence et le contrôle centralisé au Comité exécutif, l’absence de vision, l’absence de planification et de politiques, le maintien délibéré des silos, l’insuffisance en gestion de risques. Parce qu’elles représentent une compréhension fine du contexte et que leur pertinence perçue est très élevée du point de vue des différentes catégories d’acteurs avec qui elles ont été partagées, ces raisons incarnent hors de tout doute un sentiment d’urgence élevé.

Ce diagnostic sur la situation de la Ville de Laval, qui intègre également différents rapports déposés dans le cadre de l’enquête de l’UPAC et de la Commission Charbonneau, devient l’assise de l’établissement d’une nouvelle vision, « Repensons Laval », qui s’appuie sur des valeurs d’intégrité, d’éthique, de confiance et d’exemplarité. Cette vision de la transformation prend la forme de sept chantiers, soit cinq chantiers verticaux (planification stratégique, gouvernance, révision des processus, éthique et déontologie, reddition de compte) et deux de nature transversale (gestion intégrée des risques et gestion du changement) qui permettent aux différents groupes d’acteurs de mieux « visualiser » la transformation. La Ville a aussi procédé en 2014 à un sondage de mobilisation auprès de l’ensemble de ses personnels dont les résultats venaient confirmer la légitimité des chantiers retenus pour réaliser la transformation organisationnelle.

Les questions « Comment se transformer et le rôle des acteurs ? » renvoient au pilotage du PTO, tant du point de vue de sa gouvernance que des actions en gestion de projet et en développement organisationnel. Comme la Ville s’est lancée dans un changement radical, les partenaires de la transformation sont conscients de l’importance d'une gouvernance intégrée de la mise en œuvre de la transformation tant au niveau stratégique (en vert Figure 3) qu’opérationnel (en rouge et bleu Figure 3).

Figure 3 : Gouvernance de la mise en œuvre de la transformation Ville de Laval (Source : ÉNAP-Ville de Laval, 2016)

Une transformation organisationnelle exige aussi des responsabilités assumées de la part d’acteurs qui jouent les rôles de parrain et de champion. Un parrain est une personne qui assume la légitimité du projet, qui le défend au sein du comité de direction et qui gère les arbitrages nécessaires au niveau des champions et du terrain. Le ou les champions sont des personnes qui se voient confier l’exécution du PTO et la mobilisation de personnes clés pour faciliter leur mise en œuvre. Dans le cas de la Ville de Laval, les DGA ont été très actifs et engagés dans leur rôle de parrain alors que les directeurs ont assumés des rôles importants de champion au niveau du déploiement. Cela a aussi été le cas au niveau des intervenants de l’ÉNAP (ex : parrain : professeur / directeur de projet ; champions : professeurs experts par chantier).

L’équilibre Rationnel / Humain au niveau de la transformation organisationnelle de la Ville de Laval peut s’illustrer de la manière suivante. Concernant la première dimension, chacun des chantiers s’appuie sur un cadre de référence en gestion de projet qui précise les objectifs du

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chantier, les principales étapes-activités, un échéancier, les ressources disponibles. Concernant la seconde dimension, les membres des comités stratégique et de pilotage sont très au fait des exigences d’habilitation des acteurs et d’apprentissage culturel en lien avec la transformation. Ainsi tous les chantiers reçoivent un accompagnement en gestion du changement qui bénéficie du support d’une nouvelle Division en développement organisationnel (DDO) créée en 2013. Cet accompagnement vise principalement à habiliter les gestionnaires pour qu’ils puissent gérer eux-mêmes les changements au niveau de leurs unités et équipes de travail, ce qui est cohérent avec le chantier qui vise l’amélioration de la reddition de compte et la responsabilisation des gestionnaires.

Le groupe de gouvernance de la transformation se montre aussi sensible aux tensions organisationnelles qui se sont notamment manifestées par une forte impression de surcharge de travail chez les cadres associée au nombre de projets issus des chantiers, en lien avec la gestion quotidienne des opérations, et par les exigences d’apprentissage de leur nouveau rôle de gestion associé à la responsabilisation. La direction générale a pris acte de ces tensions et posés des gestes clés significatifs (ex : l’embauche de consultants pour soutenir les cadres; gestion du rythme d’implantation des projets par chantier).

L’expression d’une tension renvoie souvent au passé. Dans une transformation, tout en adaptant la mise en œuvre, il est connu et souhaitable que le retour en arrière ne puisse pas être possible. Dans cette perspective, et aussi en tant que « role model », la direction générale et le comité exécutif de la Ville ont convenu de toujours privilégier haut et fort leur engagement envers la transformation.

Concernant enfin la question « Comment progresse-t-on ? », le groupe de la gouvernance de la transformation s’est doté d’un mécanisme de suivi méthodique de l’état d’avancement des activités au sein de chacun des chantiers en identifiant également les principaux résultats atteints.

Le cas de la Ville de Laval permet d’illustrer les grandes questions de mise en œuvre. Il renvoie aussi aux enjeux de légitimation, de réalisation et d’appropriation que nous avons discutés plus tôt.

Apprentissages sur la gestion de PTO en contexte public En tenant compte des observations présentées jusqu’à maintenant, nous avons identifié les principaux apprentissages à mettre de l’avant pour une meilleure valorisation de PTO.

L’importance de l’apprentissage collectif et de la gestion des connaissances Comme l’observent Langley et Denis (2006) « le contenu d’une transformation est transformé par le contexte même que les acteurs tentent de changer ». Comme le montrent ces auteurs à partir de l’analyse de plusieurs cas de transformations d’organisations publiques, cette perspective est largement sous-estimée par les acteurs stratégiques. Par ailleurs, les approches techniques en gestion de projet arrivent difficilement à l’appréhender. Or, le recherche issue des domaines de l’apprentissage organisationnel et de l’organisation apprenante nous indiquent qu’une organisation en transformation est un construit social organisé et s’organisant, qui prend graduellement forme sur des réussites mais qui rencontre aussi des difficultés de mise en œuvre (ex : maitrise de nouveaux rôles, de nouvelles pratiques) et qui vit nécessairement des périodes de désenchantement. Ces mêmes auteurs nous indiquent que ces difficultés et périodes représentent aussi de formidables occasions d’apprentissage collectif en vue d’ajuster, par boucle d’apprentissage, la transformation qui s’installe graduellement au sein d’une organisation

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publique. La Figure 4 ci-après, nous indique que cette idée de l’apprentissage collectif est particulièrement critique dans les phases de transition d’une transformation organisationnelle.

Figure 4 : Phases associées aux projets de transformations organisationnelles

Pour qu’un tel apprentissage collectif prenne forme, la recherche sur les organisations apprenantes indique que la présence de mécanismes de gestion des connaissances, de rétroaction continue et d’espaces de discussions centrées sur la transformation elle-même est déterminante. Mais comme la gestion des opérations a tendance à toujours l’emporter sur la gestion du projet transformationnel il n’est jamais simple pour les acteurs stratégiques de mettre en place et soutenir une telle dynamique d’apprentissage. Et pour plusieurs d’entre eux, se posent aussi la question de la disponibilité de ressources (organizational slack) et de capacités pour mettre en place de tels mécanismes d’apprentissage.

Dans beaucoup d’organisations publiques qui ont réussies à installer une telle perspective, comme on l’a vu d’ailleurs avec le cas de la Ville de Laval, plusieurs d’entre elles l’ont fait dans le cadre de partenariat avec des maisons d’enseignement telles les universités. Notre équipe du CETO a aussi été sollicitée à plusieurs reprises par des établissements du milieu de la santé et des services sociaux pour procéder à des mesures factuelles d’appropriation de la transformation par les acteurs (ex : cadres de direction, gestionnaires d’encadrement, professionnels cliniques, professionnels administratifs, personnel de soutien) selon différentes logiques (stratégique, systémique et opérationnelle). De telles données prennent la forme d’activités d’échanges et de débats, avec l’équipe de direction, les équipes impliquées dans le pilotage de la transformation et les acteurs terrain conduisant à des ajustements dans le déploiement du modèle de transformation.

L’équilibre entre le Yin et le Yang de la transformation organisationnelle La métaphore du Yin et du Yang renvoie à l’idée de la complémentarité. Le monde des organisations ne peut pas s’appréhender à partir d’une seule conception, d’un seul paradigme. Les travaux récents et porteurs sur l’ambidextrie organisationnelle soutiennent l’importance de cette capacité de cohabitation (Jacob, 2014). A titre d’exemples, lorsque l’on procède à une transformation organisationnelle, du point de vue des schémas de pensée des acteurs, les logiques Cœur et Intuition devraient être autant valorisées que la logique Raison. A ce sujet John Kotter,

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l’un des auteurs les plus cités au monde en transformation organisationnelle nous montre, dans un extrait vidéo web, toute l’importance de la dimension émotionnelle en contexte de transformation organisationnelle8. Ce qui rejoint aussi les conclusions de la recherche sur l’intelligence émotionnelle (Goleman & al., 2013). Quant aux aspects de design organisationnel de la transformation, il est tout aussi important de prendre en compte les dimensions formelles du design (ex : stratégie, structure, processus) que ses dimensions informelles (ex : culture, valeurs, réseaux), ces dernières étant trop souvent sous-estimées (Divakaran & al., 2013). Au plan opérationnel, les approches et les méthodes de gestion de projet et celles relevant davantage du développement organisationnel et des personnes devraient s’enrichir mutuellement, comme on l’a vu avec le cas Ville de Laval. Concernant la mise en œuvre, les acteurs devraient accorder autant d’attention aux phases de transition et de consolidation qu’ils en accordent à la phase de planification, notamment du point de vue de la capacité des acteurs à absorber plusieurs PTO en même temps (Autissier & al., 2016). ) Enfin, en ce qui concerne l’importance relative à accorder à la gestion de l’organisation en période de transformation, la gestion des opérations (l’exploitation) devrait être en mesure de cohabiter avec la gestion du projet transformationnel (l’exploration) et de se laisser graduellement contaminer par celle-ci (Benner & Tushman, 2003).

La prise en compte de la capacité à changer au point de départ Généralement, un PTO comporte un moment de départ. Comme on l’a indiqué plus avant, par définition, une transformation organisationnelle est un phénomène culturel, systémique, contextualisé, politique et complexe. Elle représente également un changement de paradigme. Ce type de transformation exige, au point de départ, du point de vue des capacités actuelles et de la dynamique organisationnelle, que les acteurs stratégiques puissent d’une part, caractériser les forces9 propulsives et contraignantes en présence et d’autre part, positionner cette analyse sur un continuum de capacité à changer.

C’est d’ailleurs cette réflexion qui a prévalu au sein du comité de direction du CHU Ste-Justine lorsqu’est venu le temps de lancer des projets structurants et majeurs dans le cadre de sa transformation organisationnelle intitulée « Grandir en santé ». Cette capacité à changer s’incarne dans trois initiatives. La première, la création de l’École de Gestion Sainte-Justine (EGSJ), avec comme partenaires principaux HEC Montréal et l’Université de Montréal, poursuit la mission suivante « co-développer, avec ses partenaires académiques et de façon contextualisée, des compétences transversales chez les intervenants, des contenus de formation et d’accompagnement, ainsi que des connaissances et des savoir-faire, afin que les gestionnaires puissent assumer pleinement leur nouveau rôle de gestion dans le contexte de la transformation organisationnelle »10. A titre d’exemple, le projet CAPTE, développé avec HEC, vise à développer l’habilitation des acteurs lorsque ceux-ci auront à gérer de grands projets de transformation, surtout médicaux

8 John Kotter, The Heart of Change : www.youtube.com/watch?v=1NKti9MyAAw 9 Cette idée du champ de forces est une vieille idée développée par Kurt Lewin mais toujours très pertinente en contexte

de transformation. Pour construire un champ de forces, on procède généralement à un diagnostic des capacités actuelles et de la dynamique organisationnelle. Plusieurs démarches méthodologiques sont disponibles et certaines d’entre elles sont couplées à un continuum de maturité organisationnelle.

10 Pour plus d’information : https://www.chusj.org/fr/A-propos-de-nous/Ecole-de-gestion

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et cliniques, selon une double perspective : gestion de projet et développement organisationnel11. La seconde initiative est directement liée aux projets de transformation qui sont du domaine de l’innovation par la création d’une Plateforme de l’innovation qui se veut un carrefour qui facilite l’intégration des innovations issues des PTO et la cohérence entre celles-ci. C’est cette plateforme qui a permis d’intégrer l’approche Hacking Health et ses applications aux soins de santé12. Enfin, au tournant des années 2000, le comité de direction du CHU a fait le constat que la transformation organisationnelle serait composée de plus en plus de projets interdépendants et complexes alors que la capacité du CHU se limitait à la gestion de projets visant des volets opérationnels dans les directions fonctionnelles. En 2009, la direction générale procède donc à la création du Bureau de projet et de la performance, une entité stratégique qui vise à gérer, de manière proactive, les grands projets transversaux de l’établissement tout en maintenant un lien serré avec les chargés de projet opérationnels œuvrant au sein des différentes directions. Comme l’indique l’une de ses responsables « Le regroupement des expertises Projet et Performance permet une plus grande cohérence entre la coordination des projets transversaux, le suivi des objectifs et des résultats qui sont traduits dans des outils de gouvernance (ex : tableaux de bord, salle de pilotage, entente de gestion et d’imputabilité, etc) … afin de développer une culture et augmenter le niveau de maturité en performance, en gestion de projet ainsi qu’en amélioration continue de l’établissement » (Demers et Parisien, 2014). La Figure 5, ci-après, permet de visualiser cette capacité mise en place de manière anticipative au CHU Sainte-Justine.

11 Descriptif du projet CAPTE : http://polesante.hec.ca/seminaires-passes/1-novembre-2011-gerer-le-

changement-organisationnel-dans-le-systeme-de-sante-lexperience-dun-projet-de-recherche-action-au-chu-sainte-justine/

12 La visioconférence « L’innovation ouverte et accélérée en santé et services sociaux : l’expérience Hacking Health CHU-Ste-Justine / HEC Montréal » présente cette approche et la conception du Dr. Frabrice Brunet, PDG du CHU Sainte-Justine et du CHUM, concernant la capacité à changer et la transformation du CHU qu’il qualifie d’hôpital organique. Site web : http://polesante.hec.ca/seminaires-passes/seminaire-du-13-mai-2014-linnovation-ouverte-et-acceleree-en-sante-et-services-sociaux-lexperience-hacking-health-chu-ste-justine-hec-montreal/

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Figure 5 : Exemple d’une initiative associée à la capacité à changer au CHU Sainte-Justine (Source : Demers & Parisien, 2014)

Valoriser la mesure

Moins du quart des entreprises privées accordent une importance significative à la mesure en contexte de transformation organisationnelle. On sera d’accord pour dire que cette observation s’applique aussi au secteur public bien que la gestion par résultats soit de plus en plus valorisée au sein des organisations publiques. A titre d’exemple, dans le cadre de la réforme actuelle de la santé et des services sociaux au Québec, chaque CIUSSS et CISSS doit mettre en place des « salles de pilotage » qui facilitent l’installation d’une logique de rétroaction et de mesure. Mais le manque de temps, de ressources, de compétences sont parmi les raisons le plus fréquemment évoquées pour ne pas mesurer. Mais au bout du compte, comment faire évoluer une transformation organisationnelle, comment soutenir les boucles d’apprentissage qui ont été discutées plus tôt sans un minimum de mesure ?

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La mesure en contexte de transformation organisationnelle peut prendre différentes formes. Sans être exhaustif, on peut les résumer de la manière suivante :

- Les objets de mesure :

Les processus associés à la dynamique de la transformation, dont la qualité de la gestion de la mise en œuvre fait partie.

Les impacts de la transformation à différents niveaux (ex : Stratégique, Systémique et Opérationnel) et sous différentes formes (ex : Attitudes, Comportements, Résultats)

- Les types de mesure :

Des mesures quantitatives et/ou qualitatives

Des mesures objectives liées à la performance (ex : productivité) et/ou à des comportements (ex : taux d’absentéisme)

Des mesures d’attitudes, telles que les mesures d’attentes, de satisfaction

Des mesures d’états émotionnels, telle la mesure de stress occupationnel

Des mesures de préoccupations, tel qu’opérationnalisé par le modèle de Bareil

Des mesures comparatives

Des mesures longitudinales

Quant aux approches de mesure, elles doivent être cohérentes avec le caractère systémique d’une transformation. A cet égard, le cas de la Régie des rentes du Québec (RRQ) constitue un bon exemple de mesure qui s’inscrit dans la logique des tableaux de bord équilibrés13. En lien avec une vaste réforme de l’appareil public qui préconise une transformation centrée sur les services aux citoyens, la RRQ place la mesure de la performance au centre de son modèle de gestion et de transformation en retenant quatre catégories de critères en lien avec son virage client et son écosystème. Ce sont les critères clients (ex : satisfaction, collaboration, réputation), les critères personnel / ressources humaines (ex : compétence, engagement, éthique), les critères partenaires (ex : meilleures pratiques, mise en commun des ressources, risque partagé) et les critères cotisations (ex : capitaux, confiance).

Un des aspects intéressants de ce cas se situe au niveau de la relation entre la mesure de la performance et les parties prenantes. On l’a dit précédemment, les organisations publiques sont des « arènes politiques » ou les jeux de pouvoir sont ancrés dans des pratiques issues de modes bureaucratiques de structuration et d’organisation. Le cas montre bien que l’introduction de la logique de la mesure au cœur de la transformation organisationnelle est tributaire d’un processus de légitimation sociopolitique qui est la résultante de l’engagement de l’équipe de direction et de la participation active des parties prenantes dans le processus d’implantation.

13 Morneau, G. & I. Hatimi. (2005). La gestion du changement dans les organisations publiques : le cas de la Régie

des rentes du Québec. Télescope, vol. 12 (3), pp. 108-130.

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Conclusion Le déploiement d’un projet de transformation organisationnelle (PTO) en contexte public rencontre encore aujourd’hui d’importants problèmes de mise en œuvre. Une des principales explications réside dans le fait que les décideurs publics ont tendance à considérer les PTO comme un phénomène simple, dirigé et organisé alors que les PTO, comme on l’a vu dans ce chapitre, représentent plutôt des changements culturels, systémiques, politiques, contextualisés et difficilement prévisibles. La gestion d’un PTO donc exige donc une prise en compte de ce que la transformation organisationnelle est en termes de nature, de caractéristiques génériques, d’enjeux et de questions de mise en œuvre. Elle renvoie aussi à des apprentissages signifiants issus de la recherche empirique et de la recherche-action.

À cet effet, nous souhaitons rappeler l’importance des Personnes dans les processus de transformation organisationnelle. Un PTO bien menée, dont les gestionnaires sont capables de mesurer et de prendre en compte son caractère contextualisé, systémique et conflictuel, pourra avoir des retombées significatives et positives auprès des acteurs concernés tels que l’apprentissage de nouvelles compétences, la maitrise de nouveaux rôles, un développement professionnel et personnel enrichi, un sens renouvelé par rapport à son travail.

A contrario, une transformation organisationnelle mal conduite, incapable de prendre en compte les observations discutées dans ce chapitre, possède un grand pouvoir de destruction. Cela peut se manifester par de la surcharge de travail, de l’ambiguïté de rôle, du stress occupationnel, de l’épuisement professionnel ou par l’abandon de la vie active.

Il n’y a pas de déterminisme dans le domaine de la transformation des organisations. Les impacts auprès des « Personnes » seront toujours le fruit de décisions de gestion. Il s’agit là de la première responsabilité des acteurs stratégiques. Comme nous le rappelait Henry Mintzberg, lors d’un colloque en juin 2016 sur le sens de son œuvre et le management, les Personnes sont-elles des « Human resources ou des Human beings ».

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Demers I., Parisien G., et les membres du Bureau de projet et de la performance (2014). Offre de service Bureau de projet et de la performance, CHU Sainte-Justine, site web.

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