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Jacqueline Careydata.over-blog-kiwi.com/0/05/06/50/201310/ob_3fcfe4_carey... · liberté donnée à l ... Vivienne Neldor, Marie de Flairs : dames de compagnie d’Ysandre ... et

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    Jacqueline Carey

    Llue

    Kushiel tome 2

    Traduit de langlais (tats-Unis) par Frdric Le Berre

    Bragelonne

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    Du mme auteur, chez le mme diteur :

    Kushiel : 1. La Marque

    2. Llue 3. LAvatar

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    Collection dirige par Stphane Marsan et Alain Nvant

    Titre original : Kushiels Chosen Copyright 2002 by Jacqueline Carey

    Bragelonne 2009, pour la prsente traduction.

    1re dition : mai 2009

    2e dition : octobre 2009

    Couverture : Photographie de Marcus J. Ranum

    Illustration et adaptation de Anne-Claire Payet

    Carte : Alain Janolle

    ISBN : 978-2-35294-348-8

    Bragelonne 35, rue de la Bienfaisance - 75008 Paris

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    tous mes amis et parents, proches et loigns, pour leur

    comprhension de la lutte que je vis, pour leur bienveillance devant mon perptuel manque de temps, pour lespace quil moctroient et la grce quils me font, pour la joie partage, pour leur curiosit et leur coute, pour les petites notes envoyes, pour les soires sur le pas de la porte, pour le champagne bu et les toasts ports, pour leur temps consacr la lecture, pour la libert donne lhistoire, pour la bonne parole propage autour deux. Merci. Mille fois merci.

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    DRAMATIS PERSONAE

    MAISON DE PHDRE

    Anafiel Delaunay de Montrve () : mentor de Phdre Alcuin n Delaunay () : lve de Delaunay Phdre n Delaunay de Montrve : comtesse de Montrve, anguissette Benot, Gemma : serviteurs Fortun, Rmy, Ti-Philippe : chevaliers de la Section de Phdre Eugnie : cuisinire Joscelin Verreuil : frre cassilin (originaire du Siovale) Purnell Friote : intendant de Montrve Richeline Friote : pouse de Purnell

    MEMBRES DE LA FAMILLE ROYALE DE TERRE DANGE

    Ysandre de la Courcel : reine de Terre dAnge, pouse de Drustan mab Necthana Ganelon de la Courcel () : ancien roi de Terre dAnge, grand-pre d'Ysandre Isabel LEnvers de la Courcel () : mre d'Ysandre Roland de la Courcel () : pre d'Ysandre Barquiel LEnvers : frre dIsabel, duc LEnvers (Namarre) Baudoin de Trevalion () : fils de Lyonette et Marc, prince du sang Bernadette de Trevalion : fille de Lyonette et Marc, pouse de Ghislain de Somerville Lyonette de Trevalion () : grand-tante dYsandre, Lionne de lAzzalle Marc de Trevalion : poux de Lyonette, ancien duc de Trevalion (Azzalle) Nicola LEnvers y Aragon : cousine dYsandre

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    MEMBRES DE LA FAMILLE ROYALE LA SERENISSIMA

    Benedict de la Courcel : grand-oncle dYsandre, prince du sang Maria Stregazza de la Courcel () : pouse de Benedict Etaine de Tourais : pouse en secondes noces de Benedict de la Courcel Imriel de la Courcel : fils de Benedict et de son pouse en secondes noces Marie-Celeste de la Courcel Stregazza : fille de Benedict et Maria, princesse du sang, pouse de Marco Stregazza Severio Stregazza : fils de Marie-Celeste et Marco, prince du sang Thrse de la Courcel Stregazza : fille de Benedict et Maria, princesse du sang, pouse de Dominic Stregazza Dominic Stregazza () : poux de Thrse

    NOBLESSE DANGELINE

    Isidore dAiglemort () : fils de Maslin, duc dAiglemort (Camlach) Marquise Solaine Belfours : noble, secrtaire du Petit Sceau Cecilie Laveau-Perrin : pouse du chevalier Perrin (), ancienne adepte de la maison du Cereus, professeur de Phdre et Alcuin Roxanne de Mereliot : dame de Marsilikos (Eisande) Quincel de Morhban : duc de Morhban (Kusheth) Seigneur Rinforte : Prfet de la Fraternit cassiline Edme de Rocaille () : fiance de Roland () Faragon Shahrizai : duc de Shahrizai (Kusheth) Melisande Shahrizai : noble (Kusheth) Tabor, Sacriphant, Persia, Marmion, Fanchone : membres de la maison Shahrizai, parents de Melisande Ghislain de Somerville : fils de Percy, poux de Bernadette de Trevalion

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    Percy de Somerville : comte de Somerville (LAgnace), prince du sang, commandant en chef de larme royale Tibault de Toluard : marquis de Toluard (Siovale) Gaspar Trevalion : comte de Fourcay (Azzalle), cousin de Marc Apollonaire et Dinne : possesseurs conjoints du marquisat de Fhirze Vivienne Neldor, Marie de Flairs : dames de compagnie dYsandre Amaury Trente : capitaine de la garde de la reine Denise Grosmaine : secrtaire des prsences

    COUR DE NUIT

    Moirethe Lereux : Dowayne de la maison de lglantine Favrielle n glantine : couturire Raphal Murain n Gentiane : adepte de la maison de la Gentiane

    TROIS SURS

    Matre du dtroit : personnage contrlant le bras de mer entre Alba et Terre dAnge Hyacinthe : apprenti du Matre du dtroit, ami de Phdre, Tsingano

    ALBA ET EIRE

    Drustan mab Necthana : Cruarch dAlba, poux dYsandre de la Courcel Eamonn mac Conor () : seigneur des Dalriada Grainne mac Conor : sur dEamonn, seigneur des Dalriada Necthana : mre de Drustan Breidaia, Moiread (), Sibeal : filles de Necthana

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    LA SERENISSIMA

    Cesare Stregazza : Doge de La Serenissima Marco Stregazza : fils an du Doge Ricciardo Stregazza : fils cadet du Doge Allegra Stregazza : pouse de Ricciardo Benito Dandi : noble, membre des Immortali Orso Latrigan : noble, candidat llection dogale Bianca : prtresse de llu, oracle dAsherat Vesperia : prtresse dAsherat, apprentie oracle Giulia Latrigan : noble Matre Acco : astrologue Serena Pidari : pouse de Phanuel Buonard Flicit dArbos : ancienne dame de compagnie de Maria Stregazza Prvt de la Dolorosa Constantin, Fabron, Malvio, Tito : gardes-chiourmes

    ILLYRIE

    Vasilii Kolcei : Ban dIllyrie, galement appel Zim Solcali Zabla Kolcei : pouse du Ban Pjtri Kolcei : fils pun du Ban Czibor : commandant de la garde du Ban Kazan Atrabiades : capitaine pirate Epafras, Gavril, Lukin, Nikanor, Oltukh, Pekhlo, Spirido, Stajeo, Tormos, Volos, Ushak : hommes de Kazan Daroslav () : frre de Kazan Glaukos : homme de Kazan, ancien esclave tibrien Zilje : femme de Glaukos Marjop : intendante de Kazan Njsa Atrabiades : mre de Kazan Janri Rossatos : ambassadeur de La Serenissima

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    KRITI

    Oeneus Asterius : Hirophante de Temenos Pasiphae Asterius : Kore de Temenos Demetrios Asterius : Archon de Phaistos Timanthes : noble, amant de lArchon Althaia : noble, sur de Timanthes

    AUTRES

    Maestro Gonzago de Escabares : historien aragonian, ancien professeur de Delaunay Thelesis de Mornay : potesse de la reine Quintilius Rousse : amiral de la marine royale Emile : membre de lancienne bande de Hyacinthe Jacques Brenin : agent de Phdre Nahum ben Isaac : le Rebbe Hanna : femme yeshuite Micheline de Parnasse : archiviste royale Tarren dEltoine : capitaine des Impardonns, Sudfort (Camlach) Octave, Vernay, Svariel, Fitz, Giles : soldats de la troupe des Impardonns Phanuel Buonard : garde de Troyes-le-Mont Louis Namot : capitaine de la Darielle Brys n Rinforte, David n Rinforte : frres cassilins Gregorio Livinius : prince de Pavento Le duc et la duchesse de Milazza Gilles Lamiz : apprenti pote Micah ben Ximon, Sarae, Teppo : Yeshuites, allis de Joscelin Cervianus : servant au temple dAsherat

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    Chapitre premier

    Personne ne pourra dire que je nai pas eu mon lot dpreuves

    au cours de mon existence bien courte au demeurant au regard de tout ce que jai accompli. Voil quelque chose que je crois pouvoir affirmer sans forfanterie. Si je suis aujourdhui comtesse de Montrve, et si mon nom figure parmi ceux de la noblesse de Terre dAnge, je sais nanmoins ce que cest que dtre dpossde de tout. Cela mest arriv une premire fois, lorsque javais quatre ans, le jour o ma mre me vendit comme esclave la Cour des floraisons nocturnes. Puis une seconde fois encore, le jour o mon seigneur et mentor Anafiel Delaunay fut assassin, et o Melisande Shahrizai me trahit pour me livrer aux Skaldiques.

    Jai travers les immensits sauvages de la Skaldie au plus fort de lhiver, puis affront la colre du Matre du dtroit sur les eaux dchanes. Jai t la chose dun chef de guerre barbare et jai d abandonner mon plus cher ami une ternit de solitude. Jai vu les horreurs de la guerre et jai vu prir mes compagnons. De nuit, je me suis glisse, seule, pied, au cur du camp ennemi, sachant parfaitement que jallais au-devant de la torture et dune mort certaine.

    Mais tout cela fut bien moins difficile quannoncer Joscelin que je voulais de nouveau servir Naamah.

    Le manteau sangoire my avait dcide ; le dfi de Melisande et lcho de la tache carlate qui orne mon iris gauche depuis la naissance, la marque qui me clame anguissette, lue de Kushiel. Un ptale de rose pos sur des eaux noires , avait un jour dit quelque admirateur. La teinte sangoire est plus profonde ; cest un rouge si soutenu quil tire presque sur le noir. Jai dj vu du sang rpandu la lueur des toiles et cette nuance convient parfaitement quelquun tel que moi, condamn prouver le

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    plaisir dans la douleur. Dailleurs, seule une vritable anguissette est autorise porter cette couleur. Les DAngelins apprcient ces subtilits.

    Je suis Phdre n Delaunay de Montrve, et je suis lunique anguissette. Les manifestations de Kushiel sont rares ; cest ce qui fait leur prix.

    Le maestro Gonzago de Escabares me rapporta le manteau de La Serenissima, puis me conta son histoire, et mon choix fut fait. Ds ce soir-l, je compris ; et dans lobscurit de la nuit, ce que je devais faire mapparut clairement. Il y a un tratre au cur de Terre dAnge, quelquun si proche du trne quil peut le toucher. Voil au moins une chose dont jtais sre. Lenvoi du manteau par Melisande tait un message clair : jtais en mesure de dmasquer le tratre, pour peu que je consentisse entrer dans son jeu. Ctait une certitude et je nen doutais pas un instant. Par la grce de la Cour de nuit et de Delaunay, jai t admirablement forme dans les arts de lalcve et de lespionnage. Melisande le savait parfaitement ; et Melisande avait besoin dun public, ou du moins dun adversaire de valeur. Tout cela tait limpide ; du moins me le figurais-je.

    la lumire du jour, le regard bleu et candide de Joscelin me fit prendre la mesure des tourments que ma dcision allait provoquer. Je retardai donc linluctable, temporisant, certaine du bien-fond de mon raisonnement, mais le cur dchir de ce quil mimposait. Le maestro Gonzago sjourna quelques jours parmi nous, gotant une hospitalit aux devoirs de laquelle javais bien du mal me plier. Je tiens pour acquis quil souponnait ce que jendurais. Je voyais le reflet de ses doutes sur son visage avenant et aimable. Pour finir, il partit sans insister plus avant, cap sur lAragonia avec son apprenti Camilo dans son sillage.

    Et je demeurai seule avec Joscelin et ma dcision. Nous avions t heureux Montrve, lui et moi ; surtout lui

    dailleurs, qui avait grandi dans les montagnes du Siovale. Je sais ce quil lui en avait cot de lier sa vie la mienne, en contrevenant son serment cassilin. Les courtisans peuvent bien rire, mais Joscelin faisait grand cas de ses vux, en particulier celui du clibat. Les DAngelins suivent le prcepte

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    dElua le bni, fruit du sang de Yeshua ben Yosef et des larmes de Magdelene mls dans les entrailles de la Terre : Aime comme tu lentends. De tous les Compagnons dElua, seul Cassiel abjura ce commandement. Au prix de sa damnation, il devint le Parfait Compagnon, demeurant indfectiblement, fidle et seul, aux cts dElua, rappelant au Dieu unique le devoir sacr que Lui-mme avait oubli.

    Voil les vux que Joscelin avait briss pour moi. Certes, Montrve avait grandement contribu adoucir les plaies de son renoncement, mais immanquablement mon retour au service de Naamah elle qui vint librement aux cts dElua et qui pour lui coucha avec des paysans comme avec des rois allait les rouvrir.

    Je lui dis. Et je vis rapparatre ces marques blanches depuis longtemps

    vanouies, que la tension faisait venir de chaque ct de son visage magnifique. Je lui exposai point par point mon raisonnement, comme Delaunay laurait fait. Joscelin connaissait lhistoire presque aussi bien que moi. Il avait t dsign pour mescorter alors que Delaunay possdait encore ma marque ; il savait quel rle javais jou au service de mon seigneur. Il tait mes cts lorsque Delaunay avait t assassin et que Melisande nous avait trahis tous deux. Et il tait l encore Troyes-le-Mont, cette nuit fatidique o Melisande Shahrizai tait parvenue chapper la justice de la reine.

    Tu es sre ? demanda-t-il en tout et pour tout lorsque jen eus fini.

    Oui, rpondis-je dans un murmure. (Mes mains taient crispes sur un pli de mon manteau sangoire que je tenais serr dans mes bras.) Joscelin

    Il faut que je rflchisse, rpondit-il en sloignant, le visage hermtiquement ferm.

    Je le suivis des yeux, langoisse au cur ; il ny avait plus rien que je pusse dire. Depuis le dbut, il savait quoi sen tenir. Mais il navait jamais envisag de tomber amoureux de moi ; ni moi de lui.

    Dans le jardin, il y avait un petit autel Elua, dont Richeline Friote, lpouse de mon intendant, prenait le plus grand soin. Au milieu des herbes aromatiques et des fleurs qui poussent en

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    abondance derrire le manoir, ctait une petite statue de un mtre de haut peine, reprsentant un Elua souriant dun air dbonnaire, ses pieds de marbre recouverts de ptales. Je connaissais fort bien cet endroit ; jy avais pass des heures, assise sur un banc, mditer ma dcision. Ctait l que Joscelin avait choisi daller se recueillir, agenouill la manire cassiline, la tte incline et les bras croiss.

    Il y resta longtemps. Avec le soir, une petite pluie fine stait mise tomber, mais

    Joscelin demeurait prostern, silencieux et immobile dans lombre du crpuscule. Les fleurs dautomne ployaient sous le poids de leau ; le basilic et le romarin embaumaient lair humide ; Joscelin ne bougeait pas. Sa longue natte de la couleur des bls pendait dans son dos ; de petits torrents dvalaient ses paules. Le soir devint la nuit ; il navait toujours pas boug.

    Dame Phdre, demanda Richeline dune voix inquite en me faisant sursauter. (Je ne lavais pas entendue sapprocher, ce qui ne me ressemble pas.) Combien de temps va-t-il rester encore ?

    Je me dtournai de la fentre donnant sur le jardin. Je ne sais pas. Nous allons passer table sans lui. Cela

    peut durer longtemps encore. (Pour un point obscur touchant lhonneur cassilin, Joscelin avait ainsi veill toute une nuit dans la neige de lhiver skaldique. Cette fois-ci, la question tait autrement importante. Mes yeux se posrent sur le visage franc et ouvert de Richeline.) Je lui ai annonc mon intention de retourner la Ville dElua. Je vais de nouveau servir Naamah.

    Richeline prit une profonde inspiration, mais son visage ne trahit rien.

    Je me demandais si vous alliez le faire. (Son ton se teinta dune note de compassion.) Il nest pas du genre laccepter facilement, ma dame.

    Je sais. (Ma voix tait plus ferme que je ltais moi-mme.) Je nai pas pris cette dcision la lgre.

    Non, rpondit-elle en secouant la tte. Ce nest pas dans vos habitudes.

    Son soutien me fit plus de bien que je lavais pens. Je me retournai vers la fentre, vers la silhouette de Joscelin dans la

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    nuit ; les larmes me piquaient les yeux. Purnelle restera ici comme intendant, et toi avec lui bien

    sr. Montrve a besoin de votre prsence, et les gens dici vous font confiance. Je ne voudrais pas quil en soit autrement.

    Bien, ma dame. (La douceur de son regard mtait presque insupportable ; je ne maimais gure en cet instant. Richeline plaa son poing sur son cur, pour faire lancien signe de loyaut.) Nous garderons Montrve pour vous, Purnelle et moi. Vous pouvez tre tranquille.

    Merci, rpondis-je, la gorge noue, ravalant mon chagrin. Tu veux bien demander aux garons de venir manger, sil te plat ? Ils doivent tre mis au courant et jai besoin de leur aide. Si je veux faire cela avant lhiver, nous devons nous y mettre ds maintenant.

    Tout de suite. Les garons taient mes trois chevaliers ; ceux de la

    Section de Phdre comme ils staient eux-mmes baptiss. Rmy, Fortun et Ti-Philippe. Marins soldats, sous le commandement de lamiral Quintilius Rousse, ils staient mis mon service aprs notre qute en Alba et la bataille de Troyes-le-Mont. En vrit, je crois que cela avait amus la reine de men faire prsent.

    Je les informai de ma dcision au cours du repas, servi dans la grande salle du manoir, sur une table nappe de blanc, au milieu de chandelles allumes profusion. Ils laccueillirent dabord par un silence, puis Rmy lcha un irrpressible cri de joie ; ses yeux verts ptillaient.

    la Ville, ma dame ? Vraiment ? Promis, rpondis-je. (Ti-Philippe, blond et gracile,

    souriait, tandis que Fortun, brun et solide, me considrait dun air pensif) Deux dentre vous partiront en claireurs prendre toutes les dispositions. Jaurai besoin dune maison discrte, pas trop loigne du palais. Je vous remettrai des lettres de crance pour mon agent la Ville.

    Rmy et Ti-Philippe commencrent de se chamailler au sujet de laventure. Fortun maintenait sur moi le regard de ses yeux bruns.

    Est-ce que vous vous mettez en chasse, ma dame ?

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    Jtais en train de jouer avec une poire cuite recouverte de fromage miett, tentant vainement de masquer mon manque dapptit.

    Que sais-tu ce sujet, Fortun ? Ses yeux ne cillrent pas. Jtais Troyes-le-Mont. Je sais que quelquun a complot

    pour faire vader dame Melisande Shahrizai. Et je sais aussi que vous tes une anguissette forme par Anafiel Delaunay quon appelait parfois, au-del des limites de Montrve, le Maquereau des espions .

    Oui, rpondis-je dans un souffle. (Un frisson me parcourut sans que je pusse rien faire pour le rprimer. Je redressai la tte ; la masse de mes cheveux retenus dans un filet de velours pesait sur ma nuque. Je bus une gorge de lalcool produit avec les fruits de LAgnace.) Il est temps que le signe de Kushiel parle de nouveau, Fortun.

    Mon seigneur cassilin ne va pas aimer a, ma dame, intervint Rmy, qui avait cess sa querelle avec Ti-Philippe. Sept heures quil est agenouill dans le jardin. Je crois que je sais pourquoi maintenant.

    Joscelin Verreuil est mon affaire. (Je repoussai mon assiette, renonant toute vellit de manger quoi que ce ft.) En revanche, jai besoin de votre aide, chevaliers. Qui va aller la Ville pour me trouver une maison ?

    Au bout du compte, il fut dcid que Rmy et Ti-Philippe partiraient ensemble en claireurs, pour soccuper du gte et annoncer mon retour. Jaurais t bien en peine de dire comment la reine Ysandre allait accueillir la nouvelle. Je ne lavais tenue informe de rien, pas plus du cadeau de Melisande que de ma perplexit au sujet de son vasion. Je ne doutais pas cependant davoir son soutien, mais les descendants dElua et de ses Compagnons peuvent tre gens capricieux ; je jugeais donc prfrable de maintenir pour lheure une part de secret. Quils supposent tous que ctaient les exigences du signe de Kushiel qui me ramenaient la Ville ; moins ils en sauraient et plus jaurais des chances den apprendre.

    Ctait ce que Delaunay mavait enseign, et ctait l un bon conseil. Il faut mesurer la confiance quon accorde avec le plus

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    grand soin. Javais toute confiance dans mes trois chevaliers ; sans cela,

    je ne leur aurais jamais rien dit de ce que nous allions faire. Delaunay avait cherch me protger en me tenant dans lignorance me protger moi, ainsi quAlcuin qui finalement avait pay le plus grand des prix pour cela. Delaunay avait donc commis une erreur je le savais dsormais ; et, moi, je ne voulais pas la commettre mon tour.

    Pour autant, il ny avait quune unique personne en qui javais une confiance absolue, de tout mon cur et toute mon me ; et cette personne tait agenouille et silencieuse, dans le jardin dtremp de pluie de Montrve. Je veillai fort tard cette nuit-l, mabsorbant dans la lecture dun trait yeshuite apport par Gonzago de Escabares. Je navais pas renonc mon rve de trouver un moyen pour dlivrer Hyacinthe de sa condamnation ternelle au rle de Matre du dtroit. Hyacinthe, mon plus vieil ami, le compagnon de mon enfance, avait accept un sort qui mtait destin : une sentence dimmortalit sur une petite le isole, moins que je trouve un moyen de len librer, de rompre la Geis qui pesait sur lui. Je lus jusqu ce que mes yeux ny vissent plus et que mon esprit sgart. Pour finir, je somnolai devant le feu, entretenu toutes les heures par deux jeunes serviteurs qui murmuraient dans la nuit.

    La sensation dune prsence mes cts mveilla ; jouvris les yeux. Joscelin se tenait devant moi, ruisselant deau de pluie. linstant o son regard capta le mien, il croisa ses avant-bras et salua.

    Au nom de Cassiel, dit-il dune voix enroue par sa veille, je protge et je sers.

    Nous nous connaissions tous les deux trop bien pour faire semblant.

    Pas plus que a ? Pas plus, rpondit-il fermement. Mais pas moins. Je me redressai sur ma chaise, regardant son visage

    magnifique, ses yeux bleus extnus et battus. Ne pouvons-nous pas trouver un moyen terme, un terrain

    dentente entre nous, Joscelin ? Non, rpondit-il en secouant la tte avec gravit. Phdre

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    Elua sait que je taime. Mais jappartiens Cassiel. Je ne peux pas tre deux hommes la fois, pas mme pour toi. Je respecterai mon serment de te protger et te servir ; jusqu la mort sil le faut. Tu ne peux pas men demander plus. Et pourtant tu le fais.

    Je suis llue de Kushiel, voue Naamah, murmurai-je. Jhonore ton vu. Ne peux-tu pas honorer le mien ?

    Uniquement ma manire. (Il parlait dans un murmure lui aussi. Je savais ce quil lui en cotait ; je fermai les yeux.) Phdre, ne men demande pas plus.

    Quil en soit donc ainsi, dis-je, les yeux toujours ferms. Puis je les rouvris, mais il tait parti.

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    Chapitre 2

    La dernire fois que jtais entre dans la Ville dElua, je

    chevauchais triomphalement parmi lentourage dYsandre de la Courcel, tout juste vainqueur des hordes skaldiques, flanque de larme royale dAngeline dun ct, et de Drustan mab Necthana et son contingent alban de lautre. Cette fois-ci, mon retour dans la cit qui ma vue natre tait loin dtre aussi spectaculaire, mais il signifiait normment pour moi.

    Rentrer chez soi procure un sentiment incomparable. Jaimais Montrve, le vert de ses montagnes et son charme rustique, mais la Ville est mon vritable chez-moi et je pleurais dapercevoir de nouveau ses murailles blanches. Mon cur, assoupi par plus dune anne au rythme tranquille de la campagne, se mit battre tout rompre dans ma poitrine.

    Depuis des jours nous tions sur les routes ; peu peu, le frais de lautomne cdait le pas au froid de lhiver imminent. Lors de mes prcdents voyages, je navais gure que dautres cavaliers pour toute compagnie et je chevauchais sans faillir. Cette fois-ci, nous tions escorts de chariots lourdement chargs de laine, produit de la dernire tonte de la saison. Il y avait galement un chariot entier pour mes affaires, et notamment les volumes et rouleaux yeshuites que javais accumuls en une anne.

    Une belle quantit assurment, mais les suivants de Yeshua forment un peuple trs prolifique. Leur histoire est ancienne, bien antrieure encore au jour o Yeshua ben Yosef, fils authentique du Dieu unique, mourut sur une croix tibrienne, et o son sang se mla aux larmes de Magdelene pour donner naissance Elua le bni. Malheureusement, je navais pas encore trouv dans leurs crits le moindre indice indiquant comment lever la Geis pesant sur Hyacinthe, mais je ne perdais

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    pas espoir. Notre convoi comptait par ailleurs un chariot pour notre

    quipement, nos tentes et provisions, plus quelques mules btes emportant les bagages de mes serviteurs. Il y avait mme deux chevaux de monte sans cavalier, des montures fraches destines Rmy et Ti-Philippe qui faisaient des allers et retours entre la Ville et notre lente caravane.

    Il vous faudra une voiture et un quipage, observa Fortun dun ton pragmatique, tandis que nous approchions de la Ville dElua. Il ne serait pas seyant que la comtesse de Montrve se dplace califourchon sur un cheval, ma dame. Bien sr, la chose pourra attendre que nous ayons vendu la laine.

    Il faudra bien. Avant que le Chancelier de lchiquier dYsandre met

    informe que jtais lhritire du domaine de Delaunay et du titre en dshrence, je pensais que tous les nobles dAngelins roulaient sur lor ; en vrit, tel ntait pas le cas. Je tirais un modeste revenu des terres de Montrve et je disposais des fonds venus de la vente de la maison de Delaunay dans la Ville. Celle-ci avait t saisie aprs sa mort, lorsque javais t juge et condamne par contumace comme meurtrire. Depuis, grce lintervention dYsandre, mon nom avait t lav. Dans la Ville dElua, on sait que jaimais mon seigneur et mentor Delaunay et que je nai pris aucune part dans son assassinat. Puisquil avait fait de moi son hritire, ses biens me sont revenus. Nanmoins, je navais aucunement envie de vivre l o il avait pri.

    Jtais donc entre en possession du domaine de Montrve et javais accept largent de la vente de sa maison, mais le produit du domaine avait servi aux moluments et lquipement de ma suite, et largent lachat dune maison pour nous accueillir tous. Une bonne part du maigre pcule restant avait servi, je le confesse, constituer ma bibliothque.

    Je ne regrettais aucune de mes acquisitions. Toute connaissance est bonne prendre, comme disait toujours Delaunay, et javais bien lintention dutiliser judicieusement ce que la fortune mavait donn. Malheureusement, cela ne me laissait gure en fonds.

    Nagure, javais possd un diamant qui lui seul aurait suffi

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    mettre sur pied un salon faire plir denvie nimporte quelle courtisane. Dy penser, je portai ma main ma gorge dsormais vierge, lendroit o la pierre tait autrefois suspendue. Jaurais prfr mourir de faim que de tirer la moindre pice de ce bijou.

    Alors que nous approchions de la porte sud de la Ville, Fortun agita la bannire de Montrve, verte, avec un croissant de lune argent dans le coin suprieur droit et un pic couleur sable dans le coin infrieur gauche ; les gardes brandirent leur lance en rponse. Un cri sleva au sommet des murs blancs ; Ti-Philippe nous y attendait en roulant les ds avec les soldats. Un chant soudain sleva ; un chant que je ne connaissais que trop bien ; la marche de la Section de Phdre, ne au cours de notre conqute dsespre dAlba.

    Dun coup dil en direction de Joscelin, je vis ses paules saffaisser sous leffet de la rsignation.

    Cest ainsi que nous fmes notre retour dans la Ville. Par endroits, elle tait petite et trique ; dans dautres, plus

    vaste et plus jolie que dans mon souvenir ; gracieuse et fire. Ti-Philippe dvala lescalier du chemin de ronde pour venir notre rencontre, puis il nous fit pntrer dans lenceinte de la Ville, le long des mandres du fleuve en direction du palais. Au long des rues, les gens sarrtaient notre passage pour nous regarder avec curiosit. La rumeur commenait de courir. lest, japercevais le Mont de la nuit, avec ses treize maisons, o javais reu mes premiers rudiments dducation au sein de la maison du Cereus, la premire de toutes. Au pied du mont stalait le Seuil de la nuit, mon refuge, l o Hyacinthe stait intronis lui-mme prince des voyageurs.

    Ctait le pass, et lavenir nous attendait. Rmy nous rejoignit lintersection dune ruelle, alors que le palais tait en vue. Aprs un rapide conciliabule, Ti-Philippe prit en charge les chariots de laine, pour les conduire vers le quartier des tisserands.

    Ma dame, me salua Rmy avec un sourire, en me gratifiant dune rvrence depuis la selle de sa monture. Vos quartiers nattendent plus que vous ! poursuivit-il en dsignant le bas de la rue.

    Si quiconque avait cru bon de douter du bien-fond de mon

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    choix de men remettre mes marins un peu sauvages pour senqurir dun logement, eh bien il aurait eu tort. Cest quils veillaient jalousement sur mon honneur, les hommes de la Section de Phdre, et personne ne pouvait se risquer impunment sen moquer, hormis eux-mmes. Dissimule un peu lcart de lombre du palais, ctait une demeure charmante. Elle comportait une petite cour intrieure, prolonge par une tendue plante, avec une tonnelle et des curies. Ltroitesse de sa faade tait trompeuse, car elle tait profonde et offrait de la place pour tout le monde.

    Jai engag une cuisinire, dit Rmy avec empressement, ainsi quune femme de chambre. Il y a aussi un garon dcurie et je me suis dit sinon qu nous trois nous quatre (il lana un coup dil en direction de Joscelin) nous pouvions nous charger de tout ce quil y a faire. Cela vous conviendra-t-il, ma dame ?

    Je marchai jusquau milieu de lentre, baigne dans la lumire verte des rayons du soleil passant travers le feuillage de la treille.

    Cela me conviendra, rpondis-je en rprimant mon envie de rire. Cela me conviendra admirablement, chevalier !

    Et ainsi, je mtablis dans la Ville dElua, en tant que comtesse de Montrve.

    Ma premire invitation me parvint alors que jtais peine installe ; ce qui ntait gure une surprise dire vrai, puisque javais prvenu Cecilie de mon retour. Nous avions entretenu une correspondance rgulire pendant tout mon sjour Montrve ; en plus dtre une de mes plus anciennes connaissances et une personne en qui javais presque autant confiance quen Joscelin , elle tait doue dune plume divine, maillant ses missives de petites choses et de ragots dont je me dlectais. Jacceptai immdiatement daller la voir.

    Phdre ! sexclama Cecilie Laveau-Perrin en maccueillant sur le seuil de sa maison, dans une embrassade chaleureuse et sans faons, que je lui rendis bien volontiers. (Elle me tint ensuite au bout de ses bras tendus, pour me considrer de ses yeux bleus sertis dans un visage auquel lge nenlevait nulle beaut.) Tu as une mine resplendissante. La vie au grand air te

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    convient. (Avec un sourire, elle gratifia ensuite Joscelin du baiser de bienvenue.) Et Joscelin Verreuil ! Je suis toujours jalouse, sais-tu, des droits que Cassiel a sur toi.

    Joscelin rougit jusqu la racine des cheveux, murmurant une vague rponse ; il stait montr plus gracieux la fois prcdente.

    Avec votre permission, me dit-il crmonieusement, je vais me mettre en qute de ce repaire drudits dont Seth ben Yavin a parl. Je reviendrai vous chercher dans quelques heures. Je sais que dame Cecilie et vous avez beaucoup de choses vous dire.

    ta guise. Ce ton formel entre nous tait des plus tranges ; le son de

    ma voix me donnait envie de me mordre la langue, mais la mienne ntait pas plus chaleureuse que la sienne.

    Cecilie haussa les sourcils, mais ne fit aucun commentaire jusqu ce que nous nous fussions installes dans son petit salon, la pice combien accueillante dans laquelle elle recevait ses amis intimes. Une servante nous servit du vin et apporta un plateau de douceurs, avant de se retirer avec labsolue discrtion dune personne forme pour servir une adepte de la maison du Cereus.

    Lunion de deux toiles venues de chaque extrmit du ciel se serait donc rvle trop difficile, ma chre ? demanda-t-elle dun ton aimable.

    Non, pas Montrve, rpondis-je en secouant la tte. (Je bus ensuite une gorge de vin et pris une profonde inspiration.) Je vais de nouveau servir Naamah.

    Ah ! (Cecilie cala son menton sur lextrmit de ses doigts ; ses yeux taient poss sur moi.) Et messire Joscelin en conoit du chagrin. Pour tout dire, je pensais bien que Naamah nen avait pas fini avec toi, Phdre, poursuivit-elle, ma grande surprise. Tu es ne pour devenir lune des plus grandes, pas pour gcher ta jeunesse tondre des moutons et tamuser des ftes paysannes. Quel ge as-tu ? Vingt ans ?

    Vingt-deux. La petite touche dindignation dans mon ton la fit sourire. Tu vois ? peine sortie de lenfance (Ses doigts jouaient

    avec son collier de perles ; ses yeux bleu clair taient pleins de sagacit.) Mme si je reconnais que tu as vu et fait des choses

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    auxquelles aucune autre adepte de la Cour de nuit naurait survcu. Quoi quil en soit, cest dans une dizaine dannes seulement que tu seras ton apoge. Mais est-ce seulement cela, ou bien est-ce le jeu dAnafiel Delaunay auquel tu veux encore jouer ?

    Jaurais d savoir quelle allait sen douter. Ctait Cecilie qui nous avait forms, Alcuin et moi, dans les arts de lamour ; elle avait galement t au nombre des rares personnes informes des agissements de Delaunay. Pendant une seconde, je fus tente de me confier elle. Javais toute confiance dans sa discrtion, mais mes paroles lauraient plonge dans linquitude ; et elle pourrait mme se trouver expose. Contrairement Joscelin et mes chevaliers, Cecilie ntait pas un guerrier vers dans lart du combat et ayant jur de me protger. Voil qui jetait un nouvel clairage sur le dilemme de Delaunay ; pour la premire fois, je compris et partageai le dsir quil avait eu de me protger en me maintenant dans lignorance.

    Je suis voue Naamah, pas la maison Courcel, rpondis-je dun ton lger. Contrairement mon matre Delaunay. Mais soyez bien assure que je nai pas oubli ce que jai appris avec lui. Je vais garder loreille ouverte et lesprit en alerte. Si japprends quoi que ce soit dont Ysandre devrait tre informe (Je haussais les paules.) Alors tant mieux.

    Pas entirement convaincue, Cecilie fixa un instant ses yeux sur moi.

    Sois prudente, Phdre. En tant quadepte de la maison du Cereus, elle savait quoi

    sen tenir. Dans les treize maisons de la Cour des floraisons nocturnes, le service de Naamah est un acte de foi. Naamah avait couch avec des trangers pour Elua le bni, et cest ce que nous faisons nous aussi ; mais nous ne sommes que des mortels et lorsque le pouvoir croise la route du plaisir, le danger plane sur nous. Les adeptes de la Cour de nuit ne sapprochent quavec dinfinies prcautions des intrigues politiques. En tant que pair du royaume, les risques pour moi en taient dcupls. Personne dans ma position ne sy tait encore aventur ; personne encore en vie.

    Je mis un ptale de rose confit au sucre sur ma langue et le

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    laissai fondre, savourant sa douceur. Je serai prudente, promis-je. Alors quelles nouvelles ai-je

    manques ? Ah ! bien ! (Les yeux de Cecilie ptillrent.) Malgr la visite

    du Cruarch cet t, il parat de plus en plus vident que la reine nest pas enceinte. Et maintenant que lhiver est sur nous, les spculations vont bon train pour savoir si elle va prendre un amant. Et dans cette ventualit, qui ?

    Vraiment ? murmurai-je. Pensez-vous quelle va le faire ? Nous sommes dAngelins et Aime comme tu lentends est

    notre devise. Elle naurait pas t la premire ; ni la dernire. Non, rpondit Cecilie dun ton catgorique en secouant la

    tte. (Elle prit ensuite une gorge de vin.) Par son ducation, Ysandre sait tout de lart des alliances maritales ; elle connat les rgles du jeu et sait quelle ne doit sattacher personne. Dailleurs, jai cru comprendre quelle tait fort dvoue son poux. Si la maison Courcel produit un descendant, il sera indiscutablement moiti picte.

    Ctait vrai ; jtais bien place pour le savoir. Contre toute attente, lunion entre la souveraine de Terre dAnge et le Cruarch dAlba tait bel et bien un mariage damour et le dtroit qui les sparait tait presque aussi profond que le gouffre entre Joscelin et moi.

    Quoi quil en soit, poursuivit Cecilie, la saison est ouverte pour le titre damant de la reine et les candidats se bousculent.

    Si cela ne perturbe pas Ysandre, je ne vois pas de raison den tre perturbe moi-mme. (Je pris la carafe pour nous resservir de vin.) Et quen est-il des Skaldiques ? Est-ce que le calme rgne aux frontires ?

    Un vritable cimetire, rpondit-elle avec une pointe de satisfaction dans la voix. Tu sais que Somerville a obtenu un duch ; il rgne sur LAgnace dsormais. Personne ny a trouv redire. Larme royale a t dmobilise. Et les Camaelins surveillent nos frontires.

    Les hommes de dAiglemort ? Je lui lanai un coup dil surpris ; elle confirma dun

    hochement de tte. Ils se sont baptiss les Impardonns , expliqua-t-elle

  • 27

    dune voix douce. Et ils portent un bouclier noir. Nous demeurmes silencieuses un instant, plonges dans les

    souvenirs. Seuls quelques-uns des allis du Camlach avaient survcu la bataille de Troyes-le-Mont contre les peuples skaldiques unis sous la bannire du chef de guerre Waldemar Selig. Encourag par les manigances de Melisande Shahrizai, qui menait une partie bien complexe, le barbare avait eu des raisons de croire quil pouvait envahir Terre dAnge avec de bonnes chances de lemporter. Je le sais, car elle mavait vendue comme esclave aux Skaldiques lorsque javais dcouvert ce quelle tramait. Au plus fort de lhiver skaldique, javais survcu pour devenir la matresse de Selig. Aprs avoir appris ses intentions, je mtais enfuie, temps pour prvenir Ysandre. Cela avait suffi, mais tout juste. Ysandre mavait alors envoye en Alba, do javais ramen larme du Cruarch au secours de ma patrie. Pour finir, seule Melisande tait parvenue sen tirer sans dommage.

    Et je naurais rien pu faire de tout cela sans laide de Joscelin. Les allis du Camlach taient les vassaux du duc flon,

    Isidore dAiglemort, lalli de Melisande, dont la conspiration avait ouvert les portes linvasion skaldique et men Terre dAnge au bord de la ruine. Isidore dAiglemort tait mort ; et ctait mme en hros quil avait pri.

    Jy tais et javais assist sa charge contre Selig depuis le chemin de ronde de la citadelle. Les allis du Camlach avaient plant un coin dans les rangs de larme barbare, et dAiglemort lui-mme tait venu abattre Selig. Il navait pas survcu pour en faire le rcit. Dailleurs, bien rares taient les hommes du Camlach ntre pas morts ce jour-l, et ils avaient fait le serment de repousser les hordes skaldiques bien au-del des frontires.

    Les Impardonns ; un nom trange. Au fait, as-tu appris ? demanda Cecilie en changeant de

    sujet. (Elle sabsorba un instant dans lexamen des friandises sur le plateau.) Le prince Benedict sest remari.

    Non ! Eh si, rpondit-elle avec une petite note amuse dans la

    voix. Crois-tu vraiment que les passions de la chair sattnuent

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    avec lge, ma belle ? Mais il doit avoir Soixante et quelques, me coupa Cecilie dun ton un peu

    suffisant. Et veuf depuis douze ans. Ganelon tait bien plus g que lui. Il a pous une fille du Camlach, dont la famille a t massacre pendant la guerre. Tourande, Tourais, quelque chose comme a. Ils attendent un enfant pour le printemps. Je ne ten avais pas parl ?

    Non, rpondis-je distraitement. Quest-ce que cela implique pour le trne ?

    ma connaissance, rien. (Elle grignota un morceau de massepain.) En tant que frre de Ganelon, Benedict reste le suivant dans lordre de succession. Ses deux filles viennent ensuite, mme si jai cru comprendre que Thrse tait emprisonne pour sa participation dans le meurtre dIsabel LEnvers.

    Et Barquiel LEnvers ? Le duc LEnvers. (Cecilie reposa sa bouche sans la finir.)

    Sil y a quelquun dont tu dois te dfier, Phdre, cest bien lui. Ysandre est trs lie avec son oncle et je ny trouve rien redire, car ils sont du mme sang, nest-ce pas ? Mais la maison LEnvers a toujours t ambitieuse et Barquiel tait lennemi de ton matre Delaunay, comme tu le sais. Ysandre est certes la fille dIsabel, mais elle est aussi du sang de Roland.

    Je savais ; je connaissais tout cela. Le duc Barquiel LEnvers tait tout en haut de la liste des nobles en qui je navais nulle confiance. Nanmoins, il se trouvait galement que je lui devais la vie.

    Bien, dis-je songeusement. Un beau nid de serpents, dirait-on.

    Et depuis quand la politique serait-elle autre chose ? observa Cecilie en me jaugeant longuement du regard. En tout cas, si ta dcision est prise, il va nous falloir tquiper dignement, Phdre n Delaunay de Montrve. De mmoire dhomme, jamais un pair du royaume na fait le choix de servir Naamah. Tu vas contre-courant, ma chre.

    Je sais, rpondis-je. Mais les arts de Naamah sont plus anciens que Terre dAnge elle-mme, et le service de Naamah est

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    une tradition immmoriale chez nous. Jtais servante de Naamah avant de devenir comtesse. Il fut un temps o ces deux positions taient parfaitement honorables, et o aucune nexcluait lautre. Jai fait un serment, Cecilie. Jai embrass une vocation et lch une colombe au nom de Naamah. Pensez-vous que je devrais le renier ?

    Non, soupira Cecilie. Et la reine ne doit pas le penser elle non plus. Envisages-tu douvrir un salon ?

    Non. (Je souris.) Je ne lai jamais fait lorsque jtais au service de Delaunay. Mes clients prfrent gnralement imposer leurs rgles, sur leur territoire. Aprs tout, je suis une anguissette.

    En tout cas, si quelquun peut redonner tout son lustre au service de Naamah, cest bien toi, mon enfant. (Elle inclina la tte sur le ct.) Tu auras besoin dtre seconde efficacement. As-tu song une couturire qui faire appel ? Si ce nest pas le cas, jai entendu parler dune jeune fille de la maison de lglantine qui ferait trs bien laffaire. (Je secouai ngativement la tte.) Et tes-tu inscrite auprs de la Guilde ? Il faut que tu le fasses maintenant que ta marque est acheve. Oh ! Phdre ! sexclama soudain Cecilie en battant des mains, les yeux brillants. Nous avons tellement de choses faire.

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    Chapitre 3

    Jai trouv le repaire drudits la yeshiva . Nous nen avions pas parl pendant la chevauche du retour

    depuis la maison de Cecilie. Joscelin ne lavait pas propos et je navais rien demand ; jvitais de trop le bousculer ce moment-l. Sans cesser de me servir du th, je haussai un sourcil et attendis.

    Jai fait la connaissance du Rebbe. (Il sclaircit la voix et but une gorge de th.) Cest un personnage assez formidable. Il me rappelle le Prfet.

    Lui as-tu demand sil tait possible daller tudier l-bas ? Jen ai parl. (Joscelin reposa sa tasse.) Il a pens que

    jenvisageais de me convertir, poursuivit-il avec une pointe damertume. Peut-tre y songerai-je dailleurs.

    La Fraternit cassiline entretient une relation particulire avec les suivants de Yeshua ; bien des gards, leur foi est la mme. Un frisson dalarme me parcourut ; je mefforai de nen rien montrer.

    Tu ne lui as donc pas parl de Hyacinthe. Effectivement. (Se levant, Joscelin se mit arpenter la

    pice, caressant de la main les tagres et autres placards tout juste installs.) Jai pens quil tait prfrable dattendre. Phdre, crois-tu vraiment quil existe une cl ?

    Je ne sais pas, rpondis-je en toute sincrit. Mais je me dois de vrifier.

    Quelque part, loin louest, sur une le isole, mon prince des voyageurs passait ses journes apprendre sous la frule du Matre du dtroit, condamn vivre selon les termes de la maldiction de Rahab. Ctait un sacrifice quil avait consenti pour nous tous ; un march bien amer. Sil ne lavait pas fait, jamais larme albane ne serait parvenue traverser le dtroit

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    et les Skaldiques auraient conquis Terre dAnge. Mais quel prix cruel il lui fallait maintenant payer ! Car la maldiction durerait aussi longtemps que le Dieu unique maintiendrait la sanction punissant son ange Rahab pour sa dsobissance ; et comme lavait fait observer le Matre du dtroit, la mmoire du Dieu unique tait immense.

    Elua avait manqu au commandement du Dieu unique, mais lui et ses Compagnons avaient t aids par notre mre la Terre, car il tait le fruit de ses entrailles. Silencieuse depuis des sicles, elle ne semblait pas vouloir intervenir de nouveau dautant moins que cette affaire ne concernait pas lun des siens. Non, sil y avait une rponse, un moyen de rompre la Geis de lange, ctait dans lancienne doctrine des Yeshuites quil fallait aller chercher.

    Cela avait dj t fait ; je connaissais les rcits de ces hros qui avaient dfi la volont des missaires du Dieu unique et triomph de lui par la ruse et lrudition. Mais cela stait produit une poque o les anges allaient encore sur la terre et o les dieux parlaient directement leurs peuples. Dsormais, les dieux observaient le silence, et nous autres mortels, dont le sang portait dinfimes traces de lichor, liqueur cleste et divine, demeurions seuls pour rgner sur le monde.

    Quoi quil en soit, jallais tout tenter. Eh bien, jirai lui parler, sil veut bien me recevoir. La nouveaut ne manquera pas de le divertir. (Le ton de

    Joscelin stait fait sec de nouveau.) Une courtisane dAngeline qui parle yeshuite. Dj quil a t surpris de lentendre dans ma bouche.

    Jai un vritable don pour les langues, mais ce ntait pas a dont il parlait. Je fermai les yeux pour repousser le chagrin ; la peine que jprouvais et que me causait Joscelin, remonte du plus profond de mon cur pour spancher en une source de malheur. Par Elua ! combien elle tait douce ! La douleur de la chair nest rien compare aux tourments de lme. Je me mordis lintrieur de la lvre pour faire refluer la vague, horrifie quelque part au fond de moi den tirer du plaisir. La vision du visage de Melisande, sublimement amuse, vint flotter derrire mes paupires closes. En vritable fille de la ligne de Kushiel,

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    elle maurait comprise mieux que quiconque. Rmy a trouv un quipage, poursuivit Joscelin en

    changeant de sujet. Je lai envoy voir Emile de lancienne bande de Hyacinthe. Il soccupe toujours des curies dans le Seuil de la nuit.

    Combien a-t-il dpens ? Il la eu pour le prix dune chanson, rpondit Joscelin avec

    un haussement dpaules, mais il est vraiment en mauvais tat. Nanmoins, ils pensent pouvoir le rendre prsentable. Le grand-pre de Fortun tait charron.

    Je passai une main dans mes cheveux, bouriffant la masse de mes boucles brunes. Malgr la ncessit, je naimais pas du tout ces petites questions dintendance. Mon pre avait t un vritable panier perc, ce qui mavait valu dtre vendue la maison du Cereus alors que je ntais quune enfant ; depuis, je me montrai prudente sur ces questions. Nanmoins, je napprciais gure davoir men occuper. Joscelin mobservait du coin de lil.

    Combien de temps leur faudra-t-il ? Il va falloir que je me manifeste auprs dYsandre.

    Trois jours, peut-tre. Moins sils nont rien dautre faire. (Brusquement, il entreprit de rassembler tasses et thire sur le plateau.) Il est tard. Je vous verrai ce soir, ma dame.

    Il y avait des pines sous ses mots sous son ton formel. Je les souffris en silence, puis le regardai partir ; il me laissait seule au plaisir dlectable et dnu de remords de ma peine.

    Il ne leur fallut que deux journes pour retaper la voiture et la rendre convenable, suffisamment pour permettre la comtesse de Montrve de paratre au palais. Jenvoyai un message Ysandre, et reus une rponse par courrier royal laprs-midi mme ; elle maccordait une audience le lendemain. Le messager demeura debout mes cts tandis que je lisais, lgant dans la livre bleue de la maison Courcel. Puis, il salua gracieusement dune courbette lorsque je lui demandai de dire la reine que je serais honore de my rendre. Une lueur de curiosit brillait dans son il, mais il nen montrait rien dans ses manires.

    Je savais pertinemment que des histoires circulaient sur mon compte. Thelesis de Mornay avait ajout le rcit de mes

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    aventures aux versions antrieures du Cycle ysandrin, le pome pique narrant la tumultueuse accession dYsandre au trne de Terre dAnge, au beau milieu de la guerre. Mais il y avait dautres bruits encore, transmis par lcrit et loral. La plupart de mes clients taient discrets, mais pas tous.

    Quil en soit donc ainsi. Il ny a aucune honte servir Naamah, ni tre une anguissette. Nous, DAngelins, rvrons ces choses-l. Dautres nations nous jugent irrsolus et indolents pour cela ; les Skaldiques avaient pu juger quil nen tait rien. Mais comme je lai dj dit, notre sang est vritablement devenu celui de mortels ; quelquun comme moi, marqu par une main cleste, est une raret.

    Ce nest pas quelque chose dont je tire fiert ; jai grandi au sein de la maison du Cereus, o la tache carlate dans mon il ne faisait pas de moi llue de Kushiel, mais une enfant ne rpondant pas aux canons de la Cour de nuit. Delaunay changea tout cela en dsignant prcisment ce que jtais. En fait, je nai aucun autre talent que celui de transmuter la douleur ce qui sest rvl pour moi autant une maldiction quun bienfait. Pour le reste, si je matrise dautres langues et sais faire preuve de logique, cest parce que jai bnfici du meilleur des enseignements ; Alcuin, qui tudiait avec moi, tait bien plus dou. Je ne dois qu un tour du destin davoir survcu pour appliquer ce que jai appris, alors que Delaunay et Alcuin ont pri. Il ne scoule pas une journe sans que je pense eux. Je donnerais tout ce que la vie ma apport pour pouvoir changer le pass. Mais puisque cela ne mest pas possible, je fais de mon mieux, en priant pour que ce mieux fasse honneur leur souvenir.

    Ce fut une sensation trange dtre salue par la garde royale aux portes du palais, dtre accueillie par des serviteurs en livre et de pntrer dans les vastes salons avec tout un aropage derrire moi. Joscelin tait grave, tandis que mes trois chevaliers sefforaient de produire le meilleur effet, tout empreints de dignit. Je ne men faisais gure pour Fortun, toujours sobre et plein de retenue, mais Rmy et Ti-Philippe avaient pour leur part un redoutable penchant naturel pour lespiglerie.

    Ysandre nous reut dans le salon des jeux, un vaste hall o les

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    nobles du palais aimaient se runir pour jouer et converser. Je laperus, accompagne de deux de ses dames de compagnie, absorbe dans lobservation dune partie de rythmomachie. Ses gardes cassilins, deux frres vtus de gris, se tenaient discrtement quelques pas derrire elle ; ils ntaient plus trs jeunes lun et lautre, mais leur dos impeccablement droit tait comme un dfi lge. Rares taient encore les grandes maisons suivre lancienne tradition consistant envoyer leurs fils puns servir Cassiel.

    La comtesse Phdre n Delaunay de Montrve ! annona laboyeur dune voix forte.

    Des ttes se tournrent et il y eut quelques murmures. Ysandre de la Courcel vint vers moi avec un sourire.

    Phdre, dit-elle en me prenant les mains pour me donner le baiser de bienvenue. (Lorsquelle se recula, je vis que ses yeux violets brillaient dun plaisir sincre.) Je suis vraiment heureuse de vous voir.

    Majest. Jexcutai une rvrence. Ysandre navait gure chang ; un

    peu plus ge peut-tre, marque par les soucis du trne, mais toujours de la mme beaut blonde. Nous tions peu ou prou du mme ge toutes les deux.

    Joscelin Verreuil, salua-t-elle en posant le bout de ses doigts sur son avant-bras, lorsquil eut achev son ample rvrence. Vous avez bien veill sur la scurit de ma presque cousine, nest-ce pas ?

    Ctait une plaisanterie dYsandre de mappeler ainsi. Bien sr, il ny avait aucun lien entre nous, ni par le sang ni par le mariage, mais mon seigneur Delaunay, par qui jtais arrive dans lentourage de la reine, avait t aim de son pre, le roi Roland. Et de fait, cet amour avait t bien plus profond quon le supposait gnralement, et Delaunay avait en secret fait le serment de veiller sur la vie dYsandre comme sur la sienne.

    Je protge et je sers, Majest, rpondit Joscelin avec un sourire.

    Il y avait de la chaleur dans sa voix, et nulle trace dironie. Quoi quil pt y avoir entre nous, sa loyaut envers la reine demeurait intacte.

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    Bien ! (Ysandre porta ensuite son regard amus sur les ttes inclines de Rmy, Fortun et Ti-Philippe, qui avaient tous trois mis genou en terre devant elle.) Jai plaisir vous voir, chevaliers, dit-elle dun ton aimable. Le service auprs de la comtesse vous convient-il toujours ou lappel de la mer vous donne-t-il envie de rejoindre messire lamiral Rousse ?

    Rmy releva la tte ; un sourire barrait son visage. Nous sommes tous trs heureux, Majest. Il mest agrable de lentendre. (Ysandre se tourna de

    nouveau vers moi.) Venez, Phdre, contez-moi comment vous allez. Je suis sre que vos hommes trouveront soccuper dans le salon des jeux, et je brle quant moi dentendre ce qui vous ramne dans la Ville dElua.

    Si cela avait t une sensation trange de faire mon entre dans le palais en tant que pair du royaume, cen tait une plus grande encore que de dambuler aux cts dYsandre, avec ses deux Cassilins dans notre sillage. Tout tait diffrent aprs la guerre, lorsque le dsordre rgnait encore, avec des Albans et des Dalriada dans tous les coins, et quon me sollicitait sans cesse pour faire linterprte. Le calme soigneusement ordonn qui lavait remplac me rappelait celui du palais de ma jeunesse que je navais connu quau service de mes clients de la noblesse.

    On dirait que les choses voluent favorablement, observai-je.

    La reine eut un petit sourire forc. Pas trop mal. Je crains toutefois que nous soyons moins

    nombreux que par le pass, mais notre alliance avec Alba nous a bien renforcs. Drustan sera dsol de vous avoir manque.

    Et moi de ne pas lavoir vu. Nous prouvions une profonde sympathie lun pour lautre, le

    Cruarch dAlba et moi. Il reviendra au printemps. (Il y avait comme une trace de

    dsir et dimpatience dans la voix dYsandre, mais je doute quune oreille non exerce aurait pu la saisir.) Alors, dites-moi, le fief de Montrve tait-il trop rustique pour vos gots ?

    Pas tout fait, rpondis-je en toute sincrit. Cest charmant et agrable, mais je mintresse une question que je

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    ne puis explorer plus avant depuis lisolement dune retraite campagnarde.

    Ysandre posa sur moi un regard plein de curiosit et dintrt et je lui fis part de mes recherches sur la tradition yeshuite, ainsi que du rve que je nourrissais de trouver une cl pour librer Hyacinthe de sa gele. Tandis que nous marchions, je ne pus pas ne pas remarquer tous les regards pesant sur la reine, ni le bruissement spculatif qui montait derrire elle. Les nobles qui taient parvenus se placer sur notre chemin scartaient avec force courbettes ; je voyais les avances peintes sur leur visage celui des hommes comme celui des femmes.

    La reine accueillit ma confidence avec une grce un peu distraite.

    Ah oui ! votre petit Tsingano Mes vux de succs vous accompagnent. Un peuple trange, ces Yeshuites. (Elle secoua la tte.) Je ne prtends pas les comprendre. Nous les accueillons volontiers en Terre dAnge, et ils tolrent notre hospitalit.

    Cest que leur thologie naccepte pas Elua le bni, Majest. Ils ne parviennent pas concilier notre existence avec leurs conceptions et cela les perturbe.

    Fort bien. (Ysandre haussa ses sourcils blonds.) Ils ont pourtant eu un certain temps pour se faire lide. Sinon, avez-vous pris une dcision concernant lautre question ? demanda-t-elle en changeant de sujet. Vous tes toujours voue Naamah, si je ne mabuse.

    En effet. (Machinalement, je fis tourner une bague au troisime doigt de ma main droite ; un anneau de perles noires serties dans largent, offert par le duc de Morhban en rtribution de mes services.) Si je mets ma marque nu, rpondis-je, vous serez informe de ma rponse, Majest.

    Ysandre rit. Alors je nai plus qu attendre. (Dun large geste du bras,

    elle embrassa tout le hall.) Ils vont tous se poser la question, vous savez. Ils nont que cela faire.

    Cest ce que javais cru comprendre, rpondis-je avec rserve.

    Majest, dit une voix masculine, une voix profonde et soyeuse. ( lextrmit de mon champ de vision, japerus une

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    silhouette dor et de noir mls sarracher dun profond fauteuil. Lhomme fit une rvrence et se redressa ; mon souffle sarrta. Ses cheveux dun noir bleut taient coiffs en petites nattes semblables des chanettes ; ses yeux dun bleu saphir taient sertis dans un visage dangereusement magnifique dun teint divoire. Avec un sourire dcouvrant ses dents, il agitait un jeu de cartes dploy en ventail.) Vous mavez promis une partie de btard .

    Je le connaissais. La dernire fois que je lavais vu, il tait en compagnie de sa cousine quil venait de trahir.

    Cest vrai, messire Marmion, mais je nai pas dit quand, rpondit Ysandre dun ton lger.

    Jattendrai donc. (Ses yeux bleus scrutaient mon visage.) Ma dame Phdre n Delaunay de Montrve, dit-il dune voix caressante. (Mes jambes devinrent de coton.) Malgr votre courte existence, vous avez dj une longue histoire avec la maison Shahrizai.

    Avec sa sur Persia, Marmion Shahrizai avait trahi sa cousine Melisande commettant l sans doute lacte le plus dangereux auquel un membre de cette maison pouvait se livrer pour la livrer au duc Quincel de Morhban, le duc rgnant sur leur province du Kusheth. Je lavais vu lamener la cour improvise dYsandre dans la forteresse de Troyes-le-Mont, aprs la victoire sur les hordes skaldiques. Javais assist ensuite au procs pour trahison de Melisande.

    Ctait moi qui avais livr le tmoignage qui lavait condamne.

    Messire Shahrizai. (De toute la force de ma volont, je contraignis ma voix ne rien trahir.) Votre loyaut envers la couronne vous a russi, semble-t-il.

    Il rit et me gratifia dune courte rvrence. Et comment en serait-il autrement, lorsque celle-ci est

    porte par une personne si charmante ? dit-il lintention dYsandre. Sa Majest a linfinie sagesse de reconnatre que la trahison dun membre dune maison ne jette pas lopprobre sur tous ceux qui y appartiennent.

    Sur une ultime courbette pleine de flamboyance, il sloigna ensuite.

  • 38

    Je lchai un profond soupir. Jaurais d vous prvenir, dit Ysandre avec un regard

    empreint de compassion. En fait, il ma t dune grande aide. Grce lui, nous avons dmasqu plusieurs des allis de Melisande. Javais oubli votre longue histoire avec la maison Shahrizai.

    Des allis. (Je luttais pour remettre de lordre dans mes penses.) Mais pas Melisande ?

    Non, rpondit Ysandre en secouant la tte. Elle a tout bonnement disparu de la surface de la terre, Phdre. Comme un renard. Je parierais quelle est maintenant loin, par-del les frontires de Terre dAnge. Mais o quelle soit, elle na plus ici le moindre pouvoir. Tous ses complices ont t excuts, et je crois que personne ne serait assez fou pour la croire dsormais alors que sa tte est mise prix. Je vous promets que vous navez plus rien craindre de Melisande Shahrizai.

    Nagure, javais t suffisamment jeune et nave pour croire aveuglment aux promesses dune reine ; ce temps tait dsormais rvolu. Je souris et remerciai Ysandre pour sa sollicitude ; ensuite, tout en mefforant de museler mes craintes, je balayai le hall du regard, me demandant o les tratres pouvaient se cacher.

    Car sur leur prsence ici je navais le moindre doute.

  • 39

    Chapitre 4

    La cl pour dbusquer le tratre dans lentourage immdiat

    de la reine tait chercher dans les vnements de cette dernire nuit Troyes-le-Mont. De cela au moins jtais sre. Melisande Shahrizai stait vapore dune pice solidement garde lintrieur dune forteresse sur le pied de guerre, et quelquun lavait aide. Si je parvenais reconstituer lenchanement des faits, jaurais le dbut dune piste suivre.

    Ce fut Fortun, le plus solide de mes chevaliers, qui le premier voqua lide de retracer le chemin que Melisande avait d parcourir pour senfuir.

    Savez-vous o elle tait dtenue, ma dame ? demanda-t-il dun air pntr. Au rez-de-chausse ou ltage ?

    Joscelin posa sur moi un regard scrutateur. ltage, rpondis-je. Melisande mavait fait qurir ce soir-l, et comme une

    imbcile, jtais alle la voir dans sa cellule de la prison royale. Ce qui stait alors pass entre nous ne compte pas, hormis le fait que jen tais sortie pantelante. Ensuite, jtais alle me percher tout en haut des remparts, souhaitant rester seule avec mes motions emmles, dans lattente de son excution laube. Mme si elle mritait son sort il ne faisait aucun doute que Melisande Shahrizai avait conspir avec le chef de guerre Waldemar Selig pour semparer du trne de Terre dAnge je naurais pas support de voir cela. Elle avait t ma cliente ; une fois.

    Lexcution neut jamais lieu. laube, il y avait deux gardes morts devant sa porte, plus un troisime la poterne.

    Donc, si le couloir tait ici (Sagenouillant ct de la table basse dans mon boudoir, Fortun prit un iris dans un vase pour le poser sur le plateau dans le sens de la longueur.) quelle

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    distance tait-elle de lescalier ? Je comptai sur mes doigts, plonge dans mes souvenirs. Trois portes. Non, quatre. La chambre quelle occupait

    tait la premire aprs langle. Ici alors, dit-il en cassant la tige de la fleur pour former un

    angle, avant de poser un verre lextrmit. Et lescalier tait l. Oui. (Penche sur la table, jexaminai sa configuration.)

    Cest la bonne distance. De lautre ct de la pice, Joscelin se mit brusquement

    debout. Phdre. Oui ? rpondis-je en relevant la tte. Laisse-les en dehors de a. (Lexpression sur son visage

    tait indchiffrable.) Si tu tiens tant que cela tadonner des jeux dangereux, fort bien. Mais nentrane pas ces pauvres bougres entichs de toi dans tes intrigues. Je ne peux pas tous vous protger.

    Est-ce que je tai demand une telle chose ? rpliquai-je, sentant la colre monter en moi. Si cela te perturbe autant, tu nas qu partir. Va te jeter aux pieds de ton Prfet et demande-lui ton pardon. Ou bien va voir Ysandre, dis-lui que je te libre de mon service et demande-lui dentrer au sien. Elle a lhabitude dtre entoure de Cassilins.

    Joscelin mit un rire bref. Pour que tu te prcipites au-devant du danger avec en tout

    et pour tout trois marins moiti entrans pour te protger ? Phdre, permets-moi au moins de ne pas faillir au dernier vu que je nai pas encore trahi.

    Jouvris la bouche pour rpliquer, mais Fortun sclaircit la voix pour intervenir.

    Quintilius Rousse ne prend pas de soldats moiti entrans sur son navire amiral, frre.

    Cela na rien voir. (Les avant-bras de Joscelin jetrent des lueurs mtalliques tandis quil sagitait sous le coup de la frustration.) Tu es entran combattre, pas servir et protger. Cest totalement diffrent.

    Japprends, rpondit Fortun dune voix ferme. Leurs regards se verrouillrent lun lautre. Je retins ma

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    langue ; quavais-je gagner minterposer ? Joscelin devait choisir librement. Au bout dun certain temps, il leva les mains en mettant un bruit exprimant son dgot.

    Je te souhaite bien du plaisir, dit-il durement, avant de quitter la pice.

    Je navais pas cru quil partirait ; mes yeux demeuraient fixs sur la porte.

    Il reviendra, dclara Fortun dun ton calme. Il tient bien trop vous pour vous quitter, ma dame.

    Je ne sais pas, murmurai-je. Je ne pensais mme pas quil sortirait.

    Revenons au plan. (Sans mme me regarder, Fortun se pencha de nouveau sur la table ; ses mains larges et puissantes bougeaient des objets.) Si a cest le rez-de-chausse et si la poterne est ici (il mit un vase un angle) et si a cest le passage (il dplaa un petit coffre de bois verni) alors il y avait des gardes ici et l. (Du doigt, il dsigna les emplacements.) Quiconque a conduit Melisande la poterne est forcment pass par l. Dautres ont d y passer galement, mais tout de mme

    Je massai mes tempes douloureuses, mefforant de me concentrer, de ne pas penser Joscelin.

    Ils ont t interrogs. Nous avons tous t interrogs, Fortun. Sil y avait eu quelque chose dcouvrir, crois-moi, Ysandre laurait trouv.

    Oui, mais leur a-t-on pos les bonnes questions ? Comment a ? Sourcils froncs, jexaminai la table, rassemblant mes

    souvenirs. tant lune des dernires personnes avoir vu Melisande, javais t interroge de long en large. Pour finir, javais t lave de tout soupon, ne serait-ce que parce que ctait mon tmoignage qui avait permis de la condamner. Ysandre cherchait la tratrise, ou une marque de tratrise ; personne navait rien vu de cet ordre. Mais quavaient-ils vu au juste ?

    Tu as raison. Il y avait un garde au pied de lescalier galement. Quelquun est forcment pass devant eux pour aller la chambre o elle tait enferme. Melisande ne peut pas avoir tu ces gardes elle-mme. Un peut-tre, mais srement pas

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    deux. (Jentrepris de modifier lagencement des lments sur la table.) Il nous faudrait une liste de ceux qui sont passs devant eux pour la comparer

    On pourrait alors tablir une liste des suspects, dit Fortun, les yeux brillants. Ma dame, cest quelque chose que nous pouvons faire pour vous. Il serait dplac que vous interrogiez les hommes de la garde royale. Mme messire Joscelin nest pas dans les meilleurs termes avec la troupe. Mais trois anciens marins, soldats de lamiral Rousse Nous pouvons poser des questions. En buvant, en jouant aux ds. Ce sont des choses quon sait faire ces choses qui dlient les langues. Lui, il est entran protger et servir, pas combattre. Cela na rien voir, rien du tout.

    Il avait lair tellement satisfait de lui que jclatai de rire ; puis je me ressaisis.

    Sincrement, Fortun, cest un travail vraiment dangereux. Si quiconque se doute de ce vous faites, votre vie sera menace.

    Ma dame, vous vous trompez si vous pensez quun seul dentre nous cherchait la scurit en entrant votre service. (Ses sourcils bruns staient rejoints sur son front.) Aprs tout, nous sommes marins, taills pour laventure. Si nous avons jug que vous tiez une toile digne de nous donner le cap, alors ne mprisez pas notre dcision.

    Pourquoi faites-vous a ? demandai-je. Pourquoi moi ? Je vous ai vue sur le champ de bataille de Bryn Gorrydum,

    portant de leau aux blesss et aux mourants. Puis ensuite lorsque vous nous avez faits chevaliers. Je sais que lamiral vous la demand. Son pe tait presque aussi haute que vous. (Un coin de sa bouche se redressa lvocation de ce souvenir.) Lmissaire de la reine. On aurait dit que quelquun venait de vous frapper sur le crne. Comment pourrais-je faire autrement ?

    Je poussai un soupir et bouriffai mes cheveux. Daccord. Apprenez ce que vous pouvez. Mais jamais (de

    lindex, je martelai sa poitrine pour donner du poids mes paroles) jamais personne ne doit suspecter que vous tes autre chose que des chevaliers fascins par les mystres de la noblesse et nostalgiques de leurs moments de gloire.

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    Ne vous inquitez pas. Mon nom est signe de chance, ma dame. (Fortun sourit.) Ma mre la jur le jour de mon baptme.

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    Chapitre 5

    Joscelin rentra effectivement ; tard dans la soire. Je ne lui

    demandai rien et il ne moffrit aucune explication. Nous nous salumes le lendemain, avec toute la courtoisie dont font preuve deux trangers lun envers lautre. Il excuta ses exercices cassilins dans le petit jardin clos larrire de la maison, ses lames dacier traant avec fluidit des arabesques dans lair vif et piquant du petit matin. Je lobservai et sentis mon cur se serrer lintrieur de ma poitrine.

    Quelle douleur trange et fascinante que dinfliger une blessure un tre aim.

    Face elle, je fis quelque chose : je menfuis. proprement parler, je me rebellai. Ctait ce que je faisais

    la maison du Cereus, puis ensuite lorsque je vivais chez Delaunay. Je prciserai toutefois quil y avait plus alors que de la simple rbellion. Ctait un jeu avec mon matre Delaunay ; si je parvenais menfuir, alors il ny avait aucune consquence.

    Je ntais plus une enfant dsormais pour courir au Seuil de la nuit, retrouver la chaleur de Hyacinthe et de ses cabrioles. Pour autant, ce fut une vraie joie de me glisser sans tre vue de mes gardes jusquaux curies, puis de convaincre notre palefrenier, Benot, de me seller un cheval. Avec prcaution, je conduisis mon hongre jusque dans la rue ; fort obligeamment, Benot referma la porte au loquet derrire moi.

    Une fois en selle, jtais libre. Je mloignai du palais. Une sensation de folle ivresse

    memplit ; je ne me souvenais mme plus de la dernire fois o javais t vritablement seule. Cest trange, mais le fait davoir des serviteurs cre des liens qui nous brident. Je navais plus me soucier de leurs penses ; je pouvais me consacrer aux miennes. Je piquai jusquau fleuve, pour le suivre ensuite

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    jusqu la place du march o les crieurs surveillaient leurs marchandises.

    Les colombes me donnrent une ide, des dizaines de colombes entasses les unes au-dessus des autres offrandes encages, blotties pour repousser le froid. Mue par la piti, je choisis la plus petite et acquittai le prix pour une cage dore.

    Ma dame a lil, dit le vendeur dun ton obsquieux en fourrant loiseau dans sa cage. Celui-ci est petit, mais sa volont de vivre est grande.

    QuElua vous entende et lui accorde de vivre. (Je souris et me penchai sur ma monture pour attraper la cage. Mon hongre sbroua en secouant la tte.) Il sera pour Naamah.

    Le marchand excuta une courbette fort labore, sans cesser un instant de me sourire. Ma colombe battit des ailes contre les barreaux dors et ma monture se cabra ; ses sabots sonnrent sur le pav ; les gens applaudirent de me voir rester en selle. une certaine poque, jtais une bien pitre cavalire ; ctait avant que je menfuisse du bastion de Waldemar Selig au plus fort de lhiver. Depuis, jai pass bien des journes sur le dos dun cheval. Cest tonnant de regarder derrire soi et de voir comment les savoirs nous viennent ; lors de ma fuite, je ne songeais rien dautre que survivre.

    La tte haute malgr le froid mordant, je parcourus les rues jusquau temple de Naamah. Si les gens macclamrent tout au long du chemin, ce ne fut pas parce que jtais Phdre n Delaunay ou comtesse de Montrve depuis le bord des chausses, ils ne pouvaient pas mme voir mon regard loquent mais uniquement parce que jtais jeune et belle, et parce que je chevauchais fond de train en portant un oiseau destin Naamah.

    Le grand temple de Naamah de la Ville est une construction de petites dimensions, mais jolie, avec des jardins. Malgr le souffle de lhiver dsormais sur nous, il demeurait un espace de chaleur et de verdure. Je laissai mon cheval un garon dcurie, venu moi les yeux baisss, puis pntrai dans le temple avec ma cage dore. Un acolyte maccueillit la porte.

    Sois la bienvenue, dit-il en se penchant dans son surplis vermillon pour me donner le baiser de bienvenue. (Ses lvres

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    taient douces et, dune certaine manire, javais la certitude au cur dtre revenue chez moi. Il examina mon regard de ses yeux couleur de lupins battus par la pluie.) Sois la bienvenue, anguissette, et honore Naamah.

    Dune main, je pris son bras, tandis que lautre tenait la cage, puis lemmenai avec moi lintrieur. Par le long couloir, nous nous rendmes jusqu limmense statue qui nous attendait au bout : Naamah, les bras grands ouverts pour accueillir et embrasser. Puis, sous loculus, nous attendmes le prtre.

    Ce fut une prtresse. Je la reconnus lorsquelle parut, escorte de ses acolytes, ses longs cheveux cuivrs, de la couleur de labricot, et ses yeux verts fendus en amande comme ceux dun chat. Elle ntait encore quacolyte lorsque jtais venue me vouer au service de Naamah. Comme tant dautres, le prtre qui avait offici alors tait mort de la fivre au cours du plus amer des hivers.

    Je suis heureuse de te voir, ma sur, dit-elle dune voix murmurante, qui portait nanmoins aux quatre coins de ldifice, avant de me gratifier du baiser de bienvenue. (Je maccrochai de ma main libre son bras ; cela faisait bien longtemps et la prsence des servants de Naamah est une chose bien troublante.) Tu souhaites te vouer de nouveau ?

    Oui, rpondis-je dans un souffle en levant la cage. Peux-tu me dire si tel est bien le dsir de Naamah ?

    Ah ! (La prtresse passa un doigt dans le col de son surplis rouge, puis leva les yeux vers le visage doux et accueillant de Naamah au-dessus de nous.) elle seule, la Ville compte plusieurs centaines de servants de Naamah, rpondit-elle dune voix douce. Trois cents au moins dans les treize maisons de la Cour de nuit, et pour chacun de ceux qui la servent l-haut, il y en a plusieurs qui oprent des altitudes moins leves. En Namarre, on les compte par milliers. Je crois pouvoir dire quil nest pas un village du royaume qui ne compte un ou deux servants. Tu serais surprise dapprendre combien me posent la question : Est-ce la volont de Naamah que je la serve ? chacun je fais la mme rponse : Seule compte ta propre volont. Les servants de Naamah nappliquent pas moins que les autres le prcepte dElua le bni, Aime comme tu

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    lentends. Pour nous, la voie de Naamah est sacre, car Naamah a choisi de son plein gr de gagner la libert et la subsistance dElua par le don de son corps. Ctait son choix et elle ne force pas ses suivants la suivre. (Ayant dit cela, elle se tourna de nouveau vers moi pour me considrer longuement.) Mais toi, je vais faire une autre rponse.

    Ses acolytes changrent des murmures et sapprochrent pour couter. Je posai la cage par terre et attendis. Avec un sourire, la prtresse tendit la main pour me toucher le visage, traant une ligne au-dessus de mon il gauche.

    Cingle Kushiel tout-puissant, Des portes dairain jusquici, Trace ton signe de sang, Dans lil des mortels choisis , dit-elle, citant les mmes vers par lesquels Delaunay avait dsign ce qutait ma nature. Je ne peux dire ce qui tattend, anguissette ; ta vocation est au-del du ressort de la seule Naamah. Tu es llue de Kushiel et il tenverra o il jugera bon que tu sois. Seul Elua, que tous ses Compagnons suivaient, connat toutes les choses. Mais tu es servante de Naamah galement, et sous sa protection, et de cela je peux te parler. Tu me demandes si la volont de Naamah est que tu la serves. Et je rponds : oui. (La prtresse serra son surplis autour delle ; ses yeux taient perdus dans le lointain.) Des dizaines de milliers de servants de Naamah, murmura-t-elle dun ton rveur, qui tous rpondent une vocation sacre. Et pourtant, notre importance va samenuisant dans le royaume. Putains, gitons, catins Jai entendu ces mots crachs durement. Pas par tous, mais par beaucoup. Beaucoup trop.

    Ctait vrai, car je les avais entendus moi aussi. Ces mots nexistaient pas dans notre langue lorsquElua et ses Compagnons foulaient notre terre, et que les nobles et les gens du commun gotaient ensemble au plaisir du service de Naamah. Les choses taient diffrentes dsormais ; les murs de Terre dAnge avaient t corrompues par celles des autres nations. Je navais pas choisi une voie facile.

    quand remonte la dernire fois o lun de nos souverains a pris conseil auprs de la Dowayne de la maison du Cereus ? (Les yeux verts et pntrants de la prtresse suivaient le fil de mes penses.) Quatre gnrations ; peut-tre plus. Bien trop

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    longtemps. Ce nest pas moi quil appartient de restaurer la gloire de la Cour des floraisons nocturnes, mais la gloire de Naamah si. Je sais qui tu es, Phdre n Delaunay. (Un sourire lui vint soudainement.) Comtesse de Montrve. Ton histoire est connue et beaucoup la racontent celle dun fil sangoire dans la trame de la grande tapisserie de la guerre et de la trahison, dans laquelle notre patrie aurait bien pu prir. Grce toi, les descendants dElua et de ses Compagnons ont pu retourner aux maisons de la Cour de nuit, reprendre le cours de leurs habitudes en se parant dune poussire de gloire avec une ardeur cervele. Mais tu es pair du royaume dsormais. Alors est-ce la volont de Naamah que son aura brise les murs du palais pour resplendir de nouveau au cur de Terre dAnge ? toi je le dis, la rponse est oui .

    Nos yeux se rencontrrent et je soutins son regard. La politique. Son sourire sagrandit. Naamah na que faire de la politique et du pouvoir. Mais la

    gloire lintresse. Que te dit ton cur, ma sur ? Un frisson me parcourut ; je dtournai les yeux. Mon cur est dchir, rpondis-je dans un murmure. Sa main toucha de nouveau mon visage, avec douceur. Que dit Kushiel ? Cette fois-ci, ses doigts taient comme du feu ; mon sang

    schauffa, empourprant mes joues. Les prtres et prtresses ont toujours cette maudite confiance en eux. Je voulais frotter mon visage contre sa paume, goter le sel de sa peau.

    La volont de Kushiel saccorde celle de Naamah. Alors tu as la rponse ta question. (La prtresse retira sa

    main, calme et parfaitement matresse delle-mme ; je faillis mabattre contre elle, submerge par le feu et lmotion, mais je me contins.) Et je vais te reposer la mienne maintenant. Souhaites-tu te vouer de nouveau au service de Naamah ?

    Oui. (Ma voix tait ferme dsormais ; je me penchai pour ouvrir la cage. Je pris la colombe, toute tremblante dans mes mains, puis me relevai.) Je le souhaite.

    Dans leur hte, les acolytes se bousculrent lgrement, puis celui portant une petite cuvette deau sapprocha, offrant le

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    goupillon la prtresse. Elle maspergea de quelques gouttes et je me tins droite ; le cur de loiseau battait trs fort entre mes mains.

    Par la rivire sacre de Naamah, je te voue son service. Je mtais dj tenue ici, en ce lieu, presque encore une

    enfant, sous les yeux emplis de fiert dAlcuin et Delaunay derrire moi. Jouvris la bouche pour recevoir le morceau de gteau au miel et la gorge de vin. Douceur et dsir mls. Par Elua ! jen brlais denvie. Puis le chrme pour finir lhuile sur mon front pour la grce. Enfant, je ne savais pas ce que tout cela signifiait ; dsormais, je priais pour le trouver dans le service de Naamah.

    Puis tout fut fini et la prtresse et ses acolytes scartrent. Je magenouillai devant lautel, la statue de Naamah, levant la colombe tenue entre mes mains. Ses yeux sculpts taient opaques ; cest dans le service Naamah que des rponses nous sont donnes.

    Ma dame, soyez douce avec votre servante, murmurai-je en ouvrant les mains.

    Cette fois-ci, je ne regardai pas loiseau battre des ailes pour slever vers loculus. Mais la prtresse et ses acolytes le suivirent des yeux en souriant. Je navais pas besoin de voir pour savoir que ma colombe avait trouv sa route. Tte baisse, je demeurai agenouille jusqu ce que je sentisse la prtresse poser ses mains sur mes paules pour me demander de me relever.

    Sois la bienvenue, dit-elle avant de membrasser. (Je sentis la pointe de sa langue darder entre mes lvres et je dus rsister lenvie de saisir ses poignets lorsquelle me relcha. Les prtres de Naamah ne sont pas tout fait comme les autres. Ses grands yeux verts brillaient dans la lumire mouvante lintrieur du temple ; ils voyaient et savaient tout.) Bienvenue, servante de Naamah.

    Ctait fini ; je sortis dun pas chancelant, trbuchant par deux fois, appuye sur le bras de lacolyte qui mavait reue. Une digue peut rsister pendant des sicles, mais quune fissure apparaisse et leau ne tarde pas sengouffrer. Ctait exactement ainsi que je me sentais, aprs avoir contenu la force

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    imprieuse de mes dsirs pendant plus dune anne. La digue avait cd lorsque javais ouvert le paquet de Melisande pour y trouver mon manteau sangoire ; la crue navait pas tard.

    Pour autant, sachez que je nen aimais pas moins Joscelin, et que mon dsir pour lui nen tait pas diminu. Ds la premire seconde, alors mme quil ne minspirait que du mpris, je lavais trouv magnifique. Et ceux qui penseraient quun Cassilin, novice dans les arts de Naamah, nest pas digne dune courtisane chevronne, je dirais quils se trompent. Lorsquil dposa les armes pour se livrer finalement et Elua sait quil le fit , Joscelin apporta dans notre lit un dsir absolument indompt, mais aussi pur et merveill quElua lors de ses premiers pas sur la terre des mortels. Ctait un trsor que personne avant lui ne mavait offert jusqualors, et que personne ne moffrira plus jamais. Il a appris tout ce que je lui ai enseign comme sil tait le premier le dcouvrir, avec la mme soif et le mme naturel que la premire crature dote dun esprit.

    Et cela me suffit pendant un certain temps. Mais pas plus longtemps. Ce fut donc ainsi que je regagnai la maison, dchire entre

    livresse et la culpabilit. Jarrivai au crpuscule ; au regard de chien battu de Benot, je sus quon lui avait reproch de mavoir laiss partir seule.

    Benot, dis-je, lobligeant relever la tte, cest moi qui suis la matresse de cette demeure.

    Oui, ma dame, marmonna-t-il en prenant les rnes de mon hongre.

    Je ne pouvais lui tenir rigueur de ses sentiments ; si je ne les avais pas partags moi-mme, je naurais pas vu mon escapade comme une fuite. Nanmoins, je lui parlai dun ton ferme.

    Tu nas rien fait de mal en obissant mes ordres. Voil ce que je vais leur dire.

    Il marmotta encore quelque chose, puis se hta vers les curies avec ma monture. Le menton bien haut, je fis mon entre.

    Ils taient tous l, mattendre. La servante esquissa une rapide courbette, avant de se hter hors de la pice. Rmy et Ti-Philippe vitaient mon regard ; Fortun fixait ses yeux sur

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    moi, sans montrer la moindre expression. Au fond, Eugnie, ma cuisinire, se trmoussait nerveusement.

    Joscelin vint sur moi grands pas pour me saisir aux paules. Phdre ! (Mon nom avait jailli de sa bouche sur une note

    tendue par langoisse ; il me secoua un peu.) Par Elua le bni et les sept enfers ! o donc tais-tu ?

    Ses doigts mordaient dans ma chair ; je fermai les yeux. Dehors. Dehors ? (Les lignes blanches que la rage traait sur son

    visage taient tout prs de mes yeux. Ses mains me serraient de plus en plus fort.) Idiote, lun dentre nous au moins aurait d venir avec toi ! Quelles que soient tes raisons, rien ne peut justifier que tu sortes sans escorte. Tu mentends ? Nous ne savons pas qui sont les allis de Melisande, mais eux savent trs bien qui tu es ! (Chacune de ses paroles tait ponctue dune secousse, sche et ferme.) Ne sors plus jamais seule ! Promets-le ! Quest-ce qui peut bien te prendre ?

    Ses mains taient comme des serres sur mes paules ; ma tte roulait de droite et de gauche sous la fureur de ses saccades. Ah ! Elua ! comme tout cela mtait doux ! La violence de ses gestes agissait sur moi comme une tincelle sur de la paille sche.

    Je ne sais ce qui transparut sur mon visage, mais toujours est-il que Joscelin le vit ; ses mains scartrent de moi.

    Par Elua, murmura-t-il dun ton plein de dgot, en sloignant. (Sa voix steignit. Lorsquil parla de nouveau, il ne me regardait plus.) Ne refais jamais a.

    Joscelin. (Jattendis jusqu ce quil se tournt vers moi.) Tu savais ce que jtais.

    Oui, rpondit-il dune voix sche. Et toi, tu sais ce que je suis. O cela nous mne-t-il, Phdre ?

    Je navais aucune rponse donner ; je ne dis rien. Joscelin partit. Rmy lcha un long soupir et toucha du doigt la dague sa ceinture.

    Ma dame, sil vous fait du mal, Cassilin ou pas Laissez-le tranquille, le coupai-je. Il souffre et cest cause

    de moi. Laissez-le. Non, intervint Fortun, dun ton pos et rflchi. Cest

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    cause de Cassiel, ma dame. Et mme vous ny pouvez rien. Peut-tre. (Je plaquai la paume de mes mains sur mes

    yeux.) Mais je choisis mon destin, et cest Joscelin qui en paie le prix.

    Cest idiot de vouloir dsigner un coupable dans des affaires o se mle la volont des immortels. (Froce et indomptable comme laccoutume, Ti-Philippe tira deux ds dune bourse pour les lancer en lair, tout sourires.) Laissez le Cassilin mariner un peu, ma dame. Il parat quils adorent a. Fortun nous a dit quon avait des questions aller poser et une enqute mener !

    Oui. (Je retirai les mains de mes yeux pour contempler leurs visages francs et ouverts, la mine impatiente et rjouie, raffermissant ma volont.) Cest le cas. Et il faut que je prpare mon plan dattaque.

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    Chapitre 6

    Pour finir, la dcision simposa moi sans que je leusse

    dcid. Dans la vie, il y a des schmas qui simposent, de grandes lignes qui vont et qui reviennent en boucle variations infinies sur un mme thme. Cest ainsi, disent les musiciens, que se composent les plus grandes sonates. Je ne saurais dire si cela est vrai, mais je sais avec certitude que la chose sest produite dans la trame de ma propre vie.

    Je reus une invitation au Bal masqu de lhiver organis au palais.

    Je ntais quune enfant de pas encore dix ans la premire fois que jassistai cet vnement, la maison du Cereus. Cest l que javais vu pour la premire fois Baudoin de Trevalion, prince du sang. Il est mort, aujourdhui, excut pour trahison, ainsi que sa mre Lyonette la sur du roi Ganelon quon appelait la Lionne de lAzzalle. Je lespionnai en ce temps-l pour le compte de Delaunay ; une de mes clientes dalors, une marquise, tait une crature de la Lionne. Toutefois, ce nest pas Delaunay qui causa la ruine de la maison Trevalion ; ce fut luvre de Melisande de Melisande et dIsidore dAiglemort. Aucun dentre nous navait devin alors quelle raison pouvait bien pousser Melisande commettre une chose pareille ; Baudoin lui mangeait littralement dans la main. Ce fut lui et nul autre qui lui remit les lettres qui devaient causer sa perte la correspondance entre sa mre et Foclaidha dAlba qui conspiraient pour semparer du trne de Terre dAnge.

    Aujourdhui, je sais ; tout le monde sait. Melisande savait que Baudoin naurait jamais os dfier sa mre pour ses beaux yeux, et elle visait un objectif plus grand encore. Lunion de Terre dAnge et de la Skaldie en un empire tel quon nen avait plus vu depuis lpoque de Tiberium. DAiglemort ntait quun pion,

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    mais il ne le dcouvrit qu la fin. Je le sais, ce fut moi qui le lui dis.

    Donc, mon premier Bal masqu de lhiver. Quant mon dernier Mon dernier fut la dernire fois que jagis en service command pour Delaunay en tant quanguissette, et lunique fois o Melisande Shahrizai engagea mes services pour son usage exclusif. Avec ce quelle mavait offert pour cette nuit la plus longue, javais gagn de quoi achever ma marque. En plus dune centaine de rendez-vous avec des clients, ce fut lunique fois que je donnai le signal, le mot convenu qui impose au client de cesser immdiatement. Je le donnai deux fois cette nuit-l et la seconde pour nulle raison sinon que Melisande mordonnait de le prononcer.

    Voil toute mon histoire avec les Bals masqus de lhiver. Lorsque linvitation dYsandre me parvint, je la pris comme un signe. Et cest ainsi que je me retrouvai devant ma garde-robe, les sourcils froncs.

    Je nai rien me mettre. De colre, je claquai les portes du placard, puis me laissai

    tomber sur le lit. Gemma, ma femme de chambre, abaissa son plumeau pour me considrer dun il ahuri ; ses yeux, javais des tenues ne plus savoir quen faire.

    Ma dame, dit-elle timidement. Que diriez-vous de votre robe de velours gris ? Elle est assez jolie et jai un frre qui est apprenti chez un fabricant de masques. Il pourrait vous faire quelque chose pour aller avec. Un diadme dtoiles, peut-tre, ou un masque de fille des brumes

    Non. (Je repoussai ses offres, aimablement.) Merci, Gemma. Si jallais nimporte o ailleurs quau palais, cela conviendrait tout fait, et tu es bien bonne de me le proposer. Mais il me faut autre chose. Si je dois faire mes premiers pas de servante de Naamah parmi mes pairs, il faut que ce soit quelque chose que personne na jamais vu. (Le menton pos sur une main, je rflchis voix haute.) Cecilie a raison. Il me faut une couturire.

    Gemma courut chercher du papier elle avait eu tt fait de voir comment je fonctionnais et je rdigeai rapidement un billet.

  • 55

    En tant quancienne adepte de la maison du Cereus et lune des plus grandes courtisanes de son temps, Cecilie Laveau-Perrin demeurait au firmament de la Cour de nuit ; moins dune journe plus tard, javais un rendez-vous avec Favrielle n glantine. Et si javais pu penser que mon propre statut avait pu me valoir une telle faveur, je fus dtrompe en quelques minutes.

    Chacune des treize maisons a une spcialit, puisque toutes suivent une vision spcifique de Naamah. La maison de lglantine est celle des artistes et ses adeptes matrisent des dizaines de disciplines : acteurs, potes, artistes, musiciens, danseurs et acrobates. Et mme, ce qui mapparut, costumiers. Pour autant, tous les adeptes doivent dabord achever leur marque avant de se consacrer pleinement la pratique de leur art. Je ne fus donc pas peu surprise de dcouvrir la jeunesse de cette cratrice, dj au fate de la renomme tout en tant encore sous la tutelle de sa maison.

    Mon tonnement ne dura gure. Comtesse. (Favrielle n glantine ne maccorda quun bref

    salut, prenant la mesure de ma personne dun coup dil sec et acr.) Vous savez que vous nauriez pas pu choisir pire moment pour faire appel mes services ? Jai plu