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Chants lyses

Jacques Brel : toute une vie

Dominique Soetaert

Jacques (Jacky) Brel est n Bruxelles en 1929 dans une famille dorigi-ne flamande, qui, pourtant, a toujours t francophone. Destin unecarrire dans lentreprise paternelle, sa carrire scolaire est un chec.Farceur, paresseux, rveur, il doit doubler plusieurs annes. Il dtesteavant tout le nerlandais, qui nest pas une langue, mais un rhume. Son franais, par contre, est excellent, surtout ses exposs, quoique lor-thographe laisse dsirer. Il trouve dailleurs que lducation ne tient pasdu tout compte de la crativit des enfants : lui-mme, il composera plu-sieurs journaux, fera du thtre, chantera des chansonnettes...

Il grandit Bruxelles, la grise capitale, o il ne samuse gure1. Plus tard, il reprochera sesparents de ne pas lui avoir donn de jeunesse heureuse. En outre, la Seconde Guerre mon-diale loblige devenir un adulte prcoce. Les multiples voyages la cte belge, pendant les-quels il sprend tout doucement de la Flandre, ce pays qui est le sien, constituent lesmoments les plus heureux de son enfance. Plus tard, il dveloppera une attitude ambiguenvers sa patrie : il en chantera lloge dans Le plat pays et Marieke, mais en mme temps,il crira des chansons comme La...la...la..., Les Flamandes & Les f., qui seront mme censurespour leur critique (trop) directe. Il y en a qui crivent ce propos que Brel dteste amoureu-sement la Flandre.

Aprs la guerre, en 1948, il entre dans larme. Pendant son service militaire, il rencontreThrse Michielsen (Miche). Les deux vont se fiancer et se marieront en 1950. Aprs avoirquitt larme, Brel entame la carrire laquelle son pre lavait destin : il devient reprsen-tant dans lentreprise de carton familiale. Avec Miche, il sinstalle dans une modeste demeure Bruxelles. La premire de leurs trois filles sera ne en 1951. Les dimanches, il joue parfois dela guitare pour des amis invits, un loisir quil avait dj pratiqu dans le chur de son coleet dans le mouvement de jeunesse.

Pourtant, Brel ne veut pas tre un chanteur du dimanche. Il frquente des cafs Bruxellespour y donner de petits concerts, mais il ne russit pas (encore) enthousiasmer son auditoire.Toujours la recherche de succs musical, il abandonne son travail et part pour Paris. Safemme le laisse partir, prtendant quelle prfre quil parte plutt quil ne vieillirait trop vitedennui. Au dbut, Paris ne lui apporte pas plus de succs que Bruxelles : il fait des concertsdans quelques cafs, mais les Franais se moquent de son accent2 et de ses gestes bizarres.

1 Cet ennui se retrouve dans la chanson autobiographique Mon enfance.2 Un critique mentionne mme un fragment dArgument du Livre sur la Belgique de Baudelaire : On ne sait pas le fran-

ais, personne ne le sait, mais tout le monde affecte de ne pas savoir le flamand. Cest du bon got. La preuve quilsle savent trs bien, cest quils engueulent leurs domestiques en flamand.

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Dans Les Trois-Baudets de Jacques Canetti, il fait connaissanceavec Gilbert Bcaud, Georges Brassens, Yves Montand, maisceux-ci ne sintressent gure ce petit belge...

Il russit tout de mme faire enregistrer quelques chansons,sous le nom de Brel (anagramme de rebel), car son pre neveut pas dartistes dans sa famille. Brel est rsolu faire sonchemin : force de persister, il remporte quelques petits suc-cs sous son propre nom maintenant, contre le gr de sonpre. On commence maintenant de plus en plus reconnatreson talent. En 1956, il connat son premier moment de gloireavec Quand on na que lamour. partir de ce moment, sonprestige ne cessera de grandir. Sa vie devient voyages,musique, femmes, alcool et 4 5 paquets de gauloises parjour. Il vit ses seuls moments de repos chez sa femme et sesfilles Bruxelles, quil ne frquente pourtant pas du tout...

Jacques Brel obtient enfin la renomme mondiale tant voulueet tant mrite. Il donne aussi bien des concerts dans laCarnegie Hall New York, quen Finlande ou quen Russie, oil jouera pour tout un corps de diplomates en 1964. Le monderend hommage au Grand Jacques. Certains chanteurs,comme Boudewijn de Groot dans les Pays-Bas, essaient de sui-vre son exemple. Dautres traduisent ses chansons : Will Ferdyet Liesbeth List interprteront ses chansons en nerlandais,tandis quElly Stone fera la mme chose en anglais, remportantun succs mondial.

En 1966, soudain, il dcide de mettre fin sa carrire musicale.Sa tourne dadieu, qui le mnera encore dans les plusgrandes salles du monde entier, se termine par un dernierconcert Roubaix, en 1967. Daprs Brel, les concerts taienten train de devenir des automatismes pour lui, il ne les vivait

plus vraiment, un signe quil tait temps de se retirer. Daprs ses amis pourtant, sa retraitemusicale tait due ses problmes de sant. Il avait dj eu plusieurs crises de foie et sil conti-nuait donner des concerts, il pourrait y succomber. Johan Anthierens souscrit la version deBrel, considrant que Brel, en tant quutopiste et rveur, guettait toujours de nouveaux dfis.Ayant atteint tout ce quil tait possible datteindre dans le monde musical, il dcide de quit-ter celui-ci et de poursuivre dautres rves.

Aprs sa carrire musicale, il est donc la recherche de nouveaux horizons, mme sil conti-nue enregistrer et renregistrer des chansons. Il interprtera des rles dans plusieurs picesde thtre3, sera acteur dans plusieurs films et ralisera aussi lui-mme quelques films. Il ra-

3 Bien quil nait pas eu tant de succs comme acteur, son interprtation de Don Quichotte, son hros personnel, a tgnralement loue.

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lise encore dautres rves en devenant pilote et voilier. Mais sesproblmes de sant ne disparatront plus : en 1969, on dcou-vre le cancer pulmonaire chez Brel, qui dit ce moment : Toutest relatif. Fumer et boire, tout a peut tre mauvais, mais lavie mme nest pas bien pour la sant. Il ny a rien qui dtruittant la vie dun humain que la vie mme. Je nai pas peur dela mort. Mais jai peur de ne plus tre l. Laisse-moi mourir, aa t bien et je nai pas envie de passer ma vie comme unmalade. La thrapie russit encore ralentir la maladie pourquelque temps.

En 1971, il fait connaissance avec Maddly Bamy, une beautexotique, originaire de la Guadeloupe. Ils seront amantsjusqu la mort de Brel. Miche et Brel dcident nanmoins dene pas se divorcer4. En 1974, sa sant se dtriore encore et lesmdecins sont obligs enlever un poumon. Aprs cette op-ration, Brel et sa matresse dcident daller vivre sur les lesMarquises (Hiva-Oa). Cest l-bas quil veut passer tranquille-ment les dernires annes de sa vie turbulente, loin du monde,loin de sa vie dautrefois. La sparation de sa femme et de sesfilles sera totale.

Contre toute attente, il revient Paris en 1977 pour enregis-trer un dernier disque, quil chantera avec un seul poumon.B.R.E.L. sera le disque le plus attendu de lhistoire de la chan-son franaise et ne dcevra pas. On y trouve plusieurs chan-sons devenues fameuses. Dabord Jojo, ddi son ami intime, Georges Pasquier, qui venaitde mourir. Brel, conscient de sa propre mort imminente, chante son camarade : Heureux desavoir que je te viens dj. Dans Vieillir, il admet sa peur de cette mort. Orly a la rputationdtre lune des plus belles chansons damour franaises, tandis que Les F... est une critiqueamre contre les flamingants qui fera scandale en Belgique. Ce disque sera le testament musi-cal de Brel, intgrant tous les thmes de son uvre.

Aprs un court sjour aux les Marquises, il est oblig de retourner Paris pour subir une nou-velle thrapie. Le plus grand chansonnier meurt pendant une opration, le 9 octobre 1978.Ses derniers mots auraient t : Ne moubliez pas trop vite, mais on noublie rien, on shabi-tue, cest tout. En France, le ministre de Culture Leclat ragit immdiatement : Brel nest pasmort, sa musique vit. Franois Mitterrand, pas encore prsident, est du mme avis. En enter-rant Brel sur Hiva Oa, presque ct de Paul Gauguin, on ralise son dernier vu. Six ansaprs sa mort, les lecteurs de Paris Match lluent meilleur chansonnier de tous les temps. Uneanne plus tard, 40 % des lecteurs du magazine franais Lire le choisissent comme la per-sonne quils dsireraient tre leur pre. En 1989, la ville de Bruges fait construire une statue

4 Maddly Bamy ntait pas du tout sa premire matresse : Brel en a eu des dizaines. Il disait que dans son mariage, iltait le feu, et Miche la terre. Elle, la stabilit, tait toujours l pour lui, tandis que Brel, la partie instable du mariage,cherchait toujours sduire les femmes.

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en son honneur, reprsentant Marieke,protagoniste de la chanson au mme titre.En 1998 et cette anne-ci, on organisetoute une srie dhommages pour lanni-versaire de sa mort. Le fait que Ne mequitte pas ait dj t interprt par 200chanteurs professionnels diffrents, mon-tre bien quon a tout sauf oubli Brel.

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Jacques Brel nous a laiss 192 chansons,dont les textes sont runis dans un livrerdig par La Fondation InternationaleJacques Brel. Toutes les chansons de Brelont une unit de ton, une cohrence et une harmonie interne qui exercent une force desduction sur nous. Elles se distinguent particulirement par leur science du texte. Dans toutson uvre, il y a, au mieux, une dizaine de chansons dune curieuse confusion, o la musiquelemporte sur les mots. Pour Brel, la musique ne tient pas sans les mots. Musique et parolessont complmentaires et insparables.

Les atouts majeurs des textes de Brel sont labsence dhermneutisme, le vocabulaire limpideet la syntaxe directe, presque parle. Les jeux de mots, qui apparaissent partout dans ses chan-sons, fonctionnent essentiellement sur le principe des oppositions binaires (p.ex. le noir et leblanc) et se c