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ARTICLES LA CRI1IQUE uEGELIENNE DE LA METAPHYSIQUE par Jacques D'HoNDT RESUME: Hegel est parfois tenu pour un metaphysicien, a l'encontre de son propre sentiment. Jl s'est pourtant livre a une critique constante, minutieuse et acerbe de la metaphysique en laquelle it ne voyait qu'un prolongement de la maniere de penser primitive et naive. Les hommes ne saisissent d'abord que meta- physiquement la realite objective qui se presente a eux. lntegrant J sa propre logique speculative des elements de la metaphysique eclatee, mais se rattachant lui- mime surtout a la critique kantienne, il tente de surpasser tous les points de vue limites, unilateraux, antithetiques, pour les reduire au role de moments ou d'etapes d'un developpement qui les surpasse tous. C'est toutefois J la metaphysique qu'il reserve ses desaveux les plus explicites. Au debut de la Preface de la Science de fa logique, Hegel dresse un acte de deces de la metaphysique : « Ce qu'avant cette periode on appelait metaphysique a ete pour ainsi dire extirpe radicalement et a disparu de la liste des sciences. OU les voix de l'ontologie d'antan [vormalige Ontologie], de la psychologie rationnelle, de la cosmologie, ou meme de l'antique [vormalige] theologie naturelle se font- elles encore entendre? [...] C'est un fait que l'interet soh pour Ie contenu soit pour la forme de I'ancienne [vormalige] metaphysique, soit pour l'un et I'autre Ii la fois, est perdu» I. A eet egard, Hegel semble exprimer quelque nostalgie : « La science et Ie sens commun se renforcant ainsi I'un l'autre pour provo- quer Ie declin de la metaphysique, cela parut [sehien] entrainer Ie spectacle etrange d'un peuple cultive depourvu de metaphysique, - comme iI en irait d'un temple dote par ailleurs d'ornernents varies, mais prive de sane- tuaire »2. I. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Science de La logique, trad. Pierre-Jean LABARRIERE et Gwendoline JARCZYK, Paris, Presses universitaires de France, 1972, 1. I, p. 1-2 (cite par la suite comme Science de La logique). 2. Ibid., 1. I, p, 3. Revue de synthese : IV S. N" 2, avril-juin 1993.

Jacques D’Hondt -- La Critique Hégélienne de La Métaphysique

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Klassische deutsche Philosophie

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  • ARTICLES

    LA CRI1IQUE uEGELIENNEDE LA METAPHYSIQUE

    par Jacques D'HoNDT

    RESUME: Hegel est parfois tenu pour un metaphysicien, a l'encontre de sonpropre sentiment. Jl s'est pourtant livre a une critique constante, minutieuse etacerbe de la metaphysique en laquelle it ne voyait qu'un prolongement de lamaniere de penser primitive et naive. Les hommes ne saisissent d'abord que meta-physiquement la realite objective qui se presente a eux. lntegrant J sa proprelogique speculative des elements de la metaphysique eclatee, mais se rattachant lui-mime surtout a la critique kantienne, il tente de surpasser tous les points de vuelimites, unilateraux, antithetiques, pour les reduire au role de moments ou d'etapesd'un developpement qui les surpasse tous. C'est toutefois J la metaphysique qu'ilreserve ses desaveux les plus explicites.

    Au debut de la Preface de la Science de fa logique, Hegel dresse unacte de deces de la metaphysique :

    Ce qu'avant cette periode on appelait metaphysique a ete pour ainsi direextirpe radicalement et a disparu de la liste des sciences. OU les voix del'ontologie d'antan [vormalige Ontologie], de la psychologie rationnelle, de lacosmologie, ou meme de l'antique [vormalige] theologie naturelle se font-elles encore entendre? [...] C'est un fait que l'interet soh pour Ie contenu soitpour la forme de I'ancienne [vormalige] metaphysique, soit pour l'un etI'autre Ii la fois, est perdu I.

    A eet egard, Hegel semble exprimer quelque nostalgie : La science et Ie sens commun se renforcant ainsi I'un l'autre pour provo-quer Ie declin de la metaphysique, cela parut [sehien] entrainer Ie spectacleetrange d'un peuple cultive depourvu de metaphysique, - comme iI en iraitd'un temple dote par ailleurs d'ornernents varies, mais prive de sane-tuaire 2.

    I. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Science de La logique, trad. Pierre-Jean LABARRIERE etGwendoline JARCZYK, Paris, Presses universitaires de France, 1972, 1. I, p. 1-2 (cite par lasuite comme Science de La logique).

    2. Ibid., 1. I, p, 3.

    Revue de synthese : IV S. N" 2, avril-juin 1993.

  • 194 REVUE DE SYNIHESE : IV S. N" 2, AVRIL-JUIN 1993

    Hegel denonce aussitot Ie responsable de cette mine: Ja doctrineexoterique de la philosophie kantienne 3.

    On pourrait citer quelques textes ou Hegel semble deplorer cette dis-parition. Ils sont rares. Par exemple, ce passage de l'Histoire de la philo-sophie ou il s'exclame, a propos de l'ceuvre de Jacobi et de Kant: Tristetemps pour la verite ou toute metaphysique est passee, toute philosophieest passee, - et ou ne vaut plus qu'une philosophie qui n'en est pasune 4.

    Hegel ne tient done ni Jacobi ni Kant pour des metaphysiciens. Pour-rait-il assimiler la philosophie a la metaphysique, sans autre inquietude?

    LA FIN DE LA METAPHYSIQUE

    L'attitude de Hegel a l'egard de la metaphysique, et peut-etre deja Iesens de ce mot sous sa plume, ne restent ni constants ni simples. Dansune ceuvre immense, les definitions et les connotations varient fatale-ment. On devrait s'etonner toutefois de voir I'incertitude et la variationconcerner precisement Ie mot metaphysique, dans les reuvres d'un philo-sophe.

    Ala lecture de la premiere page de la Preface de la Logique, on seraittente peut-etre d'imaginer que Hegel aspire a une sorte de restaurationou de continuation de la metaphysique, meme au prix de reformesimportantes.

    Pourtant, s'il y eut jamais nostalgie, elle n'est deja plus ce qu'elle etaitquand Hegel ecrit a Goethe, dans l'importante lettre de fevrier 1821,apres avoir tente d'apaiser les reserves du grand poete savant a regard dela nouvelle philosophie de la nature:

    Mais apart cela, nous autres philosophes nous avons des maintenant avecvotre Excellence un ennemi commun : la metaphysique, Deja Newton a affi-che en grandes lettres cet avertissement : Physique, garde-toi de la meta-physique! Mais le malheur, c'est que tandis qu'il a legue cet evangile a sesamis et que ceux-ei l'ont annonce fidelement, lui et eux n'ont pas fait autrechose qu'imiter un nombre incalculable de fois cet Anglais qui ne savait pasque durant toute sa vie il avait parle en prose [...]. Ce qu'ils racontent, c'est

    3. Ibid., t, I, p. 2.4. G. W. F. HEGEL, Lecons sur l'histoire de fa philosophie, trad. Pierre GARNIRON, Paris,

    Vrin, 1991, t. VII, p. 1893 (cite par la suite oomme Leconsi.

  • J. D'HONDT: CRITIQUE HEGELIENNE DE LA METAPHYSIQUE 195

    de la tres mauvaise metaphysique. Mais je renonce a dire encore quelquechose sur la necessite de ruiner cette metaphysique des physiciens 5.

    Comment concilier le regret apparent de la metaphysique, d'un cote, etcette aigre sortie contre elle, de l'autre?

    Dans une Addition de l'Encyc!opedie des sciences philosophiques,Hegel reviendra sur cette metaphysique de Newton, et il l'inscrira,cette fois, tout ason honneur 6 ! Mais, acette occasion, il assimilera lametaphysique au bon sens commun, selon sa doctrine constante, et celan'est certes pas, ases yeux, un eloge. Peut-etre veut-illaisser entendre, ici,que si la metaphysique merite d'etre contestee, du moins vaut-elle mieuxparfois que le simple empirisme?

    Un lecteur soucieux de trouver dans la philosophie hegelienne une sys-tematicite sans faille, telle que l'auteur la promet, cherche un recoursdans une distinction peut-etre implicite. Hegel opposerait la metaphy-sique, dont il serait un serviteur fidele, et meme un zelateur, et une formede metaphysique, ancienne, ephemere, decevante, perimee,

    II critiquerait la vieille metaphysique sur un ton acerbe, mais ce neserait que pour mieux elever Ie monument d'une metaphysique moderne,nouvelle. II semble suggerer cela lui-meme, toujours dans Ie memecontexte. Apres avoir deplore Ie manque de metaphysique dans un passerecent, il ferait naitre l'espoir d'une creation nouvelle:

    Quels qu'aient ete les resultats auxquels on est parvenu ad'autres egardsen ce qui conceme Ie contenu et la forme de la science, reste que la sciencelogique, qui constitue la metaphysique proprement dite ou la pure philo-sophie speculative, s'est vue jusqu'a present encore tres negligee [Dielogische Wissenscha/t welche die eigent/iche Metaphysik oder rein spekulativePhilosophie ausmacht] 7,

    La negligence ainsi denoncee va cesser, puis que Hegel propose preci-sement, dans cette meme Preface, la pure logique speculative elle-meme , ou, comme il vient de le dire: la metaphysique proprementdite .

    II y aurait hi une profession de foi metaphysique, indirecte, un peu tropdiscrete: adefaut de mieux, on s'en contenterait, car elle parait d'abordclaire et nette. Alors l'ensemble de la Science de la logique passerait pour

    5. G. W. F. HEGEL, Correspondance, trad. Maurice CARRERE, Paris, Gallimard, 1963, t. II,p. 221 (cite par la suite comme Correspondances. Cet Anglais est en realite ... Ie Bourgeoisgentilhomme !

    6. ID., Encyclopedic des sciences philosophiques, trad. Bernard BOURGEOIS, Paris, Vrin,1970, p. 531 (cite par la suite comme Encyclopedier.

    7. cr. Science de la logique, 1972, t. I, p. 5.

  • 196 REVUE DE SYNlHESE : IV'S. N" 2, AVRIL-JUIN 1993

    une metaphysique, ou du moins pour quelque chose d'assimilable ade lametaphysique. Le classement d'une telle eeuvre dans une categorie aussifamiliere aurait un effet rassurant.

    Mais la quietude ne persiste guere. Elle se trouble bient6t devant desformules differentes, incompatibles, comme celle-ci, extraite des Leconssur l'histoire de la philosophie, et introduite apropos de la philosophiedes Ecossais qualifiee dedaigneusement de populaire (Popularphilo-sophie). Hegel rend cependant hommage au contenu concret de cettephilosophie, et il ajoute, a propos de celui-ci :

    11 est dans cette rnesure oppose ala metaphysique proprement dite, qui vaerrant parmi les determinations abstraites de l'entendement I... der eigentli-chen Metaphysik, dem Herumirren in abstrakten Verstandesbestimmungenentgegengesetzt] g.

    Cette fois, la metaphysique proprement dite se distingue de lalogique speculative, a laquelle elle sect de repoussoir. Ala mauvaise phi-losophie des Ecossais, Hegel rattache d'ailleurs la philosophie francaisequi lui est contemporaine, ce que les Francais appellent Ideologie,c'est-a-dire de la metaphysique abstraite 9.

    L'emploi du mot metaphysique, chez Hegel, demeure pejoratif, saufpresque uniquement au debut de la Preface de la Logique, assez equi-voque. Bien que Hegel reconnaisse le haut rnerite de la metaphy-sique , il tient celle-ci pour depassee, en derniere instance, et ilia sou-met aune critique remarquable par son aprete et sa constance.

    On observe d'ailleurs des signes exterieurs de ce rejet, qui s'ajoutentaux reprobations intrinseques : Ylndex de l'edition allemande de l'Emy-clopedie ne renvoie qu'a des mentions pejoratives, et d'ailleurs tres races,du terme metaphysique, et celui-ci disparait completement dans les der-niers chapitres de l'Histoire de la philosophie, consacres aux philosophesallemands les plus proches de HegeL

    Apres la {( periode de lena , ou il avait encore enseigne, selon un pro-gramme classique, la logique, la metaphysique et la philosophie de lanature, Hegel n'usera plus du mot rnetaphysique pour designer sa philo-sophie, ou un chapitre de celle-ci,

    8. C( Lecons, 1985, t. VI, p. 1711.9. Ibid., p. 1712.

  • J. D'HONDT : CRfTIQUE HEGELIENNE DE LA METAPHYSIQUE 197

    LA CRfTIQUE KANTIENNE

    Pour mieux comprendre cette reticence, il convient de rappeler le dis-credit dans lequella metaphysique etait tornbee acette epoque, sans que1'0n se souciat de preserver une metaphysique nouvelle au detrimentd'une metaphysique ancienne , Ce discredit etait si grand, dans lesmilieux philosophiques les plus serieux et les plus actifs, qu'il eut ete tac-tiquement imprudent, pour Ie fondateur d'un nouveau systeme, de n'enpas tenir compte.

    On ne se demande pas, acette epoque, comme il arrive qu'on le fassedans la notre, si une metaphysique est encore possible apres Kant. Lekantisme regne alors sans conteste. Nous considerons maintenant celui-cicomme integre atitre de moment ou d'etape dans un developpement phi-losophique tres riche qui s'est prolonge apres lui, et cette perspective along terme relativise et attenue grandement la violence du choc intellec-tuel imrnediat provoque en son temps par la critique kantienne.

    Pour les contemporains, iI representait une rupture radicale, brutale,emelle. Kant lui-rneme se plaisait a l'accentuer, a en durcir les expres-sions, de maniere parfois provocante. II proclame longuement et sarcas-tiquement son originalite absolue dans des pages extraordinaires de laMetaphysique des mceurs : II n'y avait pas eu de philosophie avantl'apparition de la philosophie critique [...]. La philosophie critique se pre-sente comme une philo sophie telle qu'aucune autre n'a existe aupara-vant ) 10.

    Kant exerce - ceci dit cum grana salis - une sorte de terrorisme phi-losophique. Heine a sans doute extravague, mais a peine exagere,lorsqu'ill'a qualifie de Robespierre de la philosophie ... Anos yeux, ily a bien une persistance de la metaphysique, chez Kant. Mais ala fin duXVIII" siecle, la doctrine exoterique de Kant , comme dit Hegel, semblebien donner conge a toute metaphysique,

    II aurait alors fallu du courage pour revenir en deca de Kant. II en afallu a Hegel pour aller au-dela de lui. Hegel en viendra a classer Kantparmi les metaphysiciens, pour le reprouver avec eux. II les jettera tousensemble, bon gre mal gre, dans le meme sac des philosophies del'entendement . Kant ressemblait plus qu'il ne s'en doutait a ceux-lamemes qu'il critiquait! Apres quoi, ne procedant guere par exclusionradicale, mais plutot par recuperation ) comprehensive du passe philo-

    10. Emmanuel KANT, Metaphysique des moeurs, trad. Alexis PHILONENKO, Paris, Vrin,1971, p. 80-82.

  • 198 REVUE DE SYNlHESE : IV'S. N' 2, AVRIL-JUIN 1993

    sophique, Hegel ne manquera pas de souligner les merites evanescentsdes uns et des autres.

    II montrera notamment que l'on trouve chez Kant comme dessemences de pensee speculative veritable, ou meme parfois l'idee du spe-culatif (l'Intelleet archetype [), - mais non developpees, ou presenteesnegativement, Ces moments de pensee speculative ne proviennent pas,chez Kant, d'un heritage de metaphysique traditionnelle, Au contraire, ilscontredisent celle-ci.

    En tout cas, la critique hegelienne de la metaphysique se demarquerneme de la critique kantienne, initiatrice. Celle-ci reieve de la philo-sophie de l'entendement (Verstandesphi/osophie) que Hegel juge peri-mee :

    C'est Ill. une philosophie d'entendement achevee qui a renonce a la raison[Vemunft, par opposition aVerstand]; si elle s'est acquis tant d'amis, elle Iedoit au fait negatif de s'etre liberee d'un coup de cette vieille metaphysique[alte Metaphysik] 1l.

    Pourtant, dans la classification la plus systematique qu'il ait tentee,Hegel ne rangera pas Kant dans ce qu'il appelle la position)1 ouI' attitude II [Stellungl metaphysique. En effet, Kant, restant un philo-sophe de I'entendement, a accentue les contradictions internes de la position metaphysique, il les a poussees jusqu'a I'antinomie. II acontribue ainsi decisivement a l'eclatement mortel de la rnetaphysique. IIs'est acquis aussi des merites en triomphant de difficultes particulieres surIe chemin de la speculation future. Ainsi,

    un des plus grands merites de Kant en ce qui conceme la philosophieconsiste dans la differenciation qu'il a etablie entre finalite relative ou exte-rieure et finalite interieure ; dans cette derniere i! a indus Ie concept de fa vie,I'Idee, et par-la eleve la philosophie defa~on positive au-dessus des determi-nations-de-reflexion et du monde relatif de la metaphysique [...J 12.

    Car, bien entendu, les choses etant considerees d'une hauteur suffisam-ment hegelienne, la mine (Untergang) de la metaphysique ne peut resul-ter que du developpement interne de cette metaphysique elle-meme : Telles qu'elles sont developpees dans cette metaphysique moderne, lesoppositions deviennent des contradictions absolues 13.

    Hegel cede souvent a la tentation de traiter de metaphysique toutce qui lui deplait. En divers lieux de son ceuvre se rencontre une critique

    11. Cf. Lecons, 1991, t, VII, p, 1894.12. Cf. Science de fa Iogique, 1981, t. II, p. 25 I.13. Cf. Leeons, 1985,1. VI, p. 1656.

  • J. D'HONDT : CRl11QUE HEGELIENNE DE LA METAPHYSIQUE 199

    orgamsee, methodique, acharnee des systemes de la metaphysique et,plus generalement, de l'orientation metaphysique de la pensee,

    Les celebres paragraphes qui ofTrent Ie concept preliminaire (Vor-begriff) de I'Encyclopedic en livrent sans doute I'expose le plus clair et Iemieux articule 14. II s'agit ici du concept qui precede la logique speculative,et done de ce que Hegel ne rappelle que pour mieux s'en debarrasseravant d'exposer la logique speculative elle-meme, Dans ces pages, ildecrit ce qu'il appelle les positions (Stellungen) ou attitudes possibles dela pensee a regard de l'objectivite. Chacune de ces positions se voit criti-quee par rapport aux autres et aussi par rapport a la logique speculativequi pretend les recuser toutes. Non seulement Hegel abandonne des positions intellectuelles perimees, mais, plus arnbitieusement, il pre-tend echapper ace qu'il y a de limite, de parcellaire et de partial en toute position , quelle qu'elle soit.

    Ce n'est pas une critique classique ou habituelle des options philo-sophiques adverses anterieures : empiriste, materialiste, criticiste, meta-physique, etc. Hegel precede a une critique nouvelle en sa maniere, etquelque peu deroutante.

    LE TEMPS DE LA METAPHYSIQUE

    La lecture de ces paragraphes induit plusieurs constats.D'abord, on observe un flottement apparent de la notion de meta-

    physique. Elle se presente comme la premiere position par rapport al'objectivite. Elle sera suivie de l'empirisme, puis de la critique, et enfinde la connaissance immediate.

    Hegel en traite soit comme de l'ancienne metaphysique : [vorma-figel, soit comme de Ia metaphysique , sans autre qualificatif. II nementionne aucune metaphysique nouvelle , qui succederait a l'ancienne , Celle-ci se trouve eliminee par le scepticisme empirique etpar le criticisme kantien, et cette elimination semble irrevocable.

    Toutefois, le qualificatif vormalig peut paraitre equivoque. Les traduc-teurs le rendent en francais par des termes varies: l'ancienne meta-physique, la metaphysique d'antan, la vieille, l'antique, l'anterieure, laprecedente...

    Dans un contexte allemand, cet adjectif implique une anteriorite, uneantecedence : quelque chose d'ancien, certes, mais aussi d'anterieur par

    14. Cf. Encyclopedie, 1970, t. I, p. 283-344.

  • 200 REVUE DE SYNTHESE : IV'S. N" 2, AVRIL-JUIN 1993

    rapport aquelque chose de nouveau, mais aussi d'ulterieur. Par rapport aquoi, Hegel localise-toil cette metaphysique anterieure ? Precede-t-elleune metaphysique ulterieure nouvelle, ou precede-t-elle une philosophieulterieure qui n'est plus metaphysique ?

    Cette question se pose d'autant plus necessairement que Hegel, tout enconstatant la peremption de la vieille metaphysique en droit, reconnait saregrettable survivance en fait. II lui faut la combattre chez des contempo-rains retardataires qui sont restes sourds a la critique kantienne :

    Cette metaphysique n'est cependant quelque chose d'ancien que relative-ment a l'histoire de la philosophie ; prise pour elle-meme, elle est d'unefacon generale toujours presente, elle est la simple vision d'entendement desobjets de la raison 15.

    Hegel ne souhaite pas du tout que sa logique speculative soit confon-due avec cette metaphysique presente . La metaphysique se situe ante-rieurement a ce qui la detroit: l'empirisme sceptique, le criticisme, laconnaissance immediate. Aucune de ces attitudes ne se justifierait si ellene s'opposait a une metaphysique qui l'a temporellement precedee,

    Comment Hegel pourrait-il, dans ces conditions, envisager une resur-rection legitime de la vieille metaphysique ? De fait, elle illustre pourlui un moment de la confrontation de l'abstrait, du dialectique (negative-ment rationnel) et du speculatif au sens etroit du terme (positivementrationnel). Dans ce dispositif, la metaphysique incarne - si l'on ose direainsi - le moment abstrait, tandis que l'empirisme et le criticisme yjouent le role dialectique, et que Hegel se reserve d'accomplir la missionspeculative globale.

    La metaphysique se voit theoriquement supprimee, abolie, conservee,sursumee, depassee (que l'on traduise aujgehoben comme on voudra 0,en tout cas : perimee en tant que telle. Cette peremption theorique recoitune confirmation temporelle frappante dans I'Histoire de fa philosophie.Hegel y divise cette histoire en diverses periodes successives dont chacuneillustre un moment typique du developpement interne de l'esprit. Or,apres I'expose des philosophies de Bacon et de Boehme, il delimite tresprecisement ce qu'il appelle la periode de l'entendement pensant , etdans celle-ci il distingue deux epoques subordonnees : une Periode meta-physique et une Periode de transition a fa philosophie allemande recente(cette derniere s'incarnant en Jacobi, Kant, Fichte, Schelling et Hegel lui-meme) 16.

    15. Ibid., p. 294.16, cr. Lecons, 1985, t. VI, p. 1383 et 1660.

  • 1. D'HONDT: CRITIQUE HEGELIENNE DE LA METAPHYSIQUE 201

    L'idealisme allemand n'entre pas dans la periode de la metaphy-sique . Comme le dit fort bien le traducteur et commentateur francais deces textes : On apercoit done qu'ici, la "philosophie allemande recente"est essentiellement envisagee comme le prolongement, le deploiement del'attitude negative et critique envers la metaphysique 17. 11 ajoute quecette philosophie allemande nouvelle a pour condition la degradation(Verkommen) de la metaphysique ...

    Remarquablement, dans la suite de l'Histoire de fa philosophie, il nesera plus question de la metaphysique, apres le rappel de la critique kan-tienne. Quand Hegel traitera finalement du point de vue qui est desor-mais celui de la philosophie , dans un chapitre d'ou Ie mot meta-physique est absent, il definira ce point de vue en opposition directe etsystematique ace qu'il avait appele metaphysique.

    II arrive bien a Hegel d'evoquer une metaphysique plus recente ,mais ce n'est pas sa propre philosophie ", II ne s'agit que d'une formeplus recente de metaphysique parmi les formes successives de la vieillernetaphysique, et ilia confronte a la philosophie des Anciens oul'opposition de la pensee et de l'etre n'avait pas encore atteint la determi-nation de l'effectivite [...] . En ce sens, Platon et Aristote ne sont pas desmetaphysiciens 19.

    Hegel resume I'enchainement des manieres typiques de penser philo-sophiquement :

    La forme de philosophie qui est engendree en premier lieu [zunachst] par Iepenser est celle de la rnetaphysique, la forme de l'entendement pensant; laseconde est Ie scepticisme et Ie criticisme a l'egard de l'entendement pen-sant, de la metaphysique comrne telle lals solchel et de l'universel de I'empi-risme. Dans la premiere periode, celie de la metaphysique, les principalespersonnalites sont Descartes, Spinoza, Locke, Leibniz, etc. - les materia-listes francais. Ce qui vient en second lieu [das andere], c'est la critique, lanegation de cette metaphysique, et la tentative de considerer le connaitrepour lui-meme, de sorte que les determinations soient derivees [abgeleitet]du connaitre lui-meme [...] 20.

    La metaphysique en tant que telle releve du passe.Hegel esquissera parfois une repartition nationale des etapes succes-

    sives du developpement speculatif, l'empirisme revenant aux Anglais, la

    17. Cf. P. GARNIRON, in Lecons, 1991, t. VII, p, 1813.18. Ibid.19. Cf. Encyclopedic, 1988, t. Ill, p. 111-112 ; cr. ibid., 1970, t. I, p. 493 ; Platon n 'est

    pas un tel metaphysicien et Aristote encore rnoins, quoique l'on croie habituellcment Iecontraire, Traduction modifiee.

    20. Cr. Lecons, 1985, t. VI, p. 138L

  • 202 REVUE DE SYNllIESE : IV'S. N" 2, AVRIL-JUIN 1993

    metaphysique d'entendement aux Francais, et les Allemands revendi-quant le penser du concept absolu, la veritable speculation 21.

    LA NAIVETE META PHYSIQUE

    Deuxieme constat: la metaphysique est une attitude de pensee, parmid'autres.

    Hegel ne definit pas la metaphysique rnetaphysiquement , c'est-a-dire par la nature des objets qu'elle considere, L' objectivite a laquellela metaphysique s'adresse est la merne que celIe de l'empirisme ou du cri-ticisme : c'est la maniere de considerer qui differe, Le comportementmetaphysique (Verhalten), premier dans les attitudes de la pensee engeneral, est aussi premier dans I'histoire de la philosophie modeme, et ilreste le premier dans la culture de I'individu.

    Contrairement a l'opinion commune, Hegel estime que la metaphy-sique savante derive d'une croyance premiere en la possibilite et la realitedes objets. Dans la premiere position a l'egard de l'objectivite, il voitune demarche naive (unbefangen) que la metaphysique n'a fait quedevelopper sans la critiquer, sans dauter de sa validite : Toute philo-sophie a ses origines, toutes les sciences et meme l'agir quotidien de laconscience, vivent dans cette croyance 22. Les hommes sont des meta-physiciens-nes, et ont bien du mal a ne pas le rester toute leur vie.

    La tache philosophique ne consiste done pas ales convertir a la meta-physique:

    (( Dans les temps modemes, l'individu trouve la forme abstraite toute prepa-ree [...] Maintenant Ie travail ne consiste plus tant a purifier J'individu dumode sensible immediat [...] qu'il ne consiste plutot dans la tache opposee, aeffectuer l'universel et a Ie spiritualiser par la suppression [Aujheben] despensees fixes determinees 23.

    La maniere metaphysique de penser consiste a fixer systematique-ment et definitivement les determinations de l'entendement : Hegel nedefinit jamais autrement la metaphysique. Celle-ci derive d'une maniere

    21. Ibid., p. 1659.22. Cf. Encydopedie, 1970, t. I, p. 293 et ibid., p. 531 : L'homme est un metaphysicien-

    ne.23. G. W. F. HEGEL, Preface de la Phenomenologie de l'esprit, ed. bilingue par Jean Hvr-

    POLllE, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 81.

  • J. D'HONDT : CRmQUE HEGELIENNE DE LA METAPHYSIQUE 203

    spontanee de penser et d'agir, N'importe quel objet peut etre traite meta-physiquement, n'importe quel traitement metaphysique merite d'etre sur-monte.

    Chacune des quatre attitudes devant l'objectivite se caracterise par sonunilateralite, Chacune insiste sur un aspect de l'objectivite qu'elle preleveet privilegie en faisant abstraction des autres. En quoi elle precede utile-ment. L'abstraction mene atout, a condition d'en sortir. Ce qui est mau-vais, c'est d'en rester aeUe : perseverare diabolicum!

    Dans Ie Concept preliminaire, Hegel examine les differentes positionsde la pensee dans leur tentative de s'absolutiser, avant d'entrer dans lalogique speculative: son ambition ne se reduit pas ase liberer de chacunedes attitudes limitatives, mais est bien d'echapper al'unilateralite de touteattitude possible en face de l'objeetivite, pour se confondre avec cetteobjectivite meme et revivre de l'interieur Ie developpement de la choseelle-merne,

    La logique speculative ne peut prendre son elan qu'apres une sorte dedeblaiement du terrain. Le principal obstacle a lever, c'est la meta-physique inveteree, cette facon simplement reflechissante de considererles choses au-dessus de laquelle certe logique nous elevera 24. Le tortprincipal de la metaphysique, outre son raffinement d'abstraction,consiste en sa pretention de se faire passer pour infinie, alors qu'elle estla limitation et la finitude poussees a l'extreme. EUe ne sait meme pas cequ'elle fait.

    Quant ala logique speculative, lorsqu'elle gagne Ie champ libre, elle sesitue - pour s'exprimer selon les categories habituelles - precisementhors-categorie et hors-concours,

    Positions de la pensee a l'egard de l'objectivite (zur Objektivttdt) :Hegel utilise une expression assez vague pour convenir aux quatrernanieres etroites de philosopher dont il veut lever l'hypotheque.

    Le prejuge de la metaphysique, c'est que l'objectivite se trouve devantla pensee, en face d'elle, de telle sorte que la tache de la pensee, d'aborddistinguee de cette objectivite, et opposee a eUe, consistera paradoxale-ment a renouer avec celle-ci, a retablir avec elle un lien, comme si elleexistait d'abord en une independance absolue :

    La presupposition [Voraussetzung] de l'ancienne metaphysique etait celiede la croyance naive [unbefangen] en general, Ii savoir que la pensee saisitl'en-soi des choses, que les choses ne sont veritablement qu'en tant quechoses pensees 23.

    24. Cf Encyclopedie, 1988, t. III, p. 406.25. Ibid., 1970, t. T, p. 484.

  • 204 REVUE DE SYNTHESE : IV'S. N" 2, AVRIL-JUIN 1993

    Le metaphysicien determine des choses par l'application de ses catego-ries intellectuelles a l'objectivite, et puis il croit que ces choses existentreellernent, telles qu'illes determine, independamment de lui.

    Le merite de Kant est d'avoir deniaise la philosophie, et de lui avoirainsi ouvert la voie d'un developpement modeme :

    En fait, c'est par Kant et Jacobi que toute la maniere [Weise] de la meta-physique d'antan, et du meme coup sa methode, s'est trouvee jetee par-dessus les moulins [uberden Haufen geworfen!] 26.

    Pour ceux qui s'etonneraient de voir Jacobi range ainsi du cOte deKant, Hegel precise: Si Kant a aborde la metaphysique d'antan davan-tage selon la matiere, Jacobi I'a attaquee avant tout du cOte de sa manierede demontrer [...] 27.

    Hegel reconnait toutefois sur un point la superiorite de l'anciennemetaphysique : elle ne tombait du moins pas dans ce scepticismemodeme qu'il reproche egalement a Kant et a Jacobi, elle ne dissolvaitpas l'objectivite, comme ils le font sans vergogne.

    Aussi bien etait-elle une etape ineluctable, et elle a produit de gran desceuvres, dont il faut partir. Des le debut de son epoque , elle s'estmanifestee brillamment dans la philosophie de Descartes, que Hegeladmire. Mais Descartes, s'ille magnifie, ne depasse pas le point de vuemetaphysique : La metaphysique de Descartes respire la plus grandenaivete et pas du tout l'esprit speculatif [In Descartes' Metaphysik isteinem ganz naiv, gar nicht spekulativ zumut] 28 !

    Hegel rencontre beaucoup de difficultes adefinir le speculatif, car toutedefinition resulte d'une application des categories de I'entendement dontprecisement Ie speculatif pretend se liberer, II procede done souventnegativement. Avrai dire, il ne fait intervenir la metaphysique, non seule-ment dans Ie Concept preliminaire, rnais aussi dans toute l'Encyclopedie,que pour mieux faire apparaitre Ie chemin qui conduit phenomenolo-giquement et historiquement au speculatif dans un effort de constanteopposition a elle :

    Le dogmatisme de la rnetaphysique d'entendement consiste Ii maintenirferme en leur isolernent les determinations de pensee unilaterales, alorsqu'au oontraire l'idealisrne de la philosophie speculative possede le principede la totalite et se montre comme ayant prise sur l'unilateralite des determi-nations d'entendement abstraites ) 29.

    26. Cf Science de fa logique, 1981, t. II, p. 355-356.27. tu. p. 356. Traduction modifiee,28. cr. Lecons, 1985, to VI, p. 1437.29. cr. Encyciopedie, 1970, t, t, p. 487.

  • J. D'HONDT : CRmQUE HEGELIENNE DE LA METAPHYSIQUE 205

    DESTRUCTION PAR ABSORPTION

    Il serait trop long de rappeler ici toutes les limites de la pensee meta-physique que Hegel repertorie dans Ie Concept preliminaire. Elle n'exa-mine pas elle-rneme ses moyens et ses precedes, ses concepts et ses defi-nitions. Elle gobe tout cela naivement, tel que le bon sens commun Ie luifait avaler. Ce sont des determinations finies qu'elle s'evertue vainementou frauduleusement a appliquer a l'infini. Elle perd toute liberte en tom-bant dans les pieges du dogmatisme. Elle se dissout heureusement elle-meme dans ses propres contradictions, extenuee en fin de parcours.

    Avec une telle representation de la metaphysique, pourquoi Hegeln'exprimerait-il pas son embarras lorsqu'on lui demande comment elledoit etre enseignee conformement aux exigences des programmes sco-laires et universitaires ? Lorsque les autorites gouvernementales sollicitenten 1816 son avis sur cette question, il avoue :

    Quant ala sorte d'embarras [Verlegenheit] qui se laisse aetuellement perce-voir pour ce qui est de I'exposition de la philosophie, il faut bien en allerchercher la cause dans le toumant [Wendung] que cette science a pris et dontest issue la situation presente, a savoir que son developpement scientifiqueanterieur et que les sciences particulieres entre lesquelles la matiere philo-sophique etait repartie, sont devenus, suivant la forme et le contenu, plus oumoins des antiquites, - tandis que de l'autre cote, l'Idee de la philosophiequi s'est installee aleur place [an die Stelle] se trouve encore sans developpe-ment scientifique, et que les materiaux des sciences particulieres n'ontobtenu qu'imparfaitement, ou meme n'ont pas encore obtenu leur refonte[Umbildung] et leur accueil dans la nouvelle Idee 30.

    Et il precise que meme pour ceux qui, par ailleurs, s'en tiennent encore ace qui est le plusancien, la metaphysique est allee al'abime [zu Grunde gehen], tout comme ledroit public allemand pour la faculte de Droit [00.]. [A l'exception de latheologie naturelle,] les autres sciences qui constituaient par ailleurs aussila rnetaphysique ne se font pas tellement regretter [nicht so sehr vermisst wer-den!] ) 31.

    Quelques annees auparavant, dans un memoire concernant cette foisI'enseignement secondaire, et adresse a Niethammer, Hegel usait deja dumeme mot, embarras, pour caracteriser I'enseignement de la philosophie,a cause de la survivance officielle de la metaphysique :

    30. G. W. F. HEGEL, Textes pedagogiques, trad. B. BOURGEOIS, Paris, Vrin, 1978, p. 147-148.31. tu, p. 148.

  • 206 REVUE DE SYNlliESE : IV" S. N" 2, AVRIL-JOIN 1993

    En tant que la logique est l'autre science enseignee dans la classe moyenne,la metaphysique semble, de ce fait, se retrouver les mains vides [leer aus-gehen]. En realite, ce que Ie [reglement] prescrit ce n'est pas tant la meta-physique meme que sa dialectique; ce qui fait que cette partie se ramene, anouveau, a la logique, envisagee comme la dialectique, Selon rna conceptiondu logique, Ie metaphysique, d'ailleurs, s'y absorbe totalement 31.

    Hegel tente de justifier cette absorption du metaphysique par .lalogique en invoquant l'autorite de Kant, a laquelle son interlocuteur doitetre particulierement sensible :

    Les formes pensantes [que Kant a determinees] sont un contenu subsistantpar soi, la partie constituee chez Aristote, par l'Organon - ou encorel'ancienne ontologie [die vormalige Ontologie], De plus, elles sont indepen-dantes du systeme metaphysique. Elles se presentent tout autant dans Ie casde l'idealisme transcendantal que dans le cas du dogmatisme ; celui-ci lesappelle determinations des Entia, celui-la determinations de l'entendement.Ma logique objective servira, je l'espere, apurifier ta science 33.

    Hegel exclut done de cet enseignement la metaphysique proprementdite , remplacee par la Iogique objective qui se distingue d'elle du toutau tout, puisqu'elle se place a un autre point de vue global, ou pourmieux dire, tente d'eehapper aux Iimites qu'impose tout point de vue en tant que tel. II exclut done aussi de cet enseignement ce qui releve tra-ditionnelJement de la metaphysique et notamment, selon la classificationwolfienne, l'ancienne ontologie et la eosmologie.

    La, comme ailleurs, il accorde cependant une exception pour la theolo-gie naturelIe, car celle-ci peut servir de point de depart ou de rnateriaupour une theorie de la religion , comme ilia nomme alors, Cetteexception fait mieux ressortir l'exclusion des autres sciences metaphy-siques.

    La substitution est radicale, du moins dans les termes, et, probable-ment, dans les intentions.

    Hegel a maintes fois rappele, pour la critiquer, la classification wol-fienne des sciences philosophiques qui a valu jusqu'a l'epoque recentecomme une espece d'autorite , II rappelle ainsi Ie plan de la philo-sophie theorique de Wolff:

    n traite d'abord 1) de la logique, purifiee des developpernents scolas-tiques : c'est la logique de l'entendement, que Wolff a systematisee ; vient

    32. Ibid., p. 138.33. Ibid.

  • J. D'HONDT : CRmQUE HEGELIENNE DE LA METAPHYSIQUE 207

    ensuite 2) la metaphysique. Celle-ci contient : a) l'ontologie, ou sont traiteesles categories abstraites, tout afait universelles du philosopher, de l'etre (ov),que I'ens est unum, bonum; on y trouve l'un, l'accident, la substance, lacause et l'effet, Ie phenornene, etc. ; c'est de la rnetaphysique abstraite. b) Latheorie suivante est la cosmologie; c'est la theorie generate des corps, latheorie du monde, Ce sont des propositions metaphysiques, abstraites, sur Iemonde, par exemple qu'il n'y a pas de hasard, pas de saut dans la nature, -la loi de continuite, II exclut la theorie de la nature et I'histoire naturelle,c) Vient ensuite la psychologie rationnelle ou pneumatologie, la philosophiede l'ame ; simplicite, immortalite, immaterialite de l'ame. d) La theologienaturelle : les preuves de I'existence de Dieu [...J. Wolff insere aussi une psy-chologie empirique dans cette philosophie theorique 34.

    On voit ainsi que, des 1812, dans cette lettre-rapport a Niethammer, ila substitue a la classification wolfienne et traditionnelle sa propre deter-mination des trois sciences philosophiques (et non pas metaphy-siques ) : 1. la Logique, 2. La philosophie de la nature, 3. La philo-sophie de l'esprit , ou encore les trois subdivisions : La penseepure, la nature [dont il estime qu'au niveau du gymnase l'etude pourraparaitre aux eleves comme une "frivolite theorique" I] et l'esprit 35. Desthemes chers a l'ancienne metaphysique seront disperses en toutesces instances de la philosophie speculative, qui en greffera donc sur unautre corps quelques membra disjecta.

    L'EMBARRAS

    Alors, pourquoi done I'aveu d'un embarras? Eh bien! d'abord sansdoute parce que la metaphysique reste inscrite au programme de l'ensei-gnement! Bon gre, mal gre, le professeur doit en tenir compte.

    D'autre part, si l'on ne peut en rester a elle, la metaphysique repre-sente cependant un acquis de la pensee,

    On ne peut pas faire retour [zurUckkehren] aux sciences qui constituaient laphilosophie autrefois. Mais l'on ne peut pas non plus simplement igno-rer la masse de concepts et le contenu que Ices sciences] renfermaient; lanouvelle forme de l'Idee reclame son droit et l'ancien materiau a, par suite,besoin d'une refonte [UmbildungJ qui soit conforme au point de vue actuelde la philosophie . Hegel affiche sa nouvelle rnaniere de proceder ,

    34. cr. Lecons, 1985, t. VI, p. 1648-1650.35. cr. G. W. F. HEGEL, op. cit. supra n. 30, p. 139 et 141.

  • 208 REVUE DE SYNTHESE : IV S. N" 2, AVRIL-JUIN 1993

    conforme a la maniere de voir de son epoque [diese Ansicht uber das Zeit-gemasse] 36.

    II preconise done une sorte de recuperation des pieces detachees d'unemetaphysique envoyee Ii la casse. II ne manque jamais de Ie rappeler :

    J'ai deja indique que la matiere ancienne [der alte Stoj)] avait besoin assu-rement d'une refonte [Umbildung] achevee, et ne pouvait etre simplementmise de cOte [auf die Seite gelegt] ;

    et il evoque le contenu universel et abstrait de la logique, en y integrant, tout ce qu'en comprenait en elle, autrefois, aussi la metaphysique 37.

    Lorsqu'il conseille au ministere d'exclure de l'enseignementsecondaire la metaphysique proprement dite (die eigentliche Meta-physik), qui est pourtant Ii ses yeux, du point de vue historique, la plusfacile des sciences philosophiques, parce qu'elle est la plus na'ive , ilajoute que

    cependant iI y aurait un cOte et un seul que ron pourrait extraire deI'ancienne [ehemalige] metaphysique wolfienne et prendre en consideration,a savoir ce qui a ete expose dans la theologie naturelle sous la denominationde preuves de l'existence de Dieu 38.

    On voit bien que ce qu'il pretend rejeter, acette exception pres et pourl'usage speculatif qu'il proposera de cette exception, c'est toute la meta-physique comme telle, au sens traditionnel du mot.

    Toutefois cette metaphysique, ou plutot la maniere metaphysique deproceder Ii l'egard de tout objet de pensee, quel qu'il soit, demeure uncommencement ineluctable, une condition necessaire chronologiquementet logiquement et, actuellement, elle est integree au processus speculatifcomme un point de depart. En consequence de quoi, elle prend desor-mais une signification et joue un role tout autre que celui que lui avaientassigne ou reconnu les metaphysiciens eux-mernes.

    II en va d'elle comme d'une pierre que 1'0n preleverait dans son milieunaturel afin d'y articuler un levier. Elle cesserait d'etre pierre pour deveniressentiellement point d'appui, dans son nouveau contexte. A ce titre onaurait pu eventuellement la remplacer par un quelconque morceau debois ou de fer. Encore faut-il, pour improviser un point d'appui, que lemateriau s'y prete : un paquet d'ouate ou une touffe d'herbe n'y sauraientsuffire.

    36. Ibid., p. 150.37. Ibid. p. 153.38. Ibid. p. 161.

  • l D'HONDT : CRmQUE HJO:GELIENNE DE LA MJO:TAPHYSIQUE 209

    Dans leur integration ala philosophie speculative, les fragments prele-ves dans I'ancienne metaphysique subissent une metamorphose. Si l'on ytient, on pourra s'obstiner a deceler en eux la forme fixe en l'isolant ducourant speculatif qui les emporte.

    MALGRE LUI

    Pourtant, malgre ses virulentes critiques de la metaphysique, malgrememe le denigrement auquel it se laisse aller parfois a I'egard de WoltT,Hegel continue d'etre tenu par certains historiens pour un metaphysicien,et meme pour Ie metaphysicien par excellence.

    Pour lui decerner ce titre, on allegue qu'il etTectue la tache que s'assi-gnaient les metaphysiciens, et qu'il atteint effectivement le but dont itsn'avaient reussi qu'a s'approcher plus ou moins : la connaissance del'absolu. Ce but, aux yeux de Hegel lui-meme, vaut absolument, on nepeut y renoncer, et si les rnetaphysiciens d'autrefois l'ont manque, c'estparce qu'ils s'evertuaient a appliquer a l'infini les categories finies del'entendement naif.

    Or le speculatif qui anime la pensee de Hegel, c'est precisement la pen-see en tant que raison se pensant elle-rneme. Hegel n'elabore-t-il pasainsi une metaphysique nouvelle en debarrassant l'ancienne metaphy-sique de ce qu'il y avait d'ancien en elle?

    II reste certes loisible d'adopter cette vue du rapport de Hegel et de lametaphysique, Comment serait-il possible de suivre, dans le grand cou-rant de la pensee speculative, l'eau des ruisseaux qu'elle reussit a drai-ner? QueUe proportion de metaphysique, d'empirisme, de critique semaintient en die? On peut meier tout.

    Dans le Conceptpreliminaire, Hegel invite les divers partis pris areglerleurs comptes entre eux, Et its le font sans complaisance. Mais iI profitede leur querelle pour leur regler leur compte a tous, en bloc. II n'entreradans la carriere que lorsque ces aines n'y seront plus.

    L'objectivite ne persistera pas sous la forme alaquelle its voulaient tousfaire face. Le regarde sera desormais le regardant et Ie regard. Le reel serale rationnel, et le rationnel sera le reel.

    Nul n'est certes oblige d'admettre le propos quelque peu presomp-tueux de l'idealisme absolu, Monisme de la pluralite, il pretend reunirsous une autre egide ce qui se croyait diversement autonome et contradic-toire dans la diversite des philosophies historiquernent advenues, Mais ilest imprudent de soutenir que chez Hegel le moment abstrait (le moment

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    de l'entendement et de la metaphysique) serait plus important et decisifque les autres moments qui se fondent selon lui dans Ie processus spe-culatif. Du moins ne semble-t-il pas I'emporter sur Ie moment dialectique(rationnel negatif) qui assume la tache de Ie dissoudre et qui s'affirmecomme I'ame motrice du developpement, Et iI ne peut pas non plusesperer une restauration ou une rehabilitation entiere dans Ie momentspeculatif (rationnel positif).

    njouit toutefois de revanches historiques episodiques. II lui arrive dereconquerir son independance native, de se restituer comme metaphy-sique a temps complet.

    L'apprenti philosophe, parvenu a la logique speculative, court sanscesse Ie risque de retomber dans la metaphysique, Hegel Ie met en garde :

    Dans la logique speculative se trouve contenue la simple logique d'enten-dement et elle peut etre aussitot construite [gemacht: fabriquee Ti apartir decelle-la. Pour cela, il n'est besoin de rien d'autre que de laisser de cote [weg-lassen] ce qui est dialeetique et rationnel : elle devient ainsi ce qu'est lalogique habituelle, une histoire de toutes sortes de determinations de penseerassernblees, qui valent en leur finite comme quelque chose d'infini 39.

    La logique speculative peut choir et dechoir jusqu'a ces determinationsd'entendement. Otez-lui la dialectique, et vous voila tombes dans lametaphysique, dans des vieilleries qui ne sont pas dignes de regret.

    On peut bien, apres cela, et en toute connaissance de la critique hege-Henne de la metaphysique, persister et s'obstiner a tenir Hegel pour unmetaphysicien,

    Et d'abord parce que l'usage des mots reste heureusement libre.Ensuite, parce que Hegel s'interesse a Dieu, a l'Idee, a I'Esprit, a la

    Nature, etc. et que I'on peut convenir d'appeler metaphysique l'examende ces objets . Mais alors l'empirisme, le criticisme, le mysticisme, lepositivisme, qui prennent ces memes objets en consideration, comme lefait aussi la pensee la plus commune et la plus naive, meritent eux aussi Ietitre de metaphysique . Qui done pourrait parler sans penser en quel-que maniere a l'etre ou a l'etant - du moins dans les langues ou cesmots existent?

    Mais, justement, tout depend de la maniere dont on y pense. Si, parmitoutes les rnanieres on tient a distinguer la metaphysique, et done aoctroyer un sens a ce mot, alors on doit constater sa difference de la pen-see speculative, telle que Hegel croit la developper.

    39. Cf. Encyclopedie, 1970,1. I, p. 344.

  • J. D'HONDT : CRITIQUE HEGELIENNE DE LA METAPHYSIQUE 211

    Pour qualifier de metaphysique le systeme de Hegel, il faut done seplacer en quelque sorte en face de lui, c'est-a-dire adopter a son egard1'attitude qu'il qualifiait precisement de metaphysique - et recuser Iemode de penser hegelien. Rien d'illegitirne acela! C'est d'ailleurs ce quene pouvaient manquer de faire tous ceux qui ont critique ou memecombattu Hegel. Ils 1'ont accuse de ne pas avoir tenu sa gageure, de nepas avoir atteint l'idealisme speculatif dont il avait reve, de s'etre para-doxalement abuse sur le sens et la portee de son oeuvre, lui qui se targuaitde dissiper toutes les illusions.

    Si 1'on reconnait cependant de la grandeur dans la profondeur ala vic-time de cette singuliere duperie, on doit alors avouer qu'obscur et commeetranger a lui-meme en cette affaire, Hegel n'a ete un metaphysicien quemalgre lui.

    Jacques D'HoNDT,Professeur emerite de l'Universite de Poitiers,

    35, rue Lacepede, 75005 Paris.