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J’aime le sexe maisje prefere la pizza

chroniques

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Du même auteur

La Vie commence à 20h10, Flammarion, 2011 ; J’ai Lu,2012.

Le Bonheur commence maintenant, Flammarion, 2013 ;J’ai Lu, 2014.

Pour un soir seulement, Flammarion, 2015 ; J’ai Lu,2016.

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Thomas Raphaël

J’aime le sexe maisje prefere la pizza

chroniques

Flammarion

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© Flammarion, 2017.ISBN : 978-2-0814-1709-0

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À mon père.

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SOMMAIRE

L’échelle du hip-hop ...................................... 11Délinquance................................................... 25Folie douce .................................................... 45Le dragon bleu............................................... 59Cécile............................................................. 77Mme Massot.................................................. 97Excellente soirée et à demain......................... 107L’Alligator ...................................................... 129Oh, God ! ...................................................... 137L’air marin ..................................................... 157Souvenirs d’Isabelle........................................ 171Ménagerie ...................................................... 183L’amour.......................................................... 205Invictus .......................................................... 221Première pizza................................................ 251

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Certains noms et prénoms ont été modifiés.

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L'échelle du hip-hop

J ’aurais voulu passer quelques jours à Bucarest.On aurait visité la campagne en voiture delocation et on serait allés voir la côte sur la

mer Noire. Mais parce qu’il avait déjà fait levoyage, Mike disait que c’était hors de ma portée.Que je ne tiendrais pas. Non seulement il avaitrefusé de m’accompagner, mais il m’avait interditd’y aller seul. Il disait que c’était trop fatigant,inconfortable, et qu’il y aurait des imprévus.

— Des imprévus comme quoi ? j’avaisdemandé.

— L’hôtel qui change d’adresse, pas de petit-déjeuner sur place, des gens pauvres dans les rues,un mauvais réseau pour les portables…

Il venait d’allumer sa première cigarette de lajournée, sa préférée, que j’étais en train de gâcher.J’avais répondu que je pouvais très bien m’accom-moder de tout ça et, par ailleurs, qu’entendait-ilpar là ? S’il avait fait le voyage, je ne voyais paspourquoi je ne pourrais le faire moi.

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— Bien sûr, Poopy, bien sûr.Mike m’avait donné un surnom affectueux pour

les fois où il avait peur de me vexer ; en anglais çavoulait dire petit caca.

— Mais Munich, Poopy, ça c’est une destina-tion à creuser.

Mike disait que je n’étais pas débrouillard ets’inquiétait pour mon avenir en général. Moi aussi,j’étais inquiet. Je n’étais spécialisé en rien, assistéen tout, je n’avais jamais gagné un seul centime etje n’avais pas de « projet professionnel ». Le pro-blème, et je fondais ma défense sur cet argument,était que Mike avait pris l’habitude, depuis qu’onvivait ensemble, de comparer mes dispositions auxsiennes : il plaçait la barre beaucoup trop haut.

À quatre exceptions près – le danois, le portu-gais, le lituanien et l’estonien –, Mike parlait toutesles langues européennes. Je l’avais rencontré quandl’Union européenne comptait quinze pays, mais ilavait anticipé l’élargissement : il pouvait communi-quer en tchèque, en slovaque, en hongrois et enpolonais. En russe aussi, ce qui lui était utile,devait-il me rappeler régulièrement parce quej’oubliais, lorsqu’il voyageait en Estonie. On vivaità Prague, et il avait deux téléphones portables – lepremier n’avait pas assez de mémoire pour tous sesnuméros. Un lundi soir, il était invité à trois soirées :l’anniversaire d’une chanteuse d’opéra, un happening

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sauvage auquel on lui avait proposé de participer,et le vernissage d’un graffeur punk dans le quartiertzigane. Il avait été bibliothécaire à Burlington, dansle Vermont, portier à New York, traducteur àMoscou, professeur d’anglais à Madrid, professeurd’espagnol à Paris, directeur d’une école de languesà Berlin, et directeur de la communication pour lesbases de données en langue Java au siège de SunMicrosystems, à Prague.

Quand j’ai rencontré Mike, il venait de quitterSun Microsystems. J’avais atterri à Prague un peu parhasard, pour un stage (non indemnisé) à l’Institutfrançais. Mike venait de percevoir une indemnité delicenciement équivalente à treize mois de salaire etn’avait pas envie de retravailler pour l’instant. Ons’est rencontrés dans une salle de gym qui accueillaitdes tournages de pornos gays la nuit aux heures defermeture. Je l’ai appris plusieurs mois plus tardquand mon ami Miguel m’a envoyé un message inti-tulé : « Ça te rappelle de bons souvenirs ? » J’airegardé la vidéo presque en entier, paniqué, en cher-chant dans mes souvenirs ce que c’était censé m’évo-quer, jusqu’à ce que je reconnaisse mon appareil àpectoraux. Un des hommes était « assis » dessus, etles deux autres s’agrippaient à ma fontaine à eau. J’aimis sur pause et j’ai appelé Mike, content d’avoirquelque chose, pour une fois, qui allait l’étonner :

— Ça t’évoque quoi ? j’ai dit en tournantl’écran vers lui.

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J’espérais lui faire cracher son dentifrice ; il n’amême pas retiré la brosse à dents de sa bouche.

— Je te l’ai dit, pourtant, Poopy, faut t’asseoirsur une serviette quand tu vas là-bas.

Ma première fois à la salle de gym, Mike étaitvenu me parler – en français. Quelques jours plustard, il m’avait proposé d’emménager chez lui. Ilétait à un moment de sa vie où il avait besoin derepos, et je crois que ma présence lui convenait bien.

Avant Mike, j’avais remarqué qu’il n’y avaitaucune activité dans laquelle j’étais particulière-ment habile, mais ça ne m’avait jamais frappécomme étant inquiétant. C’était dans l’ordre deschoses, j’étais habitué.

Au bout de six mois, le professeur de violon, parexemple, avait dit que je perdais mon temps, le sien,et celui de ma mère qui attendait dans la voiture.En natation, le moniteur disait que j’avais un bonmouvement. Et puis, un jour, il m’a chronométré.À douze ans, j’ai fait du théâtre avec l’amicale desretraités d’Arcachon. La saison d’après ils m’ont ditque, malheureusement, il n’y aurait pas de rôled’enfant dans leur prochaine pièce – mais alors quiétait ce « Daniel, 11 ans », au milieu de la scène surla photo dans le journal ? « Le prix de la motiva-tion » a été créé spécialement pour moi à la fin duseul stage de tennis auquel j’ai participé. À lamaison, je quittais le salon pendant Questions pour

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un champion. Une année, pour la fête des Mères,j’ai écrit un poème. En le lisant, ma mère s’est miseà pleurer. J’ai pensé que c’était l’émotion, mais ellene m’a plus adressé la parole pendant six repas.

Je suis arrivé à Prague deux jours après que laVltava eut inondé le centre-ville. Les ponts étaientcoupés, on ne pouvait plus passer d’une rive à l’autre.Si je n’avais pas rencontré Mike, j’aurais à peine sur-vécu. J’avais une chambre dans une résidence univer-sitaire, mais elle était déserte car c’était l’été. Mêmeles machines à café étaient vides – et de toute manièreje n’avais pas de pièces, que des billets. Comme j’étaisincapable de me procurer de la nourriture, j’ai dormitrente-six heures jusqu’au lundi matin. Les jours sui-vants, en attendant que les ponts soient rouverts, j’aitrouvé une épicerie. Mais elle n’était pas en libre-service : il fallait nommer les choses qu’on voulaitacheter de l’autre côté du comptoir. J’ai tenu avec desBounty et du Coca-Cola. Je n’aimais pas le Coca-Cola, mais je ne connaissais pas le tchèque pour« eau ». Quand j’ai appris « ticket de métro », je suisallé faire des courses dans un supermarché, et j’airepris courage. Puis j’ai trouvé un cyber café et j’aiimprimé un répertoire des lieux fréquentés par lesexpatriés, et la liste incluait la salle de gym.

J’ai suivi Mike comme on s’accroche à unebouée ; il me disait quels habits porter pour quelleoccasion, il me guidait par téléphone jusqu’aux

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points de rendez-vous, et je riais en basculantlégèrement la tête en arrière, quand, vraisemblable-ment, il avait fait un jeu de mots en latin.

Un jour, Mike m’a tendu une enveloppe en medisant qu’il avait un cadeau pour moi. J’ai pensé àun week-end à Berlin, mais en fait c’était juste unecarte postale. On y voyait une jeune femme élé-gante, manifestement oisive, qui portait un chan-dail pastel et une jupe à frou-frou. Elle étaitdessinée dans un style rétro, un peu comme uneréclame pour une machine à coudre dans lesannées cinquante. Ses cheveux étaient longs etsoyeux, son coude était posé sur un guéridon à côtéde son fauteuil. Elle tenait son visage dans sa mainet ses yeux pointaient vers ses sourcils, ce qui sug-gérait qu’elle venait d’avoir une bonne idée. Elleétait pensive, mais il y avait aussi de la détermina-tion dans son regard.

« Plus je réfléchis, disait une bulle au-dessus desa tête, et plus je me dis qu’il faudrait que jedevienne vraiment bonne à quelque chose. »

— Quand j’ai vu la carte, Poopy, j’ai tout desuite pensé à toi.

*

— C’est la première fois, toi, que tu fais du hip-hop, non ?

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Jessie était professeur de hip-hop dans un club degym à Denfert-Rochereau. Il m’avait remarqué dèsle premier soir. La gym m’avait porté chance l’annéeprécédente à Prague, pourquoi ne pas retenter l’expé-rience à Paris ? D’autant que j’étais rentré avec unerésolution : devenir vraiment bon à quelque chose.

C’était simple : d’abord, trouver une activité.Ensuite, devenir vraiment bon.

J’avais choisi une place au fond, derrière le pilier,mais Jessie avait réussi à me voir et avait arrêté soncours afin que je puisse répéter le mouvement toutseul. Puis il avait dit qu’il ne fallait pas que je medécourage, mais que j’allais devoir fournir desefforts sur deux points : la coordination des gestes,et le rythme. Sur le moment, ça m’avait rassuré.Ça signifiait que je l’avais satisfait sur les autrespoints. Mais en rentrant chez moi je n’ai pas réussià penser à d’autres points.

Au deuxième cours, pendant l’échauffement, Jessies’est assis sur mon dos. J’entendais les muscles de mescuisses se déchirer, mais il m’a certifié que non, jen’avais pas mal, c’était que je n’expirais pas assez fortpar le nez. Ensuite, il n’est allé s’asseoir sur le dos depersonne d’autre. J’ai marché comme un cow-boyles cinq jours suivants, et certains amis, notammenthomosexuels, ont utilisé d’autres métaphores quecelle du cow-boy quand ils me voyaient arriver.

Une autre fois, Jessie m’a fait danser seul devantle groupe. J’étais timide, mais un peu flatté.

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— Eh bien ça, vous avez vu, c’est exactementce que je ne veux pas que vous fassiez.

Je n’ai aucune idée du cheminement qui m’aamené à penser que le hip-hop était mon talentcaché. C’est arrivé lorsque j’étais sur le stepper aupremier étage du club de gym. Le fait qu’à cetinstant mon sang irriguait davantage mes jambesque mon cerveau est sans doute à considérer. J’étaissur le stepper, sur la mezzanine, et je me moquaisdes élèves du cours de hip-hop en bas. C’était lesdébuts de la téléréalité, on avait l’impression qu’ilsétaient tous candidats. Ils portaient leurs tenues decasting : mêmes débardeurs moulants pour les filleset les garçons, et des pantalons larges retroussés au-dessus des chevilles, avec toutes sortes de lanièresparamilitaires qui claquaient par terre aux momentsles plus intenses de la choré.

La seconde d’après, j’étais en train de passer enrevue les pantalons de mon propre placard, déçuqu’aucun n’ait de lanières, ni même de franges– c’est le propre des révélations : ça ne s’expliquepas. Quand j’ai annoncé à Claire que j’allais com-mencer des cours hip-hop, elle m’a demandé sij’allais apprendre le mouvement, à l’envers, où onfait des tours sur la tête. Hélène et Vincent m’ontposé la même question. Pour ne pas les décevoir,je leur ai répondu que ça viendrait peut-être avecle temps. Je n’osais pas leur dire que, pour imaginer

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mon cours de hip-hop, c’était en Britney Spearsqu’il fallait me visualiser.

Au sixième cours, Jessie est venu me voir pen-dant qu’on travaillait un passage où il fallaitenchaîner une fausse gifle et un coup de reins, etil m’a dit que ce n’était pas trop mal, je progressais,mais que la prochaine étape pour moi serait de neplus confondre le hip-hop et la rumba.

Matt, mon ami du hip-hop, ne comprenait pascomment je pouvais accepter de me laisser insulter,et je n’arrivais pas à lui expliquer qu’il ne s’agissaitpas d’insultes, mais d’encouragements – des encou-ragements que Jessie ne donnait à aucun autre élève,j’avais de la chance, j’étais privilégié. La semaine sui-vante, Jessie a arrêté la musique et a demandé l’aidedu groupe pour me conseiller. Il m’a dit de faire descercles avec mes deux avant-bras sans bouger mescoudes, pour voir si j’y arrivais bien.

— Cindy, est-ce que tu trouves que Thomassait bien faire des ronds avec ses bras ?

Cindy, embarrassée, a dit que non, pas tout à fait.— Et toi, Matt, tu penses quoi ?Matt a répondu que chacun avait sa morphologie.— OK, et toi Maïla-Wong ?Quand tout le monde a donné son avis, le cours

a repris, et je me suis promis de travailler davantageles cercles avec mes bras. Matt disait que c’était uneforme de harcèlement, mais moi je savais que Jessievoulait juste m’aider à devenir vraiment bon.

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— Après une demi-saison de hip-hop, Thomas,je voulais faire le bilan avec toi.

J’étais un peu anxieux, mais confiant en mesprogrès. Au début de l’année j’arrivais à peine àmaîtriser le rythme en Un-Deux-Trois-Quatre,maintenant j’étais à l’aise sur des motifs plussophistiqués, tels que Un-Deux-Trois-Quatre/Cinq-ET-Six/Sept-ET-Huit.

— Je t’ai déjà parlé de l’échelle du hip-hop ? ademandé Jessie.

— Non, jamais, j’ai répondu.— Il faut que tu imagines un axe vertical.Jessie a écarté ses mains aux extrémités d’un

axe imaginaire.— Ça, tu vois, c’est l’échelle du hip-hop.Avec la main qui marquait le haut de l’échelle

du hip-hop, il a fait plusieurs allers-retours entre letop niveau de l’échelle du hip-hop et le milieu del’échelle du hip-hop, pour que je visualise bien.

— Donc tu vois, ça, c’est le top niveau del’échelle du hip-hop, et ça, c’est le milieu del’échelle du hip-hop. Le top, le milieu, et le bas.

Grâce à Jessie, je voyais bien.— Le top niveau, c’est vraiment le top. C’est le

niveau des pros. C’est là où je suis moi.Il a remué la main du haut, celle du top niveau.— Donc en dessous, là, y a le milieu.Il a encore bougé ses mains.— Et toi, Thomas, tu es là.

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J’étais en dessous du quart. Probablement aucinquième de l’échelle du hip-hop.

— Tu as beaucoup progressé, je suis contentde toi.

En rentrant chez moi, j’ai dessiné l’échelle duhip-hop dans mon agenda.

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Quelques jours plus tard, j’ai reçu un messagede Mike. Le premier depuis qu’on s’était séparés.C’était un mail collectif écrit depuis un cybercafédans une région reculée de la Turquie, près de laGéorgie, avec plein de caractères étrangers quin’existaient pas sur mon clavier.

La même semaine, j’ai reçu un autre mail collectif– de Matt, mon ami du hip-hop. C’était ironique :Matt aussi venait d’arriver en Turquie. Il avaitdécidé de voyager en Europe de l’Est tout l’été,tout seul, et de remonter progressivement jusqu’àParis.

MIKE : Avant d’arriver à Erzurum j’ai passé unpeu de temps entre Trébizonde et Rize. Trébizondeest connue pour la culture de la noisette. Rize, avecson climat subtropical, pour la culture du thé.

MATT : On trouve au mont Arafat les restesd’un palais du XVIIe siècle. Il était réputé àl’époque jusqu’à l’Asie centrale pour toutes lesrichesses qu’il recelait.

MIKE : Je me suis allongé sur la pierre centraleet il m’a frotté avec ce qui était probablement dupapier de verre.

MATT : Après il vous balance successivementdes seaux d’eau froide puis d’eau bouillante.

MIKE : Si c’est ça qu’ils appellent « se relaxer »,pas étonnant que la Turquie ait des problèmes avecses voisins.

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La coïncidence, bien entendu, m’a dévasté. Lemonde entier découvrait des plaisirs nouveaux etfaisait des blagues géopolitiques dans des pays quim’étaient interdits puisque je n’étais pasdébrouillard et autonome en rien. C’était d’autantplus cruel que Matt était le meilleur élève du coursde hip-hop. C’était Jessie qui me l’avait dit. Je necrois pas que chacun ait reçu un talent et qu’ilsuffise de le découvrir. Pendant la distribution, cer-tains se gavent la bouche ouverte, et il ne reste rienpour les derniers. Matt dansait presque aussi bienque Jessie, il mémorisait les chorés du premiercoup, et bavardait avec des travailleurs du thé quitaillent les buissons à la main et transportent leursfeuilles dans de grands sacs en toile le long de lacôte jusqu’à la frontière géorgienne. Dans cetterégion vit une minorité appelée Hemsin (pronon-cer Hemchine) mais beaucoup d’entre eux neparlent plus le Hemsin, ce qui rend difficile de lesdistinguer des autres Turcs. Sur l’échelle du hip-hop, Matt avait typiquement un profil de quartsupérieur.

En janvier, c’était décidé, je commencerais ledisco-step – Karim m’avait dit que son cours étaitplus facile que celui de Jessie. Tant pis si je repartaisde zéro sur l’échelle du disco-step. J’aimais bienapplaudir ceux qui y étaient déjà, au top niveau.

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C’était peut-être ça, mon talent : applaudir. Applau-dir pendant que d’autres ont un métier, gagnent del’argent, dansent sur la tête alors que ça ne faitmême pas partie de la choré, écrivent des e-mailssur des claviers perses, et se félicitent de voir l’Iranpour la première fois en période de Ramadan. Peut-être qu’un jour, à force d’applaudir, je tomberai surquelqu’un qui me sourirait. Il marchera vers moi etm’aidera à faire ma valise. Il me dira : tu peux grim-per sur mon dos si tu veux. Je lui dirai : si tu connaisla direction, j’ai pas peur de marcher. Avec sesgrands gestes assurés, il écartera la foule sur notrepassage. Il me prendra la main, il dira accroche-toi,et on ira ensemble, comme ça, jusqu’à la mer Noire.

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Délinquance

P armi ses sœurs, il y en avait une, Jeannine,avec qui ma grand-mère n’était pas fâchée.Jeannine passait ses étés avec Jeannot, son

mari, à attendre l’automne dans une petite maisonau fond du Périgord, car c’est à l’automne quepoussent les champignons, et Jeannot était un pas-sionné. De juin à juillet, il révisait ses nomenclaturespuis se frottait les mains, littéralement, quand lesarbres commençaient à roussir, et il sautait sur placecomme un enfant. Sa forêt s’appelait les Cinzillouxet, tous les matins, il mettait un pull en laine, car lesous-bois était humide, il prenait un bâton et partaitsurveiller. Il s’énervait quand personne ne voulaitvenir avec lui et s’énervait quand les volontairesn’étaient pas prêts à 9 h 01. Dans la forêt, il pronos-tiquait quel bosquet serait bientôt garni, pourquoil’un plus que l’autre : l’ombre, l’humidité, les fou-gères – tout comptait –, à quelle date et par quellesespèces de champignons. Parfois, il surprenait deschasseurs sur sa propriété. Pas des chasseurs avec des

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fusils, des chasseurs avec des paniers. Jusqu’à la mi-août, ça restait courtois : il se présentait, citait leCode civil, et repartait dans la direction opposée auxcèdres où il avait trouvé une truffe une fois. Aprèsle 15 août, en revanche, le ton montait, il passaitaux insultes en latin. Ils avaient croisé un couple,un matin, racontait Tata Jeannine, dont le mariavait fait croire qu’ils étaient perdus. Jeannot avaitjoué le jeu, l’air de rien, s’était approché de l’épousequi se tenait en retrait : « Ah, dites voir, qu’avez-vous là ? », s’était penché au-dessus du panier etavait vu une dizaine de lactaires. De ses lactaires.Qu’il observait grossir depuis le début de la semaine.Il avait alors brandi sa canne en hurlant, les avaittraités de « vulgaires petites amanita phalloides »,mais il est possible que Tata Jeannine ait inventé, çala faisait rire ces histoires-là, elle aimait bien enrajouter.

Ma grand-mère Isabelle n’aimait pas aller auxCinzilloux. « Même quand il fait beau, que veux-tu,on dirait qu’il pleut, et en plus le matelas est àressorts. » Elle allait voir sa sœur en ville, à Péri-gueux, à l’hiver et au printemps. Mais l’été etl’automne, c’était chacun chez soi : Isabelle et Jean-nine se racontaient par téléphone les histoires dequand elles étaient petites. Il y avait la fois où ellesavaient mangé le pain que l’instituteur avait préparépour la leçon de choses. Comme personne dans la

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No d’édition : L.01ELIN000473.N001Dépôt légal : septembre 2017