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Du meme auteur philosophie Henri Bergson, Presses universitaires L'Odyssee de la conscience dans la derniere philosophie de Schelling, Alcan La Mauvaise Conscience, Aubier L'Ironie, Flammarion L'Alternative, Alcan Du mensonge, Confluences Le Mal, Arthaud L'Austerite et la Vie morale, Flammarion Le Pur et I'Impur, Flammarion Philosophie premiere, introduction iI une philosophie du • Presque », Presses universitaires L'Aventure, l'Ennui, Ie Serieux, Aubier La Mort, Flammarion Le Pardon, Aubier Pardonner?, Roger Maria Traite des vertus, Bordas Tome 1. Le Serieux de l'intention Tome 11. Les Vent res et l'Amour Tome 111. L'lnnocence et la Mechancete L'Irreversible et la Nostalgie, Flammarion Le Je-ne-sais-quoi et Ie Presque-rien, Seuil -et coli. Points » Tome 1. La Maniere et l'Occasion Tome 11. La Meconnaissance, Ie Malentendu Tome 111. La volonte de vouloir Le Paradoxe de la morale. Seuil Sources, Seuil muslque Gabriel Faure. ses melodies, son esthetique, Pion Ravel, Seuil Debussy et Ie Mystere, Neuchtitel, La Baconniere La Vie et la Mort dans la musique de Debussy Neuchiitel, La Baconniere Le Nocturne, Albin Michel La Rhapsodic, verve et improvisation musicale, Flammarion Alberniz, Severac, Mompou et la Presence lointaine, Seuil La Musique et l'Ineffable, Seuil Quelque part dans l'inacheve (en collaboration avec B. Berlowitz}, Gallimard Vladimir J .ankeleviich. Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien 3 LA VOLONTE DE VOULOIR " Editions du Seuil

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Du meme auteurphilosophie

Henri Bergson, Presses universitairesL'Odyssee de la conscience

dans la derniere philosophie de Schelling, AlcanLa Mauvaise Conscience, Aubier

L'Ironie, FlammarionL'Alternative, Alcan

Du mensonge, ConfluencesLe Mal, Arthaud

L'Austerite et la Vie morale, FlammarionLe Pur et I'Impur, Flammarion

Philosophie premiere, introduction iI une philosophiedu • Presque », Presses universitaires

L'Aventure, l'Ennui, Ie Serieux, AubierLa Mort, Flammarion

Le Pardon, AubierPardonner?, Roger MariaTraite des vertus, Bordas

Tome 1. Le Serieux de l'intentionTome 11. Les Vent res et l'Amour

Tome 111. L'lnnocence et la MechanceteL'Irreversible et la Nostalgie, FlammarionLe Je-ne-sais-quoi et Ie Presque-rien, Seuil

-et coli. • Points »Tome 1. La Maniere et l'Occasion

Tome 11. La Meconnaissance, Ie MalentenduTome 111. La volonte de vouloirLe Paradoxe de la morale. Seuil

Sources, Seuil

muslqueGabriel Faure. ses melodies, son esthetique, Pion

Ravel, SeuilDebussy et Ie Mystere, Neuchtitel, La Baconniere

La Vie et la Mort dans la musique de DebussyNeuchiitel, La Baconniere

Le Nocturne, Albin MichelLa Rhapsodic, verve et improvisation musicale, FlammarionAlberniz, Severac, Mompou et la Presence lointaine, Seuil

La Musique et l'Ineffable, Seuil

Quelque part dans l'inacheve (en collaborationavec B. Berlowitz}, Gallimard

Vladimir J.ankeleviich.

Le Je-ne-sais-quoiet le Presque-rien

3

LA VOLONTEDE VOULOIR

"Editions du Seuil

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Les trois volumes qui constituent cet ouvrageont ete Mites aux Editions du Seuil

sous la direction de Jean-Pierre Barou.

EN COUVERTURE : Alexandre tranchant le naud gordien(detail). Rome, chateau Sant'Angelo. Archives Scala.

ISBN 2-02-005798-0(ED. COMPLETE).ISBN 2-02-009111-9 {VOL. 3).

(ISBN 1re publication: 2-02-005392-6, ed, complete;2-02-005391-X, vol. 3.)

© EDITIONS DU SEUlL, 1980.

La 10;du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions desnnees Aune utilisationcollective. Toute representation ou reproduction integrate ou partielle faite par quelqueprecede que ce soit. sans Ie consentement de I'auteur ou de ses ayantscause, est illiciteet constitue une contrefacon sanctionnee par les articles425 et suivantsdu Code penal.

d Robert Maggiori

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L'auteur a publi« en 1957, aux Presses universitaires, un volume intituleIe Je-ne-sais-quoi et Ie Presque-rien.Les editions du Seuil reprennent aujourd'hui ce titre avec un ouvrage entrois volumes, dont le deuxieme est presque entierement inedit. Lesvolumes I et 3 ant ete profondement remanies.

Sommaire

Volume 1 : La Maniere et I'OccasionLe Je-ne-sais-quoi, II.

I. Le charme du Temps, 13.2. Le charme de l'Instant et l'Occasion, 113.

Volume 2 : La Meconaatssance, Ie Malentendu

1. La Meeoanaissence, 11.I. Le le-ne-sais-quoi; Ie Je-ne-sais-quand ; Meconnaissance

de la maniere, 13.2. Ambigutte de l'apparence, 32.3. La temporalite, 90.4. Les meconnaissables, 98.5. La reconnaissance, 117.

2. Le MaIentendu, 181.I. Varietes du malentendu, 185.2. L'ordre du malentendu. Et comment les malentendus

se dissolvent, 211.

Volume 3 : La Volonte de VouloirI. La Liberte et l'equivoque, II.2. Le Vouloir en son fin fond, 47.

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CHAPITRE I

La Liberte et I'equivoque

De toutes les formes du Presque-rien, il n'en est pas de plus mecon­naissable, de plus propice au malentendu que la liberte, et il n 'en estdone pas de plus deroutante, sinon pour l'esprit de finesse et d'entre­vision, du moins pour I'esprit de geometric: sinon pour Anima, dumoins pour Animus. Schelling, au debut de ses Recherches philoso­phiques sur l'essence de /a llberte, prend assez a la legere l'objectiond'apres laquelle la liberte, etant asystematique par essence, ne sepourrait saisir, comme dit Platon, que par raisonnement batard : maissi I'amphibolie est toute la nature de la liberte, I'objection ne tourne­t-elle pas en argument? Sa paradoxologie, qui lui est commune avecIe mouvement et la vie, cesse de la refuter quand elle est professee enelle-rneme, La liberte verifie en effet, non pas l'evidence univoque deDescartes, mais plutot l'evidence equivoque de Pascal, celle qui estevidence simultanee des contraires. Une assertion simple sur la liberten'est jamais qu'un moment dans la dialectique oscillante qui alterna­tivement nous renvoie du Contre au Pour, puis du Pour au Contre :en sorte que tout Ie monde a successivement raison dans ce jeu debascule infini. N'est-ce pas ce jeu de bascule lui-meme qui est laliberte?

I. LE RENVERSEMENT DU CoNTRE AU POUR. - Le Contre. La libertene se prouve pas plus que la vie; et comme tout ce qui est observeou conclu plaide pour Ie mecanisme et pour la theorie physico­chimique, ainsi tout Ie positif de nos actes volontaires demontre Iedeterminisme. « C'est toujours Ie determinisme qui parait avoir rai-

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son 1. » Aussi y a-t-il quelque machiavelisme dans Iezele comprornet­tant et indiscret des indeterministes: Bergson a dejoue avec une intre­pide et inegalable clairvoyance Ie sophisme apodictique qui pretendprouver la liberte comme une certaine propriete assignable de I'acteparce qu'il s'attend ainsi a ne pas la trouver et parce que c'est ensomme Ie but recherche. Plutot Ie determmisme qu'une liberte si maldefendue l Dernontrer l'indemontrable, n'est-ce pas Ie refuter? A toutmoment je me decouvre serf et determine, comme en chaque pointIe mouvement se resout en stations et Ie bon mouvement en petitscalculs d'interet... Si la liberte est un elfet densernble, Ie detail desmotifs et mobiles, lui, donnera toujours raison aux Zenon d'Elee de ladefiance rationnelle et aux La Rochefoucauld du soupcon; aux immo­bilistes et aux misanthropes. Libre en gros, de haut et de loin, l'actegratuit s'avere determine quand on y regarde de plus pres, ou rnes­quinement egotste en chacun de ses moments. Personne n'agit, ditLeibniz 2, « sans rime ni raison », et I'absence de raison est encoreune raison, Ie plaisir d'agir sans raison etant lui-merne une raisond'agir ; ou, comme Ie dit encore Leibniz dans une lettre publiee parGaston Grua : nous voulons ce que nous trouvons bon d'apres notregout, ftlt-ce par caprice ou esprit de contrariete, fut-ce pour prouvernotre liberte. Le Gorgias et Ie Menon exprimaient ce truisme dans Iestyle et I'humeur de l'optimisme en disant que vouloir, c'est par defi­nition meme vouloir Ie bien; que Ie bien est par definition chose vou­lue et que la volonte, captive d'une fatalite de bienveillance, est cons­tamment aimantee par la causalite finale du Meilleur. L'homme heu­reux n'est heureux qu'en gros et de loin, et a la seule conditiond'effleurer, de glisser et de ne jamais insister : il devient soucieux desqu'il approfondit son bonheur; et, tout de merne, celui qui croitchoisir « sans raison » decouvre des motifs de sa preference pourpeu qu'il l'analyse; liberte et optimisme, ils sont tous deux effet demasse et d'approximation; en somrne, la lucidite analytique et laminutieuse precision sont toujours du cote du deterrninisme, la liberten'etant jamais qu'un vceu, une protestation sentimentale, une illusionde notre incorrigible chimerisme,

1. Henri Bergson, La Pensee et le Mouvant, p. 33 (De la position des problemes),Renouvier, Psychologie rationnelle, I, p. 311-315.

2. 5e Ecrit a M. Clarke, § 17. Textes inedits, Il, p. 482 (Grua).

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LA VOLONTE DE VOULOIR

Cette disparite se verifierait aussi dans l'ordre des jugements devaleur; l'aveugle colere et l'indignation passion nee traitent I'intentioncomme indivise, donc comme responsable; mais la minutie, elle, estgeneralernent deterministe ; l'indeterminisrne peut paraitre simplisteaupres d'une etiologie qui tient compte des antecedents, tenants etaboutissants et de toute la motivation complexe d'un acte; nuancantI'axiologie sommaire et severe a laquelle Ie libre arbitre donne lieu,Ie determinisme multiplie les motifs d'indulgence : les manieres duComment et les degres du Combien rendent plus floue l'imputation,estompent la bifurcation vertigineuse du Bien et du Mal et nous sou­lagent d'une responsabilite dont iis distribuent la charge entre lesmotifs. Et c'est peu de dire que I'esprit de finesse deterrniniste multi­plie jusque dans l'infinitesimal les circonstances attenuantes : car c'estIe deterrninisme en general qui est « circonstanciel ». Les rnodalitescirconstancielles sont toujours attenuantes, et elles ernoussent Ie tran­chant du dualisme manicheen ; mais l'intention, qui est liberte etquoddite, est toujours aggravante! Ainsi tout ce qui est pensable etassignable dans la liberte est determine, tout ... hormis cefiat impalpable,hormis ce je-ne-sais-quoi au nom duquel la folie volonte nie les deter­minismes; ce je-ne-sais-quoi atrnospherique est Ie contraire d'unechose, et iI n'y a precisement rien aen dire. Et ce n'est sans doute pasun hasard si Ie merne mot « determination », tout en excluant l'arbi­traire de l'indifference, designe des existences dotees de marques carac­terisables et entierement particularisees dans leur forme.

Le Pour. Cependant l'evidence n° 2 - l'evidence non evidente ­proteste contre l'evidence n° I et fait entendre ces « reproches inte­rieurs » qui sont comme la mauvaise conscience du deterrninisme :car celle-ci a peut-etre tort d'avoir trop raison comme celle-la a raisondavoir tort. Si Ie deterrninisme est Ie scrupule de l'indeterminisme.Jaliberte a son tour est Ie remords du determinisme: tout comme l'evi­dence de la vitalite est Ie remords du mecanicisme. Dans les deux casil y a une evidence negligee. Et voici d'abord le point de vue du sujetagissant: je fais ce queje fais, quoi que je fasse; ainsi I'exige le principed'identite. Mais je pourrais faire autrement! Et la preuve en est queIe spectateur ternoin ne peut jamais prevoir mon choix avec certitude,il peut seulement l'anticiper en tatonnant, a force d'approximationsstatistiques, grace aux donnees disponibles de la caracterologie et de

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la sociologie, et toujours dans I'ordre du probable. Comment se fait-ilqu'un acte determine ou explicable apres coup soit toujours imprevi­sible avant Ie fait? Pourquoi, s'agissant de l'homrne et de l'histoire,la determination ne se revele-t-ellejamais quand on en aurait besoin ?Car, il faut en prendre son parti, ce sont surtout les propheties retros­pectives 1 qui reussissent.; Et, de merne que la vie prend un sens par laretroaction posthume de la mort, c'est-a-dire quand il est trop tard,de meme que l'evenement historique, si immotive soit-il en apparence,trouve sa loi apres coup, de meme, quand l'eventualite sera devenueevenement, une etiologie raisonnable s'offrira aen etablir la necessite ;je ne sais pas encore, mais je devine que je vais avoir suo Dans cetteantinomie tient toute I'ambiguite du libre arbitre : il n 'est jamais preuveapres coup que les choses auraient pu tourner autrement; mais il estegalement impossible de prouver qu'elles ne pouvaient pas etre autre­ment : sinon, pourquoi ne les avait-on pas prevues ? De la mememaniere je ne puis jamais prouver retrospectivement que, si je suisgueri, c'est grace a ce remede, que je n'aurais pas gueri sans lui...Le sophisme de Diodore Kronos, c'est d'appliquer au futur soi-disantnecessaire Ie principe d'identite et du tiers exclu : les choses, quoi qu'ilarrive, ne pouvaient etre qu'ainsi, c'est-a-dire telles qu'elles ont ete;quoi qu'il arrive, c'est ce qui devait advenir qui sera advenu; quoi qu'ilarrive, c'est, par definition merne, Ie motif Ie plus fort I qui aura pre­valu. Certes, tout prouve Ie destin, et Ie pour et Ie contre, et I'argumentet I'objection... Le necessitaire, ayant toujours raison d'avance, gagnea tous les coups. Mais Ie dilemme qu'on a substitue a l'alternativen'est-il pas un grossier sophisme? L'argos logos, qui reussit par laseule elimination du temps, n 'est-il pas un truisme vulgaire ? Les Mega­riques sont les specialistes des vaticinations a posteriori, et ces vati­cinations sont si verbales que Leibniz lui-meme s' arrangeait pour com­biner la predestination avec I'aetivisme : la monade, quoi qu'elleentreprenne, accomplit sa definition, mais ceci n'est d'aucune conse­quence pour la volonte, qui continue de franchir ou de ne pas franchirses Rubicons sans tenir particulierement compte de I'inclusion preeta­bile des attributs dans les sujets. L'accomplissement de la vocation

l. Bergson, us Deux Sources de la morale et de la religion, p. 72.2. a. Renouvier, La Nouvelle Monadologie, p. 138.

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est tout entier donne dans la definition, sans alea ni incertitude.Telles sont done les deux optiques contradictoires et independantes

dont Ie sporadisme fait toute l'equivoque de notre liberte. Le deter­minisme se verifiedans le detail, par analyse, comme il se verifieaprescoup, par retrospection; la liberte s'exhale de l'ensemble, et elle detientaussi Ie secret imprevisible, Ie secret impenetrable du futur. Aprescoup et comme Avoir-pu-faire-autrement, la liberte n'est qu'un vainregret et une improuvable illusion; avant Ie fait et comme Pouvoir­faire-l'un-ou-l'autre, l'irnprevisibilite est une irrefutable, irrefragableevidence; et eUedefie toute anticipation, et eUe se rit de nos pronostics.La liberte au passe est aussi inconsistante que Ie charme d'Hier,lequel etait imperceptible hier, c'est-a-dire sur Ie moment, quand cet(( hier » etait un Aujourd'hui, et apparait des que I'aujourd'hui d'hierest devenu l'hier d'aujourd'hui. J'aurais pu, j'aurais du... Ici, (( autre­ment » ne traduit que la vaine impuissance du regret. Apres coup etdans la retrospectivite posthume de l'acte, la liberte est aussi decevante,aussi evanouissante qu'un charme. Apres coup, l'agent se sent mys­tifie, comme peut l'etre la dupe d'un sophisme : on lui a escamote saliberte l Car Ie preterit est Ie point faible de la liberte. Mais il est, parcontre, Ie point fort du determinisme; et, de rneme que la connaissance,retardataire par vocation, n'est a son aise que dans Ie tout-fait, demerne, Ie deterrninisme reussit toujours a titre de retrospection. Lesrapports se renversent si on envisage Ie futur : la liberte, qui etait unfantorne par rapport au passe, devient par rapport a I'avenir disponi­bilite concrete et imprevisibilite pure; Ie determinisme, qui triomphaitau preterit, n 'est plus qu 'un pari aleatoire par rapport au futur, amoinsqu'en vertu de la fiction anticipatrice du (( futur anterieur » il ne sesuppose lui-meme posterieur ace futur. Si Ie conditionnel passe exhale,comme un parfum nostalgique, la vanite du regret indeterministe,Ie futur anterieur, lui, exprime la gratuite de la petition de principedeterrniniste. Les possibles au conditionnel passe sont pure negativitelogique et fantasmatique : la possibilite organique, comme prophetie,est pouvoir d'un futur et nouveaute potentielie. Quand les electeursont vote, l'interpretation trouve toujours assez d'intelligibilite dansla conjoncture pour expliquer leurs suffrages; mais eUe n'en trouvejamais assez avant Ie fait pour pronostiquer un scrutin. D'ou vientcette irritante contradiction?

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de ne faire, en fait, ni I'un ni I'autre (neutrum) ..en fait, iI ne faitjamaisque I'un ou l'autre [alterutrum}, et il ne fait I'un et I'autre que succes­sivement: l'un d'abord et I'autre ensuite... C'est donc dans Ie choixnaissant qu'il faudrait sentir germer la double realite, non comme bi­furcation, disjonction ou dichotomie, mais comme coexistence enacte. Or cette coexistence est impossible. Une coexistence il laquellemanquent la perennite et Ieparallelisme des deux existencescontinuees,une coexistence qui dure Ie temps d'un eclair ou d'un tres douteuxinstant, est-elle une coexistence? Pourquoi notre liberte n'elude­t-elle jamais Ie triangle de deliberation ni la disjonction malheu­reuse? On dirait que les choses sont cornbinees de maniere a dero­ber a I'introspection tout ce qui n'est ni Ie futur d'une i1Iusoireliberte ni Ie passe d'un trop connaissable determinisme. Quel malingenie nous a ainsi soustrait I'intuition de la liberte au present et sur lemoment, c'est-a-dire du vouloir a I'article du fiat? Pourquoi faut-ilque la liberte soit toujours douteuse a titre de Velle et dans I'instantflagrant de la decision, toujours patente a titre de Posse et dans lacontinuation fantomale des possibles? Toute l'equivoque reside enceci qu'i1 nous faut choisir entre I'insaisissable liberte du Vouloir etl'indemontrable liberte du Pouvoir-vouloir, c'est-a-dire du Pouvoirtout court. L'Alternative malheureuse n'est transcendee que dans lalibre indifferencedu pouvoir; or cette indifferencen'est ni zone neutre,ni tertium quid entre bien et mal, mais potentialite vide: Ie pouvoir,helasl n'accede a I'actualite qu'en choisissant eten cessant d'etre libre!

C'est la facon personnelle que j'ai d'etre determine qui « est )1

rna liberte. L'homme libre est libre, non pas de touse determina­tion, mais de par ses determinations elles-memes, Non que les fac­teurs, conditions, circonstances de I'acte soient en fait trop nom­breux et complexes : nous manquerions simplement du temps neces­saire pour demeler la motivation de la preference ou pour prevoir ladecision: non, ces deterrninismes sont positivement « innombrables »,s'enrichissant achaque seconde des souvenirs toujours renouveles quicomposent la continuite inexhaustible du vecu. Or, I'infini differe dufini infiniment, et non point en degre. La prevision n'est done pas plusou moins difficile, elle est afa rigueur absolument impossible,et voicien quel sens : si hautement probable que soit une decision dans uncontexte mental donne et pour un conditionnement determine, un

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caprice de la onzieme heure et de la penultieme minute peut toujours,au seuil du fiat, tout remettre en question, de telle sorte que notrecertitude n'a merne pas, stricto sensu, un commencement de vraisem­blance : rien n'est joue tant que n'est pas prononce Ie mot de la finetde I'article ultime; iI est vrai que ce caprice a son tour s'ordonne dansune legalite plus complexe et plus elastique capable de Iedigerer; mais,comme cette legaliteelle-memepeut toujours etre dejouee par un super­caprice plus capricieux que Ie premier, il faut conclure que ce capriceimprevisible a I'infini et eet ordre intelligible a l'infini se pourchassentmutuellement, I'un rencherissant et raffinant sur I'autre; et c'est cettepossibilite d'enchere dialectique infatigable qui est, en somme, laliberte. Plus sommairement, il faut conclure qu'il n'y a pas de conclu­sion.

Voici done les deux contradictoires que nous devons penserensemble, qui sont vrais ensemble: iI est vrai, d'une part, que monehoix, queI qu'i1 soit effectivement, aura ere apres coup explicable. Etde meme : quoi qu'i1 arrive au cours de I'histoire, notre lecture, neces­sairement retardataire, peut toujours donner des evenements une inter­pretation rationnelle, ou tout au moins plausible. Dans la profondeurinepuisable des determinismes historiques on peut toujours trouverdes raisons suffisantes pour tous les evenements possibles, voire lesplus aberrants et les plus saugrenus! Et sur cette merne lancee : queUeque soit I'issue des elections, et meme si Ie resultat en est totalementderoutant et imprevu, les instituts de « demoscopie )) se ehargerontde decouvrir retroscopiquement pour ee resultat une explication satis­faisante; et ils la trouveront sans nul doute dans les imponderablesde I'opinion publique et lescaprices de la psychologiecollective; memeapres des elections surprise ou un electorat particulierement capricieuxdejoue au dernier moment toutes les previsions, les eommentateursretrospectifs expliquent gravement qu'une volte-face subite devait sur­venir, et ils retrouvent une continuite historique sous les discontinuitesde I'humeur. A ce point de vue la philosophie de Leibniz est la vraie:rien n'est « hors d'ordre II! Tout est intelligible, etjusque dans l'infini­tesimal, Des lignes virtueUesd'intelligibilite preexistaient sans douteau sein de la situation historique...

Ceci dit, plusieurs determinismes - mieux encore: une infinite dedeterminismes latents - sommeillaient deja en puissance dans Ie

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present; et ce sont ces innombrables determinismes qui constituentla contingence - car on ne sait pas lequel d'entre eux l'evenementactualisera, Ce qui est intelligible apres coup avait ete imprevisibleavant Ie fait. Et, inversement : ce qui est irnprevisible avant Ie fait auraete intelligible, mais apres coup... Ce futur anterieur, etant une antici­pation, n'est jamais la prediction directe du futur; ce futur anterieurest plutot une tricherie! Le revirement de la derniere heure et Ie capricede la derniere rrunute qui changent du tout au tout la tendance d'uneelection, cet absurde revirement et ce caprice ont pu a posteriori etreexpliques : ils ne pouvaient cependant etre predits ni prevus ni d'au­cune maniere anticipes. Et ceux-la memes qui fabriquent Ie resultat envotant sont les premiers stupefaits par Ie coup de theatre dont ils sontles auteurs responsables! « Si je savais quelle sera la grande oeuvredramatique de demain, ecrit Bergson, je la ferais 1. » Mais iI ne peutpas Ie prevoir et, par consequent, il ne peut pas la faire. Je sais que,maisje ne peux pas dire quoi. Ne pouvoir predire ce qu'on pressent­c'est la l'echec de la derniere minute, et c'est Ie plus decevant, Ie plusirritant de tous les echecs. Je ne sais pas encore, mais je pressens que jevais avoir su... C'est encore Bergson qui s'exprime ainsi, en termesadmirables. Je sais, mais d'une prescience muette. Je ne connais pas Iemot. Mais je sais seulement ceci : des qu'il aura ete prononce, je Iereconnaitrai; et iI sera des lors Ie seul possible, Ie plus vrai et Ie plusnecessaire, Mais si vous ne dites pas ce mot vital, je ne pourrai Ietrouver moi-meme, Pour l'amour de Dieu, chuchotez ce mot a monoreille.

L'homme libre peut toujours faire autrement : autrement a I'infini;quelle que soit la probabilite d'un choix determine, un autre choixest toujours possible; ou, en d'autres termes : si exactement qu'onprevoie la reaction de quelqu'un dans une situation donnee, Ie milli­gramme d'absurdite surprenante et d'aventure inherent a toute deci­sion humaine justifie une clause restrictive : une telle clause sous­entendue nuance plus ou moins tout pronostic; et il n 'est pas rareque ce milligramme de nouveaute nous surprenne encore apres Ie

1. La Pensee et Ie Mouvant, p. 110 (Le possible et Ie reel); cf. p. 13-16, HO-III,114. Sur les previsions retrospectives, Les Deux Sources de la morale et de la reli­gion, p. 72.

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choix deja choisi, comme Ie nescioquid de I'effectivite surprend laconscience la mieux preparee a en recevoir Ie choc ... Cet en-plus irre­ductible qui ne preexiste jamais dans les antecedents du fiat tient auxressources indenombrables oil la volonte puise (sans toujours choisir)son inspiration. La liberte n'est pas, com me Ie pensait Lequier, uncommencement revolutionnaire et arbitraire dans Ie vide de toutepreexistence, mais elle est plutot, comme Ie pensait Bergson, unenouveaute irnprevisible dans la plenitude des facteurs innombrablesqui forment Ie contexte du fiat. Nous supposons que la formule duchoix, si complexe soit-elle, pourra etre mise en equation; mais nousne savons pas encore sur quel plan de conscience la personne se fixera,a quel degre de la conscience de conscience I'idea ideae se tiendra,a quel instant de la duree Ie debar s'arretera. La profondeur et lacontinuite du temps, Ie fourmillement inepuisable et infinitesimal desmoments de ce temps font de toute decision un en-plus positivementnouveau. La deliberation n'est pas non plus une oscillation alternante- car on pourrait alors en prevoir et merne en calculer la prochainephase d'apres la regularite de son rythme; non! la liberte ri'obeita aucune loi, pas meme a celle de l'alternance... La deliberation estune subtilisation enrichissante, qualitative et regressive; elle s'etiredans la dimension du temps; Ie temps est sa carriere, son aventureusecarriere; sans Ie temps il arriverait de trois choses l'une : ou que Iescrupuleux succombe a la maladie du doute et a ses consequences,l'aboulie, l'asthenie et I'apraxie; ou qu'il decide a pile ou face, pouren sortir; ou que Ie vouloir (f)ouA£cr6IXL) soit la resultante mecaniquedu deliberer (f)OUA£U£cr6<x'L). En realite, Ie moi ne joue plus aux quatrecoins avec les motifs, mais, grace au temps, il est tout entier chaquemotif successivement, et tout entier un seul present a la fois. Le tempsest I'issue et Ie principe d'ouverture infinie qui libere Ie Pouvoir etrend imprevisible l'instant liminal, Ie seuil critique de la decision. Enquel point du temps cessera Ie dedoublement de conscience? L'expo­sant de conscience est la passionnante, l'aventureuse incertitude entout acte libre, et lefiat qui immobilise cet exposant advient comme unmoment arbitraire du devenir.

Une premiere conclusion s'irnpose : ce n'est ni dans l'alternativeni dans l'alternance qu'il faut chercher la liberte, Disjonction figeeou statique, l'alternative ne nous dit rien sur la liberte du choix :

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elle nous dit seulement que Ie vouloir choisit de deux chases rune,ou bien l'une ou bien l'autre, mais chaque fois pour telle ou telle rai­son. Par opposition a Yalternative quiescente, l'alternance impliqueune oscillation, mais cette oscillation, comme Ie mouvement pendu­laire, obeit a une loi de rythrne, et sa regularite exclut tout capriceimprevisible. Le choix ne sera vraiment imprevisible que si, d'unepart, l'oscillation est irreguliere et plutot semblable il une vibration,et si, d'autre part, elle se prolonge indefiniment dans la continuited'un devenir ouvert sur un avenir infini. C'est alors qu'apparait soussa forme la plus deroutante l'ambiguite fonciere des intentions, celiequi s'exprime dans Ie paradoxe du coupable-innocent. Determinee enchaque point assignable du processus, I'option est totalement inde­terrninee si on considere Ie processus dans son ensemble. S'ils neveulent pas etre ridiculement dementis par les faits, c'est donc jusqu 'ala derniere seconde, jusqu'au dernier instant du dernier moment que Iesavant politologue et l'infaiIlible sociologue devront attendre pourrendre leurs oracles retrospectifs, Predictions tardives ou vaticina­tions - tout cela appartient au domaine de la bonne chance ou dupari. Et comment les previsions, statistiques ou scientifiques, se veri­fieraient-elles quand la liberte - en l'espece : l'electeur, Ie joueur, Iestratege - ne sait pas elle-rneme jusqu'a la derniere minute en quelsens elle se decidera ? La liberte est a elle-meme sa propre enigme.A plus forte raison ne pouvons-nous sonder a fond la liberte du par­tenaire, c;est-a-dire deviner ses intentions: les risques d'echec sonttrop grands, les chances de reussite trop hasardeuses. Si nous jouons,avec Balthasar Gracian, au jeu du penetrant impenetrable, I'alea et,avec l'alea, I'enjeu se traduiront en ces termes : comment jouer sansetre dejoue ? et qu'est-ce que jouer au plus fin? Pascal nous diraitsans doute que, pour etre vraiment fin, il faut parfois ne l'etre pastrop: ... notamment quand c'est l'eventualite la plus attendue qui estla surprise imprevisible. Comment deviner en quel point de sa medi­tation, de ses cogitations, de ses hesitations, Ie stratege d'en face s'ar­retera, puisqu'il ne Ie sait pas lui-rneme ? La complexite de la reflexionet des exposants de conscience va il l'infini, comme se prolonge aI'infini la carriere des speculations.

Que va-t-il decider? Telle est la question que nous posons au sphinxLiberte. Mais Ie sphinx ne connait pas lui-rneme la reponse. Recapi-

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tulons quelques moments, parmi une infinite d'autres, dans cettepoursuite regressive a la recherche d'une enigme qui est celie de l'ins­tant en instance. Voici deux oranges, l'une grosse et l'autre petite.1° Le plus simple et Ie plus elementaire est de penser qu'a tenir comptedu seul instinct « pleonexique » et de la gourrnandise, l'homme tentechoisira la grosse. C'est Ie degre zero de la liberte. 2° Mais je peuxaussi choisir la plus petite, pour contrarier Ie geste si attendu de lapleonexie pure et simple par un autre geste un peu moins attendu quiest celui de la bonne education, pour opposer au reflexe egotste unereaction deja contre nature qui est une premiere habitude morale, etaussi pour faire un choix plus rare et pour vous derouter, parfois mernedans l'idee de faire, il terrne, une petite speculation interessee, et avecl'arriere-pensee qu'on me « revaudra » ce sacrifice. Tel est Ie premierdegre de la liberte, 3° Mais je peux a nouveau choisir Ie fruit Ie plusgros, non par voracite naive, comme sous l'effet de I'impulsion pri­maire et spontanee, mais par cynisme et pour faire scandale, parceque l'observateur s'attendait a un choix moral, et non « spinal », etil une demonstration de liberte : au choix du fruit Ie plus petit. Cettecomplication de la complication, on peut la dire machiavelique, carelle suppose un intermediaire de plus dans les meandres tortueux dela speculation. Par rapport a la complication relativement simple,cette complication a la deuxieme puissance porte Ie meme exposantque la fausse naivete et Ie retour delibere il l'instinct. 4° Et je puis denouveau choisir expres l'orange la plus petite si je prevois que vousvous attendez a la manoeuvre precedente : faire un choix inattendu aforce d'etre attendu, un choix naif, un choix vorace et, par snobisme,defier la morale et provoquer les moralistes; je ne suis plus seulementlibre de rna liberte morale (troisieme stade), mais libre de cette nou­velle liberte elle-merne, capable de revenir par jeu al'ascetisme. - Apartir d'ici il nous faut bien ajouter : et caetera, puisqu'il faut biens'arreter. Cette recurrence indefinie se ramene a une alternance deflux et reflux comme dans les marees : tantot l'instinct naif, tantotl'ascetisme qui est passe par l'instinct (et en est revenu!); tantot uncynisme qui a connu l'ascetisme, tantot un nouvel ascetisme qui adepasse Ie cynisme. Quel que soit mon choix, je choisis pour telle outelle raison l'absence de raison, c'est-a-dire Ie choix pretendumentaveugle etant lui-meme une raison. Mais Ie ternoin ne peut savoir a

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quel moment de la recurrence je m'immobiliserai, sur quel point ouexposant je me fixerai - ceci, comme nous I'avons rappele, en raisonde I'ouverture du temps vers I'infini. Bien souvent, on s'arrete a unmoment donne par simple lassitude... Precisons pourtant : ouvertureinfinie et dedoublernent infini veulent dire ici non pas inachevement,mais indetermination positive, c'est-a-dire liberte ; et l'imprevisibiliteelle-meme ne tient pas au caractere incomplet de l'enquete, mais a unelement novateur et createur. De conscience en surconscience et desurconscience en super-conscience, la volonte de vouloir s'echappe,aussi legere que I'humour, aussi imponderable. On ne sait jamais oilelle est ni ce qu'elle est ... Et pourtant elle n'est pas libre devant Ievide, mais dans la plenitude des determinations innombrables.

2. L'AMPHIBOLIE DE LA L1BERTE ET L'EXPOSANT DE CONSCIENCE. ­

Trois pieges peuvent etre des lors eventes : lOLa liberte, ee n 'est pasde choisir un chiffre de conscience, si complique soit-il, et puis de s'ytenir une fois pour toutes : car celui qui s'arrete et prend des habitudesredevient automate; la liberte, c'est de rester fidele a la prise deconscience elle-rneme, laquelle n'est pas un « exposant », ni un crypto­gramme, mais un dynamisme et une mobilite; et, de meme que Iesot est une conscience irnmobilisee qui s'arrondit beatement, complai­samment dans ses « chiffres » (car la sottise ne cesse pas sur un certainniveau de conscience-de-conscience a partir duquell'intelligence com­mencerait), de meme il y a une pseudo-originalite qui elit domiciledans un certain style d'action definitivement fixe, et dont la moindrehermeneutique tot ou tard dechiffrera Ie chiffre. Sans doute I'ironienous sert-elle a contrarier l'abetissement qui est une suite de la domi­ciliation; elle entretient eet elan anagogique (OPl'-~) dont parle Pla­ton: il ne s'agit pas d'atteindre tel ou tel etage, si eleve soit-il, maisde se porter toujours au-dela, Toujours plus haut! 20 Mais la liberten'est pas, pour autant, dans une dissolvante, paralysante, sterilisanteregression a I'infini : car seules l'indifference et, partant, I'abstentionsont possibles ou la volonte ne trouve a se fixer. La volonte astheniqueoscille jusqu'a ce que mort s'ensuive entre ses deux bottes de foin.La volonte meurt d'inanition et de famine. En realite cette regressiona I'infini n'est qu'une oscillation indefinie ; ee raffinement n'est qu'unestagnation, un mouvement pendulaire sur place. Le piege de I'oscilla-

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tion statique guette tous ceux qui, ayant admis I'alternative de laliberte et de la necessite, se trouvent renvoyes de I'une a I'autre inde­finiment et, en desespoir de cause, accordent au finitisme nominalistede Renouvier l'absurdite de I'infini actuel. Autant demander si I'infiniest un nombre pair ou impair: a peine l'avons-nous pose commeimpair, et deja un nombre pair plus grand que lui I'a depasse et refouleen finitude; et il suffit de Ie penser pair pour qu'a son tour il cede laplace a un nombre impair encore plus grand; et I'esprit se laisseraitpeut-etre ballotter entre pair et impair jusqu'a la consommation dessiecles s'il ne s'avisait un beau jour que I'infini est tout simplementIe pouvoir de la pensee de eoncevoir une grandeur plus grande quetoute grandeur en acte, plus grande que toute quantite chiffrable. Cequi est vrai du nombre infini ne I'est pas moins de la pensee de notremort: de merne qu'on a I'intuition de I'infini en general mais que telnombre pense est toujours determine, c'est-a-dire ou pair ou impair, demerne Ie vivant ri'eprouve jamais I'instant letal en acte, mais a touteminute il s'eprouve existant et ne saisit rien d'autre que la plenitudeaffirmative de sa propre positivite. Et pourtant on dit qu'il peut avoir,quand il realise l'effectivite de sa mort propre, une cntrevision intui­tive oil la contradiction est miraculeusement resolue. Par cettedemi­gnose de l'instant, it entrevoit aussi sa liberte, On comprend mainte­nant pourquoi tout ee qui est en nous motif particulier et assignableest principe de determination, pourquoi la liberte est plutot dans l'al­lure totale : une quantite « determinee », c'est-a-dire fixee comme ter­minus, est toujours un nombre fini, si grand que soit ce nombre, dansIe sens meme oil la « Limite » du Philebe arrete au sein de l'infini unquantum (1<ocr6v) determine. L'infini n'est-il pas Ie pouvoir d'etretoujours au-dela ou, pour paraphraser Valery, Ie refus d'etre quoique ee soit? En d'autres termes, nous n'avons pas a choisir entreune legalite coiffant l'imprevisible du caprice et un caprice dejouantl'intelligible de cette legalite, pour la bonne raison qu'un tel caprice,des I'instant oil il est en acte, est deja lui-rneme une legalite et un ordrestatique, et une forme d'embourgeoisement : ici la pretendue suren­chere n'est qu'une succession de legalites. Tout ce qui est choisi, auparticipe passe passif, se fige et devient chose - res electa... Deter­minisme partout : voila oil l'on veut en venir! Or la liberte n'est pasl'un des deux termes d'une disjonction substantielle : la liberte, c'est

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Ie fait qu'un Plus inlassablement s'ajoute a toute figure de I'ordreconstitue, et c'est Ie fait que la conscience deborde toujours de lalegalite ou on pretend I'enfermer. Aucune forme en acte ne l'epuise,Or, ce fait est un dynamisme et une positivite! Le rapport de la liberteau deterrninisme est done Ie merneque celui de I'amour au mensonge :Ie mensonge, si agile et subtil qu'il soit, tend encore a la domiciliationbourgeoise, son seul but etant d'adopter un certain chiffre pour trorn­per I'adversaire et reussir ses petits negoces : I'ego est Ie centre naturelde cet arrondissement, mais il en est aussi la vulnerabilite: it est lacible designee de la super-conscience. La sincerite amoureuse est,comme la liberte, cette super-conscience ; elle est ce qui ernpechela cloture egocentrique, elle maintient l'ame en etat d'ouverture.

3° Faut-il comprendre que l'homme libre est celui qui agit selon laLiberte ? La Liberte comme entite n'est pas moins une chose, c'est-a­dire une legalite et un exposant, que les deterrninismes successifs oilla volonte tend it s'etablir ; et les professionnels du caprice sont despolichinelles, tout comme les Belles-ames de I'ironie romantique :faire profession de Iiberte, se specialiser dans Ie charme, travaillerdans I'Humour et Ie Bon mot... toutes ces impostures se valent, etelles font vivre aujourd'hui bien des farceurs. Car tel est Ie piegede la reification statique : quiconque hypostasie Ie pouvoir-faire­autrement, parce qu'il exploite la dialectique de la self-contradiction,fait Ie jeu de la servitude. Bergson dit que tout change, mais il ne ditpas que Ie Changement existe, dans son inseite et sa substantialiteontique de changement ; car cela ne ferait jamais qu'un concept deplus pour Iejeu de massacre qui dure depuis Heraclite; et il n'est peut­etre pas indispensable que Ie « mutationnisme » prenne place it cotede I' « immobilisme », du « substantialisme » et de tous les autres« ismes» dans Ieguignol philosophique d'aujourd'hui. Et pareillementIe « vitalisme », lorsqu'il hypostasie des principes formatifs ou desentelechies comme Driesch, ou meme des « agents substantiels »comme Ieprofond penseur russe Nicolas Losski, facilite parfois impru­demment la tache des mecanicistes et de I'ars combinatoria. Quant itl'indeterrninisme, dont Bergson s'est toujours desolidarise, comme ils'est toujours desolidarise du finalisme substantiel, il n'est pas seule­ment imprudent, mais peut-etre machiavelique... Machiavelique, touteffort pour reifier cette intimite de toute interiorite, cet en-dedans de

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tout en-dedans qu'est la liberte, A la contradiction deletere d'uneLiberte mythologique qui est la negation de I'acte Iibre, s'opposela vivante contradiction de I'aete Iibre qui sait, pour etre plus libre,renier la Liberte, qui sait se rendre Iibre de sa liberte meme. La liberteest capable de se defaire elle-meme, ecrit Proudhon 1. Apres la tropprevisible imprevisibilite, voici la previsibilite imprevisible. La liberteplus-que-Iibre n'est pas une profession, c'est une vocation; ou mieux ;ce qui importe n'est pas la Liberte, mais c'est d'agir librement; c'estI'adverbe, autrement dit la maniere intentionnelle, qui fait I'acte libre,et non point la conforrnite de cet acte a je ne sais queUe substancesubstantive. Or, I'idole dogmatique se reforme sans cesse : notre Esseest tout Velle, mais ce Velleest encore Esse ontologique; notre essenceest de vouloir, mais ce Vouloir est chose qui existe; je suis celui-qui­veut. La liberte vivante contrarie ce glissement incessant du volo a laRes volens et du verbe au substantif Le fait-de-la-Liberte, commequoddite, est notre destin au merne titre que la mortalite de la mort,la temporalite du temps ou la « dolerite » des douleurs : mais c'est undestin qui paradoxalement nous permet de remanier notre destin,d'economiser les douleurs, d'abreger les temps perdus, de reculer lamort. La liberte, c'est d'etre libre de soi ou, en d'autres termes, depouvoir n'agir pas selon ce qu'on est, d'etre au-dela de soi, L'un,selon Plotin 2, est tout entier volonte, 7tliv ltpiX f)ouAiJa~ ilv, et iI estIibre de sa propre liberte; car iI n'a pas de « nature ». L'homme,sur ce point, n'est pas l'egal de Dieu. II reste pourtant, grace aI'ironie,capable de se liberer a I'infini et de ne jamais adherer. L'ironie n'est­ellepas ce pouvoir d 'etre au-dela, ce pouvoir de I"E!tb£,viX sous sa formeintelligente et surconsciente? L'homme n'est un homme que parcequ'il peut faire mentir sa definition, parce qu'il peut etre un autre,agir autrement, faire autre chose, Ie contraire, et ceci a I'infini;l'homrne ne tient pas, comme une chose, dans sa notion abstraite.Nous n'avons pas d'autre « nature» que ce pouvoir d'etre hors detoute nature, et en premier lieu hors de la notre propre. Or, c'est cettepossibilite du dementi inflige au concept qui est la Iibre liberte, II estvrai que Ie dementi lui-merne et Ie reniement s'ordonnent a leur tour

I. De la justice dans la Revolution et dans I'Eglise, Ill, p. 501 (Bougle-Moysset).2. Enn., VI, 8 : IIcpl TOU aoua(ou xiXl eCAiJl-'iXTO~ TO;; ·Evo~.

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dans une definition plus ample, que la bizarrerie est encore un ingre­dient du caractere : la nature conceptuelle du sujet est capable dedigerer et d'assimiler les attributs les plus aberrants; pouvoir etreun autre fait partie, en un sens, de ce que I'on est, de meme que lesfaux et apocryphes font partie, a leur maniere, d'une verite historico­psychologique plus comprehensive. Mais notre nature, dilatee a l'in­fini par ce pouvoir de decevoir, a cesse decidernent d'etre une notion.- Dans ce paradoxe d'une « determination imprevisible », ne pour­rait-on reconnaitre la synthese de necessite et de contingence que lesgrands metaphysiciens identifierent toujours a la Iiberte du sage, etqu'ils appellent « autonomie » car elle associe la spontaneite a laloi?

3. L'APPRENTI SORCIER. - La meme disparite se verifie quand onenvisage, dans la duree, I'avenir de I'acte volontaire. L'homme estlibre de sa liberte meme, en ce sens qu'il peut toujours faire autrementa I'infini, mais il n'est pas infiniment libre de sa liberte, comme illeserait s'il pouvait defaire a son gre ce qu'il a fait, et surtout faire quece qui a ete fait n'ait pas ete fait; I'homme peut' tout, sauf ne pasavoir fait ce qu'il a fait: il ne peut done que presque tout! Ou plusexactement : il peut defaire ce qu'il a fait, il ne peut defaire Ie faitd'avoir fait; et ce fait s'appesantit lourdement sur ses epaules ; il peutfaire autrement, et meme Ie contraire, il ne peut contradictoirementnihiliser la quoddite de sa decision; il peut renier la chose faite et, parexemple, la faire oublier, mais il ne peut nier I'avoir-fait en general ni Iefait d 'avoir pose; il peut, enfin, « neutraliser » Ie fait (factum) mais nonpoint « annuler» Ie fecisse en sorte qu'il soit comme infectum. Lerepentir exprime l'efficacite du reniement quidditatif com me Ie remordsexprime la desesperante impossibilite de la negation contradictoire.La carriere infinie du temps nous est don nee pour faire autre chose,faire mieux, dementir, reparer, mais nous ne pouvons annuler cetemps en Ie revoquant, en Ie nihilisant d'un seul mot magique, rienqu'en soufflant dessus, en effacant d'un seul coup d'eventail I'ins­cription sur Ie livre du destin, et Ie souvenir de cette inscription, et Iesouvenir de ce souvenir, et Ie fait meme que quelque chose a ete unefois inscrit. .. Nous voudrions pouvoir dire, tel I'homme du remordsqui se reveille de son cauchemar : il n'est rien arrive! Mais non! Une

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telle feerie n'est pas au oouvoir de notre liberte, Ce qui est en notrepouvoir, c'est de faire comme si. C'est de feindre pudiquement qu'onne s'est apercu de rien. La creature subit done Ie joug inexorable del'idcntite, mais elle Ie subit moins dans la necessite « eternelle » desMegariques (ce qui est ecrit est ecrit, tout est donne d'avance) quedans un destin « sempiternel » cree par elle un beau jour et indestruc­tible a partir de ce jour (ce qui est fait est fait). La volonte cree ­librement - des blocs ou des series d'effets, et elle ressemble au Dieude Leibniz en cela 1 : c'est-a-dire que Ie voulu est enrobe dans unemasse d'effets non voulus auxquels il faut consentir par-dessus Iernarche. Le present est cet acte gordien par lequel j'engage Ie futur,supprime les possibles, accepte en une fois tout Ie paquet. La volontechoisit plus qu'elle ne choisit, veut bien plus qu'elle ne veut; veut cequ'elle ne veut pas; veut, en meme temps que Iefiat, les consequencesenchainees et repercutees de ce jiat, consequences dont elle n 'est plusmaitresse; veut Ie voulu d'une volonte directe ou antecedente, veutd'une volonte consequente ou indirecte, c'est-a-dire par raccroc, cequ'elle n'a pas voulu. Tel un serment de fidelite librement consentiengage l'avenir. .. Tel encore Ie malheureux amant epousant la femmequ'il aime, epouse du meme coup ses belles-seeurs, ses beaux-freres,leurs amis et les amis de leurs amis; sa liberte n'est pas assez aiguiseepour choisir; c'est une liberte emoussee.

La res electa depasse I'electio qui est ainsi a la fois plus grande etplus petite que sa chose. Le createur deborde par ses progenituresingrates: n'est-ce pas Ie piege meme que Georg Simmel appelaitTragedie de la culture? Et faudra-t-il, comme Kierkegaard en venaita se Ie dire, ne pas exercer sa liberte de choix pour rester libre? Demerne que tout a I'heure la liberte, evidente avant Ie fait, devenaitretrospectivernent meconnaissable a I'instant du choix accompli,de merne la liberte ne peut plus se lire dans Ie contrecoup pos­thume d'une decision qui developpe automatiquement ses conse­quences.

La liberte se predestine elle-meme, c'est-a-dire : I'acte libre estlitteralement « fatidique »: en d'autres terrnes, fait destin; I'acte libresecrete Ie fait accompli du destin, Ie choix deja choisi pesant, par Ie

I. Lettres au Landgrave de Hesse, 12 avril 1686 (Janet, I, p. 504-512).

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precedent qu'il institue, sur toutes les options ulterieures; en dehorsde I'entrainement qu'un choix donne inaugure, Ie seul fait d'avoir­voulu n 'est-il pas deja par lui-meme ineffacable et irrevocable? Pre­nons notre parti de ce paradoxe ironique : ce qui est fait est fait,c'est-a-dire defait! defait, done depose ou decree. Reconstruire, fftt-ce« a I'identique », la ville detruite, reparer, ravaler et laborieusementrafistoler Ie monument devaste, en sorte qu'il soit presque indiscer­nable de son modele (presque! patine comprise), ces operations rever­sibles n'excedent pas les pouvoirs du derniurge humain. Mais ressusci­ter six millions d'etres exterrnines par la rage allemande, cela, Dieuseulle peut. Et de la msme maniere : I'homme repentant et de bonnevolonte peut reparer dans la mesure du possible les consequencesinvouluesde la chose voulue, mais il ne peut devouloir Ie fait d'avoirvoulu. Cette operation irreversible serait une operation surnaturelle.Ce serait un miracle! II faut etre Dieu pour, je ne dis pas defaire cequi a ete fait, et ainsi refaire, mais pour faire que ce qui a eu lieu n'aitpas eu lieu! Telle est la dissymetrie de notre liberte, tel Ie demi-pou­voir d'un demi-sorcier qui est libre de vouloir, mais serf du faitd'avoir voulu. Pourtant cette liberte libre de faire, non de defaire,est en un autre sens libre de soi a I'infini. C'est Ie cas de dire,avec Ie hierophante de Er Ie Pamphylien : oux ufLii<; 8lXlfL"'V A~~£'rIX', tiAA'ufL£r~ 8IXlfLOVIX IXlpi).,£a&... Al-rllX ~AOJLCvoul. « Ce n'est pas un demon quivous tirera au sort, c'est vous qui choisirez un demon.... Le respon­sable est celui qui a choisi. » La causa sui, maniant l'arme a doubletranchant de la liberte, est a la fois forte de sa faiblesse et faible desa force: responsable du destin qu'elle se choisit par initiative consti­tuante, et innocente du destin constitue qui l'entrainera ; Ie scandaledont elle est cause fabrique son malheur, bien que ce malheur soitlui-merne un scandale. Ce mystere d'une surnaturalite unilaterale, quiest Ie mystere mernede l'anthropodicee, ne reproduit-il pas en l'hommeIe divin mystere de la theodicee ? Car Ie Createur et la creature crea­trice, qui est divinite « diminutive », se font pendant! L'homme creeest a la lettre creaturus, c'est-a-dire createur au futur, appele a creerplus tard. La liberte insondable de Dieu represente pour la creatureun destin. Mais cette Liberte cree elle-meme des libertes qui myste-

I. La Republique, X, 617 e.

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rieusement cooperent a l'operation divine et qui sont donc Ii la foislibres et predestinees : la volonte en instance de choix peut disjoncti­vement l'un-ou-l'autre; mais, en un autre sens, Ie choix une foischoisi aura ete inscrit ou ecrit de to ute eternite dans Ie destin, quandce ne serait qu'en vertu des tautologies auxquelles la tautousie del'etre semble nous reduire : l'etre, a ce point de vue, n'est-il pas cequ'il est, et tout ce qu'il peut etre, et rien que ce qu'il est, et ceci entoute plenitude, actualite et univocite ? D'autre part, l'homme subitdans sa liberte meme les consequences de sa propre Iiberte, c'est-a­dire que, si la decision depend entierement de lui, les consequences,a leur tour, dependent de la decision et font corps avec elle, commeune piece montee qu'il faut accepter avec toutes ses garnitures. LeFiat est done a la fois predestine par un destin OU il s'insere, et post­destine par un destin qu'il se fabrique. Et pourtant Ie Fiat est libre!Du point de vue de I'Absolu en acte, tout, par definition, fait partiede la totalite, mais ce truisme eleatique, d'ailleurs aussi irrefutableque verbal, ne nous avance guere, puisque rien ne s'ensuit; la cons­cience la plus consciente, pour la surconscience transcendante qui enprend conscience, reste toujours marionnette et dupe innocente etrelative inconscience par quelque cote; conscience somnambulique ousuggestionnee, elle est une volonte heteronorne qui se croit auto­nome... Et pourtant ses initiatives sont reelles! Et pourtant l'etremaneeuvre est un etre spontane! La creature, quoi qu'elle fasse,accomplit son destin, meme quand elle croit Ie modifier, et devientce qu'elle devait etre ; mais, en un autre sens, elle remodele ce mernedestin qu'elle paralt accomplir et y ajoute toujours quelque chose denouveau; elle faconne un destin de sa fabrication. Par une sorte decausalite en cercle, elle se fait en faisant, bien qu'elle doive, pourfaire, etre deja ce qu'elle devient; YOperart previent et pose l'Esse,et pourtant I'Esse preexiste a I'Operari, ce qui opere devant « etre »prealablement a l'operation, De la meme maniere - et Pascal a pres­senti ce cercle de l'orthopedie -, la volonte est Ii la fois immanenteet transcendante au caractere 1 : immanente en tant qu'elle est elle­merne un ingredient du caractere intelligible et fait donc partie de ce

I. Bergson, Essai sur les donnees immediates de fa conscience, p. 132. Pascal,Pensees, I, fro 6 (Brunschvicg),

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qu'il faudrait modifier, et transcendante en tant qu'elle transforme Iecaractere empirique et sculpte de ses propres mains, elle qui est, lafigure de son etre propre. Sans ce paradoxe, sans cette contradictionirrationnelle de la transcendance immanente, dont Platon et surtoutAristote ont eu la geniale intuition, la volonte tournerait miserable­ment, jusqu'a la mort, dans Ie cercle maudit d'une incurable tautousie.Ainsi Ie caractere se modi fie lui-merne par une poussee interne etsans aucune prise exterieure, comme Ie baron de Crac s'extrait dumarais en se tirant lui-rnerne par les cheveux. C'est en jouant de lacithare, disait Aristote, qu'on devient cithariste ....Et pourtant ilfaut deja l'etre pour en jouer! Mais ne vous embarrassez pas de cetteaporie. Tout le monde est un peu cithariste sur cette terre. Ayezconfiance en ce don virtue!. Le caractere se fait lui-rnerne, puis, envertu de la loi davalanche, se fortifie de plus en plus. Le caractereest done causa sui, et Ie cercle vicieux du diallele, d'apres lequel ilfaudrait etre deja modifie pour se modifier, est en realite un circulussanus. - L'antinomie kantienne de la liberte et de la necessite estdone interieure ala decision rnerne; la liberte dujiat implique la resi­gnation aux consequences du fiat .. et, puisque la contradiction est Iernystere par excellence en tant qu'elle ne peut se concevoir, mais sevit a toute minute dans la continuite irrationnelle du temps, ce serasans doute Ie cas de redire tout simplernent, avec Schopenhauer etMalebranche ; la liberte est un mystere,

4. LE PURISME L1BERTAIRE. - L'equivoque dialectique, exploiteepar la mauvaise foi qui en joue, devient ambiguite, c'est-a-dire confu­sion et chaos. Ceci vaut pour la liberte de vouloir et aussi bien pourles libertes et les franchises. La tactique du machiavelisme libertairen'est-elle pas d'utiliser a fond la dialectique du « Trop » en sorte quela liberte creve d'etre hyperboliquement, superlativement, librementlibre? Pacifisme, verisme, liberisrne, purisme en general, tous ces« ismes» sont les varietes d'un seul et rnerne angelisrne qui reifie pourabsurdifier, et rend absurde pour refuter, et qui est I'angelisme desanges professionnels comme Ie sophisme est la sagesse des marchandsde sagesse. II y a entre Ie sophisme specieux et Sophia la Sagesse Iemerne rapport qu'entre purisme et purete ; Ie sophisme est machiave­lique parce qu'il asservit la liberte non pas en la niant, mais en la

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posant extreme et totale. Nihiliste et homicide, l'extrernisme du tout­ou-rien est l'arme absolue de la mauvaise foi. Cette sagesse absurdeautant qu'irreprochable est une derision, une verite ironiquement etparadoxalement « sophistiquee ». Qui prend a la lettre Ie devoir deveracite, c'est-a-dire exige la verite dans tous les cas, en toute cir­constance et sans nuances, meconnait la verite la plus generale et laplus importante, et par suite l'amour dont Ie mensonge peut etre Iemoyen. Et, pareillement, exiger l'extreme justice, summum jus, c'estmeconnaitre la vitale approximation de l'injustice qui seule rendraitla justice viable. Comme l'equite est la serieuse volonte de la justice,ainsi la liberte, qui est la volonte de la liberation, dejoue la mauvaisevolonte libertaire, et se met elle-merne en vacances, et se veut suspen­due pour etre plus libre. L'extremisrne libertaire met la liberte audefi de jamais se contredire elle-meme ; mais quelle est la contradic­tion la plus scandaleuse, celie de la mauvaise volonte qui pretendetre libre a fond pour nier la liberte a tout jamais, ou celie de laserieuse bonne volonte qui accepte de voir sa liberte temporairementsuspendue et consent a la mediation pour etre vraiment libre? II enest de la liberte comme de Dieu ; si Dieu est Dieu, Dieu n'est rien;si Dieu est un etre, ou quelque chose, alors Dieu n'est pas. Si laliberte est libre purement et simplement, il n'y a pas de liberte; et,inversement, la liberte, pour etre libre, doit savoir ne pas l'etre, Ensorte qu'une certaine innocence est la condition meme de sa verite.A mi-chernin de la negation mortelle et de la position mortelle, n'ya-t-il pas place pour la vitale limitation qui decoule de notre interrne­diarite et hors de laquelle 1a liberte se reduit a une sterile et vertigi­Reuse indetermination?

La logique perfide du maximalisme trouve en chaque homme unemauvaise volonte complice. Le libertaire, voulant la Liberte en soi,independamrnent des moyens qui la rendraient possible, est Ie sabo­teur de la liberte, comme Ie veriste qui dit la verite a tout prix et toutde suite, absolument, purement et simplement, dut Ie genre humainen crever, est Ie saboteur de la verite! Le liberalisme, prechant laliberte abstraite sans donner aux hommes les moyens d'en user, n'estpas moins liberticide que Ie « liberisme » : car la liberte, pour lesrequins, de trafiquer, d'echanger, de vendre et de corrornpre, c'estaussi, pour les gueux, la liberte de coucher sur un bane. II est vrai

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que les saboteurs trouvent une audience complaisante dans notreparesse dogmatique, dans notre servile lachete et, en somme, dans lapanique que nous inspire une liberte vraiment creatrice. Comments'etonner si I'imposture est de meche avec ses dupes? Peu d'hommesveulent sincerement etre delivres ... Les voila donc, nos vacances infi­nies! Qu'en avons-nous fait? Certes, pour ce que les homrnes en font,ils feraient aussi bien de rester dans leur caverne comme les prison­niers de la Republique, ou dans leur cave comme les femmes de Barbe­Bleue. Comme les femmes de Barbe-Bleue, nous adorons notre cherdespote, et nous applaudissons a ceux qui veulent la liberte extremeparce qu'ils la veulent impossible et parce que leur propos est, enrefusant les limitations mediatrices et Ie mal necessaire qui la ren­draient viable, de la ridiculiser sans recours. Le purisme est la philo­sophie de la « cinquieme colonne ». Faites ce que vous voudrez : voilaIe beau cadeau que nous fait l'hypocrisie du radicalisme libertaire;tout est permis. On connait trop bien la suite : une liberte arbitraireet indeterrninee se dissout dans la licence et Ie caprice effrene, qui ensont la caricature orgiaque, et celle-ci dans Ie marasme de l'indiffe­renee finale. La liberte, pour survivre, doit accepter les entraves dela negativite que lui impose notre statut de finitude et d'alternative :car ce sont les dependances qui dessinent ici-bas les contours et lasilhouette de l'independance; et c'est dans l'etroitesse de ses Iimitesque la personne s'affirme comme presence incarnee, 11 n'y a pas deliberte pour ceux qui refusent la loi de l'organe-obstacle.

Le sophisme est irrefutable si on accorde aux Zenon d'Elee de latyrannie camouflee que la liberte est une chose, ou seulement «quelquechose ». Sommer la liberte d'etre en acte, et a titre de present substan­tiel c'est l'amener a se contredire, et c'est done faire Ie jeu des cha­cals; la liberte n'est qu'une farce si elle se laisse hypostasier : alors iln'y a plus que Ie marasme et I'adiaphorie, alors la liberte n'est plus,en chacune de ses coupes statiques, qu'une variete de servitude. Laliberte, comme Ie charme, cesse d'exister si I'on appuie un peu trop,c'est-a-dire si on pretend la localiser; et, comme un charme dont onassigne Ie support n'est rien d'autre qu'une pitrerie, ainsi la liberte,evidence decevante autant qu'evanescente, refuse toute topographie,tout pedantisme, tout ici-ou-la trop precis. La liberte est une especede charme. Comme la mobilite de la grace repandue, selon Plotin, a

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la surface de la beaute 1, la liberte est partout et nulle part. Nusquamest, quod ubique est, dit Seneque. Nusquam et ubique! Ce que les theo­logiens disent de Dieu et qui est une rnaniere d'exprimer Ie paradoxetransspatial de l'omnipresence ne s'appliquerait-il pas aussi bien a laliberte ? Partout contestable. partout evidente, lointaine et prochaine,insaisissable et diffuse - telle nous apparait la presence absente dela pensee dans Ie cerveau, de la vitalite dans les tissus, du sens dansles mots .... de Dieu dans la nature; tel Ie fuyant mystere de la liberteparmi les deterrninismes qui no us etreignent, Comment s'etonner,apres cela, que notre connaissance de cette evidence ambigue soitelle-rneme une moitie de connaissance, une demi-gnose a I'usage dudemi-sorcier ? II faut redire de la liberte ce que I' « ambiguisme »pascalien dit de I'infini : nous pressentons qu'il y a un nombre infini,mais nous ne pouvons Ie chiffrer, c'est-a-dire determiner quel est cenombre, ni repondre a la question « combien » - et nommernent :nous ne pouvons decider si ce nombre est pair ou impair; no ussavons done Ie quod, mais non point Ie quid, ni Ie quat ni Ie quomodo;DOUS savons « que », mais nous ne savons pas « ce que ». « Ainsi onpeut bien connaitre qu'il y a un Dicu sans savoir ce qu'il est 2. » Cetteconnaissance claire-obscure d'un etre ni cache ni patent, mais plutota moitie cache, Jere absconditus, cache quant a sa nature, patentquant a son « il-y-a », c'est-a-dire dans son existence, est celie merneque Pascal appelle connaissance par Ie « cceur », Or, c'est de cetteconnaissance-la que la liberte est connue. De la liberte nous avonsune gnose hors categories ou, mieux, une prognose dissyrnetrique ettoujours decevable, une gnose de la quoddite non point transpa­rente, mais massive au contraire et claire-obscure en sa penombreequivoque. Aussi Pascal, Renouvier et Bergson nous l'accorderaient­ils tous trois : la liberte ne se prouve vraiment que par un acte deliberte, c'est-a-dire en supposant initialement resolu cela meme quiest en question. Toujours le miracle du cithariste! toujours Ie pariquotidien de I'apprentissage! Ce pari et ce miracle ne sont-ils pas unesorte de grace prevenante ? « C'est un acte de liberte qui affirme laliberte », dit Jules Lequier 3 : la liberte se choisit elle-meme Iibrement

1. Enn.• VI. 7. 22.2. Pensees, III, fro 233 (Brunschvicg).3. La Recherched'une premiere verite, Paris, 1924, p. 138.

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en pariant la liberte, en acceptant aventureusement d'etre libre! Lecercle de la petition de principe se resout dans Ie mouvement qui vitcette petition. « On ne sait que repondre, mais on marche I! ~) EtBergson, de son cOte, nous conseille de nous adresser a Achille :« Achille doit savoir comment iI s'y prend! »Consultez Achille, ecou­tez I~ melodie, optez vous-memesl Com me Ie bergsonisme lui-rnernese pense bergsoniennement, et comme on demontre Ie mouvement ense mouvant, ainsi la liberte se prouve en s'eprouvant, c'est-a-dire endecidant, sans traductions ni transpositions d'aucune sorte; l'acte,s'exprimant dans sa langue propre, presuppose toujours la libertelC'est en forgeant qu'on devient forgeron, et c'est en optant que lavolonte s'avere « automotive ». La prescience de l'acte coincide aveccette option gratuite. N'est-elle pas a la fois gnostique et drastique ?Les apories gordiennes, Ie scrupule de Zenon sont tranches d'embleepar un pari qui est lui-merne aventure militante, c'est-a-dire encoreliberte.

Evidence pneumatique, la liberte n'est pas quelque chose-qui-est.La liberte n'est rien. La liberte n'est pas, mais elle sera; n' « existe »pas, mais devient. La liberte est chose a venir, futurum, c'est-a-direnon-chose, perpetuellement en instance et puissance d'avenement_ si I'aventure est d'affronter eet avenement ou avent de la chose­qui-advient mais qui sera toujours un pas-encore; litteralement, laliberte est chose qui « se fait 2 », fieri etant a la fois « se faire » etdevenir. L'homme de la liberte, en cela, souscrit a la vocation essen­tielle de sa conscience, qui est toute futurition, qui est de devenir pouradvenir. Que la liberte soit essentiellement une aventure au futur, c'estce que prouve deja la liberte physique, qui est si decevante quand ons'en sert, n'ayant, comme Ie bonheur, presque aucun present, et quiest surtout la latitude d'user d'un certain pouvoir Ie moment venu : iIsuffit que la possibilite nous soit laissee, eventuellement et Ie casecheant, de faire telle chose a notre guise, meme si nous n'usonsjamais en fait de la permission. La liberte est ainsi a la fois la res­piration de la conscience et l'oxygene vital qui aere et ventile cette

I. Joseph de Maistre, Soirees de Saint-Petersbourg, loe Entretien. Bergson, LaPensee et le Mouvant (La perception du changement), p. 160et 164. Energie spirt­tuelle, p. 2 : se mettre en route et marcher.

2. Georges Gurvitch, Determinlsmes sociaux et Liberte humaine, p, 82.

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conscience, deblayant autour d'elle une latitude permanente d'agir,d'entreprendre, d'esperer. II se peut qu'une vie Iibre ne differe pasenormement, en pratique, d'une vie serve et servile, et meme que ladepense materielle denergie y soit bien moindre; mais dans une vielibre il y a la permission d'esperer, qui est tout. Car la liberte, c'estl'esperance permise. Possibilite constante d'ouverture et disponibilitetoniliante en vue des lendemains, surpassement et outrepassementinfini de ce surpassement, passage continuel a ce qui est autre etoutre, la liberte n'est un mirage que dans la mesure exacte oil la vie,la conscience et Ie mouvement sont des mirages : c'est-a-dire pourl'epiphenomenisme. L'impalpable pouvoir nomme liberte n'est vrai­ment vecu dans toute I'exaltation d'une vie nouvelle qu'au momentou il nous est rendu : il est alors I'affranchissement pour l'esclave,l'emancipation pour l'opprime, la delivrance pour les captifs, enlinet surtout la Liberation pour nous tous. La liberte etait une grandechose sous I'oppression, soupire Ie sage decu. Ou plutot, Ie sage estici dupe de sa nostalgie : ce n'est pas la liberte qui est grande, c'estla liberation qui etait belle.

5. LA RESPONSABILITE DANS SON FOR INTIME. - La responsabilitemeternpirique, saisie a sa line pointe, coincide avec la liberte, avecIe devoir qui incombe a cette Iiberte, et meme avec l'indivisibleipseite de la personne a qui ce devoir incombe. Certes la responsa­bilite empiriquement entendue exige a la fois quelqu'un et quelquechose Ii faire : montrons que dans ce foyer de la liberte responsable,dans cette ipseite parfaitement simple les deux restent confondus; queces deux questions : Qui est responsable? De quoi responsable?reviennent ici au meme; que Ie concernement de la premiere personneet Ie contenu de la responsabilite meternpirique forment un seul pro­bleme.

C'est de moi qu'il s'agit. C'est a moi de Ie faire. Car Ie « bien»et Ie « devoir », dans I'optique egocentrique de rna responsabilitepour moi, sont mon affaire personnelle comme la mort-propre (rnamort pour moi-meme) est mon affaire personnelle. Mea res agitur.Grace a la responsabilite s'effile dans son etrange solitude cette unicitedu Hapax personnel que chacun est respectivement pour soi. L'ego­tropisme n'est pas ici une clause episodique, mais une promotion

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essentielle autant qu'irrationnelle. Pierre pour Pierre lui-meme (IeSoi pour Ie Moi, ou Ie Moi pour Ie Je, ou mon Moi pour moi qui dismoi en cet instant meme) et Pierre pour Jacques sont un seul et memePierre et, du point de vue d'une surconscience temoin ou d'un tierstranscendant, une seule et rneme personne. Mais, du point de vue dela responsabilite, Ie Pierre que je suis passionnellement pour moi­meme et Ie Pierre que je suis objectivement pour un autre ne reviennentpas « au rneme ) : iI y a entre les deux la distance infiniment infiniequi separe la premiere et la troisierne personne - non point les per­sonnes de la conjugaison, distinctes seulement par leur numero ordi­nal et distribuees, comme des categories, dans une table grammaticaleadeux dimensions, mais, du point de vue de ma propre optique ego­centrique, moi et tous les autres sauf rnoi, moi et tout Ie non-moi,Je suis pour Lui ce qu'Il est pour Moi, un agent quelconque, une finen soi nantie de droits et de devoirs reversibles, Dans l'optique ego­centrique, au contraire, ma responsabilite n 'est pas Ie cas particulierd'une loi generale, ni Ie fragment d'un plan universel, mais elle estinfinie, inepuisable, et se totalise infatigablement; tout Ie paradoxede la premiere personne s'inscrit dans cette « injuste » dissyrnetrie :je n'ai que des devoirs sans droits, l'autre n'a que des droits sansdevoirs. Ma responsabilite ne tient done pas aune besogne partitive,ni a un lot decoupe dans une masse commune... C'est qu'elle nerepond pas d'un certain travail a faire! Dans les travaux de terrasse­ment, peu importe de savoir qui a fait, pourvu que la chose soit faite;en morale au contraire, peu importe que la chose soit faite (puisqu'iln'ya rien « afaire») si ce n'est pas moi qui l'ai faite, sije n'ai souffertpour elle, si je n'y suis pour rien; ma participation est la seule choseimportante. Si c'etait la chose a faire qui importait, iI serait indiffe­rent qu'elle filt faite par l'un ou par l'autre, pourvu que quelqu'unen general s'en chargeat, car dans l'objectivisme de l'acte tous lesagents sont interchangeables, et chacun est habilite a me remplacer.Le mystere deraisonnable et meme injuste de la responsabilite metem­pirique reside en ceci qu'elle n'est pas une charge dont l'un puissese decharger sur l'autre, ni un service dont Ie responsable puisse etredispense par son voisin. Si celui qui s'offre en sacrifice peut mourir ama place dans telles circonstances deterrninees, personne ne peutmourir a ma place en general, mourir ma propre mort, assumer

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comme suppleant la grande epreuve semelfactive que t6t ou tardchacun doit affronter tout seul et quant a soi; et, de meme, si n'im­porte qui peut me remplacer dans l'accomplissement de tel ou teloffice, personne, et pas meme Ie plus serviable, ne peut me remplacerdans ma responsabilite « intelligible » : il faudrait etre moi a maplace, ou il faudrait, par miraculeuse extase ou COincidence de deuxipseites, que je devienne mon autre en personne! La paradoxologiede la responsabilite tient en trois experiences: positive, negative, tern- jporelle. Positivement la responsabilite rnetempirique est l'experienceoil Ie moi s'eprouve mis a nu et a decouvert et en fleche dans sa plusfine haecceite. lei Ie courage d'oser prend tout son sens : c'est Ie cou­rage d'etre seul et Ie premier, aux avant-postes et en contact imme­diat avec Iedanger. Negativement l'incomparable-inimitable s'eprouvelui-merne irremplacable, et ne peut plus se derober en alleguant despretextes ou en cherchant des echappatoires : la responsabilite serieuseexclut Ie « vicariat »; autrement dit, on ne peut se soustraire et s'enremettre a un autre dans l'idee que n'importe qui d'autre ferait aussibien I'affaire. Mais bien entendu l'experience apophatique est enrealite positive: je ne decouvre pas ma responsabilite par differenceou elimination, pas plus que je ne l'infere par deduction de la respon­sabilite des autres; et, de merne que je ri'applique pas une loi generalea mon cas particulier, de meme je ne conclus pas a ma responsabiliteen enumerant les irresponsables dont je la soustrais : d'emblee et parune divination infaillible j'ai deja pressenti qu'il s'agissait de moi; jene me decouvre pas responsable par un raisonnement indirect, enexceptant tous les autres sauf moi, mais par une intuition immediate.Dans Ie temps enfin l'ipseite eprouve que son tour est venu quand ellea peu a peu consomme tous les intermediaires qui la separaient del'instant en instance: je ne peux plus me cacher derriere les autres;c'est ainsi que Ie parachutiste sur Ie point de sauter dans Ie vide enfermant les yeux mendie encore une petite minute quand on appelleson nom; que Ie moribond dont est venu Ie tour de mourir voitanxieusement s'amenuiser l'intervalle de duree qui Ie separe encoredu non-etre. Comment ce tete-a-tete avec l'imminence de l'imrnediatne nous donnerait-il pas Ie vertige 'l La responsabilite devant I'urgence,comme la proximite de I'imminence, exige du courage parce qu'ellenous place a la pointe extreme de l'aventure et de la decision agis-

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sante. Heureusement I'empirie nous aide a noyer toute responsabilitemetaphysique dans l'impersonnalite des taches anonymes, d'aborden fabriquant les delais qui permettent d'ajourner nos decisions,ensuite en epaississant Ie confusionnisme onctueux qui resulte duvicarial. Le concernement indiscret de l'ipseite derange nos manegesdilatoires et contrecarre nos derobades: c'est lui qui explique Ierepentir humiliant et I'intime contrition.

II ne suffit done pas de penser : c'est moi qu'on designe, mon nomest prononce: ni de dire: c'est mon tour. La responsabilite impliqueune vocation. Quelque chose m'incornbe, je ne sais quelle chargeimponderable et impalpable, un inexistant fardeau que je ne puis nisoupeser ni assigner, qui n'est ni quantifiable ni localisable. Si nul nepeut dire, sauf par metaphore, que l'etre tout nu et tout pur, Essenudum, l'etre pur et simple, lui est a charge (car seules les manieresd'etre peuvent devenir difficultueuses, par l'effet d'une respirationgenee ou d'une digestion ralentie, et dans les innombrables modalitesde I'existence douloureuse), a fortiori nul ne peut pretendre que sonessence morale lui soit litteralement un fardeau : car mon essencemorale, comme mon etre tout court, consideree simplement (simpli­citer) me pese encore bien moins que l'air atrnospherique, dont lesbarometres permettent indirectement, c'est-a-dire par rapport auvide, de reveler la pression. Notre etre moral n'est ni un « avoir »ni un depot qui nous serait remis ou commis, et cependant nous enprenons conscience comme d'une charge! Le sens commun tentemaladroitement, par des analogies metaphoriques ou meme mytholo­giques, de s'expliquer ce paradoxe d'un onus ethicum : avec Epictete,ou avec Ie dogmatisme religieux, il parle d'un fragment de l'etincelledivine, introduit en nous par la porte, 8up",8EV; l'agent serait, nonpas meme proprietaire, mais depositaire d'un precieux tresor preteviagerement par les dieux. C'est confondre l'essence avec les apparte­nances, la dignite metempirique avec les devoirs, et condamnerl'ipseite a une incurable heteronomie. A qui Ie depot aurait-il eteconfie ? On recule, en somme, Ie vrai probleme qui est l'haecceiteultime de l'ipseite responsable; et d'autre part l'idee d'un pret, fut-ilremis a la naissance, futilise Ie fardeau en le rendant adventice etaccidentel. Plus natvernent encore, Ie sens commun fait du corps­propre considere a la fois com me avoir et comme etre (etre d'un

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amphibie tout incarne, avoir d 'une essence toute spirituelle) I'objetderoutant de « devoirs envers soi-merne ». Dans ces naivetes s'exprimeIe mystere meme de la vide responsabilite, la mysterieuse responsabi­lite rnetaphysique dont personne ne reussit a designer Ie contenu. Eneffet, un hornme, parce qu'il est un homme, ne fait pas de soi ce qu'i\veut (merne s'il en a le « droit »); un homme ne peut pas faire deson etre-propre n'importe quoi; tout comme s'il n 'etait pas lui-rnemeson etre lui-merne, ni tout entier son etre tout entier, il n'a pas lalibre et arbitraire disposition morale de cet etre, par exemple pour Ievendre ou Ie supprimer; par une contradiction ironique, cet etre ple­nierement libre n'a pas sa liberte meme a sa pleniere discretion, iln'est pas indifferemrnent libre de sa liberte, ni libre.a son gre, il n'estrneme pas Ie maitre en sa propre maison! Tel est le paradoxe del'obligation morale... Disons, pour nous faire comprendre, quenoblesse oblige; la grandeur de l'homme est lourde a porter(bien que l'etre d'un etre n'ait de poids que par maniere de parler).A la limite des obligations concretes impliquees dans la professiond'empereur, de ministre ou de simple fonctionnaire, il y aurait le« metier» d'homme tout court, et ce metier n'est un metier quemetaphoriquernent, car il exclut to ute specialisation: l' (( honneur »d'etre un homme comporte des devoirs, encore qu'un honneur cecume­nique, c'est-a-dire absolument universel, ri'ait rien d'honorifique etn'entraine aucun privilege. La conscience de cette charge est unedemi-conscience, interrnediaire entre la coincidence vegetative et indi­vise de l'etre avec son etre et la totale conscience qui detacherait a lasurface de notre substance des appartenances modales ou adjectivales(droits et devoirs), a la surface du moi des choses miennes. Le Je quia pris conscience de sa responsabilite d'hornme-en-general se regardelui-meme du merne regard objectif par lequel autrui le regarde, maisil n'en reste pas moins sujet pour soi. Cette presence du temoin vir­tue) n'est encore, a la source de la responsabilite, que Ie Moi du Soi,mais elle introduit deja Ie dialogue et l'instance naissante, Cetteconscience incompleternent dedoublee eprouve une sorte de vertige arechercher ainsi l'origine radicale de sa premiere responsabilite... Ainsidone : 10 Mon 'etre ne m 'est pas acharge, mais mon devant-etre m'in­combe: or telle est la definition du devoir categorique qui se fonde lui­meme ; 20 L'hornme, etre inaccompli, est une exigence d'accomplisse-

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ment. En fait, l'homme u'est pas tant un etre qu'un pouvoir, et ce pou­voir veut s'exercer, comme les possibles qui dependent de ce pouvoirveulent s'actualiser, Notre premier devoir est done un devoir defaire: car avant d'etre quelque chose a faire, Ie Bien est, dans un cer­tain sens determine, un desir et une ambition de faire; avant desavoir ce qu'il faut faire, nous pressentons qu'il faut Ie faire, que c'esta moi de Ie faire, et seance tenante. C'est ce qu'on peut appeler laquoddite du Bien. Aussi la faute primordiale sera-t-elle de laisser cepouvoir inemploye. C'est un peche de sterilite. Quand la liberte resteen friche, c'est I'hornme qui renonce a sa chance d'homme; 3° Abstrac­tion faite de toute valeur preexistante a honorer, de tout ideal a reali­ser, de toute verite a proferer, de toute vie humaine a preserver, c'estdone mon infinie liberte elle-rnerne, c'est mon vouloir discretionnairequi serait la matiere d'une responsabilite vide et en quelque sorteintransitive; la liberte est ainsi a la fois la condition metaphysico­psychologique et Ie contenu indeterrnine de la responsabilite radi­cale : la condition, en ce sens que pour etre responsable il faut preala­blement etre Iibre; Ie contenu parce qu'avant d'avoir rien de special afaire l'homme Iibre doit faire un Iibre usage de son libre arbitre. Carc'est dans la responsabilite empirique que la condition est distinctedu contenu. En disant qu'il faut user /ibrement de sa liberte nousexprimerions a la fois, dans I'adverbe la condition formelle de laresponsabilite, dans Ie complement la matiere dont, hors de touteoption problematique, nous sommes a priori comptables. Vouloir esten effet la seule chose qu'un homme puisse sans reserve! La respon­sabilite radicale, n'est-ce pas, pour un homme libre, d'etre Ie serf desa propre absolue liberte ? 4° L'usage d'une liberte creatrice quicompromet ou engage des valeurs et pose des normes nouvelles, cetusage pese sur l'adiaphorie du vouloir vouloir, incombe a son indif­ference, determine son indetermination, fait de son vide une plenitude,donne un sens ason arbitraire. Et non seulement la liberte est creatricede valeurs, mais encore la liberte est liberatrice : sa vocation n'estpas d'etre libre pour elle toute seule, sa vocation est d'irradier laliberte et de delivrer ce qui l'entoure; aussi I'homme Iibre est-il res­ponsable pour les serfs et les alienes a ses cotes. Et l'on trouveraitsans peine que Ie Faire par excellence de cette liberte liberatrice estun acte d'amour.

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Et voici oil la responsabilite prevenante, recevant un contenuconcret, se ramifie en responsabilites consequentes. De longues chainesde consequences dependent en effet de ma decision. Celui qui veut,disions-nous, veut bien plus qu'il ne veut, et la moindre initiativepeut se developper a I'infini en consequences qui n'etaient pas expres­sement voulues dans la premiere volition, mais plutot « convoulues »avec cette volition. Aussi y a-toil dans toute entreprise, et a partir d 'unvoulu presque ponctuel, un vaste enchainement automatique de suitesnon voulues, qui dependaient de moi uniquement a I'article du fiat,mais echappent ensuite a mon controle. Cette zone inquietante duRetentissement, ces menacantes possibilites de Repercussion sontdeja chez l'abstentionniste, et avant tout engagement, Ie principe de laresponsabilite virtuelle. Qu'y a-t-il de plus scabreux, de plus catas­trophique parfois que Ie maniement d'une liberte ? On s'explique quela responsabilite soit proportionnelle a la puissance du pouvoir, etaux risques que comporte I'exercice de ce pouvoir. Mais, comme Ievouloir est l'infini pouvoir de tous les hommes, l'exercice du pouvoirde vouloir est forcement une affaire delicate et pleine de risques. Lerisque inherent a toute situation concrete fait .pratiquement de laresponsabilite a priori une responsabilite a posteriori, de la responsa­bilite ethico-metaphysique une responsabilite juridiquement impu­table. A partir d'ici Ie responsable doit pouvoir determiner de quoi,devant qui, jusqu'a quel point il est responsable. On peut dire, parrnaniere de tautologie, que la responsabilite radicale concerne l'hommeen tant qu'homme, a condition d'ajouter ceci : l'idee de I'humainpur et simple exclut tout quatenus... Les responsabilites empiriques, aucontraire, celles qui admettent des determinations categorielles, cellesqui sont responsables jusqu'a un certain point, jusqu'a concurrenced'une certaine somme, pendant un certain temps, dans un certainressort, celles qui sont pecuniaires ou judiciaires, ces responsabilitesfinies sont inherentes a l'homme en tant que fonctionnaire et ellesvarient selon les attributions du fonctionnaire; elles previennent Iedesordre et permettent au juge de savoir a qui s'en prendre; la delimi­tation sociale des responsabilites va ici dans Ie meme sens que la divi­sion des fonctions et la specialisation des offices.

Comme la responsabilite prevenante devance la responsabiliteconsequente, ainsi cette derniere devance la culpabilite : de l'une a

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I'autre Ie rapport est Ie rneme que de la dignite au merite, de la pudeura la honte, ou plus generalement du XOtT6p6<.>!-,0t stoicien a cesXOt&i)XOYTOt qui sont devoirs concrets, officia, obligations civiques.Honte, merite et culpabilite, ils tiennent to us trois a ce qu'on a faitet sont done tous trois retrospectifs, c'est-a-dire qu'ils adviennentapres coup. La responsabilite a priori, mystere antecedent comme ladignite et la pudeur, engage l'Etre, et non pas Ie Faire, engage la sub­stance de I'ipseite, et non point les evenements adventices dont lavolonteentreprenante, par ses actes, assume l'initiative. De la vient qu'onpeut etre responsable sans etre coupable, ou avant de Ie devenir; si aucontraire on se rend coupable, c'est qu'on etait deja responsable avantde commettre la faute, la responsabilite seule donnant un sens fautifa l'acte une fois commis. Et, de merne, c'est la dignite qui nous rendcapables de meriter ou de demeriter, comme c'est la pudeur de l'etrequi donne une arne morale a la honte d'avoir fait: la rougeur ducoupable devenu coupable, cette rougeur qui est une emotion conse­quente emprunte sa signification surnatureUe a l'intention de l'etreresponsable; ou, inversernent, c'est la mauvaise volonte radicale quideteriore notre vouloir empirique, qui explique la.malveillance de nosmechantes volitions et Ie retentissement durable de cette malveiUance.

La responsabilite, en son for intime, amorce deja une reponse: Ieresponsable repond a un appel, Ie responsable fait echo a sa vocationsurnaturelle, et un rapport triangulaire s'etablit deja entre Ie sujet,l'enjeu et l'instance. La responsabilite nous extrait ainsi de la soli­tude substantieUe de notre etre. La responsabilite en blanc dont noussommes partis n'etait done ni une table rase, ni un mythe genetiste,ni une robinsonade : dans la pointe innocente et solitaire de la respon­sabilite metempirique, la base sociale et complexe de la responsabilitetriangulaire est deja contenue! Cette responsabilite sociale et gratuiten'est personneUement responsable, en definitive, que dans Ie forinterieur de son ipseite metaphysique : on pourrait la definir commeune innocence adulte. Personne n'elude cette vertigineuse obligationde repondre qui est Ie « privilege » de to us et Ie devoir de chacun.Personne ne peut dire: je m'en lave les mains; car celui qui s'en laveles mains pour esquiver I'alternative endosse au contraire la pluslourde des responsabilites, celle d'abdiquer de son pouvoir surnaturel.Ou plutot il n'a pas abdique, mais ille croit seulement : car l'indiffe-

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rent qui croit n 'etre ni pour ni contre et demissionne de son librearbitre a encore fait un choix, celui de la mauvaise volonte. Nousdisions ici meme : un autre peut endosser a rna place telle responsabi­lite deterrninee, mourir a rna place dans teUes ou teUes circonstances;et de meme la medecine peut me dispenser de toute souffrance deter­minee, car toute souffrance prise en particulier est « dispensable »;mais I'homrne ne peut se dispenser de souffrir en general (bien qu 'au­cune douleur ne soit necessaire), comme il ne peut decliner sa respon­sabilite d'homme en general. La quoddite de Ja souffrance, c'est-a-direIe fait de souffrir, par opposition au ceci-ou-cela de teUe ou tellesouffrance, est indispensable, et la quoddite de la responsabilite, c'est-a­dire Ie fait en general d'etre responsable, est indeclinable. Toute lapesante grandeur, tout Ie profond serieux de notre dignite tiennentdans ce principe du tiers exclu moral qui nous condamne a prendreparti; la negativite ou neutralite de l'abstention est elle-meme uneprise de position! Impossible de deposer I'imponderable fardeau. Cetteobligatoire liberte est a la fois notre destinee et notre destin et elle nousfait coresponsables de tout l'avenir du monde.

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CHAPITRE II

Le Vouloir en son fin fond

1. LE POUVOIR DE VOULOIR. VOULOIR, C'EST POUVOIR. - « Com­mencer est un grand mot », ecrit Jules Lequier. 11 suffisait peut-etrede dire que la liberte elle-rneme en elle-merne et quant a eHe-rneme,libertas ipsa, que l'ipseite de la liberte enfin, coincide avec ce pouvoirdu commencement. La liberte n'est inconsistante que dans la conti­nuation, quand tout est joue, decide, revolu, quand il est trop tard,done apres coup. Immense et decevante comme l'avenir dont cecommencement est la promesse, quand on envisage en elle Ie pouvoirdu Pas-encore, elle apparait eblouissante et insaisissable comme Iepresent quand on vise en elle ce point instantane de l'initiative quiest en somme un presque-rien. La liberte est en effet Ie point evanouis­sant oil pouvoir et vouloir, Ie temps d'une etincelle, coincident. QueHedescription fixera jamais ce scintillement du vouloir, cette appllritiondisparaissante de la scintilla voluntatis ? Quelle dialectique atteindraitce branle tres secret par quoi tout commence? Vouloir est la seulechose au monde qui depende de moi plenierement, absolument, exc1u­sivement, la seule chose qui soit, comme eut dit Epictete, radicale­ment t'P' ~iLiv; vouloir est, dans tous les cas, it mon entiere discretionet disposition. En d'autres termes : l'exercice de la volonte est IIIseuleoperation qui, si elle implique une possibilite prealable, ne supposeaucune potentialite, aucun pouvoir distinct du vouloir lui-mesne; touteactivite finie presuppose en effet une disposition passive ou une capa­cite active qui en conditionnent l'exercice : or nulle puissance expressene double ni ne precede Ie vouloir, puisque Ie vouloir est lui-rneme cettepuissance ... Entendons-nous : dans la mesure OU la volition est un

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evenement qui peut advenir ou ne pas advenir en fait, il y a bien unefaculte de vouloir et cette faculte s'actualise quand on en use, restevirtuelle quand on s'abstient; en ce sens tres general Iepouvoir exprimeune simple possibilite logique de volonte ou nolonte : I'homme est unetre volontaire capable de ne pas vouloir, ou plutot c'est un etrevolontaire qui n'est pas toujours voulant. Quid faciemus? Quelcontenu donner a ce pouvoir vide? Ce que nous voulons dire, c'estque Ie « pouvoir » de vouloir ne suppose ni essais ni apprentissage,qu'il est d'emblee parfait chez tous, que son actualisation enfin estimmediate, instantanee et assuree du succes. Vouloir c'est, sansgradus ad Parnassum, pouvoir les deux (utrumque), et par exemplepouvoir Ie bien ou Ie mal, Ie oui et Ienon, et done etre impardonnablede ne pas vouloir. L'homme peut faire s'il veut, a condition de Iepouvoir, et notamment d'avoir appris; I'homme peut vouloir s'ilveut, c'est-a-dire peut vouloir dans tous les cas, inconditionnellementet sans effort expres, a condition seulement de Ie vouloir... car enderniere instance cela ne depend que de son bon vouloir.

On dirait volontiers (n'est-il pas, pour cette raison, Ie divin enI'homme?) que Ie vouloir implique, comme Dieu, I'essence et l'exis­tence confondues, car il est a la fois, au meme moment et du mernecoup, possibilite de poser et position effective, position, non pas dequelque chose, mais de soi comme voulant quelque chose d'autre.Qui pretend n'avoir pas la « force» de vouloir, celui-la ne veut pas:cette mauvaise raison n'est qu'un pretexte et un sophisme pour degui­ser en faiblesse Ie cercle vicieux de sa mauvaise volonte. Vouloir,n'etant pas conditionne par un quelconque Posse, n'a pas de condi­tions de possibilite, et c'est deja rneconnaitre I'absolutisme de lavolonte que d'en faire une faculte de vouloir au merne titre que toutefacuke relative et empirique. Et, partant, la volonte n'est pas unepuissance qui serait acquise ou apprise par apprentissage scalaire,qu'on pourrait done avoir ou ne pas avoir, avoir plus ou moins et enpartie, et, l'ayant, employer ou ne pas employer: car tel est Ie cas destalents que tout Ie monde ne possede pas et que leurs possesseursmemes peuvent acquerir par morceaux; qui sont Ie privilege d'uneelite, et dans cette elite merne un privilege gradue. A cet esthetisme unpeu aristocratique du pouvoir-faire, par lequel les hommes s'inega­lisent et se differencient, opposons l'ethisme cecumenique du vouloir.

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C'est peu de dire que Ie pouvoir de vouloir est, comme Ie bon sens, lachose du monde la mieux partagee : il est I'universellement humainpar excellence! Aussi les hommes, ces demi-dieux du vouloir, sont­ils rigoureusement egaux en leur demi-divinite. Et c'est peu de direque Ie pouvoir metempirique de vouloir n'est pas fractionnable: il est,a l'oppose de toute aptitude specialisee, de toute virtuosite technique,d'emblee parfait chez tous les hommes; il est toujours tout ce qu'ilpeut etre. Velie non discitur. Le pouvoir de faire est a la fois difficileetfacile, difficileparce qu'il resulte du labeur patient et de la gymnastiquedes habitudes, facile en ce que Ieprogres lui-memo repose sur la conser­vation des modifications nerveuses et musculaires; vice versa, Ie « pou­voir» de vouloir est a la fois facile et difficile : facile en ceci que, par­fait de naissance, il rend inutile tout perfectionnement laborieux,et difficile parce que, excluant la capitalisation de I'acquis et l'epargnebiologique, il suppose un recommencement continue a partir de zeroet une tension toujours vigilante du vouloir. Plus simplement encore:quand une volonte veut, il est superfiu a fortiori, inutilement analy­tique et absurdement tautologique de preciser qu'elle peut vouloir,etant donne que pour pouvoir vouloir il suffit par definition de Ievouloir. Vouloir, c'est pouvoir - non point ala lettre et en cet absurdesens qu'il suffirait de vouloir pour pouvoir ce qu'on veut, commeles magiciens, et pour accomplir Ie saut ontologique : car Ie fiatn'a rien de commun avec la thaumaturgie des veeux et depend aucontraire des lois prosaiques du determinisme... Vouloir, ce n'estpas pouvoir les chases qu'on veut, entendez : les choses, valeurs,objets que I'on veut; ni faire miraculeusement et cOIUl11e par enchan­tement que Ie complement direct materiel de ce vouloir devienne reel,ni realiser physiquement Ie voulu. Non! vouloir ce n'est pas pouvoirles choses qu'on veut, mais c'est, ipsofacto, pouvoir vouloir. Cet actede foi de I'assurance volontariste, pris au sens des sorciers, aurait unpeu I'air d'un defi et d'une paradoxologie provocante : car il est bienevident que, pour toutes les activites empiriques autres que Ie vouloirnu, I'acquisition laborieuse d'un pouvoir par habitude, etude, gym­nastique ou exercice, conditionne Ie passage du vouloir-faire au faire.« Je veux, je peux )) est encore moins une deduction que Ie Cogito :cette juxtaposition sans ergo developpe une espece d'identite instan­tanee, Vouloir c'est pouvoir vouloir, et pour pouvoir vouloir il n'est

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que de vouloir ; Ie vouloir nous renvoie au vouloir du vouloir, et noussommes ainsi ramenes au vouloir pur et simple qui est I'alpha etl'omega, qui est Ie premier mot et Ie dernier mot de tout. Le vouloir,comme l'amour, commence par lui-rneme : initiative prevenante, ilcommence par lui-meme et revient alui-rneme; il aboutit ason proprecommencement! II tourne done dans un cercle... qui n'a rien devicieux, qui est au contraire sain et bien portant! La dialectique dupouvoir-vouloir se reduit-elle ades lapalissades ? Du moins peut-elleservir amieux degager la difference entre I'intimite du vouloir, qui estIe for interieur du pouvoir, et l'exteriorite du pouvoir, qui est Ie forrelativement interieur du possible. De merne que Ie possible, c'est-a­dire la sphere des choses qui « peuvent etre pues » (Ie mot possibi/ene designe-t-il pas, par un dedoublement paradoxal, ce qu'on peutpouvoir ?), a toujours quelque chose de passif, de meme Ie pouvoir,capacite active ou virtualite passive, a toujours quelque chose denegatif : la possibilite des possibles « PuS» est au passif ce qu'est aI'aetif la potentialite du pouvoir qui les peut; mais possibilite etpotentialite, possibles ou pouvoir, ce n'est jamais que verso ou rectod'une rneme puissance negative, Sans quelque chose d'autre, qui est laseule raison positive et suffisante du faire, Ie pouvoir peut fort bienrester eternellement inemploye et son detenteur mourir sans I'avoirjamais exerce, comme il arrive quand on sait une langue qu'on ne veutpas parler ou dont on n'a jamais eu I'occasion de se servir : je pourrais,si je voulais; mais si je ne veux pas, j'aurai beau pouvoir, je ne feraijamais, et mon pouvoir restera peut-etre en puissance et en frichetoute rna vie. Ce quelque chose d'autre qui seul active « effective­ment », c'est-a-dire « efficacement », Ie pouvoir sterile-en sorte qu'ildevienne « efficient » et produise ses « effets », ce je-ne-sais-quoi estla decision de vouloir : c'est l'archee entreprenante, l'initiative spon­tanee qui par ses avances feconde la potentialite en jachere et actualiseles possibles latents. Ce principe n'est pas absence d'obstacles, maisnegation intense des obstacles; ni disponibilite quiescente, voie touteaplanie, toute .deblayee, mais option drastique.

Distinguons iei : 1° Le vouloir des choses impossibles qu 'on saitimpossibles : ce vouloir-la est une galejade et une figure de rhetorique;car l'irnpossible est ce qui ne peut etre voulu! Ce vouloir-la est unevelleite, ou une mauvaise volonte, ou merne une nolonte; or, que la

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volonte soit mauvaise parce que malveillante ou parce qu'insuffisante,parce qu'hypocrite ou parce que platonique, cela revient intention­nellement au meme; d'une volonte serieuse, sincere et passionnee, onne peut vouloir, en effet, que ce qu'on croit possible; je ne peux, pardefinition, ce qui ne peut pas etre pu : mais c'est aussi que je ne Ieveux meme pas; je Ie voudrais bien, ce qui est tout different! On peuten effet desirer I'impossible, quoiqu 'on ne puisse serieusement Ievouloir ... Souhaiter n'est pas vouloirl II ne faut pas confondre lavolition et Ie voeu platonique, 2° Le vouloir des choses impossiblesqu'on croit possibles: ce vouloir possede pneumatiqu~ment Ie po~­

voir de faire des miracles, de soulever des montagnes; c est Ie vouloirqui implique la tension la plus intense, puisqu'il est ban?e contreI'obstacle absolu : vouloir desespere et tragique dont l'issue serapeut-etre la mort et I'annihilati,on de l'agent, la foll~ v?I,o?te de I:im­possible est Ie nerf meme de l'herotsme ; en cette extremite eclate d, unefacon aigue l'opposition entre pouvoir et vouloir - I'u~ qUI estobstacle nihilise, l'autre qui est, contre tout bon sens, vouloir malgreI'obstacle infini : l'absurde volonte veut envers et contre tous, veut endepit des lois physiques et au rnepris de la raison nat,urelle, :0 Le vou­loir des choses non « pues » (actuellement et en fait), mars non pasdes choses impossibles, c'est-a-dire qui ne peuvent pas etre « pues ))­d'aucune maniere, a aucun egard, en aucun lieu, a aucun moment,des choses que personne ne pourra jamais, comme I'i~mortalite o,ul'ubiquite : il s'agit des choses qu'on ne peut pas maintenant, marsqu'on peut pouvoir un jour et plus tard, qu'on pourra (toutes.les-nuances modales etant ici permises) peut-etre, probablement ou sure­ment quand on en aura les moyens techniques; meme en ce cas, Ievouloir n'est pas absence d'obstacle, il est encore negation de l'obs­tacle - d'un obstacle relatif et fini, mais positif; negation d'unobstacle reel et resistance a une resistance, Tel fut Ie pari insense desresistants de 1940 : insense, si l'on considere Ie rapport des forcesavec I'ogre. Nous vaincrons parce que nous sommes les ['{us forts,ecrivait-on alors sur les murs. Et Ie plus insense dans l'invraisemblabledeft est que c'etait vrai. Objectivement vrai, I~tteralement. vrai. ,leivouloir c'est pouvoir prend un sens presque sublime... A moms .q~ o~

ne prefere dire: c'est l'intuition prophetique de l'avenir qUI etaitgeniale. Et, de fait, Ie genie et I'heroisme, pour peu qu'i1s echappent

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de justesse a la mort, sont a la limite du possible et de l'impossible, aupoint de tangence de I'un et de l'autre. L'extraordinaire lucidite deCharles de Gaulle fut sans con teste, en refusant un desespoir apparem­ment justifie, de rendre possible I'impossible, et raisonnable la folleesperance. 4° Apres Ie vouloir sublime, voici Ie quatrieme cas : Ie vou­loir des choses qu'on peut, mais difficultueusement et laborieusement;c 'est lazone privilegiee de I'empirie, de la continuation et de l'interrne­diarite, la zone oil la volonte trouve ses taches les plus courantes; ils'agit ici, en effet, non pas meme des choses provisoirement, actuelle­ment, relativement impossibles, mais du chantier infini des possibilites,du domaine des difficultes usuelles qui se resolvent par Ie travail et alongueur de temps, dans l'epreuve de la douleur et de la mediation;que Ie possible soit la chose du pouvoir n'implique pas que cette chosesoit toute faite, toute cuite et toute donnee! 5° Le vouloir de ce qui estintegralement, immediatement pu : ici nous n'avons que la peine devouloir, et par consequent aucune excuse pour ne pas vouloir. AussiFenelon dit-il ! que la mauvaise volonte est Ie seul vice absolumentimpardonnable et Ie seul qui engage integralement notre responsa­bilite, Mais comme il n'y a qu'un voulu que nous puissions absolu­ment et sans reserves, et qui est Ie vouloir lui-meme, il s'ensuit que cecinquieme vouloir, a la difference des precedents, ne veut pas unechose ou un contenu assignable, mais que son vouluintentionnel estprecisement le fait de vouloir; cas limite, Ie vouloir vouloir est finale­ment tangent au vouloir tout court: tel est Ie vouloir nu et al'etat pur,voluntasnuda,qui est le coeurpalpitant et Ie for intime de tout pouvoir,en meme temps que la fine extreme pointe initiale de la liberte.

Les cinq cas qui precedent peuvent ainsi se reduire atrois: l'impos­sibilite absolue, la possibilite relative et l'absolue possibilite, Ce quiest impossible, ce n'est jamais telle chose determinee - nombre,contenu, mode d'etre, effort quantifiable -, mais c'est I'effectiviteen general, laquelle est parfaitement vide et impalpable. Ce qui estinvincible, par exemple, c'est la mortalite, ou la spatialite, ou la tern­poralite, car elles representent sous trois formes complementairesl'effectivite de notre finitude. En d'autres termes : toute maladie peutetre guerie, mais Ie fait-de-la-mort en general est une maladie incurable,

1. (Euvres completes, VI (Dialogue des morts, 18), p. 259.

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mais I'obligation de devoir mourir un jour (un jour en general, unjour indetermine) ne peut etre eludee par la creature mortelle. L'espacequi separe les etres et leur impose la distance et Ie.depl~ceme~t,. cetespace peut se reduire progressivement a presque nen (sinon a ne~)

par la vitesse et dans la surenchere indefinie.des records, m.al~ I:omn~­

presence, qui est negation soudaine et magique de la spatialite, marsl'ubiquite, qui nous donne d 'etre partout ala fois, sont de pures thauma­turgies. Les temps empiriques peuvent etre indefiniment cornprimes,mais la ternporalite pure, qui est Ie fait metempirique du temps, est abso­lument incompressible, mais I'intemporel est un angelisme irrepresen­table: plus precisement il y a dans la futurition un minimum nucleairequi ne peut etre volatilise et qui correspond au temps brut de l'expec­tative : plus ou moins vite, tous les intermediaires de la mediationdoivent etre traverses; et de rneme, encore, on peut neutraliser etpresentifier Ie passe, faire en sorte, par une hallucination prodigieuse,que Ie passe apparaisse quasipresent, presque indiscernable d~ pre~e?~,

mais on ne peut annuler la passeite de ce passe, autrement dit, nihili­ser Ie cornme-si, ou (ce qui revient au rnerne) exterminer la quodditede la pretention: on ne peut faire que ce qui a ete fait ri'ait pas etefait avoir fait et n'avoir pas fait tout ensemble, abolir l'avoir-eu-lieuen general; Ie fait eternellement accompli, en vertu meme du principed'identite, est devenu notre destin. Le fait accompli ne peut pas deve­nir miraculeusement, feeriquement, inaccompli; que dis-je ? c'est Ieverbe devenir, impliquant la continuite de la metamorphose (si rapidesoit-elle, et si peu semblable a une evolution), qui est ici depourvu desens. Le regret qui regrette l'irreversible, Ie remords qui souffre. del'irrevocable expriment sous deux formes inverses cet aspect destinaldu preterit. La necessite pour l'etre d'etre ce qu'il est, Yimpossibilitepour l'etre d'etre au merne moment son propre contradictoire, l'im­puissance oil se trouve notre pensee de penser cet im~nsable sontdone rigoureusement correlatives : seule une grace miraculeuse, ennous conferant l'immortalite, l'instantaneite, l'eternite, serait capablede possibiliser une impossibilite a priori impossible! . .

La possibilite relative, elle s'exprime par une certaine determina­tion : un age de la vie, un nombre donne de kilometres aI'heure, uneperformance chiffrable, un record quantitatif... : par exemple, lamortalite ne peut pas etre economisee, mais il n'est jamais absurde

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d'ajourner la date de la mort ou d'allonger la longevite; et toutes lesmaladies enumerees, numerotees, nommees et decrites dans les traites,a l'exception de la maladie de ces maladies, qui est la mort elle-rneme,peuvent etre gueries a I'infini. La spatialite ne peut etre transcendee,mais rien n'empeche Ie champion d'augmenter it. l'infim la vitesse deson mouvement, de crever it. I'infini Ie plafond de ses propres exploitset de ses performances. La futurition ne peut etre survolee, maisI'homme d'action a toute latitude d'abreger la duree de son attente,d'accelerer les operations laborieuses, de bien diriger Ie temps; Iefait-du-futur (oserons-nous dire: la futurite ?) ne depend pas de lui,mais les modalites du futur dependent de ses entreprises. Et de meme,s'il ne peut annuler Ie passe, il peut du moins en reparer les suitesempiriques, en effacer les consequences physiques, en faire oublierles resultats materiels; s'il ne peut faire que Ie factum soit infectum,il peut faire comme si, et revenir en apparence au statu quo ante .. lerepentir, s'il ne peut niveler Ie fecisse, autrement dit, nihiliser Ie fait­d'avoir-fait, peut du moins en effacer Ies traces et tenir pour nul Ietemps advenu. Les contradictoires, qui refusaient de coexister,acceptent de se succeder, et l'esperance reprend ses droits. La tempo­ralite est notre destin, mais Ie temps vide est la docile carriere de nosoeuvres et la dimension du meliorisrne indefini. La temporalite desti­nale est notre desespoir, mais Ie temps est notre esperance. Morscerta,hora incerta. Et c'est ce mixte d'espoir et de desesperance qui rend Iavie apeu pres supportable; grace it. l'incertaine certitude et it. l'impos­sible possibilite qui nous menacent en nous rassurant, nous continuons,cahin-eaha, it. eeuvrer et it. entreprendre. - Personne jamais ne pourrani ne peut pouvoir : telle est Ia formule de l'impossible. Et voici main­tenant les formules d'un pouvoir de moins en moins limite: personnene peut maintenant, mais quelqu'un (ou tout Ie monde) pourra plustard; je ne peux pas, moi, mais un autre peut des maintenant; je nepeux pas encore, mais je pourrai tout it. l'heure. En ce cas, il n'y aqu 'une seule chose au monde que je puisse seance tenante, et it. volonte,et cette chose est justement Ie vouloir! On comprend de la sorte que Iabonte d'une bonne volonte soit une evidence absolument sans appel etque l'obligation de bien vouloir resulte pour nous d'un imperatif cate­gorique, comme I'interdiction de mal vouloir resulte d'un prohibitifcategorique; Ia mauvaise volonte est mauvaise parce que mauvaise,

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et Ia faute n'est rien d'autre que la volonte de ce mauvais vouloir,ou l'expresse nolonte du bon vouloir. La bienveillance a son tourest Ia volonte de 1a bonne volonte, c'est-a-dire la bonne volonte toutcourt: aussi est-elle absolument exigible! Ce n'est donc pas la chosevoulue qui est Ie bien ou Ie mal: mais c'est la volonte prevenante etc'est I'adverbe de sa maniere qui fondent inconditionnellement Ierefus injustifiable et l'imperatif insondable.

2. LE VOULOIR VOULOIR. - Le vouloir ne peut done se deduire d'unpouvoir-vouloir qui Ie rendrait possible; mais il ne peut davantages'induire d'un vouloir secondaire dont il serait la volonte ou qui seraitvoulu par lui... Une pareille dialectique n'est-elle pas vouee a la tauto­logie la plus stagnante et la plus begayante ? Pour vouloir, il faut Ievouloir; et pour vouloir vouloir il faut encore Ie vouloir, c'est-a-direvouloir ce vouloir de vouloir, et ita in infinitum, corn me Leibnizlui-meme Ie dit de Dieu un jour oil, cessant de s'arreter au perfectis­simum qui est la raison supreme et Ie dernier mot du choix divin, ilsemble accepter la regression it. l'infini dans l'insondable de l'arbitrairedivin : Vult velle eligere perfectissimum, et vult voluntatem volendi, ...et decrevit decernere 1. L'intelligence qui cherche regressivernent etanalytiquement Ie ca:ur de la volonte remonte ainsi de Velie en Velievelie et n'atteint pas plus la cime de la volonte que Ies macons deBabel n'atteignirent Ie zenith du firmament; ou, si l'on prefere l'imagede la profondeur it. celie de la hauteur: l'intelligence qui veut descendreau fond de l'abime sans fond titube et se sent prise de vertige devantl'insondabIe; renvoye de vouloir en vouloir de vouloir et s'embrouil­Iant lui-meme dans ces dedoublernents infinis et cette infime desagre­gation du Velie velie, Ie dialecticien balbutie comme balbutie Ie raison­nement devant I' Ungrund abyssal qui dit Ie premier Fiat de la creation.« II me plait qu'il me plaise 2... » : ainsi parle Jules Lequier. Certes Ievouloir parait se preter au msme dedoublement infini qui fait toutel'agilite de l'idea ideae et de la conscience en general: encore faudrait-ildistinguer entre la liberte proprement dite et la decision deja decidee;comme pouvoir-faire-autrement et innovation imprevisible, la liberte

I. Textes inedits, I, p. 302 (Reflexions sur Bellarmin) (Grua),2. Jules Lequier, 1£ Problemede fa science, IIIe partie.

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s'identifie a la prise de conscience, qui est un pouvoir-etre-au-dela,qui est une capacite ironique de se soustraire et de se deprendre aI'infini; mais comme decision et commencement arbitraire, la liberteest prospective et progressive: non plus, a I'exemple de la conscience,subtilisation infinie, mais initiative drastique, option ingenue et posi­tion aveugle de que1que chose. La reflexion regressive actualise les divi­sions virtuelles qui sommeillent, latentes, dans la masse du vouloir, etqui Ie menacent soit d'indifference, soit de determination infinie,comme elle actualise les stations virtuelles qui ne sont, dans la conti­nuite de la motion, que des possibilites d 'arret: I'option proversive,semblable a la motion d'Achille, avale d'un seul coup toutes ces divi­sions. Cette negation de la conscience infinie dans un choix tranchant,n 'est-ce pas la liberte rneme, sous son aspect Ie plus contradictoire ?Qu'on envisage la liberte comme ouverture ou comme cloture, la dia­lectique regressive dans les deux cas avoue son impuissance: tantot ellecourt a la poursuite d'un futur toujours irnprevisible, tantot elle s'es­souffle a assigner l'instant decisif du vouloir... Car s'il ya raffinementveritable acompliquer les exposants de la conscience de conscience, iln 'y a que finasserie adedoubler indefiniment la volonte de la volonte :cette approche asymptotique du prime vouloir peut-elle finir autre­ment que par un soudain passage ala limite? A ce compte, mieux efltvalu commencer d'ernblee III ou la dialectique tot ou tard aboutitapres avoir perdu beaucoup de temps: car it faut bien s'arreter! Lavolonte voulante ne peut plus etre transforrnee a son tour en chosevoulue : la volition efficace ne se laisse plus dissoudre par les scrupuleszenoniens ni paralyser, comme I'Achille eleatique, par les apories.Comme Ie sorite lui-meme cesse d'etre problernatique pour devenirsophistique quand on meconnait l'efficacite de la mutation qualita­tive, ainsi I'initiative du vouloir reste floue quand on la decomposeen elements et quand on lui applique Ie scheme de la divisibilitea l'infini. Les apories eleates et les sophismes megariques qui rendentinintelligibles la reussite du mouvement et l'evidence du changementprovenaient d'une fievre dialectique; et de meme Ie fendillement duvouloir tient aune vraie maladie du doute, aune sorte d'aboulie dontles symptomes sont l'incapacite d'oser ou d'entreprendre, l'irnpuis­sance et en definitive Ie manque de courage : car la divisibilite aI'infini des dialecticiens sert souvent d'alibi a une timidite dissolvante

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qui est elle-rneme I'incognito du machiavelisme et I'alibi de I'arriere­rnauvaise-volonte suspecte... En fait, com me l'Achille non pas del'eristique, mais de la vie reelle, ne fait qu'une bouchee des aporiesde Zenon, ainsi Ie sain vouloir gobe en un eclair to us les vouloirs devouloir demultiplies de la dialectique pulverisante. Le vouloir bienportant, Ie vouloir simple et indivis qui n'a pas perdu la fonction ducommencement, ce vouloir, resistant atoute desagregation, commencepar vouloir, c'est-a-dire commence par finir ou finit en cornmencant,sa besogne de vouloir etant aussi vite terrninee que commencee, Duvouloir on peut dire comme de la charite : sans lui rien ne commence,grace a lui tout aboutit! Pressee de dire ses raisons, la volonte irnrno-

. tivee, la volonte causa sui ne peut que repondre, comme I'amour, parla question elle-merne : voluit quia voluit velie... , ecrit Leibniz lorsque,pour une fois, il envisage en Dieu le pouvoir, non pas de vouloirsagement, mais de vouloir volontairement. On dira sans doute que cen'est pas une raison ... Mais si I'absence de raisons etait precisementla raison? On dira sans doute que ce n'est pas une reponse... Maisc'est peut-etre qu'il n'y avait pas de question? Tel est du moins l'avisde Jules Lequier. Deja Diotime de Mantinee, disant : « e'en estfini de repondre », TeAOC; BOXEL ~xm -Ij a.rc6xpvnc;, devinait que lors­qu'il s'agit d'un irnperatif categorique Ie parce-que est forcement lareedition du pourquoi 1. On ne sait que repondre, mais on marche,proteste Achille, et il depasse en fait la tortue, puisque aussi bien c'estIe mouvement lui-meme qui est la reponse. A fortiori la creation,etant par definition merne sans preexistence ni motifs, a-t-elle adonnerses raisons? L'aseite d'un vouloir prevenant tarit a la source memetoute dialectique regressive. Dans son mernoire de 1839 sur Ie Librearbitre, Schopenhauer precise que la liberte n'est pas de faire ce qu'onveut (car on peut etre metaphysiquement libre sans faire), mais devouloir ce qu'on veut, et de vouloir ce qu'on veut vouloir, et ainsia l'infini, c'est-a-dire a la limite : de vouloir, tout simplement!Disons-le a notre tour: si, en avant-derniere analyse, la regression aI'infini se recourbe et devient petition de principe ou etiologic cir­culaire, en derniere comme en toute premiere analyse l'etiologie cir-

I. Platon, Le Banquet, 205 a (ou il s'agit du bonheur) : ouxl:n rcpocrBer I:pecr6""tv", TL.. Cf. J. Lequier, Le Probleme de la science, IIIe partie.

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3. EXTASE ET INTIMITE. - Nature equivoque et d'autant plus derou­tante qu'il est a la fois notre « nature» et ce par quoi nous transcen­dons cette nature en la voulant, Ie Iibre arbitre ne se laisse pas definir,sinon par des couples de caracteres contradictoires. Indiquons troisde ces antinomies. Le vouloir nu, Ie vouloir pur et simple, veut enmeme temps un voulu, qui est quelque chose d'autre hors du vouloir.Dire qu'il y a un fiat absolu, et que ce fiat est Ie vouloir lui-memeconsidere en lui-rneme, ne revient nuUement a dire : la volonte estintransitive! Le vouloir pur est pur, non seulement parce qu'il estI'origine radicalement fondatrice et la limite metempirique de toutecontinuation empirique, parce qu'il est Ie point decisif en toute deci­sion, mais encore parce qu'il est, comme Ie pur amour fenelonien oula bonne volonte kantienne Ie sont a l'egard d'autrui, absolument

et c'est peu de comparer cette simplicite supreme a la concentrationdu cercle, alors que I'initiative du vouloir ne resulte meme pas d'unrecueillement progressif. Purement, c'est-a-dire sans melange: Ie purvouloir est pur dans Ie meme sens maximaliste et hyperbolique que Iepur amour selon Fenelon; cette pura et nuda voluntas, cet extremeconcentre de volonte, est une limite que l'etiologie deterrniniste, expli­quant toute nouveaute par ses antecedents et toute decision par sesmotifs, ne peut rationneUement interpreter. Absolument, c'est-a-diresans delais ni reserves, sans atermoiements ni distinguo : la sincerevolonte ne cherche pas des pretextes pour ajourner sa decision, maiselle veut ala minute merne et seance tenante; et elle veut, d'autre part,d'un vouloir inconditionnel et anhypothetique qui ne pose pas deconditions ni ne fait de restrictions, qui ne dit pas, comme I'amourinteresse ou la mauvaise volonte velleitaire : Hactenusl jusqu'ici, maispas plus loin!... Celui qui veut jusqu'a un certain point seulement veutsans vouloir, done ne veut pas. Apres cela, inutile d'ajouter que Ievouloir pur et nu n' « ergote » jamais - car il ne dit jamais ergo:ce serait en elfet confondre la decision, qui commence toujours parelle-meme, avec la conclusion d'un syllogisme, av.ec l'aboutissementforce d'un raisonnement. Aux antipodes de toute necessite, fUt-ee unenecessite rationneUe et transparente, la volonte de vouloir, a la foisinitiale et terminale, reste toujours arbitraire et mysterieuse par quelquecOte, et d'abord dans sa source.

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culaire elle-rnerne s'aiguise et se ponctualise et devient tautologie; lareciprocite contradictoire du diallele, bouclant la boucle, fait de lacausalite rectiligne un cercle, mais Ie cercle lui-meme se concentre enson centre; un cercle qui ne se reduirait pas finalement au point instan­tane de la decision n'est qu'un cercle vicieux : tel est Ie sophisme de lamauvaise foi pretextant Ie deficit de son pouvoir; mais en realite elle nepeut pas parce qu 'elle est de mauvaise volonte ; telle la comedic duchoix chez celui qui se place furtivement dans des conditions ou ladecision deviendra inevitable. La decision, en fait, devancait la delibe­ration, comme dans les plaidoyers ... II n 'y a de cercle sain que celui dela causa sui finalement concentree au point focal de l'initiative preve­nante. Dans l'instant eclair de la decision coincident l'omega et l'alpha,Ie pouvoir-vouloir et Ie vouloir, Ie vouloir et les innombrables vouloir­vouloir dedoubles, redoubles, ernousses par une analyse scrupuleuseet pointilliste : au pointillisme de la finasserie dialectique, qui coupeles cheveux en quatre et Ie vouloir en petits morceaux, succede l'es­prit de finesse du « ponctualisme » qui vise l'unique et simple ipseitedu libre arbitre. Tel est ce point intensif ou se contracte, selon Berg­son, la multiplicite extensive des parties et qui est a la fois Ie centrerayonnant de l'organisation et la visee tres delicate de l'intuition...Le centre, dit Plotin parlant de l'Un, est Ie pere du cercle. Gnos­tique ou drastique, ce point a I'infini qui n'est presque rien, quidone est tout, qui a Ie maximum de force pour Ie minimum devolume, ne designe-t-il pas la cime de l'ame ? Le superlatif categoriquedont Ie nom est liberte, superlatif a la fois principiel et terminal, nepeut etre atteint que par tangence instantanee et soudain passage a lalimite: car pour un veritable extremisme et un veritable maximalismemetaphysique Ie comble du vouloir n'est jamais qu'une tres finepointe. Dans cette optique Ie vouloir vouloir s'effile et devient vouloir:ala place d'un Velie velie oil Ie vouloirvoulant se differencie du vouloirvoulu, oil Ie second vouloir dependant du premier, voulu par Ie pre­mier, n'est plus qu'une activite quelconque, comme Desirer, ou uneoperation expresse, technique et specialisee, comme Patiner, Jouer duviolon, Faire eeci et cela, voici Ie Velie tout court, Ie vouloir considereabsolument, purement et simplement. Simplement, c'est-a-dire sansplis ni complications de conscience: dans la naivete d'une decisionindivisible, tous les dedoublements se sont condenses d'un seul coup;

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{( desinteresse » de soi, c'est-a-dire extatiquement, exhaustivement,integralement deverse dans son objet. On a beau se representer Ievouloir comme un superlatif ponctuel : il n'est de vouloir sincere,serieux et passionne que Ie vouloir intentionnellement dirige vers sonvoulu. L'acte volitif, remarque Schopenhauer 1, vise toujours un« quelque chose », Etant essentiellement transitif, Ie vouloir puris­sime qui est veritable bonne volonte ou bienveillance extatique refusedecidernent toute circularite : il exclut a la fois la voluminosite etIe principe de la cloture, l'existence spatiale et l'arrondissementde la complaisance; d'une part il est cercle reduit a un point ousphere concentree en son centre, presque-rien sans dimensions;d'autre part il est Ie point-origine d'une extase dont Ie voulu estla fin, Ie principe d'une ouverture, qui resiste a la tentation dutournoiement et du recourbement, donc au narcissisme et a l'adora­tion de soi.

10 Vouloir « tout court », ce n'est nullement vouloir en general,sans rien vouloir de determine, de particulier ni de present: ce vouloiren soi est un vouloir en l'air qui ressemble a une attitude esthetiqueplutot qu'a un rapport ethique, Une telle volonte n'est-elle pas indis­cernable de la nolonte ou meme de I'aboulie? Comme l'amour n'estqu'une figure de rhetorique s'il n'implique pas quelqu'un a aimer,ainsi Ie vouloir n'est qu'une galejade sans le complement direct dela chose voulue. Celui qui veut en general sans pouvoir dire ce qu'ilveut, celui qui aime en general sans pouvoir dire Ie nom de l'aimee,et qui pretend aimer Ie genre humain ou les galaxies, celui qui esperesans rien esperer en particulier, tous les trois manquent de sinceriteet sont dupes des mots. Vouloir en general, c'est ne rien vouloir. Leneant de toute determination n'est meme pas une nolonte expresse...Plutot une aboulie! Car il y a un monde entre ne pas vou/oiret vouloirne pas, entre la plate et informe negativite et Ie refus tranchant. Levouloir qui n'a pas de contenu a vouloir meurt simplement de misereet d'inanition.

20 Ce qui revient au meme : Ie vouloir vide de toute substanceingurgite un objet artificiel s'il se veut lui-meme comme vouloir : il estalors purement verbal. II ingurgite du vent. Le vouloir du vouloir

1. Preisschrift iiber die Freiheit des Willens, II, p, 393 (Grisebach).

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est un vouloir maaiaque, malade d'impuissance et d'aerophagie, Orvouloir n 'est pas davantage se vouloir; et quand on dit « se vouloir» ,il ne faut pas comprendre non plus: vouloir son propre ego: cartelle est la definition de l'egotsme vulgaire; Ie moi ne vise dans sonpropre soi qu'une caricature d'intentionnalite; Yallos autos de laphilautie n'est pas plus une alterite que rna propre image dans unmiroir n'est l'exteriorite. L'ego n'est jamais vraiment un autre pourlui-meme, De msme que la volonte du voulu ne se confond pasnecessairement avec la charite, ni avec l'altruisme, ainsi la volontede la volonte ne se confond pas avec la philautie. Ce qui, abstractionfaite de tout jugement de valeur, s'oppose d'abord au vouloir transi­tif, c'est Ie monstre d'un vouloir reflechi : se vouloir voulant ou vou­loir son propre vouloir est en effet une occupation encore bien plusvaine et absurde que de vouloir vouloir; car vouloir vouloir, autre­ment dit vouloir avec exposant, vouloir il. la deuxieme puissance,implique un report indefini du voulu; Ie vouloir du vouloir, aucontraire, cumule en lui-meme la double fonction du voulu et duvoulant. Le pur vouloir, lui, est un vouloir purement voulant. Le vou­loir se cause lui-meme; mais cela ne signifie pas que, renouvelant I'er­reur de Narcisse, il se veuille lui-meme : car la causa sui n'est qu'unetranscription etiologique pour Ie surgissement spontane et Ie commen­cement ex nihilo, qui sont des miracles transcendant toute causalite.C'est abuser du vouloir que de I'employer il. se vouloir. On peutadmettre un savoir du savoir qui soit reellernent un savoir, s'il estvrai que Ie dedoublement dans Ie miroir de la reflexion correspond aune vocation toute speculative : encore conviendrait-il de preciserqu'un tel savoir, dans la mesure oil il est savoir de la science ouconnaissance des conditions de la connaissance, est encore savoird'un iTEpOV ou, comme dit Platon, il<AAOU ·tLVO~ £n:,ori)!L"l, et non£ClUnj~ £n:,ori)!L"l, comme Ie vouloir d'une volonte energique ou d'uncaractere volontaire est encore Ie vouloir d'un voulu determine. Plusgeneralement, Ie Charmide nous rappelle que toute technique produitune eeuvre (fpyov) distincte d'elle-meme, que toute sensation, affec­tion, appetition ou opinion s'appliquent il.un objet transcendant : parexemple, Ie desir ne desire pas Ie desir, mais Ie plaisir; la crainte n'apas peur de la crainte, mais du danger; et l'esperance n'espere pasl'esperance, mais d'heureux lendemains : aussi la volonte veut-elle Ie

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bien (ciyotl16v) 1, qui est son voulu specifique, com me l'amour aimeIe beau (lCGlA6v), comme la vue voit la couleur ou comme l'outeentend Ie son. Une vue qui se voit elle-meme n'est-elle pas un non­sens (,xT01tOV)? Toutefois, Socrate a peut-etre tort d'invoquer ici Ieprincipe de contradiction, d'abord parce qu'un libre vouloir createurest, comme commencement absolu, au-dela de toute contradiction,ensuite parce que l'idee d 'un point indivisible, qui est en meme tempsposition transitive d'autre chose, est apparemment bien plus contra­dictoire encore que ne Ie serait Ie monstre d'un vouloir de soi : cepoint est Ie punctum saliens, Ie cceur palpitant de la decision. D'autrepart, on peut concevoir une peur de la peur qui serait angoisse et,en general, un sentiment du sentiment, ou ressentiment, sentimentsecondaire dont I'objet serait a la fois quelque chose et rien. L'amourlui-meme, qui selon la parole de Fenelon n'est pas fait pour « airner »,mais pour I' « airne », I'amour peut etre dans certains cas la vagueanticipation divinatoire d'un objet absent ou inexistant : I'amareamabam comme disposition affective ou receptivite passionnelleretrouverait peut-etre ainsi un sens assez plausible. Seul, decidement,Ie vouloir n'est rien, absolument rien, s'il met entre parenthesesI'objet lointain, futur ou possible vers lequel il est tendu, soit pour Ierapprocher, soit pour Ie faire etre. C'est deja contredire l'intentionaimante que d'aimer I'amour a la place de l'aime, comme il peutetre contre nature (quoique non pas contradictoire) d'aimer sonpropre ego. L'aimer d'aimer augustinien est sans doute une exaltationvide, une ivresse passionnelle sans objet, une Schwarmerei fantasma­tique. Albertine, aimee imaginaire et symbolique, n'est sans doutechez Proust qu'un pretexte de I'amour... A plus forte raison unevolonte qui se veut elle-rneme est-elle une farce! Une volonte qui faitsemblant! La volonte est desinteressee en ce sens qu'elle est tensionirreversible vers Ie voulu, elle n'est pas desinteressee en ce sens qu'ellevoudrait pour vouloir. .. Le voulu est la raison d'etre d'une intentionsincere, comme il est la preuve meme de notre serieux : Ie vouloir nenous a pas ete donne pour oublier Ie voulu en voulant Ie vouloir lui­meme, mais pour oublier ce vouloir lui-meme en no us abimant, d'uneperdition extatique, dans l'alterite du voulu. Mais peut-etre u'avons-

J. Sur la ~OUA"I}(ft<; : Charmide, 167 e.

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nous pas assez distingue entre Ie vouloir du vouloir et Ie vouloirvouloir. Vouloir Ie vouloir est une etrange aberration et un transfertcontre nature qui detourne la volonte de son objet primaire. Mais Ievouloir vouloir ? ne serait-ce pas la, dans certains cas, Ie mystere insai­sissable de la liberte ?

3° La troisierne forme de velleite dont nous avons it differencierIe pur vouloir peut passer pour une mobilisation de la precedente,it moins que la precedente ne soit elle-rneme une complaisance decelle-ci. Apres la velleite du vouloir de vouloir, voici en effet lavelleite du vouloir vouloir. .. C'est qu'il y a trois manieres d'eluderIe voulu : la premiere etant de ne rien vouloir du tout, la seconde,de vouloir, circulairement, son propre vouloir, et la troisieme, derepousser it l'infini Ie voulu. Plus que Ie vouloir de soi circulaire,Ie vouloir vouloir par subtilisation, report indefini et segmentationfrenetique semble faire honneur it I'objet et au dynamisme transitifde la volition. Pourtant Ie vouloir vouloir est pratiquement difficile adistinguer du vouloir-de-soi, car s'il a bien son autre, son ~;£pov

hors de soi, cet fu:pov se trouve rejete a l'horizon d'une regressionrectiligne : aussi Ie vouloir vouloir, faute d'un objet present a laportee de la main, est-i1 tente de se contempler lui-meme. Le vouloirvouloir est done it peine plus « voulant » que Ie vouloir du vouloir,la fievre de subdivision a peine moins paralysante que Ie narcissisme.Vouloir in abstracto, vouloir son propre vouloir, vouloir vouloir- en definitive les trois volontes velleitaires ne reviennent-elles pasau meme ? Ne sont-elles pas toutes trois de faibles volontes, des volon­tes inefficaces, des volontes de crocodile, et, par opposition au purvouloir omnipotent, des volontes impotentes ou (comme Ie vouloir­de-soi) ventripotentes ? Si Ie vouloir-de-soi correspond a la reflexioncomplaisante dans un miroir, Ie vouloir vouloir correspond plutot ala reflexion de conscience infinie, celie qui est socratique et brunsch­vicgienne; et, si la premiere a pour fonction de savoir son propresavoir, la seconde, renvoyant l'esprit de contenu en contenu sans seposer nulle part, prefere savoir qu'elle sait, Or, Ie vouloir pur-er-simplerecuse la conscience de conscience autant que la conscience-de-soi :tandis que la conscience de conscience a, en tant que speculative,une valeur gnoseologique, Ie vouloir vouloir, lui, n'est qu'une velleiteformelle et un petit vouloir de quatre sous, une volonte pour timides

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OU fanfarons. Toujours ailleurs, toujours un autre, c'est-a-dire, ensomme, toujours plus tard! Car l'eloignement meme du voulu revetla forme temporelie de l'ajournement, Le vouloir vouloir, reculant aI'infini dans l'avenir l'echeance de la decision, et par consequent del'execution, fabrique du temps grace a ses maneeuvres et pretextesdilatoires; Ie vouloir vouloir est done principe de temporisati~n! Levouloir tout court, qui refuse Ie delai, n'est-il pas un retour a l'imme­diat? L'improvisation volontaire, objectera-t-on peut-etre, fait bonmarche en cela du pouvoir de mediation, de prevision et de sursis quipasse generalement pour la marque d'une intelligence civilisee, Or,c'est la confondre l'ordre empirique des rnoyens avec Ie tout-autre­ordre meternpirique de I'initiative. Les reactions en cours de conti­nuation exigent en effet Ie moratoire que la cerebration, par ailleurs,nous assure en surmontant Ie reflexe. La decision elle-meme, conside­ree absolument, est toujours un mystere de soudainete : mais ellen'excIut pas, et elle implique au contraire l'usage des moyens qui larapprocheront Ie plus possible de sa fin... - si du moins elle veut detout son ceeur et avec l'arne entiere. C'est Ie vouloir lui-meme qui estinstantane; mais Ie vouloir inaugure, quand il est un serieux vouloir,I'amenagement d'une economie temporelle que nous imposent notrefinitude et les maux necessaires - et a partir d'ici Ie vouloir utiliserales combinaisons de I'ingenium. Et inversement une volonte est unesimple velleite, soit qu'elle n'ait pas connu I'instant duftat, soit qU'ell~

pretende arriver a ses fins sans passer par les moyens. Car celui qUIveut, un point c'est tout, ne veut pas; celui qui pretend vouloir et nefait rien pour que Ie voulu advienne et pour que I'entreprise reussisse,ne veut pas. II souhaite Ie sucres, mais il veut l'echec. C'est dans I'ordrede la mediation que la volonte de l'immediat est une mauvaise volonte,et c'est dims I'ordre de l'immediat que l'amenagement temporel estune subvolonte machiavelique d'ajournement et un alibi de I'espritd'atermoiement. L'intuition bergsonienne, par-dessus la tete du dis­cours, no us ramene a une immediatete qui n'est pourtant pas celie dela perception vulgaire : et de meme Ie soudain vouloir, par-dela lesentreprises laborieuses de la continuation, nous ramene a un imme­diat qui n'est plus celui du reflexe. La volonte immediate est (a condi­tion d'etre sincere) la volonte passionnee de la necessaire mediation- de la mediation qui no us donnera les moyens d'aboutir Ie plus vite

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possible, Ie plus tot possible, Ie plus surement possible, compte tenudes circonstances, de I'inertie et du mal necessaire. Ne retrouvons­nous pas la, sous une autre forme, l'antinomie de la ponctualite et dela transitivite ? La volonte ne veut les moyens lointains que parcequ'elle est Ie vouloir du voulu prochain : et par « prochain » il fautentendre la chose la plus proche, au sens du superlatif proximum,celie qui est voulue d'un vouloir irnmediat et sans interposition d'unautre vouloir dedouble du premier. Farceur et fanfaron, celui quis'engage a s'engager et, fuyant I'engagement tout court parce queI'engagement tout court I'engagerait a quelque chose, se derobe etfait retraite d'exposant en exposant : son propos n'est pas de s'enga­ger effectivement, mais de conjuguer Ie verbe s'engager et d'intercalerentre ce propos et Ie passage a l'acte Ie plus long delai possible. Fan­faron, et poltron par surcroit, celui qui s'attarde dans les avant-proposet s'eternise dans les prefaces ... Le courage n'est-il pas la vertu du purvouloir a l'extreme limite des avant-postes, c'est-a-dire au contactimmediat du danger et de I'imminente aventure? Plus d'intermediaireni de moyen terme entre ce present en premiere ligne et Ie tout pro­chain futur, entre I'instant du se-faisant et I'instant en instance! Notreruse habituelle est de reconstituer indefiniment un passage ou unetransition a l'interieur meme du vouloir et, en prolongeant ainsi cetteintroduction a l'introduction, de trouver des excuses a notre reelleaboulie et des pretextes pour ne jamais entrer dans Ie vif du sujet.Le poltron n'est jamais a court d'alibis et de sophismes quand ils'agit d'ajourner son iritervention personnelle, d'amenager un glaciset une zone tampon en deca du front. Tout plutot~que d'aborder Iedanger a decouvert! L'analyse reductrice par laquelle nous actuali­sons la divisibilite virtuelle du vouloir en vouloir vouloir ne dissi­mule-t-elle pas un certain manque de courage et comme la tirnidited'une conscience qui n'ose s'aventurer hors des eternels preambules ?« Nous ne voulons point vouloir, mais faire et avoir », ecrit Leibnizdans sa Conversation sur la Liberte et Ie Destin 1; nous choisissonsdes objets, et non pas notre choix! Ici l'intentionnalisme de Leibnizsemble confirmer celui du Charmide. lci Ie realisme et Ie nominalismeont trouve leur langage. Ici s'exprime en effet Ie nominalisme d'un

1. II, p, 482 (Grua). cr. Platen, Charmide, 167 e.

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vouloir qui, loin d'etre redouble ou multiplie par lui-meme, a toujourssa raison d'etre et Ie test merne de sa sincerite.dans un heteron. Commel'intuition immediate coincide avec I'objet sans savourer elle-rnerneson propre gout, ainsi Ie vouloir se perd,. non point dans un ?onn.eencore [nexistant, mais dans I'acte extatique par lequel, pass~on~e­

ment, ii/aU eire son voulu : fait etre, c'est-a-di~e rapproche Ie lointain,etoffe I'insuffisant, presentifie I'absent, actualise Ie futur. Le mo~v~­

ment centrifuge du vouloir emane du centre de notre nature, mars IIfuit ce centre! En sorte que Ie pur vouloir ne se reduit pas a je nesais quelle intirnite fantomale cachee dans les profondeurs secretesde la vie personnelle : I'mteriorite qu'il fonde est tangente au m~n?eexterieur, et elle est sinon superficielle, du moins encontact irnmediatavec Ie non-mol social et physique; c 'est en ce point en effet que lavie interieure est Ie plus proche de I'exteriorite sous to utes ses formes,c'est-a-dire proche de l'objet, du present, de I'autre, et meme de lamatiere. Aussi une volonte entierernent extroversee dans ses tachesest-elle pour ainsi dire videe de toute vie intime : comme l:actlOnneutralise l'affection et comme l'efference contrecarre et dechargel'afference. ainsi toute sensibilite, toute « pathologie J), toute ferveu~intime sont ici decongestionnees, anesthesiees par un labeur qUIaceapare notre entiere volition. La connaissa.nce, ~t surtout .I'int~itiongnostiquement absorbee dans la contemplatl?n d un donne a decrireverifient deja cette insensibilisation. Or, cornbien plus frappante e~c~r~

la neutralisation de toute intimite quand I'objet n'est pas une realitepreexistante. mais un devant-etre ou u.n non-etre qu'i~s'a~i~ de fairectre une chose future, absente, inexistante que nous decidons deposer par effort createur! L'emanatisme de Plotin decrit par desmetaphores. sans pouvoir l'expliquer, ce paradoxe assez sembla?leau mystere transspatial d~ Pa:tou:-et~Nulle par~, analogue. aUSSI .atous les mysteres de la theologie negative: que I Un puisse a la fois

. demeurer et proceder, s'aliener et rester en lui-mente. Mais la « meta­phore » la plus convaincante de ce divino ~~racle est. precisernent lavolonte de l'homme : I'innocence de la deCISIOn drastique, semblablea l'innocence de I'intuition gnostique, ne nous explique pas commentl'antilogie est possible, mais elle nous demontre par Ie fait que cetteantilogie est possible; semblable Ii la course d'Achil~e, qui est I.aseule preuve eloquente du mouvement, Ie fiat volontaire est en lui-

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meme une suffisante reponse. Schelling dirait peut-etre que cette deci­sion est quodditative. C'est assez dire que la liberte, comme zero detoute determination, est radicalement transaffective et, par suite,radicalement rnetapsychologique, Le vouloir vouloir est un pheno­mene psychologique par sa seule circonstructure et par ses epithetescirconstancielles. La conscience de l'intervaUe onctueux et de l'epaissecontinuation n'a prise a tout moment que sur des motivations et desdeterminations, la determination etant ala fois particularite represen­table et relation necessaire; une indetermination qui serait neutralitepure ne peut etre qu'anempirique, Et, par consequent, ni la liberte,ni Ie desinteressement alterocentrique, ni en general les culminationsextatiques de la conscience ne sont a proprement parler vecues,observables ou meme pensables... Le moindre attardement de laconscience y induit aussitot Ie reflux de l'egotropisme, I'onde affe­rente, la necessite. Tout ce qui est empirique est « impur J) : aussil'extase de la liberte pure n'est-elle vecue (innocemment vecue,inconsciemment vecue) que dans l'instantaneite d'une grace touteefferente, grace evidente sur Ie moment et de plus en plus douteuseapres coup. Notre nature surnaturelle - que ce soit altruisme ouliberte - est done egoiste ou deterrninee par son large fondementpsychologique, par sa base descriptible, par tout ce qui en eUe secontinue et s'eprouve, mais elle est metempirique par son acumen

. ponctuel. La volonte de vouloir n'est « vecue J) que dans l'eclairinstantane d'une experience metaphysique, c'est-a-dire d'une entre­vision.

4. (EcuMENlcITE ET INTIMITE. - Le vouloir n'est pas seulementl'antinomie de l'extase et de l'intimite, iI est a la fois intime et ency­clique: chacun veut par-devers soi et quant a soi, et pourtant ce biende chacun est aussi Ie bien de tous, car la volonte ne com porte niprivileges inegalisants ni clericature exclusiviste; a I'antipode de toutesthetisme aristocratique, l'ethique institue la democratic des bonnesvolontes : et c'est peu de dire que la bonne volonte est, comme Iebon sens, la chose du monde la mieux partagee, vu que la possibilitede bien vouloir (a condition qu'on Ie veuille) est I'universellementhumain par excellence. Autant dire que Ie Posse de ce Velie impliqueun pouvoir par simple maniere de parler: qui dit pouvoir dit en effet

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possibilite d'impotence; on peut ne pas pouvoir, on ne peut pas tout(c'est-a-dire : on ne peut que jusqu'a un certain point), tout le mon~eenfin ne peut pas au meme degre; car si on n'ap~rend p~s a vouloir,on apprend certes a pouvoirl Plus Ie talent, ~ est-a-dire ,Ia f?r~etechnique du pouvoir-faire, est hautement qualifie, pl~s ml,nontwreest l'elite qui Ie detient, On peut dire a cet egard ~~e I omnipotence,limite maximale de la toute-puissance, est une dlVln~ contradictionet un mystere d'immensite tout comme la doct~ nes~le~, la causasui ou la w'lJau; VOi}a&Iol~ : car, de meme que 1omniscience est unemaniere speculative de se representer la gnose et l'intuition divines,lesquelles sont absolument au-dela des categories du connait~e, etd'un tout autre ordre, et se ramenent aussi bien a une docte igno­rance de meme que l'omnipresence est une maniere locale de serepre~enter I'absolu transspatial, de ~~me l'omnipotence est u~efacon de parler Ie langage de la potentialite p.our Ie createur des ~XIS­tences et des essences; celui-ci fait etre l'inexistant p~r Ie seul !alt deIe vouloir et, d'un mot, pose I'impossible comme possible. II lui suffit,pour cela, de prononcer Ie monosyllabe magiqu~ Fiat e,t ~e froncerles sourcils. II dit : « Devienne la lumierel devlen~e I eXIste~ce! »Sans s'adresser a personne, donc intransitivement, puisque I'existencen'existe pas encore! En l'homme le savoir est necessairement gradue,Ie pouvoir necessairement rationne : I'homme rampe metre par metre,apprend goutte a goutte, anonne, Se5 lecons syllabe par sy~labe,acquiert par petites doses. Le vouloir est Ie seul pouvoir dans .1 exer­cice duquella creature est restee creatrice; ta~dis que,'partout ailleurs,la creature epele son savoir et son pouvoir laboneusement, elle aconserve, en tant qu'elle veut, l'instantaneite de la toute-puissance etl'ubiquite de la toute-presence. Quand on ne peut. ~~s, ce n'es~ pasfaute de Ie vouloir, mais c'est en raison de notre debilite congemtal~,laquelle est un destin predestine ou un donne predetermine; tan~l~que, si on ne veut pas, ce n'est pas qu'on ne Ie peut pas ~car tO~S,ICI

peuvent tout), c'est derechef qu'on ne Ie veut pas: aUSSI la ~~htlOnest-elle Ie seul talent qui engage dans tous les cas la responsabl,hte,dulibre arbitre. Ce bien de tous et de chacun n'est pas un patnmom~

universellement partage en parts egales entre tous les ~a,rtici~ants, nr,comme chez Epictete, une etincelle detachee du feu divin, ?I I~ frag:ment d'une masse commune, ni davantage un concept generique .

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mais il est en chaque creature un absolu indivise, en chaque demi-dieuune liberte semi-divine; la liberte n'est pas une hypostase, mais unpouvoir a la fois identique chez tous et irreductiblement personnelen chaque ipseite. Cette contradiction n'est-elle pas Ie mystere memedu Nous, c'est-a-dire de la premiere personne au pluriel ? Car si le« grand Ego» est un monstre, Ie Nous, personne chorale ou conci­liaire, est une radio-activite du Je, et chaque Je (comprenne quipourra!) en est Ie centre... Dans ce paradoxe d'une communautemonadologique, oil chacun est Ie meme que nous tous et personnelle­ment engage quant a soi dans ce monde decousu des monades, lisonsenfin un autre mystere plus indicible encore, plus radical et plus irra­tionnel; lisons Ie mystere de l'Absolu plural. La coexistence et laconcurrence des personnes, etant l'absolu au pluriel, fonde aussi bienIe mal de la guerre que Ie miracle de la communion, Nous disionsceci : Ie bien de tous-et-chacun, « notre» bien, n'est pas un fardeauportatif dont I'un puisse se decharger sur I'autre, mais une responsa­bilite qui personnellement m'incombe; nul ne peut me relayer. Si Iefardeau etait impersonnel, n'importe quelle paire d'epaules feraitaussi bien l'affaire - car tout porteur en vaut un autre : maiscomme chaque Iiberte, consideree respectivement et distributivementdans chaque ipseite, est un absolu pour soi et par-devers sol, la res­ponsabilite de cette liberte n'est pas un avoir ou depot dont j'auraisla garde, mais elle est l'essence meme de mon etre, laquelle est egalechez tous par sa dignite et incomparable en chacun; etant l'haecceitede la monade en ce que celle-ci a de plus essentiel, it faut la regardercomme inalienable et radicalement incessible. L'inexplicable fardeauapparait contradictoirement comme un « privilege eecumenique ».L'antinomie de l'eecumenicite et de l'intimite est done resolue en faitet par Ie fait comme I'antinomie de I'extase et du for intime.

5. LA DlFFICULTE FACILE. - Le vouloir n'est pas seulement l'anti­nomie de la pure interiorite et de I'extase, de l'intimite et de l'unani­mite, il est encore la fine pointe de la difficulte facile. Vouloir, etant aIa pleniere discretion d'une liberte autocratique, est la chose dumonde la plus simple, la plus instantanee et la plus' bete; plus facile

. que respirer; plus bete que bonjour et bonsoir... Nihil tam in nostrapotestate quam ipsa voluntas est, dit saint Augustin dans un passage

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du De libero arbitrio un peu frotte de pelagianisme; ea enim prorsusnullo inter vallo mox ut volumus praesto est. Aussi voluntate velie est-ilun pleonasme et un truisme qu'il y aurait non-sens acontredire. Quidenim tam in voluntate quam ipsa voluntas sita est? interroge ailleurssaint Augustin 1. Et nous dirons a notre tour: vouloir ne coute que lapeine de vouloir; et cette peine n'est absolument pas une « peine »,au sens oil 1t6vo~ impliquerait Ie labeur graduel, la penibilite discur­sive, la distance du resultat. Velie solum opus est! Autrement dit: pourvouloir il suffit de Ie vouloir, ce qui depend entierement de nous et nedepend que de nous. Vouloir n'exige ni transpiration ni effort d'au­cune sorte; pas de poids a soulever, pas de fatigue musculaire; zeroau dynamornetre! Vouloir est-il chose facile pour autant? C'est queI'antithese de la facilite et de la difficulte peut avoir deux sens absolu­ment differents, Si la difficulte est ce qui exige Ie deploiement d'uneffort contre la resistance de la matiere, la traversee difficultueuse etraboteuse des moyens termes, la penibilite de la continuation et dela contention, la douleur et la mediation temporelle, alors decidementvouloir est la chose facile par excellence, facile entre toutes les chosesfaciles! Et Ie mot magique de l'instantane est encore laborieux aupresde ce branle fugitif, de ce tressaillement imperceptible qui a nomdecision : car l'apprenti magicien peut oublier Ie mot, a la manieredont on oublie Ie chiffre d'un coffre-fort ou Ie mot de passe; mais Ievouloir, comme il n'est pas un savoir ou pouvoir qu'il faille apprendre(velie non disciturl), n'est pas davantage un souvenir qu'il faille serappeler par rnnemotechnique expresse, S'il n'y a d'effort que l'effortde I'intervalle, celui par lequel l'ascete fait l'exercice de la penitenceou par lequel I'athlete serre les dents, bande ses muscles, s'arc-boutecontre les resistances, lutte en corps acorps contre un autre athlete,alors, non, vouloir n'est pas un travail! Faire du vouloir uneforce qui tendrait ses ressorts dans un duel contre la force adverse,c'est etre dupe des metaphores et des analogies. La decision quiimplique Ie courage de commencer, mais non point la patience decontinuer ni l'endurance pour durer la duree, cette decision soudainen'est du tout un travail... Or il est une tout autre difficulte, difficultesurnaturelle et mysterieuse celle-la, qui est la difficulte de l'instantane,

I. De libero arbitrio, III, 3, 7. a. I, 12, 26.

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~ifficulte im.palpable oil ni Ie pluriel des « difficultes » empiriques niI accumulation des obstacles physiques n'ont la moindre part ; cettesupreme difficulte dans l'extreme facilite, c'est la difficulte de' com­mencer. A partir d'ici c'est Ie plus facile qui est Ie plus difficile, Ieplus redoutablement difficile! Physiologistes et physiciens explique­ront peut-etre la difficulte du commencement en termes de continua­tion : i1sinvoquent la depense maximale d'energie qui serait necessairepour Ie demarrage; qu'il s'agisse de locomotion ou de travail museu­laire, Ie plus couteux est toujours de « s'y mettre »... Mais ces departsou recommencements sont encore des commencements relatifs dansune continuation herissee d'obstacles, freinee par l'inertie, contre­carree par la pesanteur. En deca de tout demarrage empirique, Iecommencement intelligible ou, comme on est rente de dire par pleo­nasme, la decision-de-vouloir recuse Ie langage continuationniste del'energetique, Si la difficulte de continuer est la difficulte de soutenirun effort et la peine specifique que nous coute la conservation, la dif­ficulte de commencer, a son tour, est J'angoisse immotivee, inexpli­cable de la creation et Ie vertige de l'initiative novatrice : cette peinequi n'implique ni fatigue ni contention est aussi sans causes... Tandisque Ie devouement empirique, faisant des reserves, surmontant desresistances, est penible, laborieux et couteux, Ie sacrifice hyperbolique,lui, ne coute plus rien : Ie heros qui fait Ie sacrifice infini de tout sonetre, et qui en mourra, developpe moins d'efforts que Ie citoyen zelede l'intervalIe! Et comment pourrait-i1 en couter de vouloir, alorsque rien physiquement ne nous en empeche, et que chacun a pourcela tous les moyens necessaires, alors que Ie vouloir cree retrospecti­vement, en voulant, les moyens de sa propre effectivite ? Veuillezd'abord vouloir (ce qui ne depend que de vous), et tout Ie reste vien­dra par surcroit! C'est ici la pure bonne volonte du vouloir qui estreprise dans son denudernent, dans sa responsabilite et dans sonextreme solitude. A la pointe aigue de l'avant-garde Ie vouloir inchoa­tif, Ie vouloir inaugural, se confond avec Ie courage aveugle. Le cou­rage ferme les yeux et s'elance dans la nuit. Si angoissante est cette.~ifficulte facile du commencement que nous creons, par machiave­lisme, des difficultes empiriques et des obstacles physiques pour etredispenses du devoir Ie plus facile et Ie plus instantane de tous : pourn'avoir pas a vouloir! Les inegalites dans Ie pouvoir de vouloir, qui

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semblent tenir au caractere, affectent Ie seul vouloir empirique - carce dernier est en lutte contre les passions et les instincts du corps,lequel parle plus ou moins haut : selon que Ie temperament et lacomplexion, c'est-a-dire la physiologie, favorisent ou non son effort,accroissent ou non son merite, I'individu sera volontaire ou aboulique.Mais si les volitions musculaires, dependant des idiosyncrasies, sontplus ou moins difficiles, Ie vouloir intelligible de ces volitions est Iememe chez tous, est chez tous absolu et infini : la moindre reserve enmatiere de vouloir, un aveu d'impuissance un peu trop empresse sontdeja des indices machiaveliques de rnauvaise foi et de mauvaisevolonte capitularde! La difficulte paradoxale de commencer, et decommencer sans difficulte, ne peut tenir a la corporalite, resistanceulterieure et obstacle secondaire sur la route de la continuation : carla decision prevenante de vouloir a devance, nihilise tous les impedi­menta empiriques qui peuvent apres coup en retarder ou en contre­carrer l'execution. Certes, la prevision du sacrifice qu'une decisionpeut cofiter a I'ego n'est pas pour rien dans Ie souci du libre vouloir: .mais c'est que Ie vouloir empirique deteint en fait et retroactivementsur Ie pur vouloir-limite. La difficulte facile de commencer, et d'autantplus difficile qu'instantanernent et immediatement resolue (si, denouveau, je Ie veux!), et d'autant plus facile que toute-puissante estla puissance de vouloir et omnipotent Ie pouvoir de vouloir, cette dif­ficulte est inherente a la volonte contraire, et non pas meme encore ala volonte du contraire, mais a une nolonte immanente agissant commecontre-volonte; cette contre-volonte est la mauvaise volonte intestineet latente de la bonne volonte : volonte du mal s'il s'agit de la bifur­cation du devoir et de l'egoisme, volonte d'autre chose s'il s'agit depossibilites indifferentes ou de valeurs heterogenes et incomparables.Avant la bifurcation des choix empiriques et la ramification des ten­dances ou tentations divergentes, il y a I'alternative du vouloir ainsi­ou-autrernent, et il y a I'alternative du vouloir ou ne-pas-vouloir, lagrande disjonction simpliste du velle-nolle, disjonction oil Ie nolle lui­rneme est une forme du velle, com me I'abstention elle-meme estencore une forme d'option. Cette alternative n'est rien d'autre que laliberte. Or, la nolonte du nolle metempirique n'est pas un barrage ouune barricade en travers de la route, ni un obstacle donne qui vien­drait a la traverse d'un pouvoir, ni une volonte adverse a vaincre,

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c'esi-a-dire une volonte contrariante, ou une contre-volonte contes­tant fa volonte principale : la nolonte est une difficulte metaphysique;c'est, dans I'ordre ethique, I'ombre de malveillance que projette ici­bas toute bienveillance, ou c'est la tentation de non-vouloir qui, en cemonde d'alternative, donne son relief au vouloir. II n'y a done paslieu d'hypostasier la tentation; la tentation n'est aucunement la forcesatanique d'un instinct qui tirerait en sens contraire de la bonnevolonte dans Ie couple des forces inverses: appelons plutot tentationI'intermittence d'une bonne volonte a eclipses, d'une faible volonte,qui est simplement velleite, L'alternative du velle-nolle prefigureI' « embarras du choix », c'est-a-dire I'hesitation ou oscillation del'esprit entre plusieurs possibilites equivalentes, et la confusion ounous retient I'absence de toute preferabilite decisive: a la croisee deseventualites empiriques la conscience eprouve une perplexite empi­rique, comme lorsqu'il faut choisir entre plusieurs couleurs de tissus.Mais sur Ie seuil de la disjonction elementaire du vouloir ou ne-pas­vouloir elle eprouve une perplexite metaphysique qui ressemble plusau vertige et a I'agoraphobie qu'a I'embarras : Ie principe de cetteaporia, en effet, n' est pas le riche eventail des nuances entre lesquellesil faut choisir parce qu'on ne peut les cumuler, Ie principe de cetteaporia est la contradiction aigue et tranchante et sommaire du oui-ou­non, du faire ou ne-pas-faire, du faire ainsi-ou-autrement, Apres Iepluriel esthetique des choix, voici donc la grande dualite ethique del'option. C'est la possibilite de l'alterite ou du contradictoire quijette une ombre sur Ie vouloir pur, mais c'est elle aussi qui fait duvouloir un « pouvoir-l'un-ou-I'autre », pouvoir ou /'autre est versod'un recto et correlat necessaire dans une correlation. Le vouloir ence sens est bien un pouvoir infini puisqu'il est liberte de choisir arbi­trairement, mais en un autre sens il est metaphysiquement limitepuisqu'il lui faut choisir de deux choses I'une et que l'irnpossibilitea priori du cumul est sa malediction constitutionnelle ; a conditionde rester abstentionniste, Ie vouloir est disponibilite infinie et pouvoirde survoler to us les possibles; mais il est, dans Ie choix en acte,renoncement a ne pas vouloir, ou a vouloir autre chose. La richesseinfinie dans l'irrealite du virtuel, la realite dans l'etroitesse - voilales deux finitudes inverses qui transforrnent I'alternative en dilemrnepour un vouloir tragiquement dechire. L'initiative, se choisissant elle-

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merne, exclut douloureusement tout ce qu'elle ne choisit pas et refouledans I'inexistence les autres 'initiatives qu 'elle aurait pu etre : commentcette initiative ne serait-elle pas un problerne pour soi ? Et commentce problerne, etant de la nature de I'impossible-necessaire, ne serait-ilpas insoluble? II est difficile d'etre libre! La I~berte es~ done bien ~n.e

charge et une responsabilite (car noblesse oblige), mars en tant preci­sement qu'elle est notre infini pouvoir; les resolutions volontaires dela continuation sont plus ou moins ardues a raison des obstacles quibarrent la route de la liberte. Or la liberte elle-merne comme pouvoirdu commencement est a soi son propre obstacle; cette liberte quidevance tous les obstacles, scrupules ou calculs extrinseques, ren­contre dans la surabondance merne de son pouvoir un obstacle imma­nent - car ce qui fait notre puissance est aussi ce qui nous ernpeche :empeche dans l'exercice rnerne de la puissance; ne donne la puissanceque dans l'ernpechernent. Plus tard la volonte perseverera en luttant :rnais, a l'article dufiat, quand il n'y a pas encore d'ennemi a com­battre, I'omnipotent du pur vouloir doit surmonter une difficulteinvisible autant qu'impalpable, incomprehensible autant qu'inexpli­cable, et qui tient toute dans l'angoisse de commencer. La liberten'est plus libre qui eprouve une seule restriction, fut-elle platonique;la liberte n'est libre qu'infinie comme l'amour n'est aimant qu'illi­mite... Comment peut-on oser vouloir?

La difficulte de vouloir sans obstacle ne doit pas etre confondueavec la facilite d'etre, et pas plus que la facilite difficileavec la facilitefacile. En effet, l'etre nu, l'etre sans faire, etant Ie tout fait et Ie toutdonne, est l'ennuyeuse facilite par excellence: « Etre » n'est-il pas Ieverbe substantie1 de tous les verbes et celui que tous presupposent ?Respirer, Dormir, Attendre, meme Durer ou Devenir sont encoredes rnanieres d'etre complexes aupres de l'etre nu, Esse nudum, quiest Ie substrat de toutes ces manieres : car l'etre nu, etant la plussimple et la plus indeterminee, la plus aisee et la plus generique detoutes les operations, n'est d'aucune rnaniere une operation: ou bieniI faut dire que cette « operation» ontique est inexprimable a forced'etre generaIe et indescriptible a force d'etre nue... C'est la seuleoperation ou la technicite est reduite a zero. Et, puisque etre et conti­nuer d'etre ne font qu'un, l'etre se reduit a la nue continuation deI'intervalle. Meme Ie devenir est deja un mode d'etre, et ce mode

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implique une qualification naissante, l'irreversibilite par exemple, etIe vieillissement, ou l'usure... Entre I'ennuyeuse facilite facile de lacontinuation pure et I'angoissante facilite difficile du commencement,iI y a place pour ce melange de facilite et de difficulte, pour cette dif­ficulte moyenne, discursive, relative, qui caracterise la continuationrneublee ou concrete : car la continuation concrete est un mixted'instant et d'intervalle; et comme Ie discours concret implique, d'unepart, Ie radotage, Ie psittacisme, les formules toutes faites et, d 'autrepart, I'intuition qui propulse cette phraseologie et lui donne un sens,ainsi I'intervalle garni implique, d'une part, les automatismes habi­tuels qui sont une continuation a peine revetue de rythmes perio­diques et, d'autre part, la relance de I'instant, les recommencementset rebondissements de l'elan createur, les nouveaux departs; la labo­rieuse continuation du commencement est done un cas interrnediaireentre la somnolence de la continuation ontique et l'instantaneite ducommencement genial. A l'extreme oppose de la facilite d'etre, voicidone la supreme difficulte du vouloir. Les extremes, en apparence, serejoignent par-dessus la tete de I'intervalle garni : pour etre, iI n 'y arien afaire, il n'y a qu'a se donner la peine d'etre, ce dont Ie premierimbecile venu, bete comme une huitre, est capable; pour etre, iI suffitde perseverer sans effort dans cette identite de soi asoi, dans cette tau­tologie ou tautousie, dans cette inertie vegetative qu'exprime non pasmeme I'instinct de conservation, mais Ie cela-va-de-soi de la continua­tion. L'etre n'a besoin pour cela d'aucun effort ou conatus supple­mentaire, aplus forte raison d 'aucun « elan» vital! Et de meme encore;pour dormir il suffit de s'endormir, c'est-a-dire de se laisser aller avecconfiance et sans contention ni crispation sur la pente de l'assoupisse­ment ; aussi apprend-on a dormir en Iefaisant et independamment detoute recette... On dira que pour vouloir aussi il n'y a qu'a vouloir;mais en ce sens seulement que vouloir n'implique aucune recette spe­ciale, ne suppose aucun apprentissage technique ni aucun secret, n'exigeaucun effort laborieux ; par ailleurs, au contraire, vouloir est un acteexpres qui ne va nullement de soi et fait saillie sur fond d'etre; l'etren'est jamais problernatique pour l'hornme qui est - car, a quelquemoment qu'on I'envisage, il etait deja preexistant, toujours predonne,toujours presuppose par celui meme qui Ie met en question et dont laseule question prejuge deja de la reponse, Le vouloir presuppose neces-

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sairement l'etre, et en premier lieu l'etre substantiel du voulant (quandce ne serait que pour en nier herotquement la naturalite dans Ie sacri­fice); mais l'etre n'implique pas necessairement qu'on veuille, ni qu'onfasse; Ie sujet ontique du vouloir est un etre dont l'existence, a toutmoment, atteste l'irnpossibilite de speculer sur Ie non-etre : certes,l'etre est metaphysiquement un depot de la position creatrice, et unedefaite du Faire, et un Evenement encroute; mais empiriquement iIest recu comme une continuation immernoriale, primaire, toujourspreexistante, sur laquelle brochent les efforts de l'intervalIe; l'etre aurepos n'implique en rien un evenement qui, comme I'initiative contin­gente et prevenante ou, pour I'appeler par son nom, la volition, peutadvenir ou ne pas advenir. On ne dit de l'evenement ni qu'il est niqu'il n'est pas, mais seulement qu'il arrive ou survient, c'est-a-direapparalt en disparaissant, nait et meurt dans Ie meme instant; et,bien qu'elle soit en quelque sorte a la portee de la main, et glissantecomme Ie Oui fugitif du consentement, et facile comme Ie Non instan­tane du refus, cette occurrence plus fulgurante que l'eclair, plus scin­tillante et clignotante que l'etincelle vient toujours en supplement del'etre; elle est si peu.toute-donnee, elle a tellement besoin d'etre expres­sement posee par I'homme qu'elle fait I'objet d'un devoir et la matiered'une vertu : ce devoir est Ie devoir de vouloir, cette vertu est Ie cou­rage de commencer; Ie vouloir entendant l'appel de ce qui est afaire et a venir au-dela de l'etre tout pose, on conceit que nous Ievivions comme une exigence, et une exigence de perpetuel recommen­cement. Le courage est l'epuisante reaction de I'homme qui se reprendet refuse de somnoler, Ie sursaut par lequel nous luttons sans trevecontre I'engourdissement irresistible et contre Ie ronronnement de lacontinuation. Le courage de decider n'est-il pas Ie plus difficile detous les courages 7

6. L 'OMNIPOTENCE. - La volonte qui veut a I'encontre du donneou des obstacles physiques exige de la force, mais la liberte qui choisitsans nul donne predonne implique une espece de violence: non pas,certes, la violence empirique - car celle-ci n'est qu'une faible force,faible et brutale, impuissante et destructive - mais une violencemeternpirique qui est a la fois par-dela la force et la violence empi­riques; d'abord, parce que I'initiative, consideree negativement dans

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les grandes .options, conversions et reformes radicales, n 'est pas sansla rupture violente de la continuation et I'arrachement douloureux auxroutines de I'habitude, ensuite, parce qu'elle implique Ie courageaventureux d'innover. Pour commencer dans le vide et Ie desert detoute preexistence, pour vouloir a nihilo, par creation prevenante etdecision r~volutionnaire, il n'est pas besoin de force: car sur quoi laforce ferait-elle effort? Quelles prises trouverait-elle en face de soi,et dans quelle matiere? Contre quels obstacles sa tension serait-elleappliquee? La force veut quelque chose aforcer et des forces concur­rentes qui la canalisent et, en la retrecissant, la definissent; la forceveut une resistance antagoniste a contraindre, un point d'applicationsur lequel elle puisse peser. .. Dans la cloche pneumatique du neanta?terieur au fiat, seule est possible la violence explosive, la genialeVIOlence qui ne s'appuie sur rien et d'ou jaillit la decision. La violenceimprovisante ri'obeit pas au principe conservateur de la mecaniqueet de l'energetique, car elle est bien plut6t Ie miracle d'une inventionqui se cause elle-merne, se souleve elle-merne hors du rien et s'inventeelle-meme en creant l Aristote nous autorise a penser que I'as/Uten'est pas un privilege de l'Acte pur, mais qu'elle est d'une certainernaniere Ie miracle quotidien de I'apprentissage et de l'action. La vio­lence du sacrifice herotque est a I'endurance ce qu'est la crise durem~rds a la chronique, patiente, laborieuse restauration du repentir :au heu de progresser crescendo du moins au plus, Ie remords faitcolncider dans un instant Ie desespoir et la soudaine conversion trans­figurante, I'enfer et la grace de la redemption, tout comme Ie vouloirfait colncider disparition et apparition dans Ie tout-et-rien d'uneetincelle. La violence qui seule no us donne la force de vaincre la diffi­culte facile de vouloir, et resout ce probleme si peu problematique...en voulant, est toute comparable a celie qui, dans I'ordre ethique,nous rend capables, non pas de forcer une force adverse mais deviolenter I'ego paresseux, de nier les suggestions diaboliques, de nierla tentation, de transfigurer la mauvaise volonte en bonne volonte,L'homme tenu de vouloir est tente de ne pas vouloir. Avant la ten­tation sensible du desir et de la contre-volonte naturelle, tentationdont I'origine est la « concupiscence », il y a une tentation intelligibleinherente au vertige rneme de la liberte. Obstacle irritant et insaisis­sable adversaire! L'homme meduse ne sait contre quoi lutter ou se

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tendre : la defensive, comme l'offensive, ne trouve devant elle que duvide; et c'est ainsi que la mauvaise volonte machiavelique, desireusede justifier par avance la capitulation qui la tente, s'invente a elle­meme un tentateur professionnel - mal ou demon - pour avoirquelqu'un a accuser. La non-resistance au mal, que Tolstol prechaitd'une maniere un peu expeditive - comme s'il suffisait d'ignorerl'ogre ou de nier platoniquement son existence pour Ie nihiliser -,retrouve sa verite profonde quand il s'agit de la jouissance tentatrice :iI suffit alors d 'opposer a la tentation Ie refus de tout l'etre - et latentation cesse d'exister. Toutefois, comme la tentation physique pro­longe la tentation metempirique, ainsi Ie travail de mediation et deperseveration prolonge la violence immediate du prime vouloir :l'instant initial de I'intuition continue de palpiter dans Ie discours, Iecceur du commencement continue de battre dans l'intervalle! Et,reciproquement, la douleur de la difficulte empirique etoffe et dejaepaissit la difficulte metaphysique du vouloir. C'est ainsi que dans Ievouloir du devoir il y a a la fois la penibilite de la resistance aux incli­nations naturelles du corps, qui est une difficulte proprement ethique,et Ie vertige du choix intelligible, c'est-a-dire la nue possibilite defaire autrement, qui est une difficulte paradoxale et une difficulternetaphysique. Voila pourquoi la chose la plus coiiteuse du monde- la resistance aux tentations, la decision du sacrifice - n'est diffi­cile que par malentendu : 1'1 difficulte de vouloir aI'encontre ducontre-vouloir est litteralement, au sens bergsonien, un pseudo­probleme; et Bergson sur ce point rejoint Fenelon et saint Francoisde Sales; iI n'y a pas ici effort ardu et laborieusement discursif, maisiI y a une initiative prevenante qui est, dans l'instant, conversionsoudaine et gracieuse a 1'1 simplicite; I'extase de la decision et I'extased'intuition sont toutes deux cette liquidation subite des difficultes,cette volatilisation miraculeuse de l'obstacle; I'obstacle disparaitmagiquement ou comme par enchantement, I'obstacle sans douten'avait jamais existe! Et pourtant si, il y avait quelque chose commeun obstacle : je ne sais quel empechement impalpable et derisoireproteste encore contre l'idee du conte de fees. A cet ennemi inexistant,Fenelon nous recommande d'opposer une arne parfaitement detendue,sans crispation ni raideur inutiles ... L'intellectualisme, commencantpar les facilites du concept inerte, de 1'1 rhetorique et de l'habitude,

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continuait, Ie long de I'intervalle, par la contention difficultueuse etcompliquait a I'infini ses problemes. Inversement, la decision et l'in­t~ltl?n .commencent par la violence - cette violence que Bergsondecrivait cornrne une torsion sur soi; et c 'est apres I'effort dechirant~~rifiant,.de I:initiati~e que tout devient simple et 'lise; car, comm~I intellection, irnprovrsant Ie scheme dynarnique, cree d'ernblee fat0t.alite du sens, ~insi la volition commence par l'instant de la pluscouteuse difficulte ; tout ce qui en elle est intervalle est labeur facile'ce qui en elle. est difficile est instant impalpable... A partir d 'ici, lasagesse enfantme dont parle Tolstoi retrouve sa verite profonde : iIsuffisait d'intervertir l'ordre intellectualiste et de rendre sa priorite ala decision prevenante; a partir d'ici, 1'1 douceur de Fevronia rede­vient efficace et met en fuite les hordes tartares. Tout s'avere simpleet merveilleusernent aise. Tel est Ie message tolstolen de Rimski­Korsakov dans la Ville invisible de Kitiege.

Le meme instant, qui est pour moi initiative violente, est par rap­port aux autres decision inviolable. La violence metempirique ducommencement, violence du premier pas, du premier fiat, du premiersaut, c.ette violence est inviolable pour 1'1 violence physique qui pre­t:ndr~lt 1'1 forcer en la violant, en la violentant. Si 1'1 force empiriques apphqu~, pour Ie « forcer », sur un donne preexistant et resistant,Ie mystertum magnum de la nue decision est, rappelons-le, inspirationcreatrice et instant explosif, c'est-a-dire expansion subite et demesureed 'un presque-rien extra-spatial. Quel adversaire pourrait detournercette expansion, ou a fortiori l'ernpecher ? On peut intimider unevo~onte pour .qu'elle n'ose pas vouloir, pour qu'elle ignore son pou­voir autocratique de vouloir et sa puissance toute-puissante. Certeson peut decourager un menteur en sorte qu'il rneconnaisse sa libertediscretjon~aire et son pouvoir redoutable de mentir irnpunement,son pouvorr omnipotent, illimite de manier les signes incognito. MaisIe me~songe est une arme dans ce rapport de forces qu'on appellebelhgerance, et on peut dissuader un des belligerants d 'utiliser cettear~e. La liberte de vouloir, elle, ri'est pas une arme de guerre fabri­quee dans les arsenaux. On peut d'autre part (a condition d'etre assezconvaincant) persuader une volonte de ne pas vouloir, lui demanderde, bien vouloir ne pas vouloir, 1'1 supplier bien humblement pourqu elle consente a ne pas user de son infini pouvoir de vouloir, et

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obtenir ainsi la faveur gracieuse de son abstention ou de sa II noli­tion ». Pour l'amour de Dieu, veuillez bien, s'il vous plait, ne pasvouloir! Mais dans les deux cas on aborde la volonte a travers Iecorps qui I'incarne : torture ou flatterie - il s'agit ici et Iii de strategieindirecte et de ruse ... La liberte de I'autre n'est pas attaquee de front,mais abordee de biais, et c'est I'art de plaire ou d'effrayer qui suppleea l'epreuve de force! Ensuite on peut, quand la premiere decision, unefois decidee, sera entree dans les voies de l'execution et de la conti­nuation, en ralentir ou en freiner les consequences; on ne peut contre­carrer la decision, qui est en notre absolu pouvoir, mais on peutcontrarier physiquement son application physique, devier et inflechirIe deroulement empirique des actes : car on comprend que, dans l'in­tervalle, la force soit coextensive a I'effort et la contre-violence a laviolence. Sur Ie fiat immateriel et infinitesimal, au contraire, sur Iefiat sans volume et non Jocalisable dans l'espace, nous cherchons envain des prises qui nous permettraient de Ie refouler. Dans l'instantsans duree nous cherchons en vain I'intervalle qui nous donnerait Ietemps de contre-attaquer : Ie delai nous manque autant que les prises!Avant rnemeque nos represailles eclair aient pu commencer,la decisionest deja decidee, Ie fiat deja prononce... Qu'y a-t-il de plus bref et deplus fulgurant que I'instant ? Comme on arrive toujours apres Ie pointdu present et comme la connaissance, privee d'intuition, est toujoursen retard sur Ie fait en train de se faire, ainsi l'intervention violenteretarde toujours sur la decision qu'elle pretend reprimer : la connais­sance retrospective ne peut plus comprendre un evenement qui laprevient, la violence retroactive ne peut mordre sur une decision instan­tanee et plus rapide que toute agression. Comment la lourde violenceserait-elle contemporaine de ce qui n'occupe aucun temps, fut-ce Ieplus court? Impuissance et mecomprehension-i- voila donc la doublerancon de cette double lenteur. L'idee stoicienne d'une acropoleinexpugnable, d'une imprenable et invincible cidatelle du libre choixretrouve ici un sens assez plausible. Aucune volonte ne peut etre forceepar la force, aucun assentiment ne peut etre extorque par torture :Epictete et Marc Aurele ont raison 1; non pas parce que la volonte

1. Void quelques mots stolciens pour eet indestructible : cl:vCXVcXYXCXcrTO<;,cl:T<CXpOtT<6IlLcrTo<;, cl:vtx1]Ta<;, cl:flTT1JTO~, cl:xW).UTo<;, cl:xCXTCX!-'cXX1]TO<;...

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serait une forteresse ou une place forte physiquement plus forte que laviolence offensive, mais parce qu'en general la liberte est un tout­autre-ordre radicalement soustrait aux entreprises empiriques quiauraient pour but de la connaitre ou de l'empecher ; Ie donjon de cechateau fort, si chateau fort il y a, se perd dans les nuages d'un cielinaccessible. Ainsi la violence peut tout contre I'execution et rien contrela decision : la violence ne sait que demanteler ou desagreger lesagregats volumineux dans l'espace, peut nous forcer a faire ou nousernpecher de faire (si faire est continuer de faire), comme I'art d'agreerpeut nous forcer a croire en nous influencant, mais elle ne peut forcerni a vouloir celui qui ne veut absolument pas, ni a II devouloir » celuiqui veut passionnement; il faut qu'il y consente lui-meme, ou end'autres termes : il faut derechef qu'il Ie veuille! II faut qu'il veuillevouloir. .. N'est-ce pas repondre a la question par la question et sup­poser Ie problerne resolu pour le resoudre ? On a beau faire, on ne peutpas echapper a ce cercle obsedant du Vola, ace Je veux qui est alafois Ie premier et Iedernier mot et qui commence toujours par la fin etfinit sur cette initiative merne! II faut que l'entete accepte lui-meme etspontanement de passer par l'instance prevenante et suffisante duVola, en d'autres termes : il faut que Ie touche la grace d'une conver­sion ... Directement on ne peut pas plus forcer une volonte a deciderqu'on ne peut forcer aaimer celui qui n'aime pas: il y faut un pouvoirsurnaturel; du moins faut-il (et ce consentement est irremplacable) enavoir dejil envie: il faut que celui qu'on force ait lui-meme envie d'etreforce; car pour aimer il faut deja aimer - ou ce qui revient au meme :c'est en aimant qu 'on devient amant! Nous sommes par rapport a cettespontaneite intime comme un autocrate tout-puissant, et si miserable­ment impuissant, qui voudrait etre aime : il a droit de vie et de mortsur ses sujets, mais il en est reduit a mendier ce que personne au mondene peut extorquer a personne, l'amour spontane, l'adhesion du cceur.En definitive, ce n'est pas seulement Ie zele d'amour qui est fort commela mort et inflexible comme l'enfer : c'est encore ce branle tres secretde la premiere resolution, duquel I'homme est plus souverainementmaitre qu'il n'est maitre de son corps ou maitre des mots pour mentir.Car qu'est-ce que ce pouvoir de mentir irnpunement, a volonte, al'infini, pouvoir essentiellement dejouable, aupres de I'invincible pou­voir de vouloir ? Le mensonge ressortit a la clandestinite honteuse de

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la conscience, laquelle est un pouvoir de dedoublement inegalementagile selon les homrnes, au lieu que Ie pouvoir de vouloir est litterale­ment uniforme et toujours parfait chez tous. Alors meme que leurcomplexion physiologique inegaliserait en fait les individus et feraitde la resistance aux tentations une entreprise plus ou moins difficileet meritoire, Ie libre vouloir vouloir, comme pouvoir meternpirique,serait encore pour tous les hommes Ie plus grand qu'i! est possible.On comprend d'abord que ce superlatif de la puissance autocratiqueexclut, par opposition a la croyance, les degres du comparatif et lesmodalites circonstancielles de I'empirie vecue. Le Credo est au Volacomme la pointe largement emoussee de I'attardement temporel a lapointe suraigue de I'instant : la croyance, qui implique l'adhesionressentie ou pathique de notre etre et Ie large contact de l'affectiviteavec I'article de sa creance, qui se continue dans l'intervalle et, dansl'intervalle, s'irnpregne de gout et de saveur, la croyance prete Ie f1anca toutes les influences, a toutes les entreprises de la persuasion et de laconversion. Avec I'acumen du Je-veux, au contraire, il n'est pas decontact continue, mais seulement une tangence instantanee ... Le vou­loir effleure l'intimite, loin d'adherer a elle! Comment s'etonner sil'alternative aigue du Vola-Nolo tranche avec des nuances modalesdu Credo, et si une velleite, c'est-a-dire une petite volonte pour fairesemblant, est deja une mauvaise volonte ? O'autre part, on comprendque cette route-puissance, comme puissance au superlatif, representepour l'impuissance du partenaire une irnpossibilite : l'impossible estici Ie verso de I'omnipotence, omnipotence et impossibiliteetant prisesnon dans un sens empirico-statistique, mais dans leur sens necessitaireet absolu. Ce reduit impenetrable, inalienable et inexterminable de laIiberte, ce point incorruptible qu'on peut se representer soit a la pointeponctuelle de l'ame, soit au centre de nous-mernes, et ou Ie vaincu,meme traque, opprirne, humilie, reduit Ii presque rien, se retrancheinexpugnablement, ce point infinitesimal du consentement ou du refusirreductible et absolu est plus petit que la chambre secrete ou il sedissimule; ici la chambre forte est metaphysiquement inviolable parcequ'il est impossible, sous peine de non-sens, d'y penetrer pareffrac­tion violente; cache dans cette chambre forte, Ie point de la reservementale et de la restriction cordiale ne designe-t-il pas, en pleine ipseite,la volonte ipsissima, et non pas seulement Ie sanctuaire de la decision,

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mais au superlatif, Ie saint des saints et Ie saint de tous les saints? Laconscience libre « met a part » ce point initial de sa propre reconquete.Certes l'extreme vouloir n'est pas a proprement parler l'intirnite d'unfor interieur, car il est plutot a la cime de l'ame; il n'est pas tantextreme que supreme! Cette scintilla voluntatis n'est pas lumiere eclai­rante et conscience vecue, mais elle est instant moteur et, commel'inspiration, grace transcendante : c'est l'etincelle qui declenche ouamorce un processus; il arrive meme (la liberte etant ala fois imma­nente et transcendante a l'homme libre) que notre propre decisionnous echappe et arrive furtivement comme Ie souffle de Oieu, etprecede la deliberation qui est censee la murir ... Ce point du libreconsentement et de la muette protestation est plutot force intime quefor intime ou confidence! La volonte qui peut vouloir a l'infini estpuissance plutot qu'elle n'a « de la puissance »; Ii proprement parlerelle ne « peut » pas, mais elle est toute-puissance ; c'est son pouvoirlui-meme qui est son etre! L' Esse du vouloir est tout Posse. Mais,comme Ie vouloir est ce que la haine nihilisatrice et la mechancetesadique ne peuvent aneantir et qui oppose a la violence son insaisis­sable, son inattingible ponctualite, on devine en lui la promesse d'unesurvie immortelle; la surnaturalite de notre etre, comme elle eclatedans Ie sacrifice hyperbolique, eclate de meme dans ce refus desespereque la menace de la mort ne forcera pas.

II est done vrai a la fois que la liberte est equivoque et fuyante al'infini; que la volonte de vouloir ne peut etre nihilisee ni expulsee deson invincible retranchement. Ces deux marques contradictoirescoincident pour I'intuition dans la simplicite ponctuelle d'un presque­rien. D'un presque-rien qu'il n'y a pas d'inconvenient a appeler unje-ne-sais-quoi. La reflexion sur la liberte laisse apparaitre cette com­plexite infinie des exposants de conscience qui est Ie vrai principe del'imprevisibilite: mais, pour l'homme libre vivant de l'interieur sapropre Iiberte, la complexite de conscience devient par effilementl'evanouissante sirnplicite du vouloir; ou, comme nous Ie disions icimeme : Ie raffinement reflexif, dont la pedante finasserie n'est qu'unedegenerescence, fait place a la finesse intuitive. C'est ainsi que I'ideaideae, quel que soit son exposant, se contracte chez Spinoza en une ideevraie qui coincide avec la certitude elle-merne. Nam ut sciam me scire,

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necessario debeo prius scire 1 : celui qui sait sait par la meme (eo ipso)et sans acte expres qu'il le sait, et il sait en meme temps (simu/) et nondiscursivement Ie savoir de ce savoir; en sorte que Ie bon sens lui­~eme n:tablit ici.I'intention directe de la chose sue. Cette simplifica­non, qUI est la bienvenue dans l'ordre gnostique de la conscience nes':mpos~-t-elle.pas e.n<:<>re bi~n plus dans l'ordre drastique du coura~e?L atorrusme deterrniniste qUI decompose la volition en motifs et l'ato­misme indifferentiste qui nous propose une regression indefinie devouloir en vouloir vouloir fuient I'un et I'autre toute responsabiliteefficace, tout engagement serieux : la volition devenue fibreuse sededouble, se demultiplie, se fendille. Or, Ie vouloir simple et sain a lavie dure : I'incorruptible vouloir regenere en depit des arguties. II Etpourtan~ il marche.! » proteste en montrant Achille ce bon sens quiest ~USSI la mauvaise conscience de la finasserie megarico-eleatique,Achille est Ie bon coureur sans complexes qui se joue de nos apories.Henri Bremond dit qu'on ne demande pas Ii la marche Ie secret duvol>, Mais on ne demande pas non plus a l'immobilite Iesecret de lamarche. L'oiseau n'est pas un docteur es sciences qui puisse expliquerpour ses confreres Ie secret du vol. Pendant qu 'on discute sur son casI'hirondelle, sans autres explications, s'envole devant les docteursebahis... Du premier coup elle a trouve la solution sans I'avoir cher­chee! Et de meme il n'y a pas de volonte savante qui puisse expli­quer a l'Academie Ie mecanisme de la decision: mais en moins detemps qu'il n'en faut pour dire Ie monosyllabe Fiat, I'oiseau Volontea deja accompli Ie saut perilleux, Ie pas aventureux, Ie vol heroiquedu v~uloir; la v?lonte, quittant Ie ferme appui de l'etre, s'est deja~Iancee dans Ie vide. Apres tout, est-ce que je veux ? Et qu'est-ce queje veux ? La conscience intimidee par la tete de Meduse de la dialec­tique reductionniste se posait mille questions. Mais ces questionsprouvent que la conscience rnedusee ne veut plus, sinon elle ne sedemand~rait rien '. Gagnee Ii I'adiaphorie et a la frivolite pointilliste,la conscience avait mornentanement perdu l'evidence de la volontepassionnee : or, l'evidence lui fait retour dans un eclair instantaned'entrevision; une evidence vraiment univoque et sans marques extrin-

I. De intellectus emendatione, Stuttgart, 1830, p. 501 (Gfrcerer), Eth., II, 21 sc,2. Priere et Poesie, p. 8, 80-81.

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seques, et telle en un mot, comme eut dit peut-etre Spinoza, que Iesoupcon meme d'un SOUP9on et Ie doute meme d'un doute sont excluspar avance, ut omne tollatur dubium. Spinoza dit encore: la methoden'est pas I'art retrospectif d'etablir Ie signe de la verite apres I'acqui­sition des idees (post acquisitionem idearum), mais elle est la voie elle­meme (via) par laquelle la verite se cherche. Ce que Spinoza n'aurapas dit, c'est que telle est encore bien davantage la droite methoded'une volonte innocente. Vera methodus et recta via. Cette simplicited'un pur vouloir qui survit, indestructible, Ii l'entortillement de lareflexion explique sans doute Ie caractere stationnaire des discourssur la liberte, Car si les mille points du pointillisme favorisent Iediscours en paralysant l'action, rendent I'homme loquace et impotent,Ie point fascinant de la liberte, au contraire, immobilise Ie discourset mobilise la vie; Ie point-instant, Ie point-etincelle - scintilla volun­tatis -, petri fie a son tour la dialectique qui empechait l'action etreanime la volonte en faisant taire les scrupules maniaques. Candelas,ou la conscience, exorcise Ie spectre de l'amour sorcier et prete I'oreilleaux cloches du printemps. D'abord beaucoup Ii dire et rien a faire,ensuite une seule chose Ii dire et tout Ii faire, Ii tenter, Ii esperer; presquerien a exprimer, mais l'imrnensite d'un avenir a vouloir et Ie risqued'une passionnante aventure Ii courir. Le plus important en toutechose, dit Ie Timee a propos de la divine derniurgie, est de commencerpar Ie commencement. Mais Ie commencement, dans la demiurgiehumaine comme dans la divine, est aussi une terminaison : car lavolonte est seule cause decisive et suffisante; car, lorsque la volontey est, tout y est; car en ces sortes de choses l'alpha coincide avecI' omega. Commencez done par la fin! Commencez, et, du memecoup, terminez! Commencez par vous decider, ou mieux : veuillezvouloir! Apres cela tout est dit, et ce qui s'ensuit appartient Ii I'histoireanecdotique... Le vouloir vouloir a brise Ie cercle, prevenu l'intoxica­tion paralysante. En definitive on peut vraiment tout ce qu'on veut,parce que, d'une volonte serieuse et prosatque, on ne veut que cequ'on peut. Or on peut tout contre sa propre malveillance. On segarde de penser a quelque chose; mais contre une intention il n'y apas Ii se garder, il n'y a qu'a ne pas vouloir, et pour cela Ii ne pas Ievouloir; Ii ne pas consentir au consentement! Seule la bonne intentiondevance Ie virus filtrant de la tentation. Le probleme de notre attitude

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devant Ie mal et Ie bien est aussi vite resolu que pose puisqu'il nedepend que de nous. Ce qu'il faut faire pour vouloir? lei nous devonsdire enfin ce mot de tout, ce premier dernier mot qui risque fort d'etreit la fois un secret de Polichinelle et une verite de La Palice - unsecret de Polichinelle, parce que c'est Ie secret de tous-et-chacun,une verite de La Palice, parce que c'est une obsedante tautologie, cemot de tout qui designe une tres fine pointe et un centre impalpable,ce je-ne-sais-quoi autour duquel nous n'avons cesse de tourner et quenous retrouvons apres bien des circuits : pour vouloir il n'est pasnecessaire d'etre un athlete, it ne faut que Ie vouloir. Mais il fautIe vouloir.

Tables

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rI

1. La Liberte et l'equivoque . 11

1. Le renversement du Contre au Pour 112. L'amphibolie de la liberte et l'exposant de conscience 243. L'apprenti sorcier. 284. Le purisme libertaire . 325. La responsabilite dans son for intime 37

2. Le Vouloir en son fin fond 47

I. Le pouvoir de vouloir, Vouloir, c'est pouvoir. 472. Le vouloir vouloir . 553. Extase et intimite . 594. (Ecumenicite et intimite 675. La difficulte facile . 696. L'omnipotence 76

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l

Table du volume ILa Maniere et l'Occasion

Le Je-ne-sais-quoi 11

1. Le charme du Temps 13

1. Apparence et Maniere 132. Apparition et Devenir 263. Les degres du Je-ne-sais-quoi 434. Presque-rien et presque-tout 545. L'Entrevision . 606. L'Effectivite : temps, liberte, Dieu; et du Charme 767. L'Effectiviteefficace: enchantement et incantation. 9-4

2. Le charme de l'Instant et l'Occasion 113

1. L'Occasion, ou la « bonne Heure ) . 1132. La capture des occurrences . 1223. L'opportunite est infinitesimale, imprevisible, irreversible 131

La premiere et la derniere Fois . 144

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Table du volume 2La Meconnaissance, le Malentendu

I. LA MtCONN:AlSSANCE

1. Le Je-ne-sais-quoi; Ie Je-ne-sais-quand; Meconnais­sance de Is maniere . 13Docte ignorance. Mecomprehension, malentendu, 13. - Quelque chosequi n'est rien, 18. - Mors certa, hora incerta, 20. - Meconnaissancedu degre, de la maniere, 28.

2. Ambiguite de Papparenee . 32L'Apparaitre n'est pas rien, 33. - La laideur, la douleur, 35. - Suresti­mation de l'apparence aux de pens de I'essence, 36. - L'auction Irene­tique. « De plus en plus », L'imagerie fait non seulement la belle, maisla folie, 37. - Solidarite de la surestimation et de la sous-estimation,38. - Varietes de la sous-estimation en musique, 40. - Malentendusnes d 'un accord sur fond de desaccord, 43. - La meconnaissanee infinie.Ironie divine, 45. - Renversement du renversement ; Ie paradoxe a ladeuxierne puissance. Rehabilitation de l'apparence, 47. - Reconcilia­tion de I'apparenee et de I'essence. Fiancailles de I'admiration et durespect, 54. - L'hypocrisie, 59. - La mauvaise volonte ; de la defiancea la rnefiance, 64. - La seduction: I'attrape et Ie piege (soupape), 66. ­Pourquoi en general fallait-il que ... ? Le Pourquoi avec exposant. Leprobleme du probleme, 69. - Misere du chiasme axiologique, 74. ­Arnbiguite, ambivalence, 77. - D'autant plus fousbe qu'elle neI'est pas toujours l Renversement infini de la meconnaissance, 81.

3. La temporalite 90Le temps n'est pas une chose, mais un presque-rien, 90. - L'irrever­sibilite, source d'equivoque, 93. - Prevenant et englobant, 95.

4. Les meconnaissables. 98La face cachee de la vie morale: Ie Merite, 98. - Vertueux et virtuose : Ieheros.Ie genie, Ie saint, 99. - Le jour beni ou la vertu sera a elle-meme sapropre recompense, 101. - L'anachronisme moral et Ia conscience

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retardataire : remords, repentir, 104. - Le scandale de I'injusticeimmanente, 106. - Les vert us declamatoires et la litote hypocrite.Meconnaissance avec exposant : l'equivoque d'une equivoque, 107.­L 'equivoque des intentions. Le charme, 110. - La musique, 114.

5. La reconnaissance 117Reconnaissance « citerieure »; immediate, 118. - La reconnaissancedifferee. L'impunite des mechants, 121. - La reconnaissance sans mau­vaise conscience. Chance inouie de la rencontre, 125. - Tragedie de lareconnaissance tardive: finitude de la vie. L 'urgence, 128.- La reconnais­sance in extremis. Job; Abraham, 129.- La reconnaissance ill 'instant de lamort. Ultirnite, penultimite. Presque rien, A peine quelque chose. Ma­zeppa, 132.- Retroaction de I'instant ultime. Retrospectivite nostalgiquedu charme (passeite), 136. - Mazeppa: « II tombe... » Meconnaissancedans la reconnaissance, 138. - Mazeppa: « ... Et se releve roi! » Recon­naissance dans la meconnaissance, 141. - La reconnaissance posthume :admiration esthetisante, pour les eeuvres et les actes, respect ethique pourles intentions, 144. ,.. « Helas » : Ie moindre mal de l'irreversible, Troptard: Ie mal necessaire de la mort, 151. - Les rehabilitations abusives.Scrupules de la demi-science meconnaissante. L'eternel rneconnais­sable, 153. - Premier paradoxe : apprendre ce qu'on savait deja,decouvrir ce qu'on a dejil trouve, devenir ce qu'on est, 156. - Deuxierneparadoxe : reconnaitre ce qu'on ne connaissait pas, 159. - Premiereseconde-fois, seconde premiere-fois, Recommencement continue,recreation, renouveau, 160. - Dessillement des yeux, I : tout est liquide,revolu, elucide; une fois pour toutes, 163. - Dessillement des yeux. II :l'epignose. Apparition disparaissante dans la nuit, 166. - Apparitiondisparaissante dans la nuee, 170. - Les revelations de I'instant et leurincertaine certitude, 171. - La tangence et I'entrevision, 173.

II. LE MALENTENDU

1. Varietes du malentendu. 185La force du Desir, 187. - Confusion du notionnel et de I'effectif, 189.- Role de I'apparence, role du temps, 191. - De l'Equivoque : homony­mie et allegorie, 204. - La convention rompue, 207.

2. L'ordre du malentendu. Et comment les malentendusse dissolvent . 211Le pacte tacite ou fausse situation. Le malentendu doublement bienentendu, 212. - La fausse situation est negative, precaire, sans amour,218. - La Gaffe, l'Enfant terrible et la Mort. Le point scabreux, 226.- Resolution des equivoques, 233. - Dissolution des malentendus.De la simplicite, Fevronia, 236.

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IMPRIMERIE BUSSIERE A SAINT-AMAND (CHER)DEPOT LEGAL l e r TRIM. 1980. N" 9111 (3376)

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Collection Points

DERNIERS TITRES PARUS

154. La Foi au risque de la psychanalysepar Francoise Dolto et Gerard Severin

155. Un lieu pour vivre, par Maud Mannoni156. Scandale de la verite, suivi de

Nous autres, Francais, par Georges Bernanos157. Enquete sur les idees contemporaines

par Jean-Marie Domenach158. L' Affaire Jesus, par Henri Guillemin159. Paroles d'etranger, par Elie Wiesel160. Le Langage silencieux, par Edward T. Hall161. La Rive gauche, par Herbert R. Lottman162. La Realite de la realite, par Paul Watzlawick163. Les Chemins de la vie, par Joel de Rosnay164. Dandies, par Roger Kempf165. Histoire personnelle de la France

par Francois George166. La Puissance et la Fragilite, par Jean Hamburger167. Le Traite du sablier, par Ernst Junger168. Pensee de Rousseau, ouvrage collectif169. La Violence du calme, par Viviane Forrester170. Pour sortir du xx" siecle, par Edgar Morin171. La Communication, Hermes I

par Michel Serres172. Sexualites occidentales, Communications 35

ouvrage collectif173. Lettre aux Anglais, par Georges Bernanos174. La Revolution du langage poetique

par Julia Kristeva175. La Methode

2. La Vie de la Vie, par Edgar Morin176. Theories du symbole, par Tzvetan Todorov177. Memoires d'un nevropathe

par Daniel PaulSchreber178. Les Indes, par Edouard Glissant179. Clefs pour l'Imaginaire ou l'Autre Scene

par Octave Mannoni180. La Sociologie des organisations, par Philippe Bemoux181. Theone des genres, ouvrage collectif182. Le Je-ne-sais-quoi et Ie Presque-rien

3. La volonte de vouloir, par Vladimir Iankelevitcb