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ACTES SUD C’est à l’été 1994, voilà maintenant plus de six ans, que j’entendis pour la première fois parler de l’exécution de Rafael Sánchez Mazas. Trois choses venaient alors tout juste de m’arriver : la première fut la mort de mon père, la deuxième, le départ de ma femme, la troisième, l’abandon de ma carrière d’écrivain. Mensonge. La vérité, c’est que, de ces trois choses, les deux premières sont on ne peut plus exactes ; contrairement à la troisième. Les Soldats de Salamine roman traduit de l’espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić Javier Cercas

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ACTES SUD

C’est à l’été 1994, voilà maintenant plus de six ans,

que j’entendis pour la première fois parler de

l’exécution de Rafael Sánchez Mazas. Trois choses

venaient alors tout juste de m’arriver : la première

fut la mort de mon père, la deuxième, le départ

de ma femme, la troisième, l’abandon de ma

carrière d’écrivain. Mensonge. La vérité, c’est que,

de ces trois choses, les deux premières sont on ne

peut plus exactes ; contrairement à la troisième.

Les Soldats de Salamine

roman traduit de l’espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić

Javier Cercas

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Dans les derniers jours de la guerre civile espagnole, l’écrivain Rafael Sánchez Mazas, un des fondateurs de la Phalange, échappe au peloton d’exécution des troupes républicaines en déroute grâce à un soldat qui, bien que l’ayant vu, lui laisse la vie sauve. Soixante ans plus tard, un journaliste s’attache au destin des deux adversaires qui ont joué leur vie dans un seul regard et entreprend de recueillir des témoignages pour transformer cette histoire en iction.

Roman-document qui a bouleversé l’Espagne et connu une carrière internationale, ce livre est porté par une rélexion profonde sur l’essence même de l’héroïsme et sur l’inéluctable devoir de réconciliation.

Il a été adapté au cinéma par David Trueba.

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JAVIER CERCAS

Javier Cercas est né en 1962 à Cáceres et enseigne la littérature à l’uni versité de Gérone. Ses romans, traduits dans une trentaine de langues, ont tous connu un large succès international et lui ont valu de nombreux prix.

Chez Actes Sud ont paru Les Soldats de Salamine (2002), À petites foulées (2004), À la vitesse de la lumière (2006), Anatomie d’un instant (2010), Les Lois de la frontière (2014) et L’imposteur (2015).

DU MÊME AUTEUR

À LA VITESSE DE LA LUMIÈRE, Actes Sud, 2006 ; Babel no 865.

À PETITES FOULÉES, Actes Sud, 2004.

ANATOMIE D’UN INSTANT, Actes Sud, 2010 (prix littéraire internatio-

nal Mondello-Ville de Palerme, prix Jean-Morer) ; Babel no 1166.

LES LOIS DE LA FRONTIÈRE, Actes Sud, 2014

(prix Méditerranée étranger) ; Babel no 1338.

L’IMPOSTEUR, Actes Sud, 2015.

Titre original :Soldados de Salamina

Éditeur original :Tusquets Editores, Barcelone

© Javier Cercas, 2001

© ACTES SUD, 2002pour la traduction françaiseISBN 978-2-330-05963-7978-2-330-05963-7

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JAVIER CERCAS

LES SOLDATS DE SALAMINE

roman traduit de l’espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić

ACTES SUD

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à Raül Cercas et Mercè Mas

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Les dieux ont caché ce qui faitvivre les hommes.

HÉSIODE, Les Travaux et les Jours.

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NOTE DE L’AUTEUR

Ce livre est le fruit de nombreuses lectures et delongues conversations. La plupart des personnes enverslesquelles je suis redevable apparaissent dans le textequi suit sous leurs propres nom et prénom ; parmicelles qui n’y figurent pas, je voudrais mentionnerJosep Clara, Jordi Gracia, Eliane et Jean-Marie Lavaud,José-Carlos Mainer, Josep Maria Nadal et Carlos Trías,mais tout spécialement Mónica Carbajosa, dont lathèse de doctorat, intitulée La Prose de 1927 : RafaelSánchez Mazas, m’a été grandement utile. A eux tous,merci.

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Première partie

LES AMIS DE LA FORÊT

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C’est à l’été 1994, voilà maintenant plus de sixans, que j’entendis pour la première fois parlerde l’exécution de Rafael Sánchez Mazas. Troischoses venaient alors tout juste de m’arriver : lapremière fut la mort de mon père, la deuxième,le départ de ma femme, la troisième, l’abandonde ma carrière d’écrivain. Mensonge. La vérité,c’est que, de ces trois choses, les deux premièressont on ne peut plus exactes ; contrairement à latroisième. En réalité, ma carrière d’écrivain n’avaitjamais véritablement démarré, si bien qu’il m’au-rait été difficile de l’abandonner. Il serait plusjuste de dire qu’à peine entamée je l’avais aban-donnée. En 1989, j’avais publié mon premierroman. Tout comme le recueil de nouvelles parudeux ans auparavant, le livre fut accueilli dansune indifférence notoire, mais ma vanité et lecompte rendu élogieux d’un ami de l’époques’allièrent pour me convaincre que je pouvaisdevenir romancier et que, pour ce faire, il valaitmieux quitter mon travail à la rédaction du jour-nal afin de me consacrer pleinement à l’écriture.Le résultat de ce changement de vie fut cinq ansd’angoisse économique, physique et métaphysi-que, trois romans inachevés et une épouvantabledépression qui me cloua pendant deux mois dansun fauteuil, devant la télévision. Fatiguée de payer

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les factures, y compris celle des funérailles demon père, et de me voir pleurer devant le posteéteint, ma femme me quitta alors que je com-mençais à peine à reprendre le dessus et, ainsi,je n’eus d’autre remède que d’oublier pour tou-jours mes ambitions littéraires et de demanderma réintégration au journal.

Je venais d’avoir quarante ans mais par bon-heur – soit parce que je ne suis pas un bon écri-vain, sans être un mauvais journaliste pour autant,soit, plus probablement, parce qu’à la rédactionpersonne n’était disposé à faire mon travail pourun salaire aussi modique que le mien – onaccepta ma demande. On m’affecta aux pagesculturelles, là où on affecte ceux qu’on ne saitoù affecter. Au début, et dans l’intention nonavouée mais évidente de punir ma déloyauté– vu que, pour certains journalistes, un collèguequi renonce au journalisme pour passer au ro-man n’est ni plus ni moins qu’un traître – onm’obligea à faire de tout sauf à aller au bar ducoin chercher le café du directeur et seuls quel-ques rares collègues s’abstinrent de sarcasmes oude piques à mes dépens. Le temps devait atté-nuer mon infidélité : je me mis très vite à rédigerdes billets, à écrire des articles, à faire des inter-views. Ce fut ainsi qu’en juin 1994 j’interviewaiRafael Sánchez Ferlosio, qui donnait alors uncycle de conférences à l’université. Je savais queFerlosio était extrêmement réticent à parler avecles journalistes mais, grâce à un ami (ou plutôt àune amie de cet ami qui avait organisé le séjourde Ferlosio dans la ville), je réussis à lui faireaccepter de discuter un moment avec moi. Ilserait en effet excessif d’appeler cela une inter-view ; si c’en était bel et bien une, elle seraitla plus bizarre que j’aie jamais faite de ma vie.

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Ferlosio commença par apparaître à la terrassedu Bistrot, entouré d’un nuage d’amis, de disci-ples, d’admirateurs et de thuriféraires ; ces circons-tances, liées à la négligence de son vêtement età un physique qui mêlait inextricablement uneallure d’aristocrate castillan honteux de l’être àcelle d’un vieux guerrier oriental – la tête puis-sante, les cheveux poivre et sel ébouriffés, levisage dur, émacié et ingrat, le nez sémite etla barbe ombrant les pommettes –, invitaienttout observateur non averti à le prendre pour ungourou au milieu de ses adeptes. Qui plus est,Ferlosio refusa net de répondre à une seule demes questions, alléguant que dans ses livres ilavait déjà donné les meilleures réponses dontil fût capable. Cela ne signifie pas pour autantqu’il ne voulait pas parler avec moi, au contraire :comme s’il cherchait à démentir sa réputationd’homme bourru (mais peut-être que celle-cimanquait de fondement), il fut on ne peut pluscordial, si bien qu’en discutant nous ne vîmespas passer l’après-midi. L’ennui, c’est que si j’es-sayais pour ma part de sauver mon interview enlui demandant son opinion (disons) sur la diffé-rence entre personnages de caractère et person-nages de destin, lui s’en tirait en me répondantpar une digression (disons) sur les causes dela défaite de la flotte perse lors de la bataille deSalamine ; de même, quand je tentais de lui ex-tirper une opinion (disons) sur les fastes ducinquième centenaire de la conquête de l’Amé-rique, lui me donnait une réponse qu’illustraientforce gestes et détails, relative au (disons) bonusage de la varlope. La discussion se solda parun épuisant chassé-croisé et ce ne fut qu’à ladernière bière de cet après-midi-là que Ferlosioraconta l’histoire de l’exécution de son père, cette

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histoire qui m’a tenu en haleine durant ces deuxdernières années. Je ne me souviens ni par quini comment le nom de Rafael Sánchez Mazas futmentionné (peut-être par l’un des amis de Fer-losio, peut-être par Ferlosio lui-même). Je mesouviens pourtant que Ferlosio raconta ceci :

— On l’a exécuté tout près d’ici, dans le sanc-tuaire du Collell. Il me regarda. – Y êtes-vousdéjà allé ? Moi non plus, mais je sais que c’està côté de Banyoles. C’était à la fin de la guerre.Le 18 juillet l’avait surpris à Madrid et il avait dûse réfugier à l’ambassade du Chili, où il a passéplus d’un an. Vers la fin de 1937, il s’en est enfuipour quitter Madrid, camouflé dans un camion,peut-être avec l’intention de rejoindre la France.Mais il a été arrêté à Barcelone et, tandis que lestroupes de Franco entraient dans la ville, on l’aemmené au Collell, tout près de la frontière. C’estlà qu’il a été exécuté. Il s’agissait d’une exécu-tion massive, probablement chaotique, puisquela guerre était déjà perdue et que les républi-cains fuyaient à la débandade par les Pyrénées,aussi, je ne crois pas qu’ils aient su qu’ils étaienten train d’exécuter l’un des fondateurs de la Pha-lange, qui plus est ami personnel de José Anto-nio Primo de Rivera. Mon père conservait à lamaison la pelisse et le pantalon qu’il portait aumoment de la fusillade, il me les a souvent mon-trés, il est possible qu’ils y traînent encore ; lepantalon était troué parce que les balles nel’avaient que frôlé et il avait profité de la confu-sion du moment pour courir se cacher dans laforêt. De là, réfugié dans un trou, il entendait leschiens aboyer et les tirs et les voix des miliciensà ses trousses qui savaient qu’ils ne pouvaientperdre trop de temps à le rechercher, car lesfranquistes les talonnaient. A un moment donné,

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mon père a entendu dans son dos un bruit debranches, il s’est retourné et a vu un milicien quile regardait. C’est alors que quelqu’un a crié : “Ilest par là ?” Mon père racontait que le milicienétait resté à le regarder quelques secondes etqu’ensuite, sans le quitter des yeux, il avait crié :“Par ici, il n’y a personne !”, puis il avait fait demi-tour et était parti.

Ferlosio marqua une pause et ses yeux serétrécirent en une expression d’intelligence et demalice infinies, comme ceux d’un enfant quiréprime son rire.

— Il a passé plusieurs jours réfugié dans laforêt, se nourrissant de ce qu’il trouvait ou de cequ’on lui donnait dans les fermes. Il ne connais-sait pas la zone, et comme de plus il avait casséses lunettes il y voyait à peine ; c’est pourquoiil disait toujours qu’il n’aurait pas survécu s’iln’avait pas rencontré des garçons d’un villagevoisin, qu’on appelait ou qu’on appelle encoreCornellà de Terri, des garçons qui l’ont protégéet nourri jusqu’à l’arrivée des nationalistes. Ilsétaient devenus très amis et, tout à la fin, il estresté plusieurs jours chez eux. Je ne crois pasqu’il les ait revus depuis, mais il m’en a parléplus d’une fois. Je me souviens qu’il les appelaittoujours par le nom qu’ils se sont donné : “lesamis de la forêt”.

Ce fut la première fois que j’entendis racontercette histoire, et en ces termes. Quant à l’inter-view avec Ferlosio, je réussis finalement à lasauver ou peut-être l’inventai-je : pour autantque je m’en souvienne, je n’y fis pas une seulefois allusion à la bataille de Salamine (mais bienà la distinction entre personnages de destin etpersonnages de caractère), ni au bon usage dela varlope (mais bien aux fastes du cinquième

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centenaire de la découverte de l’Amérique). Iln’y est pas non plus fait mention de l’exécutiondu Collell ni de Sánchez Mazas. De la fusillade,je ne savais que ce que je venais d’entendre dela bouche de Ferlosio ; de son père, je n’ensavais guère plus : à cette époque, je n’avais paslu une seule ligne de Sánchez Mazas et il n’étaitpour moi qu’un nom brumeux parmi tant d’autresnoms d’hommes politiques et d’écrivains pha-langistes que ces dernières années de l’histoireespagnole s’étaient empressées d’enterrer, commesi les fossoyeurs avaient craint qu’ils ne fussentpas complètement morts.

Morts, en effet, ils ne l’étaient pas ; ou du moinspas complètement. Comme l’histoire de l’exécu-tion de Sánchez Mazas au Collell et les circons-tances qui l’entouraient m’avaient beaucoupimpressionné, après mon interview avec Ferlosioje commençai à éprouver de la curiosité pourSánchez Mazas, autant que pour la guerre civile(sur laquelle je n’en savais alors pas davantageque sur la bataille de Salamine ou sur le bonusage de la varlope) et pour les histoires extra-ordinaires qu’elle avait engendrées et qui depuistoujours me paraissaient des excuses à la nostal-gie des vieux et du carburant pour l’imaginationdes romanciers sans imagination. Par hasard (oupas autant qu’il y paraît), il était alors devenu debon ton chez les écrivains espagnols de défendredes écrivains phalangistes. En réalité, cette pra-tique était plus ancienne. Elle datait du milieudes années quatre-vingt, quand certaines maisonsd’édition aussi distinguées qu’influentes publiè-rent quelque volume de quelque phalangistedistingué et oublié mais, au moment où je com-mençai à m’intéresser à Sánchez Mazas, dans cer-tains cercles littéraires on défendait déjà non

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seulement les bons écrivains phalangistes maisaussi les médiocres, voire les mauvais. Quelquesingénus, tout comme quelques gardiens de l’or-thodoxie de gauche, ainsi que d’autres sots, décla-rèrent sur un ton dénonciateur que défendre unécrivain phalangiste c’était défendre (ou prépa-rer le terrain pour défendre) le phalangisme.C’était tout le contraire : défendre un écrivainphalangiste équivalait à défendre un écrivain ;ou, plus précisément, à se défendre soi-mêmeen tant qu’écrivain défenseur d’un bon écrivain.Je veux dire par là que cette mode surgit, dansle meilleur des cas (du pire, mieux vaut nepas parler), du besoin naturel que tout écrivainéprouve de s’inventer sa propre tradition, d’uncertain penchant pour la provocation, de la certi-tude problématique que la littérature et la viefont deux et que par conséquent on peut être àla fois un bon écrivain et une personne exé-crable (ou une personne qui soutient et fomentedes causes exécrables), de la conviction doncqu’il y a une injustice littéraire envers certainsécrivains phalangistes qui, pour reprendre la for-mule forgée par Andrés Trapiello, avaient gagnéla guerre mais perdu leur place dans l’histoire dela littérature. Quoi qu’il en soit, Sánchez Mazasn’échappa point à cette exhumation collective :en 1986, on publia pour la première fois sonœuvre poétique complète ; en 1995, on rééditadans une collection très populaire son roman LaNouvelle Vie de Pedrito de Andía ; en 1996, on ré-édita aussi Rosa Krüger, un autre de ses romans,resté, en fait, inédit jusqu’en 1984. Je lus alorstous ces livres. Je les lus avec curiosité, avecdélectation même, mais sans enthousiasme ; jen’eus pas besoin de beaucoup les fréquenterpour en déduire que Sánchez Mazas était un

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bon et non un grand écrivain, mais il est trèsprobable que je n’aurais su expliquer clairementce qui distingue un grand d’un bon écrivain. Jeme souviens que, dans les mois ou les annéesqui suivirent, je glanais aussi, au hasard de meslectures, des informations sur Sánchez Mazaset même quelques allusions, très sommaires etimprécises, à l’épisode du Collell.

Le temps passa. Je commençai à oublier cettehistoire. Un jour, au début du mois de février1999, l’année du soixantième anniversaire de lafin de la guerre civile, quelqu’un du journal sug-géra d’écrire un article commémoratif sur la mortéminemment triste du poète Antonio Machadoqui, en janvier 1939, en compagnie de sa mère,de son frère José et d’autres centaines de milliersd’Espagnols effarés, poussé par l’avancée destroupes franquistes, fuit de Barcelone à Collioure,de l’autre côté de la frontière française, où ilmourut peu de temps après. L’épisode était fortconnu et je pensai à juste titre qu’aucun journalcatalan (ou non catalan) ne tarderait à l’évoquer,de sorte que je me disposais déjà à écrire lesempiternel article quand me revint le souvenirde l’exécution manquée de Sánchez Mazas quiavait eu lieu à peu près en même temps que lamort de Machado, mais du côté espagnol de lafrontière. J’imaginai donc que la symétrie et lecontraste entre ces deux événements terribles– presque un chiasme de l’histoire – n’étaientpeut-être pas un hasard et que, si je parvenais àles raconter dans un même article sans en rienperdre, leur étrange parallélisme pourrait peut-être leur conférer un sens inédit. Ce pressentimentse confirma quand, alors que je commençais àme documenter un peu, je tombai sur l’histoire duvoyage de Manuel Machado jusqu’à Collioure,

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peu après la mort de son frère Antonio. Je memis alors à écrire. Il en sortit un article intitulé“Un secret essentiel”. Comme il n’est, à sa manière,pas moins essentiel pour cette histoire, je lereproduis ici :

Il y a soixante ans mourait Antonio Machado, auterme de la guerre civile. De toutes les histoiresde cette Histoire, celle de Machado est sans doutel’une des plus tristes, car elle finit mal. Elle a étédéjà racontée de nombreuses fois. Venant deValence, Machado arriva à Barcelone en avril 1938,en compagnie de sa mère et de son frère José. Illogea d’abord à l’hôtel Majestic puis à la Torre deCastañer, un vieil hôtel particulier situé boule-vard de Sant Gervasi. Là, il poursuivit ce qu’ilavait fait depuis le début de la guerre : défendrepar ses écrits le gouvernement légitime de laRépublique. Il était vieux, épuisé et malade, etdéjà ne croyait plus à la défaite de Franco. Il écri-vit : “C’est la fin ; Barcelone tombera d’un jour àl’autre. Pour les stratèges, pour les hommes poli-tiques, pour les historiens, tout est clair : nousavons perdu la guerre. Mais, sur le plan humain,je n’en suis pas si sûr… Peut-être l’avons-nousgagnée.” Qui sait s’il eut raison sur ce dernierpoint, mais, sur le premier, cela ne fait aucundoute. La nuit du 22 janvier 1939, quatre joursavant la prise de Barcelone par les troupes deFranco, Machado et sa famille partaient dans unconvoi vers la frontière française. Lors de cetexode hallucinatoire, ils étaient accompagnés pard’autres écrivains, dont Corpus Barga et CarlesRiba. Ils firent étape à Cervià de Ter et à MasFaixat, près de Figueras. Enfin, la nuit du 27,après avoir marché six cents mètres sous la pluie,ils passèrent la frontière. Ils s’étaient vus con-traints à abandonner leurs valises ; ils n’avaientpas d’argent. Grâce à l’aide de Corpus Barga, ilsréussirent à rejoindre Collioure et à s’installer à

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l’hôtel Bougnol Quintana. Moins d’un mois plustard le poète mourut ; sa mère lui survécut troisjours. Dans la poche du pardessus d’Antonio,son frère José trouva quelques notes ; l’une d’ellesétait un vers, peut-être le premier vers de sondernier poème : “Ces jours azurés et ce soleil del’enfance.”

L’histoire ne s’achève pas là. Peu après lamort d’Antonio, son frère, le poète ManuelMachado, qui vivait à Burgos, apprit la nouvellepar la presse étrangère. Manuel et Antonion’étaient pas seulement frères : ils étaient aussiintimes. Le soulèvement du 18 juillet avait sur-pris Manuel à Burgos, en zone rebelle ; Antonioétait à Madrid, en zone républicaine. On peutraisonnablement supposer que si Manuel avaitété à Madrid il serait resté fidèle à la République ;peut-être est-il vain de se demander ce qui seraitarrivé à Antonio s’il s’était trouvé à Burgos. Maisil est certain qu’après avoir appris la mort deson frère Manuel se procura un sauf-conduit etqu’après avoir voyagé plusieurs jours à traversune Espagne calcinée il arriva à Collioure. A l’hô-tel, il apprit également le décès de sa mère. Ilse rendit au cimetière. Là, devant les tombes desa mère et de son frère Antonio, il rencontra sonfrère José. Ils se parlèrent. Deux jours plus tard,Manuel retourna à Burgos.

Mais l’histoire – du moins celle que je veuxraconter aujourd’hui – ne s’achève pas là. A peuprès au même moment où Machado mourait àCollioure, on exécutait Rafael Sánchez Mazasprès du sanctuaire du Collell. Sánchez Mazas futun bon écrivain ; il fut aussi ami de JoséAntonio et l’un des fondateurs et idéologues dela Phalange. Ses péripéties pendant la guerresont entourées de mystère. Il y a quelquesannées, son fils, Rafael Sánchez Ferlosio, meraconta sa version. J’ignore si elle est conformeà la vérité des faits ; je la rapporte telle qu’elle me

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fut racontée. Surpris dans le Madrid républicainpar le soulèvement militaire, Sánchez Mazas seréfugia à l’ambassade du Chili. Il y passa unegrande partie de la guerre ; vers la fin de celle-ci, il essaya de fuir camouflé dans un camionmais on l’arrêta à Barcelone et, pendant que lestroupes de Franco arrivaient dans la ville, onl’emmena vers la frontière. Son exécution eutlieu non loin de là ; cependant, les balles nefirent que le frôler et il profita de la confusionpour courir se cacher dans la forêt, d’où il enten-dait les voix des miliciens à ses trousses. L’und’eux finit par le découvrir. Il le regarda dans lesyeux. Puis il cria à ses compagnons : “Par ici, iln’y a personne !” Il fit demi-tour et partit.

“De toutes les histoires de l’Histoire, écrivitJaime Gil, la plus triste est sans doute celle del’Espagne, parce qu’elle finit mal.” Finit-elle mal ?Nous ne saurons jamais qui fut ce milicien quisauva la vie à Sánchez Mazas ni ce qui lui tra-versa l’esprit quand il le regarda dans les yeux ;nous ne saurons jamais ce que se dirent Joséet Manuel Machado devant les tombes de leurfrère Antonio et de leur mère. Je ne sais pourquoimais parfois je me dis que, si nous réussissionsà dévoiler l’un de ces deux secrets parallèles,nous entreverrions peut-être aussi un secret bienplus essentiel.

J’étais très content de cet article. Quand il futpublié, le 22 février 1999, exactement soixanteans après la mort de Machado à Collioure et exac-tement soixante ans et vingt-deux jours aprèsl’exécution de Sánchez Mazas au Collell (je n’ensus que plus tard la date précise), on me félicitaà la rédaction. Dans les jours qui suivirent, jereçus trois lettres ; à ma surprise – je ne fus ja-mais un journaliste polémique, de ceux dont lenom abonde dans le courrier des lecteurs, et rienn’invitait à penser que des événements vieux de

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soixante ans pouvaient affecter qui que ce fût –,toutes trois se rapportaient à l’article. La pre-mière, que j’imaginai écrite par un étudiant enlettres à l’université, me reprochait d’avoir insinué(ce que je croyais ne pas avoir commis ou plutôtne pas avoir tout à fait commis) que si AntonioMachado s’était trouvé à Burgos pendant le soulè-vement de juillet 1936, il se serait rangé du côtéfranquiste. La deuxième lettre était plus dure,écrite par un homme suffisamment âgé pour avoirvécu la guerre. Dans un jargon caractéristique, ilm’accusait de “révisionnisme”, puisque la ques-tion du dernier paragraphe, celle qui suivait lacitation de Jaime Gil (“Finit-elle mal ?”), suggéraitde manière à peine voilée que l’histoire de l’Es-pagne finit bien, ce qui à son avis était rigoureuse-ment faux. “Elle finit bien pour ceux qui ont gagnéla guerre, disait-il. Mais mal pour nous qui l’avonsperdue. Personne n’a eu le moindre geste, mêmepas celui de nous remercier d’avoir lutté pour laliberté. Dans tous les villages, il y a des monumentsà la mémoire des morts de la guerre. Sur combiend’entre eux avez-vous vu figurer ne serait-ce queles noms des deux camps, faute de mieux ?” Letexte concluait : “Et merde à la Transition ! Bien àvous, Mateu Recasens.”

La troisième lettre était la plus intéressante.Elle était signée par un certain Miquel Aguirre.Aguirre était historien et, à l’en croire, il étudiaitdepuis des années tout ce qui s’était passé pen-dant la guerre civile dans la région de Banyoles.Entre autres choses, sa lettre rendait compted’un fait qui alors me parut stupéfiant : SánchezMazas n’avait pas été le seul survivant de l’exé-cution du Collell ; un homme du nom du JesúsPascual Aguilar s’était lui aussi échappé. De plus,Pascual avait apparemment raconté cet épisode

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dans un livre intitulé Je fus assassiné par lesrouges. “Je crains que le livre ne soit introuvable,concluait Aguirre, avec l’arrogance caractéristiquede l’érudit. Mais si cela vous intéresse, je tiens unexemplaire à votre disposition.” A la fin de sa let-tre, Aguirre avait noté ses coordonnées et un nu-méro de téléphone.

J’appelai aussitôt Aguirre. Après quelques mal-entendus, dont je déduisis qu’il travaillait dansune entreprise ou un organisme public, je réus-sis à lui parler. Je lui demandai s’il avait desinformations sur les exécutions du Collell ; il medit que oui. Je lui demandai si son offre deme prêter le livre de Pascual tenait toujours ; il medit que oui. Je lui demandai s’il avait envie dedéjeuner avec moi ; il me dit qu’il vivait à Banyo-les mais qu’il se rendait tous les jeudis à Géronepour enregistrer une émission de radio.

— On peut se voir jeudi, dit-il.Nous étions vendredi et, afin de m’épargner

une semaine d’impatience, je faillis lui proposerde nous voir dans l’après-midi à Banyoles.

— D’accord, dis-je pourtant. Et, au même mo-ment, je me souvins de Ferlosio qui, avec soninnocent air de gourou et ses yeux férocementjoyeux, m’avait parlé de son père sur la terrassedu Bistrot. Je demandai : On se voit au Bistrot ?

Le Bistrot est un café de la vieille ville, d’as-pect vaguement moderniste, avec ses tables enmarbre et en fer forgé, ses ventilateurs à hélices,ses grands miroirs et ses balcons saturés de fleurs,donnant sur l’escalier qui monte vers la place deSant Domènech. Le jour dit, très en avance surl’heure convenue avec Aguirre, j’étais déjà assis àun guéridon du Bistrot, une bière à la main ;autour de moi bouillonnaient les conversationsdes professeurs de la faculté de lettres, qui ont

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l’habitude de déjeuner là. Tout en feuilletant unerevue, je pensai que, lors de la prise du rendez-vous, ni Aguirre ni moi n’avions songé à ce quel’un des deux devait afficher un signe de recon-naissance, puisque aucun de nous ne connaissaitl’autre. Je m’efforçais déjà d’imaginer commentserait Aguirre, avec pour seule aide la voix quej’avais entendue au téléphone une semaine aupa-ravant, quand s’arrêta devant ma table un indi-vidu petit, carré et brun, avec des lunettes et undossier rouge sous le bras ; une barbe de troisjours et une barbiche de méchant paraissaient luimanger le visage. Pour une raison ou pour uneautre, je m’attendais à voir un homme d’un certainâge, serein et professoral, et non cet individutrès jeune qui semblait avoir la gueule de bois (àmoins que cela ne fût un air excentrique) qui setenait devant moi. Comme il ne disait rien, je luidemandai si c’était bien lui. Il me dit que oui. Puisil me demanda si c’était bien moi. Je lui dis queoui. Nous rîmes. Quand vint la serveuse, Aguirrecommanda du riz pilaf et une entrecôte au roque-fort ; je commandai, pour ma part, une salade etdu lapin. Pendant que nous attendions nos plats,Aguirre me dit qu’il m’avait reconnu d’après laphoto de la quatrième d’un de mes livres, lu ily a un certain temps. Le premier spasme de vanitépassé, je commentai avec rancœur :

— Ah, c’était donc toi ?— Je ne comprends pas.Je me vis obligé d’expliquer :— C’était une blague.J’avais envie d’entrer en matière, mais comme

je ne voulais pas paraître discourtois ou tropintéressé je demandai des nouvelles de l’émissionde radio. Aguirre eut un éclat de rire nerveuxqui laissa voir ses dents, blanches et inégales.

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