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je suis l’idole de mon père

Arnaud CathrineRoman

Illustration de couverture de Benjamin Courtault

Doriand a le malheur d’être le fils d’un auteur de roman jeunesse en mal d’inspiration. Et toute sa vie se retrouve étalée dans les romans de son père, ce qui provoque en lui honte et fureur. Pour les vacances en Normandie dans une station balnéaire, ils ont décidé de faire la paix.Là, dans une belle demeure, la famille du père passe aussi ses vacances depuis toujours. Doriand n’a jamais rencontré ses grands-parents, il va forcer la porte pour comprendre d’où vient son père et pourquoi il ne dit rien de ce temps-là. Pourtant il y aurait matière à écrire un beau roman !

Collection animée par Soazig Le Bail, assistée de Claire Beltier.

«Lâche-moi, oublie-moi, rature-moi, finis-moi.»

Harry Potter à J. K. Rowling

1 Résumé de l’épisode précédent

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Chaque année, ça recommence: les grandes vacances approchent et, avec elles, mon pire cauchemar. J’y pense dès le mois de mai, et parfois même avant, sitôt que la lumière prin-tanière sauve Paris de sa grisaille têtue. Je devrais me réjouir, comme tout le monde, mais je ne peux qu’appréhender cette triste fatalité: le printemps annonce l’été, et donc les grandes vacances; à peine a-t-on diagnostiqué un réchauf fement caressant que c’est déjà l’heure de quitter les salles de classe et de préparer les valises. Solitude totale pour moi. Impossible de partager ce désarroi atroce qui m’envahit. Car voilà: si août signifie «vacances avec ma mère» (et donc: paix royale), juillet recouvre une tout autre réalité; juillet (rien que le mot me fait frémir), juillet: c’est «vacances avec mon père», je veux dire: le type qui tente vai-nement d’être mon père…

Je reprends tout dans l’ordre. Mes parents sont séparés depuis longtemps mais comme ce sont des gens très modernes, ils m’ont laissé le choix au moment de leur rupture: garde par-tagée, papa, maman? J’avais huit ans. N’importe qui à ma place aurait réagi d’instinct. J’ai préféré inaugurer ce qui allait devenir ma marque de fabrique: les mauvais choix. Je suis donc resté

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habiter avec mon père dans l’appartement où j’avais grandi, réservant les week-ends à ma mère. J’ai du même coup commencé à valser entre la rue du Faubourg-du-Temple et la rue Saint-Maur, deux appartements, deux chambres, deux destinations de vacances par période de vacances, on connaît la chanson: deux choses en toutes choses. Et je m’y suis fait, plus ou moins, c’est selon les jours, mais enfin je ne suis ni le premier ni le dernier. Loin de moi l’idée de gémir dans ce journal parce que mes parents ont divorcé. Non, ce n’est pas vraiment ça, le problème. Le problème, c’est mon père.

Signe particulier: l’exact opposé de ma mère. Elle: me considérant comme un individu à part entière, c’est-à-dire me recadrant quand ça lui semble nécessaire, mais me laissant tout autant libre de faire ma petite vie. Lui: pénible, ça oui… mais autre chose aussi, de bien plus grave. Je veux parler de mon sale petit privilège à moi. Qu’on ne peut mesurer pleinement que si on le vit. Mon père est: écrivain.

Alors dit comme ça, je sais: ça peut paraître tout à fait anodin, dérisoire, voire inintéressant au possible. C’est lui qui a d’ailleurs insisté pour me montrer le film de Sofia Coppola: Some-where; l’histoire d’un acteur américain adulé par les foules qui s’y prend plutôt mal avec son adolescente en mal de reconnaissance pater-nelle. But de la manœuvre: me faire comprendre

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qu’il y a toujours pire dans la vie. Bien joué, father. Sauf que: j’adorerais être le fils d’un acteur célèbre! Je pourrais crâner au lycée, l’accompagner sur les tournages, ce serait peut-être lourd à porter, toute cette notoriété, certes, on me demanderait sans cesse si mon nom de famille a un rapport avec lui, tantôt j’acquies-cerais avec fierté, tantôt je nierais pour ma tran-quillité, mais mon père serait riche, donc moi aussi, nous fréquenterions des gens célèbres par brouettes entières. Soyons clair: j’aurais adoré être un fils de star, un fils de, un petit bourge plein aux as, puant et prétentieux. Mais moi? Fils d’écrivain. C’est petit, tout petit. Imaginez: la plupart des écrivains passent très peu à la télé, on ne les reconnaît pas dans la rue, ça n’intéresse personne au lycée, ça ne gagne même pas beau-coup d’argent, rien pour faire rêver vraiment.

Mais tout cela est-il si tragique? me deman-derez-vous (à raison). En fait, il faut préciser une chose capitale dont découle tout le reste: mon père publie des romans pour adolescents. Et là, je pense que vous commencez à comprendre. Cher papa s’est spécialisé en littérature jeunesse et… je suis sa principale source d’inspiration.

Voilà donc: mon père ne peut pas s’em-pêcher de raconter ma vie dans tous ses livres. La première fois que je m’en suis aperçu, c’était il y a deux ans. Il avait lu mon journal intime

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et entamé dans la foulée un roman intitulé East River qui s’en inspirait très largement. J’ai détruit le fichier, lui ai écrit une lettre assassine et suis parti vivre chez ma mère (dont je suis vite revenu; Neuilly et ses vieux riches: très peu pour moi). Dans l’intervalle, il a reconstitué de mémoire son début de manuscrit et l’a publié sous un autre titre: Sous les draps (titre volé à un chanteur, je le précise au passage).

En fait, mon père ne connaît pas le sentiment de culpabilité. Pire: il ne manque jamais de me faire remarquer que j’ai la belle vie grâce à l’argent que nous rapportent ces petites histoires. En attendant, son Sous les draps racontait abso-lument TOUTE ma première histoire d’amour (avec Julie). J’ai alerté ma mère qui a asséné à son ex une douche froide. Sans effet. Je me suis confié à Sylvain, mon meilleur ami, qui l’a col-porté dans toute la classe (prouvant ainsi qu’il me faudrait réviser ma conception de l’amitié). En attendant, Sylvain a réussi à donner envie à tout le monde de lire le livre. Ainsi fut fait. Je passe sur les ricanements dans la cour, la fureur de Julie et la pitié décelable dans la rétine de la prof de français.

Du coup, j’ai décidé de lire attentivement la «grande œuvre» de mon père (jusque-là, j’avais tenu sa prose à distance; une intuition sans doute). Naïf et crétin jusqu’à la moelle, il a tout d’abord cru que la pilule était passée et que je

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me prenais de passion pour ses élucubrations. Mais au mot passion je préférerais celui d’effroi. Je ne peux pas faire l’inventaire exhaustif de tous les détails attestant que ses livres – tous ses livres – me doivent tout. Je ne citerai qu’un exemple, la perle: j’ai retrouvé dans L’avenir est un métier mon opération de la couille gauche (vic-time de torsions à répétition), opération orches-trée un an avant la parution dudit livre par mon grand-père maternel (qui est chirur gien).

On comprendra aisément dans quel état sont à présent: mon amour propre, ma dignité et mon intimité.

Quelques semaines plus tard, j’ai de nou-veau piraté son ordinateur. Rebelote: il s’était mis à travailler sur un texte intitulé La Deuxième Fois. À la première anecdote personnelle, j’ai détruit le fichier. Évidemment il avait fait une sauvegarde de sécurité et évidemment il a PROMIS d’éradiquer les larcins dont ce début de roman était truffé. Méfiant, je lui ai tout de même fait signer un contrat stipulant qu’il s’engageait à:

1) Ne plus JAMAIS faire figurer dans ses histoires à la noix un seul motif qui pourrait rappeler de près ou de loin ma petite personne et mon vécu. Donc pas de Doriand ni aucun prénom sorti de mon entourage. Surtout: plus aucun personnage de garçon petit pour son âge, châtain, nez busqué, portant un appareil

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dentaire et affectionnant les Converse violettes, les rognons de veau à la crème, les plages nor-mandes, les blondes (normandes), le café depuis l’âge de deux ans, Spiderman (et pas du tout Batman), etc.

2) Ne plus JAMAIS fouiller ma chambre.3) Ne plus JAMAIS lire mes textos et mes

mails.4) Me donner accès SYSTÉMATIQUEMENT à

tout roman avant publication.5) S’efforcer PLEASE de regarder un tout

petit peu plus loin que le bout de mon nez, en s’inspirant de l’actualité, par exemple, et si possible de l’actualité INTERNATIONALE.

6) En cas de non-respect de ces conditions: me prévoir un pourcentage sur les recettes du livre (un euro par exemplaire vendu), pour-centage révisable à chaque enfreinte.

Vas-y, signe en bas: «Je soussigné Rémi Salvaing respectera les conditions énoncées ci-dessus par mon fils, Doriand Salvaing, désireux de retrouver un mode d’existence normal.»

Le roman suivant m’a prouvé qu’il était tout à fait incapable de respecter notre contrat: j’ai retrouvé narrée noir sur blanc ma deuxième histoire d’amour (avec Maylis [fureur de Maylis, disparue Maylis, ricanements dans la classe, pupille doublement affligée de la prof de français]). On s’en doute: il ne m’avait rien fait

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lire avant publication et avait, qui plus est, mis un code pour accéder aux données de son ordinateur. Défense de l’accusé? «J’ai changé tous les prénoms! Personne ne peut te recon-naître!» Maman (à court) m’a conseillé d’écrire à l’éditeur (qui est resté désespérément muet). Fouillant l’iPhone de papa, j’ai trouvé le numéro de portable du connard d’éditeur (messagerie messagerie messagerie). Et mon père dans tout ça? Il a ri. Parce qu’en plus ça l’amuse. Il rit, minimise d’un geste affectueux et repart écrire ses conneries. «J’ai changé tous les pré-noms. Personne ne peut te reconnaître.»

Résultat: je verrouille tout. Ordinateur, chambre, commode, rien à portée de la main. Et je ne lui raconte plus RIEN. Mon père ne sait plus RIEN de moi depuis un an et demi. Et c’est finalement la technique la plus efficace. J’en veux pour preuve: je l’ai entendu déplorer des pannes d’inspiration ces derniers temps. Parfois il passe une tête dans ma chambre, brandit une photo de moi quand j’étais petit et me demande de lui rafraîchir la mémoire sur telle ou telle anecdote. Non mais tu crois que je ne te vois pas venir, mon salaud? Tu t’assois sur mon lit, tu commences à raconter avec nostalgie notre séjour à Patmos, tout ça dans l’espoir que j’embraye et nourrisse l’un de tes chapitres rachitiques! Mais GO OUT! EXIT!

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Et il repart, penaud. «Je vis avec un étranger!» dit-il de plus en plus souvent devant ses amis. «Je vous présente Doriand, mon colocataire.» Mon père est monstrueusement drôle. Mais tu auras beau m’humilier en public, tu ne sauras plus jamais rien de moi, sale voleur! Et dans deux ans, bac en poche, je me tirerai de chez toi, tu seras bon pour te mettre à l’aquarelle ou à la couture!

Ma plus grande peur, c’est qu’il raconte tout ça dans un livre. Oui, cela pourrait malheureu-sement faire l’objet d’un roman, mon père fait feu de tout bois. Ce serait vraiment un motif de rupture diplomatique définitive (maman est d’accord). Je tente de ne pas trop penser à cette effrayante perspective et je me tiens sur mes gardes, vérifiant sitôt que je réinvestis ma chambre que rien n’a bougé, que les serrures tiennent bon, que le cheveu que j’ai laissé sur la barre d’espace de mon clavier d’ordinateur est toujours là. Je vis comme une star traquée. Tout ça parce que je suis l’idole de mon père. Sa muse non consentante.

Quel rapport avec les grandes vacances et le mois de juillet? Nous y sommes. Juillet avec mon père = vivre sous son regard vingt-quatre heures sur vingt-quatre (là où le lycée m’épargne un nombre d’heures non négligeable), proie susceptible d’être croquée à chaque instant,

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et donc devoir inventer toutes les stratégies inimaginables pour passer le moins de temps possible avec lui.

Juillet avec mon père: la chose la plus épuisante qu’on ait inventée sur terre.

Alors aujourd’hui, 29 juin 2012, je laisse mes amis se réjouir.

Et je chiale ma mère.