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Je suis tout seul et j'ai la fièvreexcerpts.numilog.com/books/9782702013151.pdf · Henry Miller Sexus — Plexus — Nexus Big Sur Milton Mezz Mezzrow La rage de vivre Marcel Moreau

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  • JE SUIS T O U T SEUL E T J ' A I LA FIÈVRE

  • EXTRAITS DU CATALOGUE :

    Kotel

    Mongo Beti Le roi miraculé Mission terminée Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama La revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama (II)

    Dames sans rois La bougeotte

    Le conquistador Le singe hurleur La purification Blackbird Opéra

    Le train bleu De l'autre côté du fleuve

    Trois... Six... Neuf...

    Denis Desforges Le cuirassé Salvatore

    Antoinette Dubois Toxique

    Pique-nique et autres charivaris Pigeons roses & chauves-souris dorées L'oiseau moquerie

    Lawrence Durrell Le quatuor d'Alexandrie

    Shusaku Endo La mer et le poison Un admirable idiot Volcano En sifflotant L'extraordinaire voyage du samouraï Hasekura

    Michaël Fairley Avec des amis comme ça...

    A mon seul désir Une fille cousue de fil blanc Jérémie la nuit

    Colette Geslin Vanaa, La première grande saga polynésienne

    Anne Guglielmetti « La Belle Italie » L'anniversaire La corne de corail

    Elizabeth Hardwick Nuits sans sommeil

    Claude Kevers-Pascalis Crésus

    Il faut que je rentre La femme du vent Honorine ou les imprévus de Ver- sailles

    Henry Miller Sexus — Plexus — Nexus Big Sur

    Milton Mezz Mezzrow La rage de vivre

    Marcel Moreau Moreaumachie

    Je m'appelle Asher Lev Au commencement La promesse Le Livre des Lumières La harpe de Davita

    La porte Mandelbaum L'image publique

    Le minotaure

    Roland Topor Le locataire chimérique Joko fête son anniversaire La princesse Angine

  • GÉRARD M. PRINCEAU

    JE SUIS T O U T SEUL ET J 'AI LA FIÈVRE

    r o m a n

    É D I T I O N S B U C H E T / C H A S T E L 18, rue de Condé — 75006 PARIS

  • Si cet ouvrage vous a intéressé, il vous suffira d 'adresser votre carte de visite aux ÉDITIONS B U C H E T / CHASTEL, 18, rue de Condé, 75006 PARIS,

    pour recevoir gra tui tement nos bulletins illustrés par lesquels vous serez informé de nos dernières publications.

    © 1988 Buchet /Chastel , Paris

    Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays,

    y compris l'U.R.S.S.

  • Seigneur, je suis tout seul et j ' ai la fièvre... Mon lit est froid comme un cercueil...

    Blaise Cendrars

    A la fin tu es las de ce monde ancien Guillaume Apollinaire

  • à Marie-Helen et à Christian R.

  • C H A P I T R E P R E M I E R

    1

    C C'est un port.

    Et il pleut depuis que je suis arrivé. Il y a des grues de déchargement qui font sans cesse

    le chemin qui sépare les bateaux des quais. Je vois des caisses énormes se balancer dans les airs, bousculées par les nuages bas, fouettées par cette pluie d'hiver, glaciale, qui vient jusque dans mon recoin de hangar battre par rafales les pans de mon imperméable. Je vois des hommes qui travaillent et qui ne peuvent pas sourire ; leurs mains qui pendent comme des malédic- tions, déformées par la besogne quotidienne. Ils crient souvent, s'interpellent, et leurs voix se mêlent au hur- lement des sirènes, au grincement rouillé des machines, au fracas des camions qui se croisent. Je vois des voyous, comme moi, tirant à pleins poumons sur des clopes humides, une main dans la poche, l'autre à la bouche, piétinant sur les flaques d'eau dans l'attente d'une

  • occasion. Je vois des voitures maladroites prises dans les filins et soulevées sans effort, soulevées jusqu'à ne plus distinguer que leurs ventres noirs.

    Je vois la mer.

    2

    Il doit bien y avoir pas loin d'une semaine que je suis là. Je dors entre des caisses et je bouffe ce qui traîne par terre, des fruits pourris, des restes de pain. Parfois un marin m'offre du tabac; et j 'ai partagé une fois le repas d 'un grand diable de noir qui partait le soir même pour l'Afrique. Il y a des gars qui ont l'habitude et qui me disent que ce n'est pas la peine d'insister.

    — C'est pas le moment, petit, il faut attendre le prin- temps.

    Mais je n'ai pas le temps d'attendre le printemps. C'est fini. La longue tige de maïs, dressée comme une menace, ne se laissera plus avoir; elle me tordra le cou, plutôt. Ses belles feuilles savent. Et elles me répètent: « Regarde-toi, Federico; regarde-toi. Que veux-tu que ce pays fasse d 'un type dans ton genre? Regarde-toi : râblé, la peau brune et le cheveu noir, les yeux en amande, immigré involontaire, récupéré et élevé par une famille charitable qui, de ta sixième

  • à ta dix-huitième année, s'est efforcée de te donner

    le goût d 'une terre qui n'est pas la tienne. Est-ce que tu ne veux pas vivre et pouvoir te regarder norma- lement dans les yeux des autres? T u dois traverser l'océan. Tout est de l'autre côté. Là-bas. »

    Une semaine. Je détaille les offres d'embauche tous les matins. Je commence à être connu. On se moque de moi parce que je n'ai pas les mains qu'il faut, paraît- il. Je leur montre mes muscles et je soulève des caisses. A ce moment-là ils se taisent et s'en vont en me tapant sur l'épaule, comme pour s'excuser.

    La nuit j 'arpente les quais silencieux. On ne voit plus rien. Seulement des trous de lumière et des trous de ténèbres. Les trous noirs sont immobiles, presque dangereux; les trous lumineux dansent comme des invitations. De temps en temps un lampadaire plus puissant que les autres montre un pan de mur humide et un voile de pluie qui a toute la brillance de ces habits de cirque qu'enfilent les trapézistes. J 'erre. A l'affût de la moindre issue. Et je veux croire qu'un concours de circonstances me permettra enfin de me faufiler dans les soutes d 'un bateau en partance pour Panama. J 'erre, sans me soucier des yeux qui me sur- veillent, qui m'épient. Parce que ceux qui rôdent la nuit essayent toujours de tirer profit de ce qui bouge autour d'eux. Et quelqu'un a fini par m'aborder l'autre soir, au moment où le clocher de l'église, fiché comme un pieu sur son mamelon rocheux, sonnait dix coups

  • réguliers. Une drôle de fille. Une putain bizarrement habillée par ce froid. La tête enfouie sous une sorte d'imperméable transparent servant à protéger son visage peint avec frénésie. Ses talons la maintenaient, semblait-il, au-dessus des flaques d'eau.

    — Tu veux pas passer la nuit chez moi, chéri? — J'ai pas d'argent. Ça se voit, non! Elle m'a regardé avec des yeux cerclés de noir,

    contre lesquels ses cils battaient, semblables à de fra- giles papillons de nuit. Elle s'est rapprochée de moi, a glissé une main sous mon bras.

    — Avec le temps qui fait je n'aurai pas de clilles ce soir. Alors je t'offre ma chambre. J'ai envie de me faire plaisir. Tu es beau, tu sais...

    Elle a passé la main dans mes cheveux trempés. — Elle est où ta chambre? — De l'autre côté de la ville. On va prendre un taxi,

    j'ai de l'argent. — Je peux pas venir. — Pourquoi, chéri? Laisse-toi faire puisque c'est gra-

    tuit. — Je peux pas revenir en arrière, tu comprends? Je

    criais presque. Je peux pas! Si je quitte ce quai, j'ai l'impression que jamais plus je ne partirai.

    — Te fâche pas, mon ange; calme-toi. C'est pour ton bien, moi, que je te faisais cette proposition. Allons chez toi, si tu préfères.

    — Je couche sous un hangar.

  • — Ça me va; j'ai pas envie d'être seule ce soir. La pluie, ça me fiche le cafard.

    — Ça fait dix jours qu'il pleut. — Oui. Et ça fait dix jours que j'ai le cafard. Elle est restée accrochée à mon bras et je l'ai entraî-

    née, sans me presser, vers mon recoin de sacs et de cartons.

    On s'est assis à l'abri du vent, de la pluie; sur un tas de sacs qui me servaient de matelas. Elle s'est allongée tout de suite et m'a tendu les bras en souriant. Je l'ai prise. Sa jupe était si courte que je n'ai pas eu besoin de la lui enlever pour lui faire l'amour.

    Nous avons attendu longtemps, serrés l'un contre l'autre, que l'envie nous vienne de nous déprendre. L'eau tambourinait sur le toit en tôle ondulée, jetée par brassées; et les nuages s'entassaient les uns der- rière les autres au-dessus de la ville, pressés d'inonder les rues impassibles, les maisons aveugles, les tuiles gargouillantes. On eût dit que c'était la mer elle-même qui fabriquait dans ses fonds immensurables ces ter- ribles nuages, qu'ils étaient les chevaliers de son cour- roux hivernal — cette danse de Saint-Guy, cette agi- tation écumeuse qui la parcourt tout au long des mois en r. J'ai frissonné en pensant aux soleils de mon pays.

    La fille s'appelait Dora. Elle m'a pressé plus forte- ment contre elle quand j'ai frissonné. Sa bouche sur mon oreille, elle m'a demandé pourquoi je voulais quitter ce pays; je lui ai dit que c'était justement parce

  • que je n'avais jamais eu assez d'argent pour payer l 'amour d 'une putain; je lui ai dit que dans mon pays je pourrai me marier et aussi m'offrir toutes les putains qui me feront envie. Dora a murmuré :

    — Il est où ton pays? — De l'autre côté de la mer. Là où les gens rient

    quand le soleil pousse tous les matins ses doigts sous leurs paupières.

  • I I

    1

    Je peux me souvenir. Si vous voulez que je vous raconte... Oui? Alors écoutez :

    C'était l'été. J'avais huit ans. On m'avait bien répété qu'on fêtait mon anniversaire et que j'avais huit ans. Huit. Et on me montrait le chiffre avec les mains. Il

    y avait un gâteau avec des bougies. Et beaucoup de gens que je ne connaissais pas : ils étaient pourtant ma nouvelle famille. Pour leur faire plaisir je leur mon- trais mon âge quand ils me le demandaient : j 'ouvrais largement une main et avec l'autre je dressais trois doigts; ça les faisait rire. Ils me félicitaient. Et ils prononçaient mon nom : Federico. Certains m'of- fraient des cadeaux. D'autres me glissaient dans la main de l'argent que je devais aussitôt faire disparaître dans la fente d 'un gros cochon rose. Maman Sylvie me surveillait. Je savais qu'il n'était pas possible d'agir autrement. Mais c'était quand même mes sous, et j ' en

  • voulais encore plus. Comme tout était facile brusque- ment : il me suffisait de jouer le guignol. Alors je passai l'après-midi à m'agiter dans tous les sens. Je montai sur les chaises, pirouettai sur le canapé, grimpai sur les épaules des hommes, luttai avec les autres garçons que je jetai à terre. Ils criaient, m'applaudissaient, me lançaient des pièces que j'enfouissais dans le cochon rose. A un moment donné, déchaîné et transpirant, je sortis dans la cour, attrapai une poule et rentrai triomphant dans la salle à manger en lâchant l'oiseau sur la table. Les femmes reculèrent en s'exclamant et

    les hommes firent entendre le son rauque de leurs voix : plus personne ne rigolait. On prit la poule par les ailes et on la jeta par la fenêtre. Papa Michel me sauta dessus et me tira l'oreille. Je pleurai. Ils m'entou- rèrent pour me consoler et m'expliquer ce que je pouvais faire et ce que je ne devais pas faire. Les autres enfants s'étaient regroupés sur le canapé et ils rica- naient en se moquant de moi. Je secouais la tête à toutes leurs explications. A la fin j'allai me blottir dans les bras de Maman Sylvie. Je grimpai sur ses genoux et fis semblant de m'endormir. Je restai longtemps à écouter sa main qui froissait tendrement mes cheveux noirs. Et puis Papa Michel demanda aux gosses d'aller jouer dehors. Je sortis dans la cour rejoindre les quatre garçons et les deux filles. Comme c'est étrange : ces souvenirs sont très lointains dans ma mémoire et pour- tant je n'éprouve aucune difficulté à me rappeler les

  • noms, à décrire les visages et les habits dans les moindres détails. Il y avait Cédric mon nouveau frère et Aurélie ma nouvelle sœur; mais aussi Alain un petit garçon tout chétif, le cheveu roux et la peau plus pâle que le lait des vaches; Olivier, blond et les yeux bleus, plus grand que moi, qui portait un short rouge et un t-shirt blanc taché; Jérôme, un gros, avec de grosses cuisses et des joues rouges; et puis Marie, qui avait les cheveux aussi noirs et lisses que moi, et qui les maintenait attachés par un élastique en une queue de cheval sautillante. Nous allâmes en courant rejoindre le grand pré qui bordait l'étang. L'herbe était haute, fleurie, fraîche parce que le soleil se cachait déjà der- rière les arbres feuillus. Nous jouâmes à cache-cache. Et ce jour-là je crois que je fis tout ce qui était possible de faire pour être plus souvent qu'à mon tour celui qui compte jusqu'à cent; car je n'avais pas trouvé d'autre prétexte qui me permît d'attraper Marie et de la serrer contre moi. Quand je m'élançais dans le pré, après avoir rouvert les yeux, je ne cherchais que sa tête brune; et dans les herbes drues je m'écorchais la vue pour apercevoir un bout d'étoffe de sa robe rose à rayures blanches. Les graminées grenues, les marguerites, les chardons me fouettaient le visage. Je courais en sautant au-dessus des herbes, plein d'im- patience. Je soulevais des parfums qui filaient vers le ciel encore tout brasillant de chaleur. Je finissais tou- jours par la découvrir. Et je criais : Marie! Marie! Je

  • bondissais sur elle au moment où elle tentait de s'en- fuir. Elle criait, riait, se débattait. Je la renversais dans l'herbe vierge que nos corps pliaient, saccageaient. Je la pressais de toutes mes forces contre moi pour mieux enfouir mon nez dans sa chevelure et goûter cette odeur particulière des cheveux noirs. Marie ne bou- geait plus, fatiguée. J'entendais seulement son souffle court et le mien. Et c'était comme si la terre nous avait pris au piège et nous engloutissait lentement au cœur de ses parfums, de son humidité, de ses racines; c'était comme si la terre me tirait dans l'ombre de ses millions et millions de souvenirs pour me placer en face des miens : il me semblait alors que je tenais dans mes bras ma sœur, la vraie, Ana. Ana que j'avais définitivement perdue dans la ville, capitale de mon pays. Ana que je retrouvais devant moi, vivante, res- suscitée dans l'odeur de suie de cette crinière de jais, sauvage, merveilleusement identique.

    Les autres nous remontaient à la surface, me rame- naient dans le pré. Cédric et Olivier poussaient Marie vers l'arbre pour qu'elle fermât les yeux et comptât jusqu'à cent. Le jeu reprenait. Mais j'étais encore tout étourdi et, en scrutant le noir de mes yeux, je pouvais voir trente-six étoiles sous mes paupières.

    C'est plus tard, quand Olivier se lança à ma pour- suite — je me sentais alors prêt à faire n'importe quoi pour ne pas être rattrapé —, que je tombai dans l'étang. Je courais en regardant derrière moi. Et l'eau pro-

  • fonde me happa. Je ne savais pas nager à l'époque. Je me débattis en braillant. Ils se précipitèrent. Federico! Federico! Et ils me tendirent le bras. Mais aucun n'osa

    mettre un pied dans l'eau pour me secourir. Ils se contentèrent de trépigner sur la berge jusqu'à ce que l'un d'entre eux décidât d'avertir les parents. Alors ils partirent tous en courant, me laissant seul avec cette eau sombre qui faisait tout pour m'entraîner dans ses abîmes. Je me cramponnais à ce qui flottait, les herbes, les branches, les feuilles, mais rien ne m'ai- dait, au contraire, tout fuyait, glissait traîtreusement sous moi. Je crus que le bon Dieu lui-même m'avait laissé tomber. Je hurlai plus fort pour dominer ma peur, secouant mes membres dans tous les sens, dis- paraissant sous l'eau, buvant l'étang, mais remontant à chaque fois à la surface parce que je ne voulais pas mourir, je ne voulais surtout pas mourir. Et c'est sans doute cette rage qui me sauva, me donnant la force de résister jusqu'à ce que Papa Michel plongeât pour me venir en aide.

    La fête était finie. On me déshabilla et on me cou- cha. Maman Sylvie resta à côté de mon lit. Ma main serrant étroitement la sienne, j'attendis le sommeil, effrayé par l'idée que cette nuit encore j'aurais des cauchemars et que, tout pareil à la première fois, je verrais mes parents, mon père et ma mère, en train de se faire tuer.

  • tin. T u dois te plier à nos désirs si tu veux qu'on tente le coup.

    — Si mon cul peut m'aider à traverser l'Atlantique, je payerai avec mon cul. Mais faites gaffe! Je pourrais bien avoir envie de vous tuer en arrivant de l'autre côté.

    — Tu nous fais pas peur, répond le marin brun.

    Paris, 1987

  • CET O U V R A G E A ÉTÉ C O M P O S É

    ET ACHEVÉ D ' IMPRIMER PAR L ' IMPRIMERIE F L O C H

    À MAYENNE EN A O Û T 1 9 8 8

    N° d'éd. 1299. N° d'impr. 26795. D. L. : août 1988.

    (Imprimé en France)

    CouvertureEXTRAITS DU CATALOGUE:Page de titreCopyright d'origineÉpigrapheDédicaceCHAPITRE PREMIER12

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