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Anne-Cécile BLANC-GENIER Je, tu, nous… Jeu, vie, nous Une tentative d’animation collective dans un internat éducatif Diplôme d’ Etat relatif aux Fonctions d’ Animation Expérience d’animation Conseiller : Jean-Marc COTTET

Je, tu, nous… Jeu, vie, nous - arfatsema.fr · projet d’accueillir des filles de 3 à 20 ans, sans famille. ... généralement de la protection de l’enfance en danger. Les jeunes

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Anne-Cécile BLANC-GENIER

Je, tu, nous… Jeu, vie, nous

Une tentative d’animation collective dans un internat éducatif

Diplôme d’Etat relatif aux Fonctions d’Animation

Expérience d’animation Conseiller : Jean-Marc COTTET

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Introduction

Animatrice depuis une douzaine d’années, j’occupe, depuis 2002, un poste d’éducatrice dans un internat éducatif accueillant des adolescentes : la Villa Cyrnos. Dans un contexte bien différent de mes précédentes expériences dans divers centres sociaux, ces nouvelles fonctions m’amènent à encadrer des groupes au quotidien ; la prise en charge des jeunes s’effectue à travers tous les aspects de leur vie : hygiène, scolarité, soins… J’ai progressivement découvert tout l’intérêt que représente ce suivi de chaque instant pour l’apprentissage de l’autonomie matérielle, mais aussi pour la possibilité offerte aux filles d’expérimenter sans cesse des relations structurantes avec des adultes bienveillants.

Par contre, j’ai rapidement été interpellée par les modes de fonctionnement institutionnel sur deux points : la manière dont l’individuel prévaut entièrement sur le collectif et la vocation essentiellement occupationnelle des temps de loisirs. Alors que les jeunes sont, en permanence, confrontées aux contraintes de la vie de groupe, il n’existe pas de projet collectif spécifique et le travail d’élaboration de l’équipe ne s’appuie sur la dynamique des groupes que pour y analyser les comportements individuels. Parallèlement, alors que les loisirs sont, hormis les temps de repas, les principales occasions de regroupement des adolescentes, ils ne font pas l’objet d’une réflexion et d’une démarche concertée de l’équipe.

Mon identité professionnelle et ma sensibilité personnelle sont, sans nul doute, à l’origine de ces questionnements et ceux–ci s’expriment pleinement en référence aux valeurs de l’éducation populaire. Il me semble que l’intérêt de ce mémoire réside d’abord dans la réflexion conduite sur la possibilité de mettre en œuvre des projets collectifs d’animation au sein de cette structure d’éducation spécialisée. Alors que je prévoyais simplement, au début de l’expérience d’animation, de m’intéresser à la question des loisirs, ma réflexion a largement dépassé ce cadre et m’a conduite à m’interroger sur mon positionnement professionnel.

La spécificité de mon approche tient dans l’idée qu’il ne s’agit nullement de déterminer qui, des éducateurs ou des animateurs, dispose des meilleures capacités pour l’accompagnement de groupes d’adolescents, mais de considérer que l’animation et l’éducation spécialisée visent à la même finalité. Si les modalités d’intervention et les outils utilisés diffèrent, ils procèdent, dans les deux corps de métiers, de la même volonté d’aider l’autre à se construire, à s’humaniser.

Dans cette perspective, la question centrale de ce mémoire portera sur le potentiel que représente ma culture professionnelle au sein de l’institution, sur les bénéfices que peuvent tirer les adolescentes placées à la Villa Cyrnos de la mise en œuvre de mes compétences professionnelles particulières.

En quoi ma spécificité d’animatrice peut-elle contribuer à l’accompagnement des jeunes au foyer ?

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Pour traiter de cette problématique, je supposerai d’abord que travailler sur le collectif dans la perspective de l’animation peut favoriser une dynamique de groupe constructive pour ces jeunes. Pour valider cette idée, nous analyserons, dans un premier temps, quelles sont les valeurs portées par l’animation et l’intérêt des outils qu’elle procure. Puis nous considérerons comment le groupe peut être un espace de construction personnelle pour les jeunes filles.

Cette expérience d’animation représente une innovation au sein de la structure et, je montrerai comment j’ai dû m’appuyer sur l’existant pour pouvoir la mettre en œuvre et l’analyser. Ainsi, dans la perspective de développer une action à partir d’une activité déjà traditionnellement usitée dans la structure, le jeu de société s’est avéré le support le plus approprié. Notre seconde hypothèse est que le jeu offre un support de médiation éducative, complémentaire du quotidien centré sur le fonctionnel. Nous observerons donc en quoi il peut représenter, d’une part une aire d’expérimentation personnelle, et d’autre part un espace de relations.

Ce mémoire s’articulera en quatre grandes parties. La première présentera le contexte de l’expérience d’animation : l’institution, le public, l’équipe et le projet de la structure mais également la construction de la problématique et le projet d’animation. Dans un second temps, nous définirons les caractéristiques de l’expérience en précisant certains phénomènes propres aux groupes de jeunes placés, puis en donnant des éléments théoriques à propos du jeu. La troisième partie dévoilera le déroulement de l’expérience d’animation, que nous analyserons à partir d’un certain nombre de situations par le biais de deux entrées : l’image donnée par chacune des jeunes et les phénomènes de groupe. Enfin, nous évaluerons ce travail en nous référant aux deux hypothèses énoncées et nous réfléchirons aux limites rencontrées. La conclusion de ce document permettra au final, d’apporter des réponses à notre problématique.

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Le contexte : la Villa Cyrnos

I. L’institution

La Villa Cyrnos est l’un des foyers dépendant de l’établissement du Port, basé à Condrieu. Celui-ci intervient dans l’accompagnement éducatif d’adolescents en difficulté sociale par le biais de plusieurs services : le placement d’urgence en famille d’accueil, la pré-formation dans le secteur de la restauration ou les espaces verts, le placement en internat dans un foyer de garçons et deux de jeunes filles. C’est une institution ancienne qui a subi de multiples changements pour répondre aux besoins spécifiques de chaque époque.

C’est à 1862 que remonte son origine, date à laquelle fut fondée une congrégation de religieuses franciscaines. L’un des buts était “d’exercer la charité envers le prochain, en élevant des orphelines” dans une masure abandonnée réparée sommairement. Cette Congrégation alla en se développant peu à peu, si bien que la petite maison devenant insuffisante, il fallut chercher ailleurs, un asile de plus vastes dimensions. C’est à Condrieu (Rhône), qu’une société immobilière, propriétaire d’une maison près du port, confia la direction de cette dernière aux Sœurs Franciscaines avec comme tâche principale de la transformer en "Orphelinat". La Communauté prit possession de son nouveau domaine le 2 août 1868… La maison fixait comme projet d’accueillir des filles de 3 à 20 ans, sans famille.

Jusqu’en 1963, la congrégation développa, pour les 70 pensionnaires, divers aménagements et dispositifs pour mener à bien cette mission ce qui permit l’obtention de l’agrément du ministère de la Justice et l’octroi du prix de journée à compter de 1965. Puis, les religieuses passèrent le relais et ce sont trois associations qui se sont succédé jusqu’à ce que le Comité Lyonnais pour l’Enfance hérite des bâtiments et de l’activité.

En 1978, un « foyer expérimental » de 10 adolescentes, 2 éducatrices, une responsable, s’installe à Vienne dans 4 appartements au 3e étage d’un H.L.M. Le projet est d’« amener les jeunes à l’autonomie par la prise en charge personnelle, et la prise en charge du groupe ». Ceci dans le but d’un apprentissage pour l’entrée dans la vie adulte, avec comme point fort la participation à la mise en place de la vie collective dans tous ses aspects. Une dizaine de jeunes filles vont se retrouver ensemble et partager une vie différente de ce qu’elles ont connu jusqu’à présent. L’intégration du Foyer dans un H.L.M « ouvre » celui-ci sur la vie publique, et doit favoriser l’intégration des filles dans la population.

Cette expérience va marquer une étape importante dans la vie de l’établissement du Port puisque par la suite entre les années 1980 et 1982, un ensemble de structures va émerger : foyers "Clair Matin", "les Granges", "la Maisonnée", "la Lône". Ce changement d’organisation fondamental, décidé en vue d’un meilleur fonctionnement de l’établissement, s’appuie sur le principe suivant : « Afin d’assumer et gérer l’angoisse, la souffrance et l’insécurité des adolescentes, il faut des petits groupes de vie encadrés par de petites équipes éducatives

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responsables, autonomes et cohérentes »1. Au fil des ans, d’autres services verront le jour au sein de l’établissement notamment pour l’accueil d’urgence, le placement en famille d’accueil et la préformation professionnelle.2

La Villa Cyrnos est l’héritière directe du foyer expérimental d’origine qui, après trois changements de site, quelques aménagements significatifs du projet et un développement de l’équipe éducative, s’est installé dans une grande maison bourgeoise à Ste Colombe, à proximité directe de Vienne.

II. Le public

La Villa Cyrnos est habilitée à recevoir une dizaine d’adolescentes de 10 à 18 ans, mais en pratique, peu de jeunes de moins de 13 ans sont accueillies et la prise en charge, pour d’autres, peut être prolongée un peu au-delà de la majorité.

Elles sont confiées à l’institution soit directement par décision d’un juge pour enfants, soit par l’Aide Sociale à l’Enfance mandatée par la justice. Elles viennent du Rhône et parfois des départements limitrophes (Ain, Loire, Isère). Si pour certaines, il s’agit d’un premier placement, d’autres ont déjà expérimenté les séjours en famille d’accueil et en foyer, souvent depuis leur très jeune âge.

L’origine du signalement et les motifs de placement sont multiples mais relèvent généralement de la protection de l’enfance en danger. Les jeunes filles sont placées pour une durée déterminée, le plus souvent au regard de carences éducatives parentales empêchant le maintien dans la famille. D’autres – et elles sont de plus en plus nombreuses – sont des mineures isolées, arrivées clandestinement en France, généralement par des réseaux de prostitution et sont prises en charge jusqu’à leur majorité par le Conseil Général.

Toutes ces adolescentes ont subi des traumatismes importants : elles ont été violées, victimes d’inceste, confrontées à la guerre ou à la maladie mentale de leurs parents. Les violences physiques et psychiques dont elles ont souffert ont perturbé la construction de leur personnalité en les affligeant de carences affectives profondes qui s’expriment au quotidien. Ainsi, la majorité des jeunes accueillies au foyer présentent des troubles du comportement et ont tendance à se montrer caractérielles.

Depuis quelques années, le public du foyer a changé : alors qu’il s’agissait précédemment de jeunes essentiellement en difficulté sociale, on constate aujourd’hui une recrudescence

1 « L’adolescence » (1980) doc. Réflexion effectuée par les psychologues de l’établissement en vue de comprendre la difficulté des placements.

2 Organigramme de l’établissement en annexe 1

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alarmante d’adolescentes souffrant de problèmes psychologiques importants, voire de maladie mentale avérée. Par manque de structures de soin adaptées, ces jeunes ne peuvent être prise en charge par le milieu médical et sont orientées, par défaut, en internat éducatif. Leurs difficultés nécessitent un accompagnement particulier et obligent à prendre beaucoup de distance.

Aux caractéristiques classiques de l’adolescence, ces jeunes ajoutent donc des problématiques individuelles lourdes et douloureuses qui peuvent s’exprimer à chaque instant par des passages à l’acte.

III. L’équipe

L’équipe est, à différents titres, une composante essentielle dans l’identité de la structure. Sa stabilité, sa cohérence, son engagement et son implication auprès des jeunes son autonomie, son investissement dans l’élaboration du projet de la structure, sa pluridisciplinarité, ainsi que la personnalité de chacune des éducatrices et de la chef de service sont autant de facteurs qui expliquent la qualité de l’accompagnement éducatif mis en place à la Villa Cyrnos.

L’équipe, exclusivement féminine, compte sept éducatrices pour une équivalence de 6,5 pleins temps et la chef de service, par ailleurs directrice-adjointe de l’établissement, auxquelles s’ajoute une psychologue qui intervient lors de la réunion hebdomadaire. Une personne bénévole est présente deux soirs par semaine pour aider les jeunes dans leur travail scolaire. Trois des éducatrices sont là depuis près de 15 ans ; une autre, dans l’institution depuis une douzaine d’années a intégré la Villa Cyrnos depuis six ans ; les deux autres personnes à plein temps y travaillent depuis au moins quatre ans, et celle à mi-temps depuis près de 10 ans, entrecoupés de six ans de congé parental. Ainsi, trois éducatrices ont connu le premier foyer et ont participé à l’évolution du projet de la structure. La chef de service, quant à elle, travaille dans l’institution depuis 35 ans et après avoir occupé les fonctions d’intendante, a passé son diplôme d’éducatrice spécialisée puis a occupé des postes d’encadrement. Si pendant près de deux ans elle a occupé le poste de direction de l’établissement, elle a décliné la proposition de s’y maintenir pour rester au contact du terrain. C’est notamment sous son impulsion que l’éclatement en petites structures autonomes s’est développé et elle est à l’origine de la première expérience institutionnelle en la matière.

Si toutes les éducatrices ont le même profil de poste, l’équipe du foyer est composée de professionnelles ayant des cursus très différents. Ainsi, outre une éducatrice spécialisée, on compte également une monitrice-éducatrice, une personne en formation de moniteur-éducateur, une Conseillère en Economie Sociale et Familiale, une titulaire d’une maîtrise de psychologie, une animatrice détentrice d’un DUT Carrières sociales et une autre en cours de Diplôme d’Etat relatif aux Fonctions d’Animation. Cette pluridisciplinarité s’explique certes par le manque d’éducatrices spécialisées souhaitant intervenir en internat mais aussi par l’intérêt que porte la chef de service à la richesse qu’apportent les différences de culture professionnelle. En effet, la spécificité du regard de chaque éducatrice selon sa formation et son expérience enrichit l’analyse

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et le travail auprès des jeunes, sans nuire à la cohérence de l’équipe garantie notamment par les réunions hebdomadaires.

Celles-ci permettent à l’équipe de multiplier les échanges, de confronter ce que vivent les éducatrices et d’élaborer autour de leur pratique. Elles garantissent le cadre de travail en donnant l’opportunité à chacune d’exprimer ses difficultés mais aussi son analyse et de trouver avec les autres des solutions à l’accompagnement de telle ou telle jeune. Elles offrent la possibilité de s’interpeller entre collègues et de favoriser la cohérence. Elles sont le lieu indispensable de la prise de recul qui permet de garder la bonne distance avec les adolescentes. Elles sont, enfin, le seul temps de rencontre de l’équipe au complet.

Une des caractéristiques communes des éducatrices est leur engagement auprès des jeunes. En effet, pour des adolescentes ayant bien souvent souffert de manque d’attention de leurs parents, étant bien souvent très seules, ayant peu d’estime d’elles-mêmes, il est important qu’elles puissent se sentir soutenues et reconnues. Cet investissement se traduit aussi par la préoccupation qu’ont les éducatrices de chaque jeune fille. Le système de référence, que nous développerons dans le chapitre suivant, favorise une prise en charge adaptée aux carences de ces jeunes filles et leur permet d’expérimenter d’autres types de relations avec les adultes que ce qu’elles ont connu jusque là. Leur disponibilité leur permet d’être présentes aux jeunes dans chaque étape importante au cours de leur placement.

Cette volonté institutionnelle d’engagement des éducatrices trouve bien sûr son origine dans les valeurs et l’histoire de l’institution dont la chef de service est particulièrement porteuse. Elle se traduit par une très grande autonomie laissée à l’équipe dans la gestion de la structure et l’accompagnement des adolescentes mais aussi par l’implication des éducatrices dans l’élaboration et la mise en œuvre de l’action éducative.

Construit grâce à une réflexion commune, à partir du travail au quotidien sur le terrain, le projet3 de la structure fédère l’équipe et contribue également à sa cohérence.

IV. Le projet de la structure

1. La prise en charge individuelle

Le projet d’établissement situe l’accompagnement personnalisé de chaque jeune au cœur de son action dans chacun de ses services, perspective encore renforcée par la loi de 2002. L’objectif décliné dans le projet de chacune des structures en fonction de ses missions est d’accompagner chaque personne vers l’autonomie en lui offrant un suivi personnalisé. Au niveau de la villa Cyrnos, cette prise en charge distincte pour chacune des adolescentes se traduit de

3 Projet de la Villa Cyrnos en annexe 2

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différentes manières : par la prise en compte des besoins et des difficultés de chacune mais aussi par le système de référence.

La référence permet à chaque jeune d’établir des relations privilégiées avec une éducatrice. Celle-ci est, pour toute la durée du placement, l’interlocutrice principale d’une adolescente mais aussi de sa famille et des travailleurs sociaux. L’éducatrice référente est chargée, en lien avec l’équipe, d’établir avec la jeune fille son projet individuel, de reposer le cadre dans des temps formels, d’assurer le suivi des ses affaires (vêtements, matériel scolaire, hygiène…). Elle assure également les « relations sociales » : écoles, médecins, centre de loisirs, organisation des week-ends et vacances… et doit veiller à la bonne circulation des informations relatives à chaque adolescente dont elle est responsable. Enfin, elle est chargée de transmettre au juge pour enfants et au travailleur social les éléments (discutés en équipe) dont il peut avoir besoin.

Les relations qu’établissent les adolescentes avec leur éducatrice référente sont toujours particulières et, si elles diffèrent de celles développées avec les autres membres de l’équipe, elles peuvent prendre plusieurs formes allant du rejet à l’attaque systématique ou à la recherche d’exclusivité.

Un bilan trimestriel rassemblant l’adolescente, sa famille, le travailleur social, la chef de service et l’éducatrice référente est l’occasion de faire le point sur la situation, offre un espace de parole à chacun et permet de déterminer les perspectives de travail pour le trimestre suivant. Ce qui se passe dans ces entretiens est ensuite repris en réunion d’équipe pour que chaque adulte puisse intégrer les objectifs définis.

L’accompagnement concerne tous les aspects de la vie des jeunes filles. Cela passe en premier lieu par des apprentissages fondamentaux tels que le respect de soi et des autres, l’acceptation des règles et la prise en compte des contraintes de la vie courante. Un accent particulier est mis sur la scolarisation, l’orientation professionnelle et la formation. Le rythme et les modalités de départs en week-end dépendent de chaque cas.

Le suivi individualisé donne à chaque jeune l’opportunité de sentir la préoccupation qu’ont d’autres personnes pour elle. L’adolescente va pouvoir découvrir qu’elle est digne de considération, qu’elle a de la valeur et qu’elle mérite d’être traitée avec respect et sollicitude. Si le regard permanent des éducatrices sur elle peut lui sembler lourd, elle va s’apercevoir qu’il est signe de l’intérêt qui lui est porté.

2. L’accompagnement éducatif

Cette attention permanente aux jeunes est un point essentiel du travail éducatif mis en place à la Villa Cyrnos. Face à des jeunes qui n’ont pas bénéficié des soins indispensables au bon développement de leur personnalité, il s’agit d’offrir aux adolescentes la possibilité de construire une meilleure estime d’elle-même et donc, à terme, des autres.

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Le travail éducatif est basé sur la relation qui s’instaure entre l’adolescente accueillie et les éducatrices. Dans le cas d’accompagnement de jeunes placés, il s’agit de permettre à une personne ayant souffert des modes de relations existant dans sa famille de pouvoir en expérimenter de nouvelles.

Dans leur histoire, ces filles ont été habituées à vivre dans l’insécurité et n’ont donc pas pu développer des relations de confiance avec le monde qui les entoure. Leur environnement représente donc toujours un danger potentiel et elles n’ont souvent que peu d’idée de ce que peuvent être des relations saines. Dans le cadre de son placement, il va falloir que chacune puisse trouver un environnement porteur et rassurant où s’installer.

Ainsi, quoi qu’il se passe, l’adolescente va trouver en face d’elle des adultes bienveillants, attentionnés tout en étant fermes et cadrants. Il s’agit alors de mettre en place des règles, de les expliciter et de les faire respecter, permettant ainsi que le cadre ne soit pas ressenti comme l’expression de la toute-puissance de l’adulte. Les règles instaurées peuvent être à certaines occasions négociées, les jeunes peuvent être sollicitées pour donner leur avis (notamment dans le cadre de la programmation de loisirs) mais le cadre ne peut être remis en question et l’adulte en est le garant.

C’est dans l’échange que l’interdit va être posé et les règles maintenues. La parole est l’élément essentiel de l’accompagnement : c’est parce que les adultes vont utiliser un langage de vérité en disant ce qu’elles font et en faisant ce qu’elles disent que la confiance va pouvoir se créer. Les jeunes vont également pouvoir découvrir que parler permet de résoudre les situations difficiles, qu’une relation ne se résume pas à l’assujettissement de l’un par l’autre.

Chaque acte peut être un moyen de détournement des règles et appelle une réponse claire et parfois une sanction. Ces faits doivent être appréhendés comme l’expression d’une souffrance profonde, de besoins affectifs, psychologiques ou matériels. Les éducatrices doivent donc toujours avoir deux grilles de lecture : la première pour répondre selon le principe de réalité, la seconde pour analyser puis travailler avec la jeune sur ses difficultés.

Le travail éducatif s’appuie donc beaucoup sur la compréhension des phénomènes inconscients et l’institution donne une place privilégiée au suivi psychologique des adolescentes. Ainsi, dans la procédure d’admission, chaque jeune est reçue par l’une des psychologues de l’établissement. Celle-ci a pour mission d’inviter la jeune fille à exprimer ses sentiments à propos de son placement dans un des services et de présenter le dispositif d’accompagnement psychologique mis en place en interne. Au niveau institutionnel, tout est fait pour permettre à la jeune de bénéficier d’un suivi psychologique, en l’encourageant à rencontrer un thérapeute au sein de l’établissement ou dans les centres médico-psychologiques du secteur. Dans certaines situations, la prise en charge psychologique peut même conditionner le placement à la Villa Cyrnos comme c’est le cas pour des jeunes en difficulté telle que le suivi éducatif ne peut suffire.

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3. La médiation par le quotidien

L’action éducative donne une part primordiale à la médiation : avec des publics en grande difficulté, établir la relation est extrêmement difficile à cause de mécanismes que nous avons déjà évoqués et que nous reverrons. Pour des personnes carencées, établir des liens avec d’autres représente toujours un danger et quelle que soit l’origine des traumatismes, être en contact avec un autre peut être facteur d’angoisse.

La relation duelle évoquée plus haut, celle de l’adolescent et de l’éducatrice notamment référente, peut, même si elle est constructive, être vécue comme un risque par la jeune. Dans l’engagement envers un adulte elle prend le risque d’être trahie comme elle l’a été si souvent jusque là. Dans une conversation, elle risque d’être anéantie en cas de critique par manque d’estime d’elle-même ou bien elle risque de voir dans le regard de son interlocuteur une bienveillance qui peut lui être insupportable puisqu’elle aurait dû la recevoir de sa famille mais n’en a pas ou que trop peu bénéficié.

A la Villa Cyrnos, la relation entre jeune et adulte va s’engager dans toutes ces petites choses de la vie qu’on désigne sous le terme de quotidien. Au jour le jour, dans tous les actes bénins comme dans les démarches plus importantes, l’adolescente est accompagnée. Le quotidien offre donc un double intérêt : s’il permet d’aider la jeune fille à se prendre en charge dans tous les aspects fondamentaux de sa vie : l’hygiène, le respect des contraintes liées à la vie sociale… il offre surtout un support essentiel à la relation.

L’organisation du foyer suppose le partage des tâches entre jeunes mais aussi entre jeune et éducatrice. Pendant qu’une éducatrice « fait avec » la jeune, l’échange se met en place. La discussion peut alors concerner l’aspect technique de l’activité mais aussi souvent prendre des dimensions plus personnelles, permettre d’aborder ce qui pose question en se dégageant d’un face-à-face qui pourrait être trop agressif pour être supporté pour les adolescentes.

4. Des groupes

L’équipe éducative a fait le choix de séparer les jeunes en deux groupes distincts de manière à travailler différemment selon les besoins et les capacités des adolescentes. L’affectation dans tel ou tel groupe dépend certes de la place disponible mais aussi de l’autonomie de la jeune et de ses difficultés.

L’équipe veille à éviter les situations miroirs, c’est-à-dire à ne pas rassembler dans le même groupe, deux filles qui, ayant des problématiques trop similaires risqueraient d’être en trop grande interdépendance ou au contraire de s’insupporter irrépressiblement.

Chaque jeune vit donc ou dans le groupe du haut ou dans le groupe du bas dans deux appartements parfaitement distincts comprenant chacun deux niveaux : un étage est occupé par les chambres et un autre par les espaces de vie commune. Si chaque fille a la responsabilité de la

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propreté de sa propre chambre, des roulements sont organisés afin de partager l’entretien des locaux collectifs et les tâches ménagères inhérentes à la vie collective. Le groupe du bas rassemble normalement les filles les plus âgées qui disposent d’une autonomie plus importante. Pour le groupe du haut, les éducatrices assurent une présence pratiquement ininterrompue et un accompagnement plus important dans la gestion du quotidien.

Le travail en petits groupes (4 et 6 jeunes) est très intéressant : il permet une attention accrue des adultes à l’égard de chaque adolescente et limite les pressions exercées par le regard des autres, facilitant ainsi le désamorçage des situations conflictuelles. En effet, au foyer, probablement encore plus qu’ailleurs, les adolescentes se comportent en fonction de ce qu’elles pensent être attendu par leurs camarades.

Dans certaines situations, par exemple, des jeunes filles, estimant perdre la face en acceptant de se calmer, suite aux injonctions d’une adulte devant leurs camarades, tentent d’entraîner les autres dans le conflit ou multiplient les provocations pour assurer une forme de spectacle. Le nombre limité de jeunes dans le groupe simplifie alors le travail de l’éducatrice pour obtenir un retour au calme. Dans d’autres cas, certaines jeunes filles peuvent accepter de subir les mauvais traitements d’une camarade pour exister auprès d’elle et sont prêtes à protéger leur « bourreau » en cas d’intervention d’une éducatrice. Là aussi le petit nombre de jeunes facilite la mise à distance entre les adolescentes par exemple en les isolant dans leur chambre.

Les relations entre jeunes sont généralement superficielles : les contraintes de la vie en collectivité associées aux difficultés individuelles freinent le développement de vraies relations amicales. On assiste régulièrement à des alliances contre l’adulte voire à la manipulation de certaines jeunes pour servir les intérêts personnels d’une autre mais fort rarement à l’émergence d’une relation d’amitié profonde. Les contacts entre les plus jeunes et « celles du bas » sont réduits au minimum pour limiter les risques d’excitation mutuelle. Les groupes constitués ne trouvent pas leur cohésion dans des facteurs affectifs puisque leur constitution ne relève pas du choix des jeunes. Bien souvent d’ailleurs, la dynamique groupale est difficile à maîtriser tant elle est parasitée par les angoisses de chacune.

Il convient de préciser que les difficultés psychiques de ces adolescentes nécessitent généralement la présence quasi permanente d’une éducatrice pour leur permettre de se retrouver à plus de deux : si les filles peuvent se retrouver tranquillement à certains moments, la moindre situation peut provoquer une anxiété qui se traduit par de l’excitation ou de l’agressivité. Exprimée face à d’autres jeunes fragiles cette angoisse est très contagieuse et doit être contenue rapidement afin d’éviter les débordements. Certaines d’entre elles s’insupportent au point qu’il est presque impossible de les laisser en autogestion ne serait-ce que quelques minutes.

Il est donc particulièrement important d’exercer une vigilance accrue et de mettre en place des garde-fous pour lutter contre les parasites - conscients ou non - qui se développent lors de la vie collective. Un cadre rigoureux assure la sécurité à chacun des membres du groupe par la contention des angoisses.

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V. Construction de la problématique

1. Les difficultés de la vie collective

Alors que toute vie en collectivité impose des contraintes, celles-ci prennent pour les jeunes placées au foyer des dimensions particulières. La première structure collective, la famille, a généralement exposé ces adolescentes à un cadre pathogène. Les relations familiales ne leur ont pas permis de se construire une image positive de la vie avec les autres, d’en percevoir les avantages mais au contraire les ont toujours confrontées aux difficultés que cela implique.

Pour certaines, l’environnement familial défaillant n’a pas donné de règles de vie : promiscuité trop grande, peu ou pas de notion d’hygiène, absence de rigueur dans le suivi de la scolarité, pas d’organisation du temps et de l’espace… A leur arrivée au foyer, les adolescentes se trouvent confrontées à un règlement qui régit la vie quotidienne et qui vient s’ajouter à la souffrance liée au placement.

Les règles qui dirigent le collectif reposent sur une simple notion : le respect de soi, des autres et du matériel. Alors même qu’il est extrêmement difficile à ces jeunes de prendre soin d’elles-mêmes, la vie en collectivité exige qu’elles prêtent attention les unes aux autres, pour certaines tous les jours de la semaine et à chaque instant. Ainsi, une éducatrice peut être amenée, par exemple, à rappeler à une adolescente la nécessité de ne pas déranger ses camarades dans leur sommeil dès le réveil, voire au milieu de la nuit.

Cette obligation de respecter autrui s’impose à des jeunes qui ont souffert de maltraitance et leur est très difficile à accepter puisqu’elles ont cruellement manqué de considération. Ayant pour la plupart été bafouées dans leur intégrité physique et psychique, elles peuvent difficilement transposer aux autres ce dont elles ont été privées. Malgré des parcours et des problématiques différentes, toutes les adolescentes vivent cette situation ce qui rend la vie de groupe fréquemment explosive.

Aux caractéristiques propres à toutes les adolescentes, s’ajoutent chez certaines d’entre elles des troubles mentaux importants. Au quotidien la maladie s’exprime ouvertement et influe grandement sur la vie collective tant pour celle qui en souffre que pour celles qui la voient s’exprimer. Les personnes malades sont extrêmement nerveuses face à leur environnement et agissent en permanence dans le souci de maîtriser les angoisses auxquelles il les confronte. Quelle que soit leur pathologie et la forme qu’elle revêt, les autres y sont particulièrement sensibles. D’une part cela peut leur renvoyer une image dégradée de leur propre personne et d’autre part, elles sont obligées d’en subir les incidences.

Une jeune psychotique qui monopolise des heures la salle de bain pour se perdre dans la contemplation de son reflet, entrave la vie des autres, les met en retard et les condamne à attendre, attente souvent insupportable. Quelqu’un qui pousse des cris à tout moment, sans raison

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apparente, ne peut que provoquer le malaise voire l’exaspération. Une autre qui ne se lave pas a très vite tendance à incommoder les autres par l’odeur qu’elle dégage.

Les jeunes en grande détresse psychique nécessitent un accompagnement spécifique et obligent à un aménagement minimum du cadre pour qu’il leur soit supportable. L’action éducative ne peut se faire de la même manière et ces différences d’intervention sont bien souvent intolérables pour les autres, du moins au cours des premières semaines. D’ailleurs, le placement de telles adolescentes ne peut perdurer que si leur prise en charge n’oblige pas à trop d’aménagements dans la vie collective. Si les autres jeunes arrivent à accepter des ajustements du cadre, elles ne le peuvent que dans une certaine limite. Celles qui sont le plus équilibrées s’adaptent très vite et parviennent à supporter la pathologie de certaines de leurs camarades mais les plus fragiles ne résistent pas à l’angoisse que cela réveille en elles.

Une autre difficulté majeure de la vie collective est celle de la place de chacune. Ces adolescentes ne cessent de questionner celle qui pourrait être la leur, revendiquant toujours une situation particulière, déplorant régulièrement de ne pas bénéficier du même statut que telle ou telle autre. Pour toutes, les enjeux sont doubles : exister par rapport aux autres filles et par rapport aux adultes. Elles doivent ainsi s’imposer face à leurs paires, donner une certaine image d’elles-mêmes et défendre une place spéciale auprès des éducatrices. Cette question de place est centrale dans les relations qui s’établissent entre jeunes mais également avec les adultes et parasite souvent les temps collectifs et la dynamique de groupe.

Ainsi, aux souffrances individuelles et aux difficultés de chacune s’ajoutent la confrontation aux autres, elles-mêmes en situation de grande fragilité. En pleine construction identitaire, les adolescentes ont tendance à se rejeter mutuellement parce qu’elles ne peuvent pas se reconnaître dans leurs paires. Elles connaissent parfaitement ce qui chez l’une va provoquer telle ou telle réaction et comment mettre le feu aux poudres.

La vie en collectivité s’inscrit donc dans le quotidien cadré, la durée, à proximité d’autres personnes en grande souffrance, parfois en la pathologie mentale - et en pleine période d’adolescence. La vie collective met en jeu la place de chacune au sein du groupe, entre paires mais aussi vis à vis des éducatrices.

2. La prise en compte des groupes

Les groupes de la Villa Cyrnos sont donc des particuliers d’une part, en ce qu’ils sont composés d’adolescentes contraintes de s’y trouver et dotées de personnalités fragilisées par de profondes carences affectives. D’autre part, parce que le choix institutionnel de faire des groupes de très petite taille pour limiter au maximum l’angoisse donne également un caractère spécifique à la dynamique qui les anime.

Les deux groupes ne bénéficient pas des phénomènes qui sous-tendent traditionnellement les rassemblements d’adolescentes. Certes, il y règne les mêmes formes d’intolérance mais elles

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sont décuplées par trois facteurs principaux : en pleine recherche identitaire, comment se reconnaître parmi d’autres jeunes qui vous ennuient quotidiennement dans les affres de la vie collective ? Comment investir un groupe pour se créer des modèles identitaires différents des parents alors que le placement crée un conflit de loyauté envers eux ? Enfin, comment faire corps contre l’adulte alors qu’il est, malgré tout, le garant de votre propre sécurité psychique?

L’équipe éducative est très consciente des difficultés rencontrées par les filles pour supporter les autres et exerce une vigilance accrue pour limiter les situations anxiogènes et les conflits. Cependant, si cette prise en compte du danger permet une bonne contention du collectif, elle peut avoir tendance à limiter la perception de son potentiel. Ainsi, les temps collectifs peuvent être trop souvent considérés comme un facteur de risque dans l’équilibre précaire de la gestion du groupe et à ce titre généralement limités au maximum aux repas et à des activités de loisirs le week-end et au cours des vacances.

De fait, dans le discours des éducatrices, cette notion de groupe intervient surtout pour évoquer les contraintes de la vie collective et rappeler les règles de respect mutuel. Certes, les occasions de valoriser l’intérêt du groupe ne sont pas forcément fréquentes, mais au final, les propos des adultes peuvent venir renforcer la mauvaise image qu’en ont les adolescentes.

Malgré de nombreuses caractéristiques communes, notamment en terme de carences affectives, il existe certaines différences entre les deux groupes, et ce, quelle que soit leur composition. Par une prise en charge plus axée sur l’autonomie, le groupe du bas est bien moins en situation de dépendance avec les éducatrices que celui des plus jeune et nécessite moins de régulation. La maturité des plus âgées permet également d’autres types de relations entre elles, notamment grâce à la moindre importance des enjeux identitaires.

La confrontation entre les filles du haut est, elle, beaucoup plus explosive et nécessite l’intervention constante des éducatrices. C’est particulièrement le cas dans les premières semaines qui suivent l’arrivée d’une nouvelle. Au cours de cette période plusieurs phénomènes sont observables : chacune tente de prendre l’ascendant sur les autres, toutes essayent de trouver ou défendre leur place dans le groupe notamment par rapport aux éducatrices et le rythme de la vie collective est bousculé. Comme le turn-over est assez important, ces situations compliquées ont tendance à perdurer et à se multiplier.

La place des adultes est centrale puisque leur positionnement institutionnel leur procure le leadership. Si la majorité des jeunes souhaite occuper cette position, aucune ne peut la tenir pour de multiples raisons : non-reconnaissance des autres membres du groupe, ou le cas échéant une impossibilité à long terme de maintenir la sécurité psychoaffective pour chacune d’elles.

En termes organisationnels, ce sont également les adultes qui déterminent tous les aspects de la vie collective. Au quotidien, il est en effet quasiment impossible de laisser l’une des adolescentes prendre trop d’initiative, parce qu’aucune de ses camarades n’est capable de se satisfaire de ce qu’elles peuvent considérer comme des privilèges. Dans le même temps, celle qui

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aurait le plus de responsabilités ne peut s’en contenter et revendique toujours plus d’indépendance jusqu’à rejeter l’autorité des adultes.

Conformément au projet institutionnel, le suivi des jeunes est toujours personnalisé ce qui produit une sorte de paradoxe : les adolescentes sont prises en compte de manière individuelle alors qu’elles se trouvent en permanence à l’intérieur d’un groupe. Si la qualité de l’accompagnement de chaque jeune est plébiscitée par les financeurs et les partenaires, il n’existe pas de démarche visant à promouvoir le développement d’actions collectives.

Certes, les éducatrices ont le souci de rendre ces temps de groupe les moins lourds possible, elles sont attentives à y garantir la sécurité de toutes et veillent à proposer des temps collectifs ludiques au cours des week-ends et vacances scolaires. Pourtant, si la prédominance de la dimension individuelle dans la prise en charge est évidemment nécessaire et indispensable pour justifier et élaborer un travail au cours du placement, on peut envisager qu’une démarche concernant le groupe pourrait le faire vivre autrement que comme une contrainte. Alors que les jeunes sont obligées à vivre dans un groupe, il n’existe pas de projet concerté pour en proposer une perception différente.

Si la vie de groupe est incontestable, par son existence dans l’organisation du foyer autant que dans l’esprit des éducatrices, elle est difficile à gérer et nécessite une vigilance permanente. Par contre, les temps collectifs représentent avant tout un danger et, en conséquence, ne sont pas forcément perçus comme ayant un potentiel, ils ne bénéficient donc pas de projets spécifiques.

3. Mon identité d’animatrice

En intégrant un poste d’éducatrice dans cette institution, j’ai découvert des méthodes d’intervention propres à l’éducation spécialisée. J’ai pu, au fil du temps, noter la pertinence de l’action de l’équipe éducative et l’intérêt du suivi individualisé pour l’accompagnement des jeunes. Je me suis également familiarisée avec les problématiques du public et les modes de prise en charge adaptés à ses spécificités. J’ai ainsi pu constater la qualité de la prise en charge des adolescentes à la Villa Cyrnos et mieux comprendre les phénomènes de groupe.

Toutefois, il me semble que la spécificité de ma culture professionnelle réside d’abord dans la perception du collectif comme un atout potentiel. En effet, si l’accompagnement individuel est la base de l’éducation spécialisée, c’est le développement d’actions collectives qui est l’axe d’intervention principal des animateurs. Issue de l’éducation populaire, l’animation a elle aussi pour finalité de contribuer à l’éducation, de « mettre en œuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain »4. Par contre, c’est en privilégiant l’implication des personnes dans des projets communs que l’animation contribue à cette mission. De ce point de vue, je me trouve parfois en décalage avec la pratique institutionnelle puisque à

4 Le petit Robert, éd. 2003

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plusieurs reprises, j’ai demandé à évoquer les phénomènes de groupes au cours des réunions d’équipe. La chef de service m’a répondu que celles-ci n’étaient pas faites pour cela.

Occuper un poste d’éducatrice en étant animatrice me donne donc une approche particulière dans l’équipe. Cette spécificité m’est d’ailleurs reconnue puisque ce sont autant mon expérience professionnelle que mon cursus en DEFA qui m’ont valut d’être recrutée. Dans ma pratique, cette culture spécifique s’exprime au contact des jeunes mais aussi dans les réunions d’équipe où j’ai plus tendance à amener des éléments d’analyse basés sur la situation de groupe que mes collègues.

Par contre, dans mes rapports aux jeunes, je suis certainement plus spontanée mais j’ai probablement tendance à ne pas décrypter dans l’immédiateté l’expression de certains passages à l’acte. Si je peux, avec du recul, comprendre ce qui s’est joué, j’ai parfois du mal à prendre de la distance dans une situation et à répondre de manière tout à fait appropriée.

Si ma culture professionnelle m’incite à me questionner sur les modes de prise en compte du collectif, c’est que je ne peux pas considérer le groupe uniquement comme un espace de contraintes. Malgré les difficultés, on peut envisager qu’il puisse également être un lieu de rencontre et d’échanges. Consciente du danger que peut représenter le collectif pour les individualités, je crois néanmoins que, dans certaines circonstances, « être ensemble » peut amener un enrichissement mutuel et du plaisir.

Au quotidien, le besoin de contenir les groupes, de prendre le recul nécessaire pour comprendre ce qui se joue dans le comportement de telle ou telle jeune et de répondre de manière à rassurer par le maintien du cadre, oblige à se positionner dans une distance. Celle-ci nuit parfois à une certaine spontanéité dans la relation, ce qui m’interpelle également dans mon identité professionnelle, et je souhaiterais que les échanges puissent parfois être plus conviviaux.

Il ne s’agit pas d’être totalement idéaliste en imaginant pouvoir gommer les problèmes individuels et collectifs ou dépasser de manière prolongée les enjeux de place, mais on voit qu’être animatrice me donne une sensibilité particulière notamment en terme de regard sur le collectif. Les compétences spécifiques dont je dispose en gestion de groupe pourraient être valorisées au sein de mon institution.

Je pense également que si le quotidien est un très bon support de la relation et un outil éducatif riche, d’autres dispositifs peuvent être utilisés et notamment à travers les loisirs. Parce qu’ils ouvrent une parenthèse en terme de temps mais aussi d’espace, les week-ends et les vacances sont parfaitement adaptés pour développer des projets de groupe, axés sur la rencontre et le plaisir. Au travers de l’animation, divers supports à forte dimension éducative peuvent être mis en œuvre.

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4. Problématique et hypothèses

Si ma fonction est la même que celle de mes collègues, mon identité professionnelle me donne, par contre, une approche des jeunes et un regard différents au sein de l’équipe. Engagée comme éducatrice, j’ai toutefois été recrutée pour ma formation DEFA et mon expérience en animation. Alors qu’il n’existe pas de dispositif en la matière dans l’institution, je m’interroge sur l’intérêt que peut représenter ma spécialité à la prise en charge des adolescentes au foyer.

Nous avons vu qu’à la Villa Cyrnos, le projet de la structure sous-tend une forme de paradoxe : il se concentre uniquement sur le développement des projets individuels alors que les jeunes évoluent au sein d’un collectif. On peut toutefois penser que travailler sur le collectif dans la perspective de l’animation pourrait, sans nuire à la cohérence du projet institutionnel, provoquer des changements dans la dynamique de groupe.

Je travaillerai donc autour de la problématique suivante : en quoi ma spécificité d’animatrice peut-elle contribuer à l’accompagnement des jeunes au foyer ?

Si, à la Villa Cyrnos, le collectif est plutôt considéré comme un facteur de risque, mon identité d’animatrice me laisse supposer que mon regard et mes compétences spécifiques pourraient permettre au groupe d’être autre chose qu’un espace de contrainte, qu’il pourrait également représenter un support d’émancipation et de construction personnelle. Il m’a été donné de constater en multiples occasions que des remarques faites par la psychologue en réunion d’élaboration avait des répercussions sur une jeune. En pouvant prendre du recul à propos de l’attitude de telle ou telle adolescente, le regard des éducatrices porté sur elle était différent et suffisait souvent à modifier son comportement.

Ainsi, ma première hypothèse est la suivante : travailler sur le collectif dans la perspective de l’animation peut favoriser une dynamique de groupe constructive pour ces jeunes.

Portée par les valeurs de l’éducation populaire, l’animation s’est historiquement ancrée dans le champ des loisirs. Dans cet esprit, on peut penser qu’intervenir sur le collectif à travers le temps libre peut permettre aux jeunes de se construire à partir d’un support de médiation axé sur le plaisir et l’échange à la différence du quotidien basé sur les contingences utilitaires. Je montrerai comment j’ai dû m’appuyer sur l’existant au sein de la structure pour mettre en œuvre le projet et de quelle manière le jeu, traditionnellement pratiqué au foyer, s’est imposé comme l’outil le mieux adapté.

Ma seconde hypothèse est donc que le jeu de société offre un support de médiation éducative complémentaire du quotidien centré sur le fonctionnel.

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VI. Projet d’animation

1. Contenu

L’animation n’est pas une pratique connue et reconnue dans l’institution, ce qui explique que la proposition de développer un projet collectif dans ce sens ait soulevé des réticences au niveau de l’équipe éducative. Pour dépasser ces résistances, j’ai choisi de partir d’une activité déjà pratiquée dans la structure, de m’appuyer sur l’existant quitte à développer une action relativement modeste. L’intérêt de cette action réside dans le fait qu’il s’agisse de la première expérimentation d’un projet d’animation dans l’institution.

Le jeu de société se pratique régulièrement au foyer mais a essentiellement une vocation occupationnelle : la suggestion de jouer peut émaner de l’éducatrice, mais généralement dans le cas où elle constate qu’une jeune s’ennuie au point d’en ressentir une angoisse qui pourrait s’avérer dangereuse et se traduire par un passage à l’acte. Toutefois, cette proposition est rarement étendue au reste du groupe alors que cette activité a l’avantage d’être adaptée aux contraintes d’organisation de la structure qui s’est d’ailleurs dotée d’un panel de jeux intéressants.

En ce qui me concerne, je suis passionnée de jeux et c’est un domaine que je connais très bien. Or, pour rendre une activité attirante aux yeux des adolescentes, il faut pouvoir communiquer le plaisir qu’on éprouve soi-même à la pratiquer. En mesure de faire partager mon intérêt pour cette discipline, je dispose également d’une bonne connaissance des systèmes de jeux, ce qui me donne une maîtrise suffisante de l’activité pour me concentrer sur l’encadrement des jeunes.

Enfin, le jeu de société présente une multitude d’intérêts : il est universel et il invite, comme son nom l’indique, au partage et à la rencontre. Il peut également prendre de multiples formes adaptées à tous les âges et tous les niveaux et peut être utilisé comme outil éducatif.

Ainsi les adolescentes ont pu jouer lors des week-ends et des vacances scolaires mais aussi quelquefois en soirée. Outre les séances au foyer, elles ont également pu se rendre à la ludothèque où les animateurs les ont initiées à de nouvelles formes de jeux en les expérimentant avec elles. D’autres opportunités ont permis une approche différente : le salon du jouet et du modélisme de Lyon, la « Caravane du Jeu » à Vienne ou encore l’exposition « A vous de jouer » proposée par le Muséum d’Histoire Naturelle.

2. Objectifs

Ce projet vise à favoriser l’épanouissement de chaque jeune fille au sein du groupe et à influer positivement sur les relations entre jeunes mais aussi entre jeunes et adulte. D’une part il est important de permettre à toutes les adolescentes de participer aux temps de loisirs, d’y trouver un intérêt et de vivre des moments agréables et enrichissants. D’autre part, il faudrait développer

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des temps de rencontres, valoriser les différences entre jeunes, dévoiler les potentiels de chacune et ainsi modifier le regard sur soi et les autres, favoriser la coopération et l’entraide dans un cadre où les enjeux affectifs seraient amoindris.

3. Mise en oeuvre

Développer ce projet d’animation autour du jeu a d’abord consisté à évaluer les contraintes auxquelles j’étais confrontée : celles liés au fonctionnement institutionnel mais également au public. Au niveau de la structure, j’ai tenu compte des exigences du quotidien dans l’encadrement des jeunes mais aussi de mes horaires de travail avec le groupe du haut : environ une fois par semaine et un week-end sur deux. Dans ces circonstances, il semblait évident qu’il me fallait privilégier une grande souplesse puisque je ne pourrai proposer l’activité que de manière irrégulière et que les jeunes concernées ne seraient pas forcément les mêmes d’une séance sur l’autre notamment à cause de l’organisation de leurs soirées et du rythme, propre à chacune, de départ en famille.

La participation aux temps de loisirs de groupe est obligatoire et si en général, les filles sont, au final, contentes d’y avoir participé, elles rechignent souvent à s’y impliquer. Diverses raisons expliquent ce manque de motivation communément observé à l’adolescence : volonté d’indépendance, opposition à l’adulte… auxquelles s’ajoutent des phénomènes particuliers aux jeunes placées à la Villa Cyrnos : la peur de la confrontation au groupe et le manque de désir. Il a donc fallu créer une dynamique de groupe en impliquant chaque jeune dans le choix et l’organisation de l’action. Faire sortir une jeune psychotique de la salle de bain pour jouer ou se rendre à la ludothèque nécessitait par exemple de la préparer, de lui en parler suffisamment à l’avance pour qu’elle puisse l’accepter.

La prise en charge des adolescentes au foyer, dans le suivi quotidien et par le travail d’élaboration fait en équipe permet une très bonne compréhension des problématiques individuelles et collectives. Je me suis appuyée sur cette connaissance du public pour adapter le mieux possible l’activité aux compétences propres à chaque jeune et à chaque configuration du groupe. Il n’y a donc pas eu un développement linéaire du projet mais des ajustements importants en fonction des quatre structurations du collectif pendant de l’expérience d’animation.

Ces modifications ont donc porté à la fois sur le mode d’intervention auprès des jeunes et sur le panel de jeux proposés. Par exemple, en fonction de l’état d’esprit ou de la composition du groupe j’ai été constamment présente ou j’ai fait des allers-retours réguliers ; à une période j’ai joué systématiquement alors qu’à d’autres moments j’ai participé de manière plus ponctuelle.

J’ai également pris soin de présenter des jeux adaptés dont le niveau de difficulté soit accessible à toutes les jeunes avec, par contre, quelques critères essentiels : le temps nécessaire pour une partie, l’excitabilité des jeux, leur finalité, tout en veillant à ce qu’ils présentent des règles claires et qu’ils ne soit pas trop propices aux alliances. Il semblait indispensable de prendre ces précautions pour faciliter l’animation du groupe.

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Caractéristiques de l’expérience

I. Négociation des places

1. Enjeu de la place pour chacune des jeunes

Tous les groupes génèrent la question de la place de chacun de leurs membres. Chaque personne doit en effet pouvoir occuper une position qui corresponde à ses attentes et cette recherche individuelle est souvent à l’origine des tensions qui s’expriment dans le groupe. Cette dimension est particulièrement importante au foyer, dans des groupes institutionnels d’adolescentes - dont la constitution est proche de la cellule familiale - essentiellement parce qu’ils sont composés de personnes carencées. Chacun de ces facteurs amplifie en effet l’importance de ce phénomène.

Les filles du foyer perçoivent la vie collective comme une contrainte par la confrontation aux autres mais aussi parce qu’elle résulte de leur placement, lui-même synonyme de souffrance et qui provoque chez les jeunes « un profond sentiment d’injustice mêlé souvent d’amertume »5. Adhérer à un groupe est signe que l’on a quelque chose en commun, à partager avec ses membres, qu’on y a sa place. Il faut souvent du temps pour que les adolescentes admettent l’idée qu’elles puissent être à leur place au foyer et, même lorsqu’elles en ont conscience, elles ne l’acceptent jamais tout à fait. Elles sont donc dans l’impossibilité de s’investir pleinement dans la vie de groupe et remettent sans cesse en jeu leur légitimité à s’y trouver. D’ailleurs, c’est parfois autant pour s’affirmer face aux autres que pour tester le cadre qu’elles l’attaquent

Au rejet du placement, s’ajoutent également les difficultés d’identification aux membres du groupe. Pour Freud, l’un des facteurs qui constitue la trame des liens groupaux est la perception qu’ont les membres du groupe de leurs similitudes. Dans le contexte du foyer, les jeunes ont d’abord en commun leur refus de l’éloignement de la famille et donc leur opposition au groupe. Elles se voient mutuellement comme des personnes en difficulté et ont du mal à se reconnaître des ressemblances. Par contre, qu’elles puissent partager des centres d’intérêt peut les aider à trouver une proximité favorable à l’émergence et à la perception de points communs.

Parce que l’adolescence pose la question de leur identité, ces filles cherchent des modèles. A cette période de la vie, ceux-ci se trouvent à l’extérieur de la famille dans la rencontre de pairs. Or au foyer, si elles ont l’opportunité de côtoyer des jeunes de leur âge, la relation est peu constructive puisque l’image de cet autre, supposé être identique, est assez négative. On peut

5 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 128, Presses Universitaires de France, 1975

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imaginer, par contre, qu’en situant la rencontre dans un cadre particulier, chacune pourrait se montrer différemment du quotidien, ce qui faciliterait l’identification entre jeunes.

Ce sont les mêmes mécanismes identificatoires qui permettent d’ailleurs de dépasser les jalousies dans une fratrie où, en s’assurant que l’amour parental reste intact pour chacun, les enfants vont se reconnaître d’une même communauté. Le parallèle avec la cellule familiale peut donc se faire au regard de la structure des groupes au foyer mais aussi par ce qui s’y joue en terme de recherche de place pour chacun des membres.

En effet, il est nécessaire pour ces jeunes de s’assurer de l’attention qui leur est portée, de vérifier qu’elles comptent aux yeux des adultes. Elles se trouvent en rivalité et doivent vérifier que la présence des autres ne les remet pas en cause l’intérêt des éducatrices pour elles. Or, ces jeunes n’ont pas pu expérimenter la constance de ce lien dans leur famille et ont toujours peur qu’il s’étiole et disparaisse. Ainsi, chacune d’entre elle est amenée à en tester la solidité très régulièrement en sollicitant l’adulte par de multiples stratagèmes : demande de soins pour des bobos, crise de colère, attaque envers les autres ou contre l’éducatrice pour jauger si, malgré son comportement, celle-ci tient toujours à elle.

Après quelques semaines d’intenses tiraillements de part et d’autre, le groupe atteint généralement un équilibre précaire où une forme de hiérarchie s’organise. Néanmoins, les jeunes vérifient constamment leur place au sein du groupe et sont toujours en train de la défendre. Ainsi, chaque modification dans la structure collective ravive fortement les enjeux de place et réactive les angoisses. M. Klein, a déterminé que la situation de groupe fait régresser les individus à des « positions psychotiques » c’est à dire qu’ils peuvent se sentir perpétuellement menacés d’anéantissement. Ainsi, surviennent des angoisses archaïques : celles de morcellement, de persécution et de dépression.

Avec des changements fréquents (au total dix jeunes ont vécu sur le groupe au cours de l’expérience d’animation), mais aussi à cause des problématiques personnelles et de celles liées à l’adolescence, la dynamique de groupe est régulièrement remise en question. Les adultes doivent donc exercer une vigilance permanente pour permettre à chaque jeune de trouver sa place dans le groupe et pour contenir les angoisses individuelles et collectives.

2. Positionnement des adultes

Nous avons vu que l’adhésion à un groupe nécessite l’existence d’un sentiment de communauté qui passe par une identification commune et qu’il est très difficile pour ces jeunes de se reconnaître en leurs pairs. Outre ce processus d’appartenance, c’est l’attachement partagé au leader qui va pouvoir provoquer cette cohésion, c’est par l’identification partagée à cet « idéal du Moi » défini par Freud qui va fédérer les jeunes et leur permettre de s’inscrire dans le collectif.

Selon Bion, le leader d’un groupe institutionnel est le représentant de l’institution et dans cette perspective on peut affirmer que les éducatrices assurent un rôle de leadership lorsqu’elles

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encadrent les groupes de jeunes. Au niveau institutionnel, tout est d’ailleurs fait pour faciliter ce positionnement : les projets éducatifs au niveau de l’établissement du Port comme de celui de la Villa Cyrnos mais aussi le règlement rendent en effet la place des adultes centrale.

Si pour Redl, le leader n’est pas forcément celui que désigne l’institution, c’est toutefois la personne centrale qui focalise l’attention et les émotions des autres membres du groupe. A la Villa Cyrnos, cette position centrale des éducatrices au sein des groupes a été favorisée en minimisant la taille de ceux-ci, mais aussi en orientant les missions des éducatrices dans l’accompagnement des jeunes pour tous les actes de la vie quotidienne.

La fonction de leader opérationnel des adultes est évidente et s’exerce d’abord dans toute l’organisation du foyer : lavage du linge, contrôle des devoirs, confection des repas, accompagnement pour les achats de vêtements, les soins… A travers ces tâches, elles montrent également que leur intérêt pour les jeunes dépasse le simple aspect pratique de leur fonction : en préparant un plat particulièrement apprécié, en veillant que le pull préféré d’une telle soit propre pour son départ en famille… elles montrent aux jeunes l’attention, dont elles ont souvent manqué, indispensable à toute personne pour se construire.

Selon P. Fustier, cet accompagnement quotidien a pour fonction de fournir des objets matériels et symboliques. Mais parce que ceux-ci sont centrés sur le nourrissage, le soin et la protection, l’éducatrice se retrouve en position maternante. Elle peut alors « apparaître comme substitut de figure maternelle, induisant l’apparition d’un lien particulièrement fort puisqu’il est susceptible de réactiver la séduction maternelle primaire » 6. En fonction des adolescentes, ces dons, qu’elles peuvent interpréter comme étant d’essence maternelle, pourront être acceptés ou violemment refusés selon ce qu’ils réveillent en elles. C’est à partir de ce lien que se crée la relation éducative, celle qui va permettre à la jeune fille d’expérimenter ses rapports aux autres, de se construire.

Néanmoins, même lorsque cette relation éducative s’installe, elle reste toujours instable, entre amour et haine de la jeune fille envers l’adulte. Pour M. Lemay « cet état d’ambivalence traduit la lutte continuelle des membres du groupe entre les besoins de contrôle et ceux de liberté »7. Se posent également ici les conflits de loyauté qui emprisonnent la jeune fille dans un dilemme, celui de trahir ses parents en acceptant cette dépendance envers l’éducatrice. L’équilibre instable qui sous-tend donc le rapport entre jeunes et adultes nécessite que celles-ci aient un positionnement clair, une distance pour ne pas laisser l’affectif envahir la relation.

Qu’il soit sollicité ou contesté, ce lien qui apparaît devient essentiel pour chaque adolescente qui va en tester la solidité et tenter d’en découvrir les fondements. Mais au-delà de l’intérêt individuel, cette position des adultes a deux impacts essentiels au niveau du groupe.

6 Paul FUSTIER, Le lien d’accompagnement, p. 37, Dunod, 2003

7 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 218, Presses Universitaires de France, 1975

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D’abord en effet, tous les membres du groupe sont alors centrés sur la même recherche, celle de l’échange avec l’éducatrice et partagent alors une même démarche positive, puisque basée sur la volonté de construction et l’enrichissement du contact avec l’adulte. Ensuite, cette concentration de l’intérêt de chaque adolescente sur les éducatrices confirme leur position de leader dans sa dimension socio-affective.

Si, selon les courants de pensée, les modèles de leadership sont présentés diversement, on peut distinguer que, quelle que soit leur dénomination, certains sont plus directifs que d’autres et génèrent des réactions différentes dans les groupes. Ainsi, A. Missenard a démontré que les techniques de groupe non directives mettent rapidement en question les identifications imaginaires individuelles et obligent les participants à les abandonner au prix d’une angoisse de casse, d’une peur de changer, du sentiment d’un risque de tomber fou.

Or, nous l’avons vu, l’encadrement d’adolescentes carencées amplifie les questionnements identitaires dans le groupe. Cela nécessite donc un positionnement rassurant des adultes afin de contenir les angoisses individuelles et collectives. M. Klein précise, en effet, que si les angoisses archaïques s’expriment également dans les groupes directifs, elles sont amoindries par la position contenante du leader.

Pour E. Jacques, c’est le cadre qui instaure les défenses contre ces angoisses persécutives et dépressives qui naissent dans le groupe. Le règlement et le fonctionnement institutionnel, en ayant pour fonction de garantir la place de chacune et le respect de toutes, assurent la contention de l’anxiété dans le groupe. Deux exemples, parmi d’autres, permettent d’illustrer la fonction contenante du cadre. D’une part, l’angoisse peut être provoquée par le leader lui-même, qu’il soit dans un trop grand laisser faire ou au contraire dans une forme de toute-puissance destructive pour les membres du groupe. Les réunions d’équipe préviennent de tels comportements puisqu’elles permettent à chaque éducatrice de s’interroger sur sa manière d’agir avec les jeunes. D’autre part, les règles facilitent l’intervention d’une adulte : lorsqu’elle a besoin de reprendre une adolescente sur son attitude, elle ne le fait pas au nom de sa volonté mais sur la base des usages en vigueur dans la collectivité.

Les modes de leadership au foyer reposent donc sur deux modèles définis par Freud : celui de leader charismatique qui est un « idéal du moi » mais aussi, celui traditionnel, plus proche d’être « un support du moi ». Ainsi, selon lui, le leader charismatique est la personne à laquelle s’identifient les membres de groupes, l’exemple, le modèle à suivre. Le leader traditionnel aurait un rôle d’aide à être pour les membres de groupes. Cette vocation du leader traditionnel à être support de l’identité des membres du groupe correspond à l’action du travail éducatif et au rôle des éducatrices auprès des adolescentes placées. L’idéal du moi participe du narcissisme, et alimente l’individu : « La maîtrise de soi, la noblesse du don et le contrôle des décharges

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destructrices et prédatrices font partie de l’idéal du moi de tous les adolescents, même s’ils désespèrent d’y être fidèles »8.

Ce type de leadership est donc incontestablement celui utilisé dans la gestion des groupes au foyer d’autant que pour Lemay, les jeunes évoluant en internat éducatif ont de grandes difficultés à s’identifier aux adultes qui les encadrent. D’ailleurs pour M. Lemay « un adulte ne peut être admis dans un groupe que s’il parvient à prouver par ses actes qu’il est capable de rendre service au groupe »9.

Alors qu’il est indispensable d’assurer un leadership directif pour contenir les angoisses qui se développent au sein du groupe, celui-ci crée une grande dépendance du groupe envers l’éducatrice. Pour Bion, les caractéristiques d’un groupe dépendant sont « l’immaturité des relations individuelles et le manque d’aptitude de groupe »10. Mais pour M. Lemay, les groupes d’enfants inadaptés ont la spécificité de rassembler des jeunes qui ne sont pas socialisés et qui ne sont donc pas en mesure d’établir des liens constructifs avec autrui. Ainsi, ce mode d’encadrement est le mieux adapté à la prise en charge des groupes au foyer même s’il expose particulièrement les adultes aux attaques de jeunes voulant bénéficier de cette position centrale.

Les éducatrices bénéficient donc d’un cadre institutionnel propice à leur assurer le leadership dont elles doivent absolument disposer pour contenir correctement les angoisses individuelles et collectives.

3. Implication de l’équipe

Avant de commencer l’expérience d’animation, il me fallait informer l’équipe du travail que je souhaitais faire avec les jeunes mais également pour la rédaction du mémoire. Ma spécificité professionnelle m’était reconnue au regard de mes questionnements sur les modalités de prise en charge des groupes mais je savais que proposer de la mettre en œuvre soulèverait des réticences. Ce changement dans la pratique institutionnelle ne pouvait, en effet, manquer de provoquer une résistance.

Là encore se sont posées des questions de place puisqu’en proposant une prise en charge du groupe de jeunes dans la perspective de l’animation, je me distinguais de mes collègues. Or, dans un groupe, et c’est aussi valable pour celui que constitue l’équipe éducative, toute différenciation peut être perçue comme dangereuse pour la cohésion. En effet, l’un des éléments essentiels de l’unité groupale réside dans la conformisation à ce qui se traduit par « la présence de

8 Pierre KAMMERER, Adolescents dans la violence, p. 123, Gallimard, 2002

9 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, , p. 133 Presses Universitaires de France, 1975

10 Wielfred R. BION, Recherches sur les petits groupes, p. 53, Presses Universitaires de France, 2002

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normes et de modèles collectifs spécifiques »11. Proposer une autre forme de prise en charge du groupe de jeunes a ainsi pu être entendu comme le reniement de mon appartenance à celui des éducatrices et être perçu comme un déni des valeurs institutionnelles.

En affirmant mon désir de valoriser mes compétences d’animatrice par un travail à partir du collectif, j’adoptais une attitude déviante par rapport aux normes instaurées. Cette proposition était considérée comme d’autant plus dangereuse que la pratique éducative en vigueur au foyer, axée sur l’individualité, est d’une importance primordiale. Selon Jean Maisonneuve, l’isolement d’un groupe rend ses normes particulièrement simples, étroites et rigides. Le vase clos que représente la Villa Cyrnos a donc certainement contribué à renforcer cette réaction de crainte.

Néanmoins, il m’était indispensable de bénéficier de l’adhésion minimum de l’équipe afin d’être en mesure de développer le projet avec les jeunes, de conduire cette réflexion sereinement et d’en partager les résultats. Il a donc d’abord fallu rassurer mes collègues et la chef de service quant à mes intentions et démontrer qu’il ne s’agissait nullement de remettre en cause le projet institutionnel et l’action de l’équipe. On m’a d’ailleurs reproché de penser « que le travail fait depuis des années au foyer était mauvais ».

J’ai expliqué pourquoi, à mon sens, travailler autour du groupe n’était pas antinomique avec la prise en charge individuelle des jeunes. J’ai également repris quelques exemples de mes questionnements précédents posés en réunion pour mettre en relief que mon regard sur les groupes était visiblement particulier dans l’équipe. J’ai aussi précisé que j’étais consciente des difficultés que représentait la gestion du collectif au vu des problématiques individuelles des jeunes et que je souhaitais simplement observer si ma spécificité d’animatrice pouvait apporter un complément dans leur prise en charge à travers la mise en œuvre d’un projet de loisirs collectifs.

Cette prégnance du collectif dans ma représentation du travail est tout à fait significative de ma sensibilité d’animatrice que Tariq Ragi présente comme une des caractéristiques de la profession. Selon lui en effet, les spécificités des animateurs concernent d’abord l’approche et la méthodologie dans ce sens que « les animateurs traitent simultanément les individus et les groupes auxquels ils appartiennent. Leur démarche particulière résiderait ainsi de la combinaison originale du singulier et de l’universel, du local et du global, de l’individuel et du collectif »12.

En précisant ainsi mes intentions, j’ai veillé à me positionner comme membre de l’équipe, respectant ses valeurs et ses règles. Il n’était pas question de me dédouaner de ma fonction d’éducatrice et de mon rôle auprès des filles mais de mettre en œuvre mes compétences spécifiques au profit des jeunes… et de l’institution.

11 Jean MAISONNEUVE, La dynamique des groupes, p. 32, Presses Universitaires de France, 2002

12 Tariq RAGI, Dire son métier - Les écrits des animateurs , p. 110 - ouv. coll. sous la direction d’Olivier Douard, l’Harmattan, 2003

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II. Le jeu

L’expérience d’animation s’est déroulée autour du jeu de société qui, pour le Petit Larousse « se joue à plusieurs, selon des règles déterminées et à l'aide d'un support matériel ». Cette dimension collective du jeu est à l’origine du choix de ce support pour la mise en œuvre de l’expérience d’animation, mais d’autres facteurs ont été déterminants : le fait que les jeux soient déjà pratiqués au sein de la structure, l’intérêt personnel que j’y accorde mais également leur dimension éducative.

Le jeu est une activité universelle dont la variété est telle qu’aucun recensement n’en a jamais été possible. Diverses classifications existent du jeu : mathématiques, de ballon, de cartes, sportifs…. Cette diversité est une richesse parce qu’elle permet d’adapter les jeux proposés au niveau du groupe, de tenir compte de son hétérogénéité mais aussi du besoin de contention évoqué ci-dessus. Elle procure aussi la possibilité de se confronter « pour de faux » à de multiples situations similaires à celles rencontrées dans la vie ce qui donne au jeu un fort potentiel éducatif.

1. Adaptabilité

A la Villa Cyrnos, chaque configuration de groupe est très hétéroclite au vu des capacités d’analyse et de réflexion des filles et ce facteur doit être pris en compte. En effet, « plus un groupe est hétérogène, plus il risque de subir des phénomènes d’intoxication et de contagion, dus aux heurts continuels entre ses membres »13.

Il faut donc organiser l’activité de manière à ce que celle-ci limite au maximum les frictions interpersonnelles qui s’expriment particulièrement lorsque les jeunes sont frustrées. Il ne s’agit nullement de d’empêcher toute situation de frustration à travers le jeu – ce qui serait d’ailleurs à la fois impossible à obtenir et dommageable en terme de contenu éducatif – mais de faire en sorte que celle-ci soit supportable pour chacune.

L’immense variété des jeux existants permet d’adapter au mieux l’activité au niveau des filles : à leurs aptitudes intellectuelles mais aussi à leurs difficultés individuelles et collectives. Lemay souligne l’importance d’adapter les activités aux intérêts et aux besoins moyens des groupes, c’est-à-dire qu’elles possèdent des niveaux de difficulté pouvant les rendre abordables sans qu’elles ne soient trop faciles pour l’ensemble du groupe. Il insiste, en effet, sur la nécessité de tenir compte « du degré de tolérance » propre à chaque groupe dans le contenu et la durée de l’activité.

Le panel de jeux est suffisamment important pour correspondre aux aptitudes individuelles et pour favoriser la participation de toutes les filles, mais il permet également d’organiser l’activité selon un certain nombre de critères : le temps nécessaire à une partie, l’ambiance de

13 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 186, Presses Universitaires de France, 1975

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groupe provoquée selon le type de jeu en fonction de son contenu et de sa finalité, mais aussi la précision et l’adaptabilité des règles ou encore les qualités et le contexte nécessaires au gain d’une partie.

Il était important de valoriser les jeunes à travers l’activité et donc de prévenir les situations d’échec. Certes, celles-ci peuvent permettre de travailler avec une adolescente autour de ses difficultés, mais cela me semblait inapproprié dans ce contexte où l’accès au plaisir était privilégié. Or, s’investir dans une activité demande beaucoup d’énergie à certaines jeunes qui, dans l’impossibilité de rester concentrées trop longtemps, doivent pouvoir participer à l’activité sans s’y trouver enfermées.

Ainsi, le fait qu’une partie ne dure guère plus d’une vingtaine de minutes présente le double avantage de respecter les capacités de concentration de certaines adolescentes tout en offrant la possibilité de se retirer du groupe en cas de situation difficile à vivre. La confrontation aux autres peut être difficile à supporter et conduire les adolescentes à se mettre en colère avant de fuir le groupe. Il fallait donc laisser l’opportunité à chacune de prendre congé facilement mais sans frustrer celles qui souhaitaient continuer.

Pour ces jeunes fragilisées, être exposées à l’excitation représente un danger majeur. Même si celle-ci se développe d’abord dans un esprit très ludique, elle peut vite être synonyme de perte de contrôle de soi et se transformer en angoisse. Là encore, il a fallu mettre en place des garde-fous et éviter de proposer des jeux trop dynamiques. Une fille comme Sylvia est submergée par sa propre excitation et se trouve dans l’impossibilité de se calmer. Au quotidien, il faut l’arrêter dès qu’elle montre des signes d’emballement qui se termineront immanquablement par des cris ou par des attaques envers une des personnes présentes. Pour la protéger d’elle-même, il faut alors se montrer très ferme, voire cassante et si on peut trouver dommage de l’atteindre de la sorte, c’est la seule manière de l’apaiser. Avec des telles jeunes, il n’était donc pas question de proposer des jeux du style Jungle speed ou Dessiner, c’est gagné.

Les règles des jeux de société sont conçues pour être appliquées de manière plus ou moins rigoureuse, et dans certains cas peuvent être aménagées ou soumises à interprétation. Une telle souplesse nécessite certaines capacités d’adaptation et de conciliation dans le groupe qui ne sont pas faciles à obtenir avec ces adolescentes. Pour certaines jeunes carencées, toutes modifications dans le cadre peuvent être déstabilisantes et comme les règles structurent le jeu, lui donnent un cadre, il fallait qu’il n’y ait pas de malentendus possibles. Pour Halima qui a tellement besoin de gagner, il faut que les choses soient claires et qu’elle ne puisse pas faire dégénérer la partie en essayant de s’arranger.

Si j’ai été attentive à choisir des jeux où les règles étaient explicites, j’ai aussi opté pour d’autres où elles étaient plus modulables. Le cas échéant j’ai toujours commencé par les exposer très clairement et je n’ai proposé des aménagements que lorsque les circonstances me semblaient adaptées : par exemple en ne présentant pas de risques de léser une fille et lorsque la situation dans le groupe était suffisamment sereine pour que les adolescentes soient capables de réfléchir et de décider ensemble des changements.

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Sécuriser le groupe a aussi consisté à éviter que les filles ne se sentent agressées au travers du mécanisme même du jeu. Si gagner reste l’enjeu, il y a de multiples manières d’y parvenir. Dans des groupes très hétérogènes, il a été important que le facteur chance soit plus important que lorsque les filles avaient des capacités intellectuelles similaires.

Si la majorité des jeux désignent un unique gagnant, ils ne le font pas tous de la même manière et la victoire peut avoir des connotations différentes. En effet, le but de certains jeux, comme Stratego ou Abalone, est de vaincre en faisant perdre l’adversaire. Il est évident que pour des jeunes carencées, si perdre est toujours difficile, être vaincue peut se révéler absolument insupportable et suscite des émotions qui proviennent de bien au-delà de l’activité en elle-même.

Ce type de jeu peut donc également présenter un danger dans la gestion du groupe parce qu’il touche à une grande fragilité des filles : leur manque d’estime d’elles-mêmes. S’il n’est pas question d’éviter toute situation délicate pour les filles, de les protéger de toute anxiété, il faut néanmoins s’assurer qu’elles puissent vivre l’activité sans se sentir profondément atteintes.

Dans le même registre, il faut veiller à ce que des alliances stratégiques au jeu ne se transforment pas en moyen de régler des comptes ou de malmener une jeune. En différentes occasions, certaines adolescentes ont fait corps contre une de leurs camarades et il a fallu recadrer de manière que l’activité ne soit pas l’opportunité de s’acharner sur une personne.

2. Fort potentiel éducatif

Il existe de multiples classifications des jeux déterminées établies selon des critères différents : selon que l’on considère plutôt le comportement ludique par rapport à l’activité elle-même et au rôle joué par le(s) partenaire(s), ou encore les fonctions du jeux. L’une des références en matière de classification des jeux reste Piaget, pour qui l’activité ludique est la manifestation et le témoin de l’organisation et du développement cognitif à travers trois étapes :

• Les jeux fonctionnels appelés aussi jeux d’exercice entre 0 et 2 ans • Les jeux symboliques de 3 à 6 ans différents selon l’âge mais qui ont généralement

une fonction affective ou socio-affective (symbolisation de l’objet d’amour, identification à un modèle…) et dont le niveau de symbolisme s’élève parallèlement au degré d’échanges, d’alternance ou de coopération entre enfants.

• Les jeux de règles surtout développés à compter de 7 ans que sont les jeux de société et le sport. C’est donc par ce type de jeux que s’est développée l’expérience d’animation.

Nous parlerons donc ici, dans le cas du jeu de société de cette troisième catégorie dont le premier intérêt éducatif tient en sa définition même : celle de faire jouer ensemble et, ce faisant, de faciliter la rencontre et l’échange. Certes, au sein du travail social, cette approche collective propre à l’animation n’est pas toujours perçue dans son intérêt pédagogique ; pourtant, cette « recherche de la structuration d’une dimension sociale (…) privilégie le développement de la

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responsabilisation du plus grand nombre par la participation à l’élaboration et la mise en œuvre d’actions touchant à la vie quotidienne et à l’expression du citoyen »14. Ainsi, le jeu, par sa convivialité, représente un support propice à l’établissement du lien social, au développement de relations entre jeunes mais aussi entre jeunes et adultes.

Pour Winnicott le jeu est la sphère de la créativité par excellence, « la seule où l’individu, enfant et adulte, est capable d’être créatif et d’utiliser sa personnalité tout entière »15. Dans sa plus simple expression, on pourrait dire que la créativité est l'aptitude à concevoir la réalité autrement, ce qui déborde largement le simple champ de la création artistique. Les travaux de nombreux chercheurs ont visé à cerner les mécanismes par lesquels la pensée crée de nouveaux concepts. Même si l’on est bien loin d'une compréhension complète, on s'entend pour dire que, dans le processus de recherche d'idées nouvelles, la pensée procède d'une façon spécifique. C'est comme si elle faisait un bond, une gymnastique, qui l'amènerait à passer alternativement du mode de pensée habituel, logique, au mode de pensée intuitif, imaginaire, qui fonctionne à tâtons et puise ses idées au hasard dans l'inconscient.

Winnicott propose d’envisager la créativité « comme la coloration de toute une attitude face à la réalité extérieure ».16 Il explique alors que toute expérimentation conduit un individu à faire preuve de créativité à condition qu’il considère que la vie vaut la peine d’être vécue - signe qu’il n’est pas pris dans une relation pathologique de soumission à la réalité extérieure. Pour lui, la créativité est inhérente au fait de vivre et a, de fait, quelque chose d’universel.

Winnicott précise qu’à travers cette démarche créative, le sujet établit une quête de soi, que le jeu représente un espace-temps où, pour se rencontrer lui-même, l’individu doit bénéficier d’un état de détente et de confiance. L’usage que fait chaque individu de cet espace dépend de ses expériences de vie, notamment celles de sa toute petite enfance, de la manière dont il a pu se découvrir dans sa relation à sa mère. Le jeu comme espace transitionnel met en marche les mêmes mécanismes que ceux rencontrés par le nourrisson dans les différentes étapes de différenciation de sa mère qui lui ont permis de se construire en tant qu’individu.

Nous avons vu que l’accompagnement éducatif s’établissait à travers un processus d’identification à l’adulte et d’expérimentation de la relation à l’autre. Le jeu est donc propice à créer des aires transitionnelles d’autant qu’il dégage des obligations de la réalité. Jouer n’a d’autre but que jouer, se suffit à soi-même.

Par contre, comme la mère permet à son enfant de se construire progressivement hors de sa présence, le jeu peut aussi permettre au groupe de se structurer sans la présence permanente de

14 Jean-Pierre AUGUSTIN et Jean-Claude GILLET, L’animation professionnelle, p. 147, l’Harmattan, 2005

15 Donald W. WINNICOTT, Jeu et Réalité, p. 76, Gallimard, 1986

16 ibid. p. 91

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l’adulte. Parce qu’il s’agit d’une activité modulable, l’animateur peut effectuer des allers-retours et s’effacer lorsque les circonstances le permettront. Comme pour le nourrisson qui peu à peu se détache de sa mère, le groupe peut bénéficier de la distance prise par l’adulte pour accéder à une plus grande autonomie et développer plus d’interrelations entre ses membres.

Le jeu permet également de tester les restrictions inhérentes à toute vie sociale dans un contexte dégagé des enjeux de la réalité. Jouer ensemble nécessite des règles et cette question peut être riche d’enseignement pour des adolescentes. A travers le jeu, s’il faut se conformer aux lois en vigueur, on peut en vérifier la pertinence mais on peut également, en trichant, mesurer les conséquences de leur détournement dans un contexte où les risques restent, somme toute, limités. Pour Piaget, que les règles de jeu puissent se modifier - en fonction de la composition du groupe, des motivations et des désirs de chacun - contribue à développer « une moralité enfantine », le respect de l’autre et de la règle fixée.

Une autre des dimensions éducatives intéressantes du jeu est qu’il confronte chaque personne à ses propres désirs de toute-puissance dans un contexte où les intérêts personnels peuvent être amoindris. Jouer expose à la frustration : celle de ne pas pouvoir tout maîtriser, celle de .perdre aussi… Cette question de la perte est centrale au cours de l’adolescence puisque la création de ses propres modèles identitaires impose d’abord au jeune d’abandonner les précédents. Ce phénomène est identique à ce que vit le petit enfant, qui va pouvoir progressivement accepter la séparation de sa mère en l’expérimentant symboliquement à travers le jeu.

Les jeux présentent donc un intérêt éducatif important par leur diversité et leur adaptabilité mais aussi par leur fonction constructive de la personnalité. Ils représentent un espace d’expérimentation personnelle par la rencontre des autres de même que par la confrontation symbolique au réel. « Jouer, c’est une expérience : toujours une expérience créative, une expérience qui se situe dans le continuum espace-temps, une forme fondamentale de la vie. »17.

17 ibid. p. 70

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L’expérience d’animation

L’expérience d’animation, qui a débuté au cours des vacances de février 2005 devait concerner les deux groupes présents au foyer. Or, à l’époque, la situation dans le groupe du bas était particulièrement difficile puisque trois des quatre jeunes placées faisaient bloc contre toute proposition de l’équipe éducative. Prises dans des situations personnelles très compliquées, ces jeunes exprimaient leur désarroi en rejetant toute tentative de relations de la part des adultes dont la seule présence était vécue comme intrusive. Il a alors été décidé que les interventions seraient limitées en se canalisant sur la gestion minimum du quotidien. Dans ces circonstances, développer un projet d’animation avec ces adolescentes n’était pas envisageable et cette action a donc concerné le seul groupe du haut. A l’automne 2005, des modifications dans le groupe du bas, notamment avec le départ de l’une des filles et la régularisation de la situation des deux autres, ont permis de recréer du lien mais, au vu des délais, j’ai fait le choix de concentrer mon travail sur ce qui a été mis en place sur toute la durée de l’expérience d’animation.

Dans cette troisième partie, ma réflexion portera donc sur quatre configurations du groupe du haut, celles qui ont existé pendant plus de deux mois au cours de la période. Ainsi on peut considérer qu’entre février et mai le groupe comptait Stéphanie, Cynthia, Amel et Sylvia. Au cours de l’été il rassemblait Cynthia, Marina, Sylvia et Rosalie ; à partir de septembre Amel, Sylvia, Rosalie et Clotilde et suite aux vacances de la Toussaint, Sylvia, Rosalie, Nathalie et Halima.

Dans un premier temps, nous analyserons les incidences de l’action sur l’image de chacune des filles : comment elles ont pu se montrer autrement mais aussi être valorisées à travers ces temps d’animation. Dans une seconde partie, nous observerons les phénomènes de groupe qui d’abord démontrent la construction positive du groupe, puis qui établissent la place de chacune et enfin qui illustrent une meilleure communication au sein du collectif.

I. Image de chacune

Au quotidien les adolescentes se perçoivent mutuellement selon leurs difficultés et peuvent avoir du mal à déceler des qualités ou du bon chez leurs camarades, ce qui explique notamment leur difficulté à s’identifier aux autres. Il faut également préciser que chacune d’entre elles cherche à se donner une image, ce qui cadre parfaitement avec leur problématique commune : celle de l’adolescence.

Au cours de l’expérience d’animation, plusieurs jeunes ont pourtant pu se montrer différemment de celle qu’elles présentent d’habitude comme nous le verrons dans une première partie avec Sylvia, Nathalie, Amel, Rosalie, Stéphanie et Cynthia. Dans un second temps nous observerons que certaines d’entre elles ont également pu se trouver valorisées à travers l’activité ; ce fut notamment le cas pour Amel, Sylvia et Halima.

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1. Se montrer autrement

Sylvia est une jeune fille de 15 ans qui présente des troubles du comportement importants qui s’expriment notamment par beaucoup d’agressivité envers ses camarades et les adultes mais aussi par l’émission brusque de grands cris bestiaux. Elle supporte difficilement d’être confrontée à son attitude lorsque quelqu’un lui en fait la remarque, mais ne peut généralement pas s’empêcher d’avoir une telle conduite, en particulier lorsqu’elle se trouve isolée dans sa chambre mais aussi souvent dans les phases de transition : fin d’un repas, changement d’éducatrices…

Or, au cours de l’expérience d’animation, elle a pu être dans le groupe beaucoup plus sereine et s’avérer être une bonne camarade facilitant la participation de toutes les filles et adoptant une position conciliante et responsable. Dotée d’une grande énergie, Sylvia a pu l’exprimer pleinement à travers la mise en place du jeu. Tout occupée à organiser l’activité, puis à faciliter le bon déroulement des parties mais aussi à essayer de gagner, elle n’a pas été débordée par ses propres émotions. Dans ces circonstances, Sylvia a pu montrer une image réellement différente d’elle certainement pour différentes raisons : elle a pu occuper une place qui lui convenait – nous y reviendrons plus tard – mais aussi trouver en l’activité même un intérêt correspondant à ses besoins.

C’est une jeune fille qui éprouve de l’angoisse face au vide comme le montre son attitude dans toutes les phases de transition dans la vie quotidienne : ses cris et son besoin de faire hurler la musique dès qu’elle se retrouve dans sa chambre sont une façon de remplir l’espace. Proposer une activité lui assure donc une forme de sécurité qui lui permet de juguler son anxiété et, n’ayant plus à la combattre, d’être psychiquement disponible pour élaborer d’autres choses.

C’est le processus décrit par Boimare à propos de la démarche d’apprentissage : pour être en capacité d’apprendre un enfant doit pouvoir accepter de faire en lui le vide nécessaire pour que se développe la pensée. Toutefois chez l’enfant victime de défaillance éducative précoce, cet espace disponible est aussitôt rempli d’angoisses destructrices qui menacent de le submerger : « ceux qui l’ont connue, vont avoir besoin pour maintenir un équilibre psychique précaire, de se protéger de l’exercice de penser »18. L’auteur précise que la défaillance éducative précoce peut être évoquée dans deux circonstances et notamment dans le cas où le nourrisson a dès ses premières semaines de vie été confronté à un cadre de vie insécurisant, marqué par la désorganisation et la dispersion. Les éléments connus de l’histoire de Sylvia correspondent tout à fait à cette situation. Si cette jeune fille n’a pas été handicapée au niveau de ses capacités d’apprentissage fondamentales et de ses aptitudes intellectuelles, elle se trouve aujourd’hui – du fait de son adolescence tout autant que de son placement – dans la nécessité de s’interroger sur sa propre histoire, ce qui lui est insupportable.

18 Serge BOIMARE, L’enfant et la peur d’apprendre, p. 31, Dunod, 2004

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Lui permettre de s’inscrire dans une activité l’a détournée de ce dangereux impératif. Si, heureusement pour elle, l’accompagnement éducatif au quotidien peut l’aider à affronter cet incontournable obstacle, elle a aussi besoin de pouvoir s’en dégager ne serait-ce que pour « souffler » un peu. Dans le contexte ludique, l’activité l’a détachée momentanément de ses préoccupations et lui a permis de se révéler autrement.

Nathalie a une personnalité psychotique qui lui fait percevoir son environnement comme dangereux : tous les actes de la vie quotidienne, toutes les personnes qu’elle rencontre représentent un risque d’anéantissement de son être. Pour tenter de se protéger, elle développe toutes sortes de rituels mais ils ne suffisent toutefois pas à la rassurer puisque son caractère paranoïaque la submerge. Elle est ainsi toujours en train d’attaquer pour se défendre, et peut se montrer odieuse avec les autres, d’autant qu’elle fait preuve de certains traits pervers perceptibles dans le plaisir qu’elle affiche parfois à nuire à autrui.

Nathalie a pourtant souvent été motivée pour participer aux jeux, même dans des circonstances où elle s’enferme généralement dans la salle de bains, se coupant de toute relation au monde. Invitée à se joindre au groupe, elle n’a pas fait de difficultés pour se détacher de son reflet, chose assez exceptionnelle pour elle. Elle rejoignait alors les autres de bonne humeur et a démontré dans le cadre du jeu certaines capacités d’intégration au groupe. Elle aime jouer et c’est d’ailleurs le seul cadre où on peut la laisser seule avec une autre jeune sans qu’elle la persécute. On peut imaginer que, pour elle aussi, l’occupation que représente le jeu tient à distance des angoisses mais au-delà, que le contenu même de l’activité est suffisamment fort pour que son environnement perde de sa dimension dangereuse.

Comme pour Sylvia, l’activité a pour fonction de détourner les angoisses et propose une médiation qui permet « aux questions brûlantes et aux inquiétudes premières d’avoir le droit de cité »19 tout en respectant le cadre où le passage à l’abstraction et à la règle est possible. Dans le contexte du jeu, Nathalie se trouve au chevauchement de deux aires : celle du réel et celle du fantasme, du « pour de vrai » et du « pour de faux ». En effet, dans ces circonstances, les autres jeunes veulent vraiment la dominer et gagner la partie mais, parce qu’il s’agit d’un jeu, cet assujettissement n’est pas inscrit dans le réel, il est déconnecté de la réalité. Ainsi, les enjeux de l’activité ont pu contenir l’anxiété interne de Nathalie qui a alors pu apparaître autrement aux yeux de ses camarades : celles-ci n’avaient plus en face d’elles une malade mais une simple compagne de jeu.

C’est le même phénomène qui favorise la participation d’Amel. Cette jeune, à 17 ans, se trouve toujours sur le groupe du haut, malgré son âge, à cause de ses difficultés psychiques : celles-ci nécessitent une attention quasi permanente pour la protéger d’elle-même. Prise dans une relation pathogène avec sa mère, entre fusion et répulsion, Amel est enfermée dans ses problèmes psychologiques qui ne lui permettent pas de nouer de liens constructifs avec les autres jeunes.

19 ibid. p. 36

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Cloîtrée chez elle par sa mère, déscolarisée, cette adolescente n’a que peu d’ouverture sur l’extérieur en dehors de ses passages au foyer et de ses fugues au cours desquelles elle se met dramatiquement en danger. Les contacts qu’elle peut établir avec ses camarades se résument donc à se raconter mutuellement ce qu’elles vivent de pire, alors que le reste du temps elle peut être assez éteinte, voire amorphe.

Néanmoins, au cours de certaines parties de jeu elle a pu se révéler différemment en faisant preuve de réelles capacités d’attention et s’est avérée brillante, notamment aux jeux de mémoire du type Mémory. Si elle n’a pas pu rester concentrée longtemps et s’est à nouveau perdue dans ses pensées, elle a surpris ses camarades et les a impressionnées. Amel, si souvent déconnectée de la réalité, a montré aux autres qu’elle était capable de faire aussi bien qu’elles et que, malgré sa déscolarisation et ses difficultés, elle avait des capacités et n’était pas stupide.

Ainsi, pour elle aussi, l’activité a eu une fonction contenante des angoisses mais on peut aussi envisager qu’elle lui a également procuré un support pour établir la relation aux autres. Alors qu’au quotidien Amel se trouve bien souvent dans l’incapacité de communiquer avec ses camarades, tout simplement parce qu’elle ne sait pas le faire, le jeu lui donne des repères constructifs et offre une sphère de rencontre telle que la décrit Winnicott dans son énoncé des objets puis des espaces transitionnels. Le nourrisson est d’abord dans la fusion absolue avec sa mère dont il ne se différencie pas. Pour grandir, il va devoir se séparer d’elle et, malgré les angoisses que cela suscite, va trouver d’autres objets d’amour qu’elle. Le bébé élabore ainsi un processus de « trouvé-créé » au cours duquel il va investir dans un objet trouvé les pulsions qui l’animent, créant ainsi un support apte à recevoir tout autant son amour que son agressivité, comme en est capable sa mère. Entre elle et lui, il existe maintenant un objet qui lui permet de supporter la séparation.

En grandissant, l’enfant pourra progressivement transposer ce mécanisme à d’autres sphères, trouvant d’autres objets d’amour dans sa famille puis dans ses pairs. Par contre, pour que cette rencontre puisse advenir, il faut qu’il y ait une distance suffisante entre lui et l’autre pour prévenir des angoisses d’être anéanti, absorbé par l’autre. Si cette distance a pu être expérimentée dans le réel, elle a pu être intégrée au plan symbolique et le sujet parvient alors à entrer en relation à l’autre sans être submergé par les angoisses que cela réactive. Amel, elle, n’a jamais pu faire sereinement ce type d’expérience, prise par le risque d’intrusion de sa mère. Elle a donc besoin que cet espace relationnel soit matérialisé pour s’y trouver en sécurité et c’est cette concrétisation qui lui a permis d’établir des relations avec les autres. Son environnement immédiat était suffisamment délimité pour qu’elle puisse exister sans risque, pouvant alors se montrer différemment. Pour Winnicott :« là où se rencontrent confiance et fiabilité, il y a un espace potentiel, espace qui peut devenir une aire infinie de séparation, espace que le bébé, l’enfant, l’adolescent, l’adulte peuvent remplir créativement, en jouant, ce qui deviendra ultérieurement l’utilisation heureuse de l’héritage culturel »20.

20 Donald W. WINNICOTT, Jeu et Réalité, p. 150, Gallimard, 1986

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Malgré une situation totalement différente, une autre jeune fille a pu bénéficier de l’environnement protecteur qu’offrait l’activité pour se dévoiler autrement. En effet, alors que Rosalie affiche souvent une certaine condescendance avec les jeunes du groupe, voire avec les éducatrices, elle s’est avérée bonne camarade au cours des parties de jeux. Si elle peut être entêtée et dure au point qu’elle impressionne grandement les autres filles - qu’elle n’hésite d’ailleurs pas à menacer pour affirmer sa suprématie - elle a révélé une grande maturité plusieurs fois au cours de l’action notamment en se montrant bonne perdante, faisant même preuve d’autodérision.

Si cette attitude a certainement eu comme rôle de démontrer à tous sa maturité et son détachement, il n’en reste pas moins que Rosalie s’est impliquée dans l’activité en acceptant toujours de jouer avec beaucoup de bonne humeur, facilitant la participation des autres, notamment en proposant des solutions consensuelles sur le choix des jeux. Cette jeune fille éprouve de grandes difficultés à tisser des liens et ses airs de supériorité ont surtout pour fonction de cacher une grande fragilité et une certaine incapacité à aller à la rencontre d’autrui. Rosalie veut toujours maîtriser la relation en gardant l’autre à distance mais a pu faire tomber quelques barrières en jouant gaiement avec ses camarades. Au cours de son histoire, Rosalie a plusieurs fois été victime de séparations douloureuses : celle de sa mère partie en France alors qu’elle était toute petite, puis son propre arrachement à ses grands-parents qui avaient pallié ce manque pour rejoindre cette mère, désormais inconnue, avant que cela ne se passe mal au point qu’elle demande elle-même à être placée. Pour Rosalie, « s’attacher à quelqu’un c’est prendre le risque de la douleur psychique »21.

On peut supposer que, pour elle, s’attacher à quelqu’un représente trop de danger pour qu’elle y consente ; elle peut alors se montrer peu aimable dans les deux sens du terme. Elle refuserait ainsi de vivre à nouveau cette douleur de perdre ce que Kammerer désigne comme « l’autre-aimé ». Selon lui en effet, le sujet développe la névrose narcissique, c’est à dire qu’il s’érige lui-même en objet de son amour en espérant y trouver la quiétude. Ce phénomène entraîne un repli sur soi et fragilise la personne qui est à la merci de ce que lui renvoient les autres en miroir.

Ainsi, « à la douleur vient s’ajouter l’angoisse, chaque fois que les autres, chargés de fonctionner comme des miroirs, pourraient ne pas remplir leur rôle : l’angoisse de voir basculer l’image de soi-même et de chuter dans la dépression dont seules la jalousie et la haine pourraient la protéger »22 si elle n’y voyait pas ce qu’elle veut y trouver. Là encore, on peut estimer que le support a favorisé l’implication de cette jeune fille : c’est par la nature même du jeu de société que Rosalie a été amenée à développer des relations, à être agréable voire charmante, mais parce qu’il s’agit d’une activité ponctuelle, bien repérée dans l’espace et le temps, elle a pu s’y impliquer sans prendre le risque d’être contrainte de se lier au-delà de ce

21 Pierre KAMMERER, Adolescents dans la violence, p. 88, Gallimard, 2002

22 ibid. p. 91

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moment là. Toutefois en le faisant, elle a pu expérimenter, certes modestement mais néanmoins réellement, que cette rencontre de l’autre était possible et n’était pas forcément synonyme d’anéantissement. « Le jeu prend une fonction protectrice, permettant l’isolement de l’enfant en lui offrant la possibilité de graduer l’intensité de sa rencontre avec l’autre »23 nous dit V. Ricciotti.

Pour Stéphanie, prendre part à ce projet fut plus compliqué : alors qu’elle se présentait, du moins aux yeux des autres filles, comme le chef incontestable et infaillible du groupe, elle a trahi certaines de ses faiblesses et a difficilement supporté de se retrouver en difficulté. Alors que cette jeune fille aime tout maîtriser et qu’elle souhaite en permanence dominer la situation, elle n’a pas accepté de perdre. Dans un jeu, où la chance n’avait pas d’influence, Stéphanie s’est mise en colère de ne pas gagner d’autant qu’elle se trouvait face à Amel pour qui elle affiche généralement plutôt du dédain. Sa sortie fut spectaculairement théâtrale et peut s’apparenter à une forme de passage à l’acte qui trouve son origine dans sa fragilité narcissique. Pour s’en protéger, Stéphanie a mis en place ce que Kammerer définit comme « un idéal du moi grandiose » élaboré à partir d’identifications superficielles à des personnages héroïques. Or, ce positionnement est impossible à tenir puisqu’il oblige le sujet à faire coïncider en permanence ses performances aux modèles identitaires qu’il s’est appropriés.

Ainsi, Stéphanie face à l’échec se fait submerger par l’angoisse et ne peut que fuir puisque, selon Kammerer : « dans la pathologie du narcissisme, le passage à l’acte apparaît comme le dernier recours face à la dépression » 24 Ce fut certes un moment douloureux pour elle, mais elle a pu découvrir que dévoiler une certaine impuissance ne la remettait pas en cause aux yeux des autres jeunes plus tard. Elle a malgré tout eu du mal à renouveler l’expérience et son placement a pris fin avant qu’elle puisse se réinscrire pleinement dans l’action.

Pour Cynthia aussi, le décalage entre l’image qu’elle se donne et la réalité de ses capacités intellectuelles a été trop important pour qu’elle puisse le supporter. Là encore, cette expérience n’a pas nui à sa place dans le groupe mais elle n’a pas pu accepter de montrer ce qu’elle croyait, à tort, si bien cacher. Dans son cas, c’est certainement autant la confrontation aux autres que de voir ses propres limites qui lui a posé problème. Fragile, cette jeune de 17 ans était toujours dans le groupe du haut à cause de son immaturité et de son inadaptation à l’autonomie requise dans le groupe du bas.

Par contre, si elle n’a plus accepté de jouer, elle est très souvent restée avec les autres pour assister aux parties qui se déroulaient dans la cuisine. Elle ne se sentait pas capable de participer, mais elle tenait néanmoins à être présente certainement pour diverses raisons : parce qu’elle prenait plaisir en même temps que les autres, pour continuer à faire partie du groupe et surtout par

23 Vincenzo RICCIOTTI, Excitation, jeu et groupe, p. 143, ouv. coll. sous la direction de J-B Chapelier et J-J Poncelet, Erès, 2005

24 Pierre KAMMERER, Adolescents dans la violence, p. 79, Gallimard, 2002

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crainte de perdre sa place en étant absente. Cynthia manque cruellement d’estime d’elle-même alors qu’un minimum d’amour de soi est essentiel pour se situer sereinement dans les relations. Les jeunes souffrant de ce manque sont extrêmement sensibles au regard que portent les autres sur elles. Elles doivent sans cesse vérifier leur propre valeur, déceler chez l’autre l’estime qu’il a d’elles. Le moindre signe de désintérêt, la plus petite critique peuvent réactiver ce sentiment de désamour et provoquer une angoisse destructrice. Ces failles narcissiques représentent donc un véritable handicap relationnel et mettent les adolescentes en situation de danger par rapport aux autres. Pour Cynthia, être en situation d’échec réactive systématiquement la mauvaise image qu’elle a d’elle-même et peut devenir insupportable lorsque cela se passe en groupe.

Au cours de leur construction psychique, les personnes carencées n’ont pu développer une estime de soi suffisante. En effet, pour apprendre à s’aimer, il faut que le bébé ressente l’amour de sa mère, qu’il découvre à quel point il compte pour elle. En grandissant, il renouvellera cette expérience et c’est parce qu’il se sentira digne d’être aimé des autres qu’il pourra s’aimer. Les personnes carencées n’ont pu expérimenter correctement cet amour maternel, ou ont vécu des traumatismes au cours desquels elles ont été déshumanisées, c’est à dire mises en position d’objet. De multiples facteurs peuvent être à l’origine de failles narcissiques : les mauvais traitements physiques ou psychiques, la confrontation aux viols ou aux guerres, mais aussi une mère incapable d’être « suffisamment bonne » selon Winnicott.

Après avoir été toute dévouée à son bébé lors des premières semaines de sa vie, la mère accepte d’être imparfaite, de ne pas répondre dans l’immédiateté à ses demandes mais lui permet d’expérimenter la séparation, puis facilite peu à peu son accès au symbolique en étant suffisamment rassurante et en contenant l’agressivité qui exprime l’angoisse et les pulsions destructrices de son enfant. Cynthia a été confrontée à une mère incapable de trouver la bonne distance et de la porter suffisamment pour qu’elle se sente en capacité de grandir mais aussi dans l’impossibilité de la protéger lorsque des preuves d’inceste ont été découvertes alors qu’elle n’avait que 5 ans. Cynthia a donc dû se construire face à une mère qui n’a pas permis d’expérimenter de liens constructifs en étant soit dans le « laisser tomber », dans la menace d’abandon, soit dans une omniprésence faisant fi de ses besoins spécifiques. Sa mère, son objet d’amour lui a « fait éprouver alors soit l’angoisse d’être anéantie, soit celle d’être chosifiée dans une relation sans égards pour sa sensibilité »25.

Elle est depuis à la recherche permanente d’un amour inconditionnel, et particulièrement depuis son entrée dans l’adolescence à travers ses pairs. Se trouver en difficulté face à ses camarades lui donne le sentiment qu’elle ne vaut rien et fait ressurgir une angoisse impossible à surmonter, qu’elle tente de maintenir à distance en évitant toute nouvelle situation d’échec. Si elle veut rester présente aux autres, elle ne peut se permettre de leur dévoiler ses faiblesses notamment intellectuelles.

25 ibid. p. 97

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Ainsi, on peut remarquer que l’animation du groupe permet aux adolescentes de se présenter autrement. Par contre, si certaines jeunes filles peuvent redorer leur image, pour d’autres la situation groupale représente un tel danger en générant de l’anxiété quant à leur propre identité, qu’il leur est quasiment impossible, même par le biais d’une activité ludique, de s’y trouver confrontées. Pourtant, au-delà des difficultés rencontrées pour quelques filles, on peut constater qu’à travers l’action, d’autres ont pu être valorisées.

2. Valorisation

Non seulement Amel a pu donner une autre image d’elle-même, mais elle a aussi pu être valorisée à travers l’activité en remportant plusieurs parties de Mémory haut la main, ce qui l’a ravie. Ressentir ce plaisir est doublement important pour cette jeune fille : cela lui montre qu’elle aussi a le droit et la possibilité d’éprouver de la satisfaction mais également qu’elle a des capacités et peut se montrer brillante. Eprouver du plaisir n’est pas chose aisée pour cette jeune fille empêtrée dans ses difficultés et qui a « beaucoup de mal à se faire du bien ». La réussite est un élément déterminant dans la construction narcissique du sujet : en réussissant, celui-ci peut en effet se découvrir des qualités et tout doucement se vivre comme quelqu’un de valable, « de bon à… ». Pour Bion, « toute personne en capacité de percevoir tant soit peu la réalité, a tendance à former – consciemment ou inconsciemment – un jugement sur l’attitude de son groupe envers elle »26.

En situation collective cette preuve de ses compétences est valorisante d’abord pour ce qu’Amel peut éprouver personnellement mais aussi par ce qu’elle peut lire dans le regard de ses camarades. « Le piège du narcissisme tient à ce que nous possédons une image que nous reconnaissent les autres et que nous nous reconnaissons »27 rappelle D. Lauru. Ainsi, alors qu’Amel se trouve enfermée dans la mauvaise image d’elle-même – image confirmée par la vision que ses camarades ont d’elle – elle a pu être autrement et améliorer à la fois son image pour elle et ses pairs. Que le miroir que représentent les autres jeunes lui renvoie un reflet plus reluisant peut contribuer à l’aider à se construire une meilleure estime d’elle-même.

Sylvia est une jeune fille qui a tendance à se mêler de ce qui ne la regarde pas et à tout vouloir régenter ; elle doit régulièrement être reprise par rapport à ce type de comportement intrusif. Elle a beaucoup de difficulté à maîtriser cet aspect de sa personnalité et souffre de ne pouvoir affirmer son autorité. Au quotidien, elle doit donc être en permanence canalisée pour accepter le cadre. Dans le contexte de l’expérience d’animation, ma volonté était que les filles puissent, dans le respect des règles du foyer, prendre des initiatives pour la mise en place de l’activité. Sylvia s’est pleinement saisie de l’opportunité d’agir sur l’organisation des journées et a pu mettre en œuvre certaines de ses qualités dans ce domaine. Certes, il a fallu exercer une

26 Wielfred R. BION, Recherches sur les petits groupes, p. 25, Presses Universitaires de France, 2002

27 Didier LAURU, La folie adolescente, p. 91, Denoël, 2004

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grande vigilance pour éviter qu’elle n’empiète sur la liberté des autres, mais dans ces circonstances elle a très bien toléré d’être rappelée à l’ordre et sa capacité à accepter les limites facilement montre qu’elle était suffisamment mise en valeur pour tolérer la frustration. La toute-puissance qu’elle tente généralement d’exercer n’avait pas lieu d’être parce que Sylvia disposait d’un espace propice à exprimer son envie de s’impliquer tout en étant suffisamment cadrant pour l’empêcher d’en déborder. Pour elle également, cette possibilité de se montrer différemment a été valorisante à ses propres yeux et pour les autres.

Halima a 12 ans et son statut de cadette et de dernière arrivée est parfois compliqué à porter face aux autres. Elle souffre, elle aussi, de profondes blessures narcissiques qui se traduisent par une grande agressivité défensive mais également, à travers les activités ludiques, par le besoin impérieux d’être la meilleure et de gagner. Elle possède une véritable culture du jeu, assimile très vite les règles et les stratégies à mettre en place. Ainsi, elle a pu remporter de multiples parties et en tirer un très grand plaisir. Certes, les fois où il lui est arrivé de perdre lui ont été difficiles à vivre et l’ont conduite à exprimer sa frustration par de grandes colères, mais elle a indubitablement gagné la reconnaissance de sa supériorité dans le domaine du jeu.

Elle est aux anges d’entendre les autres – notamment Rosalie et Sylvia, qui sont plus âgées, en classe de seconde alors qu’elle est en 6ème – dire que c’est encore elle qui va gagner avant de commencer une partie. Au-delà d’une simple satisfaction, Halima éprouve alors le sentiment d’être reconnue et une réelle fierté qui lui manque cruellement au quotidien. Elle peut ainsi améliorer, certes de façon modeste, mais néanmoins non négligeable, l’estime qu’elle se porte. Là encore, le jeu a permis à cette jeune fille d’être valorisée et a eu une fonction narcissisante.

On peut donc affirmer, qu’à travers l’activité, les adolescentes ont eu l’opportunité de donner et d’avoir une autre image d’elles-mêmes en se montrant différemment et en étant valorisées. Si la situation a parfois été difficile à vivre pour quelques-unes, d’autres en ont tiré parti, et ce autant à titre personnel qu’au sein du collectif. D’ailleurs, l’observation des phénomènes de groupes montre aussi des changements dans les relations inter-personnelles.

II. Phénomènes de groupe

Alors que le projet s’est mis en place avec le « groupe du haut », il convient de rappeler que celui-ci a connu de nombreuses modifications au cours de l’expérience d’animation. Notre analyse portera sur quatre configurations, celles qui ont existé pendant plus de deux mois au cours de la période. Ainsi peut-on considérer qu’entre février et mai le groupe comptait Stéphanie, Cynthia, Amel et Sylvia. Au cours de l’été il rassemblait Cynthia, Marina, Sylvia et Rosalie et à partir de septembre Amel, Sylvia, Rosalie et Clotilde ; suite aux vacances de la Toussaint, enfin, il se constituait de Sylvia, Rosalie, Nathalie et Halima.

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Si Amel était placée au foyer tout au long de l’action, elle n’a que peu participé puisqu’elle part tous les week-ends, qu’elle a passé l’été en famille mais également parce qu’elle a multiplié les fugues. De fait, Sylvia est la seule qui ait été toujours présente dans le groupe au cours de cette expérience d’animation. Par contre, Clotilde est la seule qui n’ait jamais participé à une partie. Diverses circonstances peuvent expliquer cette situation : elle rentre en famille chaque week-end et pour toute la durée des vacances scolaires. Elle n’est restée que peu de temps sur le groupe puisque ses mises en danger sur le rebord de sa fenêtre ont nécessité qu’elle intègre le groupe du bas : il n’était pas question de la laisser dans une chambre située à 12 mètres de hauteur au regard de son comportement. De plus, ses difficultés personnelles et notamment relationnelles associées à son rejet du placement l’ont empêchée à l’époque de rechercher le contact de ses camarades, l’amenant à se retrancher dans sa chambre dès que possible.

Néanmoins, nous verrons dans ce chapitre, qu’au cours de l’expérience d’animation, des changements ont pu apparaître au sein des différentes configurations avec d’abord certains éléments qui montrent une construction positive du groupe. Ensuite nous analyserons ces phénomènes au regard de la place de chaque fille dans le collectif puis enfin nous verrons comment s’est instaurée une meilleure communication entre elles et avec moi-même.

1. Construction positive du groupe

La majorité des temps de regroupement s’effectuent à partir des repas. Au cours des week-ends et des vacances, les jeunes prennent le temps de se lever, de se préparer et vaquent généralement à leurs occupations jusqu’au déjeuner. Le soir, les temps de douche, éventuellement de télévision dispersent également les adolescentes. Les temps de service succèdent au repas et généralement seule celle qui doit faire la vaisselle reste dans les parties communes alors que les autres regagnent leurs chambres. Communément l’organisation de l’après-midi se discute au déjeuner : les jeunes sont informées de l’heure éventuelle de départ pour une sortie, chacune exprime ses désirs en terme de télévision, de courses à effectuer ou de demandes particulières. Une fois le planning établi, chacune a tendance à rejoindre sa chambre jusqu’à l’horaire prévu pour le démarrage de l’activité.

Nous verrons dans ce chapitre le désir qu’ont pu éprouver les filles de se retrouver ensemble, comment à partir de l’intérêt commun s’est développée la cohésion de groupe. Nous observerons également l’évolution du leadership puis le respect qui s’est instauré dans le collectif.

• Le désir de se retrouver

Au cours de l’expérience d’animation la planification des journées incluait, si les adolescentes le désiraient, des temps de jeux. Déterminés avec elles, ces derniers ont souvent permis de rassembler les jeunes à des moments au cours desquels elles s’isolaient généralement dans leur chambre. Qu’elles participent à une activité commune sans que celle-ci soit obligatoire montre que les filles peuvent accepter de se retrouver. Alors qu’elles ont tendance à s’insupporter,

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elles peuvent partager une activité ludique de leur plein gré et cela démontre la possibilité de leur permettre d’établir d’autres formes de relations.

Si au démarrage de l’action, la proposition de jouer émanait de l’adulte, les adolescentes ont, au fil du temps, été à l’origine de ces parties de jeux. En dehors de l’intérêt personnel que peuvent éprouver les filles envers l’activité, on peut aussi envisager que ces demandes ont d’autres motivations : elles apprécient de côtoyer leurs camarades dans ces circonstances et elles en éprouvent même une forme de plaisir. Il convient de préciser ici que ce plaisir s’exprime sur des bases saines parce que le jeu offre un contexte ludique mais suffisamment structuré pour que les pulsions de chacune soient contenues. En effet, « le principe de plaisir est la voie pulsionnelle la plus courte qui s’impose quel que soit l’environnement »28. Confrontées au principe de réalité, c’est- à-dire au cadre mis en place, les adolescentes sont sollicitées au niveau de leur pensée, de leur attention, de leur raisonnement et de leur jugement. Le support du jeu rend alors possible l’articulation du principe de plaisir et du principe de réalité et permet donc l’émergence du désir. Puisque chacune peut éprouver du désir à s’inscrire dans l’activité, elles peuvent alors être ensemble.

Ce désir s’exprime notamment lorsque les filles se motivent réciproquement pour jouer. En effet, alors que le jeu ne nécessite pas la présence de toutes les filles et favorise la libre adhésion, il est souvent arrivé que l’une ou l’autre souhaite la présence d’une jeune restée en retrait. Cette sollicitation mutuelle est assez rare au sein du groupe de filles d’autant que les arguments évoqués portaient sur le plaisir à être ensemble comme dans le cas de Rosalie disant à Amel : « Tu ne vas pas t’enfermer, toute seule. Reste jouer avec nous ! », ou encore quand Cynthia, malgré son refus de participer, était gentiment invitée à rester dans le groupe par Sylvia ou Stéphanie. Ces paroles conviviales dénotent deux éléments importants : l’estime portée à l’autre et donc la possibilité de s’y identifier.

Nous avons déjà vu l’importance pour ces jeunes de voir leur image redorée dans le regard d’autrui et nous avons déjà évoqué les processus identificatoires à l’œuvre dans un collectif. Dans cet esprit, nous pouvons conclure qu’en agissant de la sorte, les adolescentes déclarent se reconnaître cette similitude qui est l’une des conditions du sentiment d’appartenance à un groupe. Par ces propos, les filles démontrent qu’elles peuvent s’identifier suffisamment à leurs paires pour exister avec elles. Ainsi, cette volonté de partager ces temps de loisirs ensemble est une preuve que le groupe peut être vécu par les adolescentes comme une entité positive, qu’il n’est pas simplement un espace de contraintes mais peut représenter, dans le cadre de l’activité, un lieu de plaisir et d’échanges. Pour reprendre les mots d’Anzieu : « le groupe trouve son identité en même temps que les individus s’y affirment identiques » 29.

28 Gabriel GODARD, La fonction d’autorité, p. 29, Document de formation de l’Institut Repères 2003

29 Didier ANZIEU, Le groupe et l’inconscient, p. 94, Dunod, 2003

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Le plus surprenant est que cette motivation a existé même lorsque Nathalie se trouvait présente dans le collectif, alors que, comme nous l’avons déjà précisé, cette adolescente a une structure psychotique. Or, pour J. Maisonneuve, « la dynamique de groupe prise au sens large s’intéresse à l’ensemble des composantes et des processus qui interviennent dans la vie des groupes – plus singulièrement dans des groupes de « face à face », c’est à dire ceux dont tous les membres existent psychologiquement les uns pour les autres et se trouvent en situation d’interdépendance et d’interaction potentielle »30. La présence sur le groupe d’une jeune fille comme Nathalie altère donc la dynamique qui anime le groupe, elle est déstructurante pour le collectif parce que, en ayant de grandes difficultés à reconnaître autrui comme sujet, elle réactive les angoisses archaïques des autres. Pourtant, si les activités autour du jeu ont été le seul temps où Nathalie a pu être en relation « normale » avec ses camarades, c’est aussi le seul espace où celles-ci ont pu l’accepter et ne pas s’enfuir à son arrivée, pouvant même être sympathiques à son égard.

• De l’intérêt commun à la cohésion du groupe

Ce désir collectif de se rassembler montre également que les jeunes peuvent avoir un objectif commun. Alors qu’au quotidien les adolescentes ont pour analogies d’être obligées de se trouver au foyer, d’être placées, d’avoir des histoires personnelles douloureuses et des situations familiales compliquées, etc., dans ce cadre, elles peuvent se ressembler pour quelque chose de positif, leur même envie de jouer. Pour D. Anzieu « le groupe se propose fantasmatiquement, aux individus qu’il réunit, comme ce lieu hors du temps, comme cet autre côté du miroir où leur inconscient se trouverait enfin représenté et réalisé en tant qu’il serait ce qu’ils ont en commun »31.

Cet intérêt partagé est un élément caractéristique de la dynamique groupale positive : les filles peuvent, dans ce temps-là, s’inscrire dans une action productive, car comme le souligne Maisonneuve : « on ne saurait toutefois parler de « groupe » à partir des seuls facteurs de proximité, de ressemblance et d’interrelations ; ceux-ci ne prennent un sens collectif qu’à l’intérieur d’une structure – tantôt préalable, tantôt émergente – qui régit le jeu des interactions et implique, à un niveau plus ou moins conscient, un but, un cadre de référence et un vécu communs »32. A travers l’action, les filles peuvent donc se rassembler, et se trouvant dans un cadre suffisamment rassurant, leurs angoisses contenues, elles peuvent s’inscrire dans une activité commune.

Au-delà du simple critère de production, les jeunes ont développé un autre élément significatif de l’importance de l’entité groupale : celui de la cohésion. En sortie à la ludothèque, par exemple, elles ont souvent utilisés le « nous » pour expliquer ce qu’elles souhaitaient faire.

30 Jean MAISONNEUVE, La dynamique des groupes, p. 21, Presses Universitaires de France, 2002

31 Didier ANZIEU, Le groupe et l’inconscient, p. 76, Dunod, 2003

32 Jean MAISONNEUVE, La dynamique des groupes, p. 21, Presses Universitaires de France, 2002

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Cette apparition du pluriel est symptomatique de la construction du groupe dans l’esprit des filles. En le faisant, elles déclarent se reconnaître les unes et les autres comme appartenant à une même unité.

Il n’est pas surprenant que cette cohésion se soit particulièrement exprimée à l’extérieur du foyer ; cela correspond parfaitement au phénomène de groupe qui renforce leur cohésion face à qui n’en est pas membre. Cet emploi du « nous » tout autant que cette forme de solidarité entre jeunes n’est toutefois pas du tout évidente au quotidien. Au contraire, les jeunes ont plutôt tendance à s’éparpiller ou à se retrouver par deux lors de sorties, en affichant la plus grande distance possible avec l’éducatrice. En général ce type de regroupement cohésif apparaît plutôt dans des situations angoissantes pour les filles : lorsqu’il y a énormément de monde et qu’elles ne connaissent pas le site mais aussi quelquefois au cours d’activités de loisirs nécessitant une prise de risque, du type « accro branche ». Si on considère les travaux de Didier Anzieu, on peut aussi considérer cette affirmation du pluriel comme l’expression de l’illusion groupale en œuvre. « L’illusion groupale répond à un désir de sécurité, de préservation de l’unité moïque menacée ; pour cela elle remplace l’identité de l’individu par une identité de groupe : à la menace visant le narcissisme individuel, elle répond en instaurant le narcissisme groupal »33.

Par contre, ce positionnement restait relativement bref et pouvait être difficile à assumer. Plusieurs fois, en sortant de la ludothèque, j’ai été assaillie de revendications plus irréalistes les unes que les autres ou alors une des jeunes se mettait brutalement à être agressive à mon égard, et ce sans justification apparente. Ces sollicitations tous azimuts (demande de temps libre d’une durée bien supérieure à celle prévue, dépassement de budget vêtements, obtention de plus d’argent de poche, autorisation de sortie en boîte de nuit pour le week-end suivant…) sont significatives parce que les filles connaissent à la fois les réponses institutionnelles pour ce genre de requête et la démarche à effectuer pour les soumettre : elles doivent en discuter avec leur éducatrice référente ; c’est ensuite en réunion d’équipe que se prennent de telles décisions. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce type de réaction : se défendre du plaisir pris au cours de l’activité, tenter de remettre de la distance, celle-ci s’étant atténuée au cours de l’activité dans la relation avec l’adulte, se repositionner par rapport à ses camarades en déclarant son opposition au leader institutionnel et par là-même au groupe.

D’une part, en se référant aux travaux de Fustier, on peut penser que les jeunes ont considéré ce temps ludique comme un cadeau de ma part : complètement impliquée dans l’activité (qui s’est déroulée un mercredi après-midi, où sont fort rarement organisés des temps de loisirs), j’ai établi une relation assez égalitaire avec les adolescentes, ce qu’elles ont pu interpréter comme un « don de simple humanité » : « Un professionnel, en renonçant exceptionnellement à l’asymétrie du lien, se dévoile dans sa simple humanité ; il se montre un homme ordinaire qui renonce à être plus ou à être supérieur, ou à être en position dominante »34. Or cette question du

33 Didier ANZIEU, Le groupe et l’inconscient, p. 94, Dunod, 2003

34 Paul FUSTIER, Le lien d’accompagnement, p. 104, Dunod, 2003

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don génère deux phénomènes : le problème de la dette et, chez la personne accueillie en institution, la question de l’énigme d’autrui. Tout don crée une situation de dette pour la personne qui le reçoit et nécessite qu’elle y réponde par un don d’une valeur au moins équivalente et toute relation éducative implique que les jeunes se posent la question de la motivation du professionnel à intervenir auprès de lui : le fait-il pour gagner sa vie ou se peut-il qu’il le fasse pour moi, parce qu’il m’aime ? On peut supposer que les filles, en me demandant des faveurs qu’elles savaient ne pouvoir leur être accordées, m’invitaient à réaffirmer clairement ma position institutionnelle. De cette manière, elles se dégageaient d’une dette trop importante tout en obtenant une réponse facilitant leur prise de distance

D’autre part, on peut discerner dans ce comportement ce que W. Bion désigne comme l’un des trois supposés ou hypothèses de base de la vie des groupes. Après une phase de dépendance à la ludothèque où les adolescentes avaient fait corps autour de moi, le retour à la réalité – représenté par la fin du jeu et le départ en direction du foyer – me resituait dans une place qui n’était pas désirée par le groupe, celui-ci adoptant alors une position d’attaque-fuite. Lemay attire d’ailleurs l’attention sur l’importance des périodes de transition entre les activités d’un groupe de jeunes inadaptés. Pour lui, ces passages présentent des difficultés parce qu’il peut s’y glisser des désordres, facteurs de contagion, auxquels l’adolescente est incapable de faire face en prenant sur elle pour réagir à cette désorganisation. « Les effets d’une activité ne se terminent pas en même temps que cette dernière : les effets demeurent et influencent le comportement ultérieur » 35.

• Evolution du leadership

Un autre indicateur confirme la dynamique créatrice du groupe : celui de l’émergence de leader positif. Si Stéphanie pouvait occuper une place centrale dans le groupe, c’était d’abord en fédérant les jeunes contre les adultes. Par contre, lorsque Sylvia invite ses camarades à participer à des temps de jeux, elle arrive à mobiliser les autres, à les motiver à faire quelque chose ensemble. Ce faisant, elle s’inscrit dans une démarche constructive et contribue grandement à développer un bon esprit dans le groupe. C’est d’autant plus notable que si Sylvia aime jouer, elle n’est pas non plus une inconditionnelle du jeu : ce n’est pas forcément son intérêt personnel pour l’activité qui l’incite à être moteur mais bien sa volonté de partager des temps ludiques avec ses camarades. Par contre, nous l’avons vu, Sylvia est toujours dans une recherche de place dominante et comme Lemay le souligne « ce désir de diriger les autres est basé en grande partie sur des besoins narcissiques »36. Ainsi, cette jeune fille peut à la fois tirer profit de l’activité pour construire l’estime qu’elle se porte et agir de façon bénéfique sur la dynamique du groupe.

Ce faisant, elle se positionne également différemment par rapport aux adultes : elle n’est pas dans l’attaque contre l’animatrice ou dans des tentatives de séduction pour obtenir ce qu’elle

35 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 198, Presses Universitaires de France, 1975

36 ibid. p. 75

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désire, mais elle devient force de proposition, facilitant le planning de la journée, prenant des initiatives constructives. Elle ne pousse pas les cris bestiaux qui caractérisent ses fréquentes phases d’angoisse, mais adopte un comportement tout à fait responsable. Alors que cette jeune est toujours en train de défendre une place qu’elle ne peut occuper : exclusive aux yeux des éducatrices, dominatrice auprès de ses camarades, elle a pu exprimer ses qualités, notamment sa gentillesse. Comme nous le rappelle d’ailleurs Lemay : « Il serait faux de penser que le meneur est un sujet toujours égoïste, cherchant à satisfaire à tout prix ses besoins de puissance ou de domination. Il peut exister en lui le désir sincère de se donner, de rendre service aux autres… »37. Ainsi, on peut considérer que les motivations de Sylvia sont certainement de plusieurs ordres. Il faut bien constater qu’elle sait donner envie à ses camarades de participer et peut apparaître comme un leader positif.

Toutefois si l’apparition de leader organisationnel n’a pas vraiment posé de difficulté au groupe, celui-ci se trouve toujours dans l’impossibilité de reconnaître l’un de ses membres comme leader affectif. Malgré un assouplissement notable des exigences d’attention envers moi au cours de ces temps de jeu, il a fallu plusieurs mois pour que les adolescentes puissent jouer sans la présence permanente de l’adulte. L’un des signes manifestes de cette absence de leader affectif sur le groupe réside dans l’exigence de disponibilité de l’adulte. Lorsqu’un coup de téléphone ou une jeune du groupe du bas nécessitait l’interruption du jeu, il a fallu beaucoup d’énergie pour relancer la partie. Lorsque mon retrait coïncidait avec la fin d’un jeu, les filles ont pu prendre l’initiative d’en relancer un mais par contre, lorsqu’une partie restait en suspens, elles se retrouvaient face au néant. A mon retour les adolescentes étaient amorphes, semblaient épuisées voire déprimées. Se trouver confrontées les unes aux autres sans rien à faire fait naître une angoisse insupportable.

De telles circonstances ne poseraient aucune difficulté à d’autres personnes de leur âge, mais elles génèrent chez ces jeunes une angoisse phénoménale. Les carences affectives dont elles souffrent ne leur permettent pas de vivre normalement cette situation si elle leur semble se prolonger, parce qu’elle réactive des angoisses liées à la très petite enfance. Un bébé expérimente les départs de sa mère, apprend à supporter ses absences de plus en plus longues, parce que cela se fait de manière progressive, parce qu’on lui explique ce qui se passe et qu’il découvre petit à petit qu’elle revient toujours. Beaucoup d’adolescentes placées n’ont pu découvrir ces étapes de manière constructive : elles ont dû affronter un manque incompréhensible et ont toujours peur qu’il se renouvelle. Winnicott énonce l’idée que pour les enfants carencés « il y a eu perte de quelque chose de bon qui lui a été retiré »38 et ils n’ont pu expérimenter la désillusion. Lorsque la mère toute dévouée répond instantanément aux demandes du nourrisson, celui-ci a l’illusion qu’il crée lui-même ce qu’elle lui présente et en premier lieu, le sein. En devenant « suffisamment bonne », elle lui permet d’appréhender progressivement la séparation, d’apprendre à supporter le

37 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 75, Presses Universitaires de France, 1975

38 Donald W. WINNICOTT, La tendance antisociale, p. 178, Payot, 1969

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manque. Les enfants définis comme « antisociaux » par Winnicott ont donc été brutalement dépossédés de leur objet d’amour premier, leur mère, et peuvent revivre ce sevrage trop violent à chaque situation de rupture du lien.

Lorsque l’interruption n’avait pas été trop longue, la dynamique pouvait toutefois être relancée mais en cas d’absence prolongée, il n’était pas possible de continuer au-delà de la partie en cours et l’activité a généralement pris fin de manière prématurée, chacune regagnant sa chambre, morose, pour s’y retrancher. Parfois, certaines ont pu se mettre violemment en colère pour des raisons semblant tout à fait anodines. En réalité, ces crises s’apparentent plus à des formes de passages à l’acte où, pour supporter l’angoisse menaçant de les submerger, les jeunes ne trouvent d’autre solution que de faire éclater le conflit à l’extérieur. Une disparition trop importante vient réactiver le sentiment de manque qui les hante si souvent et qui provient de ce traumatisme lié à la perte brutale au cours de cette étape essentielle à la construction de la personnalité.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que, alors que l’anxiété s’est développée depuis quelques temps déjà, cette excitation ne s’exprime qu’en présence de l’animatrice, une fois que celle-ci a rejoint le groupe. On peut donc penser que la crise a plusieurs fonctions : permettre à l’adolescente de se libérer en exprimant son désarroi, de solliciter l’adulte pour être rassurée, d’être ainsi contenue dans cette crise ; mais c’est peut-être aussi pour « faire payer » ce qui a pu être vécu comme une forme d’abandon. Alors que jeunes et animatrice partageaient ensemble un bon moment, celle-ci a disparu, laissant un vide qu’entre adolescentes elles ne sont pas en mesure de remplir. P. Fustier, à partir des travaux de Winnicott, développe l’idée que l’enfant carencé « manifeste l’Espoir de retrouver, chez les personnes qu’il rencontre, la mère toute dévouée »39 et que c’est notamment à travers les éducateurs de structures d’accueil qu’ils vont la chercher. Il précise d’ailleurs que l’institution, en agissant sur le quotidien, et notamment sur les soins primaires (nourriture, médical…), adopte cette position maternante. Par contre, le travail éducatif va amener l’enfant ou l’adolescent à travailler cette question du manque en rejouant auprès des adultes chargés de s’occuper de lui cette relation à la mère. Ainsi, positionnée institutionnellement, mais également à travers le jeu, ô combien symbolique du lien mère-enfant, j’ai été mise à la place de cette mère, tout ancrée dans la « dévotion maternelle primaire » définie par Winnicott.

Lorsque quelque chose de bon se passe entre une femme et son nourrisson mais qu’il faut y mettre fin, la mère est généralement en capacité de l’expliquer, de rassurer sur le fait que cela se reproduira et que l’arrêt de l’activité ne signifie pas la fin de la relation. Or, plusieurs jeunes de la Villa Cyrnos n’ont pas bénéficié de ces paroles rassurantes, ou les promesses n’ont pas été tenues. Elles ont gardé une trace indélébile de ces évènements surtout qu’ils se sont généralement

39 Paul FUSTIER, La réponse par le plein ou le manque à combler, p. 176, in Sauvegarde de l’enfance, n° 2, 1992

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multipliés et ne leur ont pas permis de croire que quand un bon moment s’arrête, ce n’est pas une fin absolue, qu’elles peuvent avoir espoir de le revivre. Les filles n’ont pu être suffisamment rassurées, malgré mon engagement à revenir au plus vite. Il ne s’agit pas, bien sûr, de phénomènes conscients, mais ils s’expriment suffisamment pour qu’ils puissent être repérés.

Mon brusque départ au cours de l’activité a donc réactivé cette privation originelle chez chacune des filles mais a aussi laissé le champ libre à l’anxiété d’autant que selon D. Anzieu « le groupe est la mise en commun des images intérieures et des angoisses des participants »40. Il est bon de préciser ici qu’une angoisse est « une sensation pénible de malaise profond, d’extrême inquiétude, déterminée par l’impression diffuse d’un danger vague, imminent, devant lequel on reste désarmé et impuissant »41.

• Le respect dans le collectif

Néanmoins, malgré ces épisodes délicats, le groupe a pu fonctionner dans l’écoute et le respect de chacune. En effet, toutes les adolescentes ont pu exprimer leurs préférences, en matière de jeu et d’organisation, et être entendues. Ainsi, il n’y a eu aucun problème pour moduler l’activité en fonction des désirs de chacune et il y a eu beaucoup de solidarité entre les filles. Si l’une d’elles se trouvait en difficulté pour comprendre les règles, les autres ont fait preuve de patience pour prendre le temps de les expliquer de nouveau, proposant éventuellement des solutions stratégiques. Elles ont veillé à ce que le programme décidé soit maintenu et, lorsque la partie des Cités perdues choisie par Rosalie était terminée, elle a toujours accepté de faire un Abalone demandé par Halima. Un climat de confiance s’est d’ailleurs rapidement instauré et les négociations quant à l’ordre des jeux ont été faciles : chacune d’entre elles savait que ses camarades tiendraient leurs engagements. Que pas une seule fois, l’une des filles ne se soit défilée et qu’elles aient respecté leur parole est significatif du fait que dans le cadre de l’activité, les adolescentes ont pu développer un bon esprit de groupe.

Celui-ci s’est également ressenti à travers la manière qu’avaient les filles de jouer le jeu : si, dans une partie de César, l’intérêt était de limiter la progression de l’une d’elles pour rendre possible la victoire des autres, cela s’est généralement fait intelligemment et de manière très ludique. Certes, elles ont eu tendance à parfois faire des coalitions un peu excessives pour m’empêcher de gagner, mais cela ne s’est produit qu’envers moi et, en le prenant avec humour, j’ai pu leur faire relativiser l’importance que cela pouvait représenter.

Cette émergence significative du respect instauré dans le groupe s’est aussi vérifiée avec Marina. Cette jeune fille de 16 ans insupporte ses camarades et son incapacité à vivre en groupe a d’ailleurs conduit l’équipe à la confier à une famille d’accueil, tout en maintenant le suivi par l’éducatrice référente, quelques mois après son arrivée. Marina est une jeune Roumaine de 16 ans,

40 Didier ANZIEU, Le groupe et l’inconscient, p. 31, Dunod, 2003

41 Norbert SILLAMY, Dictionnaire usuel de psychologie, Bordas, 1990

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prise en charge par les services sociaux après avoir dénoncé le réseau de prostitution qui avait organisé son arrivée en France. Nous avons très peu d’éléments pour comprendre son histoire, dont elle donne de multiples versions, mais son parcours semble dramatiquement chaotique. Abandonnée vers 2 ans par sa mère, elle aurait été trouvée par un Rom et aurait grandi dans un camp de gens du voyage, dans des conditions extrêmement misérables. Elle souffre de carences affectives profondes, et a un tel comportement asocial que ses relations avec les autres jeunes sont en permanence conflictuelles. Lorsqu’elle était encore dans le groupe, les autres ont toutefois réussi à participer avec elle à des jeux lors d’une sortie à la ludothèque puis à trois occasions au foyer.

Ce qui est notable, ce sont les efforts faits par Rosalie et Sylvia pour l’intégrer au jeu. Malgré les tensions quotidiennes et leur aversion pour cette adolescente, elles ont en effet fait preuve de beaucoup de patience pour essayer de l’aider à comprendre les règles et lui permettre de participer à l’activité en choisissant des jeux qui l’intéressaient et qui semblaient correspondre à ses capacités. Elles ont même été jusqu’à accepter d’essayer des jeux recommandés à partir de 4 ans… Lorsqu’elles ont constaté que, malgré leur simplicité, certains d’entre eux étaient inaccessibles à Marina, elles ne se sont pas moquées d’elle. Certes Sylvia a eu quelques mouvements d’humeur et a d’abord interprété ces difficultés comme une tentative de les embêter de nouveau, mais elle a fini par se rendre compte de la réalité. Si Marina n’a pas pu se montrer différemment du quotidien et être valorisée en réussissant à s’inscrire dans l’activité, c’est probablement parce qu’elle ne dispose pas du minimum de capacités à symboliser nécessaire à la pratique du jeu.

L’impossibilité de Marina à jouer a montré que ces difficultés ne sont pas seulement liées à son faible niveau intellectuel mais également à sa manière de percevoir le monde. Pour Winnicott, « l’enfant privé est agité et incapable de jouer, il montre un appauvrissement de la capacité à faire des expériences dans le champ culturel »42. Il semble que les autres aient, au final, intuitivement perçu les limites réelles de leur camarade et que cela leur a permis d’être plus tolérantes à son égard. Elles ont même été touchées du plaisir enfantin de Marina à essayer de jouer et de la joie qu’elle a ressentie lorsqu’elle a réussi à comprendre le mécanisme d’un jeu et à gagner.

Ainsi, la mise en œuvre de l’activité s’est heurtée à certaines barrières liées à la situation des jeunes. Pourtant on peut affirmer que l’animation de ces temps de loisirs a permis à travers le jeu d’encourager la construction dynamique du groupe. Malgré la fragilité des filles et les difficultés que peuvent provoquer les situations collectives, celles-ci ont été l’occasion, pour la majorité des adolescentes, d’éprouver du plaisir et de partager de bons moments. Nous allons voir qu’elles ont aussi donné l’opportunité à plusieurs d’entre elles de trouver une place différente au sein du groupe.

42 Donald W. WINNICOTT, Jeu et réalité, p. 141, Gallimard, 1986

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2. Place de chacune

Divers indicateurs permettent de voir qu’à travers l’action les filles ont pu trouver une place qui leur convenait notamment en établissant d’autres types de relations.

Il est d’abord arrivé que certaines alliances se dissolvent au cours de la partie, et que des jeunes soient, pour des raisons stratégiques propres au jeu, sorties des pactes tacites qui les unissaient au quotidien. Il a d’ailleurs été cocasse d’entendre Sylvia dire avec humour à Cynthia que dans ce cadre « il n’y a pas d’amitié qui tienne » pour avantager Rosalie. Par ce genre de remarque, elle s’excuse auprès de Cynthia tout en reconnaissant implicitement qu’ensemble elles font généralement bloc contre Rosalie. Ces propos sont également la preuve que Sylvia a souhaité sortir de la situation de couplage et qu’elle a ainsi pu s’inscrire dans le collectif. Cette notion de couplage est la troisième hypothèse de base de Bion qui stipule que, face au danger que représente le groupe, deux personnes se rejoignent pour faire bloc et lutter ensemble contre l’entité groupale. Ainsi, Sylvia, en choisissant de favoriser quelqu’un avec qui elle a souvent des difficultés à s’entendre, a déclaré son adhésion au groupe. C’est l’intérêt stratégique du jeu qui l’a poussé à se positionner ainsi mais c’est probablement parce que le contexte lui permettait de se dédouaner d’une « trahison » trop importante envers Cynthia qu’elle a pu le faire. Sylvia s’est située autrement face à sa camarade et a trouvé une place différente sans ressentir le risque d’être assujettie ou mal-aimée.

Nous l’avons vu, Sylvia a pu être leader du groupe et ainsi occupé une place qu’elle revendique. Au quotidien, pour la préserver de ses velléités de toute-puissance et assurer le maintien de l’autorité des adultes, il est difficile de lui confier ce type de position. Au cours de l’activité, grâce au cadre bien défini dans le temps, il a été possible de lui déléguer certaines responsabilités. Elle a ainsi été détournée de son rôle de « caïd » pour, comme le formule Lemay, « être une assistance à qui sont confiées des responsabilités de surveillance ou d’organisation générale de la maison. La position de meneur devient ainsi officialisée, mais son action est canalisée et orientée vers des buts éducatifs »43. Au vu du caractère intrusif de Sylvia, il n’est pas question de lui laisser la surveillance ou l’organisation générale de la maison, parce qu’elle ne pourrait manquer d’abuser d’un pouvoir trop important pour elle. Par contre, dans le contexte des loisirs et particulièrement par le jeu (significatif aussi de « pour de faux »), il a été envisageable de lui permettre de s’essayer à cette position, dont elle s’est d’ailleurs tout à fait bien débrouillée.

Amel a visiblement pris plaisir à jouer mais surtout à établir des liens positifs avec ses camarades alors qu’elle a généralement beaucoup de mal à le faire. En effet, elle exerce une sorte d’hypnose morbide pour les jeunes qui écoutent avidement la description de ses fugues. Amel éprouve à la fois de la fascination et de la répugnance pour ce qu’elle vit dans la rue au point qu’en parler ravive ses angoisses. C’est d’ailleurs le même procédé pour les autres jeunes : elles se délectent de ces récits qui pourtant les terrifient. Néanmoins, c’est la seule méthode qu’Amel

43 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 210, Presses Universitaires de France, 1975

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connaisse pour exister aux yeux des autres. Elle se trouve prise dans une sorte de piège : pour les intéresser, il lui faut se présenter sous l’angle du pire. P. Kammerer décrit parfaitement cet enfermement que représente ce mode de relations établi par un adolescent : « s’il peut fasciner les autres adolescents du groupe, il ne peut plus s’adresser à eux autrement. Il en reste isolé, relativement déconsidéré. On n’attend plus de lui que de nouvelles perturbations excitantes peut-être, mais dérangeantes et en fin de compte disqualifiantes pour lui »44.

A travers le jeu, Amel a toutefois pu établir d’autres relations, qu’on pourrait qualifier de « normales », avec ses camarades, parler de ce qu’elles partageaient à ce moment-là, de musique, de vêtements. Elle a aussi pu être invitée à se joindre à elles sans devoir se répandre, sans être tenue de jouer le rôle de la méchante fille, mais seulement pour elle-même, comme membre du groupe à part entière. Si ce type de situations n’a bien sûr pas transformé profondément le système de relations qu’entretient Amel avec les autres, il lui a au moins permis d’être dans un contact positif et plaisant avec ses camarades, « d’être comme les autres ».

Comme nous l’avons déjà constaté, même Nathalie a pu trouver sa place dans le collectif pendant les parties de jeu alors que, pourtant, elle insupporte ses camarades du fait de sa pathologie mentale. Accueillie sur les bases d’un dossier d’admission incomplet, cette jeune relève en effet de la psychiatrie : sa personnalité psychotique nécessite une prise en charge médicale et s’avère incompatible avec le projet de la Villa Cyrnos. Nathalie est dans l’incapacité de respecter le cadre à cause d’angoisses qui l’emprisonnent dans des rituels et la conduisent à de nombreux passages à l’acte. Elle nécessite une prise en charge particulière avec un ajustement permanent des règles, ce que les autres filles considèrent comme des passe-droits et ne peuvent tolérer. On peut dire que Nathalie souffre de « cécité sociale », c’est à dire selon Lemay « l’incapacité de comprendre les autres et les sentiments des autres à son égard »45.

Malgré tout, à chacune de ses participations à l’activité, la relation de Nathalie avec les autres s’est avérée un peu différente. Elle fut beaucoup moins conflictuelle notamment avec Rosalie et Sylvia puisqu’elles ont pu communiquer avec elle sereinement. Généralement, pendant les repas, le mieux que puissent faire les unes et les autres est de se tolérer par l’indifférence alors que le reste du temps elles s’évitent ou s’affrontent assez violemment. L’apaisement que l’on peut constater au cours des parties de jeu est donc exceptionnel d’autant qu’il résulte d’une volonté partagée que cela se passe bien. Chacune fait en effet de notables efforts pour parler gentiment aux autres et pour que les parties se déroulent dans le calme. En cas de désaccord sur un point de règle, elles sollicitent l’arbitrage de l’adulte, certes avec quelque véhémence, mais toujours dans un bon état d’esprit. Ainsi, si Nathalie peut participer avec les autres au temps de jeu, c’est qu’elle y a trouvé sa place, celle qu’elle s’est autorisée à prendre mais aussi celle que lui ont accordée les

44 Pierre KAMMERER, Adolescents dans la violence, p. 241, Gallimard, 2002

45 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 51, Presses Universitaires de France, 1975

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autres. D. Lauru rappelle que « les adolescents ont besoin de savoir à quoi ils s’engagent »46 comme c’est d’ailleurs le cas des psychotiques. Ayant déjà expérimenté le jeu au cours de son enfance, Nathalie s’est risquée à jouer une première fois avec les autres et a constaté qu’il n’y avait pas de danger puisque toutes les filles étaient concentrées sur le jeu lui-même. Elle a ainsi pu se trouver une place dans un contexte où elle se sentait moins menacée d’anéantissement par les autres.

Le changement d’attitude de Nathalie est aussi notable avec Halima : alors qu’elle a tendance à la persécuter au quotidien, elle lui a tout à fait reconnu sa position de supériorité dans le jeu. Cette dernière a parfaitement exploité ses compétences particulières à jouer pour se faire sa place au sein du groupe. Ce problème de positionnement face aux autres, crucial chez Halima, s’explique par la situation familiale de cette jeune fille, située au milieu d’une fratrie de huit enfants au sein de laquelle elle semble avoir le statut de « vilain petit canard ». A travers le jeu, nous l’avons vu, Halima s’est trouvée valorisée et cela a contribué à lui donner une place un peu différente dans le groupe.

En ce qui me concerne, accompagner les adolescentes dans le contexte du jeu m’a également donné une place particulière. Certes, les jeunes m’ont toujours considérée comme « l’éducatrice » en charge du groupe mais en me sollicitant de manière beaucoup plus positive. Si, dans diverses circonstances, c’est contre moi que se sont dirigées les coalitions dans le jeu, c’est en fonction de leur bien-fondé que j’ai pu réagir :. lorsqu’il s’agissait de me gêner pour l’intérêt du jeu, j’ai réagi en tant que joueuse. Par contre, lorsque, à travers l’activité, certaines jeunes ont saisi l’opportunité de s’en prendre à l’animatrice, j’ai fermement reposé le cadre. Au-delà de l’exigence de respect que je formulais, il s’agissait de contenir le groupe, de le rassurer quant à ma capacité, en tant que leader institutionnel, à supporter les attaques. J’ai pu leur montrer que même dans un contexte ludique, j’étais en mesure de me positionner et d’intervenir, je restais l’adulte responsable du bon fonctionnement du groupe.

Par contre, en développant une action d’animation, je me sentais moi-même tranquillisée par mes propres compétences et j’ai certainement été en mesure de réagir de façon beaucoup plus sereine. Impliquée dans l’activité, préoccupée par la dynamique de groupe, j’ai été moins soucieuse de la pertinence des réponses individuelles que j’apportais et, moins préoccupée, moins angoissée à l’idée de me tromper, je renvoyais probablement au groupe une image beaucoup plus sécurisante. Anxieuse à l’idée de mal faire mon travail d’éducatrice, je peux être amenée à projeter sur les jeunes avec qui je travaille cette idée, qu’en réalité, je le fais mal. La projection est « un mécanisme psychique par lequel une personne prête à d’autre ses pensées et ses sentiments »47. Or, pour J. Rouzel, l’accompagnement éducatif nécessite qu’il y ait transfert - de la même manière que dans la relation à un thérapeute - et que celui-ci n’est possible qu’à

46 Didier LAURU, La folie adolescente, p. 185, Denoël, 2004

47 Norbert SILLAMY, Dictionnaire usuel de psychologie, Bordas, 1990

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condition que l’adulte se protége de ses propres projections et permette ainsi la rencontre. Pour l’auteur, « cette rencontre, lorsqu’elle a lieu dans toutes ses conséquences, permet bien souvent chez les sujets en panne, quelles que soient les manifestations de leur malaise ou de leur malheur, de relancer le désir »48. Ainsi, en me dégageant de certaines préoccupations personnelles, me situer dans le cadre de l’animation m’a donné une place propice à monopoliser l’envie de chacune des filles et à dynamiser le groupe.

Développer cette action autour du jeu a donc aidé certaines jeunes à trouver une place au sein du collectif. Elle m’a également permis de me situer plus sereinement dans mon travail auprès des adolescentes, ce qui a, là aussi, contribué à modifier, du fait de mon positionnement central, la dynamique de groupe. Cette plus grande tranquillité d’esprit, autant pour les filles que pour moi-même, exprimée dans le contexte ludique a aussi eu des impacts sur les modes de communication.

3. Une meilleure communication

Partager des temps ludiques a pu faciliter la parole entre jeunes lors de conflits au cours de l’activité. Ce fut notamment le cas entre Rosalie et Sylvia, qui ont eu une altercation suite à la manière dont Sylvia a interpellé sa camarade. Celle-ci a aussitôt répliqué vertement avant de quitter la pièce, laissant la partie en suspens. Pourtant, contrairement à son habitude, Rosalie est revenue rapidement dans l’espace commun et a relancé la conversation en disant très calmement à Sylvia qu’elle n’aimait pas la façon dont elle lui avait parlé. Après leurs nombreuses disputes, ces demoiselles ont tendance à s’expliquer, souvent bruyamment, en dehors de la présence de l’adulte. Pourtant, ce jour-là, il ne fait pas de doute que Rosalie a choisi que je sois présente pour en reparler. La proximité établie au cours de l’après-midi lui a certainement permis d’accepter que je puisse les aider à résoudre ce différend. Avoir été en lien agréable pendant les heures précédentes m’a conféré, dans son esprit, et au delà de mon statut institutionnel, une légitimité à intervenir.

J’ai donc pu reprendre avec elles ce qui venait de se passer, sur la manière qu’elles avaient de communiquer et sur les conséquences possibles de ce type de comportement en général. La discussion a été très positive parce qu’elles ont pu exprimer leur ressenti et ne pas simplement faire des reproches à l’autre. Après une vingtaine de minutes, Sylvia en a eu assez et a demandé, avec ce ton brusque caractéristique de la montée de l’angoisse chez elle, que l’on reprenne le jeu. Elle s’est aussitôt reprise pour dire beaucoup plus posément qu’elle en avait assez de parler et souhaitait passer à autre chose.

Cet épisode révèle trois faits importants : Rosalie qui accepte de renouer le contact, cherche à résoudre leur différend et qui plus est, en ma présence, Sylvia qui peut rester attablée, écouter mais qui a aussi la possibilité de mettre un terme à la conversation sans fuir et enfin,

48 Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, p. 35, Dunod, 1997

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l’opportunité qui m’est offerte de faciliter leur échange et de leur permettre de réfléchir toutes deux à leurs modes de fonctionnement. Cette discussion a vraiment été constructive : d’abord par la manière dont elle s’est déroulée, montrant ainsi aux filles qu’elles pouvaient se parler autrement, ensuite par ce que chacune a pu dire d’elle, de ses difficultés et de ce que lui renvoyait l’autre. J. Rouzel précise que « l’énonciation des paroles n’est pas, contrairement à ce que soutiennent les sciences de la communication, une transmission de message, mais un mode de création et d’apparition du sujet, le principe incessant de sa venue au monde »49. Il rejoint l’idée de Winnicott - déjà développée plus haut - quant aux vertus du jeu dans ses dimensions de créativité et de quête de soi.

En expliquant leur attitude, Rosalie et Sylvia font cheminer leur pensée sur ce qu’elles sont et en apprennent peut-être autant sur elles-même que sur l’autre. Qu’elles puissent le faire avec une de leurs camarades montre la confiance qui s’est instaurée entre elles notamment au cours de ces temps de jeu. Cette confiance a été rendue possible par la sécurité dans le groupe, le contexte ludique, la présence du tiers facilitateur. Avoir pu partager un temps convivial a certainement contribué grandement à libérer la parole, puis la perspective de continuer à jouer a permis de sortir de cet échange sans fuir le groupe. On peut aussi faire le parallèle avec les propos de Dominique Quelin à propos du jeu dans le groupe thérapeutique : « Quelque chose du groupe se crée autour du jeu qui est un attracteur ; le jeu évite la désorganisation et maintient les liens. Il est un des moyens d’entrer en communication avec l’autre, d’échanger mais aussi de parler de soi »50.

De multiples exemples peuvent être cités sur cette meilleure prise en compte des mots (des maux ?) des autres et, même si les échanges n’ont pas toujours été aussi profonds, ils ont pu advenir. Ce sont alors le niveau de la relation établie entre jeunes et les capacités individuelles qui les ont déterminés et il n’est pas nécessaire d’en établir une échelle de valeur. Pour ces jeunes, tout développement de lien à l’autre qui soit positif est une expérience importante à vivre. Dans tous les cas, que le fond des propos soit moins intéressant que lors de la situation présentée ci-dessus n’empêche pas leur richesse. Ces adolescentes doivent apprendre à établir des relations constructives avec les autres et bien souvent, qu’elles puissent se parler et non plus aboyer est déjà une grande victoire : elles s’humanisent. C’est dans l’accès au langage que se passe le processus d’humanisation d’un individu comme le rappelle M. Fourre : « Le sujet se socialise, devient humain, non d’un respect forcé des lois, mais de ce que dans sa démarche au monde, il ait trouvé à nouer une relation de dimension humaine avec quelqu’un ; quelqu’un qui, pour lui, ait pu être quelqu’un, un quelqu’un sur la parole de qui il puisse compter, un sujet dont il puisse entendre la parole »51.

49 Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, p. 104, Dunod, 1997

50 Dominique QUELIN, Excitation, jeu et groupe, p. 132, ouv. coll. sous la direction de J-B Chapelier et J-J Poncelet, Erès, 2005

51 Martine FOURRE, Les lieux d’accueil, pp. 28-29, Z’Editions, 1990

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Lorsque Halima vient de gagner, elle a tendance à frimer un peu et, alors qu’au départ ses camarades levaient les yeux au ciel et pouvaient exprimer leur exaspération par de grands soupirs, au bout de quelques fois, elles ont pu la rabrouer gentiment. Malgré sa susceptibilité, Halima a pu accepter les remarques parce qu’elles lui étaient faites sur un ton bienveillant et qu’elles provenaient de jeunes qui avaient précédemment reconnu ses qualités de joueuse. Que les unes puissent exprimer leur contrariété sainement et que l’autre puisse entendre ces remarques sans en être profondément touchée représentent un réel progrès dans leurs capacités relationnelles. Il est à noter que Rosalie a d’ailleurs adopté au quotidien ce comportement envers Halima : elle a pris l’habitude de la taquiner en pointant certaines de ses attitudes de manière humoristique.

A mon niveau, j’ai également pu constater, à de nombreuses reprises cours de l’activité, que mettre des mots sur ce qui se passait dans le groupe était très bien perçu. Au quotidien, lorsqu’un conflit survient, les éducatrices recadrent en rappelant les règles de respect et permettent aux jeunes d’exprimer ce qu’elles ressentent. Si cela suffit généralement à mettre un terme à la polémique, les adolescentes ont beaucoup de mal à accepter ce qui leur est dit et ont tendance à s’ignorer. Dans le contexte du projet, les filles n’ont jamais protesté que j’intervienne et se sont calmées très rapidement pour reprendre leur partie ensemble.

Par exemple, lorsque Marina a irrité ses camarades à bénéficier d’une chance insolente, j’ai pu dédramatiser la situation. Impliquée moi aussi dans la partie, j’ai pu exprimer sur le ton de la plaisanterie mon regret de ne pas pouvoir gagner. Toutefois, en le faisant avec humour, j’ai dédramatisé la situation. Fustier met l’accent sur l’intérêt que représente l’humour dans le travail auprès d’adolescent : «Dire à quelqu’un, par une réflexion humoristique, quelque chose qui le concerne intimement, préserve sa liberté de comprendre »52. En laissant entendre mon dépit par l’exagération, j’ai proposé l’idée à Rosalie et Sylvia que perdre n’était pas si grave et que cela ne valait peut-être pas la peine de se mettre en colère puisqu’il ne s’agissait que d’un jeu. Elles ont d’ailleurs très bien compris le message. En me trouvant dans la même situation qu’elles, je montrais également qu’il pouvait y avoir différentes manières de réagir face à une même situation et que si ma frustration était similaire à la leur, je pouvais la dépasser.

Une autre situation montre que jouer avec les filles m’a permis d’intervenir beaucoup plus facilement que dans la gestion du groupe au quotidien. Le groupe avait été assez agressif envers moi dans la matinée notamment sous l’impulsion de Stéphanie et le repas avait nécessité une mise au point de ma part à destination du groupe. Lors d’une partie de César dans l’après-midi, alors qu’il n’y avait aucune raison stratégique de m’attaquer, les jeunes se sont liguées pour me freiner dans la progression du jeu, laissant l’opportunité à Stéphanie de prendre beaucoup d’avance. J’ai pu les interroger sur leur attitude en spécifiant qu’au final, la situation ne servait les intérêts que d’une des personnes présentes, et que les autres étaient en train de se pénaliser elles-mêmes dans l’unique but de s’opposer à moi. Au cours du repas je n’avais pu que faire des sous-entendus à

52 Paul FUSTIER, Les corridors du quotidien, p. 63, Presses Universitaires de Lyon, 2003

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propos de ce que je constatais en terme de dynamique de groupe mais sans pouvoir l’expliciter clairement pour éviter de mettre le feu aux poudres.

Par contre, au cours de la partie, j’ai pu exprimer très clairement ce qui se passait et montrer à chacune à quoi menait son attitude et qui en tirait les bénéfices. Le jeu a mis en évidence ce qui s’était déroulé dans le groupe ce matin là, mais au delà, pointait le fonctionnement habituel de ce groupe. C’était d’autant plus intéressant que souvent, dans ce genre de situations, les adolescentes nient ce qu’il leur est renvoyé alors que dans ce cadre, leur attitude était matérialisée sur le plateau de jeu ! Là aussi, il leur fut plus facile d’entendre ce que je mettais en évidence, et ce pour deux raisons : les enjeux des places n’étaient pas suffisants pour que les filles se sentent mises à mal, et d’autre part certaines d’entre elles ont eu l’opportunité de faire semblant de ne pas comprendre.

L’activité a ainsi facilité la parole entre jeunes mais a aussi simplifié certaines de mes interventions. Cette meilleure communication est donc un autre signe de l’impact de l’animation sur les phénomènes de groupe.

Observer certaines caractéristiques de ces phénomènes nous a donc permis de constater qu’à travers l’expérience d’animation il avait pu se créer une dynamique constructive. Les filles ont pu éprouver le désir de faire des choses ensemble et ont partagé une même envie : celle de jouer. Elles ont pu le faire dans le respect de chacune, en écoutant leurs camarades et en tenant leurs engagements. Nous avons également vu que, dans une certaine mesure, elles avaient eu, au cours de l’activité, l’opportunité de se montrer différemment et d’en être valorisées. Par contre, il nous a fallu noter un certain nombre de difficultés liées aux souffrances individuelles et à la confrontation au collectif. Il nous reste donc à évaluer cette action au regard de notre problématique à partir des deux hypothèses. C’est ce que nous ferons dans la partie suivante.

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Evaluation

L’expérience d’animation s’est donc révélée d’une grande richesse de situations, propices à nous permettre d’étudier maintenant cette action au regard de notre problématique. Pour déterminer en quoi ma spécificité d’animatrice peut contribuer à l’accompagnement d’adolescentes placées en foyer éducatif, nous orienterons notre réflexion à partir des deux hypothèses énoncées.

Ainsi, dans un premier temps, nous déterminerons dans quelle mesure travailler sur le collectif dans la perspective de l’animation a favorisé une dynamique de groupe constructive pour ces jeunes. Dans une seconde partie, nous verrons de quelle manière le jeu de société offre un support de médiation éducative complémentaire du quotidien centré sur le fonctionnel. Enfin, nous ne pourrons faire l’impasse, dans un dernier chapitre, sur l’analyse des limites des actions d’animation collective à la Villa Cyrnos.

I. Travailler sur le collectif, dans la perspective de l’animation, a favorisé une dynamique de groupe constructive pour ces jeunes.

1. L’animation : des valeurs, des outils

Il convient de préciser, d’abord, que travailler dans la perspective de l’animation, c’est mettre en œuvre les valeurs de l’éducation populaire qui « est l’éducation au sein du « temps de loisirs », oui, mais par la pratique volontaire de la vie de groupe, la confrontation, le partage »53. La participation libre à l’activité et la motivation exprimée par les filles de se retrouver avec leurs camarades montrent, que malgré les difficultés de la vie collective, elles ont pu dans les temps de jeu, choisir de se rassembler et en retirer du plaisir.

Cette adhésion des jeunes s’explique, certes par l’intérêt présenté par le jeu, mais aussi par la manière dont j’ai pu susciter leur désir et impulser du dynamisme au groupe, en le régulant mais aussi en sollicitant les adolescentes et en leur laissant prendre des initiatives. L’animation repose sur une culture de promotion des personnes : « Cette attitude se manifeste par le fait que l’animation met l’accent sur les potentialités et les processus, les changements et les innovations, plutôt que sur les manques, les difficultés et les reproductions » 54. Ainsi, en dépit du

53 Jean BERTIN « Qu’est-ce donc ? » in Politis - Education populaire : le retour de l’utopie, p. 7, Hors série février/mars 2000

54 Jean-Pierre AUGUSTIN et Jean-Claude GILLET, L’animation professionnelle, p. 93, l’Harmattan, 2005

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fonctionnement institutionnel concentré sur les carences des jeunes et malgré l’importance de ces dernières, j’ai choisi de m’appuyer sur les compétences des adolescentes. Les auteurs précisent d’ailleurs qu’il n’est nullement question de minimiser l’existence des difficultés du public mais d’en tenir compte pour adapter les actions qui lui sont destinées.

Augustin et Gillet insistent d’ailleurs sur les compétences stratégiques des animateurs : sur leur capacité à déterminer les contraintes liées à l’environnement, aux institutions, au public… mais aussi sur leur habileté à définir les marges de manœuvre dont ils disposent pour mener à bien les projets. Pour eux, « la question de la fonction de l’animateur se pose sous la forme de la stratégie qu’il tente de définir et d’élaborer avec plus ou moins de perspicacité et qu’il essaie de mettre en œuvre avec plus ou moins de force pour jouer sur les « marges » des situations auxquelles il est confronté et dans lesquelles il agit là et au moment où les choix sont possibles »55. Ainsi, tout au long de l’action, c’est parce que j’ai su adapter l’activité en elle-même, mais aussi ma manière d’intervenir en fonction de la constitution du groupe et des individualités, que j’ai obtenu la participation d’un maximum de jeunes et leur implication positive. En amont, c’est également grâce à la bonne évaluation des marges de manœuvre au niveau institutionnel et à un gros travail d’explicitation que j’ai reçu l’accord de l’équipe pour développer un projet d’animation collective au foyer.

L’animation, par les valeurs qu’elle défend et les outils qu’elle procure, favorise donc la création d’une dynamique de groupe constructive pour les jeunes. Elle permet, en effet, de mettre en œuvre des projets collectifs en tenant compte des caractéristiques du public, du milieu et des contingences matérielles. L’animation est un outil éducatif privilégié car elle donne l’opportunité de définir des objectifs visant à la socialisation et à l’autonomisation à travers les temps de loisirs - donc par le plaisir et le partage. Etre animateur, c’est avoir la conviction que c’est par la rencontre de l’autre que se structure la personnalité, que le groupe est un espace de construction personnelle.

2. Le groupe : un espace de construction personnelle

De nombreux exemples de situations groupales ont permis de mettre en évidence la bonne dynamique collective au cours de l’activité. Nous déterminerons, dans ce chapitre, en quoi cette énergie a pu être bénéfique pour chacune des jeunes, en quoi elle a contribué à les aider à se construire.

Lemay fait une distinction entre les groupes contraints et les groupes spontanés pour les jeunes inadaptés. Il dit que ces derniers donnent à leurs membres « non seulement le sentiment, d’être quelqu’un, mais celui d’appartenir à quelque chose »56 et rappelle l’importance de ces

55 Jean-Pierre AUGUSTIN et Jean-Claude GILLET, L’animation professionnelle, p. 158, l’Harmattan, 2005

56 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 23, Presses Universitaires de France, 1975

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deux phénomènes chez les adolescents du point de vue de leur construction identitaire. Même si cette expérience d’animation s’est déroulée avec des groupes institutionnels, nous avons vu que la participation des filles était volontaire : on peut donc considérer que l’aspect obligatoire du collectif s’en est trouvé amoindri, s’approchant de la structure des groupes spontanés. En se rassemblant librement, les filles ont pu ressentir cette sensation d’identité et d’appartenance au groupe.

A travers l’activité elles ont pu être valorisées, donner et découvrir une autre image d’elles-mêmes et des autres. Ce type d’expérience est fondamental pour développer une meilleure estime de soi, se construire narcissiquement et ainsi pouvoir s’aimer et être aimé. Se percevoir différemment soi-même, mais aussi dans le regard de l’autre, participe activement à l’élaboration de la personnalité. Si dans sa prime enfance, l’individu se construit, c’est d’abord à travers les yeux de sa mère ; en grandissant, il recherchera chez d’autres la preuve de sa valeur à exister. A l’adolescence, c’est chez ses pairs qu’il ira la vérifier. Ainsi, les jeunes placées au foyer ont à la fois besoin de rejouer auprès d’adultes l’expérimentation de la séparation et du manque, et en même temps de pouvoir, un tant soit peu, s’identifier à leurs camarades. Les échanges dans le groupe ont donc, sans aucun doute, contribué à aider ces jeunes filles à bâtir leur identité.

Enfin, on peut estimer que si le groupe, dans le contexte des loisirs, a eu la même fonction de socialisation qu’au quotidien, celle-ci a pu s’appliquer sur d’autres bases. Certes, les exigences en terme de respect des autres, du matériel, des règles ont été identiques, mais elles se sont exprimées dans un cadre ludique et ont ainsi eu une portée différente. Les adolescentes ont pu percevoir que la vie collective ne se limitait pas à ses contraintes ; que si elle demandait des efforts d’attention envers autrui, elle pouvait également être source de plaisir partagé. Confrontées, souvent dès leur plus jeune âge dans des familles destructurantes, aux difficultés d’être avec l’autre, les adolescentes ont besoin d’expérimenter, aussi souvent que possible, la richesse que procurent la rencontre et l’échange. Au cours de l’expérience d’animation, elles ont eu pleinement l’occasion de la vivre.

Le contexte ludique de l’action, en favorisant une dynamique de groupe positive, a donc donné aux adolescentes l’opportunité de vivre le groupe différemment et d’en tirer des bénéfices pour leur construction personnelle. Chaque occasion de découvrir du bon chez autrui mais aussi chez soi-même doit être privilégiée pour ces jeunes : cela ne peut que les amener à s’estimer davantage et à développer leur confiance en elles et envers les autres. Toute expérimentation de l’intérêt des contraintes propres à la vie en société ne peut être qu’instructive : si vivre ensemble est souvent difficile, les règles de vie collective sont une aide précieuse à chacun. C’est en rencontrant l’autre que l’on s’humanise.

Conclusion à propos de la 1ère hypothèse

Travailler dans la perspective de l’animation, c’est donc disposer d’outils propres à la mise en œuvre des projets collectifs et c’est aussi défendre des valeurs. En se référant encore (et

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toujours !) à celles de l’éducation populaire dont Jean Bertin rappelle que c’est aussi « l’apprentissage de la citoyenneté qui n’est pas seulement la politisation (l’art de réfléchir sur la politique institutionnelle) mais une pratique active : art de parler en public, de savoir écouter, de gérer un groupe, de s’intégrer à la société… »57 nous pouvons donc conclure que les jeunes ont pu s’enrichir de la relation aux autres, faire, à leur niveau, de nouvelles avancées vers l’apprentissage de la citoyenneté.

Ainsi, on peut dire que travailler dans la perspective de l’animation a favorisé une dynamique constructive pour chacune des jeunes. Agir sur le temps de loisirs favorise la dynamique de groupe, celui-ci pouvant alors s’avérer un formidable espace de construction personnelle. Parce qu’en tant qu’animatrice, j’appréhende le potentiel du groupe plutôt que ses limites, j’ai pu le faire exister autrement et permettre à chaque adolescente d’en tirer des bénéfices.

Nous avons également émis l’hypothèse que l’animation du groupe, à travers le jeu de société offre un support de médiation éducative. C’est ce que nous allons déterminer maintenant.

II. Le jeu de société offre un support de médiation éducative, complémentaire du quotidien.

Le mot « médiation » désigne à la fois l’action d’intervenir sur des personnes pour les mettre d’accord et l’action de se servir d’intermédiaire entre plusieurs êtres ou choses. Nous verrons dans cette partie que le jeu peut être un support de médiation dans les deux sens du terme.

1. Un espace d’expérimentation personnelle

Les travaux de Winnicott sur les objets et les espaces transitionnels démontrent que le sujet, une fois qu’il a pris conscience de son unité, c’est-à-dire quand il s’est différencié de sa mère, « dispose d’une aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure »58. Il précise que cet espace représente « un lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure »59.

57 Jean BERTIN « Qu’est-ce donc ? » in Politis - Education populaire : le retour de l’utopie, p. 7, Hors série février/mars 2000

58 Donald W. WINNICOTT, Jeu et réalité, , p. 9 Gallimard, 1986

59 ibid

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Dans Jeu et réalité, sous-titré « l’espace potentiel », Winnicott définit le jeu comme support essentiel à ce travail d’appropriation du monde et il ne fait pas de doute pour lui qu’en jouant, l’humain se construit. Il est délicat de déterminer dans quelle mesure chacune des filles a pu cheminer personnellement à travers l’activité et il me semble que cette part de mystère se doit d’être préservée, d’autant que je ne dispose ni du cadre institutionnel ni, à fortiori, des compétences propres à en juger. On peut néanmoins considérer, au vu de l’implication des jeunes dans l’activité mais également par l’évolution de leur comportement et de leur aptitude à s’adapter aux jeux, que la majorité d’entre elles a progressé.

Le bien-fondé de cette analyse se trouve d’ailleurs confirmé par les propos de Didier Lauru. Ce dernier voit, en effet, dans toutes activités proposées aux adolescents, pour peu qu’elles soient réfléchies, de possibles « médiations symboligènes ». L’auteur précise qu’il n’emploie pas le terme de symbolique car la fonction de tels supports n’est pas une évidence et que pour lui : « symboligène signifie la possibilité, l’éventualité d’effets symboliques sur le sujet »60. Le symbolique est ce qui s’inscrit chez une personne lorsqu’elle peut dépasser la jouissance : elle parvient alors à prendre plaisir, à accepter de ne pas être dans la toute-puissance. Or l’analyse des phénomènes de groupe a montré notamment que les filles ont fait preuve de considération envers leurs camarades et que justement cette toute-puissance ne s’est que peu exprimée.

On peut donc en conclure, que s’il est difficile de déterminer précisément quel impact le jeu a pu avoir sur les jeunes, il a eu des effets indéniables et l’on ne peut que souhaiter que, chacune des filles, à sa mesure, puisse les exploiter dans sa vie future. Avéré comme un support de médiation par l’aire d’expérimentation personnelle qu’il a procurée, le jeu s’est aussi révélé être un espace de médiation pour la relation à l’autre. C’est ce que nous allons voir à présent.

2. Un espace de relations

Le jeu a d’abord été propice à la relation parce qu’il a représenté un espace de rencontre : quelles que soient les difficultés rencontrées entre les jeunes pour cohabiter au quotidien, elles ont pu, au moins en partie, les surmonter pour se réunir. En rassemblant les jeunes dans une activité commune, il a décalé les enjeux : il ne s’agissait plus pour les adolescentes de se donner à voir, de revendiquer telle ou telle place mais bien de vivre quelque chose de plaisant. Ainsi, le jeu a à la fois permis aux jeunes de se mettre d’accord et servi d’intermédiaire entre elles.

Il a également facilité la communication entre toutes les personnes présentes. Que les échanges portent sur la partie de jeu, la musique et les vêtements ou soient plus profonds n’est pas le plus important. L’essentiel est qu’ils ont existé et que le jeu, en se situant dans l’entre-deux et en décalant la relation d’un face-à-face vers un côte à côte, a facilité la parole. Le philosophe Emmanuel Levinas rappelle le caractère indispensable de la parole dans nos rapports aux autres : « Comprendre une personne, c’est déjà lui parler. Poser l’existence d’autrui en la laissant être,

60 Didier LAURU, La folie adolescente, p. 156, Denoël, 2004

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c’est déjà avoir accepté cette existence, avoir tenu compte d’elle. ». Que les filles puissent se parler grâce aux temps de jeu est le signe de leur reconnaissance mutuelle, qui peut donc être basée sur des critères positifs.

Enfin, le jeu a également permis d’établir des relations différentes entre les adolescentes et moi-même pour plusieurs raisons. D’abord les temps de jeux représentaient un espace propice à une plus grande spontanéité dans les échanges, rendant ainsi le lien, entre jeunes et adulte, moins asymétrique. Ensuite, jouer m’a permis d’affirmer plus simplement mon positionnement, à la fois face et avec le groupe. Enfin, le jeu a facilité mes interventions, notamment de recadrage auprès des filles. Or, comme le rappelle Rouzel : « c’est à travers les médiations que se dit entre soignants et soignés, éduquants et éduqués, enseignants et enseignés…(animants et animés ?) que s’inter-dit quelque chose de la place de chacun, en référence avec la loi des humains »61.

Tous les éléments présentés dans la troisième partie de ce travail ( phénomènes de groupe, image de soi) ont clairement montré la richesse des échanges établis pendant les jeux. Ces derniers se sont donc avérés des espaces privilégiés pour le développement de relations intra- personnelles au sein du collectif.

Conclusion à propos de la 2nde hypothèse

Selon M. Alles-Jardel « le jeu a une fonction hédonique, cognitive, communicative et sociale »62. Si nous n’avons pu que supposer son incidence au niveau des apprentissages, nous avons pu déterminer formellement que sa pratique avait donné du plaisir aux filles, qu’il avait facilité la parole et eu une influence positive sur les relations dans le groupe.

A ce titre, nous pouvons donc valider l’hypothèse selon laquelle il offre un support de médiation éducative, un espace pour la mise en œuvre de l’action éducative « qui vise toujours, quelles qu’en soient les modalités, l’appropriation par la personne de son espace corporel psychique, social et relationnel »63.

En revanche, nous ne pouvons évaluer correctement le travail mis en œuvre au cours de cette expérience d’animation sans analyser les limites de cette action : c’est ce que nous proposons de faire dans ce dernier chapitre.

61 Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, , p. 85 Dunod, 1997

62 Monique ALLES-JARDEL, Le jeu, mode d’expression du jeune enfant et facteur de son développement in Le journal des psychologues, p. 23, n° 143 Décembre 1996/Janvier 1997

63 Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, p. 83, Dunod, 1997

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III. Limites de l’action

Malgré la validation des hypothèses, on peut estimer que l’action mise en œuvre auprès des jeunes a montré quelques limites. Deux points essentiels méritent d’être soulignés : les freins liés aux problématiques individuelles des adolescentes et les incidences du vécu au cours des séances d’animation sur le collectif au quotidien.

1. Problématiques individuelles

En premier lieu, il convient de préciser, qu’au cours de cette année d’expérience d’animation, la situation personnelle des filles a influé diversement sur leur implication dans l’action. C’est particulièrement sensible dans le cas de Sylvia, qui a, selon la composition du groupe, occupé une position différente au sein du collectif. Alors que jusqu’aux vacances de la Toussaint, elle ne trouvait pas forcément la place prédominante qu’elle recherchait, l’arrivée d’adolescentes bien plus jeunes lui a procuré le leadership du groupe au quotidien. Dans le même temps, elle a entrepris une thérapie, établi une relation avec un jeune homme et est entrée au lycée. Ses attentes envers les éducatrices et les autres jeunes ont profondément évolué, en parallèle de ses nouveaux besoins. Pour elle, s’inscrire dans l’action ne revêt donc plus la même importance. Cet exemple, parmi d’autres, montre que les problématiques individuelles représentent des limites à l’action.

D’autre part, nous avons précédemment indiqué que toutes les filles n’avaient pu participer pleinement au jeu. Malgré ma volonté d’intégrer chacune, Clotilde, par exemple, n’a jamais joué avec ses camarades et d’autres, comme Marina, Cynthia ou Stéphanie se sont rapidement trouvées en difficulté dans l’activité. Nous avons souligné à de nombreuses reprises l’importance des carences affectives et des problèmes de socialisation dont souffrent les adolescentes placées à la Villa Cyrnos. Quelles que soient les précautions prises pour tenir compte de chacune, la mise en œuvre de cette action s’est heurtée aux caractéristiques du public. Lemay rappelle que « lorsque le jeune inadapté s’intègre à un groupe, il doit s’affronter à tout un ensemble d’exigences »64 et il montre comment la frustration, la compétition, la tentation peuvent lui être insupportables. L’auteur souligne également comment, chez ce type de jeunes, le manque de capacités d’adaptation à de nouvelles situations, de réaction face aux autres et d’intégration au groupe rend compliqué l’implication de chacun dans des activités collectives.

Ainsi, malgré toute l’énergie développée pour fédérer les filles et l’attention portée à adapter les jeux au mieux des capacités de chacune, je n’ai pu y parvenir parfaitement. Si nous pouvons considérer ce point comme un échec, il n’en demeure pas moins relatif. En effet, tout comme il ne s’agit pas de considérer l’animation comme la panacée, il faut également se garder de toute-puissance au niveau personnel. La fragilité narcissique des adolescentes placées au foyer,

64 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 36, Presses Universitaires de France, 1975

63

les limites intellectuelles de certaines, leurs difficultés à se confronter aux autres sont des éléments qui ont été pris en compte, et le maximum a été mis en œuvre pour les dépasser. Constater les limites de ce type d’intervention ne remet pas en cause son intérêt, cela ne fait qu’ouvrir de nouvelles perspectives sur le travail à accomplir.

2. Incidences sur le collectif au quotidien

L’animation de ces temps de loisirs a permis, dans un certain nombre de circonstances, d’ouvrir une parenthèse dans la gestion du quotidien. Pensée dans la perspective du collectif, aménagée par un cadre propice à un peu plus de souplesse, elle a facilité le développement d’autres relations dans le groupe. Néanmoins, les temps de jeux n’ont pas supprimé les tensions entre jeunes qui restent persistantes.

D’abord les troubles pathologiques de la personnalité dont souffrent Amel, Marina et Nathalie, n’ont évidemment pas disparu et se sont toujours manifestés avec la même force destructrice au sein du collectif. En développant l’anxiété individuelle et groupale, la confrontation de telles jeunes filles à d’autres adolescentes fragiles reste forcément explosive et menace à chaque instant l’équilibre précaire du groupe.

Si les filles ont pu se parler et se percevoir différemment, chacune d’entre elles n’en demeure pas moins hantée par ses propres démons et risque d’être débordée par l’angoisse. Celle-ci peut ressurgir à chaque instant et s’exprimer violemment, rendant toujours la communication compliquée et les conflits latents.

Les souffrances personnelles, les besoins d’attention de la part des adultes et les questions identitaires maintiennent l’importance des enjeux concernant la place de chaque adolescente au sein du groupe. Chaque regroupement peut, alors, provoquer à des passages à l’acte et demande une vigilance permanente.

En tant que leader du groupe, par ma fonction institutionnelle d’éducatrice, je reste « la représentante de l’autorité devant laquelle l’enfant a tout naturellement tendance à s’opposer »65. Pour certaines jeunes il se peut également que l’adulte « constitue un élément gênant, parce qu’il s’agit d’un personnage amical »66.

L’action n’a donc pas profondément révolutionné les rapports dans le collectif. Pourtant, nous ne pouvons penser qu’elle a été inutile : en ouvrant des parenthèses dans le quotidien, elle a fait vivre le groupe différemment, elle a permis aux jeunes d’expérimenter qu’il est possible que la vie avec les autres soit source de plaisir et d’enrichissement mutuel. En cela, elle a contribué à leur humanisation.

65 Michel LEMAY, Les groupes de jeunes inadaptés, p. 132, Presses Universitaires de France, 1975

66 ibid.

64

Conclusion

Si depuis mon arrivée au foyer, j’interroge l’équipe sur l’absence de projet de groupe et sur la fonction occupationnelle des loisirs, je ne m’étais jamais franchement autorisée à proposer une action pour faire évoluer la situation. La perspective de l’expérience d’animation m’a permis de dépasser ma crainte de mal faire et m’a amenée à mettre en œuvre une stratégie pour que cette idée puisse être acceptable et réalisable au sein de mon institution.

Nous pouvons considérer cette concrétisation comme la première réponse à apporter à ce travail : se donner les moyens d’élaborer un projet d’animation en tenant compte de toutes les contingences institutionnelles permet de déterminer la marge de manœuvre disponible pour le rendre effectif. Ma spécificité d’animatrice s’est d’abord située dans cette compétence à tenir compte du contexte et à définir les possibilités d’intervention. Après avoir pris le temps de penser à ce que l’animation pouvait apporter aux jeunes par rapport à ce qu’elles vivent au quotidien, j’ai pris soin d'expliquer à l’équipe les tenants et les aboutissants du projet mais aussi d’entendre ses réticences afin d’adapter l’action au mieux.

De la même manière, en définissant, dans la deuxième partie de cet écrit, certaines caractéristiques de l’expérience, nous avons pu alimenter notre réflexion en prenant du recul sur la situation au sein de la Villa Cyrnos mais également en apportant un certain nombre d’éléments théoriques quant aux caractéristiques du public et à l’intérêt du jeu. Etre en capacité d’enrichir son raisonnement par l’étude d’ouvrages éclairés et la recherche d’informations complémentaires est aussi une compétence propre aux animateurs. J’ai pu ainsi exploiter les outils méthodologiques acquis au cours de cette expérience d’animation mais également tout au long de la formation du DEFA.

L’analyse, dans la troisième partie, de diverses situations vécues avec les filles au cours de l’expérience d’animation s’est révélée riche d’enseignements quant à l’intérêt de l’action, autant pour l’influence qu’elle a pu exercer sur l’image des adolescentes que pour la dynamique de groupe qu’elle a permis de susciter. En s’appuyant sur des concepts liés au développement de l’enfant, à la médiation, à l’encadrement de groupes particuliers, à l’action éducative ou encore aux problématiques singulières des jeunes carencés, nous avons pu mettre en évidence la pertinence de cette tentative d’animation.

Au regard de ces observations nous avons alors pu valider nos hypothèses et définir les limites de cette expérience. Si les difficultés individuelles peuvent nuire à l’implication des jeunes dans l’activité et minimiser son incidence sur le quotidien, il n’en demeure pas moins que proposer une action collective dans le cadre des loisirs s’est avéré positif. Ainsi, nous avons pu déterminer que travailler dans la perspective de l’animation a bel et bien favorisé une dynamique de groupe constructive pour les adolescentes de la Villa Cyrnos. Nous avons également pu vérifier que le jeu offre un support de médiation éducative, axé sur le plaisir et la rencontre, complémentaire au quotidien.

65

Si nous avons déjà apporté quelques réponses à la question centrale de ce travail, la validation des hypothèses nous permet de préciser en quoi ma spécificité d’animatrice a contribué à l’accompagnement collectif des jeunes au foyer.

En premier lieu, outre les compétences dans la mise en œuvre de projets, être animatrice donne des qualités singulières dans la perception du collectif. Je dispose à la fois d’aptitudes particulières de gestion de groupe et d’une bonne connaissance des phénomènes propres à leur dynamique. J’ai aussi un regard différent, imprégné des valeurs de l’éducation populaire, qui me fait notamment considérer le groupe par le potentiel d’émancipation qu’il représente et par l’énergie qu’il peut libérer. Cette perception spécifique du collectif ne peut qu’être ressentie au niveau du public et a indubitablement des incidences : en voyant le groupe autrement, je le fais exister autrement. En ce sens, être animatrice contribue à l’accompagnement collectif des jeunes au foyer en leur permettant de vivre le groupe différemment.

Ma spécificité d’animatrice s’exprime également dans mon intérêt et mes capacités à développer des actions dans le cadre des loisirs. En réfléchissant à leur contenu, en y amenant du sens à travers le développement de projets, je leur donne une dimension éducative. Si le quotidien permet de traiter de l’autonomie et de la socialisation des jeunes par l’apprentissage de certains fondamentaux, les temps de loisirs se proposent de le faire à travers le plaisir et l’échange. Ainsi, proposer de l’animation dans un internat contribue à la prise en charge du public et si les modalités sont différentes, l’intention reste la même. J. Rouzel rappelle que « la finalité de l’acte éducatif consiste à conduire le sujet accompagné à se prendre en charge, à faire des choix, à s’assumer » 67 et s’il traite dans cet ouvrage du travail d’éducateur spécialisé, nous ne pouvons manquer d’y reconnaître les mêmes objectifs que ceux poursuivis par les animateurs.

Il me semble, d’ailleurs, que l’intérêt principal de ce mémoire réside dans cette conception. Alors qu’au démarrage de l’action, j’imaginais plutôt traiter des différences entre les deux corps de métiers, j’ai pu cheminer personnellement grâce à ce travail de recherche et d’analyse. Il m’apparaît maintenant que certains outils, propres à chaque spécialité, mériteraient d’être mieux partagés autant pour le profit des professionnels que pour celui des personnes dont ils ont la responsabilité. Mais j’ai surtout réalisé, à quel point - au-delà des différences de pratiques et de modes d’intervention - accompagner des jeunes dans le champ de l’éducation spécialisée comme dans celui de l’animation répondait au même but : celui de contribuer à l’humanisation de l’autre.

Cette idée nous permet ainsi de mettre notre problématique en perspective : la question de la place de l’animation va au-delà du seul cadre de la Villa Cyrnos et peut sans nul doute être étendue à de nombreux internats éducatifs. L’animation n’est pas la simple gestion d’une activité, elle est la mise en action de projets élaborés, elle favorise les relations inter-personnelles dans un contexte particulier, elle porte un regard structurant sur les groupes, dispose d’outils spécifiques

67 Joseph ROUZEL, Le travail d’éducateur spécialisé, p. 98, Dunod, 1997

66

et représente un formidable espace de médiation… Animer c’est mettre en mouvement, c’est insuffler la vie… et on peut se demander si les structures accueillant des personnes déstructurées peuvent se permettre d’en faire l’économie. Nous ne pouvons que signaler, ici, l’intérêt que représenterait la généralisation de temps d’animation collective au sein de la Villa Cyrnos mais aussi par extension, à l’ensemble des institutions de ce type. en conséquence. Néanmoins, au vu des résultats de cette première tentative, nous ne pouvons qu’être confortées dans notre identité professionnelle et motivées par l’idée de renouveler l’expérience .

67

Annexes

68

Bibliographie

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Revues : ALLES-JARDEL M. , Le jeu, mode d’expression du jeune enfant et facteur de son développement - in Le journal des psychologues - n° 143 Décembre 1996 / Janvier 1997 FUSTIER P. , La réponse par le plein ou le manque à combler- in Sauvegarde de l’enfance, n° 2 - 1992 BERTIN J. , « Qu’est-ce donc ? » - in Politis, Education populaire : le retour de l’utopie - Hors série : février / mars 2000

Apports complémentaires : GODARD G. , La fonction d’autorité (2003) - Document de formation de l’Institut Repères « L’adolescence », Réflexion effectuée par les psychologues de l’établissement en vue de comprendre la difficulté des placements (1980) - document interne à l’institution..

Table des matières

Introduction ............................................................................................................. 2

Le contexte : la Villa Cyrnos .................................................................................. 4

I. L’institution ....................................................................................................................... 4

II. Le public............................................................................................................................. 5

III. L’équipe.............................................................................................................................. 6

IV. Le projet de la structure ................................................................................................... 7 1. La prise en charge individuelle ............................................................................................... 7 2. L’accompagnement éducatif ................................................................................................... 8 3. La médiation par le quotidien ............................................................................................... 10 4. Des groupes........................................................................................................................... 10

V. Construction de la problématique ................................................................................. 12

1. Les difficultés de la vie collective.......................................................................................... 12 2. La prise en compte des groupes ............................................................................................ 13 3. Mon identité d’animatrice ..................................................................................................... 15 4. Problématique et hypothèses................................................................................................. 17

VI. Projet d’animation .......................................................................................................... 18

1. Contenu ................................................................................................................................. 18 2. Objectifs ................................................................................................................................ 18 3. Mise en oeuvre ...................................................................................................................... 19

Caractéristiques de l’expérience.......................................................................... 20

I. Négociation des places..................................................................................................... 20

1. Enjeu de la place pour chacune des jeunes........................................................................... 20 2. Positionnement des adultes ................................................................................................... 21 3. Implication de l’équipe.......................................................................................................... 24

II. Le jeu ................................................................................................................................ 26

1. Adaptabilité ........................................................................................................................... 26 2. Fort potentiel éducatif ........................................................................................................... 28

L’expérience d’animation..................................................................................... 31

I. Image de chacune ............................................................................................................ 31

1. Se montrer autrement ............................................................................................................ 32 2. Valorisation........................................................................................................................... 38

II. Phénomènes de groupe.................................................................................................... 39

1. Construction positive du groupe ........................................................................................... 40

• Le désir de se retrouver ................................................................................................. 40 • De l’intérêt commun à la cohésion du groupe............................................................... 42 • Evolution du leadership................................................................................................. 44 • Le respect dans le collectif ............................................................................................ 47

2. Place de chacune................................................................................................................... 49 3. Une meilleure communication .............................................................................................. 52

Evaluation .............................................................................................................. 56

I. Travailler sur le collectif, dans la perspective de l’animation, a favorisé une dynamique de groupe constructive pour ces jeunes................................................................. 56

1. L’animation : des valeurs, des outils .................................................................................... 56 2. Le groupe : un espace de construction personnelle .............................................................. 57

II. Le jeu de société offre un support de médiation éducative, complémentaire du quotidien....................................................................................................................................... 59

1. Un espace d’expérimentation personnelle ............................................................................ 59 2. Un espace de relations .......................................................................................................... 60

III. Limites de l’action ........................................................................................................... 62

1. Problématiques individuelles ................................................................................................ 62 2. Incidences sur le collectif au quotidien................................................................................. 63

Conclusion.............................................................................................................. 64

Annexes................................................................................................................... 67

Bibliographie.......................................................................................................... 68

Je, tu, nous…Jeu, vie, nous

Thème de l’étude : la place de l’animation dans un internat éducatif

Problématique et hypothèses : En quoi ma spécificité d’animatrice peut-elle contribuer à l’accompagnement des

adolescentes placées en foyer éducatif ?

Première hypothèse : travailler sur le collectif dans la perspective de l’animation peut favoriser une dynamique de groupe constructive pour ces jeunes.

Seconde hypothèse : le jeu de société offre un support de médiation éducative complémentaire du quotidien centré sur le fonctionnel.

Mots Clés : Foyer éducatif, individualité, groupe, projet collectif, carences affectives, souffrance

personnelle, confrontation aux autres, quotidien, animation, loisirs, médiation, jeux de société

Résumé:

Ce mémoire présente la mise en œuvre d’un projet d’animation collective et propose une réflexion sur l’intérêt de ce type d’action pour l’accompagnement éducatif d’adolescentes. En référence aux valeurs de l’éducation populaire, notamment sur l’aspect pédagogique du groupe et par le support privilégié que représentent les temps de loisirs, ce travail analyse la richesse que peuvent procurer la démarche et les compétences spécifiques des animateurs.

Celles-ci diffèrent, toutes deux, de la pratique de l’institution puisque la prise en charge des filles placées à la Villa Cyrnos, se fait par le quotidien et se concentre sur le développement de chaque projet individualisé. Or, les contraintes de la vie collective pèsent lourdement sur ces jeunes en grande difficulté personnelle et la confrontation aux autres est le plus souvent douloureuse.

Ce document n’a pas pour vocation de mettre en opposition l’éducation spécialisée et l’animation mais bien de montrer en quoi cette dernière peut faciliter la rencontre de l’autre et la rendre plus constructive. Parce qu’il s’agissait d’une première tentative du genre, l’action devait s’appuyer sur un support déjà utilisé au foyer comme c’est le cas du jeu de société, qui, par ses multiples avantages, s’est avéré l’outil le plus approprié.

Fruit d’un cheminement personnel tout au long de l’expérience d’animation, cet écrit a été l’occasion d’interroger mon positionnement institutionnel et de valoriser mon identité professionnelle.