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Pour commencer je voudrais vous demander ce qui a été important pour vous. Selon deux volets scientifique et organisationnel compte tenu de vos fonctions de chef de département. Commençons par le volet scientifique. En biologie végétale, qu’avez-vous vu évoluer d’important ? Quand j’ai fait mes études supérieures à l’université de Dijon, j’étais très intéressé par la biochimie et par les approches méta- boliques, en particulier par la photosynthèse. C’était dans les années 1964-1965, période des nouvelles découvertes sur le cycle de Calvin et autres voies métaboliques. À l’époque, cela paraissait vraiment extraordinaire de pouvoir suivre, grâce aux isotopes radioactifs de longue durée 14 C, comment le carbone du 14 CO 2 était incorporé et métabolisé par les plantes, les feuilles plus particulièrement, et retrouvé dans les sucres, les acides aminés, les lipides et ensuite dans tous les composés organiques végétaux. Ces approches très biochimiques, méta- boliques utilisant le marquage par les isotopes faisaient suite aux premières découvertes fondamentales sur le métabolisme (glycolyse, cycle de Krebs) développées juste avant-guerre. On ne connaissait pas encore les enzymes ? Les enzymes étaient connues depuis des lustres. On appelait cela les diastases, les ferments...Toutefois, l’enseignement de biologie jusqu’aux années 1960 concernait surtout des appro- ches descriptives de botanique et de zoologie. Dans les univer- sités de province, la biochimie et la biologie cellulaire étaient encore très peu enseignées. J’ai eu la chance de rencontrer à Dijon un professeur qui s’appelait Christian Baron, un jeune normalien qui venait d’introduire la biochimie en biologie. Son enseignement était au début des années 60 optionnel et est devenu après la réforme de 1967, la fameuse réforme Fouchet, obligatoire quand on suivait des études de physiologie et de biochimie. Si l’enseignement de la biochimie et de la biologie cellulaire était encore peu développé en France,en Angleterre l’enseigne- ment de ces disciplines était de tout premier ordre, voire de meilleure qualité qu’aux États-Unis. L’Allemagne qui avait été l’un des pionniers de la chimie et de la biochimie avant-guerre se remettait de ses cendres et rencontrait également des diffi- cultés à rattraper son retard. Beaucoup de savants allemands d’origine juive avaient d’ailleurs émigré soit en Angleterre, soit aux États-Unis. D’où votre intérêt pour la photosynthèse ? La photosynthèse a été mise en évidence dans les années 1780-1800. Il a fallu attendre les années 1930 (van Niel, Wurmser,Hill) pour avoir les premières informations d’ordre chi- mique et physique (oxydo-réduction, spectroscopie...). Les pre- miers résultats biochimiques sur la voie d’assimilation du car- bone photosynthétique, issu du CO 2 , ont été obtenus juste après-guerre, par l’équipe américaine de MM Calvin, Basham et Benson, installée dans les labos laissés vides par l’armée amé- ricaine travaillant sur le nucléaire pour réaliser la bombe ato- mique en Californie, Berkeley notamment. Outre l’acquisition des locaux, ces chercheurs ont eu la possibilité d’obtenir un tra- ceur radioactif du carbone, de longue durée de vie, le 14 C que l’on pouvait fabriquer aisément à la suite des recherches sur le nucléaire. Cela permettait de faire de la biologie dans des conditions de sécurité à peu près correctes et de suivre l’évolu- tion du carbone assimilé par photosynthèse dans toutes les 69 Jean-François Morot-Gaudry Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 Travaux sur la nutrition azotée du soja avec S. Chaillou (Prof.Agro). États-Unis, 1992.

Jean-François Morot-Gaudry

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Pour commencer je voudrais vous demander ce qui a étéimportant pour vous. Selon deux volets scientifique et organisationnel compte tenu de vos fonctions de chef de département. Commençons par le volet scientifique. En biologie végétale, qu’avez-vous vu évoluer d’important ?

Quand j’ai fait mes études supérieures à l’université de Dijon,j’étais très intéressé par la biochimie et par les approches méta-boliques, en particulier par la photosynthèse. C’était dans lesannées 1964-1965, période des nouvelles découvertes sur lecycle de Calvin et autres voies métaboliques. À l’époque, celaparaissait vraiment extraordinaire de pouvoir suivre, grâce auxisotopes radioactifs de longue durée 14C, comment le carbonedu 14CO2 était incorporé et métabolisé par les plantes, lesfeuilles plus particulièrement, et retrouvé dans les sucres, lesacides aminés, les lipides et ensuite dans tous les composésorganiques végétaux. Ces approches très biochimiques, méta-boliques utilisant le marquage par les isotopes faisaient suiteaux premières découvertes fondamentales sur le métabolisme(glycolyse, cycle de Krebs) développées juste avant-guerre.

On ne connaissait pas encore les enzymes ?

Les enzymes étaient connues depuis des lustres. On appelaitcela les diastases, les ferments... Toutefois, l’enseignement debiologie jusqu’aux années 1960 concernait surtout des appro-ches descriptives de botanique et de zoologie. Dans les univer-sités de province, la biochimie et la biologie cellulaire étaientencore très peu enseignées. J’ai eu la chance de rencontrer àDijon un professeur qui s’appelait Christian Baron, un jeunenormalien qui venait d’introduire la biochimie en biologie. Sonenseignement était au début des années 60 optionnel et est

devenu après la réforme de 1967, la fameuse réforme Fouchet,obligatoire quand on suivait des études de physiologie et debiochimie.Si l’enseignement de la biochimie et de la biologie cellulaireétait encore peu développé en France, en Angleterre l’enseigne-ment de ces disciplines était de tout premier ordre, voire demeilleure qualité qu’aux États-Unis. L’Allemagne qui avait étél’un des pionniers de la chimie et de la biochimie avant-guerrese remettait de ses cendres et rencontrait également des diffi-cultés à rattraper son retard. Beaucoup de savants allemandsd’origine juive avaient d’ailleurs émigré soit en Angleterre, soitaux États-Unis.

D’où votre intérêt pour la photosynthèse ?

La photosynthèse a été mise en évidence dans les années1780-1800. Il a fallu attendre les années 1930 (van Niel,Wurmser, Hill) pour avoir les premières informations d’ordre chi-mique et physique (oxydo-réduction, spectroscopie...). Les pre-miers résultats biochimiques sur la voie d’assimilation du car-bone photosynthétique, issu du CO2, ont été obtenus justeaprès-guerre, par l’équipe américaine de MM Calvin, Basham etBenson, installée dans les labos laissés vides par l’armée amé-ricaine travaillant sur le nucléaire pour réaliser la bombe ato-mique en Californie, Berkeley notamment. Outre l’acquisitiondes locaux, ces chercheurs ont eu la possibilité d’obtenir un tra-ceur radioactif du carbone, de longue durée de vie, le 14C quel’on pouvait fabriquer aisément à la suite des recherches sur lenucléaire. Cela permettait de faire de la biologie dans desconditions de sécurité à peu près correctes et de suivre l’évolu-tion du carbone assimilé par photosynthèse dans toutes les 69

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Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �

Travaux sur la nutrition azotée du sojaavec S. Chaillou (Prof. Agro).États-Unis, 1992.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

molécules organiques. C’était très nouveau en biologie, le 14Cdevenait un outil inestimable pour mettre en évidence les voiesmétaboliques.

Vous avez commencé par faire des études littéraires ?

J’ai commencé assez tardivement mes études de biologie pourde nombreuses raisons. J’ai fait des études primaires à l’écolede mon village, Glanon, en Bourgogne, dans le Val de Saône,près de Nuits-St-Georges et Cîteaux. Ensuite, pour des raisonsde santé, j’ai fait des études secondaires dans un pension-nat religieux dans le nord de la Bourgogne après avoir réussil’examen des bourses en 1955. J’étais boursier de la Répu-blique et l’ai été jusqu’à mon entrée à l’INRA. J’ai mêmeconservé ces bourses à l’époque où le gouvernement de GuyMollet les avait supprimées pour les instituts privés. Comme j’étais dans un collège renommé pour le niveau de l’enseigne-ment en particulier littéraire, j’ai eu la chance de conserver cefinancement sans lequel je n’aurais jamais pu poursuivre mesétudes secondaires et par la suite supérieures. J’ai réalisé desétudes classiques de latin, de grec et d’allemand. Honnê-tement, j’étais plus passionné par les maths et la physique quepar le grec. Par la suite, j’ai même suivi pendant deux ans unenseignement de philosophie qui m’a beaucoup apporté intel-lectuellement. Entre-temps, j’ai été malade. J’étais de santé fra-gile, comme on disait à cette époque. On me croyait tubercu-leux ou leucémique. J’attrapais tous les microbes qui couraientpar la campagne. En conséquence, j’ai commencé la fac deSciences à 21 ans donc relativement âgé. Cela a été un choc depasser du littéraire aux sciences. Du coup, j’ai suivi les cours deSciences physiques, chimiques et naturelles (SPCN). Je préféraisla physique mais je ne pouvais pas m’aventurer dans ce seuldomaine car j’avais d’énormes lacunes en maths. Après avoirsuivi l’enseignement de sciences naturelles classique, j’ai choisil’option de biochimie métabolique parce que je voulais com-prendre les mécanismes du vivant.

Vos parents eux-mêmes étaient...

Mon père était pâtissier dans un petit bourg de Bourgogne,Nolay, patrie des Carnot. Mes parents se sont séparés quandj’avais 6 ans. Je me suis retrouvé avec ma mère et toute lafamille chez mes grands-parents maternels qui étaient agricul-teurs. Ils nous ont élevés à un âge où ils auraient dû profiterd’une retraite bien méritée. Ils tenaient une petite ferme depolyculture en Bourgogne. De plus, j’avais un oncle pépiniéris-te. De ce fait, j’ai toujours vécu dans un milieu de petite agricul-ture, jardin, vergers et pépinières.

Il n’y avait pas d’animaux ?

Il y avait des vaches à la ferme mais ce n’était pas de gros trou-peaux. Du côté de mon père, c’est une vieille famille morvan-delle qui a toujours été dans l’alimentation. Les Morot-Gaudryvers 1850, peut-être même avant, étaient de tradition meuniersdans le Morvan à côté de Château-Chinon. Mon grand-pèreMorot-Gaudry ne pouvant pas reprendre le moulin, était deve-nu pâtissier. Il avait fait le tour de France à la fin du XIXe siècle,vers 1900 grosso modo, comme compagnon. Du côté de mafamille maternelle, il y avait surtout des agriculteurs, des petits

vignerons et des artisans. Depuis les années 1850, beaucoupdes membres de la famille avaient quitté le Morvan ou la plai-ne de Saône pour aller faire fortune, ou tout simplement trou-ver du travail, à Paris ou à Lyon. Sous Napoléon III et laTroisième République, ils ont eu la chance de changer de statutsocial, en devenant soit militaires, soit instituteurs.Voilà en grosles métiers que l’on pouvait faire quand on sortait du peuple.J’avais même, du côté de mon père, un cousin qui était devenuprofesseur à Saint-Louis. Faire des études était considéré desdeux côtés de ma famille comme de première importance.L’instruction permettait de gagner plus aisément sa vie et d’ac-quérir un certain statut social et une liberté de pensée. Monpère et ma mère qui avaient fait très peu d’études étaientconvaincus de cela.

Vous étiez le seul enfant ?

Non. J’ai un frère et deuxsœurs jumelles. Nous som-mes quatre. Je suis l’aîné.Mon père était très intellec-tuel, à la limite plus quemoi ; il était très intéressépar la physique et en parti-culier par les recherches

menées par les Curie sur le nucléaire. Malheureusement, aprèsdes études à l’école primaire du bourg et au collège chez lesfrères à Chagny avec le fameux écrivain de la SNCF, Vincenot,mon père avait repris logiquement la suite de mon grand-pèreet était devenu pâtissier confiseur.Avant-guerre, on n’avait pasla chance ou le choix de faire des études comme on aurait pule souhaiter. J’ai donc été plus chanceux d’être d’une généra-tion d’après-guerre qui a bénéficié des bourses d’État, impor-tantes à l’époque. Elles payaient entièrement les pensions. Messœurs, qui ont cinq ans de moins que moi, ont obtenu aussi desbourses mais toujours du même montant alors que les frais depension avaient augmenté entre-temps.

La pension loin de sa famille était terrible pour un enfant, non ?

Vu de maintenant cela pourrait paraître le bagne mais c’était unmode de formation extrêmement efficace. Sortant de la campa-gne, nous étions habitués à supporter des contraintes. De fait,la discipline du pensionnat ne m’a pas trop coûté. De plus, jesuis assez discipliné de nature et puis à cette époque d’après-guerre on ne voyait pas les choses comme maintenant. Commebeaucoup de mes jeunes collègues, je sortais d’un milieu sim-ple et le fait de pouvoir faire des études, accéder au savoir, nousfaisait accepter tous les sacrifices demandés. Donc, nous nouspliions bon gré mal gré à la discipline générale. Oui, c’étaitassez rude et très militaire. Heureusement, nous faisions beau-coup de sport, ce qui permettait une certaine décompression.En pension, j’ai appris à travailler bien et vite. Pensez qu’à lapetite étude du matin, en 25 minutes nous devions apprendrepar cœur environ 12 vers de Corneille ou Racine, voir deuxleçons de grammaires latine et grecque, avaler 10 verbes irré-guliers grecs et ingurgiter deux versets en latin des évangiles ouépîtres (en grec si nous le souhaitions). À un tel rythme, nousfaisions des progrès. Cependant, si nous possédions les gram-

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Glan

on,1

950.

Jean-François

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maires latine, grecque et allemande parfaitement, quasimentdès la 4ème (nous commencions le grec en début de cinquième),nous avions de grandes lacunes en vocabulaire et souvent, aulieu de faire appel à notre mémoire et de réfléchir un peu, nouscherchions désespérément dans le Gaffiot ou le Bailly desexpressions toutes traduites. Nous passions notre temps à fairedes grammaires comparées. Nothing is perfect !

N’y-t-il pas eu un décalage lorsque vous êtes allé à la fac ?

Non, pas trop. Finalement, je me retrouvais avec beaucoup dejeunes de milieux relativement simples. Il y avait en particulierbeaucoup d’instituteurs qui souhaitaient changer de statut.C’était dans les années 1960, le développement des collèges - que l’on appelait cours complémentaires - et des lycées,demandait beaucoup de professeurs. On a donc incité les insti-tuteurs à changer de métier et à prendre du galon, à conditionde compléter leurs études. Ceux qui le souhaitaient et quiétaient de bon niveau intellectuel pouvaient aller à la fac, pré-parer une licence afin de devenir professeurs des collèges oudes lycées après préparation de l’agrégation pour les plusdoués. À la fac, je me suis trouvé dans un bon cru, plusieurs col-lègues sont sortis agrégés et plusieurs ont intégré l’INRA deDijon. Je ne suis pas le seul. Nous sommes assez nombreux àavoir relativement réussi comme on disait à la campagne.

Quels sont les gens de votre promo qui sont à l’INRA maintenant ?

Il y avait Jacques Gasquez qui est à Dijon, et FerdinandCabanne. Il y a au moins ces deux-là mais je sais qu’il y en a eud’autres.

Après cette école religieuse ?

J’y suis resté jusqu’au bac puis j’ai suivi un enseignement dephilosophie pendant deux ans et ensuite j’ai intégré la fac deSciences à Dijon.

Vous avez eu envie de faire de la philosophie ?

J’avais obtenu un bac philo et donc j’ai continué logiquementdans la même voie. À dire vrai, j’ai plus apprécié la philosophie

universitaire que la philosophie de terminale. Cet enseignementm’a ouvert l’esprit. J’ai eu beaucoup de satisfaction à me pro-mener dans l’histoire de la philosophie et y rencontrer lesgrands esprits responsables des principaux mouvements depensée des cinq derniers siècles. J’ai beaucoup apprécié la phi-losophie allemande et l’existentialisme. C’est vrai que j’ai perduen théorie deux années mais à l’époque on pouvait s’octroyerce luxe ; ce qui est plus difficile maintenant.

Cela vous a donné le temps de mûrir ?

Je pense que cela m’a donné plus de réflexion et plus de cultu-re littéraire et philosophique, que je n’ai malheureusement pastellement entretenues depuis. J’ai acquis de bonnes bases surl’histoire de la philosophie, ce qui n’est pas inutile dans la vie.J’ai été élevé dans la bonne tradition chrétienne de province etquand je suis arrivé à la fac à Dijon, il y avait ce qu’on appellela Catho qui tenait une place extrêmement importante sur lecampus universitaire. La paroisse catholique de l’université ras-semblait tous les étudiants chrétiens qui à l’époque étaient très

Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �Ferme à Glanon, 1960. Transport du fumier dans un tombereau. À droite : traitement des vergers.

Ferme à Glanon, 1962.Réparation du tombereau.

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nombreux (plusieurs centaines). On y trouvait également desnon chrétiens, des étudiants engagés dans l’action socialecomme les étudiants communistes. Tout ce petit peuple seretrouvait une fois par semaine, le mercredi midi je crois, pourassister à une messe pour les croyants et pour partager unrepas commun pour les croyants et les non croyants. Nousétions persuadés que par nos études et notre engagement dansl’action sociale, nous allions changer radicalement la société etaboutir à un monde meilleur. C’était quelques années avant1968, époque où il y avait beaucoup d’espoir. Donc, cela faisaitune espèce de melting-pot dans ces rencontres d’étudiants deformation et d’éducation assez différentes. C’était l’époquepost-conciliaire où l’on parlait beaucoup d’œcuménisme.Je me suis retrouvé très vite embrigadé non seulement dans la paroisse étudiante mais également à l’UNEF par ClaudeAlabouvette, devenu depuis directeur de recherche à l’INRA.J’ai même fait partie du bureau de l’UNEF pendant trois ouquatre ans avec le fameux Jacques Sauvageot qui sortait desmêmes écoles que moi. C’était la grande époque où l’on croyaità une humanité meilleure, où Catho, P.C. et autres étaient unis.C’était assez utopique mais extraordinaire, plein d’espoir.Grâce à l’UNEF, la Catho et autres pressions, je suis parti ensei-gner en Kabylie. Je suis allé en particulier pendant l’été 1967 àTizi-Ouzou donner des cours de soutien scolaire à des élèvesdes collèges. J’y ai connu ma femme Yvette, une Bretonne, quifinissait ses études de physiologie animale à Orsay et venaitaussi par la Catho et “Études et Chantiers” faire de l’enseigne-ment à Tizi-Ouzou. Ces organisations étaient chrétiennes degauche, si l’on peut dire. Nous étions logés chez les Pèresblancs et les Sœurs blanches. Là, nous faisions pendant lesvacances, des cours de rattrapage pour des élèves de 5ème, 4ème

et 3ème.Après mai 68, j’ai été embrigadé dans l’armée. Pour obtenir un sursis, il fallait faire obligatoirement la préparation militaire.Comme en pension, nous faisions beaucoup de sport et que j’avais été élevé comme beaucoup d’entre nous dans la discipli-ne, j’ai eu sans problème cet examen militaire. J’ai évitél’Algérie et ce n’était pas rien. Je suis parti au service militairedans l’artillerie début novembre 1968. C’est une tradition fami-liale, tous les Morot-Gaudry sont artilleurs depuis le grand-père.Comme j’avais fait la préparation militaire, j’ai eu le choix fin1968, à l’expiration de mon sursis, d’être incorporé soit àMontbéliard, soit à Nevers, soit à Nîmes. Début novembre, vules conditions climatiques, je me suis dit que Nîmes serait peut-être mieux que les casernes de l’est ou du centre. Je suis doncparti à Nîmes faire ce que l’on appelait “les classes”. Aprèsquatre mois, je me suis retrouvé dans un régiment d’artillerieanti-aérienne lié à une école d’artilleurs. Je suis resté dans cettecaserne de novembre à avril. Je me suis également occupé àNîmes de la paroisse protestante qui semblait plus sympathiqueque l’aumônerie catholique. J’ai visité ainsi les Cévennes avecle Pasteur qui m’a fait connaître la vie des Huguenots à unepériode difficile et peu reluisante de la France.Un jour d’avril, alors que je montais la garde, est arrivé un télé-gramme “secret défense” selon lequel j’étais muté d’urgencedans un laboratoire de la Marine qui travaillait sur le nucléaireà Cherbourg, l’École d’Application Militaire à l’Énergie Atomi-que (EAMEA). C’était l’époque où l’on lançait le Redoutable, lepremier sous-marin nucléaire. Je n’ai jamais connu la raisonexacte de ce changement. Je pense que la Marine avait besoin

d’un chimiste. J’avais un frère qui avait travaillé au CEA et sondossier a dû attirer l’attention des services de renseignement etde sécurité militaire ; c’est une simple supposition. Donc je mesuis retrouvé du jour au lendemain muté à Cherbourg. J’y suisresté un an, dans une caserne qui existe toujours d’ailleurs, prèsde la base de construction des sous-marins nucléaires. Cettecaserne dépendait à la fois de l’armée et de la partie militairedu CEA. Là, nous étions une dizaine de chimistes, bénéficiantd’un matériel époustouflant à l’époque. Nous faisions desmesures de radioactivité naturelle pour savoir si les côtes fran-çaises étaient polluées ou non par les déchets de La Hague etsurtout par ceux des Anglais, qui à l’époque déversaient sansscrupules tous leurs résidus radioactifs dans la Manche. Lescourants les amenaient à Cherbourg.Pendant un an, j’ai fait de la spectrométrie gamma, pourrechercher le césium, le strontium et d’autres éléments radioac-tifs provenant des essais nucléaires dans les produits vivants etalimentaires. C’était en Occident la fin des essais atmosphé-riques mais les Chinois les pratiquaient encore ; ce qui permet-tait aux techniciens du laboratoire, après analyse des poussiè-res atmosphériques, de déterminer la puissance et toutes lescaractéristiques des bombes chinoises. J’ai fait de la radiopro-tection pendant un an dans un laboratoire assez sympathiqueavec des collègues essentiellement issus de l’université de Caenque j’ai retrouvés après ma libération en région parisienne.Nous sommes restés amis jusqu’à l’heure actuelle. Cette expé-rience de chimiste a été très enrichissante. Nous recherchionsles éléments radioactifs issus des expérimentations nucléairesdans les algues, les poissons, le sable, le lait... C’était unerecherche intéressante, très originale à l’époque. Nous avionsun matériel extraordinaire mais il y avait des querelles et desjalousies entre les officiers au sujet des plans de recherche ; cequi a compromis l’efficacité et la qualité de notre travail.Ce passage dans les laboratoires de la Marine a été pour moiune promotion extraordinaire. Vers la fin des années 60, celafaisait très bien de travailler dans un laboratoire de la Marinesur la radioactivité. Ensuite, le confort n’était pas le même dansla Marine que dans l’armée de terre. Le confort de la Marineétait très remarquable alors que celui de l’armée de terre étaitdéplorable.À l’armée, j’ai terminé ma maîtrise de biologie végétale. Eneffet, je me suis retrouvé à l’automne 1968 avec l’équivalent del’ancienne licence, que j’ai dû transformer en maîtrise. Il memanquait une partie d’enseignement pour l’obtenir. Étant d’a-bord incorporé à Nîmes, je me suis inscrit à l’université deMontpellier pour terminer ma maîtrise. Entre-temps j’ai étémuté à Cherbourg ; ce qui compliquait la situation. J’ai doncpréparé la maîtrise à l’armée, ce qui n’était pas simple. J’ai tra-vaillé beaucoup à cette époque l’écophysiologie. J’ai eu la chan-ce de rencontrer des techniciens de la Marine qui travaillaienten météorologie et me donnaient d’excellents documents et unminimum d’instruction dans cette discipline. J’ai passé brillam-ment un certificat de biologie et d’écologie végétales àMontpellier, tout en étant à Cherbourg et en ayant eu unemononucléose carabinée. Durant les examens à Montpellier, jene mangeais strictement rien et je me nourrissais exclusivementd’ampoules de fortifiants. J’étais très pugnace et cette expérien-ce difficile m’a renforcé dans ma détermination.Quand j’étais à Cherbourg, je revenais régulièrement dans mafamille en Bourgogne. Paris était sur le trajet Cherbourg-Dijon.

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J’en ai profité pour reprendre contact avec Yvette que j’avais unpeu perdue de vue au cours des événements de mai 68.À la fin de mon service militaire à Cherbourg, je me suis inscritau DEA de Biologie végétale dirigé par le professeur AlexisMoïse. C’était un DEA très renommé dans la nouvelle universi-té d’Orsay, très orienté sur le métabolisme, la photosynthèse etles premières approches moléculaires chez les plantes. Y ensei-gnaient notamment Marie-Louise Champigny, M. Lioret, RobertBourdu et Claude Costes, professeur de Biochimie à l’Agro quidonnait d’excellents cours sur les méthodes de marquage parles isotopes et la structure des biomembranes. Cela m’a plutout de suite. J’ai commencé mon DEA en finissant l’armée.J’avais acquis une certaine expérience à travailler dans le milieumilitaire. Toutefois, je ne pouvais pas suivre les cours et je nepouvais obtenir des permissions que pour effectuer une partiedes travaux pratiques de biologie cellulaire. Dans ces conditionsparticulières, les collègues du DEA m’enregistraient les coursque ma future femme me renvoyait en les retranscrivant en par-tie sous forme écrite. Je reprenais ces cours le soir au mess,après la journée militaire, et les remettais en forme. Cela n’étaitpas facile car l’ambiance de la caserne n’était pas très favora-ble au travail. Malgré cela, j’ai passé avec succès le DEA à Orsayen 69 après avoir été libéré des obligations militaires.Après mon DEA, je n’avais pas de travail et je ne savais pas tropoù aller. J’avais réalisé mon stage pratique de DEA à Besançonchez J. Dubouchet, un professeur de Dijon, qui avait été mutéentre-temps en Franche-Comté, et un ancien élève du fameuxprofesseur de Lausanne, Pillet, spécialiste reconnu de l’auxine.Après quelques mois de travail, j’ai vu très vite que ce n’étaitpas ma voie. Je suis revenu en région parisienne. Moïse m’a dit : “Vous devriez aller voir à l’INRA de Versailles. Il y a peut-être des endroits où vous pourriez travailler”. J’ai été aidé éga-lement par le patron d’Yvette, le professeur Busnel de l’INRA deJouy-en-Josas qui connaissait très bien l’Institut. Il m’a conseilléde faire le tour des laboratoires de biologie végétale de l’INRAde Versailles. J’ai rencontré Georges Morel, chercheur trèsimpressionnant, Jacques Mossé, Yves Coïc et Eugène Jolivet.J’ai eu des pressions très fortes de la part de Moïse et de Mossépour travailler chez Jolivet qui souhaitait développer des appro-ches de photosynthèse sur différents génotypes de maïs. Le pro-fesseur Moïse était très connu à l’époque dans le monde de labiologie végétale et particulièrement influent dans les Commis-sions CNRS. En octobre 69, après mon mariage avec Yvette, j’aiobtenu un poste au CNRS, pour travailler à Versailles sur le sujetproposé par Jolivet. Je crois également que mon dossier CNRSavait été apprécié par Claude Martin et Gustave Drouineau,chercheurs INRA très estimés également dans les milieux de larecherche.

Dans votre travail scientifique, qu’avez-vous trouvé de plus marquant ? Qu’est-ce qui vous a apporté satisfaction ?

Je me suis retrouvé fin 1970 à l’INRA de Versailles, au labora-toire du métabolisme, dirigé par Eugène Jolivet. C’était la gran-de époque de la Science du sol (Hénin, Chaussidon, Mamy...) etdes agronomes physiologistes, Eugène Jolivet, Yves Coïc. Leslabos étaient très liés à la profession, aussi bien à la grande cul-ture qu’à l’horticulture pour la nutrition minérale hors sol parexemple. En revanche Georges Morel et Jacques Mossé me-

naient des recherches en biolo-gie plus fondamentales. Moreldéveloppait des recherches depointe sur les protoplastes avecde jeunes chercheurs de magénération, Yves Chupeau etJean-Pierre Bourgin. J. Mossé etBaudet étaient les spécialistesdes protéines des graines.Venant du CNRS, j’ai eu un peude mal à m’adapter à Versailles.On m’a chargé de la photosyn-thèse et cela tombait bien parceque c’était un peu mon dada. Jesuis resté cinq ans en tant queCNRS à Versailles chez Jolivet.E. Jolivet était un vrai agronome issu de l’Agro très lié à la pro-fession. En particulier, il s’occupait beaucoup de l’endive. C’étaitla période où l’INRA avait pris en charge le problème de la cul-ture de la chicorée et du forçage de sa racine pour obtenir lechicon, l’endive du commerce. La chicorée est cultivée en pleinchamp comme la betterave. On récolte les racines et on lesforce à l’obscurité pendant trois semaines pour obtenir le déve-loppement d’un bourgeon de feuilles jaunes pâles, le chicond’endive. En 1970, le forçage se réalisait à l’extérieur, sur dufumier, les racines étant recouvertes de paille et de terre. Aubout de quelques semaines, on déterre les cultures pour récu-pérer les chicons d’endive développés exclusivement sur lesréserves des racines.L’INRA et les Instituts techniques comme le CTIFL ont vouluchanger tout cela et mettre au point des techniques plusmodernes, plus reproductibles et moins fastidieuses. En effet,récolter les chicons de chicorée à l’extérieur dans le nord de laFrance en hiver n’est pas une sinécure. Les chercheurs, ingé-nieurs et techniciens versaillais ont beaucoup œuvré dans cedomaine. Deconninck, ingénieur CTIFL, basé à Versailles, MmeChristiane Lesaint, la collaboratrice de Yves Coïc, ont mis aupoint les systèmes de forçage hors sol des racines de chicoréedans des sortes de poubelles avec un minimum de solutionnutritive, adaptée pour le forçage de l’endive. L’équipe d’HubertBannerot de la station d’amélioration des plantes de Versaillesa recherché de nouveaux génotypes de chicorée plus confor-mes avec ce type de forçage. E. Jolivet, qui s’occupait de nutri-tion minérale et du métabolisme, s’est intéressé à la physiolo-gie de la racine de chicorée. Les racines tubérisées de chicoréesont récoltées en octobre comme les betteraves. On les conser-ve en chambres froides à 2-4 °C pendant tout l’hiver. À datesouhaitée, on les retire des chambres froides et on les place enforçage dans des pièces ou abris obscurs pendant trois semai-nes, à 18-20 °C, la base plongeant dans la solution nutritive,pour obtenir les chicons d’endive. Cependant, on peut rencon-trer des déboires. Pour obtenir un produit de qualité, il faut tenircompte de l’état physiologique de la racine, de l’état de sesréserves qui déterminent la qualité du chicon. Jolivet travaillaitalors avec Vincent Fiala, un chercheur tchèque qui avait fui lerégime communiste. Après avoir réalisé une approche de phy-siologie biochimique de l’état des réserves, en particulier dessucres (fructanes, polymères de fructoses) et des acides aminés,ils ont mis au point un test assez simple, le test d’oxydoréduc-tion, qui permet de suivre l’état physiologique global de la raci-

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Versailles, 1974.Expériences de marquage

des maïs par 14CO2.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

ne d’endive et de déterminer à quel moment elle est apte à êtremise au forçage. Ce test amélioré par Sylvie Wuillème et MmeNicol au laboratoire a été très largement utilisé après par la pro-fession. Cela a permis de déterminer avec précision l’étatphysiologique de la racine d’endive et d’aboutir à de très beauxproduits de forçage par la suite.En début des années 1990, Vincent Fiala, Anis Limami et moi-même, avons continué les recherches sur la chicorée. En parti-culier nous avons essayé d’améliorer nos connaissances sur laphysiologie de la racine et l’état de ses réserves, de manière àutiliser moins de nitrate lors du forçage, dans le but de réduirela pollution des nappes phréatiques en hiver. Il faut faireremarquer qu’un forçage des racines uniquement par l’eaun’aboutit à rien de bon. Seul un forçage en présence de solu-tion nutritive riche en nitrate amène à de bons résultats. Si lenitrate favorise la qualité du produit formé, il ne s’accumulepas dans le chicon.

Nous avons mené également, en relation avec les collègues deGénétique et d’Amélioration des Plantes, des approches degénétique moléculaire, recherchant des QTL liés à l’azote, aucarbone et à la qualité du chicon d’endive. Tous ces résultatsont été exploités par la Fédération Nationale des Producteursd’Endives (FNPE). En vingt ans, grosso modo, l’INRA de Versail-les en collaboration avec la FNPE et le CTIFL, par des approchesgénétiques, physiologiques et technologiques, a permis à laFrance d’être le premier producteur d’endives. Ces techniquesont été utilisées par les collègues belges et hollandais. Pourl’instant, ces recherches sont un peu au point mort. Le systèmede forçage hors sol est au point et permet de travailler dans desconditions acceptables. Il y a toujours quelques forçages de typetraditionnel au champ mais cette technique de travail est trèsminoritaire par rapport au forçage hors sol ; il correspond à unedemande de type culture biologique.

Y a-t-il des différences entre celles qui sont forcées et les autres ?

L’endive est quelque chose d’assez simple. Le chicon, c’est 95%d’eau. Il contient quelques sucres polymérisés, de la cellulosepar exemple, des acides aminés et quelques vitamines. Il renfer-me également des composés favorables au développement debactéries intéressantes pour notre intestin. L’endive remplace lasalade dans le nord de la France et de l’Europe, elle n’apporteque des fibres, quelques vitamines et de l’eau et quasiment rienau niveau énergétique ; c’est un excellent produit diététique.

Y a-t-il une différence de goût ?

Honnêtement, à mon avis, il n’y a pas beaucoup de différencede goût entre des endives traditionnelles, forcées sur du fumierau champ et les endives cultivées hors sol. Je respecte toutefoisles personnes qui souhaitent des endives forcées sur du fumieren extérieur, le coût en étant plus élevé. La culture d’endiveshors sol est plus aisée et plus régulière en qualité, les conditionsde forçage étant mieux maîtrisées.

L’amertume, par exemple ?

L’amertume a été supprimée de la chicorée par voie génétique.Quand j’étais gamin, on cultivait des endives de type ancien enBourgogne dans les caves. Plus personne ne voudrait consom-mer ce type d’endive qui était extrêmement amer. On a sélec-tionné maintenant des génotypes peu amers plus acceptablespar le public des villes. Certains le regrettent ; on pourrait remet-tre de l’amertume dans les nouvelles variétés, mais apparem-ment ce n’est pas à l’ordre du jour. On recherche plutôt des chicons d’endive colorés comme l’endivia. Dans tous les cas,ces nouvelles techniques de production d’endives permettentd’avoir un produit peu cher, de qualité, sur une grande partie del’année, d’octobre à mai. On peut même en obtenir l’étépuisque l’on peut garder les racines au froid mais ce n’est pastrès intéressant, la concurrence des salades étant trop forte. Lachicorée est une plante qui s’est extrêmement bien prêtée à cetype de forçage hors sol, en abris couverts.

Ce qui est intéressant dans cette recherche sur l’endive,c’est une triple approche. Il y a, à la fois, améliorer les conditions de travail difficiles des gens qui les cultivent...

C’était la chose essentielle. Ce travail est devenu beaucoupmoins pénible et permet de contrôler la qualité du produit.

Ensuite économiser des nitrates et puis accroître la durée de production

La culture de l’endive est très bien maîtrisée même s’il resteencore certains problèmes à résoudre dont les pathologies. Leschercheurs de Versailles s’en sont occupés il y a une quinzained’années. Pour réduire ces problèmes, il faut veiller à ce que lateneur en azote des chicons ne soit pas trop élevée. Un força-ge réalisé avec beaucoup d’azote favorise généralement ledéveloppement de bactéries pathogènes qui risque de gâcherirrémédiablement la qualité des chicons, les rendant invenda-bles.

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Photo :©INRA - Jean W

eber

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Des chercheurs du département INRA de Technologie d’Avi-gnon se sont intéressés également à l’emballage des endivessur les marchés, cherchant à mettre au point des sacs qui lais-sent passer le moins de lumière possible afin d’éviter le verdis-sement des chicons, tout en gardant le produit visible, sinon lesclients s’en désintéressent. Ils ont mis au point, je crois, descompositions d’atmosphère dans les sachets d’endives favori-sant leur conservation.La recherche sur l’endive est délaissée maintenant à l’INRA. Elleest passée exclusivement aux mains de la Fédération des Pro-ducteurs d’Endives qui gardent des collaborations avec quel-ques laboratoires universitaires (Lille et Angers). De plus, onobserve de fortes concentrations de producteurs dans le nordde la France. Il ne subsiste actuellement que quelques dizainesde gros producteurs de racines et quelques spécialistes du for-çage. La culture d’endive est devenue très industrielle. On peutle regretter mais elle est nettement moins pénible qu’autrefoiset aboutit à un produit de bonne qualité avec un minimum depollution de l’environnement. De plus, ces industriels ont forméun personnel capable de résoudre tous les problèmes tech-niques posés par la culture et le forçage de la chicorée.

Cela veut dire que maintenant les méthodes sont au point ?

C’est une méthode qui est dans les mains de gros industriels dunord de la France. Signalons également qu’en collaborationavec la FNPE, nous avons réalisé quatre ou cinq thèses aumoins, cofinancées, sur la biologie de la chicorée. De plus, pen-dant plus de dix ans, la FNPE a mis à ma disposition à l’INRAde Versailles un chercheur à temps complet,Anis Limami. Cettecollaboration entre INRA et FNPE a été extrêmement étroite, unmodèle du genre. Depuis, ce chercheur a été nommé professeurde physiologie à l’université d’Angers et continue à développerdes approches fondamentales sur la génétique de la chicorée.

Vous avez travaillé sur d’autres sujets ? Le maïs ?

Comme j’étais CNRS, je devais faire une thèse ; ce qui n’étaitpas une obligation à l’INRA au début des années 1970. On m’aconfié un sujet qui était l’étude de la photosynthèse chez unmaïs normal et un maïs mutant appelé “opaque 2”. Ce maïsdonnait des grains très riches en lysine et en tryptophane, deuxacides aminés essentiels peu abondants chez le maïs normal.Les gens qui se nourrissent exclusivement de maïs, en particu-lier les enfants dans les Andes, rencontrent des problèmes ali-mentaires. Le manque de lysine et de tryptophane peut provo-quer des désordres de croissance graves. Donc il fallait trouverun maïs qui puisse donner tous les acides aminés indispensa-bles à la croissance et au développement des humains ; cequ’offrait le maïs opaque 2. Cependant, ce maïs avait un ren-dement beaucoup plus faible que le maïs normal et donc il étaitéconomiquement moins rentable. C’était l’époque où un géné-ticien américain N. Borlaug mettait au point ses blés rustiqueset nains en Inde ; ce qui lui a valu le prix Nobel en 1970 et sanomination comme père de la révolution verte. C’était unepériode idéaliste où l’on essayait de trouver des solutions im-médiates à la faim dans le monde. Après ces dernières décou-vertes, on espérait obtenir par les techniques de génétique desmaïs équilibrés en acides aminés et nourrir ainsi correctement

tous les peuples d’Amérique latine gros consommateurs demaïs.De plus, vers les années 1965-70, on venait de découvrir les dif-férents types de photosynthèse, celle des plantes que l’on appe-lait C3 et celle des plantes C4. Mes patrons, J. Mossé et E.Jolivet, avaient pensé très naïvement que le maïs opaque 2 quine présentait pas une bonne croissance et un bon rendement,devait être de type C3, alors que le maïs normal qui croissaitmieux était de type C4. Ils m’ont suggéré vivement de m’atta-quer à ce problème et de comparer les types de photosynthèsechez le maïs normal et mutant. Les différences que je devaisobserver au niveau du métabolisme photosynthétique devaientrendre compte de la moindre croissance et de la moindre pro-duction du maïs mutant opaque 2 par rapport au maïs normal.Les premières expérimentations faites sur ces maïs, dans desconditions peu rigoureuses, il est vrai, semblaient confortercette hypothèse.On m’a donc chargé de la photosynthèse. Cependant avant decommencer les approches physiologiques et métaboliques surle maïs, j’ai développé des outils de chromatographie permet-tant de séparer et d’identifier les composés de la photosynthè-se. Parallèlement j’ai commencé la mise au point de techniquesde marquage et de suivi de la radioactivité dans les assimilatsphotosynthétiques marqués par le 14C. J’ai perfectionné lestechniques de chromatographie en introduisant les techniquesde chromatographie haute pression, HPLC aujourd’hui. J’ai étéaidé en cela par J.-C. Huet, un ingénieur du laboratoire de J. Mossé et spécialiste de la chromatographie des acides ami-nés, technique qui faisait la renommée de ce laboratoire. J’aimis au point des techniques de séparation des acides orga-niques indispensables pour mes recherches en biologie végéta-le. J’avais publié en français les résultats de mes premiers tra-vaux dans un journal international de chromatographie, Journalof Chromatography. On publiait encore en français et en alle-mand au début des années 1970 dans les revues internationa-les. Puis à partir de 1973, j’ai osé publier en anglais, alors queje ne pratiquais pas cette langue. Ces publications en anglaism’avaient valu d’ailleurs les reproches de mon patron qui m’ac-cusait de me déculotter devant les Anglo-Saxons. Ces papiersétaient très techniques et intéressaient les pharmaciens et lesmédecins pour les analyses d’urine et de sang. De plus, vers lesannées 1970 les photocopies n’étaient pas toujours aisées à

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Eugène Jolivet et mademoiselle Leconte, 1978.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

réaliser et en conséquence j’ai eu d’importantes demandes detirés à part (plus de 600 pour un article). J’avais crevé les pla-fonds des demandes avec ces articles techniques que j’aipubliés entre les années 73, 75, 76 sur la chromatographie desacides organiques ; ce qui rendait un peu jaloux certains de mescollègues et même mon patron.J’ai commencé à travailler sur le maïs normal et opaque 2. J’aipataugé si l’on peut dire pendant trois ans, jusqu’au jour où j’airencontré Philippe Chartier. Je lui ai expliqué mon problème derecherche qui l’a intéressé et il m’a suggéré de venir travaillerdans son laboratoire qui se préoccupait en bioclimatologie des

problèmes de croissance et de photo-synthèse au sens large du terme. J’aidonc rejoint son laboratoire situé à LaMinière, sur le plateau de Saclay, près deGuyancourt dans des bâtiments de cam-pagne. Il y a eu un accord avec monpatron, non sans peine, pour que je quit-te Versailles momentanément et quej’aille travailler au moins à temps partielen bioclimatologie sous la direction dePhilippe Chartier. Celui-ci a proposé unplan de thèse beaucoup plus logique etrigoureux. Avant d’entreprendre desétudes biochimiques coûteuses et diffici-les, il m’a suggéré de réaliser d’aborddes approches globales ou intégrées de

la photosynthèse de manière à dégrossir le problème. J’ai com-paré en premier lieu les croissances des différents génotypes demaïs dans différentes conditions expérimentales. Comme j’étaischercheur CNRS, j’ai eu la chance de pouvoir utiliser l’ex-phyto-tron de Gif-sur-Yvette où j’ai pu comparer la croissance des dif-férents maïs dans des conditions de culture variées. J’ai déter-miné les conditions de température, d’éclairement et de nutri-tion où ces plantes manifestaient le maximum de différences decroissance d’abord puis d’activité photosynthétique ensuite. Jecultivais ces maïs au phytotron et je les ramenais sur le plateaude La Minière où l’on pouvait déterminer dans des conditionsexpérimentales bien définies et stables l’activité photosynthé-tique. Pour cela on utilisait les chambres de photosynthèsemises au point par Philippe et Michel Chartier, à partir derecherches préliminaires réalisées dans les laboratoires anglo-saxons, hollandais et anglais notamment. J’ai pu associer lesdifférences de croissance que j’observais à des différences d’ac-tivité photosynthétique. C’était déjà un grand pas. Ces analysesont démontré par la suite que ce n’était pas les résistances sto-matiques, ou les phénomènes physiques tels que l’absorptionde la lumière qui étaient impliqués dans ces différences mais lesmécanismes biochimiques d’assimilation du carbone photosyn-thétique. Je revenais aux premières hypothèses.Ces résultats m’ont conforté dans l’idée de continuer les appro-ches métaboliques. Pour réaliser ces recherches, je suis allé chezun ancien collègue de mon directeur de laboratoire, au CEA deSaclay, Eugène Roux, patron de Guy Paillotin. Ce dernier estdevenu par la suite directeur scientifique puis Président del’INRA. J’y ai rencontré deux chercheurs spécialistes du méta-bolisme de la photosynthèse, Jack Farineau et Jean-MichelGalmiche. En collaboration avec J. Farineau, j’ai entrepris l’étu-de du métabolisme photosynthétique des maïs normaux etopaque 2.

Des différences quantitatives ou des différences de mécanisme ? Donc ils étaient tous les deux en C4

Nous avons démontré que le maïs opaque 2 était un vrai maïsen C4 comme le maïs normal ; il n’y avait plus de doute là-des-sus mais le maïs opaque 2 manifestait une activité photosyn-thétique plus faible que le maïs témoin, le maïs normal.

Pouvez-vous préciser ce que signifie C4 et C3 ?

La photosynthèse C3 est la photosynthèse classique caractéri-sée par le fonctionnement du cycle de Calvin dans les années1950-60. C’est la photosynthèse des plantes d’origine tempé-rée en général, donc du blé, des arbres... La photosynthèse C4a été découverte dans les années 1960-70 par des collèguesaustraliens et néo-zélandais. Réalisant des études sur la canneà sucre, ils ont observé que la photosynthèse de cette planteétait très voisine de celle du maïs décrite par des chercheursrusses, Karpilov notamment, quelques années auparavant. Elledifférait de celle que l’on observait dans la majorité des plantes,la photosynthèse C3, impliquant le seul fonctionnement ducycle de Calvin. À l’époque, Calvin venait d’être couronné par leprix Nobel et c’était très difficile d’aller contre le dogme de laphotosynthèse unique, la photosynthèse C3.

Ce sont des intermédiaires qui sont en C4 au lieu d’être en C3 ?

Oui. Ces chercheurs australiens, néo-zélandais et russes, n’arri-vaient pas à publier leurs résultats qui étaient refusés par lamajorité des revues en biologie végétale, n’acceptant pas lanouveauté scientifique. Ils ont donc publié les résultats de leurstravaux dans des journaux de seconde zone mais ils ont fini parfaire admettre la véracité de leurs résultats. Entre les années1965 et 70, on a montré en effet qu’il pouvait y avoir un autretype de photosynthèse que celle de type Calvin. En fait chez lesplantes C4, le cycle de Calvin est fonctionnel mais s’y ajoute unsecond cycle, le cycle C4 ; ce qui améliore notablement les per-formances photosynthétiques de ces plantes. Les plantes C4possèdent le cycle C3 de Calvin et le cycle C4 qui est un systè-me complémentaire ; les plantes C4 seraient des plantes quiposséderaient un moteur photosynthétique auquel on auraitassocié un turbo. Le turbo est le processus C4 qui permet defixer le carbone dans ces acides C4 et de le stocker momenta-nément dans la plante favorisant la carboxylation, ce qui amé-liore grandement les performances de la plante. De plus, cesplantes du fait de leur structure C4 manifestent très peu d’acti-vité photorespiratoire, processus antagoniste de la photosyn-thèse, mis en évidence à la même époque. Les plantes commele maïs, la canne à sucre, le sorgho, etc, plantes d’origine tropi-cale, adaptées aux forts ensoleillements et aux températuresélevées, possèdent des capacités photosynthétiques et de crois-sance plus importantes que les autres plantes, tout au moinsdans ces conditions climatiques.Dans les années 1975, au CEA de Saclay, j’ai donc repris lesétudes du métabolisme photosynthétique des maïs normaux etopaque 2. J’ai pu travailler dans des conditions très rigoureusesde recherche avec des chercheurs qui avaient l’habitude d’utili-ser les isotopes radioactifs 14C notamment. Ces collèguesavaient pratiquement tous effectué des stages post-doctoraux

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Avec Philippe Chartier, 1978.

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aux États-Unis d’où ils avaient ramené des techniques éprou-vées et fiables. De plus, le laboratoire de Saclay était très renom-mé en photosynthèse et recevait de ce fait de nombreux cher-cheurs étrangers qui y passaient, quelques mois ou quelquesannées. Le niveau scientifique y était excellent et les relationsavec les collègues étrangers faciles.Après quelques mois de travail avec J. Farineau, j’ai pu associerles différences de croissance observées entre mes deux maïs à des différences d’activité photosynthétique et métabolique.Le maïs normal, à métabolisme C4 classique, incorporait le 14Cpresque exclusivement dans l’acide malique, acide C4. Chez lemaïs opaque 2, on observait des variantes du métabolisme.La radioactivité du 14C était retrouvée dans le malate mais éga-lement dans un autre composé C4, un acide aminé, l’asparta-te. En fait, tout se passait comme si le métabolisme du maïsopaque 2 était ralenti et le carbone photosynthétique détournéet stocké momentanément dans l’aspartate. Cette déviation

métabolique était-elle la cause ou la conséquence d’un autreprocessus modifié par la mutation opaque 2 ? Je n’ai jamais pule mettre en évidence.Nous étions fiers cependant d’avoir montré des relations entrecroissance, activité photosynthétique et métabolisme photosyn-thétique C4. Cela m’a permis de soutenir ma thèse, une thèsed’État. Je l’ai terminée en 1978 et l’ai soutenue en janvier1979.Juste après ma soutenance, j’ai poursuivi, toujours en collabo-ration avec J. Farineau, les recherches sur la relation entre l’ac-tivité photosynthétique et l’activité photorespiratoire chez lemaïs. Ces deux activités antagonistes, comme je l’ai déjà ditsont liées à une enzyme, la rubisco, la protéine la plus abondan-te à la surface de la Terre, qui fonctionne comme carboxylase etoxygénase. Dans le premier cas, elle permet la fixation du car-bone issu du CO2 atmosphérique et dans le second cas, fixel’oxygène moléculaire de l’air et brûle des éléments carbonés 77

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Appareil d’incorporation de 14CO2 mis au point par François Moutot, 1983.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

issus de l’activité carboxylase. Ces deux fonctions antagonistessont importantes chez les plantes C3 connues pour perdre unquart à un tiers de leur carbone par photorespiration. En revan-che, les plantes C4, grâce à leur structure et leur anatomie spé-cifiques, le syndrome C4, évitent les pertes photorespiratoiresde carbone et de fait sont plus efficaces. Il faut noter que chezles plantes C4, l’adaptation au fort ensoleillement et aux tem-pératures élevées résulte d’une anatomie particulière, de systè-mes emboîtés les uns dans les autres, comme des poupées rus-ses, qui permettent tout d’abord d’éviter les pertes d’eau etfavorisent ensuite dans l’environnement de la rubisco, dans lestissus les plus internes de la feuille, une concentration élevée enCO2 en raison d’un apport aisé de composés C4 décarboxylésen CO2. La structure C4 empêche de plus toute perte de CO2issu de la photorespiration, car le peu de CO2 émis serait piégéimmédiatement et efficacement par les carboxylases du cycleC4 situées dans les tissus les plus externes de la feuille.Ainsi, lastructure C4 est très favorable à la carboxylation photosynthé-tique et réduit toute perte de carbone par photorespiration. Lesplantes C4 par leur structure ont un mécanisme photosynthé-tique qui fonctionne sans photorespiration apparente, dans unenvironnement tissulaire (les tissus les plus internes entourantla gaine de faisceaux conducteurs) riche en CO2, donc dans uneatmosphère proche de celle qui existait dans les premièrespériodes de la photosynthèse, il y a quelques millions d’années.Ces premières années de recherche à Versailles, La Minière etSaclay, m’ont permis d’acquérir des compétences en écophysio-logie et en métabolisme. De plus, j’ai pu publier avec J. Farineaunos résultats en anglais dans de grandes revues américainesdont Plant Physiology ; ce qui était encore rare fin 1970, début1980, dans le monde français de la biologie végétale.

En végétal ?

Oui. Mon épouse Yvette travaillant dans le domaine animal(labo de J. Glowinsky au Collège de France) publiait dans desrevues internationales de neurobiologie depuis de nombreusesannées. En végétal, c’était assez rare, nous étions très en retardet très franco-français. J’ai bénéficié en cela des compétencesdes laboratoires de Philippe Chartier et de Guy Paillotin quiavaient beaucoup de collaborations internationales avec lesAnglais, les Hollandais, les Allemands, les Américains et lesAustraliens.Après ma thèse, je ne savais plus trop quoi faire. Versaillesparaissait à l’époque un peu vieillot et poussiéreux. J’ai penséque ce serait peut-être utile de faire un post-doc ; ce qui n’étaitpas simple fin 1970, en particulier à l’INRA. Cela posait égale-ment des difficultés familiales. Nous avions déjà deux enfantset puis mon épouse travaillait en neurobiologie. Il fallait donccontenter tout le monde et trouver aussi un post-doc intéres-sant. Il y avait bien quelques collègues de Bioclimatologie, enparticulier Alain Perrier et Jean-Louis Prioul qui étaient partis enAustralie mais ils restaient des cas isolés. En végétal, on lescomptait encore sur les doigts de la main. Ayant eu connais-sance de mes intentions de partir à l’étranger, mon patron,E. Jolivet, m’a dit : “Qu’allez-vous faire Morot-Gaudry en post-doc ? Vous n’êtes pas bien à Versailles ?”. J’ai répondu que jesouhaitais travailler à l’étranger pour y découvrir de nouvellestechniques, de nouvelles approches et de nouvelles manièresde travailler.

Une petite remarque. Quand je suis arrivé en 1970 à l’INRA deVersailles, c’était un rassemblement de personnes de différen-tes régions de France avec des traditions et des langues très dif-férentes, tout au moins dans leur petite enfance. Il y avait lesBourguignons, les Bretons, les Alsaciens... avec une languecommune qui était le français. Mes patrons, Y. Coïc et E. Jolivetpar exemple, avaient été élevés en breton. Moi, gamin, je par-lais le patois bourguignon, le vieux français. De plus, étant bour-guignon, après-guerre, j’étais plus germaniste qu’angliciste. Dece fait, j’ai été beaucoup plus impliqué dans les échanges fran-co-allemands ; ce qui était très à la mode vers les années 1960dans les provinces de l’est de la France. Je connaissais beau-coup mieux l’Allemagne de l’Ouest ou l’Autriche que l’ouest dela France, où l’on se rendait encore avec difficulté faute d’auto-routes et de trains rapides. J’étais très tourné vers le Benelux etl’Allemagne de l’Ouest, le noyau de la nouvelle Europe, laLotharingie.En Bioclimatologie, j’ai rencontré un collègue australien DavidThomas avec lequel j’ai sympathisé. C’était un chercheur trèsoriginal, compétent, peu conformiste ; ce qui choquait les mi-lieux bien-pensants australiens et versaillais. Il avait conservé detrès bonnes relations scientifiques en Australie et m’a conseilléde réaliser un post-doc dans un laboratoire prestigieux àCanberra, le laboratoire du professeur Barry Osmond, le grandpatron de la photosynthèse dans les années 1980. Avec lesrecommandations de D. Thomas, B. Osmond m’a accepté dansson laboratoire alors que je ne parlais quasiment pas anglais.Toute la famille Morot-Gaudry, en 1981, est partie à Canberra.J’y ai rencontré deux autres collègues d’Orsay et de Cadarache,Gabriel Cornic et Alain Gerbault, qui étaient eux aussi en post-doc. C’était l’étonnement pour les Australiens de voir troisFrançais dans un même labo, alors qu’ils n’en avaient quasi-ment jamais vus auparavant.À Canberra, j’ai poursuivi les travaux sur la photosynthèse, plusexactement sur la photorespiration et le recyclage de l’ammo-nium issu de la photorespiration. En collaboration avec K.C.Woo et R. Summons, collègues chinois et australien, utilisant unisotope stable de l’azote, 15N, et la spectrométrie de masse, j’aipu montrer que l’ammonium issu du métabolisme photorespi-ratoire (cycle du glycolate), n’était pas perdu mais recyclé pourdonner à nouveau des acides aminés par une voie que l’onappelle en jargon de laboratoire, la voie GS/GOGAT. Cette voievenait d’être mise en évidence par des collègues anglais aveclesquels j’ai collaboré par la suite, Peter Lea notamment. C’étaitune grande première parce que, jusqu’aux années 80, on nesavait pas comment l’ammonium était intégré aux substratsorganiques pour donner les acides aminés chez les plantes.Nous avons publié ces résultats dans la revue Plant Physiology.Nous sommes restés sept mois à Canberra, où j’ai essayé d’ap-prendre l’anglais. L’ambiance du laboratoire était extraordinai-re. J’y ai rencontré tous les grands pontes de la photosynthèsedes années 1980.

Vous avez été tout de suite dans le bain ?

Fin 1981, je connaissais quasiment tous les chercheurs de labiologie végétale de la planète, tout au moins les plus impor-tants. C’était un laboratoire où il y avait une quarantaine depersonnes, aussi bien des chercheurs qui faisaient du molécu-laire - à l’époque, c’était le tout début - que des chercheurs qui

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étudiaient la répartition des peuplements d’eucalyptus sur leterritoire australien. Tout le monde assistait aux mêmes sémi-naires où l’on abordait aussi bien les structures des photosystè-mes que la gestion de l’eau par les plantes des déserts. Cesséminaires étaient très souvent suivis de superbes pots ou bar-becues très conviviaux où les échanges scientifiques et humainsétaient très riches et chaleureux.

D’où votre intérêt aussi pour l’intégration des connaissances, du gène à la plante entière ?

On allait du gène ou de la molécule au peuplement végétal. Ontravaillait dur mais dans une très bonne ambiance tant scienti-fique qu’humaine. Il y avait tous les jours la cérémonie du thé à10 et à 15 heures, obligatoire pour tous, où l’on rencontrait leschercheurs des autres laboratoires. À l’époque, il y avait unimmense hall où tout le personnel de l’Institut, le RSBS, ainsique les collègues du CISRO voisin, venaient et discutaient enprenant le thé, en toute liberté, sans hiérarchie apparente.C’était très différent de la France où dans les années 1970, iln’y avait pas de familiarité avec les professeurs. On devait leurmanifester beaucoup de respect et de réserve. Dans les paysanglo-saxons, on pouvait discuter avec qui l’on voulait, qu’il soitprix Nobel ou pas, sans distinction d’âge ou de grade.À Canberra, je me suis initié à la chromatographie en phasegazeuse couplée à la spectrométrie de masse pour suivre ledevenir des isotopes non radioactifs ; ce qui était indispensablepour l’azote en particulier parce qu’il n’y a pas d’isotope radio-actif facilement utilisable.

Vous n’avez pas retrouvé en France l’ambiance qu’il y avait là-bas ?

Cette ambiance, j’ai voulu la recréer en France naturellement. Jen’y suis pas vraiment arrivé. J’ai toujours gardé des contactsavec d’anciens collègues australiens qui nous ont par la suiterendu très souvent visite en France. B. Osmond est parti auxÉtats-Unis, comme professeur à Duke University (NC), une uni-versité prestigieuse américaine. David Day, avec qui j’ai toujoursdes contacts, a été nommé doyen de l’université de Sydney.

L’ambiance a changé aussi là-bas ?

Oui. Tout a changé. L’intérêt pour la biologie végétale dans lesannées 1980 était très fort mais il est moindre maintenant etc’est un euphémisme ; de plus les systèmes de postes perma-nents dans la recherche ont disparu ou ont été extrêmementréduits, ce qui a rendu les conditions de travail beaucoup plusdifficiles.

Cela ne tenait pas vraiment à l’organisation

Cela tenait à l’organisation australienne qui facilitait les échan-ges entre collègues de différents pays et entre jeunes et anciensplus diplômés et mieux installés dans la vie sociale. J’ai rencon-tré des gens de très haut niveau scientifique avec qui l’on pou-vait discuter simplement et librement. Fin des année 1970, lemonde était convaincu que, si l’on améliorait les connaissancesen biologie végétale, on pouvait améliorer les productions aussi

bien en quantité qu’en qualité et nourrir l’humanité.Cette gran-de idée a fait long feu. C’est vrai que les chercheurs avaient desconvictions et étaient très optimistes quant aux retombées deleurs travaux de recherche.

Vous disiez que cela a été l’un de vos meilleurs temps forts de recherche ?

L’INRA de Versailles jusqu’aux années 1980, était plutôt, sansêtre péjoratif, à part exceptions, le labo Morel ou certains labosde pathologie, Pierre Boistard et Jean Denarié, par exemple,un centre de recherche d’Agronomie, de Science du Sol, deBioclimatologie, de Pathologie et d’Amélioration des plantes ausens général du terme, conduisant des recherches assez pous-sées certes mais en général très appliquées. Au niveau fonda-mental, il y avait un certain vide scientifique. Ce n’est qu’en1980, grâce à Jean-Pierre Bourgin, Yves Chupeau, et l’arrivéede Michel Caboche, de Georges Pelletier, et à l’appui indéfecti-ble de Jean Marrou et ensuite de Guy Paillotin, que l’on a pudévelopper des recherches génériques qui ont fait de Versaillesun grand centre de recherche fondamentale. Alain Coléno etGuy Riba ont poursuivi cette politique de recherche.Quand je suis revenu d’Australie, je me suis posé la question desavoir si je restais à Versailles ou pas, parce que j’avais l’impres-sion de revenir dans un milieu qui se développait loin desgrands courants de recherches scientifiques du moment. J’aihésité, j’étais assez attiré par les recherches menées par JeanGuern, au CNRS à Gif-sur-Yvette et par Roland Douce au CEAà Grenoble, que j’avais rencontré en Australie.Avec le dévelop-pement du laboratoire de biologie cellulaire de l’INRA-Versailleset grâce aux collaborations que j’avais développées avec leslaboratoires du CEA de Saclay qui me permettaient de travaillerassez librement avec les laboratoires CEA de Grenoble et deCadarache, je suis resté à Versailles.De plus, pendant mon séjour en Australie, un jeune collègue àVersailles, François Moutot, avait travaillé très activement etavait relancé une dynamique qui m’a renforcé dans mes inten-tions de me ré-installer à Versailles.

Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �

Australie, 1981, avec David Day.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

Il est devenu chef de cabinet du ministre de l’Agriculture ?

Moutot était un jeune agro très dynamique qui a travaillé unedizaine d’années avec moi. Il a réalisé une thèse sur la photo-synthèse comparée de lins oléagineux et textiles. Pour mener àbien sa recherche, il a mis au point également un appareil,unique au monde, qui permettait de réaliser des expériences demarquage par le 14C, en photosynthèse stationnaire, dans desconditions d’environnement très contrôlées, sur des feuilles demaïs, lin, haricot, tomate, blé... F. Moutot était très ingénieux.Nous avons travaillé à nouveau ensemble sur la photosynthèseà mon retour d’Australie.Le CEA avait l’intention de mettre en place vers les années1980 une antenne photosynthèse à Cadarache et souhaitaitque cette antenne soit mixte CEA/INRA. Cette intention étaitencouragée également par de vieilles amitiés et des collabora-tions entre les chercheurs INRA et CEA de biologie végétale etd’agronomie, tous issus de l’agro qui avaient parfois travailléensemble au cours des années 1950, avant le développementde la recherche en biologie au CEA. Dans les années 1983-84,devenant relativement âgés, ils avaient envisagé de muter deuxchercheurs INRA de Versailles à Cadarache pour monter cettepetite unité de photosynthèse. Finalement, pour de nombreusesraisons que j’ignore en partie, cela ne s’est pas fait. J’ai poursui-vi cependant mes collaborations avec les chercheurs du CEA de Cadarache. François Moutot a pris une autre orientationdans les années 84. Il a préparé l’ENA et il a quitté le labo. Il est devenu directeur de Cabinet du ministre de l’Agriculture del’époque, Mr Vasseur.Après cet épisode, j’étais un peu désorienté et j’ai entamé descollaborations avec Jean-Claude Pernollet, un jeune scientifiquearrivant au laboratoire de J. Mossé. J.-Cl. Pernollet, agro, avaitréalisé sa thèse à l’université d’Orsay, dans le laboratoire duprofesseur Garnier, un ancien de l’INRA. Il était spécialiste desprotéines. Nous nous sommes donc associés et avons réorien-té nos thèmes de recherche, pour étudier non plus les mécanis-mes biochimiques primaires de la photosynthèse mais le deve-

nir des produits de la photosynthèse élaborés à plus long termedans les feuilles, le devenir de ces produits, acides aminés etsucres notamment, dans la plante entière et surtout dans lesgrains et les graines. Nous avons entrepris un gros travail entreles années 1984 et 90 sur le transport des photo-assimilats dela feuille aux grains dans l’épi chez le maïs. Nous avons menéd’excellents travaux grâce à notre maîtrise de l’utilisation desisotopes radioactifs 14C, notre savoir-faire en chimie analytiqueet nos compétences en écophysiologie. Les résultats de ces tra-vaux ont fait l’objet de très bonnes publications dans les gran-des revues internationales des années 1985 à 90. Ce travail aété poursuivi avec mes collègues de l’université d’Orsay, ElianeDeléens, Jean-Paul Rocher et Jean-Louis Prioul, en complétantnotre protocole expérimental par l’utilisation des isotopes sta-bles 13C et 15N. Nous possédions dans les années 1985-90 dessystèmes de culture, des phytotrons et des chambres d’assimi-lation du 14CO2, du 13CO2 et du 15NO3 qui montraient d’excel-lentes performances. Nous étions par exemple capables demaintenir constante la teneur en CO2 des chambres d’assimila-tion tout en gardant stable la radioactivité ou l’enrichissementen isotopes stables pendant la durée de l’expérimentation. Cesystème expérimental, développé par J.-C. Lescure et J.-P.Rocher, était quasiment unique au monde et nous a permis deréaliser des travaux extrêmement originaux. Nous avons béné-ficié également des compétences du labo du CEA de Cada-rache où Marcel André avait mis au point déjà des cellules deculture similaires. Nous possédions également un système d’a-nalyse des acides aminés par chromatographie d’échanged’ions couplé à un système de détection et de mesure en conti-nu des composés analysés.

C’était très multidisciplinaire ?

Sans trop le savoir, nous réalisions des approches globales ditesmaintenant de biologie intégrative, vraiment de pointe, et quel’on n’a sans doute pas su exploiter au mieux. Nous aurions puvaloriser beaucoup mieux nos compétences expérimentales parun plus grand nombre de publications. Nous n’avons malheu-reusement exploité qu’une partie des résultats, ceux qui noussemblaient les plus intéressants. C’est un peu dommage. Nousavons été trop modestes et nous avons manqué sans douted’ambition. Nous étions en France dans une sphère peut-êtreun peu trop confortable et protégée.À partir de 1983, j’ai commencé à reconvertir l’ancien labo d’Y. Coïc et d’E. Jolivet, le laboratoire du métabolisme et de nutrition minérale des plantes. J’ai été nommé DU adjointd’E. Jolivet et j’y suis resté jusqu’à son départ en retraite en1987. Là, j’ai eu à gérer un ancien labo, au passé prestigieuxcertes, mais en fin de règne. Il y avait pléthore de personnelstechniques avec des compétences variées en culture des plan-tes et en analyse des composés minéraux. J’ai dû engager unerestructuration, sans trop de casse sociale, à une période où labiologie moléculaire faisait son entrée à grand fracas. Cettegestion en douceur m’a coûté beaucoup en temps, en persua-sion et en énergie, peut-être trop d’ailleurs. J’ai été sans douteun peu trop gentil et j’aurais dû être plus autoritaire et meconsacrer un peu plus à la science. Cela aurait été plus utilepour les plus jeunes chercheurs qui devaient faire leur placedans un monde où la compétition devenait forte. C’était ledébut de la mondialisation.

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Caroline du Nord (USA),Duke University, 1985, avec Dick Volk.

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Vous êtes donc passé à la gestion plutôt que la recherche ?

J’ai toujours essayé de garder les deux activités, non sans mal.Jusqu’en 1992 ou 93, j’ai continué à faire de la recherche.J’étais encore techniquement compétent et prenais plaisir àapporter conseils techniques et scientifiques à mes collèguesplus jeunes. À partir des années 1990, après mon dernier séjourpost-doctoral aux USA, j’ai perdu malheureusement mes com-pétences de laboratoire.Heureusement, j’ai pu recruter plusieurs scientifiques venantd’autres instituts de recherche que l’INRA, deux scientifiquesformés à l’université d’Orsay dans le labo du professeur PierreGadal, Akira Suzuki et Bertrand Hirel. Akira Suzuki, Japonaisd’origine, était stagiaire étranger de recherche au CNRS etBertrand Hirel, chargé de recherche au CNRS. Ils étaient tousdeux spécialistes des enzymes impliquées dans l’assimilation del’ammonium, la glutamine synthétase GS et la glutamate syn-thase GOGAT. A. Suzuki était biochimiste et B. Hirel avait déjàacquis des compétences en biologie moléculaire. Ils avaient l’unet l’autre d’excellents dossiers de publications. J’ai pu recruterégalement sur poste INRA pour étrangers, offert exceptionnel-lement en 1988 par le ministère de la Recherche, une collègueanglaise, Christine Foyer qui travaillait sur la photosynthèse. Desannées 1988 aux années 1995, jusqu’à son départ pour leRoyaume-Uni pour raisons personnelles, nous avons poursuivinos approches de biologie intégrant le moléculaire à la biochi-mie, au métabolisme, à l’enzymologie et à l’écophysiologie.Nous avons travaillé sur la photo-inhibition de la photosynthè-se, en relation avec le stress oxydatif, spécialité de ChristineFoyer, la nutrition minérale, favorisant les approches sur les rela-tions carbone/azote. Nous avons dans l’ensemble privilégié lesapproches multidisciplinaires. Nous avons bénéficié des compé-tences de l’écophysiologie que Christine Foyer avait rapportéesd’Angleterre (collaboration avec Jérémy Harbinson, excellentchercheur-ingénieur) et des approches de biologie moléculaireque développaient à grands pas nos collègues de biologie cel-lulaire, Michel Caboche, en tête.Honnêtement, des années 1988 à 95, nous avons fait partiedes grands labos internationaux spécialisés dans ce type d’ap-proche. Notre reconnaissance s’est traduite par un grand nom-bre de publications dans les revues internationales et par lepassage de très nombreux chercheurs étrangers que ChristineFoyer recrutait pour quelques mois sur les contrats européensqu’elle obtenait apparemment avec beaucoup de facilité.C’était un brassage continu de scientifiques. Dans cette agita-tion scientifique, j’essayais de garder non sans mal des activitésde recherche mais j’ai été beaucoup accaparé par les tâchesadministratives.À l’arrivée de Guy Paillotin, en 1987, Roland Douce, un de mescollègues du CEA de Grenoble, a été nommé chef du départe-ment de Physiologie végétale. C’était un scientifique université/CEA, spécialiste renommé du métabolisme cellulaire. À sanomination, on lui a confié deux adjoints, Jean-Claude Pernolletet moi-même. Nous avons été “les petites mains” de RolandDouce qui ne s’occupait que des grandes questions scienti-fiques et ignorait délibérément les problèmes financiers etsociaux, d’intendance en général. Pendant quatre ans, Jean-Claude Pernollet et moi avons fait fonctionner le département,assurant les tâches quotidiennes et dirigeant simultanémentnos laboratoires respectifs ; ce qui n’était pas une mince affai-

re. L’un et l’autre avions des laboratoires composés d’une tren-taine de permanents et déjà d’une dizaine de stagiaires. Nousavons eu la chance aussi de bénéficier des premiers post-docsINRA. Le passage de R. Douce a permis de relever le niveauscientifique du département de Physiologie végétale et de l’amener au niveau de ceux du CNRS et du CEA.Après un moment de liberté, en 1995, Alain Pradet, chef dedépartement de Physiologie végétale, m’a choisi comme chefde département adjoint. Après son départ en retraite, j’aiconservé cette fonction en épaulant Christian Dumas, profes-seur à l’École normale de Lyon. Au cours des années 1995-99nous avons eu à restructurer le département à la suite de laréforme de Paul Vialle, Directeur de l’INRA. J’ai été très impliquédans cette réforme et eu le privilège de participer au dépouille-ment de la grande enquête INRA qui l’a précédée. En troissemaines, fin 1997, une quinzaine d’agents INRA ont eu à ana-lyser les résultas de sondages (des milliers de données) sur lefonctionnement de l’Institut menés au niveau des départe-ments et des centres de recherches. En 1999, j’ai repris du ser-vice au niveau gestion du département en aidant comme chefde département adjoint Jean-François Briat, un brillant scienti-fique CNRS que j’avais connu en post-doc en Caroline du Nordquelques années auparavant. À la fin des quatre années pas-sées ensemble, nous avons fait faire la première évaluation dudépartement. Au total, j’aurai été impliqué presque douze ansdans la gestion d’un département à l’interface INRA-CNRS.

Qu’a représenté pour vous ce travail d’adjoint au chef de département ?

Heureusement vers les années 1985-90, la gestion était relati-vement légère, il y avait moins de lourdeurs administrativesqu’aujourd’hui. Cependant, nous nous en plaignions déjàbeaucoup. Je me suis beaucoup impliqué dans la gestion dupersonnel, ressources humaines et concours. Des années 1982aux années 2000, j’ai participé presque systématiquement àl’organisation et à la gestion de la majorité des concours CR,DR2 du département de Physiologie végétale. J’ai participéaussi aux concours des départements Génétique et Amé-lioration des Plantes, Pathologie végétale, souvent en associa-tion avec le département de Physiologie végétale. 81

Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �

Versailles, 1993, avec Gisèle Cordillot chargée de la gestion.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

C’est un regret ?

Un peu mais on ne peut pas tout faire. Il aurait fallu travaillerjour et nuit. J’ai pris la succession de Jolivet à la tête de l’unitémétabolisme et nutrition des plantes parce qu’à la limite je n’avais pas trop le choix. Sinon, il fallait que j’aille travaillerailleurs. Le personnel avait également toutes les chances d’êtredispersé dans d’autres laboratoires. J’ai accepté la gestion par-tielle du département de Physiologie végétale parce que jeconnaissais et appréciais R. Douce, A. Pradet, C. Dumas et J.-F.Briat..., des collègues que j’estimais pour leurs compétencesscientifiques et humaines. Je l’ai fait aussi parce qu’il fallait pro-céder à un changement radical dans la gestion de la rechercheà l’INRA, sortir de la logique purement nationale et atteindre unmode de gestion plus international, adapté à la mondialisation.C’est vrai, occupé par les tâches administratives, j’ai perdu unpeu de mes compétences scientifiques à partir des années1990. En particulier, je n’ai plus fait d’expérimentations parmoi-même mais par étudiants interposés. De ce fait par exem-ple je n’ai pas expérimenté “de mes doigts” la biologie molé-culaire mais intellectuellement uniquement ; je regrette car jesuis plus manuel qu’intellectuel. J’ai sauvegardé tout de mêmesur place les compétences qui existaient au laboratoire dumétabolisme à l’INRA Versailles et j’ai pu les intégrer dans legrand dispositif de Versailles, biologie cellulaire et biologiemoléculaire.Christine Foyer nous a quittés en 1994 et cela a été un peu unecatastrophe pour le labo. Elle est partie en Angleterre pour desraisons personnelles. Je me suis retrouvé avec Bertrand Hirelsans savoir plus trop quoi faire du labo. Pendant trois ou qua-tre ans, nous avons survécu honorablement mais je voyais quel’avenir était sombre. À la suite de ce constat, j’ai entamé desrapprochements avec le laboratoire de biologie cellulaire deYves Chupeau et Jean-Pierre Bourgin, rapprochements que J.-P.Bourgin souhaitait mais que Michel Caboche, avec qui nouscollaborions efficacement, ne voyait pas d’un trop bon œil pourdiverses raisons, en particulier des raisons de gestion. MichelCaboche, ayant eu malheureusement des problèmes de santé,s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas tout gérer et, à partirdes années 1998, il a accepté que l’on discute d’un rapproche-ment éventuel entre une partie du laboratoire de biologie cel-lulaire, l’équipe “azote” dont il avait confié la responsabilité àFrançoise Vedel et l’ancien laboratoire du métabolisme. C’est ceque nous avons fait. En 1999, l’équipe “azote” de MichelCaboche est venue nous rejoindre et nous avons fait un seullaboratoire qui a pris le nom de “Nutrition azotée des plantes”.Françoise Vedel, qui était le leader du groupe “azote”, est deve-nue mon adjointe. Au 1er juillet 2001, je lui ai laissé les pleinspouvoirs. Donc, j’ai été dix-huit ans chef de service adjoint puischef de service ; ce qui est à mon avis trop long mais c’était unpeu la coutume au département de Physiologie végétale où lesCD restaient des lustres en poste.J’ai quitté mes activités administratives un peu avant mes 60ans : en 2001, j’ai laissé le service et en 2002, le département.Ensuite, j’ai été responsable d’une petite équipe de recherchemais, très vite, ma collègue Céline Masclaux, normalienne jeuneet dynamique, a repris la direction de cette équipe. J’y ai réaliséencore quelques travaux de recherche avec mon épouse, jus-qu’en 2002, sur le monoxyde d’azote, NO, radical important enneurobiologie et très lié au métabolisme azoté chez les plantes.

Actuellement, toujours présent au laboratoire, je consacre l’es-sentiel de mon activité à l’édition d’ouvrages scientifiques. J’aicommencé dans les années 1993-94. J’ai également fait del’enseignement mais on y reviendra tout à l’heure. J’ai participéà beaucoup d’auditions de laboratoires, à des comités d’évalua-tion et à de nombreux jurys de thèse, quasiment toujourscomme rapporteur, notamment dans le laboratoire de R. Douceau CEA de Grenoble.

Vous intéressez-vous aux travaux de l’Académie d’Agriculture de France ?

Depuis trois ans, je suis vice-secrétaire de l’Académie d’Agri-culture de France, donc le second de Guy Paillotin, qui en est leSecrétaire perpétuel. Mme Guillou, notre Présidente, m’a forte-ment encouragé à prendre cette fonction. Étant encore enbonne santé, je peux m’investir dans l’animation et la gestionde l’Académie d’Agriculture où l’INRA est fortement représen-té. Cela me prend quasiment deux jours par semaine. Commedans toute société, il y a beaucoup de membres mais peu d’ac-tifs ; de plus beaucoup de membres assez âgés sont empêchéspar la maladie. L’Académie fonctionne avec une quarantaine depersonnes et un petit noyau de quinze/vingt personnes vrai-ment actives. Je suis de plus responsable de la section de bio-logie générale. Avec quelques confrères, Georges Pelletier etJean-Claude Mounolou, nous nous occupons de l’animationscientifique : prévoir les conférences, décider qui inviter, entre-tenir les relations avec l’Académie des Sciences, l’Académie deMédecine...Ce n’est pas inintéressant et c’est une bonne activité de tran-sition pour la retraite. Cela permet de garder une activité intel-lectuelle et une grande ouverture d’esprit, nécessaire aprèsquarante ans de recherche sur des sujets assez spécialisés. C’estintéressant parce que cela permet une approche globale, nonseulement scientifique ou technique, mais économique, socialeet sociétale de problèmes touchant l’agriculture, l’alimentationet l’environnement. Guy Paillotin a donné un souffle nouveau àcette vénérable Institution ; les problèmes sont abordés de dif-férentes manières, à différents niveaux.

Nous pourrions évoquer vos collaborations internationales ?

En Australie, j’ai noué beaucoup de liens internationaux et j’airencontré en particulier un chercheur senior américain, DickVolk, qui travaillait sur la nutrition minérale des plantes, spécia-liste de l’utilisation des isotopes de l’azote, 15N notamment. Ilétait avec son collègue W. Jackson l’un des pionniers de l’utili-sation des isotopes stables en biologie végétale à l’université deRaleigh en Caroline du Nord. J’ai gardé contact avec lui et àpartir de 1985, nous avons établi des échanges scientifiquesentre l’université de Raleigh et mon labo. De 1985 à 95, régu-lièrement chaque année, nous sommes allés (S. Chaillou,T. Lamaze, A. Gojon, A. Limami et moi-même) aux États-Unismener des expérimentations communes de quelques jours àquelques mois. Les collègues américains sont venus aussi enéchange à Versailles. Nous avons travaillé sur le métabolismeazoté et avons fait beaucoup de publications communes ; celaa été une excellente collaboration de 1985 à 1995, reconnuepar l’INRA et l’université de Raleigh.

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Avec l’Australie, j’ai gardé des contacts à titre individuel. Il y a eu quelques échanges, en particulier les visites fréquentes deD. Day et de S. Powles. L’INRA-Versailles a envoyé beaucoup decollègues se former en Australie dans un labo de biologie molé-culaire qui avait pris un peu la relève de B. Osmond. Je me suisimpliqué également dans les collaborations franco-allemandesde 1989 à 1999. J’étais très sensible à ce type de collaborationpar mon éducation. Quand j’étais gamin, j’ai été élevé chez mes grands-parents au milieu de prisonniers allemands qui tra-vaillaient dans les fermes. J’ai dû remplacer leurs fils à l’époque.J’étais un peu l’ersatz de leurs enfants, si l’on peut dire. Aprèsavoir fait allemand en secondaire (obligatoire en Côte-d’Oraprès-guerre), je m’étais déjà beaucoup impliqué entre 1963-1968, à Dijon, dans les relations franco-allemandes. J’ai accom-pagné en Allemagne de l’Ouest de nombreux groupes de jeu-nes dans le cadre des rencontres franco-allemandes très déve-loppées et favorisées à cette époque de la réconciliation. Il yavait vraiment une volonté de mettre fin aux horreurs de laguerre et de reconstruire une Europe nouvelle sur le socle fran-

co-allemand. Quand je suis venu en région parisienne, j’aiabandonné ce type d’activité parce qu’à Paris on parlait peuallemand mais plutôt anglais. J’ai donc abandonné l’allemandque je pratiquais assez bien pour faire de l’anglais que j’igno-rais mais qui était indispensable en recherche. J’ai repris les col-laborations franco-allemandes avec Anne Adda qui travaillaitaux Relations internationales de l’INRA entre 1990 et 2000. Jel’ai assistée pour les bourses franco-allemandes PROCOPE.Cela consistait à participer une fois l’an à l’examen de dossiersde demandes de bourses. Il y avait une réunion plénière par an,soit en Allemagne, soit en France. Nous nous retrouvions unequarantaine, moitié Français, moitié Allemands. Malheureu-sement pour la France, les délégations françaises étaient surtoutcomposées de gens issus du ministère des Affaires Étrangèreset de quelques scientifiques. En revanche, les délégations alle-mandes étaient représentées par des professeurs et des doc-teurs extrêmement compétents aussi bien en physique, qu’enbiologie et autres. En raison du manque d’experts français,j’avais la charge de tous les dossiers de biologie végétale allant

Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �

USA, 1989. De gauche à droite : A. Gojon, J-F. Morot-Gaudry, T. Lamaze et S. Chaillou.

USA, 1989.USA, 1989, à Raleigh, Chapelle Hill ; Yvette Morot-Gaudry.

USA, 1989, expériences sur le maïs : effet NO-3 / NH+

4.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

de l’écophysiologie à l’agronomie, à la biologie moléculaire. Jedonnais également assez souvent un avis sur les dossiers debiologie animale quand il n’y avait pas de correspondant fran-çais. Heureusement mon épouse étant dans le milieu de laneurobiologie, je connaissais de ce fait pas mal de laboratoirestravaillant dans ce domaine. Ces rencontres étaient très richesd’enseignement et très chaleureuses. Après avoir examiné lesdossiers de demande de collaboration, nous consacrions unejournée à approfondir nos connaissances du pays d’accueil.Grâce à ces rencontres annuelles, j’ai pu visiter les villes histo-riques allemandes et françaises, en compagnie d’Allemands etde Français dans des conditions extrêmement agréables. Lesrelations franco-allemandes, un peu comme tous les grandsprojets européens actuellement, sont au ralenti. Je crois quemaintenant, pour des raisons d’économie, ces rencontres trèsculturelles et humaines ont été abandonnées, et ne reste quel’examen des rapports écrits par des experts technocrates. C’estfort dommage, ces rencontres permettaient de nouer des liensscientifiques et humains de premier ordre.

Comment voyez-vous l’organisation de la recherche à l’INRA.Y aurait-t-il des choses à améliorer ?

J’ai été chef de département adjoint de Roland Douce de 1977à 1990. C’était une tâche assez aisée. La gestion pratique étaitfaite par la direction scientifique de l’époque (Jean Marrou,Alain Coléno, Jacqueline Patier et Odile Villote). Notre activitéprincipale consistait à donner les grandes orientations derecherche et à nous occuper du recrutement et des concoursdes chercheurs et des ingénieurs, voire éventuellement de cer-tains techniciens. Cela restait un travail très scientifique et, pourun petit département (170 titulaires, scientifiques et ITA), celapouvait se faire aisément à mi-temps. La gestion du personnelétait assez légère. Les contraintes administratives n’avaient rienà voir avec ce que l’on connaît maintenant. Quand il y a eu laréforme de Paul Vialle en 1997, on a donné l’autonomie auxdépartements. Cela avait un côté positif avec plus de liberté

accordée aux départements mais aussi nous avons récupéré enmême temps toute la gestion administrative, financière, humai-ne et la gestion des contrats, des brevets... La direction parisien-ne de l’INRA a abandonné beaucoup de tâches qui ont étémises à la charge du département qui n’avait ni les moyens niles compétences pour assurer de telles fonctions. Il a fallu faireface, recruter et former du personnel. Depuis, les départementssont devenus des “petits INRA”. Quand j’ai laissé ma charge dechef de département adjoint en 2002, la gestion se compliquaitet devenait très lourde.

Parce que tout repose sur le chef de département et son adjoint ?

Maintenant le chef de département a un rôle important etbeaucoup de responsabilités reposent sur lui, sans beaucoupd’aide. Jusqu’au début des années 2000, le département deBiologie végétale a plus ou moins échappé aux lourdeurs admi-nistratives de l’INRA. C’était un petit département atypique,présentant un bon niveau scientifique, très en phase avec leslaboratoires de biologie du CNRS et du CEA. Il n’y a jamais eude gros soucis de fonctionnement scientifique. Ce départementa toujours été reconnu par ses pairs, tant au niveau nationalqu’international. Les CD devaient surtout coordonner les initia-tives de chaque laboratoire. Je reconnais que cela s’est énormé-ment compliqué les années suivantes dans le nouveau systèmede fonctionnement INRA qui a ses qualités mais aussi sesdéfauts. À mon sens, c’est un système trop lourd et trop direc-tif ; cela n’engage que moi.Auparavant, nous avions une liber-té de recherche quasiment totale et maintenant tout est souscontrôle. C’est peut-être en partie nécessaire mais il faut laisserde la liberté aux chercheurs qui doivent imaginer, créer et inno-ver. La recherche se fait à la paillasse et non pas dans les bu-reaux isolés de la Direction. Il est vrai que la Direction doit gérerles grandes lignes de recherche et justifier les orientations derecherche auprès des tutelles mais la création originale revientaux chercheurs. J’estime personnellement que les découvertes

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Congrès sur la photosynthèse,1995 avec le professeur Hatch à droite.

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sont réalisées par les chercheurs dans les laboratoires et non àla suite de grands projets mis en place par les grandes instan-ces dirigeantes. Ce sont souvent des sujets qui ne paraissaientpas intéressants aux dirigeants qui finalement apportent lesrésultats les plus spectaculaires ou tout au moins les plus origi-naux.

Cela dépasse quand même l’Institut, non ?

Oui énormément parce que finalement l’Institut, par son bud-get, assure le gîte et le couvert aux laboratoires. Maintenant, lefonctionnement et l’équipement des grands laboratoiresdépendent de plus en plus des contrats européens ou natio-naux. Avec la nouvelle organisation, l’Agence nationale de laRecherche, je ne sais pas trop comment cela va se passer à longterme. La gestion de la recherche va se compliquer parce quel’INRA devient de moins en moins maître de ses projets pilotésau niveau soit national, soit européen. Cela va sans doute chan-ger encore la méthode de travail de l’Institut.

Actuellement, que pourrait-on améliorer dans ce fonctionnement ?

Je pense que l’on pourrait dans l’ensemble alléger les contrain-tes administratives. Ce n’est pas un fait purement INRA, c’estgénéral. Ce n’est même pas que français, c’est international. Lesadministratifs et les responsables de la recherche veulent toutcontrôler pour rendre compte auprès des tutelles qui financent.C’est normal en soi, mais il faut assurer un contrôle minimumet laisser de la liberté aux artisans de la recherche sinon oncoupe toute initiative et toute créativité. De même, les auditionsde laboratoires, de départements, et l’examen individuel desdossiers de chercheurs et ingénieurs sont nécessaires mais ilsne doivent pas prendre plus de temps que la recherche. Ils doi-vent aider la recherche et non l’inhiber.

La Loi organique relative aux Lois de Finances, par exemple, va plutôt dans ce sens-là, toujours justifier

Il faut justifier l’utilisation des crédits, c’est normal. On reçoit del’argent et il faut rendre compte de ce que l’on a fait de cetargent. En recherche, c’est une tâche difficile. On constate queles découvertes fondamentales n’ont jamais été programmées.Elles ont toujours été le fruit du hasard ou presque. Le dévelop-pement en revanche peut se programmer. La recherche pure estessentiellement de la création d’un savoir dans un environne-ment scientifique et technique favorable et, de ce fait, il fautlaisser beaucoup de liberté aux chercheurs. S’ils ne créent rienen dix ans, c’est normal qu’il faille intervenir. Mais s’ils obtien-nent des résultats originaux, il faut les laisser travailler en paixet ne pas trop les perturber par des contraintes administratives,des réglementations nationales ou européennes qui ne sontpas toujours absolument indispensables. C’est le risque actuel-lement. Les technocrates surveillent tout sur leur écran d’ordi-nateur, ils veulent avoir de beaux organigrammes et oublient unpeu l’activité scientifique qui se cache derrière tout cela. Il estpréférable d’obtenir de la création scientifique de haut niveau,originale, plutôt que des organigrammes apparemment parfaitstrès satisfaisants pour les dirigeants. Je reconnais que savoir siun chercheur donnera des résultats extraordinaires dans les dix

années à venir est extrêmement difficile à établir. Certains pro-jets sont plein d’espoir et ne donnent rien. D’autres sont appa-remment inintéressants à un moment donné et explosent en-suite parce qu’ils se trouvent dans un contexte de connaissan-ces et d’environnement scientifique et technique tel que lagrande idée jaillit et aboutit à des innovations de premier ordre.

Êtes-vous plutôt pour le maintien d’un système de postes stables ?

Il faut qu’il y ait une certaine stabilité et sécurité. Être fonction-naire à vie peut se discuter. Les chercheurs CNRS et le person-nel n’étaient pas fonctionnaires avant 1984 et la recherchefonctionnait bien. Nous bénéficiions cependant d’une grandesécurité et nous n’étions pas renvoyés de la recherche sansmotif valable. Le personnel de la recherche comme tout tra-vailleur doit rendre compte de son activité et c’est normal. Êtrechercheur à temps complet, toute une vie, pose problème àl’heure actuelle où les techniques et les concepts évoluent très

Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �

Versailles, avec le ministre de l’Industrie, Franck Borotra, 1996.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

vite. Je pense qu’à un moment donné, il faut permettre auxscientifiques qui le souhaitent de pouvoir prendre une autrevoie ; soit s’impliquer dans l’administration de la recherche,être responsable d’une équipe, d’un service, d’un contrat euro-péen ; soit s’engager partiellement ou totalement dans l’ensei-gnement, la gestion du personnel, les relations avec la profes-sion... Cela serait extrêmement profitable. Ce serait bénéfiquede pouvoir confier d’autres tâches à des chercheurs qui ont dixou quinze ans d’expérience de recherche. Dans beaucoup decas, tout en assurant leur nouvelle fonction, ils pourraient gar-der un pied dans le laboratoire pour rester en contact avec larecherche. Cette façon de voir est à mon avis tout à fait com-patible avec l’attribution de postes permanents. Un fonctionnai-re bénéficie de la sécurité de l’emploi mais doit répondre auxbesoins de son administration. Il ne faut pas abandonner sanscontrôle les chercheurs pendant quarante ans, les laisser fairece qu’ils veulent n’importe comment et n’importe où, j’en suisconscient. C’est d’ailleurs le rôle des directions scientifiques deguider les chercheurs au cours de leur carrière et de les inciterà choisir de nouvelles voies de recherche et éventuellement denouvelles fonctions. On peut envisager d’autres systèmes plussouples, mais dans tous les cas, il faut assurer une certainecontinuité et une sécurité dans le travail. Il faut éviter que leschercheurs passent leur temps à préparer des dossiers dedemande d’argent et de postes. C’est préjudiciable à la créati-vité et au travail continu de longue haleine. Entre un systèmefonctionnarisé sclérosé et un système libéral pur et dur, il y a unjuste milieu.

Actuellement, il y a déséquilibre ?

Il faut jouer avec une certaine souplesse. Il faut garder des pos-tes libres, à temps limité, pour accueillir des chercheurs étran-gers brillants dans des conditions très favorables et attractives.En général, les scientifiques ne cherchent pas la fortune mais ilfaut leur assurer un minimum de confort matériel pour qu’ilspuissent réaliser leur travail dans les meilleures conditions. Il estabsolument nécessaire d’offrir des postes temporaires à de jeu-nes scientifiques, doués et dynamiques, qui souhaitent pendantquatre ou cinq ans développer un sujet porteur, dans des condi-tions relativement confortables tant en salaire qu’en moyens detravail. Il ne faut pas les abandonner ensuite quand ils commen-ceront à avancer en âge et régresser en science, il faut avoir lesouci de créer des systèmes de reconversion efficaces et utilesdans l’administration, l’enseignement, le développement ouautre.

Le rapport DS/CD n’est-il pas un peu déséquilibré à l’INRA ? Les CD ont-ils trop de charges ?

Ils ont beaucoup plus de charges qu’ils n’en avaient, c’est évi-dent. Les directeurs scientifiques, n’ont pas non plus beaucoupde moyens propres. Je pense qu’il est plus agréable d’être chefde département que DS parce qu’il a encore la chance d’êtretrès lié à la recherche, bénéficiant d’une certaine autonomie etdes relations humaines directement avec les chercheurs et lepersonnel technique. Le directeur scientifique est plus cantonnéà l’administration INRA de Paris, coincé entre le marteau et l’en-clume, c’est-à-dire entre le fonctionnement de tous les jours desdifférents départements et les grandes orientations données

par la direction et le ministère. C’est une position qui ne doitpas être très confortable, je le reconnais. Mais il faut bien quequelqu’un choisisse de faire ce travail sans doute nécessaire.Quand on est chef de département, il y a des tâches adminis-tratives à assurer. Cependant, si l’on ne fait qu’un ou deux man-dats, on reste très près de la recherche. Même sans en fairedirectement soi-même, on est dans le bain des grandes orien-tations scientifiques, dans les évaluations des départements,dans des rapports de thèses... Quand on est à la direction, c’estune autre affaire. Ce sont des métiers très différents qu’il fautassumer. À titre personnel, je suis satisfait de ne pas être alléau-delà de chef de département.

Avez-vous enseigné ?

J’aime beaucoup enseigner par nature. Pendant très longtemps,j’ai donné des cours à droite et à gauche en DEA, DESS... En1993-94, j’ai été sollicité par la fac de Versailles où venait des’installer un embryon de sciences dépendant encore entière-ment de Paris VI. En 1994-95, on a souhaité que cette univer-sité devienne indépendante et qu’il y ait licence et maîtrise. Lesbiologistes qui étaient issus essentiellement de Paris VI et duCNRS se sont aperçus que l’on devait enseigner non seulementla biologie animale, voire médicale mais aussi la biologie végé-tale. Ils se sont rendu compte qu’il y avait un centre INRA pro-che de l’université de Versailles. Ils ont demandé au présidentde centre de l’époque, Frantz Rapilly, s’il y avait des volontairesqui souhaitaient participer à l’enseignement de cette nouvelleuniversité. Nous étions une dizaine de personnes à avoir répon-du à l’appel, dont Michel Caboche. Il y a eu la même chose aucentre INRA de Jouy-en-Josas. Finalement, Roland Salesse etmoi-même, en toute liberté, avons pris en charge la maîtrise.Nous n’avons reçu ni ordre ni directive, et l’avons montée entoute liberté, à notre propre initiative, avec les collègues del’INRA et du CNRS qui ont bien voulu nous accompagner.Pendant dix ans, ce système a très bien fonctionné. C’était trèsoriginal, un système formé essentiellement de scientifiques quiavaient au départ peu d’expérience de l’enseignement. Les pre-mières années, nous n’avons pas toujours donné un enseigne-ment très académique mais les élèves ont gardé un excellentsouvenir de cette liberté et de cette originalité et en généraln’ont pas mal réussi. Les majors de maîtrise ont intégré souventl’Agro. Jusqu’aux années 2002, ils ont trouvé un débouché à lasortie de leur maîtrise, soit dans l’enseignement, soit dans lejournalisme scientifique, le privé, l’administration... ; ce qui étaitintéressant. D’autres collègues, J.-C. Pernollet notamment, sesont occupés de la licence. L’INRA a donc participé efficacementà l’enseignement de la biologie à l’université de Versailles.J’ai été sollicité pour enseigner à la nouvelle université d’Évry oùavec B. Hirel nous avons assuré pendant deux ans les cours debiologie végétale en premier cycle. Avec la réforme des univer-sités, celles-ci se sont recentrées sur de nouveaux thèmes. Ellesont tendance à s’orienter vers le médical, beaucoup plus attrac-tif et en oublient le végétal. Actuellement, il y a une déprise del’INRA pour l’enseignement des universités de Versailles, d’Évryet même d’Orsay. J’ai été pendant trois ans professeur à tierstemps de 2001 à 2004 ; cela représentait une soixantained’heures d’enseignement. J’avais la responsabilité des exa-mens. J’ai enseigné aussi en DEA aux universités de Paris VI,Orsay, Toulouse, etc. Je garde un excellent souvenir de l’ensei-

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gnement. C’est la raison pour laquelle, après avoir publié deslivres scientifiques de haut niveau pour les chercheurs et lesthésards, je me lance maintenant dans l’édition de livres pourétudiants ; pour l’instant j’en suis au niveau maîtrise. Après, jepublierai des ouvrages de vulgarisation parce que je trouve quec’est nécessaire et que cela manque cruellement.S’il y a une opposition à la transgénèse comme aujourd’hui, àla science en général, il y a sans doute de nombreuses raisons.L’une d’elles est que l’enseignement scientifique pour les non-scientifiques est mal fait et pas très attractif. Les gens neconnaissent strictement rien par exemple en biologie, croient àn’importe quoi, et c’est catastrophique.

Croyez-vous que la communication de l’INRA pourrait y changer quelque chose ?

Oui. Je pense que cela s’est amélioré par rapport à certainespériodes mais l’INRA ne peut pas tout faire. Il en a conscienceet il a encore de gros efforts à faire. Il communique de plus en plus, aussi bien pour diffuser des résultats scientifiques de baseque pour le grand public mais les journées n’ont que 24 heu-res. Les labos s’impliquent dans les journées de la science ouautres. Par exemple, j’ai travaillé beaucoup avec la Cité desSciences à La ViIlette pour des expositions.

Pour former des gens ?

Pour une exposition sur le soleil, j’ai formé des animateurs deLa Villette dans le domaine de la photosynthèse. Le premierexposé que j’avais fait leur était passé par-dessus la tête et j’airectifié le tir au second. On m’avait dit que certains avaient desformations scientifiques, d’autres pas. J’étais parti en pensantêtre devant des étudiants niveau maîtrise et ils n’avaient riencompris. Après le second exposé, ils ont suivi au moins en par-tie ce que je racontais. C’était très intéressant pour eux et jepense pour moi aussi. Quand on s’adresse à des non-scienti-fiques, ce n’est pas facile d’expliquer clairement et rigoureuse-ment les choses. C’est ce que je suis en train d’expérimenter enré-écrivant des précis de biologie végétale pour les premierscycles d’université aux Éditions Dunod et ce n’est pas facile.

Toujours sur la photosynthèse ?

Sur la biologie végétale en général. La photosynthèse y a unegrande part, il faut le reconnaître. Cela m’apporte beaucoup etm’oblige à approfondir et à préciser à nouveau ces connaissan-ces que je n’ai pas revues depuis trente ou quarante ans etdonc je dois m’y remettre. Quand on écrit pour des étudiants,on est obligé d’être clair, précis, rigoureux, complet et pédago-gue. Je fais cela en collaboration avec des chercheurs et desprofesseurs d’université.

Cela bouge-t-il beaucoup dans le domaine de la photosynthèse ou est-ce en déclin ?

Dans le domaine de la photosynthèse pour l’instant, honnête-ment, c’est apparemment stable. Je pense que l’apogée desdécouvertes a eu lieu dans les années 1930-2000 et surtout1990-2000 avec la cristallisation et la connaissance structuraleet fonctionnelle, qui en a suivi, de tous les photosystèmes.

Maintenant, on connaît en gros le fonctionnement des méca-nismes photosynthétiques, de l’atome aux macromolécules.Reste à comprendre toutes les régulations. La photosynthèseest la seule discipline végétale reconnue dans les livres de bio-chimie générale. Des autres fonctions, on ne parle pas. C’estspécifique aux plantes et très bien connu maintenant. Ensoixante-dix ans, c’est extraordinaire les découvertes faites dansce domaine. Actuellement, je trouve que c’est une question despécialistes. Il y a beaucoup moins de personnes qui travaillentsur la photosynthèse. On s’est aperçu que c’est une fonctiontrès stable dont on n’arrive pas à modifier les mécanismes. Ellefonctionne ainsi au moins depuis 3,5 milliards d’années.Toutesles expériences de mutagenèse dirigées que l’on a voulu fairen’ont abouti à aucun résultat positif, soit la transformation étaitlétale, soit elle se traduisait par aucun effet, sinon négatif.J’ai fait partie aussi de l’organisation du congrès internationalde la photosynthèse tenu à Montpellier en août 1995 ; 1.500participants, ce qui était énorme et a été aussi une très granderéussite. Nous étions quatre dans le bureau d’organisation dontdeux collègues du CEA, un du CNRS et moi-même de l’INRA.Anne Joliot était une des organisatrices et elle nous réunissaitchez elle chaque premier lundi du mois pour discuter de l’orga-nisation de ce congrès. Nous étions très honorés de fréquenterla famille Joliot.

Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �

Chine 1998, avec Bertrand Hirel.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

Depuis quelques années, moins de scientifiques s’intéressent àla photosynthèse et il y a moins de crédits aussi. Si les décou-vertes dans ce domaine ont été remarquables, les intérêts desrecherches de biologie végétale se sont déplacés vers d’autresfonctions, développement, floraison, résistance aux pathogè-nes...Dans le domaine de la nutrition minérale, beaucoup de progrèsont été réalisés également ces trente dernières années auniveau moléculaire. Il y a eu plus récemment l’avènement de lagénomique qui a enrichi la génétique. La génomique est uneapproche très technologique qui apporte beaucoup auxconnaissances générales. La génomique a permis aux cher-cheurs de biologie, de génétique, d’écophysiologie et d’agrono-mie de dialoguer en utilisant un vocabulaire commun. Cela estintéressant et donne beaucoup de possibilités mais reste diffici-le car derrière le même concept utilisé par les biologistes, lesgénéticiens et les agronomes, se cachent assez souvent desnotions différentes. Maintenant, il faut intégrer toutes cesconnaissances.Le problème est le traitement des données et surtout leur inter-prétation. Avec les approches de toutes les techniques en“omique”, transcriptomiques, protéomiques, métabolomiqueset autres, on bute sur des problèmes conceptuels et il fautinventer de nouveaux outils mathématiques de traitement etd’interprétation de données multiples. On parle de plus en plusde biologie intégrative ou intégrée. Nous ne sommes pas lespremiers à en parler. Cela s’est fait depuis des lustres.L’INRA, avec l’avènement de ces techniques, a créé un groupede réflexion chargé de faire le point sur ces nouvelles approcheset de prévoir les nouveaux domaines à développer pour entrerdans l’ère de la génomique. J’ai fait partie de ce groupe deréflexion qui a publié un rapport très intéressant sur la biologieintégrative.

C’est-à-dire que l’on arrive à avoir trop de données ?

Oui, des milliards de données et il faut savoir quoi en tirer. Il fautpenser différemment. Ce que l’on faisait de façon très artisana-le, ce que j’ai fait moi-même, il faudra sans doute le traiterautrement. C’est le grand défi des années à venir.

Nous n’en sommes pas encore tout à fait à l’intégration mais encore à accumuler des connaissances ?

Les techniques analytiques se perfectionnent chaque jour. Ellesdeviennent très performantes. En revanche, le traitement et sur-tout l’interprétation des résultats posent problème. J’ignoretout de ce domaine mais intuitivement je pense que d’immen-ses progrès sont à réaliser dans le traitement et l’interprétationdes données. Les physiciens pour étudier la matière utilisentaussi de gros équipements qui génèrent des avalanches dedonnées qu’ils doivent traiter et interpréter.

Pour comprendre comment fonctionnent les systèmes ? C’est peut-être plus compliqué que ce que l’on imaginait

L’étude des systèmes se fait depuis longtemps. Le CEA parexemple a toujours organisé des écoles de biologie théoriqueoù l’on traitait des systèmes complexes. L’utilisation des mar-

queurs isotopiques avait amené dès les années 1960 à ce genrede réflexion. Actuellement, les approches de génomique et dehaut débit, les approches de physique que l’on appelle souventnon destructives (spectrométrie, microscopie, imagerie parexemple), conduisent à une multitude de données qu’il faut col-lecter, traiter et interpréter. On bombarde par exemple une plan-te ou des populations de plantes en parcelles de lumières dedifférentes longueurs d’onde et ensuite on capte les lumièresréfléchies, ré-émises (fluorescence), absorbées et on en tire desinformations sur la composition des plantes et leur fonctionne-ment. Ce sont des approches globales qui permettent d’acqué-rir des informations sur une plante ou des populations sans lesdétruire. L’INRA a beaucoup travaillé dans ces domaines quitrouvent de nombreuses applications.Un collègue CNRS d’Orsay, Zoran Cerovic et ses collaborateursont monté une start-up (Force A) pour mettre au point des sys-tèmes qui permettent d’acquérir des informations sur les récol-tes, à partir de la détermination de l’état des photosystèmes oules concentrations de tel ou tel produit. Ces capteurs doiventéquiper ensuite le matériel agricole de manière à mieux gérerles labours, les moissons et les traitements phytosanitaires.Les progrès technologiques ont été considérables ces quarantedernières années. Un matériel sophistiqué a envahi les labora-toires. Ce matériel est assez uniforme dans tous les laboratoiresdu monde de manière à en limiter les coûts. Tout est pilotéautomatiquement, asservi, grâce à l’électronique et l’informa-tique. On peut regretter la période artisanale que j’ai connue oùnous avions des prototypes, très coûteux à l’époque, mais pou-vant être démontés, modifiés et remontés sans problème. Dansles années 1970-80, il était encore possible de mettre en piè-ces n’importe quel appareil que nous utilisions et d’en com-prendre le fonctionnement intime ; c’était assez mécanique.C’est une époque révolue. C’était très stimulant pour l’esprit etles doigts. Il fallait être assez adroit pour adapter ses appareilset mener à bien son expérimentation. Maintenant le matériel etles techniques sont plus uniformes, standardisés, conformes à lamondialisation.

Pensez-vous que ce qui s’est passé avec la génomique, la biologie cellulaire... était inévitable. Cela aurait-il pu se faire de manière différente ?

Il faut reconnaître que l’intuition de Michel Caboche de déve-lopper ces biotechnologies a été très bénéfique pour l’INRA-Versailles et l’INRA dans son ensemble. Les laboratoires quin’ont pas développé ces approches se seront retrouvés à la traî-ne et ont souvent disparu. Il fallait le faire et l’INRA a pris le tour-nant quand il le fallait. Non sans heurts parce que, comme tou-jours, les gens qui apportent de nouvelles technologies ont dessentiments de supériorité et considèrent ceux dont les appro-ches sont plus classiques comme des sous-développés ou desdépassés. C’est vrai que l’on a peut-être perdu des compéten-ces classiques que l’on aurait pu mieux utiliser. Dans l’ensemble,l’INRA a bien valorisé les compétences et les résultats des tra-vaux de son personnel, sans oublier les ressources génétiques,dans les départements de Génétique et Amélioration des Plan-tes, d’Agronomie et de Pathologie. Ces nouvelles approches ontgénéré parfois des tensions et des problèmes humains. Certainscollègues désabusés sont partis en claquant la porte parce qu’ilsse considéraient à juste titre ou à tort mal considérés.

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Vous pensez que l’INRA a assez bien négocié le virage ?

Je pense, oui.

Qui était inévitable ?

Malheureusement ou heureusement, d’un côté c’est inévitable.Des révolutions technologiques comme celle-ci ne sont pas tou-jours faciles à gérer. Cela demande beaucoup d’efforts. Il fautreconnaître que dans l’Institut, aussi bien au niveau scientifiquequ’au niveau technique, le personnel a effectué sa reconversionde façon remarquable. Les techniciens, entrés à l’INRA il y atrente ans, se sont adaptés avec succès aux nouvelles techno-logies, il faut le reconnaître. Il n’y a pas que les scientifiques derenom qui l’ont fait mais tout le personnel. Je crois qu’ils en onttiré malgré tout profit. Il y avait aussi des postes ingrats autre-fois, très rudes, aux champs et dans les étables. Il y avait aussiune certaine hiérarchisation très forte semblable à celle rencon-trée dans les grandes exploitations agricoles du nord de laFrance. De plus, très souvent, le personnel n’était pas toujourstenu au courant des directives des scientifiques. Ils ne connais-saient pas toujours le pourquoi de leur recherche. Quand cepersonnel a été placé dans les laboratoires, les jeunes scienti-fiques ont pris soin d’initier leurs collaborateurs techniques auxnouvelles technologies et en conséquence le personnel s’estbeaucoup mieux intégré aux équipes de recherche. Ce person-nel anciennement agricole s’est très bien reconverti à desrecherches de laboratoire, de serres ou de phytotron, avec unbénéfice indéniable pour eux et pour l’INRA.

En général, diriez-vous que les rapports hiérarchiques se sont plutôt accentués à l’INRA ?

Jusqu’à présent je pense que dans les départements de recher-che comme la Biologie végétale, les rapports hiérarchiques sonten général assez bons. Ce n’est sans doute pas vrai pour tousles départements. Je n’ai jamais vu jusqu’à présent de compor-tements autoritaires dans le département de Biologie végétale.Pour l’instant, le chef de département a la liberté de discuter et

de convaincre de faire telle ou telle chose sans trop de difficul-té du moment que la qualité scientifique est respectée.

Pouvez-vous revenir sur votre attachement très fort au choixde ne pas séparer recherche fondamentale et appliquée ?

C’est mon ancien patron, Eugène Jolivet, qui m’avait convaincude cela et je pense qu’il avait raison. Il préconisait d’avoir deséquipes de recherche fondamentale excellentes au niveau inter-national et en même temps soudées fortement à d’autres quitravaillent plus en lien avec la profession et donc utilisent lesconnaissances fondamentales pour résoudre des problèmesplus appliqués. J’ai toujours essayé de garder cette approche aulaboratoire. Cela a été efficace dans le cas des recherches surl’endive où il y a toujours eu des scientifiques qui ont réalisé desthèses de biologie, de biochimie, de physiologie, de biologiemoléculaire ou de génomique, sur la chicorée et qui en mêmetemps entretenaient des contacts très serrés avec la professionet essayaient de résoudre des problèmes plus appliqués entenant compte de leurs connaissances fondamentales.

Des équipes différentes ? Ce ne sont pas les mêmes dans votre esprit ?

À Versailles, nous avons aussi travaillé sur la vigne avec laCompagnie Mumm. Nous avons engagé quatre thésards dansle but de comprendre l’effet de la nutrition azotée sur la coulu-re ou chute des fleurs de vigne. En effet, les fleurs de vigne com-me celle des arbres fruitiers peuvent tomber à un momentdonné et on dit qu’elles coulent. La coulure maîtrisée peut êtreun moyen naturel de régulation de la floraison mais si toutes lesfleurs tombent cela devient une catastrophe. Il y a de nombreu-ses causes qui régulent la coulure des fleurs. Il y a des raisons,climatiques, génétiques... Des plantes sont plus coulardes qued’autres dans un environnement donné. Quand on connaît malles raisons de la coulure, on dit que ce sont des raisons physio-logiques. Ce sont souvent des problèmes de dysfonctionnementdes nutritions carbonée et azotée qui causent une coulure trop

Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �

Versailles, Délégation des Émirats,1999 ; recherches sur le maïs.Avec F. Rapilly Président de centre,premier à droite.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

importante. À un moment donné, au printemps, quand les ar-bres fleurissent, la photosynthèse et la nutrition minérale qui semettent en place sont encore peu efficaces. Les nouveaux orga-nes se développent alors essentiellement aux dépens des réser-ves carbonées et azotées stockées dans les organes pérennes,bois de la plante (racines, branches, tiges...). Les nouvellesfeuilles grandissent et tirent à elles les nutriments carbonés etazotés des bois. Ces jeunes feuilles très actives entrent en com-pétition très forte avec les jeunes grappes ou les jeunes fruitsqui sont encore peu développés et pas assez vigoureux pours’approprier les assimilats encore très limités. S’il y a un refroi-dissement et un ciel couvert, les fonctions de photosynthèse etde nutrition peuvent être complètement bloquées et si, de sur-croît, les réserves des bois sont épuisées, cela peut être drama-tique pour la plante parce qu’elle se trouve en rupture de stockde carbone et d’azote pour alimenter ses jeunes organes en for-mation. Elle a épuisé toutes ses réserves d’hiver et la physiolo-gie n’a pas repris son activité, faute de conditions climatiquesfavorables. C’est ce qui se passe quand le printemps est préco-ce et le climat défavorable à la photosynthèse ; les éléments denutrition font défaut et la compétition entre organes s’engage.À ce moment-là, les organes les plus vigoureux l’emportent surles plus faibles. Ce sont souvent les jeunes feuilles, déjà bienépanouies, qui se développent aux dépens des jeunes fleurs oufruits. Ces derniers encore fragiles qui viennent de se former, nesont plus alimentés, meurent et tombent.

C’est vrai pour la vigne, est-ce vrai pour plusieurs espèces ?

C’est vrai pour tous les végétaux mais c’est surtout connu chezla vigne et les arbres fruitiers. C’est vrai aussi pour le blé, lemaïs... Si les grains sont mal fécondés, il y a une chute préma-turée des fleurs et des jeunes fruits. Nous avons essayé de tra-vailler sur les problèmes de l’alimentation azotée de manière àce que la plante ait toujours, quelles que soient les conditionsclimatiques, suffisamment d’azote à apporter à ces jeunes fruits.Nous avons collaboré aussi avec des collègues de Jouy-en-Josas qui s’occupaient de pisciculture mettant en place des sys-tèmes poissons/plantes en milieu fermé, destiné à l’Afrique sub-

saharienne. Le problème était d’utiliser les eaux d’élevage enmilieu confiné de poissons pour nourrir des plantes et d’élimi-ner simultanément une partie des déchets, essentiellement lesdéjections des poissons, pour nourrir des plantes et épurerl’eau. Il s’agissait de poissons qui vivent dans les eaux chaudes,des tilapias qui s’élèvent facilement. C’était une expérimenta-tion très écologique qui consistait à utiliser le moins d’eau pos-sible pour élever des poissons et utiliser au mieux leurs déjec-tions. Ce système a très bien fonctionné à l’INRA de Versaillespendant plusieurs années.

Cette eau contenait des nitrates ?

L’eau contenait tous les déchets et les fèces des poissons. À lasortie du bac d’élevage (environ 3 m3 et soixante kilos de pois-sons) l’eau passait sur des filtres contenant des bactéries quipermettaient de transformer l’ammoniaque en nitrate. Cetteeau était envoyée ensuite directement sur des goulottes enplastique dans lesquelles étaient installées des plantes desti-nées à la nutrition hydroponique, la spécialité du laboratoire. Ilsuffisait de rajouter une ou deux fois par semaine aux plantesles éléments nutritifs complémentaires qu’elles ne trouvaientpas dans l’eau d’élevage, pour que les plantes (tomates, laitues)se développent à merveille. L’eau était relativement purifiée eton pouvait la ré-injecter dans les bacs d’élevage. Il était cepen-dant nécessaire d’ajouter régulièrement de l’eau en raison despertes par évaporation. Ce système a fonctionné ainsi plusieursannées. C’était les grands projets des années 90 destinés auxpays en voie de développement, en particulier le Niger. EnAfrique, on utilisait des systèmes plus simples. Les collèguesafricains créaient des mares avec l’eau du Niger dans lesquel-les ils élevaient des poissons. Ils utilisaient ensuite cette eaupour irriguer des plantations de tomates et d’autres plantes.C’est un vieux système utilisé depuis des siècles par les Chinois.Le système sophistiqué que nous avions mis au point était des-tiné aux voyages dans l’espace. En récupérant les fèces et lesurines des astronautes, on espérait faire pousser des plantes etnourrir les astronautes tout en dépolluant l’eau, élément pré-cieux dans les habitacles embarqués. On récupérait également

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Fleurs de vigne.

Photo :©INRA - André Bronner

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le CO2, purifiant ainsi l’air des embarcations. On pensait utiliseraussi ce procédé dans les sous-marins nucléaires et les installa-tions pétrolières qui se trouvaient enfermées sous de grandesbulles dans le nord du Canada ou de la Sibérie. Les personnesqui vivent dans des lieux clos ont besoin de légumes frais, desalades, d’une part, pour apporter des vitamines et d’autre part,pour restituer l’image du jardin, nécessaire à un bon équilibrepsychologique. Dans les sous-marins, il paraît que les marinssont susceptibles de faire des dépressions en plongée longues’ils manquent de nourriture fraîche à déguster.

Qu’est-ce que c’est devenu ?

Cela fonctionnait bien mais restaient des problèmes de patho-logies à résoudre. De plus, nous n’avons jamais pu intéresser lesindustriels à se lancer dans une telle aventure.

Faute de moyens et de réorganisation des équipes de recherche aussi.

Oui. Ensuite, les grands projets internationaux sont tombés àl’eau. Nous n’étions pas les seuls dans le monde à faire celamais tous ces projets sont apparemment arrêtés. Cela reviendrasans doute. Si l’on envoie des astronautes sur Mars, on serabien obligé de le faire.

Et pour les effluents de poissons ? Vous appréhendiez de goûter les plantes ?

C’était purement psychologique. Il n’y avait pas de raison vala-ble.

Disons que l’on peut comprendre aussi que le public ait les mêmes réticences

Oui, je comprends. Nous-mêmes nous n’avons pas consomméles poissons. Ces systèmes plus simples existent de par lemonde. Comme, il y a de moins en moins de poissons en mer,on voit de plus en plus de poissons sur les marchés, les tangas,qui sont élevés dans les eaux du Mékong sous les maisons surpilotis des Vietnamiens. Les cages d’élevage et les eaux duMékong ne sont pas plus propres que celles des aquariums quenous avions à Versailles, sans doute pires.

Faut-il interdire les nitrates ?

Voilà une question que se posent beaucoup de citoyens.Quelles que soient vos opinions politiques, religieuses ou au-tres, l’azote est absolument nécessaire à la vie (synthèses desacides aminés, des protéines et des acides nucléiques). L’azote(avec l’eau) est très souvent le facteur limitant la productivité.Sans les nitrates, nous ne pourrions pas assurer l’alimentationde 6 milliards d’humains et encore moins de 9 milliards atten-dus en 2050.Toutes les légumineuses du monde n’y suffiraientpas.

Comment faisait-on autrefois ?

Avant l’arrivée des hommes sur la planète, il y avait des végé-taux. C’est vrai et il n’y avait pas d’apport de nitrates d’origineindustrielle. Il y avait suffisamment de nitrates “naturels” dans

les sols pour assurer une végétation importante. À ces périodesgéologiques, s’était établi un équilibre naturel entre végétaux etanimaux. Depuis les hommes sont apparus. Pendant des millé-naires les premiers hommes peu nombreux n’ont pas troublécet ordre. Tout s’est compliqué quand l’humanité s’est accrue.Les hommes du néolithique ont commencé à consommer pluset à déséquilibrer le système. Le développement de l’agricultu-re a vite posé problème. En récoltant les végétaux, les hommesont commencé à épuiser les terres. Ils en ont extrait par lesrécoltes les minéraux du sol indispensables à la croissance desplantes, l’azote notamment. Pour assurer le renouveau desrécoltes, il a fallu restituer au sol ces éléments. On a alors intui-tivement épandu des déchets végétaux, animaux et surtoutleurs excréments. On a apporté du fumier et les récoltes se sontaméliorées.Ces deux derniers siècles, la population augmentant fortement,les éléments minéraux apportés par le fumier n’ont plus suffi.On a eu recours à la fin du XIXe siècle au guano, déjections desoiseaux des côtes du Chili. Les ressources en guano étaient limi-tées et très éloignées de l’Europe. Il a fallu alors trouver uneautre solution. La Première Guerre mondiale était en vue et lespoudreries avaient besoin de nitrate. Aller chercher à l’autrebout du monde des nitrates, en période de conflit, n’était pasaffaire facile. Les Allemands qui n’avaient pas la maîtrise desmers redoutaient le manque de nitrate en pleine guerre contrela France et l’Angleterre. Le Kaiser a convoqué ses chimistes etleur a demandé de trouver un moyen pour fabriquer sur placedu nitrate en quantité non limitée. Les chimistes savaient qu’ilétait possible, au moins au laboratoire de fabriquer des nitratesà partir de l’azote de l’air, sous pression, en présence de métha-ne et d’un catalyseur (procédé Le Chatelier). À la demande duKaiser, les chimistes allemands Bosh et Haber ont industrialiséce procédé et en même temps ont mis au point les gaz de com-bat. Ils pensaient qu’en donnant ces armes au Kaiser, l’Alle-magne allait vaincre la France en huit jours provoquant beau-coup de morts et que celle-ci stopperait très vite les combatsdevant l’ampleur des dégâts. Malheureusement, les humainstrouvent toujours la parade. Les armes de destruction massivesont restées, ont tué beaucoup de soldats, et la guerre a conti-nué.Après-guerre, on a utilisé le procédé Haber-Bosh essentielle-ment pour produire du nitrate destiné à l’agriculture. Cela aamélioré les productions de façon remarquable, ce qui a permisde nourrir toute l’humanité. Il faut savoir qu’à l’heure actuelle,si l’on supprimait les nitrates, la moitié de l’humanité en grosmourrait de faim. Il y a des problèmes de pollution parce queles nitrates, en soi non toxiques, appliqués en excès provoquentle développement de micro-algues indésirables ; c’est un pro-blème que l’on arrive à peu près à gérer maintenant. Les agri-culteurs font de gros efforts pour utiliser le moins d’engrais pos-sible et obtenir les meilleurs rendements. D’ailleurs depuisquelques années les rendements des grandes cultures se main-tiennent élevés, voire progressent, alors que les quantités d’a-zote appliquées régressent.Petite anecdote : après la guerre de 1914, la France a récupéréle procédé Haber-Bosh, comme “butin de guerre”. À Toulousea été installée une usine de fabrication du nitrate par ce procé-dé que l’on a placée près des poudreries nationales. C’était AZF.Au début, cette zone était assez éloignée des habitations puisAZF s’est retrouvé encerclée par la ville qui se développait.

Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �

Canada, 1998.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

En septembre 2001, cela a explosé. On ne connait toujours pasles raisons exactes de cet accident. J’ai raconté cette histoiredans une réunion au ministère de l’Environnement et à la fin un monsieur en costume trois-pièces est venu me voir en medisant : “M. Morot-Gaudry, vous parlez bien légèrement d’AZF.Je suis le directeur de cette firme. Vous ne pensez pas si biendire. Lorsque l’usine a explosé, le soir même, nous avons reçu,en allemand et en français, des e-mails de vieux chimistes alle-mands disant que “procédé mal acquis ne profite jamais”. Jene pensais pas si bien dire. Voilà l’histoire des nitrates.

Les nitrates ne sont pas toxiques en soi ?

Il ne faut pas en abuser. C’est comme tout. Si l’on mange tropde chocolat ou trop de viande, on finit par être indisposé etdevenir gravement malade.

La façon dont on en parle, finit par faire penser que ce sont des toxiques

Oui. Pour l’eau, les normes mises en vigueur sont purementartificielles. C’est vrai que ce n’est pas la peine de boire deseaux trop chargées en nitrates parce que cela abîme les reins.Les nitrates ont toujours été utilisés dans l’alimentation pourfaire les jambons et on en consomme depuis un bout de temps.Le corps en est rempli. Les nitrates sont moins toxiques quel’oxygène. Cependant, quand on fume, cela peut donner à fortetempérature des nitrites puis des nitrosamines qui peuvent êtretoxiques. Si les biberons des bébés sont mal lavés, des bactériespeuvent transformer également les nitrates en nitrosamines.Cela existe mais ce n’est pas la chose qui inquiète le plus lesmédecins. Il y a bien d’autres problèmes plus graves de santépublique. Toutefois, il faut être raisonnable et ne pas utiliser lesnitrates à tort et à travers. L’INRA a fait beaucoup de recher-ches, aussi bien en agronomie qu’en recherche fondamentale,pour essayer de déterminer les périodes les plus propices à l’é-pandage des nitrates sur les cultures et éviter ainsi par lessiva-ge leur entraînement vers les nappes phréatiques.

Vous avez aussi travaillé sur les algues ?

Sous l’autorité de Jacques Poly, nous avons travaillé avecGoëmar, une société de St-Malo qui développait des produits àbase d’algues, utilisés en agriculture. Les algues étaient déjà uti-lisées dès le 14e siècle, pour la silice qu’elles contenaient, pourle verre puis plus récemment comme source d’iode, de liants, denutriments, de base de médicaments et de produits de soin,cosmétiques et autres... Goëmar souhaitait valoriser les extraitsd’algues qui contiennent une quantité de molécules organiquesdont certaines pouvaient avoir des rôles biostimulants pour lesvégétaux ; ces produits sont bien acceptés par le public car ilsreprésentent “l’énergie de la mer”. Nous avons pu montrer enchambre de culture que ces produits, appliqués sur des plantesdans certaines conditions d’environnement, pouvaient avoir deseffets bénéfiques sur la croissance. Par contre, nous avons eu dumal à obtenir des résultats reproductibles. Les effets des appli-cations d’extraits d’algues pendant deux ou trois mois étaientparfois remarquables puis disparaissaient sans raison apparen-te. Nous avions donc affaire à un système complexe difficile-ment maîtrisable. De plus, nous ne sommes jamais arrivés àidentifier les processus actifs. Dès que l’on faisait l’analyse du

produit brut, on perdait l’effet. L’entreprise Goëmar, très dyna-mique manquait à ses débuts de rigueur dans la collecte desalgues ; ce qui faisait que le produit obtenu n’était pas toujourstrès homogène. Toutefois ce n’était pas facile à réaliser etGoëmar a fait par la suite beaucoup de progrès dans ce domai-ne. Elle a obtenu certaines réussites, en particulier en patholo-gie. C’est l’université de Strasbourg qui a repris le travail encoopérant avec le Centre de recherche sur les algues de Roscoffdirigé par Bernard Kloareg, un breton dynamique. Ils ont mon-tré que les extraits d’algues pouvaient protéger dans une cer-taine limite au moins les plantes contre les attaques de patho-gènes. Le produit Goëmar (laminarine essentiellement) faisaitun peu office de vaccin.C’est très compliqué de travailler sur ces molécules biologiquesnaturelles parce qu’il n’est pas aisé de montrer un effet repro-ductible. C’est un peu comme les fortifiants préconisés par lesmédecins vers les années 1950. Au bout d’un moment, on nepeut pas dire que le produit n’a pas d’effet mais on ne peut pastoujours affirmer que le produit a des effets positifs faute depouvoir les reproduire. Le système est très souvent incontrôla-ble. Nous avons cependant travaillé en bonne intelligence avecGoëmar qui a financé pendant quatre ans un ingénieur aulaboratoire et assuré un financement pour la recherche pendantune quinzaine d’années.

Avez-vous travaillé avec d’autres compagnies industrielles ?

Nous avons travaillé aussi avec le CEA sur la réhabilitationd’eau industrielle, en particulier avec la COGEMA. Pour extrairele minerai d’uranium, vendu dans le monde entier, il leur fautl’attaquer avec des quantités énormes d’acide nitrique. De cefait la COGEMA a produit des tonnes d’eaux très riches enminéraux, en nitrates tout particulièrement, dont elle ne savaitque faire. Ces eaux industrielles ne sont pas radioactives.Cependant, la suspicion fait que ces eaux paraissent suspectesaux yeux du public. Pour l’instant ces eaux sont stockées prèsde Narbonne dans un lieu bien délimité. Il y a une quinzained’années, on avait pensé épandre ces eaux dans les forêtscomme engrais. En effet, ces eaux industrielles étant très richesen azote pouvaient être utilisées comme fertilisants à conditionde les compléter en éléments minéraux manquants. C’est ceque nous avons fait au laboratoire. Nous avons transformé ceseaux en véritables solutions nutritives Coïc-Lesaint. C’estIsabelle Quilléré qui a succédé à Mme Lesaint qui s’est chargéede cette tâche. Les essais qui ont été réalisés ont été extrême-ment concluants. On pouvait utiliser ces eaux après modifica-tions comme engrais liquides. Cependant, nous n’avons jamaisosé manger les tomates ou les laitues produites dans ces condi-tions expérimentales. Nous avons pensé alors les utiliser pourdes productions industrielles, par exemple pour fertiliser deschamps de lin ou des forêts. La mauvaise acceptabilité des eauxindustrielles comme engrais par le public a empêché toute valo-risation de ce produit qui reste stocké dans des bassins près deNarbonne. C’est peut-être plus sage ainsi.

Que craigniez-vous ?

Honnêtement, je pense que l’on ne risquait strictement rienmais il y aurait toujours eu des esprits chagrins qui auraienttrouvé epsilon de radioactivité. Au niveau médiatique celaaurait été la catastrophe.

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C’est un peu provocateur mais mangeriez-vous un OGM ?

Oui, sans problème. L’histoire des OGM est dramatique. C’estune technique qui n’est pas miraculeuse ; elle utilise ce que lanature fait depuis toujours, en particulier les propriétés qu’ontles bactéries de transférer des gènes. Quand on croise des plan-tes pour en améliorer les performances, on transfère au hasarddes gènes.Tout le monde l’accepte.Transférer des gènes par lestechniques de transgenèse, en les suivant un peu mieux, tout lemonde refuse. Je ne dis pas que cette technique n’est pas sansposer de problème. Il ne faut pas faire n’importe quoi, n’impor-te où. La greffe a été aussi une révolution extraordinaire.Depuis, tout le monde mange des produits greffés et boit debons vins. Quand on fait de nouvelles variétés, on ne sait pastrop ce que l’on fait. Les premières pommes de terre et toma-tes, des Solanacées, étaient sans doute toxiques. On est arrivéà les rendre très comestibles, sans risque.

On contrôle mais quand on transfère un gène on sait bienqu’il y a des fragments qui peuvent se mettre ailleurs

Oui, mais les techniques depuis une dizaine d’années se sontnettement améliorées. C’est vrai qu’il y a eu des problèmes decommunication et de précipitation dans la mise sur le marchéde produits issus de plantes transformées. Laisser des mar-queurs aux antibiotiques était stupide. Les Européens qui sontdes peuples gâtés comme les Français et les Allemands refusentles OGM, alors que les plus pauvres ou les plus pragmatiquesque sont les Américains du Nord et du Sud, les Chinois... en cul-tivent. Le Brésil est par exemple le premier exportateur de sojatransgénique au monde.Tous ces gens ne sont pas idiots. Ils sesont lancés dans les produits transgéniques car ils y trouventdes avantages. Pour cultiver le coton par exemple, il faut énor-mément de traitements chimiques, extrêmement toxiques. Lescotons transgéniques utilisent paraît-il moitié moins de traite-ments chimiques, c’est tout de même un avantage. Sur la vigne,on est obligé de faire quinze traitements chaque année. Si l’onpouvait mettre un peu moins de fongicides et de pesticides avecdes vignes plus résistantes au mildiou et au court-noué, ceserait un plus écologique. Quand on a réalisé une transforma-tion, il faut vérifier que la plante n’est pas complètement déré-glée et qu’elle est incapable de produire des substancestoxiques.

On contrôle mieux mais en biologie moléculaire je sais bien que quand on transfère un ADN T avec un gène, il y a des recombinaisons et des remaniements de gènes qui se produisent ailleurs. Est-ce que cela se produit aussi dans la nature ? C’est possible

Il y a une multitude de fragments de gènes et on ne sait pasexactement à quoi cela sert.

Je me fais l’avocat du diable. On peut se dire qu’il y a des systèmes de régulation lorsque ces transferts sont naturels et qu’il n’y en a pas quand c’est nous qui le faisons

Quand on pourra mettre un autre gène à la place d’un gèneexistant, là ce sera merveilleux. Ce sera beaucoup mieux. Il estvrai qu’actuellement on place le gène à introduire où il veut

bien se situer. La Nature a sans doute déjà essayé toutes lescombinaisons possibles. N’ont survécu que les plantes lesmieux adaptées aux situations du moment. C’est vrai qu’il fautvérifier si la plante transformée est conforme à ce qui avait étéprévu et ne produit pas des substances indésirables et toxiques.

Vous n’avez aucune réticence là-dessus ?

Il faut être prudent dans tous les cas mais on ne peut pas inter-dire l’innovation quand elle paraît apporter un bien supplémen-taire. Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi on n’interditpas la voiture. La voiture est extrêmement dangereuse et pol-luante. On se promène avec des réservoirs d’essence qui peu-vent exploser à tout moment et qui après combustion polluentla planète. Cependant, nous utilisons tous notre voiture quandcela nous arrange. En ce qui concerne les plantes transgéniquesje ne comprends pas pourquoi toutes les forces d’extrême-gau-che se sont liguées contre elles alors que ce devrait être l’inver-se. À terme les recherches sur la transgenèse devraient débou-cher sur des produits de qualité très intéressants pour l’environ-nement et les pays en développement. Cette technique devraitêtre déclarée comme bienfait pour l’Humanité et mise gratuite-ment à la disposition de tous. La transgenèse n’est pas la pana-cée, il ne faut pas se faire d’illusion mais c’est une techniqueparmi d’autres qui apporte un plus.

Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �

Récolte d’algues pour l’industrie cosmétique et alimentaire.

Pointe de Penmarch, Finistère,Bretagne.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

Comment pensez-vous que la question des OGM évolue en Europe ?

Je n’en sais rien. À un moment, je pensais que cela allait raison-nablement s’imposer en Europe. Je crains que le public effrayépar les propos apocalyptiques des anti OGM ne bloque. Quoiqu’il arrive, on mange des produits transgéniques tous les jours.Lula, le Président du Brésil, ami de José Bové est le premierexportateur mondial de soja transgénique. Nous l’importonsparce que nous manquons de protéines. Comme les protéinesdes farines animales sont interdites, il faut bien assurer nos be-soins en protéines. On peut le contester mais c’est biologique.À ma connaissance, les produits issus de plantes transforméesn’ont jusqu’à présent tué personne. Je pense que, dans dix ouquinze ans, les Chinois et les Américains seront maîtres absolusdes nouvelles semences qu’ils nous feront payer au prix fortalors que ce sont les recherches menées en Europe, voire pourpartie à Versailles, qui ont mené à cette nouvelle technologied’amélioration des plantes. Cette situation est déplorable. On secroirait encore à l’époque où l’on refusait la traction à vapeur.Des villes comme Auxerre, Vendôme, Orléans, n’ont pas accep-té le train parce que c’était dangereux et qu’on pouvait mouriren raison de la vitesse. Ces villes ne se sont pas, ou peu, déve-loppées. Je ne suis pas un “fada” des plantes transgéniques àtout va mais il faut étudier chaque situation et vérifier si c’estconforme ou non aux normes de sécurité. S’il y a des problè-mes, on arrête le développement de telle ou telle variété trans-formée dans un environnement donné. Toutes les techniquesont des avantages et des inconvénients, il faut mesurer le pouret le contre. Avec ce fameux principe de précaution, on ne faitplus rien. Nous sommes un peu tombés dans la stupidité. Lesgens qui n’y connaissent rien en biologie croient n’importequoi. Ils nous posent des questions aussi stupides que : “Si l’onmange des plantes transgéniques on va manger des gènes ?”.Ce type de comportement se rencontre même chez les scienti-fiques non biologistes. En plus, on nous dit que c’est le grandcapital qui veut nous faire manger n’importe quoi. C’est vraique le grand capital s’est emparé des innovations rentables, ilvalorise la voiture, le téléphone portable... Il s’est emparé detout, mais est-ce un mal en soi ? Nous vivons dans un mondede libre-échange. Il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de dérive.

À l’origine, l’écrasante campagne de Monsanto a pesé lourdement sur la question des OGM. Il a acheté des pages entières dans tous les quotidiens pour vanter leurs bienfaits

C’était très mal géré au début, c’est vrai. Les grandes compa-gnies ont manqué de tact et de prudence. Si les plantes trans-géniques n’apportent rien, je suis bien d’accord que ce n’estpas la peine d’en fabriquer à grands frais. Par contre, si cela per-met de limiter les fongicides et autres produits phytosanitaires,pourquoi s’en priver ? Leur première campagne vantant desplantes transgéniques résistantes aux herbicides mais qui enfaisaient consommer plus n’était pas très astucieuse.

Pour soigner une pathologie humaine cela choque beaucoup moins les gens

Oui, alors que là on ne sait pas trop ce que l’on fait. C’est tou-tefois prometteur.

Les cultures pour l’éthanol, la canne à sucre... se font avec des OGM ?

On nous fait pleurer avec le Brésil, pays en voie de développe-ment en disant “les pauvres Brésiliens”. C’est vrai qu’il y a despauvres Brésiliens. Mais les fermes n’appartiennent pas à cesBrésiliens. Ce sont des compagnies financières qui ont acquisdes propriétés équivalant à des départements français, quiexploitent des régions défrichées pendant quatre ou cinq ansen utilisant des esclaves qu’ils maltraitent.Au bout de cinq ans,ils laissent tout en friches et passent à une autre région. C’estdifférent en France. Les paysans beaucerons, qui possèdent 200ou 400 hectares, sont de petits propriétaires à côté de leurshomologues brésiliens. La terre des beaucerons est toujours fer-tile ; au Brésil l’environnement est très endommagé.Ces fermes brésiliennes produisent des hectares de canne àsucre dans une région très favorable à cette culture. Avec lacanne on fait du sucre et éventuellement de l’éthanol. Si cetteproduction est facile et économiquement rentable au Brésil,c’est peut-être différent en France ou en Europe. Nous n’avonsni les terrains ni le climat du Brésil et nous devons nourrir undemi-milliard d’humains. En Europe la production agricole doitêtre consacrée d’abord à l’alimentation et ensuite à la chimieverte. Il nous faut détourner pour la chimie et l’éthanol un mini-mum de la production végétale, 5 à 10% peut-être. Il faut encas de crise assurer le fonctionnement des tracteurs et descamions pour ne pas affamer nos concitoyens. À court termenous ne pouvons pas être de gros producteurs de biocarbu-rants. Nous devons préserver également notre environnementet éviter d’être trop productiviste. Nous aurons fort à faire pournourrir notre pays.

Le nucléaire ?

Ce n’est pas mon domaine. Cependant, je pense qu’à courtterme nous ne pouvons pas nous en passer. Il ne faut pas fairen’importe quoi. C’est vrai que le risque terroriste existe. Il fautque ce soit très bien encadré mais il y aura toujours le risquequ’un imbécile un jour écrase un avion sur une centrale. Il fautprendre des mesures en conséquence mais le risque zéro n’exis-te pas. Les centrales font des progrès et sont beaucoup plussécurisées qu’autrefois. Ensuite, nous pouvons réduire notreconsommation d’énergie. C’est tout un ensemble.

Sur un tout autre sujet, j’ai vu que vous étiez conseiller scientifique de Elche ?

C’est un héritage du département de Physiologie végétale.Michel Ferry, ingénieur INRA, spécialiste du dattier qui dépen-dait de la Pathologie végétale, je ne sais plus pour quelle raisonexactement, a été récupéré par le département de Physiologievégétale.Alain Pradet, alors chef de département de Pathologievégétale, l’a aidé à prendre une position claire à l’INRA endemandant son rattachement à notre département. Il est allé àElche en Espagne, la seule ville d’Europe avec une palmeraie aucaractère exceptionnel, témoignage de la civilisation arabo-ibé-rique. Cette palmeraie était abandonnée et ne produisait qua-siment plus de dattes. On ne faisait plus que la palme blanchepour les cérémonies de la procession des Rameaux et une gran-de manifestation pour la Vierge au mois d’août. Le maire deElche a voulu remettre en état cette palmeraie pour développer

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le tourisme et produire à nouveau des dattes. Elche est une villede taille moyenne, située à côté d’Alicante, spécialisée dans lachaussure. Elle avait récupéré toute la fabrication des chaussu-res d’Europe car le coût de la main-d’œuvre y était bas. La mai-rie a racheté une partie des palmeraies et les a replantées enpalmiers jeunes et sains mieux définis génétiquement. Il a fallusélectionner les palmiers. Certains étaient peu fertiles, d’autresdonnaient des dattes intéressantes vendues fraîches à certainespériodes de l’année, au moment des fêtes de Noël et du NouvelAn ; un produit de luxe pour valoriser ce lieu dont on souhaitaitdévelopper également l’aspect touristique. Michel Ferry, ingé-nieur INRA, a été chargé par la mairie d’animer un laboratoired’une dizaine de personnes avec des contrats à durée détermi-née. Ce laboratoire travaille sur la culture in vitro, c’est-à-dire larégénération de nouvelles variétés de palmiers à partir de cellu-les ; les palmiers trop âgés ne donnant plus de rejets utilisablescomme les jeunes plants. Il fallait aussi valoriser la datte fraîcheet des chercheurs ont travaillé sur sa conservation.Le département de Physiologie végétale assurant la directionscientifique et technique de Michel Ferry, je me suis donc renduune fois par an à Elche pour discuter avec la mairie des projetsscientifiques et techniques. C’est Bernard Teyssendier, responsa-ble valorisation, qui a pris le relais. Ce petit laboratoire euro-péen travaille dans des conditions plus protégées que dans lesud saharien et y développe des recherches pratiques et tech-niques sur le palmier dattier. Je crois qu’il y réussit. Michel Ferryvisite régulièrement le Maghreb, l’Afrique subsaharienne, leMoyen-Orient et y est reconnu pour ses compétences. Il n’y apas foule dans le monde à travailler sur la datte actuellement.

C’est important le palmier ?

À un moment, tout le monde voulait abandonner ce program-me, c’est Jacques Poly qui a insisté pour que l’INRA garde cetteactivité.

Et Total s’en était mêlé ?

Total s’en était mêlé parce que les pétroliers voulaient avoir lesfaveurs du Moyen-Orient pour développer leurs activités deprospection de pétrole. En conséquence, Total a participé à larecherche sur le palmier dattier.

Avez-vous envie d’ajouter quelque chose ?

Que pourrait-on dire d’autre ? J’ai eu la chance de vivre uneépoque assez fabuleuse où l’on croyait à la science, à laconnaissance et aux retombées scientifiques pour le bonheurde l’humanité. Ce qu’a fait l’INRA en quarante ans est assezextraordinaire. On oublie que dans les années 1950 nous étionsobligés d’importer encore beaucoup de denrées alimentaires.Nous ne sommes devenus indépendants pour l’alimentationqu’à partir des années 1970. Nous sommes maintenant ledeuxième pays exportateur du monde en produits agro-alimen-taires. Ce n’est pas rien. L’INRA, en recherche, est classé deuxiè-me institut de recherche agronomique du monde. Ses réalisa-tions pratiques ne sont pas négligeables.Quel est son devenir ? C’est un autre problème. Comment lereplacer dans le contexte européen et mondial ? On a travaillétrès longtemps jusqu’aux années 1990 pour l’agriculture et

l’agro-alimentaire français, voire européen.Avec la mondialisa-tion et l’internationalisation de toutes les grandes entreprisesindustrielles, on peut se demander pour qui nous travaillons.Nous avons un patrimoine de ressources génétiques extraordi-naire, un héritage de technologies et de technicités fabuleuxmais à qui tout cela doit-il profiter ? C’est la question que l’onpeut se poser, sachant qu’il y a de moins en moins d’entrepri-ses nationales ou européennes susceptibles d’être intéresséespar nos résultats. C’est un gros problème et je n’ai pas deréponse à cela. Je ne suis pas très optimiste. Je suis très satis-fait des résultats de l’INRA mais à l’avenir on ne le gardera sansdoute pas dans son intégralité. Garderons-nous même unerecherche en biologie fondamentale aussi performante quecelle d’aujourd’hui ? C’est loin d’être acquis. C’est vrai, il y a desrumeurs peu optimistes qui circulent. Quand on a pas mal réus-si, on fait des envieux et on n’a pas que des amis.

Mais en même temps tous ces liens internationaux dont vous parlez existent depuis très longtemps ?

Quoi qu’il arrive, la France doit garder une part de la recherchefondamentale, voire agronomique pour avoir un crédit scienti-fique au niveau international. Si l’on veut échanger avec degrandes multinationales, il faut avoir quelque chose à mon-

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Palmiers dattiers,palmeraie de Nefta en Tunisie.

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Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

nayer, au moins un minimum de connaissances, et être crédiblescientifiquement et techniquement même si beaucoup de con-naissances et de méthodologies ne nous appartiennent plus etvont passer dans le domaine du développement et de la tech-nologie. Une grande partie de la génomique, à la limite, peutpasser dans le giron des grandes entreprises de technologie.C’est ce qui se fait de plus en plus. Les Monsanto et autres mul-tinationales ont beaucoup plus de moyens que les institutspublics. Comment trouver une forme viable entre une recherchefondamentale, subventionnée correctement avec des équipe-ments et du personnel performants, et un développement assezrapide après dans les grands organismes privés de valorisation.Je n’ai pas de réponse. C’est compliqué.

Est-ce un problème spécifique à l’INRA ou le CNRS et l’INSERM y sont-ils également confrontés ?

Il y a un problème spécifique à l’INRA. C’est un institut derecherche scientifique finalisée, même si l’on y développe beau-coup de recherche fondamentale. Pour toute la partie dévelop-pement des technologies, amélioration des plantes et autres,n’allons-nous pas donner sans retour les principaux résultats denos recherches et de notre patrimoine génétique. Allons-nousnous consacrer à une recherche plus fondamentale moins valo-risante a priori et perdre totalement le bénéfice de la valorisa-tion ?

Pensez-vous que l’INRA va revenir vers des choses plus proches de l’agriculture, de l’environnement et moins génériques, moins fondamentales ?

Je n’en suis pas sûr.

Cela pourrait être une façon de réaffirmer son identité, sa spécificité

Ce n’est pas simple du fait que maintenant les grandes entre-prises possèdent des labos de recherche très performants. Uncas particulier : la chicorée, une petite culture. C’est le quatriè-me légume de France, mais une production qui se cantonne aunord de la France et au Benelux. Pendant très longtemps, l’INRAa mené des recherches fondamentales et appliquées qui ser-vaient à tous les producteurs. Mon ancien patron et moi-mêmeassistions régulièrement à des réunions avec les producteurs oùnous leur prodiguions des conseils fondés sur nos recherchesfondamentales, des conseils pratiques pour gérer leur culture, leforçage et la conservation des racines par exemple. Ces systè-mes sont maintenant au point. Le nombre de producteurs afondu comme neige au soleil et les plus gros se sont dévelop-pés. Ce sont maintenant de grosses entreprises qui ont formédes techniciens, des ingénieurs agronomes très performants quipeuvent très bien répondre à tous leurs problèmes techniques.On peut imaginer que les gros producteurs du nord de l’Europemontent un centre technique qui puisse travailler seul, sans l’aide de l’INRA. L’INRA n’aurait plus qu’à étudier la génomiquedes chicorées au niveau très fondamental et encore.

Les labos des grandes entreprises travaillent un peu à court terme ?

Ils ne vont faire que des choses rentables.

Puis c’est le créneau du moléculaire. La place de l’INRA est dans l’intégration, dans la recherche de systèmes de cultures innovants...

En agronomie, il y a encore des recherches à développer enrelation avec l’environnement. En agro-alimentaire, c’est pluscomplexe. L’agro-alimentaire développe de plus en plus derecherche fondamentale. En génomique, une partie est prise enmain par les grandes maisons de semences qui deviennent deplus en plus internationales. La France n’a plus que Limagraingrosso modo comme entreprise de semences. Si nous ne gar-dons que la recherche fondamentale, dans ces conditions n’al-lons-nous pas nous fondre dans le CNRS, l’université ou je nesais qui ?

Mais si l’INRA n’assure pas l’agronomie, qui va le faire ? Cela pourrait être défendu comme notre originalité

Par contre, l’INRA perdra du personnel et des moyens. L’INRAva-t-il se fondre dans un grand organisme de recherche ? Jen’en ai aucune idée. Je ne suis pas ministre ni devin, ni au cou-rant du futur proche. C’est vrai que l’on peut être inquiet. Noussommes très fiers de la maison. Dans les dix années qui vien-nent, je ne sais pas comment cela va se passer.

Il y a beaucoup de rumeurs, beaucoup d’inquiétude ? On peut déjà réfléchir collectivement

J’ai l’impression que personne ne le sait et c’est cela le problè-me. On fait des choses, on les défait. On change, on revient.

En 1982, il n’y avait pas eu du tout ce genre de discussion

Je ne sais pas si ce genre de discussion a existé en 1982. Lesgouvernements changent, de même que les ministres.Quelqu’un développe une idée originale et après un change-ment ministériel on l’abandonne. Le nouveau ignore systémati-quement ce que l’autre a fait. C’est d’une stupidité remarqua-ble. Le problème, c’est qu’à l’INRA il y avait énormément depersonnel stable et permanent ; ce qui permettait d’assurer,quels que soient les changements de direction, un suivi.Maintenant, avec des équipes de plus en plus instables, je nesais pas où l’on va. Que l’on mette de la souplesse dans le sys-tème, je suis assez d’accord mais il faut assurer un continu stable.

Surtout dans la recherche

Oui. Jusqu’aux années 1980 on se disait : on fait de la recher-che fondamentale et appliquée et cela servira à la Nation. Onn’avait pas d’état d’âme. Maintenant, on se pose de grandesquestions sans réponse. Les jeunes qui entrent à l’INRA et ceuxqui entraient dans les années 1970 n’ont pas les mêmes men-talités pour de très nombreuses raisons.

C’est une question justement

Vers les années 1970, on entrait à l’INRA un peu par vocation.On connaissait bien le milieu agricole dont on était souvent issuet on voyait qu’il y avait encore d’énormes progrès à faire. Onsouhaitait améliorer la connaissance aussi bien pratique que

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fondamentale et cela a donné des résultats. C’était très intéres-sant. Maintenant, les jeunes qui entrent à l’INRA sont intéres-sés par la recherche mais de moins en moins par l’agricultureau sens général. La recherche agronomique et l’agriculturen’ont plus la cote.

À mon époque, c’était déjà un peu comme cela. On entrait dans un organisme de recherche parce que l’onavait envie de faire de la recherche. C’était l’INRA ou le CNRS et pas forcément la composante agronomie

Je pense que pour entrer à l’INRA vers les années 1960, il fal-lait être vraiment très marqué par l’agronomie, être issu dumilieu agricole et être “agro” au minimum. Quand j’ai laissé leCNRS pour intégrer l’INRA, sur les conseils de Philippe Chartier,je me rappelle que mon patron de Fac, Moïse, était très fier maisbeaucoup de collègues du CNRS ou universitaire avaient l’im-pression que c’était une déchéance. J’entrais dans un organis-me appliqué, chez des paysans, des bouseux alors qu’au CNRSon pouvait faire une plus belle carrière scientifique. Hon-nêtement, je ne regrette pas. J’ai pu faire une carrière de recher-che fondamentale à l’INRA et sans doute une carrière plus faci-le que je n’aurais pu le faire au CNRS.

Pourquoi pensez-vous plus facile à l’INRA ?

J’ai eu la chance de me trouver à Versailles où il y avait un excel-lent esprit de recherche moins individualiste qu’au CNRS. Celaconvenait mieux à mon tempérament. Je pense que je me suismieux épanoui à l’INRA qu’au CNRS.

Pour le côté appliqué ?

Il y avait le côté appliqué. La façon de gérer la recherche étaitplus liée au milieu agricole dans lequel j’ai été élevé. C’était unpeu plus hiérarchisé mais plus protégé qu’au CNRS.

La compétition était moins rude ?

Oui, au niveau scientifique, il y a quinze ou vingt ans, la compé-tition était un peu moins rude. Ce n’est plus le cas à l’heureactuelle. J’ai eu la chance aussi de me trouver avec des genstrès intéressants. Mon instituteur a joué beaucoup dans la réus-site de ma carrière. Mes professeurs du secondaire, de l’univer-sité et puis toutes les personnes que j’ai rencontrées ensuitedans la recherche étaient de bon niveau, voire de très bonniveau. Quand on rencontre des personnes très cultivées, on enprofite beaucoup. C’est très enrichissant. Toutes les relationsinternationales m’ont beaucoup apporté. C’est vrai que detemps en temps j’aurais pu faire mieux. Je trouve que j’ai perdu,comme beaucoup de collègues, un peu trop de temps avec uneadministration tatillonne et complexe. Nous n’allons pas refairel’histoire.La recherche en biologie végétale avait perdu beaucoup après-guerre mais des laboratoires ont resurgi et ont repris une placeinternationale ces trente dernières années, que ce soit ceux duCEA, de l’INRA, du CNRS, de l’École Normale... J’ai eu la chan-ce de vivre ce renouveau. Les labos de Strasbourg, de Lyon, deToulouse, de Versailles font maintenant autorité au niveau inter-national.

Et à propos d’autres responsabilités ? Les concours

Les concours de scientifiques sont toujours fastidieux et diffici-les à mettre en œuvre. Lors des concours CR, DR, on apprendénormément de choses. D’une part, on découvre la recherchede tout un département ou d’un organisme, d’autre part, onremet à jour ses connaissances. Durant les concours, on recru-te des personnes qui seront nos successeurs, c’est une granderesponsabilité et donc il faut le faire correctement. On juge lescandidats sur le plan scientifique et aussi la personne. J’ai par-ticipé aussi à pas mal de concours de techniciens et d’ingé-nieurs. C’est aussi très intéressant parce que cela permet deconnaître le niveau technique de l’Institut, de rencontrer lescandidats, de pouvoir les comparer et d’évaluer leurs compé-tences. On est toujours agréablement surpris de voir que dansl’Institut beaucoup de personnes sont techniquement de bonniveau, même si l’on ne peut pas toujours leur attribuer unevalorisation financière et honorifique immédiatement. Durantles concours, nous n’évaluons que les personnes qui ont faitl’effort de se présenter, donc les meilleures, les plus dynamiqueset les plus optimistes. Cela change des laboratoires où l’onentend parfois un peu trop de jérémiades d’éternellement insa-tisfaits qui se trouvent souvent dans des conditions de travailplutôt agréables mais qui l’ignorent. De tous ces concours, onressort beaucoup plus positif et optimiste, le personnel est tou-jours satisfait jusqu’à présent d’appartenir à cette grande mai-son qu’est l’INRA.

Jean-François Morot-Gaudry, Paris, le 7 novembre 2006 �

Gif-sur-Yvette, 1995.

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Laboratoire de nutrition azotée des plantes.

INRA Versailles 2004.

Page 30: Jean-François Morot-Gaudry

Propos recueillis par D. Grail et P. Mollier

Les concours vous ont enrichi ?

Oui et c’est très important d’y participer et même de les orga-niser. Le personnel est régulièrement évalué à l’INRA, peut-êtreun peu trop souvent, nous sommes tous évaluateurs et évalués.Il ne faut pas abuser de l’évaluation, il est vrai, mais elle resteindispensable. Le personnel n’est d’ailleurs pas opposé à l’éva-luation même si parfois il en critique les modalités.

Quelles qu’elles soient ?

Oui. Les animaliers d’Orcival ou les pépiniéristes de Gotheronou d’autres centres expérimentaux sont toujours très fiers deleur ferme, de leur exploitation ou de leurs champs. C’est uncôté très positif de l’INRA. Cela va changer malheureusementparce que de nombreux personnels INRA étaient issus du milieuagricole, des anciens fermiers qui avaient pris des postes detechniciens. Ils appréciaient leurs nouvelles conditions de travailet étaient très fiers de vanter dans les médias leurs centresexpérimentaux et leurs laboratoires ; c’était une belle promo-tion sociale. De même, lors des grandes manifestations scienti-fiques, journées pour la science par exemple, foire agricole, lesagents de l’INRA vantent leurs découvertes et prennent plaisirà expliquer ce qu’ils font au grand public. C’est vrai que main-tenant, avec cette politisation des anti-trangenèses ou des anti-scientifiques, on commence à voir des gens agressifs qui volon-tiers vous insultent en disant : “Vous nous faites manger n’im-porte quoi” “vous êtes payés par l’industrie agro-alimentairepour faire telle ou telle chose”... ; attitude du public tout à faitnouvelle. Il y a quelques années, si l’on disait que l’on travaillaità l’INRA, c’était toujours perçu très positivement. Maintenant,il y a beaucoup de critiques même en famille. Ces critiques sontgénéralement infondées. Les médias ont joué un rôle très néga-tif sur la biologie et la science en général. Le nucléaire apparem-ment est mieux géré. Auparavant, il y avait beaucoup d’anti-nucléaires, on a l’impression qu’aujourd’hui le public l’acceptemieux. À nous de faire de même.

C’est peut-être une évolution qui se fera aussi pour les OGM

On peut l’espérer.

Parce que c’est un problème plus récent ?

On entend de plus en plus d’inepties : “il n’y a plus de forêtsmaintenant”... alors qu’il n’y a jamais eu une aussi grandesuperficie de forêts depuis le XVIIIe siècle ; “les légumes du jar-din de ma grand-mère étaient parfaits, délicieux” pourquoi pasmais c’est à voir.

C’est peut-être une radicalisation des propos ?

On observe une radicalisation dans la stupidité, dans les croyan-ces ; les médias ne contrôlent aucune information ou vantent lesensationnel. Que l’on critique, je suis d’accord parce que lesscientifiques n’ont pas la vérité absolue mais au moins quandils essaient de parler de leurs sujets ils parlent de ce qu’ilsconnaissent. Ils se trompent de temps en temps, il est vrai et ilsle reconnaissent.

Il y a une honnêteté quand même

Jusqu’à présent l’honnêteté était généralement de règle chezles scientifiques mais cela ne va peut-être pas durer. La média-tisation devient très importante et les pressions pour obtenir lesensationnel, le plus médiatique, se font plus pressantes.Maintenant, on a tendance à délivrer des résultats avant qu’ilsne soient parus ou même analysés. Comme il y a des contrain-tes économiques fortes et que les scientifiques n’ont pas deposte stable, ils sont de ce fait prêts à vendre leur âme pour sur-vivre. On le voit surtout actuellement à l’étranger où les scien-tifiques sont dans des conditions de travail difficiles. Ils doiventimpérativement aboutir à des résultats spectaculaires pour sur-vivre.

À cause de la pression

Nous sommes dans un monde médiatique où la vérité sembleêtre tout à fait relative. Je ne dis pas qu’il n’y a qu’une seulevérité mais on observe quelque chose ou on ne l’observe pas.Le phénomène se répète ou non. Il y a un minimum de raison-nement à tenir ; il faut garder le bon sens. Les gens issus de lacampagne ou des métiers manuels, avaient un bon sens pra-tique qui les sauvait. Maintenant, avec l’informatique et les per-tes de valeurs philosophiques, politiques et religieuses en géné-ral, l’important est de paraître, d’être à la première place, defaire du spectacle. On avait de plus un sens communautaire, hu-manitaire, qui faisait que l’on avait souci de l’autre. L’indivi-dualisme est maintenant devenu la règle. Il ne faut tout demême pas désespérer mais les conditions de travail deviennentdifficiles. Nous avons eu la chance de travailler dans un mondemeilleur qui espérait et croyait au progrès.

Avant de partir à la retraite, je voudrais dire que je suis heureuxde mes années passées à l’INRA et fier des travaux réalisés avectous mes collègues. Beaucoup de ces travaux ont été publiésdans des revues scientifiques correctes et récemment un ouvra-ge que j’ai fait réaliser par l’ensemble de la communauté scien-tifique INRA, CNRS et université, sur la génomique fonctionnel-le en biologie végétale, vient de recevoir les éloges de la célè-bre revue Nature. C’est une reconnaissance de la recherche denotre Institut et de la recherche de la communauté scientifiquefrançaise dans ce domaine. À cette occasion, je remercie tousmes collègues “écrivains” que j’ai entraînés dans cette aventu-re et qui ont toujours collaboré avec régularité et sérieux à laconstruction des ouvrages sur l’azote, la photosynthèse et lagénomique. Je rends hommage également aux collègues desÉditions INRA, devenues QUÆ qui ont montré de grandes com-pétences dans l’édition et qui m’ont toujours manifesté encou-ragement et gentillesse dans l’élaboration de ces ouvrages quidemandent beaucoup de travail et d’opiniâtreté.

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� Photosynthèse • 14C • philo-sophie • mai 1968 • biologie végé-

tale • maïs • plantes en C3 et C4 • endive • chromatographie • isotopesradioactifs • photorespiration • biolo-gie moléculaire • biologie intégrative • édition scientifique • gestion de larecherche • liberté de la recherche • enseignement • biotechnologies • transgénese • vigne • eaux d’élevagede poissons • nourriture dans l’espace• azote/nitrates • fertilisation • algues • OGM • uranium • éthanol

� Alexis Moïse • Jean-Claude Pernollet• Philippe Chartier • Eugène Jolivet • Michel Chartier • Guy Paillotin • François Moutot • Roland Douce • Alain Pradet • Christian Dumas • Jean-Francois Briat • Françoise Vedel• Barry Osmond • Jacques Mossé • Claude Costes • Christine Foyer • PaulVialle • Jean-Louis Prioul

� Algérie • Versailles • La Minière • Saclay • Australie • Académied’Agriculture • Afrique • Caroline duNord • Universités de Paris XI Orsay de Versailles-St Quentin et d’Évry

� CNRS • Fédération nationale desProducteurs d’Endives • CTIFL • CEA • Goëmar • COGEMA • Mumm

ITEM

S

En plongée avec Yvette Morot-Gaudry au large du Finistère, 2004.