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DE L' « AU-DELÀ DE L'ÊTRE » À L' « AUTREMENT QU'ÊTRE » : LE TOURNANT LÉVINASSIEN Jean-Marc Narbonne Presses Universitaires de France | Cités 2006/1 - n° 25 pages 69 à 75 ISSN 1299-5495 ISBN 9782130555254 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2006-1-page-69.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Narbonne Jean-Marc,« De l' « au-delà de l'être » à l' « autrement qu'être » : le tournant lévinassien », Cités, 2006/1 n° 25, p. 69-75. DOI : 10.3917/cite.025.0069 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 184.161.219.116 - 30/04/2015 05h38. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 184.161.219.116 - 30/04/2015 05h38. © Presses Universitaires de France

Jean-Marc Narbonne - Le Tournant Lévinassien

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Étude sur le tournant opéré par Levinas dans la phénoménologie.

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Page 1: Jean-Marc Narbonne - Le Tournant Lévinassien

DE L' « AU-DELÀ DE L'ÊTRE » À L' « AUTREMENT QU'ÊTRE » : LETOURNANT LÉVINASSIEN Jean-Marc Narbonne Presses Universitaires de France | Cités 2006/1 - n° 25pages 69 à 75

ISSN 1299-5495ISBN 9782130555254

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cites-2006-1-page-69.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Narbonne Jean-Marc,« De l' « au-delà de l'être » à l' « autrement qu'être » : le tournant lévinassien »,

Cités, 2006/1 n° 25, p. 69-75. DOI : 10.3917/cite.025.0069

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Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.

© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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De l’ « au-delà de l’être »à l’ « autrement qu’être » :

le tournant lévinassienJEAN-MARC NARBONNE

Levinas a donné comme titre à l’un de ses ouvrages majeurs Autrementqu’être ou au-delà de l’essence. Ce titre est évidemment énigmatique.« Autrement qu’être » et « au-delà de l’essence » sont-elles donnéescomme deux expressions équivalentes d’une même chose, où présentent-elles plutôt deux alternatives opposées l’une à l’autre entre lesquelles ilfaudrait choisir, une sorte de dilemme s’imposant à la pensée ? Lesyntagme « au-delà de l’essence » est bien connu. Il se veut habituellementune traduction plus ou moins fidèle d’une locution utilisée par Platondans la République à propos du Bien dans le monde des Idées, Bien qui estdéclaré « au-delà de l’ousia (traduit ici par essence) »1. L’autre syntagme nel’est absolument pas et, à ma connaissance, personne avant Levinas n’avaitainsi parlé d’un « autrement qu’être ». Soit donc les deux syntagmess’équivalent, soit ils s’opposent, soit encore l’un doit s’interpréter commele sens ultime et véritable de l’autre, comme si l’on affirmait : « Être “au-delà de l’essence” ne peut avoir qu’un sens, celui qui consiste à le pensercomme “autrement qu’être”. »

L’ambiguïté initiale du titre se dissipe dans les premières pages del’ouvrage, où il apparaît que les deux syntagmes peuvent s’équivaloir dès

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De l’ « au-delà de l’être »à l’ « autrement qu’être » :

le tournant lévinassienJean-Marc Narbonne

Cités 25, Paris, PUF, 2006

1. République, VI, 509 b. Sur quoi, voir notre étude sur l’au-delà platonicien dans Levinas etl’héritage grec par Jean-Marc Narbonne, suivi de Cent ans de néoplatonisme en France. Une brèvehistoire philosophique par Wayne Hankey, traduit de l’anglais par Martin Achard et Jean-MarcNarbonne, Paris/Québec, Vrin/PUL, 2004, p. 55-73.

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lors que le terme « essence » est reçu comme désignant non pas, demanière classique, l’essence dans son opposition à l’existence ou auphénomène sensible (c’est le sens platonicien), mais « l’être différant del’étant, le Sein allemand distinct du Seiendes, l’esse latin distinct de l’ensscholastique. On n’a pas osé l’écrire essance, poursuit Levinas, commel’exigerait l’histoire de la langue où le suffixe ance, provenant de antia oude entia, a donné des noms abstraits d’action. On évitera soigneusementd’user du terme d’essence et de ses dérivés dans leur emploi traditionnel.Pour essence, essentiel, essentiellement, on dira eidos, eidétiquement ounature, quiddité, fondamental, etc. »1.

Si l’on ose maintenant réécrire le titre de l’ouvrage dans le sens dece que Levinas n’a pas osé lui-même, Autrement qu’être ou au-delàde l’essance, on se trouve confronté à un amalgame platonico-heideg-gerriano-lévinassien au départ assez déroutant. Pour faire vite, l’on diraque Levinas cherche à opérer un dépassement (geste platonicien inscritdans l’au-delà de l’essence de la République), mais un dépassement dequelque chose de nouveau, d’une essance qui n’a plus rien de platoni-cien, mais qui renvoie chez Heidegger à l’énigmatique activité de l’Êtrelui-même, irréductible à l’activité des étants singuliers (comme quel-qu’un pourrait vouloir faire référence à un agir de la Nature elle-même,différent de l’agir ponctuel de tel ou tel étant naturel). Bref, Levinasveut répéter le dépassement platonicien, mais cette fois à l’égard del’Être heideggerrien lui-même, Être qui chez ce dernier est précisémentconçu comme absolument indépassable. L’on a donc en vérité affaire àtrois ruptures différentes, dont je voudrais montrer que la dernière, larupture lévinassienne, représente un tournant décisif dans la repré-sentation du monde, ce qu’on pourrait appeler un retournement completdes choses.

L’un des meilleurs moyens de caractériser l’autrement qu’être lévinas-sien est d’en revenir à la formule qui apparaît plusieurs fois sous saplume, selon laquelle autrement qu’être ne signifie pas simplement « êtreautrement ». Être autrement, c’est être encore un « être » d’une autremanière, c’est partout et toujours continuer de maintenir le primat del’ontologie tout en en faisant jouer une variable, comme si l’on espéraittout bonnement rectifier une ontologie par une autre (comme quel-

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1. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (La Haye, M. Nijhoff, 1974), Paris, Le Livre depoche, p. 9.

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qu’un qui dirait : « Ce n’est pas Dieu comme x qui est raison de tout,c’est Dieu comme y ou comme z » ; ou encore « ce n’est pas un étantparticulier qui fonde les autres étants, c’est l’Être lui-même, ou encorequelque chose de plus énigmatique et insaisissable encore, l’Estre »[Estre du vieux français en écho au Seyn du vieil allemand]. Pour mieuxcerner le projet de Lévinas il faut, en paraphrasant, parler plutôt d’unautrement que selon l’être ou encore d’un autrement que selon le mode del’être.

Représenter un tel autrement relève cependant du défi. Disons mieux,vouloir produire un tel autrement dans le champ de l’Être relève de lacontradiction dans les termes. Ce péril amène d’ailleurs Levinas àprononcer des phrases que plus d’un jugeront difficiles. Qu’on en jugeplutôt sur ce seul exemple : « L’autrement qu’être s’énonce dans un direqui doit aussi se dédire pour arracher ainsi l’autrement qu’être au dit oùl’autrement qu’être se met déjà à ne signifier qu’un être autrement. »1

Levinas obscur ? Levinas difficile ? Peut-être, mais pas toujours...C’est ici que la notion de tournant ou de retournement, de détour aussi,

peut s’avérer utile. Ce qui ne peut être « dit » comme tel peut éventuelle-ment être signifié par un détour ou à partir d’un retournement inattenduet inespéré. Selon Levinas il faut justement se détourner de l’être et setourner vers autrui si l’on veut espérer abroger la loi de l’Être et del’essance pour faire apparaître en eux quelque chose qui ne tient plus dutout d’eux. Le détour en question est bien marqué par Levinas lorsqu’ilécrit : « L’infini qui m’ordonne [...] est ce détour à partir du visage et cedétour à l’égard de ce détour dans l’énigme même de la trace, que nousavons appelé illéité. »2 L’on doit comprendre ici que l’accès à l’infini (audivin) nécessite le détour par le visage de l’autre à travers la responsabilitépour l’autre, et que ce visage est lui-même « un détour dans l’énigmemême de la trace », dans l’exacte mesure où le visage est une luisance del’Infini, une trace, bien que cette trace ne soit pas simplement le « résidud’une présence » antérieure mais bien plutôt la modulation même del’infini autrement inaccessible : « La trace se dessine et s’efface dans levisage comme l’équivoque d’un dire et module ainsi la modalité mêmedu Transcendant. »3 En ce sens, le détour n’est nullement un véritable

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1. Ibid., p. 19.2. Ibid., p. 27.3. Ibid., p. 27.

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détour, c’est-à-dire une voie indirecte pour arriver à destination ; ledétour est au contraire le recours, la seule voie d’accès au divin : « Lapositivité de l’Infini, c’est la conversion en responsabilité, en approched’autrui [...]. »1

L’on accède alors à ce qu’on pourrait appeler le théorème du doubledétour : le détour par le prochain est ce par quoi l’ « autrement qu’être »peut advenir, et le prochain lui-même est trace et détour, à savoirluisance énigmatique de l’Infini. D’où l’énoncé principiel de Levinasselon lequel « c’est par autrui que la nouveauté signifie, dans l’être,l’autrement qu’être »2, et la conclusion à laquelle il parvient en disant :« Nous pensons que l’idée-de-l’infini-en-moi – ou ma relation à Dieu –me vient dans la concrétude de ma relation à l’autre homme [...]. »3

Insistons sur le fait qu’en souhaitant rejoindre l’au-delà de l’essance del’être, Levinas n’évacue pas forcément l’au-delà de l’essence platonicien, enlequel se joue quelque chose de l’ « autrement qu’être » auquel il songelui-même4. Car la recherche platonicienne du Bien suprême et transcen-dant accorde elle aussi à sa manière selon Levinas une place insigne àl’éthique. Toutefois, le détour autour duquel Levinas articule sa réflexionapporte quelque chose de nouveau par rapport à l’exigence éthique héritéedu platonisme. Je voudrais, pour illustrer cela, citer en contre-exemple untexte d’un néoplatonicien du IVe siècle de notre ère, Jamblique, auteur quidans un ouvrage connu sous le nom des Mystères d’Égypte, explique lamanière dont le divin s’y prend pour agir sur notre monde, manière quin’est pas du tout celle que son interlocuteur rival, ici Porphyre, s’imagine.Jamblique écrit :

Mais tu ne comprends pas bien cela quand tu appelles « service l’excès de lapuissance des dieux, leur bonté surabondante, la cause qui enveloppe tout, leursollicitude envers nous et leur patronage ». De plus tu ignores le mode de leuractivité, comment le dieu n’est pas attiré vers nous ni ne se tourne vers nous mais,séparé, nous guide et se communique à ses participants, tandis que lui-même nesort pas de soi ni ne s’amenuise ni ne sert ceux qui participent, mais au contraire usede tous pour son service.

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Dossier :Emmanuel Levinas.Une philosophiede l’évasion

1. Ibid., p. 27.2. Ibid., p. 279.3. De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 11.4. Autrement qu’être..., op. cit., p. 36.

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Et Jamblique de poursuivre son explication en stigmatisant l’anthropo-morphisme à la base de la doctrine de son rival :

L’objection présente me semble pécher encore par un autre côté : en jaugeantd’après les hommes les œuvres des dieux, elle met en doute la façon dont elles seproduisent. Parce que c’est en se tournant vers nos sujets et parfois en nous atta-chant affectivement à eux que nous nous occupons d’eux, [l’objection] s’imagineà tort que la puissance des dieux est au service de ceux qu’ils dirigent ; mais ni dansla création des mondes ni dans la providence à l’égard du devenir ni dans la divina-tion au sujet de celui-ci, elle n’est jamais attirée jusqu’aux participants [...]1.

Plusieurs concepts s’entremêlent ici qui laissent pantois tout héritier de latradition judaïque et chrétienne. D’un côté l’idée de la bonté, de la puis-sance, voire de la sollicitude du dieu pour le monde ; de l’autre, unecertaine indifférence, plus exactement, une certaine neutralité du divinvis-à-vis de ce qu’il orchestre, vers lequel il n’a pas à se tourner et qui n’estde toute façon pas pour lui objet d’attraction, tant et si bien qu’il nesaurait s’abaisser ou se diminuer pour se mettre au niveau (se mettre à laplace, comme on dit) de l’autre et qu’il ne saurait davantage entrer encommunication d’affect avec lui. La notion d’un Dieu qui se tourne versl’homme ou qui s’abaisse à son niveau est complètement rebelle auconcept de divinité qui est celui de Jamblique, concept que, dans unelarge mesure, on peut dire fondamentalement grec. Certes la providencedivine est réelle, mais son exercice ne présuppose aucune implication à lafois personnelle et différenciée du dieu à l’égard de qui que ce soit. Dureste, son bénéficiaire est ici un simple participant et Jamblique ne se faitpas faute de rappeler lequel des deux est au service de l’autre. Frappanteaussi est la contre-distinction opérée entre la conversion de l’homme versl’homme (le verbe grec est epistrephein, c’est donc littéralement le fait de seretourner, bref la conversio), et la non-conversion du dieu vers celui qui enparticipe. Le message est clair. Notre empathie pour autrui ne doit pasfournir le modèle du rapport que le dieu entretient avec nous, qui n’est unrapport d’altérité ou un rapport à autrui qu’en apparence, puisque leservice que le dieu rend aux participants est en réalité un service pour lui-même.

Chez Levinas, tout à l’inverse, l’empathie ressentie pour autrui et lasympathie à lui manifestée est le détour grâce auquel la compréhension du

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1. Jamblique, Les Mystères d’Égypte, texte établi et traduit par É. Des Places, Paris, Les BellesLettres, « Collection des Universités de France » (III, 17, 139,13-140, 15), p. 122.

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divin comme inclination vers l’homme (la seule qui nous soit accessiblepeut-être) se fait jour. On a volontiers opposé erôs qui monte (c’est lemodèle grec du rapport au dieu) à agapè qui descend (c’est le modèlejudéo-chrétien de l’amour et de l’intérêt manifesté par Dieu pourl’homme). L’on remarque plutôt maintenant avec Levinas un agapè quimonte, à savoir un amour désintéressé qui justement parce qu’il est touttourné vers son prochain et séjourne près de lui, autorise une remontéevers Dieu. C’est ainsi et seulement ainsi, pour paraphraser le titre d’unautre ouvrage de Levinas, que Dieu vient à l’idée1. La question de savoir cequ’est Dieu, quel « être » peut lui revenir n’a plus sa place. L’ontologien’est plus de mise et perd même toute pertinence. C’est le souci pourl’autre, on l’a vu, qui désormais module le Transcendant. Agapè quidescend est entièrement modulé par agapè qui séjourne et qui pour cetteraison monte. L’autrement qu’être est ainsi et seulement ainsi atteint. C’estce que professe Levinas lorsqu’il écrit : « Il n’y a pas de modèle de trans-cendance en dehors de l’éthique. »2

L’on peut à partir d’ici hasarder notre thèse, à savoir que le primat del’éthique sur l’ontologie ne peut intervenir que dans un cadre où le divinlui-même se montre prêt, disons, à se détourner un instant de ses affairespour se tourner vers les nôtres. C’est cet engagement qui initie ce qu’onpeut appeler un retournement complet des choses. À partir de là toute unehistoire, une odyssée ou si l’on préfère aussi une alliance engageantpersonnellement les uns et les autres peut s’enclencher. Telle est évidem-ment l’Alliance conclue entre Yahweh et le peuple d’Israël, Yahweh quivoit la détresse de son peuple (Exode, 3, 7) et décide souverainement deprendre les choses en main, qui est miséricordieux et compatissant (Exode,34, 6), et qui à sa manière est un Dieu qui se tourne et qui descend. Ne lit-on pas dans les Psaumes : « Exauce-moi Yahweh, car ta bonté est géné-reuse ; dans ta grande miséricorde, tourne-toi vers moi » (69, 17), ouencore : « Yahweh, qu’est-ce que l’homme pour que tu te préoccupes delui, le fils du mortel, pour que tu prennes garde à lui ? L’homme estsemblable à un souffle : ses jours sont comme l’ombre qui passe. Yahweh,abaisse tes cieux et descends » (144, 4-5). Telle est aussi la Nouvelle Alliancedu Dieu descendu, sacrifié, crucifié, celui qui à l’inverse justement duDieu jamblichéen, est venu non pour être servi mais pour servir (Év. selon

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Dossier :Emmanuel Levinas.Une philosophiede l’évasion

1. De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982.2. L’humanisme de l’autre homme (Fata Morgana, 1972), Paris, Le Livre de poche, 1982, p. 48.

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s. Marc, 10, 45), qui demande qu’on aime l’ennemi à la mesure de l’ami(Év. selon s. Matthieu, 5, 44) et qui lie comme à son égal l’amour duprochain à l’amour pour Dieu (ibid., 22, 34-40). Et l’on réalise ainsi quela rupture lévinassienne est une restauration ou disons plus simplementune réactualisation d’une rupture ancienne, le retournement complet deschoses inauguré par le judéo-christianisme. Levinas l’avoue lui-même :« La Bible, ou, si l’on préfère, la source judéo-chrétienne de notre culture,consiste à affirmer un lien primordial de responsabilité “pour l’autre”. »1

Aller au-delà de l’essance (réponse de Levinas à Heidegger) signifie doncse libérer de l’orbite de l’Être dans ce qu’il représente de plus anonyme,oppressant et menaçant. C’est se libérer non de la métaphysique mais dudépassement voulu de la métaphysique aboutissant à une mainmise encoreplus exclusive de l’Être ramené à l’Eireignis, c’est-à-dire à l’événementialitéaveugle2. Comme le demande Levinas : « Faut-il que l’Être, transcendantles étants, c’est-à-dire une puissance impersonnelle et sans visage commeun fatum, donne un sens au réel ? »3

Aller au-delà de l’essence limitée (projet platonicien) vers le Bien signifiese libérer du joug de l’étant déterminé et limité en direction de sa sourcenon limitative, bienfaisante et lumineuse. C’est une rupture dans l’Être oudu moins à l’extrémité de l’Être, vis-à-vis des limitations intrinsèques auxétants toujours parcellisés et particularisés qui ne peuvent incarner qu’unbien lui-même partiel.

Aller au-delà de l’essence par mode d’autrement qu’être (projet lévinas-sien) signifie s’affranchir de toute essence et de la pensée même del’essence, pour faire résonner quelque chose non seulement d’au-delà maisde plus ancien et plus auguste que l’Être, s’il est vrai, comme y insiste sanscesse Levinas, que « le caractère ex-ceptionnel, extra-ordinaire – transcen-dant – de la bonté, tient précisément à cette rupture avec l’être et avec sonhistoire »4.

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De l’ « au-delà de l’être »à l’ « autrement qu’être » :

le tournant lévinassienJean-Marc Narbonne

1. Les imprévus de l’histoire, Paris, Le Livre de poche, p. 181.2. Sur l’Être heideggérien comme Ereignis et destin aveugle, voir J.-M. Narbonne, Hénologie,

Ontologie et Ereignis (Plotin - Proclus - Heidegger), Paris, Les Belles Lettres, 2001.3. Liberté et commandement, Paris, Le Livre de poche, 1994, p. 122.4. Autrement qu’être..., op. cit., p. 36.

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