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    Jean Rousset

    Dernier regard sur le baroque. Petite autobiographie d'une

    aventure passeIn: Littrature, N105, 1997. pp. 110-121.

    Abstract

    Last Look at the Baroque. A Short Autobiography of a Past Adventure

    A generation of critics' work revitalising the baroque and seeing it as a component of French 17th century culture, is in its

    anachronicism a response to the demands of the 20th, and thus unrepentant, if historical critical categories better account for the

    contemporaneity of Lully and Racine.

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    Rousset Jean. Dernier regard sur le baroque. Petite autobiographie d'une aventure passe. In: Littrature, N105, 1997. pp.

    110-121.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1997_num_105_1_2436

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_litt_577http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1997_num_105_1_2436http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1997_num_105_1_2436http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_litt_577
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    JEAN ROUSSET, universit de genve

    Dernier regardsur le baroque

    Petite autobiographied'une aventure passe

    xprience passe, cette affaire conteste que fu t l'intrusion d'un concept,parfois d'un mot qu i ne sont plus aujourd'hui de grande actualit dumoins en France : polmiques apaises, moissons engranges, l'motionest dsormais retombe. Que reste-t-il, dans le champ de l'histoire littraire, dece remue-mnage qui s'en prenait au tableau un peu fig d'un XVIIe siclefranais soumis l'preuve du point de vue europen et de l'histoire del'art (i)?En ce qu i me concerne, plus qu'un adieu depuis longtemps consomm,

    ce sera ici sans complaisance je l'espre, ni autoflagellation non plus, un regardsur l'entreprise d'autrefois, qui ne fut pas plus mienne que celle d'une gnration, d'un entourage aussi dont je n'ai jamais prtendu me disjoindre, jepense Marcel Raymond qui s'y engagea l'un des premiers et m'y encouragea2) ; le je ne se dcline pas sans le nous dans lequel il se sait immerg. C'estpourtant sur un cheminement personnel que je voudrais revenir, recourantplus qu'il n'est convenable au je de l'autobiographie pour faire retour, aprs untemps d'loignement, sur ma rencontre avec une catgorie historico-esthtique dont je n'ignore ni les charmes ni la fragilit.

    Aprs tout, de grands historiens la demande de Pierre Nora ont donnl'exemple d'une ego-histoire , sachant bien que le chercheur se trouveengag en personne dans son travail et ses choix ; sous la vise objectives'abritent des attirances, des gots, des refus aussi qu i peuvent tenir del'incontrl et de l'inavou. Cette part d'engagement subjectif est peut-treplus grande encore chez ceux qui travaillent sur ces objets mixtes, la foisprsents et passs, la fois sensibles et mentaux que sont les uvres, tres dechair et de pense qui ns dans l'Histoire, vivent d'une existence actuelle et1 1 C\ ' Je n annonce ^ un ^}^an " un jugeroent objectif. Pour le bilan, on verra notamment les travaux rcents deJ. X U D. Souiller, La Littrature baroque en Europe, PUF, 1988, et de Cl.G. Dubois, Le Baroque en Europe et en France,PUF, 1995.LITTRATURE 2 Je pense galement R. Lebgue, V.L. Tapie en France, Fr. Simone, D. Dalla Valle en Italie, d'autresn" 10 5 - mars 97 encore.

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    DERNIER REGARD SUR LE BAROQUE

    persistante, s'offrant au contact immdiat. Pour e dire autrement avec JacquesThuillier, l'histoire, en gnral, s'occupe du pass. L'histoire littraire etl'histoire de l'art s'occupent d'objets prsents qu i ont un pass (RHLF, 1995,n6,p. 151).Ce mode singulier d'existence attend des destinataires que nous sommesaujourd'hui un double regard : le regard dit historique de qu i se place dansl'optique du temps d'mergence, restituant les principes de cration et deconnaissance qu i furent l'origine de l'uvre, et d'autre part en concurrence u en symbiose ? le regard actuel, oprant avec les antennes qu i sontles ntres et recourant un discours nourri de substance moderne. ce regard actuel rpond l'hypothse baroque, instrument du XXe sicle forg pour questionner le XVIIe ; quelle que f t l'ambigut qui, en raisonmme de cette origine, pse sur l'instrument, c'est lui qui fut l'aiguillon del'entreprise.

    RENCONTRES

    l'origine il y eut une rencontre, avec tout ce que le terme contientd'motion : l'enchantement prouv devant une architecture qu'on disaitbaroque, rapidement entrevue dans les campagnes bavaroises avant que laconfirmation me vnt des grands crateurs, la triade romaine Bernin, Borro-mini, Cortone. Ce fut d'abord, j'en conviens, une fascination, un blouisse-ment, ce qu i veut dire plaisir et aveuglement ; novice en ces choses, malprpar la lecture des difices, trop peu attentif aux structures, je fus sensibleau spectacle : faades ondulantes et votes en trompe-l'ceil dans leur mise enscne sductrice, places, statues et fontaines. L'merveillement n'est pas unprogramme de travail, il suffit en nourrir le dsir.J'tais donc sensible ce que m'offraient voir des architectes, desdcorateurs ; mon terrain tait cependant la littrature, c'est aux textes que jeprtendais transposer une premire exprience visuelle. L'entreprise taithasardeuse, je le sais aujourd'hui, on ne passe pas sans risques d'un langage un autre : quels seront les chemins de passage, s'il en existe ? Quoi qu'il en ft,tant donn mon point de dpart, la catgorie de baroque, avant d'trehistorique et littraire, tait pour moi plastique et formelle.Si telle fu t la premire impulsion, les incitations me vinrent aussi d'historiens et de critiques littraires, le champ n'tait pas vierge, ni en France nisurtout l'tranger. Un lectorat dans une universit allemande m'avait ouvertles yeux sur un courant de recherches et de propositions remontant aux annesd'avant-guerre ; on reconstruisait entre Renaissance et Lumires une priode 111et une littrature jusqu' alors occultes ou sous-estimes Ce vide rclamait uneexistence, donc un nom, ce fu t celui de baroque ; le concept de Barockzeit tait n 10 5 mar. 97

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    n comme cadre chronologique avec ceux deBarocklyrick, deBarocktheateretpour les illustrer, les propager nombre de travaux (non exempts parfois l'poque d'un nationalisme suspect) accompagns d'anthologies o e dcouvrais es potes qui m'enchantaient, un Anglus Silesius mystique et ludique,un Andreas Gryphius lyrique en mme temps que dramaturge, un Friedrichvon Spee, que je m'exerais traduire pour me les inoculer ; ces potesm'offraient une premire moisson de thmes, d'images, de formes dont j'iraischercher les quivalents chez les Italiens et les Franais, faisant le pari d'uneunit transnationale dans la diffrence des langues ; l'Espagne, pourtant associe ce concert, m'tait alors peu prs inconnue.Ce retour de la philologie allemande sur son pass (3) n'tait pas seulement littraire : les historiens de l'art, trs couts, suggraient l'existence d'unstyle et de structures qu'ils disaient baroques ; au premier rang d'entre euxWlfHin et ses Grundbegriffe, thoricien autant qu'historien dont je feraisl'un de mes modles pour la transposition des formes visuelles aux formeslittraires.Rome enfin et surtout : sur les lieux de la grise aprs-guerre, l'apparitionintacte, comme si elle tait d'aujourd'hui, de la ville conue par le Bernin, parBorromini, par Pierre de Cortone et les Rainaldi ! Aux premiers regards, avanttoute analyse srieuse, de quoi me parlait cette grande loquence urbaine ? Defigures aux lignes fuyantes s'enroulant autour de leur axe, c'taient les angesdu Bernin dansant sur la balustrade d'un pont, dont je retrouvais la torsion la fontaine du Moro, au Baldaquin ou bien, un chelon suprieur, lalanterne de S. Ivo, uvre d'un Borromini qu'il me faudrait apprendre mieuxdistinguer de son rival ; c'taient aussi des faades en mouvement dont jemconnaissais en ce premier temps la relation avec les volumes intrieurs ;partout une rhtorique visuelle de libre invention qui paraissait, au citoyen dela sobre cit calvinienne, neuve et joyeuse. Et peut-tre y voyais-je aussi, moninsu, un antidote au constructivisme moderne et industriel ; Pierre Charpen-trat devait mettre le doigt sur l'inconscient d'un engouement et de ses mirages .J'tais en Italie : stimul par les modles visuels, je devais me mettre l'coute de la rflexion italienne sur le Seicento et sa posie ; il me fallait destextes, ceux-ci s'offraient dans des anthologies encore, et dans les tudes quiles escortaient, fort diffrentes dans leurs choix et leurs critres, opposesmme : elles me faisaient assister un spectaculaire retournement historiogra-phique et esthtique. D'un ct Croce et sa Storia dell'et barocca in Italia(1929) dj la priodisation sous la bannire baroque qu i voyait danscette priode un temps de stagnation politique et morale ( juste titre) et dans

    112 3 Quelques noms marquants parmi les meilleurs : R. Alewin, Fr. Strich, Fr. Gundolf, W Benjamin... Pour uneITTRATURE me d'ensemble, R. Alewin, Deutschebarockforschung, Cologne, 1965, et un bilan plus rcent, Der Uterarische 105 maks 97 Barockbegriff, dit par W. Earner, Darmstadt, 1975.

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    toute sa production du non-art, de la non-poesia, varit du laid et du mauvaisgot. Tout au contraire ses successeurs de l'aprs-guerre (4) avaient du baroque t de sa culture une vision toute favorable ; l'histoire tournait sur ses gondsaprs le long refus noclassique puis romantique ; leurs travaux, leurs anthologies (celle mme de Croce ! ) m'incitaient partir en exploration dans cetteposie du Seicento o j'allais trouver de quoi constituer un rpertoire dethmes rcurrents et de formations verbales que je tenterais de projeter surune posie franaise tenue par hypothse pour homologue : paon, bulle,luciole, arc-en-ciel, l'eau et ses reflets, sans ngliger les Madeleines pnitenteset leurs vanits , les belles gueuses, belles mores et autres beauts paradoxales ; et au niveau du style les figures correspondantes : hyperboles,syllepses, oxymores, la prfrence allant la mtaphore, mais pas n'importelaquelle, mais file, prolifrante, si possible pointue et de toute faon ingnieuse, surprenante, un pien teatro ai meraviglie, telle que la conseillait untrait influent et un peu paradoxal lui aussi, le Cannocchiale aristotelico duPadre Tesauro (1654), crateur virtuose d'alchimies verbales selon l'un deses exgtes (E. Raimondi). Ce cannocchiale ou lunette d'approche tait unengin optique capable de crer volont des mtaphores neuves, cette figuresublime entre toutes qu i consiste relier des notions loignes et trouver desressemblances en des choses dissemblantes (5). Suffirait-il de braquer cettelunette italienne sur la posiefranaise contemporaine pour y faire une rcoltemariniste ?

    Double transfert donc, et double pari : transfert d'une et baroccareconnue un problmatique ge baroque franais, prsupposant une culturehomogne dans l'espace posttridentin, rve malsain selon Pierre Francas-tel, attentif au destin singulier de la France alors que Victor L. Tapie lui tait,avec des rserves, favorable (). Et deuxime transfert qui lgitimait monsens l'appel au baroque le transfert des arts de l'espace et de la vue aux arts dumot et de la phrase crite. C'est le point aussi qu i faisait et fera toujoursdifficult : comment passer de l'iconique au verbal ?Instruit par mes promenades romaines, par des lectures italiennes puisfranaises, je me forgeai un ventail d'quivalences assez ouvert pour tre, mesemblait-il, transposable : evanescence des formes d'une part, prdominancedu dcor de l'autre (que 'extrapolais en got du dguisement, du paratre, desidentits trompeuses), le tout rsum en deux mots : mtamorphose et ostentation, elles-mmes emblmatises par Circ et le Paon. Cette grille aux mailles

    4 C. Calcaterra (ds 1940), G. Getto, L. Anceschi, E. Raimondi, Mario Praz, G. Macchia..., par la suite, du ctdes francisants italiens, Fr. Simone et ses Studifrancesi.5 Umberto Eco, L'hle du our d'avant (trad. fr . 1996), p. 87. LITTRATURE6 Le dbat Francastel /Tapie se lit dans les Annales de 1959, nos 1 et 2. n 105 - maks 97

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    trs larges, trop larges, tait l'vidence ma construction pour ne pas dire mafiction, une fiction que j'esprais apte rejoindre une part de ralit.Sa premire application (La Littrature l'ge baroque, en France : Circet le Paon, Corti, 1953) se porta non pas sur des textes de posie, mais sur lethtre : tant conu pour la reprsentation, le thtre se regarde en mmetemps qu'il s'coute ; par ce statut double, art de l'espace et de la parole, il seprtait un premier essai de transposition. tant admise la thtralit desarchitectures baroques, surtout dans leurs versions issues du Bernin et dufresquiste Pozzo matre de la quadratura, il y avait une sorte d'vidence chercher et trouver les convergences souhaites dans ce qu i est bien, sous sesformes si diverses, l'art en expansion de cette poque.J'en trouvais confirmation dans le regard que e genre se plaisait dirigersur lui-mme, l'occasion de nombreuses pices autorflexives (G . Forestieren a dnombr prs de quarante en France seulement de 1628 1694 dans sonThtre dans le thtre, Droz, 1981) ; ce sont ces mmes pices qui ont veillde nos jours l'intrt des hommes de thtre qu i les dcouvrent et les mettenten scne. D semble qu'entre baroque, thtre et rflexion du thtre surlui-mme se soit form aujourd'hui, dans nombre d'esprits, un amalgameexcitant. On peut se demander si cette mme passion pour toutes les mises enmiroir, jusque dans le Nouveau Roman et la thorie qu'il suscita (le Kcit-spculaire de L. Daellenbach), jusqu'au cinma (Fellini et d'autres), ne seraitpas un exemple d'attraction ou de contagion rciproque entre un XVIIe siclerevu sous l'espce d'un baroque banalis et un XXe sicle qui s'y cherche desantcdents.RETOUCHES ET REPENTIRSVint comme il est normal le temps du questionnement critique et dudoute sur des acquis par dfinition provisoires, la suite de nouvelles lectureset de retours Rome, Borromini, ses espaces intrieurs. Je vais simplifier,

    quitte dramatiser : j'entrai dans Saint-Yves, je vis, je fus saisi. Cette formulequ i tient un peu du rcit de conversion voque une vision blouie, que suivit letemps ncessaire pour comprendre.Je nglige tout ce que e dus aux commentairesutoriss, aux plans de l'architecte : deux triangles s'entrecroisant dansun cercle pour produire une figure rare, l'hexagone, dont les deux axes sont enporte faux. Je ne veux me souvenir que de la vision s'offrant au spectateur dsl'entre dans cette nef centre jaillissant vers le haut : se dgageant d'une zoneinfrieure dissymtrique, tourmente, le regard s'lve le long des pilastrespuis des nervures de la coupole vers le cercle pur du lanternon.Ce parcours ascensionnel de la pnombre vers la lumire, du cerclefragment vers le cercle idal, je pouvais y lire, inscrit dans l'abstraction dun io5 mars 97 savant pome de pierre, le voyage de l'esprit traversant l'instabilit du monde

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    infrieur pour s'lever vers la srnit de la sphre et du cercle, symbolestraditionnels de l'Un, de l'ternel. En son langage de btisseur, Borromininous rappelle qu'une authentique exprience religieuse ne s'exprime pas dansles seuls difices lgus par le Moyen ge. Et il nous invite voir autre chosedans l'art baroque qu'exubrance et surcharge, abandon l'irrationnel et aucaprice. Tenace malentendu !C'est ici l'occasion de rappeler le travail d'assainissement poursuivinagure par Pierre Charpentrat dans ses rigoureuses analyses de l'architecturebaroque en Italie et en Europe centrale ; il s'attache aux problmes deconstruction et de matriaux, la lecture des plans, il insiste sur l'insertion dudcor dans l'espace intrieur, il s'en prend ces albums de photographes qu iisolent un dtail, le geste d'une statue, l'envol d'un angelot pour nous rappelerque ces motifs ne sont pas gratuits, qu'ils collaborent la composition del'ensemble ; o l'on ne veut voir que fantasmagorie ou grce instantane, ilnous apprend lire une cohrence et un sens (7).

    Borromini, Bernin : ce sont deux penses, deux arts de construire, deuxpostrits aussi que mes premiers emballements n'avaient pas suffisammentdistingus, comme s'il n'y avait qu'un baroque : le premier s'exprime selon lesmthodes d'un crateur arithmticien pris de puret et de rigueur, le secondavec les moyens sensuels et naturalistes qu i sont fastueusement les siens, que cesoit dans la fontaine des Quatre Fleuves subordonnant les roches et l'eau l'aiguille immobile ou dans la sainte Thrse s'levant la rencontre de l'ange. Ils ont en commun le sens de la transcendance crira Yves Bonnefoy, maisen contraste : C'est chez Bernin la prsence actuelle de Dieu, chez Borrominila recherche vaine de celui-ci , c'est en opposition plus profonde encore : Le Je transfigur par la grce, le Je paralys par le pch (s).Puis-je dire que, s'ils offrent des ralisations plastiquement et spirituellement iffrentes, ils restent comparables quand, dans leurs sanctuaires, ilsinvitent le contemplateur traverser les turbulences du monde naturel vers laplnitude apaise des formes circulaires. Le Bernin que je rapproche en cemoment de Saint- Yves, c'est celui le plus intime de Saint-Andr duQuirinal o, loin de l'austre abstraction de son rival, il fait appel l'imagepeinte et la statue du saint s'levant de l'autel vers la sphre polychrome ocirculent des guirlandes d'anges.Cercle ou ellipse, c'est le mme canevas ascensionnel ; je m'en inspirai il est temps de revenir la littrature pour organiser une Anthologie de laposie baroque franaise, (1961) qu i pourrait se substituer au livre de 1953 en7 Les titres de P. Charpentrat : Baroque, coll. Architecture universelle, Office du livre, Fribourg, 1964 ; L'Art J. ^baroque, PUF, 1967 ; Le Mirage baroque, Minuit, 1967 ; Du matre d'ouvrage au matre d'uvre, Klincksieck,1974- LITTRATURE8 Rome. 1630, Flammarion, 1970, pp. 127 et 84. n 105 - mars 97

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    lui donnant un sens nouveau : je la construisis sur un itinraire symboliqueconduisant, par tapes gradues de la dispersion au centre, du multiple l'unit, de l'inconstance la permanence :

    Source de multitude ! Adorable unit !De qui comme d'un point tous les nombres dcoulent !Vers qui comme leur centre encore eux-mmes roulent,Avec eux reois-moi dans ton Immensit... (Labadie)Comme s'ils formaient tous un seul et mme texte, les pomes rpartissur cette chelle de Jacob prenaient sens selon moi par la place qu'ils y

    occupaient et par les relations qu'ils entretenaient les uns avec les autres. S'il yen a que je trouve trs beaux en eux-mmes, souvent parmi les moins connus(c'est bien ce qu'on pouvait esprer de l'hypothse baroque : des reconqutes),e me flattais que, joyaux plus ou moins purs, ces textes trs divers sedisposaient pour jouer leur partie dans une orchestration, dploys le longd'un parcours reliant deux points extrmes Montaigne et Pascal pour ledire emblmatiquement. S'il y a en ce sicle une inquitude en mme tempsqu'une ouissance de la vie fugitive, du monde en mouvement, elles ne vont passans la prsence d'un ple fixe son horizon. Saint- Yves m'en donnait la cl.

    Je vois l'objection : fallait-il faire le dtour du baroque romain pour aller la rencontre de potes franais qui, s'ils taient souvent sensibles desmodles italiens crits, ne se souciaient gure, sauf exceptions, de constructeurst de peintres dont il n'y avait pas beaucoup d'exemples en France dansle premier XVIIe sicle (9) ? C'tait l'enjeu de l'hypothse baroque. Maisfallait-il aller plus loin ?J'ai jusqu' prsent vit, dans cette confession tardive, la dsignation laplus litigieuse : ge baroque, qu i figurait dans le titre de mon livre de 1953,annonant cavalirement une rponse simpliste une question que la dmonstration, procdant empiriquement sur quelques secteurs isols, n'tait pas enmesure de trancher globalement, et moins encore s' agissant d'un XVIIe siclequ i rapparaissait travers d'hsitations et de tentations divergentes ; ai-jecd l'exemple des et barocca, des Barockzeit qui se justifiaient mieux l'tranger pour des passs nationaux reconstituer ? Le XVIIe sicle franaisn'tait pas un continent enfoui redcouvrir, plutt un terrain rexplorer, remodeler en modifiant l'clairage, quoi se prtait la notion de baroque ; condition d'admettre qu'il n'y a pas d'ge homogne, mais sans doute, dans

    X J- O 9 Voir Le Baroque en France de Ph. Minguet, Hazan, 1988, et le t. Ill (passim) de L'Art franais. Ancien rgimed'A. Chastel, Flammarion, 1995.LITTRATURE On pensera d'autre part des potes qui, comme Scudry l'exemple de Marino, se composaient des galeries 10 5 - mars 97 imaginaires.

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    un ge composite, des genres, ou des formes, ou des uvres singulires(Saint- Amant, pour ne citer que lui) qu i rpondaient une esthtique que jedisais baroque .Il en va tout autrement de la musique qui a fait et fait l'objet, surl'ensemble europen, d'une fructueuse reconqute, de Monteverdi et Purcell Rameau et Bach ; baroque dsigne en ce cas une priode relativementhomogne, mais surtout des techniques de jeu, un langage retrouv, unecertaine unit de style (10).

    ** *Je reviens ce qu i demandait de ma part rectification, et mme un meaculpa : j'avais dcid d'intgrer mon corpus quelques auteurs actifs avant1600, je pense surtout Sponde, dcouverte importante que nous devions Alan Boase, lui-mme stimul par l'exhumation des mtaphysiques an

    glais, eux-mmes rinvents par un pote moderne, T.S. Eliot ! Spculant surun probable esprit d'poque, pourquoi, s'tait dit Boase, n'y aurait-il pas enFrance une posie comparable ? Pour Sponde et quelques autres, je m'aventuraipostuler une gnration dite prbaroque , artifice terminologiqued'autant moins dfendable que je rcusais par ailleurs prclassique . Mais,revenant au parallle avec les peintres, comment renoncer l'immense Tinto-ret qu i me fascinait, un Tintoret annonant bien plus Rubens, me semblait-il,qu'il ne rappelait ses contemporains toscans ?

    Ces flottements chronologiques devaient tre clarifis ultrieurementpar un nouveau venu de l'histoire de l'art ( vrai dire en gestation dsl'entre-deux-guerres dans les cercles viennois) : le manirisme, inspir non del'architecture comme le baroque, mais de la peinture dissonante de l'aprsMichel-Ange ; il aurait pu me suggrer quelques quivalences avec les potesfin de sicle.C'est ce qu'ont tent par la suite Marcel Raymond qui mettait l'accentsur un fond aulique et ludique, sur le style aussi ou maniera qu i agit surl'invention mme, l'artifice est pass ici en nature , et plus rcemmentGisle Mathieu-Castellani qui distingue, s'appuyant sur l'analyse des modesdu discours, un courant baroque (Sponde, d' Aubign, Chassignet, Beaujeu) etun courant maniriste contemporain issu de Montaigne (Desportes, Tristan,Thophile...) qu'elle situe dans le registre du simulacre, de la variation sur lesmodles , sans souci, la diffrence du baroque, d'agir sur le destinataire,10 Le roman pourtant, que j'avais tort nglig, es t bien un territoire encore en partie inconnu, mme aprs LITTRATURE. Coulet, R. Dmoris, G. Molini et M. Lever. n 105 mars 97

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    Narcisse plutt que Pygmalion. C'tait admettre la coexistence, dans unemme priode, de courants parallles (1 1).Quant moi, mon hommage au manirisme, puisque Bellange n'a passurvcu, c'est dsormais, quand je me retrouve Florence, un moment dedlectation silencieuse la chapelle Pontormo de Santa Flicita et au vestibulede la bibliothque laurentienne, sans plus me soucier de convergences littraires,i d'exacte chronologie.

    ** *

    Des courants, des styles, des esthtiques qui se dveloppent paralllement,'autres qui combinent avec les coupures verticales, elles-mmes permables, des volutions qu i se chevauchent : une topologie en mouvementserait peut-tre plus conforme la ralit vivante de cette dure longue d'unsicle ; et pourquoi pas, croissant selon leur loi propre, des formations qu iseraient gnriques ? Tel est bien le trac d'un genre de grande visibilit,composite et sducteur qu i intgre, par assimilation de formes voisines etconsanguines, la parole, le chant, la danse, tous les discours mls au spectacle,au mouvement des acteurs et des machines visant blouir ; ce genre quircuse les cloisonnements et les dfinitions strictes, se transforme dans lacontinuit, du ballet de Circ jusqu' Rameau, grce la coopration deCorneille et Torelli, de Molire, Lully et Quinault, c'est--dire de tout ce qu'ily avait d'inventeurs franais et italiens Paris (12).

    Et qu'observe-t-on en fin d'volution ? la cxistence au mme momentde la tragdie lyrique grand spectacle, c'est le merveilleux de ce temps, avecla tragdie parle en sa plus pure rigueur, celle de Racine ; les hros glorieux etglorifis d'un ct, les hros souffrants de l'autre. ce moment, deux plesantithtiques de la cration thtrale disons une fois encore, faute de mieux,le baroque et le classique vivent et prosprent non pas successivement maissimultanment gots par le mme public la cour et la ville.Ainsi craquent et se desserrent les cadres rigides qui organisent trad

    itionnellement la culture de ce sicle. Et c'est bien dans ce sens que vont lessynthses les plus rcentes (13).1 1 Marcel Raymond, La Posie franaise et le Manirisme. U46-16W, Droz et Minard, 1971 ; Gisle Mathieu-Castellani, Discours baroque, discours maniriste. Pygmalion et Narcisse dans Questionnement du baroque,Louvain-la-Neuve et Bruxelles, 1986.-1 1 Q 12 On suivra de plus prs ces volutions et toute la rflexion qui les accompagna avec Ph. Beaussant, LW/y o /eIlO Musicien du soleil, Gallimard, 1992, et C. Kintzler, Potique de l'opra franais de Corneille Rousseau, Minerve,1991.LITTRATURE 13 par ex. Prcis de ittrature franaisedu XVlf sicle, dir.J. Mesnard.PUF, 1990 ; Le XVlfSicle, dir.J. Truchet,n 105 mars 97 Berger-Levrault, 1992.

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    DERNIER REGARD SUR LE BAROQUE

    LES DEUX REGARDSJ'avais donc pris cong du baroque et de ses prestiges quand parut lasomme de Marc Fumaroli, L'ge de l'loquence (Droz, 1981), et rcemmentL'cole du silence qui couronne l'difice par des tudes se rapportant auxpeintres. Ces ouvrages renouvellent bien des gards notre intelligence duXVIIe sicle en donnant tout leur poids la tradition rhtorique, l'actionoratoire, aux dbats sur le style autour desquels se rencontrent, s'changent,s'affrontent les sductions de l'Italie et les rsistances gallicanes, rejoignanttout en largissant l'ventail le territoire sur lequel je m'tais autrefois engag.Trop tard pour que je puisse en faire mon profit, ils semaient eux aussi le doutesur l'utilit de l'appel au baroque : pourquoi recourir cet instrument, inadapt parce que moderne et parce qu'emprunt aux arts plastiques, alorsqu'en voici de plus prcis, conus et reconnus par les meilleurs espritsd'autrefois ? Je cite Fumaroli : H semble plus simple et plus naturel d'emprunter sa terminologie la tradition rhtorique revivifie par l'humanisme duXVIe sicle, et de retraduire "baroque" par asianisme, "classicisme" par atti-cisme. On dispose ainsi d'instruments d'analyse familiers aux lettrs du XVIe etdu XVIIe sicle (ce qui n'est pas le cas de "baroque" et "classicisme", introduitsaprs coup)... (14).La question ainsi pose vise juste : le couple asianisme/atticisme (abondance /rserve entre autres) a un mrite certain : riche d'un long pass qu i ena affin les sens, il est compris en son temps, il est applicable sans distorsion audomaine littraire ; et il est bien vrai que les traits d'un style asianiste : figur l'excs, enfl, pompeux, propre mouvoir, sduire plus qu' persuader, cestraits dits parfois, en un sens plus restreint, marinistes, sont ceux jugsaujourd'hui baroques, et suspects au nom du bon got par les atticistesanciens et actuels. L'conomie terminologique semble vidente et rentable.J'abonde dans le mme sens quand je suis invit entrer dans le mondede Poussin avec des repres apparents ceux du peintre {ibid., p. 180) etque, lisant des analyses de tableaux appuyes sur la rhtorique des gestes tiredu P. de Cressolles, je suis conduit adopter le point de vue du spectateuridal souhait par Poussin . J'entrevois un Poussin peintre atticiste, une foisdpasses les premires expriences romaines dites parfois baroques , ouplus prcisment vnitiennes, ou mieux encore teintes d'un asianisme pictural15).

    1194 L'Ecole du silence, Flammarion, 1994, p. 343.1 5 Je saisis l'occasion de dire ce que je dois d'autre part J. Thuillier, A. Mrot qui m'ont prpar mieux goter LITTRATUREl'exposition Poussin de 1995. n 10 5 mars 97

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    QUESTIONS DE STYLE

    Voil donc, fortement argument, le regard historique, ou regard rapprochans la mesure o il parvient concider avec le regard que le pass posaitsur lui-mme. Qui ne reconnat l'intrt et mme l'urgence de comprendre,avec les cls qu i taient les siennes, un sicle dont chaque jour risque de nousloigner davantage ?Toutefois e regard qui restitue n'est pas le seul que nous portions sur cepass : une part de notre savoir, notre got surtout, notre il, forms par lespeintres du XXe sicle, projettent sur les toiles dePoussin ce qu'ils ont apprisde Czanne, de Braque, et de toutes les abstractions de notre temps ; cesexpriences qui tendent toutes librer les formes pures ragissent sur notrevision des arts antrieurs ; elles crent chez le spectateur moderne de nouveaux instincts visuels, d'autres modes d'valuation, qu'il paiera sans doute derticences ou de ccits ; La peinture contemporaine, particulirement enFrance, a rendu l'oeil plus sensible aux qualits proprement plastiques (J. Thuillier) (i). Certes, unit de composition, ordonnance, rythmes, modes,ces notions taient videntes pour Poussin et probablement pour un Chante-lou, mais associes ou subordonnes d'autres que le spectateur actuelmconnat sans un apprentissage rudit.Ce qui est vrai de la peinture l'est aussi des uvres littraires ; celles-cin'chappent pas au retour du prsent sur le pass ; nous lisons les potes duXVIIe sicle travers le filtre de Baudelaire, de Mallarm, d'luard ; il y eut untemps o maniant le filtre valryen Bremond isolait chez Racine, sans craindrele contre-sens, quelques perles de posie pure . Aujourd'hui Racine et aveclui tous les crivains de thtre nous parviennent travers les rinterprtationsde nos metteurs en scne ; un spcialiste en convient : Un vrai public dethtre[...] ne peut vivre la reprsentation d'une uvre du XVIIe sicle indpendamment de sa propre poque (17). Il faut mme largir le propos : lesuvres modernes, le roman moderne renouvellent notre connaissance desuvres anciennes, Proust nous fait percevoir un ct Dostoevski chezMme de Svign, il esquisse une lecture bachelardienne de Stendhal avant deprojeter la jalousie de son hros sur celle de Phdre.Je termine donc comme j'ai commenc : la double existence desuvres qui, nes dans le pass vivent pour nous dans le prsent, rpond ledouble regard qu i est invitablement le ntre : le regard historique qui restituele pass, le regard actuel nourri d'exprience contemporaine qui ressent lesuvres anciennes comme si elles taient d'aujourd'hui : cette distorsion portele nom d'anachronisme, que le savoir historique dnonce justement, comme ildnonce l'appel au baroque qui pose au XVIIe sicle des questions qui ne sont

    1 ofv Pas les siennes. vrai dire, la fragilit de l'hypothse baroque tient l'ambi-LITTRATURE 1 6 Dans Destins et eHeux ^* XVIfC de, PUF, 1985, p. 29. 10 5 - mars 97 1 7 J. Truchet, ibid. , p. 204.

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    DERNIER REGARD SUR LE BAROQUE

    valence de sa dfinition : propose tantt comme style, comme systme formel, elle peut satisfaire le regard moderne, dans la mesure o il se fixe sur lesuvres ; tantt comme moment historique, comme cadre chronologique, elledsigne un type dat de socit et de culture.Il y aurait donc un choix faire, si l'on tient prolonger l'exprience. Detoute faon, les incertitudes cessent ds que l'on considre les uvres dansleur solitude, indpendamment de leur insertion dans l'histoire et de touterfrence une catgorie esthtique.

    121LITTRATURE 10 5 - MARS 97