Jean Varenne - L'Hindouisme 1974

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  • 8/3/2019 Jean Varenne - L'Hindouisme 1974

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    L'hindouisme : des renaissances successives par Jean Varenne(Extrait de Les religions. d. Marabout 1974)

    Au dernier recensement officiel, qui date de 1961, le sous-continent indien (c'est--dire laRpublique indienne, le Pakistan, le Bangla-Desh, le Npal et Ceylan pris ensemble.

    comptait 553 millions d'habitants. Interrogs sur leur appartenance religieuse, cesderniers se rpartirent ainsi :

    Hindous 388 millions 70 %

    Musulmans 131 millions 24 %Chrtiens 11 millions 2 %Bouddhistes 10 millions 2 %Sikhs 8 millions 1,5%Jans 2 millions 0,4 %Parsis 0,3 million 0,1 %

    Ce tableau appelle quelques remarques ; les incroyants ny figurent pas, mais on peutpenser que leur nombre est ngligeable dans des pays o la civilisation occidentale n apas encore mordu en profondeur ; quant aux bouddhistes, ce sont surtout des rfugistibtains et des montagnards de l'Himalaya : le bouddhisme a disparu de l'Indeproprement dite depuis le VIIIe sicle. En revanche, les chrtiens sont d'authentiquesIndiens, certains d'entre eux ont t convertis ds les premiers sicles par des marchandsvenus du Proche-Orient : des glises syriaques subsistent encore sur la cte occidentalede l'Inde ; mais, videmment, les plus nombreux adhrrent au christianisme aprs leXVIe sicle, sous l'influence des Europens qui se disputrent le sous-continent partirdu XVIIe sicle. Les sikhs et les jans se distinguent peine de l'hindouisme et sontparfois tenus pour des mouvements rformateurs autonomes, mais relativement proches

    de lui : on sait que Gandhi, d'origine jan, se laissait appeler hindou. Quant aux parsis, cesont les derniers sectateurs de Zoroastre ; venus de Perse (d'o leur nom), ils sont ennombre infime par rapport au chiffre total de la population, mais leur influence est sanscommune mesure avec leur importance numrique parce qu'ils dtiennent une grande partdu patrimoine conomique de l'Inde.

    Il reste que les deux seules grandes communauts religieuses du sous-continent sontl'hindouisme et l'islm qui, ensemble, reprsentent 94 % de la population. En perptuelaffrontement, tant sur le plan politique que dans les domaines social, conomique,culturel, etc., ces deux civilisations sont l'une et l'autre en plein essor et il est impossiblede dire laquelle, actuellement, mord le mieux sur le domaine de l'autre ; les chiffres des

    derniers recensements paraissent stables en proportion, mais il est trs difficiled'apprcier le dynamisme des gains respectifs, car s'il est vrai que les chiffresaugmentent, on ne sait pas exactement laquelle des deux communauts est la plusfconde, dmographiquement.

    Les frontires de l'hindouisme sont imprcises

    En ce qui concerne l'hindouisme, enfin, reste la difficult d'en prciser les frontires.Dj, on vient de le voir, il n'est pas ais de dcider si les sikhs et les jans sont ou non

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    des hindous ; on en dirait autant de certains groupes ruraux, vivant au centre de l'Inde ousur ses marches orientales, que l'administration anglaise recensait comme animistes. ,mais que l'Inde indpendante tient pour hindous. On saisit l une dmarche que l'onpourrait qualifier d'imprialiste et qui est l'un des traits de la situation actuelle, comme onaura l'occasion de l'indiquer. Au demeurant, il ne s'agit que d'un pourcentage infime de la

    masse des 388 millions d'hindous.Pour prsenter une religion comme l'hindouisme 1 , il convient de dcrire d'abord lecomportement de ceux qui la vivent quotidiennement et d'indiquer ensuite quois'ordonnent ces attitudes individuelles ; c'est alors seulement que l'on voquera lesmythes fondamentaux et l'idologie, avant de conclure en analysant brivement lemouvement rformiste contemporain.

    LES PRATIQUES

    Il importe d'insister, ds l'abord, sur le fait que l'hindouisme, au moins sous sa forme

    normale, est une religion sociale . Il faut entendre par l que les rapports du fidleavec la divinit sont troitement dtermins par son appartenance un groupe social :famille, caste, secte.

    Il est exceptionnel qu'un individu agisse en dehors des cadres prexistants et, plusparticulirement, de celui auquel il appartient de naissance, c'est--dire sa caste ; s'il estamen le faire, c'est presque toujours pour en crer un autre : la secte. Comme on leverra par la suite, les sectes sont voues se multiplier la manire des cellules d'uncorps vivant. La seule possibilit d'chapper au carcan social est donc de renoncer aumonde pour adopter le mode de vie des ermites et des moines mendiants ; mais, trssouvent, ces sdhu (renonant) se transforment en guru (matre spirituel), deviennent, ce titre, fondateurs de sectes et recrent donc autour de leur personne le type decommunaut auquel ils avaient pens d'abord chapper.

    En Inde, la religion est polythiste

    L'autre caractristique fondamentale de l'hindouisme, c'est qu'il est un polythisme ; laquestion : Combien y a-t-il de dieux ? , le rishi (prophte) Yajnavlkya 2 rpondait : Trente-trois millions. C'tait la fin des temps vdiques, environ dix sicles avantnotre re, mais les hindous d'aujourd'hui souscriraient sans difficult cette affirmation,et il n'est que de se promener dans la campagne indienne o abondent les sanctuairesddis aux divinits les plus diverses, ou de contempler la faade d'un grand temple surlaquelle s'enchevtrent inextricablement des corps de milliers de dieux et de desses poursaisir quelle vrit profonde de l'hindouisme correspond cette profession de foi. Bienentendu, on trouve, en Inde comme ailleurs, des individus qui militent en faveur dumonothisme, par rfrence sans doute aux grands rivaux de l'hindouisme : l'islm et lechristianisme, mais ils restent extrmement minoritaires et se recrutent surtout parmi lesintellectuels occidentaliss. Toute diffrente est l'attitude d'autres hindous qui lvent l'un

    1Voir L. Renou : l'Hindouisme (Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ? , 1951) et R.C.Zaehner :Hinduism (Londres, Oxford University Press, 1962).2Dialogue inclus dans laBrihad-Aranyaka Upanishad(Paris, Les Belles-Lettres, 1934).

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    quelconque des dieux du panthon au rang de divinit suprme et lui vouent un culteexclusif : le monothisme n'est l qu'apparent, puisque le dieu prfr se comportecomme un roi entour d'une cour de divinits en partie dchues de leur prestige.

    Chaque famille a son dieu ou ses dieux

    On devine comment ces deux ralits, religion sociale et polythisme, s'articulent l'une l'autre : chaque famille, chaque caste, chaque secte a son dieu ; ou plutt ses dieux, car, laussi, c'est la multiplicit qui est prfre ; et la vie liturgique de ces petites communautsest rythme par un calendrier de ftes et d'abstinences qui sont propres chacune. Ilexiste, certes, des festivits nationales ou, tout le moins, rgionales , mais ellesrestent peu nombreuses au regard de l'ordinaire trs contraignant du culte communautairefamilial ou sectaire. Il y a l quelque chose d'important pour l'intelligence de l'hindouismeet qui correspond en somme ce que nous nommerions devoir religieux .

    Le dharma

    Les hindous utilisent le terme sanskrit dharma pour exprimer cette ralit. Le mot,difficilement traduisible, voque la fois l'Ordre cosmique, la Loi juridique, la Normesociologique et politique ; en y ajoutant l'adjectif santana (ternel), c'est le nom que lesfidles donnent leur religion : l'hindouisme, ou santana dharma . Le choix d'un mottel que celui-ci est significatif parce qu'il indique que cette religion est sentie commel'expression humaine, terrestre, d'une ralit universelle et permanente : aucun fondateurn'a prsid son tablissement, elle a toujours exist et existera toujours, sans la moindrevariante. Ds lors, les diffrences de culte, d'une caste l'autre, par exemple, ne sont queles facettes d'un diamant unique ; les oppositions doctrinales d'une secte l'autre sontsenties comme diverses rfractions d'une mme lumire, non comme d'irrductiblesdivergences.

    Mieux mme, cette multiplicit tmoigne de l'universalit du dharma : instinctivement,l'hindou considre toute forme religieuse comme participant, mme si elle l'ignore, de laNorme ternelle. C'est l ce que l'on a pris parfois pour une tolrance de l'hindouisme l'gard des autres religions, alors qu'il s'agit d'une sorte d'imprialisme idologique ; lesmissionnaires chrtiens, s'entendant rpondre que Jsus n'est qu'un avatar de Vishnu,parmi tant d'autres, l'ont bien compris.

    Une religion sans fondateur, mais exprimant une ralit cosmique

    Eternel, l'ordre des choses n'en est pas pour autant considr comme statique : il est enconstant devenir, voluant, la faon d'un rve vivant, d'une naissance une mort. C'estla thorie des cycles cosmiques 1 , selon laquelle l'univers se manifeste intervallesrguliers, se dveloppe, puis se rsorbe, pour renatre encore, et cela indfiniment.Chaque dveloppement se fait en quatre tapes correspondant aux quatre ges des Grecs :ge d'or (le meilleur et le plus long), ge d'argent, ge de bronze, ge de fer (le ntre, quiest le pire et le plus court). Mais la substance cosmique reste toujours la mme et si lesformes de manifestations sont toutes diffrentes, la structure fondamentale (c'est l une

    1Voir R. Gunon : Formes traditionnelles et cycles cosmiques (Paris. Gallimard, 1971).

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    autre faon de traduire dharma) demeure rigoureusement identique elle-mme. Il n'y adonc pas d'ternel retour au sens strict du terme, mais d'innombrables variations sur unthme unique.

    Le monde que nous connaissons et les autres, qui chappent nos sens, sont donc sous le

    signe de la multiplicit, ce qui ne signifie pas de la confusion, car cette richesseexistentielle est organise, structure, dans la mesure o elle est l'expression manifeste dudharma. Les sphres d'existence, les mondes sont hirarchiss et l'on comprendra quele monde des hommes est infrieur celui des dieux, par exemple. L'important est queces micro et macrocosmes sont analogues l'un l'autre : ce qui est en bas est comme cequi est en haut De plus, chacune de ces sphres d'existence est elle-mme formed'lments hirarchiss : les trente-trois millions de dieux ne sont pas une troupe confuse,mais une socit vritable o chacun a sa place, selon sa fonction ; de la mme faon, leshommes ne sont nullement gaux aux yeux des hindous, mais se situent divers niveauxd'une chelle hirarchique, selon le rle qu'ils jouent dans la socit. C'est ce systmeorganisateur que l'on connat sous l'expression de systme des castes.

    La caste, ralit religieuse, ne concide pas avec les classes sociales

    Insistons, d'abord, sur le fait que la caste ne se dfinit pas en termes de sociologie ; elleest une ralit religieuse et ne peut se comprendre que par rfrence la thologiebrahmanique. Selon celle-ci, toutes choses drivent d'un principe unique dont ellesprocdent la faon des hypostases de la tradition plotinienne1 ; ce principe, cet absolu,c'est le brahman dont la premire hypostase est le dieu Brahm, le Crateur, en dessousduquel se situent les autres grands dieux tels Vishnu. Shiva, la Grande Desse, puis touteune srie de divinits en nombre toujours plus grand lorsque l'on descend l'chellehirarchique, c'est--dire au fur et mesure que l'on s'loigne du brahman. Et puisque lemicrocosme humain est analogue au microcosme divin, la mme structure se retrouveradans l'agencement des castes : au sommet, les brahmanes qui, comme leur nom l'indique,reprsentent le brahman sur cette terre ; puis les nobles dont la fonction est d'administrerla socit et de la protger de ses ennemis ensuite, la masse du tiers tat, producteur derichesses conomiques ; la foule innombrable des serviteurs se situe videmment tout enbas de la pyramide dont elle forme, en somme, la base ncessaire. Ainsi les castes sont enthorie au nombre de quatre seulement : brahmanes, kshatriya, vaishya, shdra. Enpratique, cependant, les castes se comptent par centaines, car les vaishya et les shdra sesubdivisent en de nombreuses communauts correspondant soit des mtiers soit deslocalisations gographiques. Enfin, certains individus (ils se comptent, en Inde, pardizaines de millions) ne relvent pas du dharma et ne sont donc pas casts : ce sont lesparias (hors castes) dont le sort religieux est prcaire, puisque, se prtendant hindous, ilsse voient refuser la pratique de leur religion par les membres des castes suprieures. Onsait la lutte que mena Gandhi pour que les temples soient ouverts tous, mme aux pariasqu'il affectait d'appeler Hari jans (peuple de dieu). Il convient cependant d'insister nouveau sur le fait qu'il s'agit l d'une hirarchie mtaphysique et non de ralitsconomiques. Les castes ne recoupent pas les classes qui existent en Inde commeailleurs : nombreux sont les parias propritaires d'usine ou de commerce, plus nombreuxencore les brahmanes rduits la misre.

    1Voir sur ce problme M. de Gandillac : la Sagesse de Plotin (Paris, Hachette, 1952).

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    La rigueur d'un tel systme est immdiatement perceptible : on nat dans une caste et l'onne peut en changer ; le mariage s'opre obligatoirement dans la mme caste, sauf le caspossible, mais par simple tolrancede l'union d'un garon de caste suprieure avecune fille de caste infrieure (le contraire est interdit) : les enfants qui naissent dans de telsfoyers relvent d'une sous-caste intermdiaire de celles de leurs parents. L'apparente

    injustice d'une organisation sociale exclusivement fonde sur le hasard de la naissance estcorrige par la croyance la transmigration qui, en fait, justifie un systme que l'on doitconsidrer d'un point de vue dynamique. En effet, les thologiens hindous insistent surl'ide que la naissance d'un individu dans une caste donne ne commande qu'un moded'existence trs provisoire : qu'est-ce qu'une vie, mme de cent annes, si l'on sait que l'ondoit en vivre des milliers, peut-tre des millions ?

    L'me migrante se rincarne dans les vies successives

    Brivement expose, la doctrine hindoue de la transmigration enseigne que tout trevivant est form d'une me (en sanskrit : tman) et d'un corps. Ce dernier n'est qu'une

    dpouille mortelle cependant que l'tman est imprissable. Emanant, au commencementdu monde, de la source unique de toute vie, le brahman , l'me, entreprend un longvoyage, pour retourner l'Absolu. Il faut admettre que la premire tape est tout au basde l'chelle des tres, parmi les formes les plus lmentaires de la vie cosmique.Progressivement, cette entit migrante qu'est l'tman gravit les chelons et se rincarnedans des corps de plus en plus complexes : animaux suprieurs, hommes. Dans la mesureo elle monte de la sorte, elle acquiert des responsabilits toujours plus grandes, celles-citant fonction de la distance relative o l'on se trouve par rapport au Principe : ainsi leshommes sont-ils tenus d'observer des lois morales, dont les animaux n'ont pasconnaissance ; et parmi les humains, les brahmanes sont contraints d'observer des rglesplus strictes que celles qui gouvernement l'existence des shdra, par exemple. Or il setrouve que les actes accomplis par les vivants portent du fruit , comme disent lesthologiens hindous, c'est--dire que le destin de l'me migrante est fonction ducomportement de l'individu dans lequel elle s'est incarne. Agit-on bien (par rfrenceaux devoirs de sa caste) : l'me, allge , monte dans l'chelle cosmique et se rincarnedans le corps d'un tre suprieur, homme ou dieu ; agit-on mal : l'me, alourdie par lepoids des pchs commis, tombe dans les corps infrieurs, parias ou animaux. Ainsi onest certain que chaque individu mrite le sort qui est le sien. Les thologiens hindousorthodoxes ne pouvaient suivre Gandhi, parce qu' leurs yeux les parias sont des pcheursen train d'expier : leur donner un avantage quelconque, c'est leur retirer la possibilit dese racheter ; adoucir le supplice d'un condamn, c'est prolonger la torture, ce n'est pasgracier, puisqu'en l'occurrence l'homme n'a aucun pouvoir d'intervenir. On aural'occasion, toutefois, d'indiquer ci-aprs comment certains hindous s'efforcent de briser cesystme qu'ils ressentent comme un carcan. Auparavant, il convient de voir ce qu'est ledevoir de caste, c'est--dire, en somme, en quoi consiste la pratique religieuse de l'normemajorit des hindous.

    Le culte

    On l'a dit plus haut : l'hindouisme est une religion familiale ; cela signifie qu' sanaissance l'individu hrite de croyances et de rites propres au groupe social auquel ilappartient. Concrtement, la caste n'est qu'une fdration de familles (et, bien entendu, il

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    faut entendre ici la famille au sens large) ; le devoir de caste et le devoir familial seconfondent donc. L'individu, tenu d'observer son propre dharma1 , est sr d'y obir ensuivant scrupuleusement les rgles qui lui sont enseignes durant son enfance. Aumoment o il atteint l'ge de raison (entre sept et douze ans), une crmonie initiatiquemarque son entre dans la communaut des adultes ; partir de ce moment, il est

    responsable de ses actes et doit clbrer les rites, d'abord sous l'autorit de son pre, puis,selon sa propre initiative, partir du moment o il se marie.

    Le culte consiste en une crmonie d'adoration et en de nombreuses dvotions

    Les rites consistent essentiellement en un crmonial quotidien d'adoration des divinitsfamilialesla pjet en sacrifices offerts aux mnes certaines poques de l'anne.La pj se clbre le matin et le soir devant un autel situ dans la maison elle-mme, oudans le jardin attenant. Des statuettes ou des images reprsentent les dieux et desses sousforme humaine, mais avec des attributs, des vtements, tout un environnement (animauxfamiliers, dcor) qui permettent de les distinguer aisment. Au moment o dbute la

    crmonie, la divinit est appele au moyen de formules traditionnelles, puis invite dner . A cet effet, on la traite comme un hte de marque : on lui lave les pieds, on luioffre des fleurs et du parfum, on lui prsente des aliments et, enfin, on la congdielorsque le repas est cens s'achever. De l'encens brle pendant la rcitation des prires quirythment chacun des gestes et, plusieurs reprises, on balance des lumires (le plussouvent des lampes huile) devant l'icne. Les aliments utiliss sont, il va sans dire,consomms par les fidles en communion avec la divinit (ou avec les mnes, dans lesrites funbres).

    Thoriquement, la pj ne s'adresse qu' une seule divinit, mais les dieux sont sinombreux que l'on pratique souvent l'adoration de plusieurs divinits groupes, parexemple : Shiva et sa pardre Prvat, Vishnu et l'un de ses avatars, etc. Cependant, cen'est l qu'un pis-aller, et, pour pallier cette difficult, l'habitude est de choisir une foispour toutes dans le panthon familial une divinit d'lection (ishta-dvat) laquelleon voue un culte quasi exclusif. Souvent, ladite ishta-dvat est commune toutes lesfamilles d'un village sans distinction de castes : c'est alors l'un de ces dieux campagnardscomme l'Inde en compte des dizaines de milliers. A ce culte de base, vou l'adorationde la divinit familiale, s'ajoutent de nombreuses dvotions adresses une foule d'autresddicataires de moindre importance auxquels on demande gurison de maladie, fcondit,richesses, bonnes rcoltes, pluies en temps voulu, etc. L aussi il s'agit de clbrer unepj, mais la crmonie a lieu l o est cens rsider le dieu en question : grotte,montagne, roc, arbre, tang ou rivire. L'importance des offrandes, la pompe liturgiquevarient beaucoup selon la ferveur du dvot ou l'urgence de sa requte.

    L'anne est rythme par des ftes religieuses

    A l'autre extrmit de l'chelle des valeurs se situent les grandes ftes religieuses quidbordent largement le cadre de la famille ou de la caste ; souvent mme, les festivits

    1L'expression figure dans la Bhagavad-Git ; nombreuses traductions franaises de cetexte : en dernier, celle qui figure dans l'Hindouisme, recueil de textes tabli par A.M.Esnoul (Paris, Fayard, 1972).

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    permettent l'abolition provisoire des barrires de caste, et ce sont alors les raresoccasions o les parias peuvent se sentir hindous part entire. Citons titre d'exemple lafte du printemps, la fte des lumires, Dwal (octobre), la fte des serpents (juillet) quimarquent des moments importants de l'anne, et les ftes des divinits majeures, commela Nuit de Shiva (novembre), la naissance de Krishna (aot), Dassra, en l'honneur de la

    desse Durg (septembre), etc. Il faudrait galement mentionner les ftes rgionales dontl'une des plus clbres est la procession de Jagannth Puri (province d'Orissa) o descentaines de fidles s'attellent l'norme char o trne l'image du dieu ; la ferveur est sigrande Puri que certains dvots y pratiquent le suicide rituel en se jetant sous les rouesdu vhicule. Une place devrait galement tre faite aux plerinages, forme de dvotiontrs rpandue bien que nullement obligatoire. Nombreux sont les fidles qui se rendent Bnars, aux sources du Gange, ou l'un des grands sanctuaires ddis Vishnu ou Shiva. Il existe galement des plerinages rgionaux, tel celui de Pandharpur (rgion deBombay) chant par le grand mystique Tukrm. Hors ces occasions solennelles, lareligion reste cependant centre sur le culte familial et laisse donc peu de place l'initiative individuelle. Il faut vnrer tel dva (dieu), telle dv (desse) parce que l'on

    est n de tel pre, en telle rgion et, le plus souvent, il faut bien dire que l'adorationrituelle reste affaire de routine plus que d'enthousiasme. Nombreux, cependant, sont leshindous qui ne se satisfont pas de ces devoirs et recherchent un contact plus troit avec ladivinit. C'est le mouvement de dvotion ardent, ou bhakti.

    La bhakti

    Il s'agit cette fois d'une attitude proprement individuelle instaurant une relation depersonne personne entre le fidle et son dieu. Celui-ci peut, certes, tre le ddicataire duculte familial, mais le plus souvent, la bhakti s'accompagne d'une rupture avec le systmereligieux traditionnel, car l'amour pour Dieu est exigeant, volontiers exclusif et conduitdonc le fidle ngliger ses devoirs de caste. Il n'est pas rare d'ailleurs que cela soitvolontaire, car la bhakti est l'un des moyens dont dispose l'hindou pour s'affranchir descontraintes sociales. Dans la mesure, en effet, o un sentiment de dvotion ardente pourune divinit donne prend les formes d'une passion vritable (et c'est le cas le plusfrquent), toute limitation est sentie comme un obstacle qu'il faut carter ; ainsi le fidleest-il amen partager son amour avec qui le voudra, sans distinction d'origine sociale,c'est--dire, en fait, par-del les barrires de castes. D'autre part, dans la mesure mme oils prennent une attitude juge scandaleuse par les tenants de l'ordre tabli (dharma), lesdvots ont tendance se grouper autour d'un matre spirituel. Ainsi naissent les sectes 1.

    Les sectes sont l'une des dimensions de l'hindouisme

    Tukrm, par exemple, tait un shdra, c'est--dire qu'il appartenait la caste la plusbasse ; ne sachant ni lire ni crire, il obtint cependant un immense renom par les pomesqu'il composa en l'honneur du dieu Vithob, pour lequel il s'tait pris d'une passionviolente. Autour de lui se grouprent d'autres dvots gagns par la contagion de sonamour et, depuis le XVIIe sicle, la secte qu'il fonda ainsi est toujours vivante au

    1Voir les Introductions aux traductions de pomes de Tukrm (par G.A. Deleury) et deKabr (par C. Vaudeville), dites chez Gallimard (coll. Connaissance de l'Orient ), en1956 et 1959.

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    Mahrshtra (rgion de Bombay). Elle accueille tout hindou qui le dsire, sans distinctionde caste et, lors du plerinage annuel Pandharpur o se trouve le temple de Vithob,brahmanes et shdra se coudoient. Plus radical encore fut le mouvement fond par Kabrau XVe sicle dans la rgion de Bnars. L encore, il y a rupture avec le systme socialtraditionnel : Kabr tait tisserand et appartenait donc l'une des plus basses castes ; de

    plus, comme son nom l'indique, sa famille s'tait convertie l'islm. Or, malgr cettesituation qui, dans une ville telle que Bnars, devait faire de Kabr une sorte de paria, ilrussit s'imposer par la puret des psaumes qu'il improvisait la gloire de Dieu. Lencore, de nombreux fidles, venant de toutes castes, se grouprent autour de lui etfondrent, par cela mme, une secte qui existe encore aujourd'hui. On pourrait multiplierles exemples, car les sectes sont innombrables ; elles constituent l'une des trois grandesdimensions de l'hindouisme : la premire tant la caste, la troisime, le yoga.

    Le renoncement

    Il convient d'indiquer d'abord que la bhakti conduit souvent le dvot renoncer au monde

    pour se donner pleinement son dieu. Kabr, par exemple, affirme : Ceux-l viventternellement qui ont renonc la caste et la famille , et l'on rencontre parfois sur lesroutes de l'Inde de ces vagabonds qui chantent sans trve leur amour pour Krishna, Rmaou tel autre avatar de Vishnu.

    Ayant tout abandonn, les dvots errent alors sans trve d'un sanctuaire un autre, vivantun plerinage perptuel qu'ils rythment de psaumes et de cantiques traditionnels oucomposs par eux. A l'tape, ils conduisent souvent les prires des villageois enorganisant un kirtn, sorte d'office religieux o alternent sermons et chants. Rien n'estplus populaire en Inde que cette forme de dvotion, et la vnration dont le peupleentoure ces fous de Dieu tmoigne du retentissement de leur enseignement dans lescouches les plus humbles de la socit. Enseignement exemplaire puisque vcu par celuiqui le professe et qui rsonne d'autant mieux dans le cur des individus qu'il rejoint legrand courant du yoga colport, lui aussi, par des renonants d'un autre type, les sdhu.Ce mot sanskrit, qui signifie saint , dsigne celui qui a tout quitt pour faire son salut ;ce peut tre par la voie de la bhakti, comme on vient de le voir, mais c'est le plus souventpar celle du yoga. Les dvots, en effet, ont tendance vouloir partager leur joie avec leurssemblables ; ils prchent, ils fondent des sectes, cependant que les sdhu proprement ditssont trs souvent ermites et font volontiers le vu de silence intgral, ce qui les coupe de

    tout contact avec le monde extrieur : muets, mditant dans des grottes ou sous desarbres, ces solitaires mourraient de faim si les paysans indiens ne considraient commeun devoir sacr de dposer chaque jour un peu de nourriture (riz et fruits) devant toutindividu isol, sans jamais lui poser la moindre question. Cet abandon total s'opre l'occasion d'une crmonie au cours de laquelle le futur sdhu annonce son intention depratiquer le samnysa (renoncement) ; il est ds lors considr comme dfunt , safemme prend le deuil et son fils hrite du patrimoine. En principe, le choix estirrversible et le sdhu doit quitter le territoire du village. Il est rare que le renoncementsoit pratiqu par des clibataires, car les hindous se marient jeunes, avant que la tentation de l'abandon puisse jouer.

    Le renoncement des ermites est une mort sociale

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    Il y a, bien entendu, de nombreuses variantes, mais le schma reste, pour l'essentiel, celuid'une rupture radicale quivalant une mort sociale. Et si l'on songe ce que l'ordresocial reprsente pour l'hindouisme, on comprend que le samnysa soit tenu pour unefolie, ou pour un hrosme. En effet, si la thorie du dharma et son corollaire, celle de latransmigration, sont vraies, le sdhu se condamne retomber aprs sa mort au plus bas de

    l'chelle des tres puisqu'il va cesser de pratiquer les devoirs de sa caste. Un sdhuaccepte de la nourriture de n'importe qui, il ne clbre plus la pj familiale, il abandonnefemme et enfants : autrement dit, il accumule ce que nous appellerions des pchsmortels et vit avec persvrance dans des conditions qui sont la ngation mme dudharma. Cela est si vrai que les traditionalistes, les brahmanes notamment, conseillent detenir les sdhu l'cart, de n'avoir pas commerce avec eux, de leur interdire l'accs desvillages, etc. Sgrgation due au fait explicitement indiqu que les vagabonds sont, pardfinition, sans feu ni lieu , ce qui les situe plus bas que les parias, s'il est possible.

    Par l'amour de Dieu les sdhu esprent chapper au cycle des renaissances

    Il est temps de dire que les renonants ont en commun une idologie particulire, issue del'hindouisme orthodoxe , mais originale sur la question des fins dernires et desmoyens utiliser pour les raliser. Dans sa rigueur, la thorie du dharma enseigne quel'ordre social, image de l'ordre universel, est un bien en soi, car il donne l'occasion chacun de monter dans la hirarchie des tres par l'observance des devoirs propres chaque degr de l'chelle cosmique. Dj la bhakti corrigeait la doctrine en enseignantque les dieux pouvaient intervenir dans le processus : le fidle sincre se voyait gratifid'un avantage tel que celui de sauter plusieurs degrs et d'atteindre plus vite auxconditions les plus hautes ; mieux mme, la divinit d'lection pouvait recevoir le dvotdans son paradis et l'y garder jusqu' la fin du cycle, sans qu'il soit besoin de renatre.Presque tous les fondateurs de sectes prchent dans ce sens : Aimez votre Dieu, il vousle rendra en vous accueillant dans son ciel o vous cohabiterez avec lui. Les sdhu,pour leur part, vont plus loin encore : ils soutiennent que tout homme a le pouvoir de faireson salut, tout seul, par ses propres forces. Et par salut , ils entendent non lacohabitation en paradis avec tel ou tel dieu, mais bien la dlivrance ( moksha ) du cycledes renaissances. Les dieux ne font-ils pas partie de l'univers ? Leurs paradis ne sont-ilspas des mondes , c'est--dire des sphres d'existence analogues la ntre ? Or, tout cequi fait partie de l'univers, tout ce qui existe, sous quelque forme que ce soit, estprissable ; la fin du cycle, les cieux disparatront, comme la terre, et les dieux sersorberont dans le brahman, comme les mes de tout tre vivant. Et tout sera recommencer, cycle aprs cycle, indfiniment : c'est l l'illusion cosmique ( my. )dont il importe, leurs yeux, de se librer. On peut, en effet, assurent les renonants,rejoindre directement le brahman qui, parce qu'il est l'absolu, n'appartient pas l'univers.Non manifest, il est le spectateur impassible de cette manifestation cosmique qui,pourtant, mane de lui. L'atteindre, c'est obtenir la dlivrance car si l'tman (me)parvient raliser qu'il est, en fait, identique au brahman, le voile de l'illusion se dchirepour lui, et il sort du monde , jamais.

    Le yoga

    Pour parvenir la ralisation de cette identit, une mthode est requise. Le point dedpart est le renoncement : en se coupant du monde, en rompant toutes attaches, en

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    abandonnant tout avoir, l'adepte se met en condition de recevoir l'initiation qui lui estdonne par un matre spirituel (guru), c'est--dire par un sdhu qui a dj touch au but.Ensuite vient la mthode proprement dite que l'on appelle yogas1.

    Le yoga est une ascse du corps et de l'esprit

    Le sens premier de ce mot est attelage et, de fait, le sdhu doit, par le yoga, matrisertoutes les forces vitales, que l'on compare des chevaux indisciplins. La voie suivrepour y parvenir est une ascse difficile, vritable monte au Carmel que seuls russissentles plus forts spirituellement.

    Les Asana (postures) ont pour but de dompter le corps, de mme que la tenue du souffle (prnyama) discipline l'nergie vitale et la concentre pour lui donner une puissancesurhumaine. Puis viennent le retrait des sens et la concentration d'esprit, grce quoil'adepte chappe vraiment au monde qui l'entoure et peut aborder l'tape capitale de ladhyna (mditation profonde), par laquelle, descendant au plus profond de lui-mme

    jusque dans le lotus du cur , il parviendra voir son me . A cet instant, il raliseraque celle-ci n'est autre que le brahman et il deviendra celui-ci, car, selon la philosophiehindoue, on devient ce que l'on connat . C'est le samdhi, tat surnaturel dans lequelon atteint une position dfinitive une des faons de traduire ce mot, proprement au-del de tout ce qui est concevable, puisque l'tre individuel y est devenu l'Etre-en-soi, aprs dissolution de la personnalit. A ce stade, il importe peu que l'on soit mort ouvivant, puisque la dlivrance est effectivement atteinte. S'il survit, l'adepte, dsormaisparfait yogin (adepte du yoga), devient le plus souvent un guru, afin de faire bnficierd'autres renonants de son exprience spirituelle.

    Les renonants sont souvent des matres spirituels

    Certains de ces guru, clbres pour l'efficacit de leur enseignement, voient se fonderautour d'eux ce que l'on nomme un shram, c'est--dire une communaut de disciples plusou moins organise et qui, en principe, garde toujours une existence prcaire : le matrepeut dcider de ne plus enseigner, il peut disparatre et, dans ce cas, l'shram disparataussi. Ces groupements ne sont, en effet, ni des couvents, ni des institutions, ni descoles, mais simplement la runion de disciples autour d'un grand yogin. Il va sans direqu'il y a des variantes : certains shram ont survcu la mort du matre (c'est le cas decelui d'Aurobindo Pondichry) ; d'autres se sont transforms en collges, des btimentsont t construits, etc. Mais il s'agit l de dviations et d'exceptions finalement trs raresen comparaison de la masse norme des shram normaux , ce qui signifie : sansexistence autre que de commodit, l'espace d'une saison. Un autre point sur lequel ilconvient d'insister une fois de plus, c'est que les renonants ne sont forcment qu'uneminorit trs rduite sans quoi la socit hindoue se serait vanouie depuis longtemps. Onestime 3 millions le nombre des sdhu dans l'Inde d'aujourd'hui, alors que la religionnormale est le fait de plus de 385 millions de personnes ! On peut donc retournermaintenant celle-ci pour faire l'inventaire des mythes principaux dont vit cette massenorme d'individus.

    1Voir l'expos des doctrines fondamentales du yoga classique dans les premires pagesdu volume : les Upanishad du yoga (Paris, Gallimard, 1971).

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    MYTHOLOGIE

    A en croire les thologiens brahmaniques, les trente-trois millions de dieux del'hindouisme1 se rpartiraient en trois grandes familles (on pourrait dire clans ou tribus)correspondant aux trois aspects fondamentaux du divin ; il y aurait donc une sorte de

    trinit hindoue que l'on dfinit comme tre-conscience-batitude. (sac-chid nanda),chacune de ces personnes se manifestant sur le plan mythologique comme Brahm,Vishnu, Shiva. La ralit est un peu diffrente. D'abord, Brahm n'a pas d'existenceliturgique : son nom n'est mentionn que lorsqu'il est fait mmoire de la cration dumonde, ce qui n'est pas frquent ; l'ordinaire du culte familial l'ignore mme tout fait.Inversement, la Grande Desse, qui tient une place centrale dans la vie religieuse deshindous, n'apparat pas dans le schma traditionnel de la trimurti. Il faut donc corriger ladoctrine des thologiens en posant une trinit dont les trois personnes sont Vishnu, Shivaet la Desse. Cette trinit-l est bien vivante, et, ce titre, il est juste de dire que les dieuxinnombrables relvent de l'un de ces trois aspects du divin, ou, si l'on prfre, d'indiquerqu'ils se rpartissent les diverses fonctions cosmiques selon trois grands secteurs auxquels

    prsident les deux principaux dieux et la Desse.On pourrait, certes, objecter que, le plus souvent, les noms donns aux nombreusesdesses sont ceux d'pouses ou de filles de Vishnu ou de Shiva : Lakshm, par exemple,est la femme du premier ; Prvat, celle du second. Ainsi, la prtendue trinit se rduirait une dualit ; cependant, le culte des divinits fminines existe pour lui-mme,indpendamment de celui des grands dieux et plus d'une desse ne se rattache que trsaccessoirement une divinit masculine ; dire que Kli, par exemple, est l'un des nomsde la pardre de Shiva, c'est minimiser son rle dans la vie religieuse des hindous duBengale pour qui le culte de cette desse se suffit lui-mme.

    Vishnu

    Le premier dieu dans l'numration habituelle ce qui n'implique pas de prsance est Vishnu, divinit lumineuse et bnfique : l'un de ses noms est Vasu-Dva (bon dieu),et l'on tient le soleil pour un signe de sa puissance cosmique. L'aigle, oiseau solaire parexcellence, est son compagnon familier. Vishnu rside, dans son paradis cleste, encompagnie de son pouse Lakshm, desse de la Fortune et du Bonheur. Tout concourt prsenter le dieu comme apaisant, gracieux ; il n'est donc pas tonnant que la bhakti sesoit d'abord manifeste en milieu vishnouiste.

    Vishnu est le dieu responsable de la conservation de l'univers

    Cependant, deux autres aspects de la personnalit du dieu ne doivent pas tre oublis :l'un d'eux est le caractre aquatique de certaines reprsentations de Vishnu, ce qui necadre pas avec l'image solaire, car, le plus souvent, le symbolisme des eaux s'associe des traits lunaires et nocturnes qui n'apparaissent pas ici. Vishnu, allong sur unserpent gigantesque, flotte sur les eaux cosmiques, et le monde surgit de lui comme unlotus prenant naissance dans son nombril : il s'agit donc d'exprimer l'ide que Vishnu est responsable de l'univers, et c'est l l'autre aspect de sa personnalit, le plus important

    1Voir A. Danielou : le Polythisme hindou (Paris, Buchet-Chastel, 1960).

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    peut-tre, en tout cas celui qui a pris la premire place dans la mythologie vishnouiste. Ala base, il y a le sentiment que l'ordre cosmique, le dharma, est en quilibreperptuellement prcaire : les dmons s'efforcent de le dtruire, et c'est le rle de Vishnu, gardien du dharma , de le prserver. Pour ce faire, le dieu s'incarne chaque fois qu'ilest ncessaire : il descend dans l'arne, et c'est pourquoi chacune de ses incarnations est

    appele avatar (descente). Huit fois dj, le monde a t sauv, le dharma restaur :1) lors du dluge, Vishnu se fit poisson et guida le navire qui portait le seul juste destin survivre jusque sur la montagne o il put attendre que les eaux se retirent ;2) il se fit tortue pour soutenir la terre qui, flottant sur l'ocan comme un radeau, risquaitde sombrer ;3) une autre fois, il se fit sanglier pour, de ses dfenses, la ramener la surface alorsqu'elle venait de couler ;4) homme-lion, il tua un dmon monstrueux qui dvastait la terre ;5) pour abattre un gant malfique, il se fit nain et le vainquit tel David abattant Goliath ;6) enfin, se faisant homme, il massacra de sa hache une multitude de guerriers qui

    voulaient occuper le pouvoir leur seul profit ;7 et 8) les deux plus importants avatars, ceux qui sont les plus vivants dans la dvotionpopulaire, sont les septime et huitime : Rma et Krishna.

    Rma et Krishna sont des incarnations de Vishnu...

    Le pome pique sanskrit Rmyana (la geste de Rma) conte comment, la suite dediverses circonstances, Vishnu, incarn sous la forme du prince Rma, s'empara de l'lede Lank, traditionnellement assimile Ceylan, pour y dtruire le dmon Ravna dont lapuissance menaait l'ordre tabli. De touchantes pripties mettent en valeur l'amourfidle de St pour Rma, son mari, la loyaut de Lakshmana, frre cadet de Rma,l'alliance de Rma avec Hanumant, chef d'une arme de singes grce auxquels Lank puttre prise. L'important est que la dvotion Rma s'est dveloppe, particulirement dansl'Inde gangtique, depuis le Moyen Age, au point que Rm en est venu signifier dieu : c'est ainsi que Kabr l'appelle l'Unique et Gandhi tomba sous les balles de son assassinen rptant : Rm ! Rm ! Le grand pote mystique Tuls Ds (XVIe sicle) crivitune nouvelle geste de Rma o l'interprtation dvote apparat explicitement : St estune image de l'me fidle Dieu, etc. Ravna mme est le mal ncessaire lamanifestation de la grce divine...

    Quoique les circonstances soient diffrentes, l'histoire de Krishna est de structureidentique : l encore, Vishnu s'incarne dans une famille princire du nord de l'Inde, afinde rtablir l'ordre menac par un roi trop puissant ; l'histoire de la guerre qui l'oppose ses ennemis est clbre dans le grand pome du Mahbhrata , sorte d'Iliadedmesure (cent mille quatrains), o de multiples pripties agrmentent le rcit d'ailleursfrquemment interrompu par de longues digressions o sont contes d'autres lgendes. Leplus clbre de ces pomes l'intrieur du pome est le Chant du Seigneur (Bhagavad-Gt. ) o l'on entend Krishna expliquer son cocher Arjuna que le combatest juste et ncessaire lorsqu'il est men pour la dfense du dharma ; de plus, le devoir decaste prime tout, et ceux qui naissent dans une famille de guerriers (kshatriya) se doiventde faire la guerre : la non-violence est l'affaire des brahmanes. A l'occasion de cetenseignement et pour l'appuyer, Krishna rvle sa nature vritable de Dieu tout-puissant.

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    La Bhagavad-Gt est donc la fois un texte de base de l'hindouisme, puisqu'elletraite du dharma en gnral, et le fondement de la dvotion krishnate.

    ... ainsi que, pour les no-hindouistes, le Bouddha, Jsus et Muhammad

    Il existe, cependant, un autre aspect de Krishna dont il n'est pas fait mention dans la Gt , mais qui est sans doute le plus populaire depuis une dizaine de sicles, c'est lecycle des lgendes concernant l'adolescence du dieu. On raconte comment le jeuneKrishna gardait ses vaches sur les bords de la Yamun, affluent de la rive droite duGange, et jouait de la flte dans les bosquets. Attires par le chant magique, les fermiresdes environs dlaissaient leur mari et leurs enfants pour venir danser avec le dieu et selivrer lui. Mari lui-mme Rukmin, il prfrait Rdh et partageait son temps entrecelle-ci et les nombreuses gop (bouvire) que charmait la musique de sa flte enchante.Bien entendu, ces amours adultres sont interprtes en termes mystiques1 : l'amour divintranscende toutes les rgles de la vie et se situe au-del du bien et du mal ; les femmes quiquittent tout ds que rsonne la flte de Krishna sont l'image des mes dvotes rpondant

    l'appel de la grce. Toute une littrature rotico-mystique clbre Govinda (Krishna gardant ses vaches ) et le Gt-Govinda ( clbration du bouvier ) pome sanskritdu XIIe sicle, dont la forme ressemble au Cantique des Cantiques. , joue en somme lerle de la Bhagavad-Gt pour les fidles de Govinda.

    La liste des avatars n'est pas close : Vishnu doit revenir la fin des temps pour sauver lesquelques justes qui subsisteront alors et exterminer les mchants. De plus, nombreusessont les sectes religieuses qui assurent que leur fondateur n'tait autre que Vishnuincarn ; d'autres encore considrent que les grandes religions autres que l'hindouisme ontt fondes par Vishnu lui-mme incarn en Bouddha, Jsus, Muhammad ; il existemme une thologie de l'avatar universel (et unique) qui tend la notion d'incarnation tout ce qui, de quelque faon, manifeste la grce divine.

    Shiva

    L'ambiance shivate est tout fait diffrente : l'image traditionnelle montre le dieu vtud'un simple pagne, assis en tailleur sur une peau de tigre, dans un dcor de hautemontagne, parmi les rocs et la glace ; il tient un trident acr et porte au cou un collier decrnes humains. De ses cheveux longs, nous en chignon, coule le Gange, et un taureaublanc couch devant lui le contemple.

    Il est dieu la fois de l'ascse et de la fcondit

    On est l'oppos, on le voit, des valeurs de richesse, de bonheur, de joie, d' amabilit dont Vishnu rayonnait ; tout ici, au contraire, est ordonn la rigueur asctique : le corpsnu de Shiva est enduit de cendres ; sa rsidence n'est pas un paradis jardin, mais unemontagne couverte de neige ; l'aspect mme du dieu a des cts menaants : l'arme qu'ilbrandit, le collier qu'il s'est fait avec les ossements de ses ennemis ; le dharma, enfin,n'est videmment pas son affaire : comme les sdhu, il a les cheveux longs, alors que ledevoir de caste impose une certaine coupe de cheveux (les brahmanes, par exemple, ont

    1Voir l' introduction des Pastorales de Surdas (Paris, Gallimard, 1971).

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    le crne ras, sauf une mche l'occiput). Shiva, donc, n'interviendra pas dans les affairesdu monde ; il est le solitaire par excellence, l'Ermite des montagnes, et l'on comprend dslors que les sdhu et yogin l'aient choisi pour patron. Une fois, cependant, il a sauv laCration : ce fut lorsque les dieux barattaient la mer pour en faire surgir la terre, lafaon du beurre : un dmon jeta du poison dans l'ocan afin de faire chouer la

    prparation, mais Shiva avala la liqueur malfique qui marqua de bleu sa gorge, d'o sonnom de Nlakantha, le dieu la gorge bleue. D'autre part, le Gange, qui prend sa sourcedans les cieux, dtruirait la terre par la violence de sa chute si Shiva n'amortissait le chocen plaant sa tte sous l'norme cascade : ainsi voit-on le fleuve sacr couler de lachevelure du dieu. Dans le chignon de Shiva, la lune est fiche comme une agrafe : lencore, il y a opposition avec Vishnu dont le soleil est le signe. Cet aspect lunaire deShiva a une double valeur : d'une part, c'est la confirmation de la vocation asctique dudieu combine avec le caractre nocturne, farouche et glac du personnage ; mais, d'autrepart, il faut savoir que, selon la mythologie hindoue, la lune est en fait un dieu mle dontla fonction principale est de venir chaque mois, la nouvelle lune, fconder les eaux etles plantes afin qu'elles puissent se renouveler. Ainsi dcouvre-t-on une autre grande

    dimension de la personnalit de Shiva : l'aspect sexuel, symbolis par des pierres dressesqui sont le signe (en sanskrit, linga ) de sa virilit. Partout en Inde, on rencontre deces lingas, parfois simples pierres brutes enduites de minium, plus souvent cylindres oucnes de pierre ou de mtal, vnrs en pleine nature, ou dans les maisons, ou et c'estle cas le plus frquent dans des sanctuaires qui sont parfois d'normes temples btis la gloire de Shiva. Ordinairement, le linga est accompagn de la reprsentation del'organe sexuel femelle : il se dresse au centre d'un triangle, figurant une vulve traversepar un pnis. Il va sans dire que le culte du linga a surtout pour but d'assurer la continuitde l'espce : on espre que Shiva bnira les foyers de ses fidles en y faisant natre denombreux enfants. Le taureau blanc que l'on retrouve devant tous les sanctuaires du dieuparticipe videmment du mme symbolisme : les femmes striles lui vouent un cultedestin les rendre fcondes.

    Shiva, enfin, est reprsent en Seigneur de la danse (Natarj) : de belles statues debronze, produites surtout dans le sud de l'Inde, le montrent en plein mouvement, semblantjongler avec des brandons enflamms ; il est entour d'un grand cercle de feu et l'un deses pieds crase un gnome. Ici, le symbolisme est celui de la fin des temps, c'est le Shiva destructeur , oppos au Vishnu conservateur . Par sa danse, Shiva joue avec lesmondes, mais ceux-ci sont aussi fugitifs que les flammches disperses par le feu : ellesen jaillissent avec fougue, brillent, resplendissent, puis s'vanouissent sans laisser detraces. Et c'est cette fantasmagorie illusoire que nous prenons pour la ralit ! Shiva seulest rel, lui seul demeure quand tout a disparu, quand il cesse de jouer avec le feu...Cependant, cet aspect apocalyptique de la personnalit du dieu ne doit pas faire penser une divinit cruelle qui prendrait plaisir tromper les hommes : tout au contraire, l'actionde Shiva est bnfique, salutaire ; elle permet au fidle qui contemple l'image decomprendre ce qu'est la my (l'illusion cosmique) ; ainsi peut-il atteindre Shiva par-delle voile des apparences, et cette connaissance comme toute connaissance, selon leshindousest salutaire. C'est pourquoi la danse du dieu est gnratrice de joie, ce qui estmarqu par le fait que l'un de ses bras tient un tambour ; le gnome qu'il crase symbolisel'ignorance anantie par la grce.

    Les dieux de la suite de Shiva sont nombreux

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    Tous ces traits rapparaissent dans les personnalits diverses des dieux qui accompagnentle Grand Dieu (Mah-Dva, autre nom de Shiva). Ce dernier, en effet, ne s'est pas incarnsuccessivement comme Vishnu descendant du ciel pour sauver le monde, mais il a desfils, des serviteurs, des courtisans qui, en somme, jouent un rle analogue celui desavatars dans le culte populaire. Citons Ganesha, personnage ventripotent dont la tte est

    celle d'un lphant ; divinit familire, il carte les obstacles sur la route que suivent sesdvots (ou il les aide les surmonter) ; on dit aussi qu'il a lui-mme suscit lesditsobstacles, la faon d'preuves. Par l, il agit comme Shiva crant et dtruisant lesmondes illusoires. Un autre dieu de la suite de Shiva est Skanda (appel aussi Karttikeya)qui prside toutes les activits violentes et notamment la guerre : l encore, c'est lethme shivate de la destruction des obstacles ou de l'anantissement des adversaires.Kubera, reprsent comme un nain, est la fois producteur de richesses et gardien jalouxde celles-ci ; il rgne sur l'or, les pierres prcieuses et ne les donne qu' celui qui a su lepropitier. Kma, jeune archer, est le dieu de l'Amour, l'ros hindou. C'est cause de luique Shiva est tomb amoureux de Prvat : de dpit de s'tre laiss ainsi prendre, le GrandDieu, dans un accs de colre, le rduisit en cendres, mais, plus tard, comprenant la

    ncessit de l'amour, il lui rendit son corps et le laissa libre de dcocher ses flches dansle cur des vivants. Une fois de plus, on retrouve l'ambigut fondamentale de la fonctionde Shiva qui ne dtruit que pour restaurer, ne tue que pour faire renatre, ne suscite desobstacles que pour donner l'occasion de les surmonter, ne cache les richesses que pourpermettre leur dcouverte, etc. Il y a l une dialectique remarquable qui fait toute larichesse du shivasme et explique son influence sur les mtaphysiciens hindous.

    La Desse

    Le troisime grand secteur mythologique est celui qu'occupe la desse Dv, ou mieux :Mah-Dvi, la Grande Desse . Cela peut s'crire au singulier, encore que le cultes'adresse spcifiquement telle ou telle desse portant un nom particulier : Lakshmi,Durg, Kli. Mais par-del les traits propres chacune de ces personnalits, on retrouveaisment une structure fondamentale unique. Nanmoins, on peut classer les diversesmanifestations de la Dv sous deux grandes rubriques : l'aspect gracieux, l'aspectterrible, et l'on devine que ces deux rubriques permettent aisment de rattacher lesdivinits fminines soit Vishnu, soit Shiva. Rattachement d'ailleurs secondaire,historiquement rcent et suspect d'tre une tentative de rcupration de la part desthologiens vishnutes ou shivates.

    Les divinits fminines sont ambivalentes

    Il y a d'abord une desse de la Prosprit, de la Fortune, du Bonheur, de la Sant, etc.,que l'on appelle Shr ou Lakshm et dont on fait la pardre de Vishnu. Vtue de richestoffes, portant des colliers d'or et de pierres prcieuses, elle se tient debout sur un lotuspanoui. Une lumire mane d'elle et tout en elle respire la grce, la bienveillance. On luiassocie Sarasvati, personnification d'une rivire mystique, qui prside aux beaux arts, etAnnapurn, celle qui rpand profusion la nourriture . Accompagne d'animauxfamiliers, tel le paon, ayant pour attributs des instruments de musique, des fleurs, desguirlandes, associe diverses plantes, et notamment au basilic, elle est l'objet d'un cultede la part des femmes de bonne caste, auquel les hommes peuvent tre associs encertaines occasions. De plus, les grands sanctuaires vishnutes ont toujours une chapelle

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    voue Lakshm (ou Shr, etc.). Et bien videmment des figures piques comme celles deSt, l'pouse fidle de Rma, ou de Rdh, l'amante passionne de Krishna, sont tenuespour des incarnations de Lakshm.

    L'autre aspect, le terrible, le farouche, comporte diverses nuances. Prvat, la

    montagnarde , est l'pouse en titre de Shiva ; on l'appelle aussi Um. Avant son mariageavec le Grand Dieu1, elle chassait dans la montagne, vierge indomptable et quelque peuinquitante. Marie, elle connat le bonheur de la cohabitation ternelle avec Shiva, maiscette fidlit n'est pas sans orage, les deux poux tant, l'un et l'autre, sujets des accsde colre. L'iconographie les reprsente volontiers au jour de leurs noces, ou jouant auxds pour se distraire. Kumr, la pucelle , vnre dans le sud de l'Inde, apparatcomme la vierge que fut Prvat avant d'pouser Shiva. Il arrive aussi qu'on lui assimileDurg, mais cette divinit, dont le culte est trs vivant dans l'Inde gangtique, possdeune personnalit marque ; entoure de btes fauves, chevauchant un tigre (ou un lion),elle provoque et vainc les dmons qui osent se mesurer elle : une grande fte clbrechaque automne sa victoire sur un adversaire ayant l'apparence d'un buffle, mythe

    important valeur cosmogonique, qui n'est pas sans rappeler ceux de Mithra taurobole,de Thse vainqueur du Minotaure, de saint Georges abattant le dragon, etc.

    Clbre aussi est Kl que l'on vnre dans l'Inde du Nord-Est : vieille femme aux seinspendants, noire de peau, elle ouvre une bouche grimaante, dcouvrant des crocs devampire ; du sang coule de ses lvres, elle brandit un sabre, un couteau de boucher etporte un collier fait d'ossements humains... Ici l'horrible le dispute au macabre, et le cultequ'on lui voue exige des sacrifices sanglants. Au grand temple de Kl Calcutta, ongorge par centaines, chaque jour, des chvres et autres animaux dont les fidles mangentla chair. C'est donc elle qui envoie les calamits, guerres, famines, ainsi que les fivres,maux endmiques dans ces rgions. Tout cela ne doit pas faire penser que ses fidlestiennent Kl pour une dmone : tout au contraire, ils lui vouent une dvotion passionnedont l'expression littraire n'est pas infrieure celle qui concerne Rdh par exemple.Rmakrishna, le grand mystique du XIXe sicle, tait littralement amoureux de Kl,dont il clbrait la beaut, expliquant que la desse paraissait laide et menaante auxignorants, mais que ceux qui savent la voient sous sa vraie forme, c'est--dire commeune jeune fille souriante et belle, compatissante et prte exaucer ceux qui la prient d'uncur sincre. Une fois de plus, on saisit sur le vif cette ambivalence fondamentale desdivinits majeures.

    La sexualit est valorise dans le tantrisme

    Il va sans dire que l'aspect sexuel ne peut tre absent du culte vou la Desse et l'on saitqu'il s'exprime plus particulirement dans un corps de doctrine appel tantrisme. L'idede base, c'est que les diverses desses ne sont pas autre chose que l'nergie propre chaque dieu : la shakti (nergie, puissance) de la divinit considre. Ainsi Prvat est-elle la manifestation des pouvoirs de Shiva ; Lakshm, de ceux de Vishnu, etc. Or cettesorte de ddoublement de la personnalit est commune tous les tres vivants, y comprisles hommes. L'un des buts du culte tantrique sera donc d'veiller en nous cette puissance

    1Ce mariage est cont par le pote Kaldsa (IV e sicle), dont le pome la Naissance deKumra a t traduit en franais par G. Tubini (Paris, Gallimard, 1957).

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    fminine et de la marier l'me ( tman , mot masculin !) afin d'obtenir le salutdfinitif, la dlivrance. Par l, le tantrisme rejoint le yoga et utilise les mthodes de cedernier pour oprer l'veil de la shakti en nous. Cette Kundalin, tire de son sommeil pardes exercices appropris, monte jusqu'au sommet du crne et opre son union avecl'tman, la manire de Shiva embrassant Prvat , disent les textes. Ainsi l'individu

    ralise-t-il l'unit de son tre, condition essentielle du salut. Cette exploration enprofondeur de la nature humaine, cette dcouverte de l'Eternel fminin en tout individu,homme ou femme, et, par corollaire, cette affirmation de l'existence en chacun d'unPrincipe mle (l'tman), et cette ide, enfin, que le salut n'est au prix que de l'union de cesdeux aspects de la vie, constituent coup sr l'une des contributions les plus importantesde l'hindouisme au patrimoine culturel de l'humanit.

    HISTORIQUE

    Il reste dire que l'hindouisme n'a pas pu rester identique lui-mme au cours des ges :vieux de cinq mille ans, il a d s'adapter aux modifications successives de la structure

    sociale ; il a d affronter le bouddhisme, l'islm, le christianisme ; actuellement, il doitrpondre au dfi que lui lance la civilisation occidentale. La continuit de la traditionbrahmanique travers tant de sicles n'en est que plus remarquable.

    L'poque vdique

    Les plus anciens tmoignages de la religion brahmanique sont un ensemble de textes queles hindous appellent le savoir par excellence , en sanskrit : Veda. Hymnes delouanges adresss diverses divinits, traits rituels fixant en dtail le droulement de laliturgie, recueils mythologiques et exgtiques, ces ouvrages normes constituent lesEcritures sacres de l'hindouisme ; au moins thoriquement car, rdig en une languearchaque, le Veda est peu accessible aux fidles de notre temps ; pourtant, le cultemoderne emprunte encore des versets cette Bible de l'Inde et les crmoniesdomestiques (le mariage, les funrailles, l'initiation) se droulent toujours selon le schmavdique.

    Le Veda est la Bible de l'Inde

    On estime que cette littrature1 s'est lentement forme au cours des IIIe et IIe millnairesavant notre re et a pris sa forme canonique vers 1500 av. J.-C., au moment o lesAryens, dj matres du bassin de l'Indus et de la plaine gangtique, commenaient s'emparer du Deccan. Ces peuples appartenaient la grande famille indo-europenne etsont donc frres des Grecs, des Latins, des Celtes, des Germains, des Slaves, qui, lamme poque, achevaient de s'installer en Europe. Originaires des plaines de la Russiemridionale, o ils levaient des bovins, ils pratiquaient une religion commune que l'onreconstitue par la comparaison. La branche indo-iranienne a produit les deux grandescivilisations perse et indienne en combinant, comme partout, leur patrimoine culturel celui de populations locales prexistantes dont nous savons peu de chose. Quoi qu'il ensoit, le Veda conserve l'essentiel des croyances les plus anciennes, et notamment le

    1Une anthologie de textes vdiques a t publie par J. Varenne sous le titre : le Veda(Paris, C.A.L., 1967).

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    polythisme. Le monde divin s'organise en trois grandes fonctions, l'image de la socithumaine : clerg, noblesse, tiers tat, comme on disait en France avant la Rvolution.

    La premire fonction est celle des sacerdotes, gardiens de l'ordre juridique et moral ; lesdieux principaux qui y prsident sont Mitra, le dieu de l'Alliance, Varuna, souverain

    redoutable, Aryaman, protecteur des Aryens.La violence, sous toutes ses formes, appartient au domaine de la seconde fonction, celledes guerriers dont les dieux principaux s'appellent Indra (le Zeus indien), Vyu (le Vent),la troupe des Maruts (le Mars des Romains), et Vishnu (qui rappelle la fois Apollon etPosidon).

    Les Ashvins, cavaliers de l'aurore, protgent les agriculteurs, artisans, etc., qui tous ontleurs divinits tutlaires que l'on ne peut citer ici.

    D'autres puissances cosmiques : la Lumire, le Feu, les Eaux qui reprsentent la vie

    partout prsente sont galement l'objet d'un culte, quoi s'ajoutent les divinitsfminines, les gnies des forts et des rivires, les dmons malfaisants, etc. A tous, onoffre des sacrifices au cours desquels des animaux sont immols. Progressivement, mesure de l'enrichissement des princes aryens, devenus matres de l'Inde du Nord, laliturgie se complique, la caste des brahmanes prend davantage d'importance, unritualisme exigeant se dveloppe contre lequel se dressera bientt le vritable espritreligieux.

    L'hindouisme classique

    C'est partir du VIIe sicle avant notre re que cette contestation du ritualisme vdiquecommence se manifester. Des sdhu prchent que le salut ne s'obtient pas par deshcatombes d'animaux domestiques, mais par une discipline individuelle ; il est affaire derelations personnelles de chacun avec la divinit, non de crmonies compliquesconfies des spcialistes. Ainsi naissent le janisme et le bouddhisme qui rejettent enbloc toute la tradition vdique et se sparent donc de l'hindouisme proprement dit.

    Mais, l'intrieur de l'hindouisme, le yoga acquiert un prestige considrable, et, sous lapression de groupes sectaires dont nous ignorons l'histoire et mme les noms, lesbrahmanes se voient amens modifier profondment leur religion. Les sacrificessanglants sont abandonns au profit de la simple adoration ( pj ) ; de nouveaux dieux(Shiva, par exemple) sont mis en avant, cependant que d'autres (Mitra, Varuna, lesAshvins) sont quasiment oublis. On commence construire des temples, alors que leculte ancien se clbrait en plein air ; surtout, le systme des castes s'impose avec, pourcorollaire, le dveloppement de la doctrine du dharma et celle de la transmigration.

    L'entre des musulmans en Inde, partir du VIIIe sicle, puis la venue des Europens,propagandistes zls du christianisme, conduisent l'hindouisme accentuer encore sonoriginalit : les cultes des divinits diverses ne cessent de se multiplier comme si,instinctivement, les Hindous tentaient de manifester la valeur spcifique de leur culturepropre en accentuant le polythisme, en multipliant castes et sous-castes, en dveloppantle culte de la Desse sous ses aspects les plus droutants, etc. Mais surtout, le Moyen Age

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    voit s'affirmer la tendance, dj ancienne, la dvotion ( bhakti ). C'est au XIIIe siclequ'est rdig le Gt-Govinda , sorte de Cantique des Cantiques , o sont magnifisles amours de Krishna et Rdh ; c'est au XV e sicle que Kabr compose ses chantsmystiques en langue vulgaire , cependant qu'au Mahrshtra (rgion de Bombay)apparat le mouvement des Sants (saints) dont la figure la plus belle est Tukrm (XVIe

    sicle). Quelques sicles auparavant, la philosophie hindoue avait donn ses uvresmatresses, notamment dans le domaine du Vednta o s'affirme le gnie de Rmnujaqui, au XIe sicle, donne la bhakti ses lettres de noblesse en l'intgrant au systmemtaphysique de Shankara (IXe sicle) modifi cette fin. Simultanment sont rdigs, des dates difficiles prciser, les grands textes du tantrisme o le culte de la Shaktidivine trouve son fondement doctrinal ; cependant que le grand pote Tuls Ds donne la dvotion vishnute son texte sacr le plus populaire parce qu'crit en langue moderne(hindi), et non plus en sanskrit, comme c'tait le cas des traits de Rmanuja ou de la Bhagavad-Gt . Les dix sicles qui s'tendent entre l'arrive des musulmans dans lavalle de l'Indus et la conqute de l'Inde par les Anglais est un temps de renouvellementet de mise en place des structures nouvelles assurant harmonieusement la coexistence de

    la religion dvote (culte de Vishnu, de Shiva, de la Desse) et du dharma le plusrigoureux (systme des castes). Cependant, la mesure mme de son succs, sur le planreligieux l'hindouisme a tendance, une fois de plus, se sclroser, et ce sera la tche desgrands rformateurs des XIXe et XXe sicles de tenter de lui rendre son dynamisme.

    L'hindouisme contemporain

    Le mouvement de rforme apparat au milieu du XIXe sicle sous le double signe de ceque nous appellerions, d'une part, l'intgrisme et, d'autre part, l'aggiornamento 1. Dans lepremier cas, il s'agit d'un mouvement tendant prserver la puret de la tradition en lafermant totalement aux influences, juges pernicieuses, du monde occidental (enl'occurrence : les Anglais, nouveaux administrateurs du sous-continent) ; dans le second,il s'agit de rformer l'hindouisme pour lui donner sa place dans le monde moderne.

    Les rformateurs s'opposent aux intgristes

    Insistons sur le fait que tous les rformateurs, qu'ils appartiennent un groupe ou unautre, sont profondment nationalistes et militent pour l'indpendance de l'Inde, une Indeque les premiers veulent brahmanique , c'est--dire habite uniquement par desadeptes du Sanatna Dharma (avec le systme des castes, l'hindouisme religion d'tat,etc.), cependant que les seconds souhaitent une nation laque , o la religion trouveraitsa place selon le vu personnel de chaque citoyen. Ajoutons que les in tgristesconservent jalousement la doctrine selon laquelle on nat hindou, on ne peut le devenir, cependant que les rformateurs modernes souhaitent prcher ce qu'ils tiennent pourla vrit tout le monde, sans distinction aucune. Il est juste de reconnatre que lemouvement intgriste est nettement minoritaire et n'a pas obtenu de rsultats majeurs. Il aproduit peu de personnalits marquantes, sinon sans doute Bl Gangdhar Tilak dontl'influence fut grande dans la rgion de Bombay. Des groupements paramilitairess'inspirant de sa doctrine se constiturent mme et Gandhi tomba sous les balles d'un

    1Une tude, l'Hindouisme contemporain , figure dans le volume III de l'Histoire desReligions de l'Encyclopdie de la Pliade (Paris, Gallimard, 1970-1972).

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    assassin appartenant l'une de ces socits secrtes. Ce meurtre est symptomatique del'tat d'esprit rgnant dans ces milieux : Gandhi y tait ha parce qu'il prtendait intgrerles parias la vie nationale et parce qu'il souhaitait une Inde o musulmans, chrtiens ethindous auraient eu leur place. En un sens, le partage du sous-continent indien en Inde etPakistan est le rsultat de l'agitation intgriste dans les communauts musulmane et

    hindoue.Beaucoup plus important est le mouvement moderniste dont il faut rappeler qu'il nes'organisa jamais en tant que tel, mais se dveloppa partir de l'enseignement d'un certainnombre de matres spirituels n'ayant aucun lien les uns avec les autres. Au tout dbut duXIXe sicle, Rm Mohun Roy (1772-1833) cra le Brahmo Samj ( la Socit de Dieu), sorte d'Eglise hindoue constitue la manire des Eglises protestantes. Le Samj n'eut jamais beaucoup d'adhrents et, aprs la mort du matre, clata en organisations rivales,mais il fut un exemple : on pouvait rester hindou et fonder une secte o les distinctions decastes, et mme de nationalits, voire de croyances, n'auraient pas leur place. Malgr sonchec relatif. Roy eut une influence considrable, surtout parmi les intellectuels du

    Bengale, et ce n'est certes pas un hasard si presque tous les grands rformateurs viennentde cette province.

    Les rformateurs refusent la division des castes

    Rmakrishna (1836-1886) reprsente un cas type cet gard. Extrieurement, ce n'taitqu'un brahmane pauvre, desservant un petit temple prs de Calcutta. Pourtant, sesexpriences mystiques lui assurent bientt un grand renom et des disciples se groupentautour de lui, constituant peu peu une sorte de secte dont le chef sera Vivknanda(1863-1902) : le disciple favori du matre. L'important est que Rmakrishna prche nonseulement la bhakti, mais aussi l' unit transcendantale des religions et la ncessitd'oublier toute distinction entre les individus, tous, fils de Dieu . Par voie deconsquence logique, Vivknanda n'hsitera pas porter la bonne parole jusqu'au-deldes mers, en Amrique, alors que le dharma interdit de rien rvler aux barbares ,c'est--dire ceux qui ne sont pas ns sur le sol de l'Inde dans l'une des trois castessuprieures. Gandhi (1869-1948), en somme, met en pratique des ides similaires : luiaussi refuse la division de la socit en castes et milite activement pour que les parias (illes appelle Hari jans, le peuple de Dieu ) soient des citoyens part entire, y comprissur le plan religieux ; lui aussi professe que la Bhagavad-Gt , l'Evangile et le Coranenseignent la mme chose ; enfin et surtout, il prtend que l'idal brahmanique de non-violence ( ahims ) a valeur universelle. Au cours de ses nombreux voyages l'tranger, il ne manque pas une occasion de clbrer cet hindouisme rnov qu'il proposeen modle au reste du monde. Ainsi devient-il, sans l'avoir cherch, une sorte demissionnaire. L'Occident, d'ailleurs, rpond cette prdication : nombreux sont lesAnglais, Allemands, Amricains, Franais qui se tournent vers l'hindouisme et enattendent un message. C'est pourquoi il est pratiquement impossible un guru modernede refuser des disciples occidentaux : Aurobindo (1872-1950), par exemple, en acceptadans son shram de Pondichry, cependant que d'autres matres spirituels se dplacent enEurope et en Amrique. Citons, titre d'exemple, les swmi de l'ordre de Rmakrishna, lemouvement Har Krishna, la prdication du Mharishi Mahesh Yogi, etc. Mme unsdhu ayant fait vu de silence comme Rmana Maharshi (1879-1950) se voyait entourde fidles europens.

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    L'hindouisme moderne aurait-il un visage nouveau ?

    Il y a l trs probablement un phnomne irrversible : nul ne songe plus faire appliquerla rgle selon laquelle le dharma interdit de franchir les mers, et les parias ont maintenantaccs presque tous les temples, comme toutes les fonctions administratives. L'Inde

    d'ailleurs a officiellement aboli le systme des castes et le Code pnal prvoit dessanctions contre ceux qui en feraient tat. Reste savoir si l'hindouisme traditionnel peutsubsister sans castes... L'avenir seul en dcidera, mais il est du moins certain quel'hindouisme vit en ce moment une rvolution profonde qui lui donnera un visagenouveau.

    Jean Varenne(1926-1997). Spcialis dans la recherche sur la culture traditionnelle del'Inde, il sjourna plusieurs annes dans ce pays. Professeur de sanskrit et de civilisation

    de l'Inde l'Universit de Provence (Aix-Marseille), il a publi Zarathoustra (Paris, Le

    Seuil, 1965), une Grammaire du sanskrit (Paris, P.U.F., 1971), ainsi que plusieurs

    ouvrages de traductions (Gallimard et C.A.L.).

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Varennehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Varennehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Varenne