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JEUNESSE

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THIERRY SIMON

Thierry Simon, après une forma-

tion d'informaticien, s'est orienté

vers l'étude de la littérature anglo-

saxonne. Le Livre de Poche Jeu-

nesse a publié sa traduction de La

fauconnière. L'île est son premier roman.

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L'ÎLE

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THIERRY SIMON

L'ÎLE

Illustrations : Nicolas Fructus

m HACHCTTE

Jeunesse

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À Patricia

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Quand le Seigneur t'aura introduit dans le pays des Cananéens,

comme il te l'a juré ainsi qu'à tes pères,

tu consacreras au Seigneur tout premier-né d'une mère ;

même les premiers-nés de tes animaux, les mâles,

appartiendront au Seigneur. (Exode 13, 11)

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Aurore

Lorsque papa m'a réveillé ce matin, je faisais un drôle de rêve. Comme d'habitude, quand j'ai voulu me le rappeler, les images se sont enfuies de ma tête. Ça se passait dans la Bou- che du Diable, je crois. Les songes permettent de regarder de l'autre côté de la vie... Qui disait cela ? Ah, oui, grand-père...

Puisque j'accompagne papa à la pêche, je ne mets pas mes sabots. Et puis, mieux vaut marcher pieds nus pour ne pas réveiller tout le village. Près de la plage, dans le petit bois de pins, un oiseau matinal chante. Le sable frais sous mes pieds, l'air humide qui vient du

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large me tirent du sommeil. Un parfum fami- lier, agréable, flotte parmi les dunes.

« On dirait que ta mère a fait griller des aiguilles de pin », remarque papa.

Nous poussons le petit bateau à la mer. L'eau fouette doucement mes jambes. Parfois un poisson frôle la barque en laissant un sil- lage lumineux. Papa dit que c'est « phospho- rescent ». Sûrement un mot de grand-père. C'est encore une de ces choses apprises : comme lorsqu'on dit que les jours sont plus longs en été et plus courts en hiver. Moi, je n'ai jamais remarqué. En ce moment, nous sommes en été, paraît-il. Et l'année... Encore un grand chiffre. Grand-père disait que, dans le Vrai Monde, il tombe une pluie en hiver qui s'appelle la neige. On dirait une caresse blanche glacée qui danse en l'air avant de fon- dre sur la joue. Comment l'eau peut-elle fondre ? lui avais-je demandé. Il n'avait pas pu m'expliquer. Je l'aimais bien, papy. Il a gre- lotté longtemps avant de mourir, et toute la maison était triste. Pourquoi avait-il si froid? On était en hiver, d'accord, mais son lit était près du mur de la cheminée, au-dessus de la cuisine. Et il avait trois couvertures ! Le dernier

jour, il a appelé papa et lui a parlé

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longuement. Puis ç'a été mon tour ; il m'a fait promettre de travailler pour le géologue. Moi, je ne voulais pas ; mon rêve, c'était d'être for- geron comme Boche. Mais j'ai juré pour ne pas lui faire de peine. Après, il m'a raconté ce qu'il avait vu dans la Bouche du...

« Borde un peu, Alex, sinon on ne va jamais quitter la rive ! » m'ordonne papa.

Petit à petit, nous remontons au vent. Mon père est à la barre, et moi je surveille la voile. Comme les flancs d'une bête endormie, la mer se soulève en grosses vagues rondes et paisi- bles qui viennent lécher la coque avec un petit clapotis. Il faut rester au près serré après avoir quitté la côte, sans perdre de vue la pointe nord de l'île ; lorsqu'on aperçoit l 'embouchure de la Diane, le fleuve de l'île, on approche d'un banc de poissons. C'est ça, le secret de mon père, le meilleur pêcheur du village. Nous remontons trois pleins filets. Les rougets gigotent au fond du bateau, bien après qu'on les a retirés de la drosse. Ils veulent retourner

à l'eau. Il faut les assommer à coups de bâton pour qu'ils se tiennent tranquilles.

Soudain, papa pointe du doigt derrière moi ; avant même de me retourner, je sais qu'il me montre le lever du soleil sur la montagne

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noire. Du bateau, l'île apparaît tout entière. Elle ressemble à un sabot renversé : le versant

nord, très abrupt et couvert de forêts sombres - finissant sur la Bouche du Diable -, forme le talon ; sur la semelle presque plate que forme la partie sud de l'île trônent notre vil- lage et les champs cultivés. Entre les deux parties se détache la silhouette sombre de la montagne.

Le géologue prétend que c'est la terre qui tourne autour du soleil. Il est fou. On voit bien

que c'est le soleil qui se déplace. Tous les matins, il apparaît comme une balle ronde et orange derrière le sommet ; les nuages aux ventres encore noirs de nuit s'embrasent sou-

dain : orange, rouge, rose. Grand-père disait que dans le Vrai Monde le soleil se levait par- fois plus lentement, ou à des endroits diffé- rents suivant l'année. Que ça dépendait de la saison. Les vieux, ils disent des drôles de trucs, quand même. Entre nous, on dit qu'ils « péquelotent ». Boche, il ne péquelote presque jamais, et pourtant il fait partie des Anciens, aussi.

Tous les matins, mon père contemple ainsi le lever du soleil. Il reste alors immobile, les pieds plantés de chaque côté de la dérive. La

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mer est si calme qu'on se croirait sur la terre ferme. Comme j'ai froid, je finis par le secouer pour qu'on reparte. À peine l'ai-je touché qu'il sursaute en ouvrant de grands yeux, et il faut parfois que je le retienne pour ne pas chavirer.

À part ça, j'aime bien aller à la pêche avec lui. Je préfère ça au travail chez le géologue, en tout cas. Celui-là, il passe sa vie dans son laboratoire, à faire ses expériences. Grand- père disait qu'il fallait lui être reconnaissant d'avoir découvert la fabrication du fer. Mais

papa n'était pas d'accord. Il répondait que ce n'était pas le géologue qui allait creuser dans les mines de l'Est pour ramener les pierres ferrugineuses, ni lui qui les concassait ou les faisait fondre au risque de se brûler comme l'aîné de Bert, qui n'a plus de main gauche maintenant.

D'ailleurs la maîtresse ne l'aime pas non plus, le géologue ; cela se voit bien quand il interrompt la classe pour nous raconter ces histoires du Vrai Monde, des Méricains, des Fricains et la guerre. La maîtresse, qui est beaucoup plus jeune que lui, regarde le pla- fond en secouant la tête.

Quand je pense que je dois travailler dans son laboratoire ! Maman, elle dit que je suis

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trop fragile pour une activité dangereuse. Et comme j'ai quinze ans le mois prochain, il faut que je choisisse un métier et une femme. Mon copain Bert, il a déjà la sienne. C'est la plus belle de la promotion. Moi, il me reste sept filles, dont trois pas trop mal, mais bêtes ! J'aurais pu avoir une belle femme, mais elle était de deux promotions avant. Elle s'appelle Kina.

Papy avait soixante-dix ans quand il est mort. C'est très vieux. Il disait qu'ailleurs il y a des gens qui vivent jusqu'à cent ans, mais je ne le crois pas. Il racontait aussi qu'il avait trente ans quand il est arrivé sur l'île, mais la maîtresse pense qu'il est né ici, comme tout le monde.

Quand nous revenons au village, il fait grand jour ; les petits sont déjà à l'école. On s'active beaucoup pour les derniers préparatifs de la fête de la promotion, qui aura lieu demain.

De la crique où l'on entrepose les bateaux au sec part une petite route qui mène au vil- lage. Elle a été enduite de résine, puis recou- verte de graviers pour que les chariots puis- sent y rouler plus facilement et que les pluies ne l'abîment pas. Comme nous sommes pieds

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nus, nous préférons emprunter le bas-côté du chemin, où pousse une herbe tendre.

Devant le cimetière où repose papy se trou- vent les chantiers pour bateaux. Les grandes carcasses de bois ressemblent au squelette d'un requin. En passant, mon père lance aux charpentiers quelques plaisanteries en espa- gnol. La vraie langue du village, c'est le fran- çais. Tout le monde le parle, même avec un drôle d'accent. Chez soi, chacun s'exprime dans la langue de sa famille : allemand chez Boche, italien chez Positano, néerlandais chez Bert, russe chez Kina, etc.

Nous remontons la voie principale du vil- lage qui mène au Forum. C'est une vaste esplanade entourée des toutes premières mai- sons du village, quand on faisait tout en bois, même les fondations. Plus personne n'y habite : elles servent de locaux pour les réu- nions. Les plus belles demeures, comme celle de Boche, bordent les rues adjacentes au Forum. Elles ont été bâties quand j'étais petit.

Comme nous arrivons devant la forge, mon père détourne la tête. Il n'apprécie pas Boche, mais je ne sais pas pourquoi. De l'autre côté de la rue, des filles passent avec de grands paniers, sans doute pour la cueillette des

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fleurs. Moreau, le droguiste, extrait du pistil les couleurs qui serviront à l'imprimeur et à ma mère. Sur le Forum, les premiers étals sont dressés : des carcasses de cochons, couvertes de mouches vrombissantes, font froncer les narines délicates des marchandes de fruits ; au centre de la place, les écailles luisantes des poissons lancent des reflets arc-en-ciel. Mon père va rejoindre sa place, tandis que je retourne à la maison.

Chez moi, ma mère est déjà au travail. Elle a eu une belle provision de coton cette année. Il pousse sur l'adret, le versant nord, et les pluies annuelles lui ont bien profité. Elle a dû embaucher trois tisserandes de plus. Toutes ses employées sont vieilles, à part Kina.

À dix-sept ans, Kina a déjà perdu son homme au cours d'une chasse l'an dernier.

Elle doit se remarier au printemps prochain. C'est elle qui prépare les bains de teinture ; ses mains sont constamment colorées par les pistils et les argiles. Elle n'est pas très belle : petite, menue, la taille trop fine pour faire de beaux enfants. Mais son visage, quand elle est penchée sur ses bains, est tendre comme celui d'une petite fille ; je la préfère aux femmes des chasseurs, avec leurs grands pieds et leurs

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grosses poitrines, qui sont vantées comme les plus belles créatures du village.

Chaque fois qu'elle lève ses grands yeux bleus pour me regarder, j'en perds le souffle. Elle doit s'en rendre compte, car elle baisse rapidement ses longs cils, puis replonge ses doigts fins dans ses pots de couleurs.

Je rejoins ma chambre. C'est la pièce la plus petite de la maison. Comme elle est à l'étage, les murs sont en bois (et pas en pierre comme les pièces du bas), et le mur extérieur est légè- rement incliné. La fenêtre, grillagée à cause des moustiques, donne sur la mer. On raconte que le géologue voulait remplacer les grillages par des morceaux de verre - une matière qu'il fabriquait avec du sable cuit dans un four- neau. La première maison où il a installé ces « vitres » a brûlé le lendemain. Heureusement, personne n'est mort. Grand-père m'a expliqué que le verre, trop gros, avait fait converger les rayons du soleil sur une paillasse qui s'était enflammée.

Ma couche est toute neuve, remplie de paille fraîche. Je possède trois livres, écrits par les poètes du village : Ode à la mer, Chant de la terre, Le Démon des cavernes. Je les ai tous déjà lus plusieurs fois. Caché sous ma

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je m'arrête un instant pour souffler. Boche est là, ainsi que ma mère et Bert. Il y a aussi Mark, l'homme du Vrai Monde et sa femme. Au pied de l'autel, se trouve le corps recro- quevillé du géologue. Il a une grosse tache rouge dans le dos.

Soudain l'entrée du couloir qui mène au boyau rocheux s'effondre.

« Où est Malvinski ? Il est mort ? me demande Boche.

- Oui. Ils sont morts tous les deux. Je les ai vus. »

Pourquoi ce mensonge ? Je l'ignore. De toute façon, il ne sortira jamais pour me contredire. Il est emmuré vivant, avec ses secrets.

Plus tard, tous se racontent leurs histoires respectives. Bert est particulièrement fier d'avoir transpercé de sa flèche un des valets du mage. Il n'a pas l'impression d'avoir tué un homme. Pour lui, cette appellation se limite à ceux qui vivent sur l'île.

Nous sommes remontés jusqu'à l'abri de chasse. C'est là que nous passerons la nuit.

À mon avis, Joan, Mark et le professeur

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doivent repartir en jurant de ne jamais révéler ce qu'ils ont vu. Je le leur propose.

« Certes, mais comment conduire ce bateau ? Il n'y a probablement pas assez de carburant..., objecte le professeur.

- Vous pouvez utiliser la voile, dit ma mère. - Nous n'y connaissons rien, répond Bailey. - Il faudrait qu'un marin de l'île vous

montre, commence Kina. - Le village saurait alors qu'il se trouve un

Vrai Monde..., dit ma mère. - Pas si le marin en question repart avec le

bateau... » Nous levons tous la tête. La silhouette de

mon père se découpe dans l'encadrement de la porte, dans la clarté lunaire. C'est lui qui vient de faire cette proposition.

« Claude ! s'écrie ma mère. Que fais-tu là ? - Je m'inquiétais du sort de ma femme.

Comme tout le village, d'ailleurs. Il est temps que vous rentriez. »

Sans façon, il s'assoit en face des trois étran- gers, et les salue. Il n'a pas l'air étonné de les voir.

« Décrivez-moi votre embarcation », dit-il. Quand le professeur s'est tu, mon père

réfléchit un instant.