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Les jeunesses possèdent des lieux spécifiques et y déploient des liens aux durées et intensités variables. E n défilant pour contester la réforme des retraites imposée par le gouvernement de François Fillon, les jeunes font preuve non seulement d’une grande matu- rité, mais manifestent aussi leur commune préoccupation avec leurs parents et grands-parents. Comme à chaque fois en pareille occasion, nombreux, parmi les adultes – au pre- mier rang desquels des “responsables en responsabilité” – s’étonnent publiquement de la présence solidaire des jeunes, alors même qu’il en va de leur devenir… Le dilemme est vieux comme les jeunesses. Une société, qui n’attribue pas à “ses” jeunes une place en confiance, non seu- lement est inégalitaire et discriminante mais aussi incapable de se penser dans le futur, y compris proche. Depuis trop longtemps, les jeunesses sont assignées à l’im- maturité politique, sociale et intellectuelle. Elles subissent, générations après générations, des dénigrements portés à l’endroit de leurs expressions publiques. Ce trait indécent, bien français, relève probablement d’une sorte de bizutage citoyen connu et vécu du plus grand nombre (souvenez- vous… ), où l’on cantonne publiquement et politiquement les impétrants à leur cour d’école. Au piquet citoyen Kevin. À la colle citoyenne Fatima. Un coup de règle Bouba ? Vous reprendrez bien du flash-ball Cheng ? Or, ce sort n’est pas réservé aux jeunes. Il caractérise une démocratie à bout de souffle.Toute tentative visant à améliorer le dialogue entre élus et représentés est perçue comme une remise en cause de la mythique transsubstantiation politique qui transforme le parlementaire en incarnation de la Nation. Mais si, col- lectivement, nous ne connaissons que trop bien les limites démocratiques du système, en va-t-il de même dans les inter- stices de nos vies ? Cyrus Cornut / Picturetank éditorial DOSSIER novembre-décembre 2010 - N° 375 / URBANISME / 45 Jeunesses : lieux et liens Ce dossier a été conçu et réalisé en partenariat avec l’association Les Petits Débrouillards. www.lespetitsdebrouillards.org

Jeunesses : lieux et liens - Revue Urbanisme

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Dossier sur les jeunnesses réalisé par Les Petits Débrouillards et publié au sein de la revue numéro 375 de la revue Urbanisme

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Les jeunesses possèdent

des lieux spécifiques

et y déploient des liens aux

durées et intensités variables.

En défilant pour contester la réforme des retraitesimposée par le gouvernement de François Fillon, lesjeunes font preuve non seulement d’une grandematu-

rité, mais manifestent aussi leur commune préoccupationavec leurs parents et grands-parents. Comme à chaque foisen pareille occasion, nombreux, parmi les adultes – au pre-mier rang desquels des “responsables en responsabilité” –s’étonnent publiquement de la présence solidaire des jeunes,alors même qu’il en va de leur devenir…Le dilemme est vieux comme les jeunesses.Une société,quin’attribue pas à“ses”jeunes uneplace en confiance,non seu-lement est inégalitaire et discriminantemais aussi incapablede se penser dans le futur, y compris proche.Depuis trop longtemps, les jeunesses sont assignées à l’im-maturité politique, sociale et intellectuelle. Elles subissent,générations après générations, des dénigrements portés àl’endroit de leurs expressions publiques. Ce trait indécent,bien français, relève probablement d’une sorte de bizutagecitoyen connu et vécu du plus grand nombre (souvenez-vous… ), où l’on cantonne publiquement et politiquementles impétrants à leur cour d’école. Au piquet citoyen Kevin.À la colle citoyenne Fatima. Un coup de règle Bouba ? Vousreprendrez bien du flash-ball Cheng ? Or, ce sort n’est pasréservé aux jeunes. Il caractérise une démocratie à bout desouffle.Toute tentative visant à améliorer le dialogue entreélus et représentés est perçue comme une remise en causede la mythique transsubstantiation politique qui transformele parlementaire en incarnation de la Nation. Mais si, col-lectivement, nous ne connaissons que trop bien les limitesdémocratiques du système,en va-t-il demêmedans les inter-stices de nos vies ?

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novembre-décembre 2010 - N° 375 / URBANISME / 45

Jeunesses : lieux et liens

Ce dossier a été conçu et réaliséen partenariat avec l’association

Les Petits Débrouillards.

www.lespetitsdebrouillards.org

Du point de vue sociologique, quel sont les “attributs” et les “droits” de la jeunesse ? Enquoi se distingue-t-elle des autres tranches d’âge, quels sont ses activités, ses rituels et ses ter-ritoires spécifiques, comment ceux-ci ont-ils évolué dans le temps ? GillesMoreau*, professeurà l’université de Poitiers, répond.

Jeunesse,un temps à passer ?

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* Principaux ouvrages :Gilles Moreau (dir.),Les Patrons, l’État et laformation des jeunes,La Dispute, 2002 ;Moreau Gilles (dir.),Le Monde apprenti,La Dispute, 2003 ;Bigoteau Monique,Garat Isabelle,Moreau Gilles (dir.),Les Jeunes dans la ville.Atlas social de NantesMétropole, Rennes, PUR,2009.

1/

Olivier Galland,Sociologie de lajeunesse, Armand Colin,1991.

2/

Edgar Morin, L’Esprit dutemps, Grasset, 1962.

Qu’est-ce que“la jeunesse”?Derrière cette question banale se cache en fait un phé-nomène complexe.A priori, chacun sait ce qu’est la jeu-nesse, soit parce qu’il est ou a été jeune, soit parce qu’ilconnaît des jeunes, soit parce qu’il travaille profession-nellement avec les jeunes. Or, le mot “jeune”n’est pasune expression stable.On parle parfois d’adolescent,depré-adolescent, de post-adolescent, voire d’“adonais-sant”, sansquecesmots soient clairementdéfinis commesubstitutifs de “jeune” ou comme représentant unefrangede la jeunesse.Mêmehistoriquement, lemot“jeu-nesse” n’a pas toujours désigné la même chose. OlivierGalland /1 rappelle par exemple que, pendant long-temps, la définition des âges est restée floue. Ainsi, auXVIe siècle, on utilisait couramment le terme“jeunesse”pour signifier “étourderie, vivacité, folie, débauche”. Demême,un ouvrage de la même époque mais se rappor-tant à l’Antiquité, fait se prolonger la jeunesse jusqu’à45 ans,voire 50pour certains auteurs.Si cela peut rassu-rer certains denos contemporains qui veulent se penserou paraître “jeunes” à un âge biologique avancé, ellemontre surtout combien l’idée de jeunesse est uneconstruction sociale.Cen’est pas,pour le sociologue toutau moins, l’âge des artères qui fait la jeunesse,mais lescadres sociauxd’existence, la définition sociale ouencoreles comportements attendus d’un groupe social appelé“jeunes”.Définir la jeunesse par tranches d’âge, commetendent souvent à le faire les politiques publiques, estunpeuvain en sciences sociales. Il conviendrait doncplu-tôtdeparlerd’“âge social”,au sensoùunecatégoried’âge(enfant, jeune,adulte,vieux,etc.) correspondunensembled’attributs et de fonctions.

Pouvez-vous préciser ?Des attributs sont des droits et des devoirs collective-ment affectés à un groupe d’individus, que l’on va parexemple appeler“jeunes”.Ces droits et devoirs peuventvarier suivant lemoment historique, la culture, le genre,ou lemilieu social. Il en est néanmoins qui sont relative-mentdurables.Ainsi“faire la fête”ou“s’amuser”sont desdroits de la jeunesse qu’on retrouve dans beaucoup desociétés et depuis longtemps.“C’est de leur âge”,entend-

on parfois pour justifier les excès (de bruit, d’alcool, dedrogue,etc.) que ces fêtes occasionnent.Mais ces droitsconstituent aussi des comportements attendus etservent doncpourdéfinir les comportements“normaux”et les comportements“déviants”de la jeunesse.Ainsi, siles jeunesont ledroit de s’amuser, ils enont aussi ledevoir,l’obligation sociale :un jeune qui s’isole,qui ne sort pas,qui n’a pas d’amis,qui“ne fait pas la fête”, inquiète.Pire,il peut être considéré comme“malade”et va mobilisermoult spécialistes (éducateurs,psychologues,psychopé-dagogues, etc.) à son chevet.Les fonctions sociales peuvent aussi varier,mais là encorecertaines sont centrales dans la définitionde la jeunesse.Ainsi la jeunesse a pour fonction de “faire passer” lesgénérations successives du statut d’enfant à celuid’adulte, id est de mener les jeunes d’une triple dépen-dance vis-à-vis des parents (affective, sociale et finan-cière) à une autonomie de sociabilité (avoir ses propresamis et une vie de couple), de logement et économique(se former pour ensuite rejoindre le marché du travail).Ce passage se fait de façon inégale suivant les diplômes,les milieux sociaux ou le genre. À 24 ans, un jeune titu-laire d’un CAP de maçon vivra déjà en couple, en loge-ment indépendant et commencera à penser fonder unefamille alors qu’un autre du même âge biologique quientamera un master ou un doctorat vivra alternative-ment en colocation et chez ses parents le week-end, etn’envisagera un inscription stable sur le marché du tra-vail et dans la vie familiale qu’au-delà de 30 ans.

La jeunesse n’est donc pas homogène ?C’est un débat délicat en sociologie, car on ne peutrépondre à cette questionni par oui ni par non.Ce débatest ancien. En France, il s’est cristallisé dans les années1960.À cet époque, l’homogénéisation des consomma-tions juvéniles (onparlait alors de“massification”) et l’es-sor de la scolarisation ont conduit certains sociologuesà faire l’hypothèse que les catégories d’âge transcen-daient les catégories sociales. Ainsi, Edgar Morin /2 sedemandait si“l’oppositiondesgénérationsne [devenait]pas […] une des oppositions majeures de la vie sociale”et s’il n’y avait pas “une différence plus grande dans le

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L’individu d’âge mûr regarde derrière lui et interroge sa jeunesse, a-t-il honoré les promesses qu’il s’était faitesà 15 ou 18 ans ? Est-il satisfait de n’être plus un “jeune”,“dépendant” d’une famille et de plusieurs institutions(dont l’appareil scolaire) sur lesquelles il n’a guère de prise ? Regrette-t-il, au contraire, cet âge de tous les pos-sibles et constate-t-il, amer, certains renoncements ? La jeunesse serait-elle une parenthèse dans la vie, coincéeentre l’enfance (sous-entendue“choyée”) et la“vie adulte”qui inexorablement conduit à la vieillesse,antichambrede la mort ? L’existence ne serait-elle pas avant tout marquée par une continuité destinale ? Quand toutes lessociétés distinguent les garçons des filles (celles-ci étant la plupart du temps subordonnées aux premiers), cer-taines cultures fondent en une seule période l’enfance et l’adolescence et d’autres les subdivisent. La successiondes âges diffère selon tels ou tels rites de passage, comme autant d’épreuves pour franchir glorieusement lesétapes d’une vie bornée par la naissance et par la mort.Mais l’âge n’est pas le seul critère, loin de là. Le mot“jeunesse”est polysémique.Ainsi, actuellement, est “jeune”une personne qui n’est plus un enfant mais pas encore totalement installée dans la situation “adulte”, d’aprèsles normes en vigueur. L’affaire se complique lorsque le “restez jeune”devient un mot d’ordre qui traverse tousles âges. La jeunesse comme état d’esprit. Socialement, cette “jeunisation”des discours a un impact sur le rap-port au travail. Si la jeunesse devient un horizon perpétuel,pourquoi l’ensemble du corps social ne devrait-il pas,pour garder la forme, s’inscrire dans une joyeuse instabilité créatrice, condition d’adaptation à un monde quichange continûment ? Cette véritable utopie de la précarité possède plusieurs visages : flexibilité-sécurité pourles uns,éducation tout au long de la vie pour d’autres qui, si l’on en perçoit les dimensions positives, contribuentà situer le travailleur dans une quête permanente d’une“employabilité”à optimiser. La jeunesse serait alors unsas d’expériences ? Une farandole de stages ? Faut-il rester “jeune”?On le sait, les jeunesses (le pluriel est essentiel car,outre les écarts économico-sociaux qui fragmentent une classed’âge,mettons de 12 à 28 ans, il faut compter sur les différences culturelles et sexuelles) doivent avant tout obéir :au sein de la famille,de l’école à l’université,dans les clubs de sports et les conservatoires de musique ! Nulle parton ne sollicite leur avis, ne tient compte de leurs désirs et revendications, ne les associe aux décisions, qui pour-tant – et c’est là un insupportable paradoxe – les concernent en priorité. Le délégué de classe, tout comme l’éluau conseil municipal pour enfants, a une voix consultative, pas décisionnelle. Entre soumission et consomma-tion, il ne reste aux jeunes qu’à obtempérer ou à ruser, jamais à déployer les expressions contradictoires de leursingularité. La question à poser est donc la suivante : qu’est-ce qu’habiter pour un jeune, ici et maintenant ? Il nes’agit pas seulement de droits et de devoirs,mais d’être ! En quoi est-il présent-au-monde-et-à-autrui ? Car l’auto-organisation des jeunes fonctionne. Au-delà d’exemples de collectifs artistiques au niveau local, ne voit-on pasces mobilisations massives de jeunes sur la scène publique internationale, comme à Copenhague en décembre2009, lors du Sommet de l’ONU sur le changement climatique ? Ce sont ces différences d’échelles territorialesque ce dossier explore en s’attardant sur des flashmob, des“réseaux sociaux”(Facebook),des“cités”et des“quar-tiers” où les “jeunes”nouent et dénouent mille et une relations. Les jeunesses possèdent des lieux spécifiques,même lorsqu’ils sont partagés avec d’autres générations,et y déploient des liens auxdurées et intensités variables.Les découpages par classes d’âge sont des pièges qui confortent le vieux principe de“diviser pour régner”. Il estgrand temps de penser l’unité de l’être humain, sachant que chacun possède sa chronobiologie et sa chronoso-ciologie, ce qui le rend semblable aux autres et différent. Cessons d’imposer des classifications comme autantde violences symboliques,aux effets souvent dévastateurs. La confiance (certains diront“le respect”) qu’il convientd’établir avec chaque individu,quel que soit son âge, s’apparente à une véritable révolution culturelle.Ni plus,nimoins. l Lionel Larqué et Thierry Paquot

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langage et dans l’attitude devant la vie entre le jeune etle vieil ouvrier qu’entre ce jeune ouvrier et l’étudiant”.Cette vision de la transformation de la jeunesse tend àdévelopper des analyses en termes de“culture”, d’”uni-vers” ou encore de“peuple” jeune,mettant l’accent surce qui rassemble les jeunes (consommations,mode devie, musique, look, nouvelles technologies, etc.). Jean-Claude Chamboredon /3 répondra à Edgar Morin en1966, en voyant dans le discours sur la“moyennisation”de la jeunesseune volonté de“nepas apercevoir les divi-sions réelles”de la jeunesse et,unpeuplus tard,dansunarticle intitulé “La jeunesse n’est qu’un mot”, PierreBourdieu /4 parlera de“manipulation évidente”.Tout dépend en fin de compte du point de vue que l’onadopte. Il est indéniable que les jeunes s’opposent auxadultesdansnombredepratiques socialesoudeconsom-mation ; il suffit pour s’en convaincre de consulter lesdonnées sur lespratiques culturellesdes Françaispubliéespar le ministère de la Culture.Mais il est tout aussi vrai,et les mêmes statistiques le montrent, que si l’on com-pare les jeunes entre eux, leurs pratiques sont fortementdifférenciées en fonction du genre et du milieu social. Il

en va de même de la place des jeunes sur le marché dutravail.Comparés auxadultes, ils subissent deplein fouetune précarité et l’imposition de statuts du travail déro-gatoires au droit général. Comparés entre eux, ils sonttrès inégalement soumisà ces risquesen fonctionde leurniveau de diplôme et/ou de leurs capitaux culturels ousociaux.Néanmoins, il serait abusif de considérer que lajeunesse est un peuple sans classe ni classement : onpeut même dire qu’elle est elle-même un enjeu de lutteentre jeunes pour sa définition et sa représentation.En fait, le danger principal lorsque l’on travaille sur lethème de la jeunesse n’est pas tant celui de savoir si lajeunesse est homogène ou hétérogène, que de penserque les comportements jeunes sont une préfigurationde ce que sera la société de demain ; discours qui, soitgénère un enthousiasme pour une“modernité”annon-cée (génération Facebook),soit provoqueunpessimismerécurrent sur un futur dépravé (tout fout le camp !). Lajeunesse est, je l’ai dit, le passage d’un âge social (l’en-

fance) à un autre (l’adulte) et n’illustre donc pas ce quesera la société de demain.Pourtant,c’est une vieille ren-gaine des sociétés occidentales que de s’inquiéter de sajeunesse.Au XIXe siècle déjà,on la voyait immorale,au XXe,on craignait les “Apaches”puis les “blousons noirs”. Onoublie simplement que lesApachesou les blousonsnoirssont très majoritairement devenus des ouvriers, desemployés, des techniciens, bref des adultes qui eux-mêmes ont eu des enfants qui sont devenus jeunes.

Vous diriez donc que la jeunesse ne change pas ?Non ! Il y a eu au cours du XXe siècle deux changementsmajeurs dans la définition sociale de la jeunesse. Le pre-mier est sa scolarisationmassive,et,corrélativement,sonallongement.La France,mais cen’est pas le casdans tousles pays européens, a voulu sa jeunesse“bachelière”. Ceprocessus s’est fait endeux temps.D’abord,par la réformeBerthoinde 1959,qui décidede l’orientationmassive desjeunes vers le collège. C’est la fin du certificat d’étudesprimaire : la scolarité devient obligatoire jusqu’à 16 anset le projet du“collègeunique”est engerme.Ensuite,en1985, la réforme Chevènement institue l’objectif, repris

dans une loi d’orientation en 1989,de conduire 80 % dechaque génération au niveau du baccalauréat, avec lesconséquences que l’on connaît sur l’explosiondes effec-tifs dans les lycées,puis,quelques années plus tard,dansles universités.Cette politique a eu plusieurs effets. D’une part, elleimpose le“modèle lycée”ou le“modèle étudiant”commenorme juvénile, y compris pour ceux qui en sont exclus.Ainsi,en travaillant sur les jeunesapprentisquipréparentunCAPouunBEP, j’ai toujours étémarquépar le fait que,sans que je leur pose la question, ilsm’expliquent d’eux-mêmes pourquoi ils ne sont plus au collège ou au lycée,commes’ils devaient justifier socialement leur“déviance”vis-à-vis de ce modèle lycéen ou étudiant. D’autre part,cette scolarisation massive de la jeunesse a changé lesreprésentations que la société a de “sa” jeunesse. C’estainsi que la figure du jeune ouvrier, très présente dansles années 1960,s’est effacée,gomméedenotre universmental. Au point que, lorsque l’on ausculte les discours

contemporains des médias, des politiques ou des“experts”sur la jeunesse,ona l’impressionqu’il n’y aplusen France que deux jeunesses : la jeunesse délinquanteet la jeunesse étudiante. L’année 2005-2006 est de cepoint de vue symptomatique : la révolte des banlieuesd’une part, le mouvement anti-CPE de l’autre. Entre cesdeux visions de la jeunesse, rien.Et pourtant,à en croirel’ouvrage d’Henri Eckert /5, un jeune homme actif de15 à 29 ans sur deux est ouvrier.La seconde grande transformation du XXe est une“déri-tualisation”de la jeunesse.Longtemps, les activités juvé-niles, tout aumoins celles de la jeunessepopulaire, id estl’immensemajorité de la jeunesse,ont étémarquéespardes activités festives et publiques fortement ritualisées.C’était le cas au Moyen Âge des “organisations de jeu-nesse” dont parle Nathalie Davis /6. Chaque paroisseétait caractérisée par un“corps de jeunesse”, les jeunesgarçons célibataires, qui d’une part avaient une recon-naissance sociale (dont témoignent les appellations

spécifiques :bachellerie,guets,bravades, etc.) et d’autrepart une visibilité dans l’espace public du fait de leursactivités festives, de “contrôle du marché matrimonial”ou encore de socialisation masculine. Même chose auXIXe et dans la premièremoitié du XXe avec les conscrits etleurs activités festives. La jeunesse elle-mêmeétait bor-néepar des rituels.À l’entrée en jeunesse, la communionsolennelle (12 ans) était l’occasion de lever un certainnombre d’interdits (première cigarette oupremier verrede vinpour les garçons,bijouxou troussede toilettepourque les jeunes filles puissent se faire “belle”, et montrepour apprendreàgérer le temps,etc.) ;autant de signauxindiquant au jeune qu’il entrait dans un temps socialnouveau et lui signifiant quedes prohibitions attachéesau statut d’enfant seraient désormais levéespetit àpetit.La sortie de jeunesse était également marquée par unrituel puissant : le mariage. L’enterrement de la “vie de

garçon”qui le précédait était la dernière affirmationexa-cerbée et publique d’appartenance masculine à la jeu-nesse. On attendait d’ailleurs des jeunes mariés qu’ilschangent ensuite leur comportement, en passant plusde temps avec leur famille,en modérant leurs sorties etbien sûr en ayant des enfants, signe le plus abouti del’accès au statut d’adulte.Aujourd’hui,avec l’essor de lacohabitation et une plus grande tolérance des sociétésvis-à-vis des séparations, c’est à peine si on sait qui vitavec qui… tout au moins les jeunes vous annoncent-ilsà la fin du repas qu’ils ne vivent plus avec un(e) tel(le),qu’ils se sont pacsés ou qu’ils sont passés en catimini àla mairie.

Vous semblez regretter ce temps des rituels dela jeunesse…Loin demoi cette idée ! Le rôle du sociologuen’est pas deporterdes jugementsmoraux,maisdeconstater les trans-formations sociales et de chercher à les comprendre.Ainsi

la déritualisation de l’entrée en jeunesse (communionsolennelle) n’est pas sans conséquences.Désormais,avecla sécularisation de nos sociétés, ce processus n’est pluscollectif : c’est à la famille, et en privé, de gérer la levéeprogressivedes interdits d’âge.Et toutes les famillesn’ontpas les mêmes valeurs, les mêmes histoires sociales ouculturelles, ou les mêmes ressources pour organiser ceprocessusdepassage,hier régulé collectivement.Vu souscet angle, le prétendu“problème”des jeunes adolescentsqui“traînent”tard dans les rues,“problème”qui a donnélieu à moult “arrêtés municipaux”, prend un autre sens.Il ne s’agit pas de“démission”,mais dedifférenciationdufait de la disparitiond’unenorme sociétale collective.Demême, le rapport des jeunes au territoire s’est modifiéavec la findes rituels juvéniles.C’était une caractéristiquefortede la jeunessed’autrefois : les“organisationsde jeu-nesse” du Moyen Âge étaient structurées autour des

3/

Jean-ClaudeChamboredon, “Lasociété française et sajeunesse”, Darras,Le Partage desbénéfices, Minuit, 1966.

4/

Pierre Bourdieu,Questions de sociologie,Minuit, 1984.

5/

Henri Eckert, Avoir 20ans à l’usine, La Dispute,2006.

6/

Nathalie Davis, LesCultures du peuple ;rituels, savoirs etrésistances au XVIe siècle,Aubier Montaigne, 1979.

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paroisses et les activités conscrites autourdes communes(la Révolution française est passée entre les deux). Il étaitd’ailleurs fréquent quedesaffrontementsaient lieuentre“organisationsde jeunesse”deparoissesvoisinesouentreconscritsdecommunesdifférentes lorsdesregroupementsauchef-lieudecantonpour lavisitemédicale.C’était doncun trait de l’identité juvénile fort. Il le resteencore,commeen témoignent les affrontements entre bandes de quar-tiers,decitésoudecommunesruralesproches.Cette iden-tificationàun territoireestd’autantplus forteque l’onestpeu doté en capitaux culturels ou scolaires.Mais elle estidentitéet enfermement,commelemontrentbien les tra-vaux de Stéphane Beaud /7 sur les quartiers urbains ouceux de Nicolas Rénahy /8 à propos des jeunes ruraux.Tout ne s’efface donc pas d’un coupde chiffon !Néanmoins, la déritualisationde la jeunesse a fait qu’elleoccupe beaucoup moins souvent l’espace public que lefaisaient les conscrits d’hier. Dans les années 1960, lasociabilité juvénile, jusque-là fortement publique, s’estprivatisée. Pour dire vite, la “boum”qui a lieu dans unespace privé et où n’entre pas qui veut a remplacé le balpublic, ouvert à chacun mais où tous n’allaient pas. Lesformesd’appropriationde l’espacepublic par la jeunessese sont donc modifiées. Elles sont maintenant à la foisplus rareset plusmassives,pluséclatéesenquelquesorte.À partir du moment où la jeunesse ritualisée s’est effa-

cée, les jeunes ont formulé différemment leurs formescollectives d’appropriation de l’espace public. Les pre-miers concerts de SOSRacismedes années 1980, les ras-semblements mondiaux de la jeunesse organisés parl’Église catholique, mais surtout les manifestations àrépétitionsdes lycées oudes étudiants depuis les années1990sont autant de témoignagesde cettenouvelle façond’être ensemble, comme collectif jeune, dans l’espacepublic. Il suffit d’observer une manifestation de lycéenspour en prendre conscience : à côté de la minorité mili-tante, on trouve une majorité dont le principal moteursemble être le plaisir d’occuper collectivement l’espacepublic, en y instituant une inversion de l’ordre social, cequi est le propre de toute fête.

La jeunesse et ses transformations ne vous inquiètentdonc pas ?La jeunesse, non… Elle passera. Il ne faut jamais oublierque la jeunesse est un corps social peu stable,démogra-phiquementparlant :elle perd tous les ansunepartie deses membres et en accueille des nouveaux. Non, ce quim’inquiète davantage, c’est le discours que les pouvoirspublics tiennent sur la jeunesse.On accuse toujours lesjeunes. Regardons aussi ce qu’on leur dit. Depuis unedizaine d’années, le discours politique en direction desjeunes est paradoxal,pour ne pas dire schizophrène.Ondit à la fois aux jeunes d’être adultes plus “tôt”et qu’ilsseront adultes plus“tard”…

Que voulez-vous dire ?Adultes plus tôt,c’est par exemple le sens des politiquessécuritaires à l’adresse des jeunes.Dès 10 ans,on attenddésormaisd’euxuncomportement d’adulte,notammenten matière du respect du droit. La politique pénale desmineurs n’a cessé d’abaisser l’âge de leur responsabilitéindividuelle.Certains rêvent mêmed’abaisser l’âge de lamajorité juridique à 16 ans. Il leur faut donc être adulteplus“tôt”.D’un autre côté,on ne cesse de reporter à plus tard leurpossibilité d’accès aux attributs d’adultes. L’achat d’al-

cool ou de tabac a été interdit aux mineurs, l’accès aumarchédu travail,donc à l’indépendance financière, leurest devenu de plus en plus difficile et tardif. La créationd’un“sous”permis de conduire illustre bien le fait qu’onindique aux jeunes qu’ils seront adultes plus “tard”.Certes, ils ont réussi l’épreuve du permis de conduire,mais cela ne fait pas pour autant d’eux des conducteursadultes, ils sont en quelque sorte punis collectivement :six points au lieu de douze.Une société ne peut pas bienvivre avec sa jeunesse avec une telle ambivalence,d’au-tant que ces mesures frappent inégalement les jeunesselon leur appartenance sociale. l Propos recueillis parThierry Paquot

7/

Younès Amrani,Stéphane Beaud,Pays de malheur !La Découverte, 2004.

8/

Nicolas Rénahy, LesGars du coin. Enquêtesur une jeunesse rurale,La Découverte, 2005.

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Territoiresdes jeunes délinquants

C’est un lieu commun du cinéma : chaque“gang”contrôle un“territoire”, chaque“cité”ason“caïd”qui sait tout sur chaque bâtiment de son empire.Qu’en est-il en France en 2010 ? Qu’enest-il pour les “délinquants” particulièrement “jeunes” ? Entretien avec Gérard Mauger, socio-logue, directeur de recherches émérite au CNRS, chercheur au Centre de sociologie et de sciencepolitique (CNRS-EHESS-Paris I)*.

* Il a publié récemment :Les Bandes, le Milieu etla Bohème populaire.Études de sociologie dela déviance des jeunesdes classes populaires,Éditions Belin, 2006 ;L’Émeute de novembre2005. Une révolteprotopolitique, Broissieux,Éditions du Croquant,2006 ;La Sociologie de ladélinquance juvénile,Éditions La Découverte,collection “Repères”,2009.

Avec la réformesur les retraites, les“jeunes”descendentdans la rue. Est-ce pour eux un lieu familier ?EnFrance, lamanifestationappartient depuis longtempsau répertoire d’actions collectives légitimes.Moyend’in-terpeller les pouvoirs publics,mais aussi de se présentercomme collectif (en se mettant en scène dans l’espacepublic et ensecomptant),elle est devenueunquasi-ritueld’“entrée en politique”pour des générations de lycéenset d’étudiants qui se l’approprient et le ré-inventent augré des motifs et des circonstances de la mobilisation.

Vos travaux concernent cette“classe d’âge”hétérogène,qu’en est-il de leurs territoires (chambre,appartement des parents,quartiers...) ?Si l’on s’en tient aux“jeunesdes cités”(auxquels j’ai consa-crédeux sériesd’enquêtes espacéesd’une trentained’an-nées), le territoire intervient,me semble-t-il,aumoinsdetrois façons. En ce qui concerne la fraction la plus diplô-mée, la fuite hors de la cité – qui ne se réduit pas à celledu stigmate associé à “l’effet d’adresse” – est souventsynonymede“salut social”.En cequi concerne la fractionla plus démunie de ressources scolaires,“la cité”et plusspécifiquement“la rue”,apparaissent à l’inverse commeunespace protecteur,un“entre-soi”.Enfin,si la chambreauseinde l’appartement familial est,pour lesuns commepour les autres, un espace d’autonomie juvénile, elledevient, au fil du temps, un symbole d’hétéronomie,matérialisant l’incapacité de s’émanciper de la tutellefamiliale, faute de pouvoir accéder à un emploi stable.

S’agissant des“jeunes délinquants”,peut-on dire qu’ilsprivilégient un territoire en particulier ?Les jeunes ressortissants du“monde des bandes”entre-tiennent un rapport particulier avec le territoire.Dans lamesureoù les“bandes”se recrutent,pour l’essentiel,chezles jeunes en échec scolaire, ces “décrocheurs”, plus oumoins absentéistes,se regroupent dans“la rue”(oudansles halls d’immeubles), soustraits au contrôle scolaireet/ou familial, où ils s’initient collectivement à “la cul-turede rue”dont,àmon sens, le principe résidedans l’ac-cumulation de“capital agonistique”.

Ces jeunes délinquants ont-ils des lieux à eux ?Les jeunes du monde des bandes s’approprient symbo-liquement une fraction de l’espace public qu’ils consi-dèrent comme “leur territoire” et auquel la bandeemprunte presque toujours son patronyme :“la bandede x”(x étant le nom de la cité,du groupe d’immeublesoude la rue). La logique des affrontements entre bandesest liée à ces territoires définis par des frontières plusou moins clairement identifiées : territoires à défendre,à contrôler,à libérer,à conquérir.Elle suppose égalementdes prétextes : à commencer par l’invasion-parade duterritoire d’une bande rivale ou l’agression de tel ou telressortissant du territoire contrôlé. Le souci de sauver laface ou le risque de la perdre dans ces querelles d’hon-

Extraits de la série “Instant de réflexion”.

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Membre d’un gang de l’est de Londres.

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novembre-décembre 2010 - N° 375 / URBANISME / 5352 / URBANISME / novembre-décembre 2010 - N° 375

neur imposent des représailles sur le territoire de l’agres-seur, etc. Et c’est dans la même perspective qu’on peutcomprendre les affrontements avec la police : lorsqu’elleenvahit le territoire d’une bande et prétend le contrôler,il s’agit de“se faire respecter”par la police commepar lesbandes voisines. Par ailleurs, la recherche d’alternativesau salariat et la quête des attributs de la réussite finan-cière impliquent le développement de trafics en toutgenre (à commencerpar le trafic dedrogues) : le“bizness”.Le territoire de la bande devient alors aussi celui d’unmarché : la mise en place et le maintien d’un réseau derevendeurs supposent une emprise territoriale (à finscommerciales) qu’il s’agit de défendre contre les empiè-tements de la concurrence.

Comment réagissent-ils à l’enfermement, lors d’unecondamnation ?Un enjeu essentiel au cours de l’enfermement est sansdoute lemaintiende liens avec la bandeet son territoire.

Y a-t-il une différence, toujours dans cette influence dela résidence, entre un jeune de cité et un jeune logeantdans un pavillon ?Oui,mais cette différence spatiale traduit d’abord unedifférence sociale : celle entre “ouvriers pavillonnaires”(“established”) et“ouvriersdecité”(“outsiders”).Commentrendre compte de ce clivage au sein des classes popu-laires ? Trois mécanismes permettent de l’expliquer.D’abord, la coïncidence au cours des trois décennies quisuivent la SecondeGuerremondiale entre la rénovationdes villes ouvrières et les vagues successives d’immigra-tion jusqu’en 1974. L’amélioration du logement ouvrier,élevant la barrière à l’entrée, durcit la coupure entre les

ouvriers qualifiés (“la classe ouvrière respectable”) dontl’accession au logement neuf symbolise l’ascension col-lective et les OS et manœuvres immigrés.Au cours du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, lanouvelle politique du logement et en particulier la loiBarre de 1977 facilitent l’accès à la propriété des famillespopulaires :d’où la sortiemassive desHLMdesménagesd’OP et des couches moyennes et le déclassement des“grands ensembles” qui cessent d’incarner la réussiteouvrière. Clientèle de substitution, les familles immi-grées accèdent alors aux grands ensembles et en accé-lèrent le déclassement : ainsi se creuse la division entre“ouvriers pavillonnaires”et “ouvriers de cité”.Troisième mécanisme : la dégradation de la conditionouvrière à partir de la seconde moitié des années 1970frappe prioritairement les ouvriers les moins qualifiéset, parmi eux, les ouvriers immigrés les plus récents.Pour les autres ménages ouvriers –“les établis”–,“res-ter en HLM”est la conséquence de l’impossibilité où ilsse trouvent d’accéder à la propriété, l’objectivation spa-tialede leurprécarisation salariale et/oude l’échec conju-gal, et de leur égalité de condition avec “les nouveauxvenus”.“Coincés dans le quartier”, ils sont souvent lesporte-parole de“la cause sécuritaire”et de“la chasse auxjeunes”.Si,à l’inverse, l’accès auxgrands ensembles a puapparaître comme une promotion sociale pour lesfamilles immigrées issues des cités de transit, la craintede voir leurs fils “prendre la mauvaise pente”,“tomberdans ladrogueet ladélinquance”les fragilise.Conscientesd’être“mises toutes dans lemême sac”,elles sont égale-ment prises au piège du quartier. lPropos recueillis par Thierry Paquot, le 25 octobre 2010,à Paris.

Votre question est très complexe,parce que cela dépendde quelles cités, de quels jeunes et de quels adultes onparle.Si les“adultes”sont les parents,ou les enseignants,ou les policiers, ou encore les médecins, les travailleurssociaux,etc., les relationsne sont pas lesmêmes,et à l’in-térieurde chacunede ces catégories il y a encoredesmul-titudes de variations.De même pour ce qu’il est convenu d’appeler les“cités”,certaines sont des logements sociaux des années 1960sous perfusion de réhabilitations successives, d’autresquasiment des cités “historiques”des années 1930 (auBlanc-Mesnil), des“cités-jardins”classées (à Stains), descopropriétés devenues ingérables (Les Bosquets àMontfermeil, Le Chêne Pointu à Clichy-sous-Bois), et jepeux même ajouter que la socialisation dans les HLMverticalespeut êtremoinsdifficile quedans lesHLMhori-zontales, ces lotissements de préfabriqués du nord deSeine-et-Marne (j’ai enseigné àMeauxavant Stains) quiencerclent les fermes survivantes et doublent les tempsde transport...Et en cequi concerne lespopulations, il y adesdifférencesà ne pas négliger entre les jeunes de telles ou telles ori-gines, Français bien sûr, Portugais, Turcs, Africains duNord ou d’Afrique sub-saharienne, Asiatiques – et unThaïlandais,unCambodgien,voiredesVietnamiensentreeux (j’en ai eu trois une année dans la même classe quine separlaient pas, l’un était bouddhiste, l’autre chrétienet le troisième musulman !) n’ont pas forcément beau-coup de points communs. Il est probable que la Seine-Saint-Denis est le lieuaumondeoù,surun territoire aussirestreint, vous avez le plus de concentration d’origines,de cultures et de religions diverses.C’est ici la vraiemon-dialisation !

Loger, pas habiter !Un des premiers éléments, c’est le fait que,pour dire leschoses rapidement, dans ce type d’habitat, on ne peutpas y habiter justement, activement, on y est logé, pas-sivement ! Et que tout ce qui relève de l’intimité fami-

liale et personnelle s’y trouve“collectivisé”de force (toutl’escalier profite des scènesdeménage rituelles du jeunecouple du troisième, des aboiements du chien du cin-quième, du rap ou de la techno du gamin du douzième,etc.) et que tout ce qui pourrait donner lieu à rencontreschoisies entre voisins y est rendu à peu près impossible,ou en tout cas très difficile, à cause du mode de sociali-sationqu’imposent les équipements collectifs (quand ilsexistent) et des difficultés de l’animation associative :vousvoyez ici l’inversiondestructriceduprivéet dupublic,renforcée par l’absence de“sas”, d’espaces de transitionentre l’espace intime et l’espace public. Une anecdotepour illustrer ce point : lorsque je suis arrivé à Stains en1997,au lycéeMaurice-Utrillo,aumoment des présenta-tions dansune classe,un élève,qui venait d’indiquer sonadresse, le Clos Saint-Lazare, a été très surpris que je luidemande si c’était une des barres le long de l’avenue deStalingrad, et comme c’était le cas, ce que la réhabilita-tion avait eu comme résultat. Qu’un professeur puisseconnaître les lieux où habitent les élèves lui paraissaitcomplètement incroyable (“Mais, comment vous savezça,Monsieur ?”), et en effet il se met à expliquer que lavie quotidienne est devenue un enfer...

Ethnicisation des relationsLa deuxième caractéristique – et je ne suis évidemmentpas le seul à considérer qu’il ne s’agit pas vraiment d’uneévolution favorable – est l’ethnicisation progressive desrelations : il y a encore trente ans,dans une cage d’esca-lier ( je prends l’exemple des Bosquets àMontfermeil oùj’ai tenu une permanence pour la CLCV pendant 22 ans),on trouvait des Français, des Portugais, des Arabes, desNoirs... Et en ce qui concerne les jeunes, leurs modes deregroupement étaient plutôt fondés sur la rueou le bâti-ment où ils résidaient,que sur leurs origines. Je me sou-viens d’une discussion avec un collègue d’histoire et degéographie qui se plaignait :“Qu’est-ce que vous voulezque je fasse dans cette classe [une quatrième], dès que[untel] et [untel] se regardent, c’est les injures, et l’em-

Jeunes de banlieuesComment vivent, pensent et agissent les “jeunes des banlieues” ? Bernard Defrance,

professeur de philosophie, a exercé de nombreuses années dans des lycées des banlieues pari-siennes, il réside en banlieue et a tenu pendant 22 ans une permanence de la CLCV aux Bosquetsà Monfermeil. C’est dire à quel point il est impliqué dans ce “milieu”, qu’il observe depuis bienlongtemps. Nous lui avons demandé de nous décrire les formes de cohabitation des “jeunes”avec les “adultes”. Il a commencé par répondre en précisant qu’il n’est pas un banlieulogue, queson point de vue n’a rien de“scientifique”, disons que c’est celui, pour utiliser lamétaphoremédi-cale, d’un généraliste de quartier… Écoutons son diagnostic et sa prescription.Te

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Centre de détention pour adolescentes (Pays-Bas).

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vingt fois que, dans la journée, les lycéens étaient... aulycée, les étudiants à la fac et les deux chômeurs à cou-rir après un job quelconque. La subvention n’a pas étérenouvelée. Autre illustration de ces décalages tempo-rels : nous avons été invités aux réunions de coordina-tion de la ZEP...mais elles se tenaient en semaine de 9 à11 heures du matin : en deux années scolaires, je n’ai puparticiper qu’à une seule de ces réunions, au cours delaquelle j’ai entendu pour la énième fois le refrain de ladémission des parents, un collègue mettant en causenommément,aumépris de toute déontologie et simplerespect des personnes, une mère de famille “incapablede s’occuper sérieusement de ses deux garçons”, 12 et 13ans qui commençaient à faire parler d’eux au collège(dans l’Éducation nationale aussi c’est le :“bien connudes services de...”qui sévit...). Je suis donc intervenu sansménagement,parce que,manquede chance pour le col-lègue, je connaissais la situation de près : Madame X,abandonnée par le père de ses deux garçons,quitte sondomicile à 17 heures pour être à 19 heures dans lesbureaux qu’elle nettoie à Boulogne-Billancourt jusqu’à23 heures, puisqu’il est bien connu que les cadres nesavent pas vider leurs corbeilles à papiers,et rentre chezelle par les derniers trains, et lorsqu’elle rate le dernierbus à la gare duRaincy-Villemomble,elle remonte àpiedau plateau de Montfermeil (regardez un plan de ban-lieue) et n’a pas toujours la force de se lever à temps lelendemain matin pour préparer le petit déjeuner de sesdeux garçons et vérifier qu’ils ont bien toutes leursaffaires pour partir au collège ;au moins,elle les nourrit

et les habille...“Évidemment ! On ne la voit jamais auxréunions de parents !”, insistait le collègue, qui a assezmal digéré mon intervention apparemment puisqu’il aquitté la réunionàcemomentprétextant jene saisquelleobligation...

Violences et violenceLa cinquième caractéristique ? Ce sont les violences.Froides, verticales, invisibles et permanentes, qui en-gendrent les violences horizontales, chaudes, visibleset sporadiques... Bien utiles ces dernières qui permet-tent à nombred’élus depérorer dans la surenchère sécu-ritaire : combien n’existeraient pas politiquement si lesvoyous de banlieue ne leur fournissaient pas régulière-ment les occasions inépuisablement rentables de tiradesélectorales ? À se demander si,en sous-main, les élus enquestion ne paient pas les fauteurs de troubles, et toutle monde sait dans telle commune de grande banlieuecomment son maire actuel, qui aspire aujourd’hui auxplus hautes responsabilités, a été élu, et la promotionfulgurante dont ont bénéficié les policiers qui enquê-taient sur les incendies criminels qui avaient vu partiren fumée, quelque temps avant les élections munici-pales, le centre social d’une des deux cités et le centrecommercial de l’autre... Lors de la réunion du Conseillocal de prévention de la délinquance à Livry-Garganfin novembre 2005 ( j’habite le quartier alimenté parle transformateur où les trois garçons de Clichy-sous-Bois ont été électrocutés, et nous étions très surpris ence 27 octobre 2005 par cette étrange panne...), j’avaisinterrogé le sous-préfet du Raincy sur le coût des inter-ventions policières ; naturellement, il s’était révéléincapable de répondre et c’est donc moi qui l’avaisinformé, au moins en ce qui concerne les hélicoptères :2 000 euros l’heure de vol...

Propriétaires et locatairesDernière caractéristique : les cités qui ont flambé les pre-mières àClichy-sous-Bois en 2005 sont des copropriétésde droit privé (La Forestière, le Chêne Pointu, La Pama,Stamu I et II...). Il s’agit de cités qui pallient les carencesdu logement social :pour ledernier chiffreque je connais,57 000 demandes prioritaires de logement sont enattente dans les fichiers de la seule Seine-Saint-Denis...5 000 enfants dorment tous les soirs, toujours dans leseul 93,dans des taudis inacceptables ou carrément à larue.Quels citoyens deviendront ces enfants ? Et ce sontles responsables mêmes de cette maltraitance massiveinfligée aux enfants qui péroreront ensuite sur la délin-quance desmineurs“de plus enplus jeunes”– ce qui estcomplètement faux,mais les individus enquestionn’ensont plusàunmensongeprès...Et il faut égalementnoterque la situationdedéréliction extrêmede certaines citésprovoquedes urgences quimasquent la situation géné-

poignade,et je passe l’heure à séparer les combattants...Je ne suis pas payé pour jouer les flics !” Je lui ai alorsdemandé où habitaient ces deux élèves :“Un avenuePicasso, l’autre rueModigliani...”Première remarque surle fait que les habitants ne parlent jamais de noms devoies mais des numéros de bâtiment (11 et 13, ici), etdeuxième remarque,que les jeunes de l’avenue Picassone mettent jamais les pieds sur les trottoirs de la rueModigliani et réciproquement, et enfin, donc :“Votreclasse est le seul lieu où ils se rencontrent, et d’une cer-taine manière, qu’ils commencent par se battre est unprogrès par rapport à la situation extérieure ! D’autantqu’en les séparant vous allez les contraindre à separler...”

Méconnaissance réciproquedes cultures de l’AutreD’une certaine manière,pour en revenir aux bagarreursdu collège Romain-Rolland,c’est là la troisième caracté-ristique : les responsables du principal temps de socia-lisation des enfants (six à huit heures par jour...), lesenseignants, ignorent à peu près tout des conditionsd’existenceet des culturesdesélèvesqui leur sont confiés,et d’ailleurs, quand ils s’y intéressent, c’est souvent (pastoujours, je suis injuste !) sur le mode de la commiséra-tion, de la condescendancequasi-postcoloniale,ouencoredu“tourisme”qui sedonne le frissonde frôler la racaille...À l’inverse, le collègue cité ci-dessus s’était rapidementrendu compte que son cours n’avait aucune chance de“passer” s’il ne commençait pas par établir la paix, aumoins provisoirement. Et que, s’il ne s’agit pas pour lesenseignants de jouer les flics au sens professionnel dumot, il n’en reste pas moins que la fonction policièreappartient dedroit à tout citoyen, tenud’intervenir dansla limite de ses moyens pour faire cesser la commissiond’un acte délictuel ou criminel quelconque dont il esttémoin,et qu’avant d’êtreprofesseurdemathématiques,de biologie, de techniques commerciales ou d’électro-nique... nous sommes citoyens, et donc tenus de nouscomporter comme tel, ou au moins d’essayer.

L’hétérogénéité des tempsLa quatrième caractéristique tient,me semble-t-il, dansl’hétérogénéité des temps pour les différentes catégo-ries d’habitants : entre les adolescents, les personnesâgées, les chômeurs, les travailleurs précaires, les trafi-quants divers, les travailleurs sociaux, les policiers... lesrythmes sont très différents, ce qui peut provoquertroubles de voisinage, une cohabitation difficile desgénérations, une guerre des territoires et des tempo-ralités elles-mêmes.Pour illustrer ce point,deux petitesanecdotes : nous avions créé un réseau d’entraide sco-laire aux Bosquets, selon une formule qui nous permet-tait de nous passer de local (nous n’avions qu’une piècede 6 m² pour tenir nos permanences...) : une trentaine

de lycéensavaient chacun la responsabilitéde trois élèvesd’école primaire qui venaient chez eux (ce qui diminuaitconsidérablement le tempsdevant la télé),et ces lycéensétaient eux-mêmes, par trois aussi, sous la responsabi-lité d’un étudiant. Et une fois par mois, au centre social,à 19heures,on réunissait lycéenset étudiantspour suivrel’évolutiondu réseau,partager les difficultés diverses,sedonner des conseils “pédagogiques”, et la seconde par-tie de la réunion était consacrée à des thèmes variés : larecherche d’emploi, le droit de la nationalité, celui de laconsommation, le rôle de la police, etc., pour lesquelsnous invitions des spécialistes de ces questions à venirexpliquerdes chosesutiles à cettequarantainede jeunes,et les bénéfices étaient réciproques,par exemple pour leresponsable d’ANPE de se rendre compte par témoi-gnages directs des discriminations à l’embauche,pour lecommandant de police de la Direction départementaled’entendredes récitsd’interpellations,de contrôlesd’iden-tité, ou encoredegardes à vue...Nous avionsobtenuunesubvention du FSU (Fonds social urbain,un dispositif del’époque) qui permettait d’indemniser à hauteur d’envi-ron 300 francs chacundesmoniteurs (pas du tout négli-geable, notamment quand on vit sous l’emprise des“marques”), mais quand les subventions sont passéessous la coupe (c’est le cas de le dire !) du maire (PierreBernard à l’époque,qui dirigeait sa ville grâce àune lignedirecte avec laViergeMarie...),nous sommespassés sousla responsabilité d’un autre organismedont la représen-tante nepouvait venir aux réunions du vendredi soir carelle terminait sa semaine à 16 heures… Je lui ai expliqué

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Reda, Kamel et Michael. Mélanie avec ses amies Melissa, Naomy, Manel et Chanez.

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isolation phonique d’un appartement à l’autre, équipe-ments collectifs (laveries en sous-sol, espaces de jeuxpour les enfants, locaux insonorisés dans tous les piedsd’escaliers pour les adolescents, salles de réunions, pré-sence des services publics, d’équipements culturels deproximité,bistros, radios et télévisions locales, cinémas,terrains de sports et gymnases,micro-piscines partoutpar exemple sur les toits, etc., etc. !)... et une conciergepar escalier ! Oui,vraiment :qui connaît tous les enfants,les voit grandir, et devant laquelle ils auraient honte demal se conduire... On nous dit que tout cela coûte cher :c’est un raisonnement financier à courte vue ! Combiencoûtent à la collectivité les effets pervers, induits par lemodeactuel d’habitat dans certainsquartiers,en termesde santé physique et mentale (a-t-on jamais calculé cequecoûteà la Sécu les insalubritéspersistantesdans l’ha-bitat ?), de temps gaspillé, de familles détruites, d’inci-dents de voisinage,de répressiondes violences et du trai-tementde ladélinquance induite,sansparlerdesmilliardsengloutis dans les nécessaires réhabilitations de“cités”,construites à la va-vite à peine vingt ou trente ans aupa-ravant ? Avec le coût d’une seule intervention policièredans une cité en émeute,on aurait pu financer dix asso-ciations locales pendant un an !

Une justice justeLe second chantier consiste à rétablir les règles de droit,et cela n’a rien à voir avec ce dont on nous gargarise surles prétendues cités où la police n’entrerait plus et oùrégnerait la loi des caïds : ceux-ci ne prospèrent que surl’abandon par l’État et les collectivités locales de leursresponsabilités républicaines. Quand on évoque lesquestions de justice dans les médias, c’est dans la quasi-totalité des cas les questions pénales : le rôle des jugesd’instruction,desprocureurs –dont je vous rappellequ’auregard de la législation européenne ils ne sont pas desmagistrats –, les gardes à vue, les procès à grand spec-tacle, etc. ;or,et heureusement,si on excepte les contra-ventions, l’immense majorité de la population n’est pasconcernée par ces questions, alors que les procéduresciviles (enmatièrede consommationoude logement, lesquestions familiales,etc.) concernent quasiment tout lemonde,et c’est là le grand scandalede la justice,avecdesdélais invraisemblables et des coûts qui mettent le res-pect des droits les plus élémentaires hors de portée duplus grand nombre,avec le scandale supplémentaire dela non-revalorisation des plafonds de ressources pourl’obtention de l’aide juridictionnelle. Attendre six moisaprès l’audience pour obtenir la copie d’un jugement depremière instance, qu’il faudra encore faire signifier, etpatienter deux mois pour les délais d’appel, attendre ànouveau l’audience enappel, l’arrêt,et enpasser par desvoies d’exécution interminables, fait que, pendant cetemps, l’eau continue à suinter sur les murs moisis, le

gaminà faire des crises régulières d’asthme, le chauffageà connaître des pannes incessantes, et que l’on doit enplus s’entendreharceler au téléphonepar deprétendues“déléguéesà l’action sociale”pourdes rappels de chargesnon justifiés, ou un retard d’une semaine dans le paie-ment du loyer, alors qu’on n’a toujours pas obtenu dequittances ou reçus depuis plus de six mois, c’est à cemode de fonctionnement complètement archaïque dela justice civile qu’il faut s’attaquer et qui devrait faire laune des journaux puisque cela concerne tout le mondeou presque...Tous les chantiers doivent être conduits simultanément :rénovation urbaine avec réelle participation des habi-tants, réforme radicale de la fiscalité locale,maîtrise fon-cière, action culturelle et promotion scolaire, soutien àla parentalité, soutien massif aux associations d’habi-tants, etc. Une dernière anecdote si vous le permettez :j’étais ce soir-là, il y a plus de vingt ans,en train de boirele thé chez l’imam de la cité des Bosquets, lorsque,accompagnés par la lueur de gyrophares, je reconnaisdes bruits caractéristiques : des gamins ont tendu unpiège aux pompiers, qui évidemment font demi-toursous le caillassage, pendant que la police se prépare àencercler le quartier... Nous sortons, l’imam et moi ettombons dans une bagarre entre jeunes eux-mêmes :ceux qui ont tendu le piège sont violemment pris à par-tie par d’autres sur lemode :“Et quand il y aura vraimentle feu, ils ne viendront pas et s’il y a desmorts à cause deça !? Vous le paierez !”Nous n’avons pas besoin l’imamet moi d’élever la voix en intervenant : tout le monde secalme,plus personne dans la rue en quelques secondes,les policiers arrivent... nous leur parlons, ils repartent. Ils’est passé beaucoupde tempsdans cette rue avant quel’envie ne reprenne certains de recommencer à s’amuserà ces jeuxdeprovocation...Pourquoi ces jeunesnousont-ils entendus ? Parce qu’ils savaient ce que nous faisions(l’imamde l’époqueétait membredenotre conseil) pourtenter d’améliorer la situation scandaleusequi leur étaitinfligée ainsi qu’à leurs parents. Si nous voulons que lesjeunesdebanlieue inventent les voies citoyennes et poli-tiquesde leur révolte,cela supposequ’ils rencontrent desadultes qui ont effectué et continuent à effectuer eux-mêmes ce parcours, des adultes qui cessent de se rési-gner à l’intolérable.Quels que soient les rôles et fonctions diverses desadultes,quellesque soient lesdifférencesentre les jeunes,le ressort de toute citoyenneté réside dans le respectinconditionnel des personnes, et c’est aux adultes àd’abordmontrer l’exemple,non ? Et puis je vais vous direle fin mot de l’affaire : c’est d’abord pour le plaisir et lajoie de vivre que nous pouvons former alliance avec lesjeunes contre les violences des voyous qui prétendentnous gouverner. l Bernard Defrance

rale de dégradation,on va dire“ordinaire”,moins visible,denombredepansentiersde l’habitat social.C’est à Livry-Gargan,ville enpasse dedépasser Le Raincy (à juste titred’ailleurs !) pour saqualitédeviemais du coupaussi pourle prix dumètre carré,qu’une SAHLMest régulièrementcondamnée pour ne pas remédier aux insalubrités ettroubles de jouissancedivers que ses carencesmultiplesquant augros entretien infligent auxhabitants excédés.Ce sont ici les violences commises,pas toujours en touteinconscience, par les décideurs de toute sorte, anciensbons élèves qui sévissent silencieusement dans lesagences immobilières, les cabinets de syndics, la banque,les offices divers, les bailleurs dits“sociaux”sans oublierles conseils d’élus locaux ou les ministères... Dans biendes cas, il suffirait d’appliquer la loi pour remédier à dessituations objectivement intolérables. Sur l’obligationpour le bailleur de fournir à son locataire des conditionsconformesauxnormesd’habitabilité,et de justifier rigou-reusement des charges réclamées (c’est quand mêmeinvraisemblable de constater que depuis plus de trenteans que nous assistons chaque année des associationslocales dans la vérification des charges locatives, toutesces vérifications, je dis bien toutes !,ont abouti à des rem-boursements aux locataires),et pour les pouvoirs publicsde respecter les obligations liées au droit au logement.Si, à chaque fois qu’une famille est prioritaire pour uneattributionde logement, les tribunauxprononçaient desastreintes journalières significatives, il va de soi que vousverriez brusquement les communes qui sont actuelle-ment hors-la-loi quant au pourcentage de logementssociaux ou à l’aménagement d’aires pour les gens duvoyage, etc., s’empresser d’essayer de se conformer à laloi.Tout le monde s’étonne des descentes régulières delycéens dans les rues,mais c’est parfaitement prévisible :tous les quatre ans ! Au rythmedu renouvellement d’uncontingent de lycéens ; vérifiez : 1986, 1990, 1994, 1998,2002 (pétard un peu mouillé entre les deux tours de laprésidentielle), 2006, 2010... Quel que soit le prétexte, ilfaut se prouver à soi-même, au moins une fois dans savie,que l’onpeut essayer denepas toujours subir.Quantaux jeunes des cités, toute la difficulté pour eux est detrouver les voies citoyennes,politiques,de leur révolte etde leurs violences. Là aussi, tout le monde le sait, lemoindre incident, lamoindre suspicionde violencespoli-cièresmet instantanément le feu auxpoudres,auxpou-belles et aux voitures plutôt...

Que faire ?Alors, je ne peux pas développer ici toutes les solutionsà essayer d’apporter à l’ensemble de ces problèmes,sanscompterqu’il faut agir sur tous les fronts enmême tempset que ce que vous gagnez par exemple en réussite sco-laire risque d’être détruit par le comportement d’un flic

de base quelconque qui tutoie et humilie (un de mesélèves, Bac avec mention, à poil dans le commissariat :“T’as vu ?Tous les bougnoules ont la même bite !”et lescollègues de ricaner...). Former sérieusement les profsexige que le soient aussi les policiers, les travailleurssociaux (l’assistante sociale sollicitéepour des retards de“loyers”qui ne se rendmêmepas compte qu’en réalité ils’agit de régularisation de charges locatives qui n’ontjamais été justifiées, et les secours qu’elle obtient vontengraisser des sociétés d’entretien qui n’entretiennentrien du tout !), et les magistrats (un jeune juge pourenfants, frais émoulu de l’ENM de Bordeaux en stage àlaCLCVde Livry-Gargan,aprèsdeuxheurespassées àdis-cuter sur les marches d’escalier avec quelques gamins :“J’enai plus appris surmonmétier endeuxheuresdedis-cussion avec ces jeunes qu’enquatre ans de formation”).

Agir sur les structures urbainesQuelqu’unquimeparle de“mixité sociale”oude“recom-position du tissu social” et ne me dit pas comment ilcomptemaîtriser les coûts du terrain et mettre fin à l’ar-chaïsme scandaleuxde la fiscalité locale, je le tiens pourau mieux un imbécile au pire pour un menteur. Le gro-tesque de la taxe d’habitation n’est plus à démontrer,supérieure à Montfermeil à celle du 16e à Paris ! Sanscompter que je ne peux pas la déduire (et le foncier nonplus) dumontant imposable sur le revenuet quedonc jepaie un impôt sur l’impôt ! Que ceux qui se gargarisentd’égalité républicaine, hurlent au moindre tchador ets’affolent de lamontéedes extrémismes et intégrismes,commencent par essayerde régler sur le terrain les inéga-lités dans l’accès aux droits les plus élémentaires : loge-ment, santé,éducation,travail.Onparleradu resteaprès...Quand je parle transformations urbaines, je pense entreautres auxanalysesde JohnTurner (Le logement est votreaffaire) dont onpeut vérifier le bien-fondé lors de toutesles opérations de réhabilitation : l’obligation, pourtantinscritedans la loi et les circulaires,departicipationactivedes habitants à la définition de leur propre cadre de vien’est respectéenulle part ! Dans lesmeilleurs des cas,onfait appel à des cabinets d’“experts”qui effectuent dessondages, des enquêtes, quelquefois des “panels”...Absolument rien à voir avec une délibération collectiveet démocratique,accompagnée évidemment,sinonpré-cédée, par toutes lesdonnéeset informationsnécessairesà des choix éclairés. Il faut retrouver l’esprit et l’énergiedes ateliers populaires d’urbanisme, trop rares expé-riences des années 1960.Il ne s’agit pas de dénigrer comme on le fait souvent lestours et les barres, mais la qualité de la construction,principalement dans les équipements de base qui per-mettent des rencontres choisies et non imposées avecles voisins (qu’on ne choisit pas…) : fiabilité et rapiditédes ascenseurs (commedes sortes demétros verticaux),

de ces habitats, foyer et cité-U, phénomène étrange, ilsproposent pour ces deux types de logement le mêmeplan : un immeuble de quatre étages, couvrant un rec-tangle d’environ 13 m de large et 50 m de long, avec uncouloir aumilieuet des chambresde 15m² (3 x 5m) répar-ties perpendiculairement de chaque côté.La seule varia-tionporte sur la localisationdes sanitaires et desdouches.En foyer, ils les représentent collectifs et aubout du cou-loir, en cité-U, individuels et dans chaque chambre. Unmêmebâtiment mais deuxmodèles, le foyer ou l’hôtel...Les visitesdes lieuxhabitésont racontéd’autreshistoires,et pourtant je retrouvaisassez régulièrement sousmes pas le plan dessiné parlesétudiantsenarchitecture.Les foyers dévoilent com-ment, au fur et à mesure deleursmicro-transformations,deuxchambres individuellesse sont réunies et profitentdu couloir les reliant pourdesservir les sanitaires, ouencore comment deuxjeunes se sont entenduspour placer leurs lits dans lagrande chambre, et ainsitransformer l’autre pièce ensalon partagé et négocier,sous l’autorité du directeur,des visites occasionnelles.Ou encore ils ont associétrois chambres au lieu dedeux et transformé une des douches en petite cuisinecollective, utilisable cette fois-ci même les week-ends.Dans les cités-U qui favorisent le plus souvent la dimen-sion individuelle, les évolutions ne sont pas de mêmenature. Les chambres individuelles disposent de plusen plus de confort en matière d’équipements : qualitédes douches, des lits, du chauffage et surtout desambiances – sols, plafonds, lumière... –, l’apologie dusystème hôtelier.Ces deux dispositifs ont des modes de gestion et doncd’ouverture très contrastés. Les institutions anglaises,par exemple,se sont inspirées de l’exemple des foyers dejeunes Français pour réaliser leurs propres logementspour jeunes,dont ils ont confié la réalisation àdes archi-tectes commeRichard Rogers ouNormanFoster.Mais laquestion centraledemeure la suivante :comment conser-ver les valeurs du substrat des territoires des jeunes touten faisant face à l’évolution ?

… et déploiementLe changement devient unmodede vie.Les associationsde logement de jeunes le savent bien,puisqu’elles voient

jour après jour se modifier les situations et les attentesdes jeunesqu’elles reçoivent,et se renouveler lesmoyenset les orientations des politiques publiques à l’intentionde ces jeunes.De fait, la viedes jeunes est uneexpériencesingulière.À chaque époque elle prenddes formesdiffé-rentes, que l’onpourrait dire caractéristiquesdumoment,car elles correspondent auxaspirationsd’unegénérationet aux espoirs dont elle est porteuse.Aussi la comparai-son des foyers et des cités-U s’impose et se révèle extrê-mement instructive. Les foyers sont désormais passésd’une situationnonmoderniséeàunmodèlehôtelier qui

est celui des cités-U, pour sedéplacer progressivementvers le type colocation.Dansla colocation, le foyer n’aplusde restaurant collectif maisseulement un espace deréunion mis à disposition detous en semaine ou leweek-end, et un hébergement leplus souvent pourdeux,voiretrois personnes,avec kitche-nette. Dans les cités-U, ontrouve depuis quelquesannées d’autres configura-tions empruntant certainsaspects à l’un et à l’autre. Ilest frappant que les jeunesexpriment unordredepréfé-rence entre quatremodèles :colocation,mixte,hôtelier etnonmodernisé.On constate

également que l’intimitéest nettement plusgrandedansles logements en colocation,et que,dans ce cas, l’appro-priation et la personnalisation des lieux diffèrent gran-dement.Les foyers et les cités-U sont desmicro-scènespolitiques,et éphémères,prenant placedansunbâtiment isolé,avecune succession de dramaturgies toujours différentes.Espacesd’actionet denégociationau seinmêmedes ins-titutions, ils remettent en cause certains de leurs plisbureaucratiques. D’ailleurs, l’institution des foyers dejeunes travailleurs s’appelle dorénavant l’Union natio-nale pour l’habitat des jeunes... le repli du foyer s’estouvert enhabitat,et la cible des travailleurs s’est effacéesous celle des“jeunes”.La spécificité des problèmes liés à chacune de ces popu-lationsnous a conduits à faire un inventaire de leurs pro-blèmes singuliers, et cette évaluation inventive nous apermis de ne jamais proposer un modèle type refermésur lui-mêmeet surtout sur les jeunes et la communautééducative de l’établissement,mais,au contraire,de joueravec les inventions architecturales, au“cas par cas”. lÉric Daniel-Lacombe

L’adéquation des lieux à la vie qui s’y installe ne résultepas d’une volonté normative mais se dessine à partir del’étude des pratiques habitantes. Cette mission de l’ar-chitecte, sans prétendre répondre à toutes les attentes,doit devenir l’occasiond’interactions entre le concepteuret l’usager, l’architecturematérialisant une recherchedesolutions. Notre “évaluation inventive”de l’habitat desjeunes s’est ainsi fondée sur trois supports : le repéragedes territoires spécifiques des jeunes, l’étude de leur viequotidienne et l’analyse critique des bâtiments qui leuront été attribués.

Territoire…Si l’on accepte l’idée que la pratiquede l’architecture estun mode dialogique de construction de la “cité”, il fautd’abord se pencher,commeenpaysage,sur ce qui existedéjà.Pour capitaliser le savoir-fairequi aprésidéà la réha-bilitation d’un petit nombre de bâtiments, nous avonsdemandé à quelques foyers ou cités-U de bien vouloirnous recevoir touteune journée,afin quenouspuissionsvisiter ces bâtiments endétail,prendre des photos, fairedes dessins et, enfin, passer quelque temps avec ungroupe de jeunes ou de membres du personnel.Pour illustrer un territoire spécifique, je choisirai celui dela restauration. En foyer, il était attendu de l’ouverturedes restaurants au public du voisinage qu’elle favorisedes rencontres de jeunes autour d’un repas oud’un café,notamment entre les jeunes“futurs travailleurs”du foyeret les gens de la ville proche attirés par un repas à faiblecoût, suscitant un rapprochement propice aux futuresembauches. Il s’est en fait avéréque lesmomentsde ren-contre entre ces deux publics étaient très négligeables :horaires décalés, tables réservées, timidité ou groupesdéjà constitués... Les jeunes se retrouvaient ainsi le soirenpetit comité dansdes salles bien tropgrandes,et avec

un accès limité à quelques tables pour des raisons évi-dentesdenettoyage,pis encore,avecun restaurant ferméle week-end pour des raisons de gestion.Les premiers restaurants universitaires des cités-U nevisaient pas une ouverture aux citadins mais aux seulsrésidents, qui bien souvent s’y sentaient contraints, aupoint d’aller se restaurer en ville ou encore de mangerdans leur chambre au risque d’une alimentation désé-quilibrée. Pourtant,d’autres solutions ont déjà étémisesenœuvre,commedes petites cuisines collectives parta-gées par un groupe restreint,de vraies cuisines d’appar-tement dans un quatre-pièces avec trois résidents, ouencore l’arrivée des maisons de l’étudiant en France,quiont permis dedépasser l’aspect fonctionnel des repas etde transformer ceux-ci enmoments alliant restauration,loisirs et services. Les étudiants peuvent alors partagerdes intérêts et une culture,ce qui permet à chacund’euxd’améliorer son image sociale, d’accroître le nombre deses rencontres,de conjuguer travail et détente,et,enfin,de favoriser son initiative et son intégration dans lemonde économique... Ces études des pratiques et deslieuxnousont permisde relever lesprincipauxproblèmesd’utilisation de l’espace dans la vie quotidienne,selon lanature des services fournis et des dispositions architec-turales.

Logement…Les jeunes, comme les architectures, ne sont pas tousidentiques.Des étudiants en architecture interrogés surles modèles architecturaux adaptés à ces deux popula-tions ciblées, affirment dans un premier temps que lesjeunes travailleurs n’ont riende communavec les jeunesétudiants,et qu’il est donc logiquede concevoir pour cespopulations deux modèles distincts. Si l’on poursuit enleur demandant dedessiner unétage courant de chacun

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Travail mené avecMichel Conan sur lesfoyers de jeunestravailleurs et étudesréalisées avec JodelleZetlaoui sur les maisonsdes étudiants.

Jeunes travailleursdans leurs foyers, étudiantsdans leurs cités-U...

Dans les foyers de jeunes travailleurs et les cités universitaires, le“projet de vie”des jeuneset le projet architectural sont si intimement liés qu’on ne peut considérer l’un sans l’autre. Il estpourtant apparu, au cours d’un travail d’évaluation inventive /1, que la programmation et laconception architecturale de logements pour“jeunes”étaient portées par les dirigeants du foyerou de la cité-U, l’architecte et le maître d’ouvrage, sans tenir compte de l’expérience d’autresintervenants ni des intentions et désirs de leurs usagers. Présentation, par Éric Daniel-Lacombe,architecte-urbaniste et enseignant.

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MyrMuratet/Picturetank

Martine, originaire de la région de Périgueux, a 24 ans.Après l’obtention de son BTS“Tourisme”, elle se met enquêtede travail.En 2008,elle envoiedesCV,répondàdesoffres d’emploi. C’est un grand voyagiste dont le siègesocial se trouvedans lesHauts-de-Seinequi répond favo-rablement à sa candidature.Elle devra gérer des dossiersclients pour un salaire mensuel de 1 275 euros net.Resteà trouver un logement.

Travail...Si cette jeune femme porte habituellement des jeans,elle considère que, dans le cadre d’une activité profes-sionnelle de type tertiaire, il convient d’accepter de seprésenter au travail à son avantage. Maquillage léger,chaussures à talons et le plus souvent jupe, telle est samanière d’exprimer son accomplissement dans sonemploi. Dans sa recherche de logement, elle souhaite,pour réduire les temps de transports, vivre à proximitéde son lieu de travail,et enmême tempsbénéficier d’unaccès facile à Paris. Elle cherche alors un studio àBoulogne-Billancourt, à proximité de la ligne de métro.Le montant cumulé du loyer, des frais d’agence et dudépôtdegarantie lapousseà revoir sesplans.ÀPérigueux,elle parle avec des amis de sa recherche d’un logementpas cher à Paris, et, grâce à des intermédiaires, entre enrelationavecdeuxétudiantesqui lui proposent une colo-cation. Il s’agit d’unappartement de type F2,à Boulogne-Billancourt, dans une résidence assez confortable desannées 1970.Stéphanie et Rachel acceptent de faire l’es-sai avec Martine, parce qu’elle est une jeune femme,qu’elle ne fume pas,et aussi parce que,en raison de sontravail, elle sera absente de l’appartement une grandepartie de la journée.Martine avait aussi mis en avant lefait que, pendant ses congés, elle redescendrait “chezelle” : détail révélateur qui montre que ce type de loge-ment n’apparaît pas comme un chez-soi mais commeune solutionplus oumoins durable d’hébergement.Surunplan logistique, l’emménagement n’est pas trop coû-teux, elle n’a apporté que deux grandes valises conte-nantdes vêtements,des accessoiresde toilette,desdraps

pour dormir sur un canapé-lit dans le séjour,ainsi qu’unappareil demusique,des CD,quelques livres.Aubout desix mois, pas de problèmes relationnels notoires entreMartine, Stéphanie et Rachel. Martine est la plus âgée,ses deux colocataires ayant respectivement 20 et 21 ans.C’est son statut de salariée qui lui fait dire qu’elles n’ontpas lesmêmespréoccupations.Laplupart du temps,c’estMartine qui, le matin,quitte l’appartement la première,vers 7 h 45. Les dîners sont souvent pris en commun.Question cuisine, le plat de pâtes l’emporte. Les frais descourses au supermarché sont partagés,mais rien n’em-pêche l’une ou l’autre de rapporter une surprise tellequ’un dessert ou parfois même du vin. Ces petits plusrépondent pour chacune à l’obligation d’entretenir avecles autres de bonnes relations. Car, selon Martine, cettevie à trois est susceptible deprovoquerdes tensionsdansla mesure où elle pourrait se plaindre de payer la mêmepart de loyer alors qu’elle dort sur un canapé convertiblequ’elle est obligée de replier chaque matin. De plus, leséjour est loin d’être l’espace le plus tranquille de l’ap-partement puisqu’on doit le traverser pour aller de lachambre aux toilettes. Cependant,Martine pense que,malgré une intimité perturbée, elle leur est redevablepour cette solution d’hébergement qui ne lui coûte que250 euros par mois, sans les charges.

... et vie intimeLe petit ami de Martine est resté à Périgueux, pour sontravail. Ils programment par téléphone des week-endspour se retrouver. Parfois c’est elle, parfois c’est lui, quipeut se libérer le vendredi après-midi. Le train leur rendbien des services. Quand son ami vient à Paris, environune fois par mois, elle doit planifier sa visite et en aver-tir ses colocataires.Précisons la configuration de l’appartement : un F2 de35 m2 environ,partagé dans la longueur en trois parties,avec une partie chambre close par deux portes vitréescoulissantes sur lesquelles sont disposésdes voiles.Cettechambre est occupéepar les deux étudiantes.L’unedortsur un matelas d’une personne, l’autre sur un matelas

Court récit de petitsaccommodements en colocation

À travers le parcours de Martine, 24 ans, provinciale venue s’installer en région pari-sienne pour son premier emploi,Olivier Pégard, sociologue, université Paris-Est-Créteil, Lab’Urba,décrit la vie de trois jeunes femmes partageant la location d’un appartement F2, à Boulogne-Billancourt.

dedeuxpersonnes, tous deuxposés sur la moquette. Lachambre donne sur le séjour.La surface rectangulaire del’appartement se termine parle coin cuisine, douche,W-C.L’entrée donne vers la cuisine.Stéphanie et Rachel partentrarement,si cen’est durant lesvacancesuniversitairesqui leurpermettent de rentrer chez lesparents. Ainsi, quand l’ami deMartineest là,duvendredi soirau dimanche midi, ils seretrouvent àquatrepersonnesdans l’appartement. Ils nepourraient d’ailleurs pas êtredavantage car, quand un(e)ami(e) des étudiantesdort à l’appartement,Martinepré-vient sonamidenepasmonter.PourMartine,les rapportsamoureuxsont tributairesd’une logiquedeplanification,elle fait remarquer que si elle était chez ses parents, celaposeraitmoinsdeproblèmes.CarmêmequandStéphanieet Rachel s’absentent l’après-midi, le jeune couple doitprendre en compte un retour probable. Ce qui veut direque les envies sont freinées, alors que le caractère pres-sant de la situation amplifie le désir de l’autre, surtoutquand lesmomentspassésensemble sontperçus commetrop rares ou peu fréquents...

Pour une réalité sociale incarnéeL’entrée dans la vie active ne désigne donc pas automa-tiquement un accès rapide à l’indépendance.À traverscette situation, nous voyons que la mobilité profes-sionnelle et l’éloignement affectif des jeunes salariésretardent leurs choix,du fait de la pression économique,à la fois du logement et des déplacements. Quand, deretour à Périgueux,Martine explique sa situation à sesproches, elle la relativise et aboutit à la conclusionqu’elle n’est pas à plaindre puisque, d’une part, la vieavec ses colocataires se déroule sans grandes frictions,et que, d’autre part, elle parvient à se faire une écono-mie de réserve. De plus, aujourd’hui encore, le modèled’une jeune femme partie travailler à Paris correspond,aux yeux de ses amis, à une sorte d’ascensionsociale,Martine ne sait pas s’il faut s’en plaindre oudéconstruire ce cliché.Bref, quand on compare cette situation aux difficultésd’accès au logement des travailleurs pauvres, ce qu’ex-périmente Martine reste après tout vivable : ce récitne cherche pas à dramatiser une réalité sociale.Néanmoins, derrière les sourires de façade et la bonnehumeur des retrouvailles, il y a des petites âpretés quiparfois restent tues.Par ailleurs,uneappréhension rapide

de la situation nous feraitcroire aux vertus socialesdécoulant de la “mobilitéjeune”.Par exemple,que l’arri-véed’une jeune femmeàParisouvre à celle-ci despossibilitésde rencontres, une vie noc-turne remplie,etc.Bien sûr, il ya le cinéma et les rencontresentre collèguesaprès le travail.Si l’adage“les voyages formentla jeunesse”devait se reportersur le thèmede l’insertionpro-fessionnelle, ce serait unemanière de déplacer ou decontourner les aspects écono-miqueset politiquesd’une réa-lité sociale.S’agissant de la jeu-

nesse, il serait facile d’apposer à une condition nouvelled’existence la métaphore aventureuse du sac à dos. Or,cela aurait pour effet d’entretenir un réel dépolitisé.Carla jeunesse n’est pas une entité bio-sociale homogène.Le recours à l’imaginaire aventureuxpour décrire les pre-miersmoments (de quelquesmois à quelques années ?)de l’accès au travail ne vaudrait que si les individus eux-mêmes souhaitaient le vivre ainsi.Or, ce n’est pas forcé-ment le cas de Martine, et, d’ailleurs, ce que son entou-rage lui renvoie contribue peut-être à lui faire mieuxaccepter ce provisoire qui dure. C’est parce que la jeunefemme bénéficie d’un emploi durable qu’elle acceptemieux les conditions d’une colocation obligée. Elle estbien consciente du fait qu’il lui serait difficile de cumu-ler cette formede logement avec des petits boulots addi-tionnés. SonCDI est une compensation :Martine se logepour travailler quand d’autres travaillent pour se loger.Parmi ses proches restés à Périgueux, une jeune amiequi est agent de service dans le secteur médical hospi-talier doit, chaque fin de mois, voir son contrat de tra-vail renouvelé. Pour elle, il est encore difficile de quitterses parents. Toute situation singulière comme celle-ciouvre potentiellement une fenêtre sur le monde social.Bien entendu,à l’instar des paysans célibataires se ren-dant au bal décrits par Pierre Bourdieu,ou même d’unefamille mexicaine décrite par Oscar Lewis, on pourraitaussi se satisfaire d’une évaluation chiffrée du célibatdans les campagnes, comme du nombre de travailleurspauvres à Mexico. La sociologie des conditions d’exis-tence à la campagne comme à la ville se doit d’intro-duire une description plus incarnée du monde,non pasà traversunéchantillon supposé représentatifmais à tra-vers une mise en situation. Modestement, ce récitcondenséavait pour intentiondenous rappeler cette sai-sie singulière du réel, laissant transparaître un mondesubjectivé, incorporé,objectivé. lOlivier Pégard

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CyrusCornut/Picturetank

Le terme banlieue renvoie à la précarité sociale et aumétissage culturel. En effet, ceux que l’on appelle “lesjeunes des banlieues”vivent dans un cadre urbain défa-vorisé et sont en grande partie issus de l’immigration. Ilconvient néanmoins d’opérer une distinction entre lesdifférents quartiers et villes de ces banlieues et le statutsocial de ceux qui y résident. En effet, les élèves des éta-blissements scolaires privés,àVincennes,habitent certesen banlieue parisienne mais pas dans des cités HLM oudes quartiers défavorisés comme c’est le cas de la majo-rité des adolescents interrogés à Montreuil. Les réseauxde sociabilité de ces groupes d’adolescents, par consé-quent, divergent.

Environnement familial et encadrementscolairePour laplupart desadolescents interrogés,la famillearriveaupremier rangdes“choses importantesdans la vie”,sui-vie deprèspar l’amour, la santé et le travail.Car l’allonge-mentde la scolarité retient le jeuneau foyer familial,d’oùun report de son indépendance et une prolongation desa période adolescente. Simultanément, la conquêted’indépendance et la négociationd’un espaced’autono-mie au sein de la famille font partie de sonprocessus deconstruction identitaire.“J’aime bien ma famille,mais bon, j’ai presque 18 ans etmesparents sont encore tropaccrochés àmoi,donc,moi,je les fuis, je sors leplus souventpossible.”(Salomé,18ans,Lycée Gregor-Mendel.)Les sentiments des adolescents oscillent ainsi entredemande et rejet de la présence parentale. Leur ambi-guïté est plus forte chez les filles, le contrôle parentalpesant davantage sur elles que sur les garçons.Mais toustiennent cependant des discours normatifs,même s’ilslaissent transparaître des attitudes de détachement,celles-ci s’accompagnant souvent d’un attachement augroupe de pairs et à l’autre sexe /1.Outre le contexte social et l’environnement familial, letyped’établissement scolaire fréquenté est déterminantpour la construction identitairedes adolescents.Denom-

breux élèves des établissements scolaires privés deVincennes habitent d’autres villes de la banlieue pari-sienne, mais c’est à l’école qu’ils passent le plus clair deleur temps et qu’ils tissent des relations de sociabilité.Fréquenter un lycée privé revient à côtoyer des gens destatut social élevé et àpartager lemêmecomportement.“Mesamis,c’est des gensde la Providence [...]Moi, je suisdans le bon côté de Noisy-le-Sec,mais c’est vrai qu’il y ades endroits qui ne sont pas fréquentables. J’habite dansun quartier pavillonnaire.Pendant les vacances, il y a eudes problèmes avec les jeunes des cités voisines…Onnes’entendpas. Ils nous insultent à chaque fois qu’onpasse,ils nous traitent de gosses de riches, ils nous ont piquénotre courrier et tout ça.” (Ségolène, 17 ans, InstitutionNotre-Dame-de-la-Providence.)Le fait que le système scolaire soit polarisé entre publicet privé accentue la séparation entre des populationsadolescentes déjà différenciées par des conditionssociales inégales.“Mes amis sont surtout à la Pro,donc,comme il n’y a pasbeaucoupd’étrangers ici, forcément, je n’ai pasbeaucoupd’amis étrangers.” (Guillaume, 18 ans, Institution Notre-Dame de la Providence.)

Couple et “normalité”Les adolescents accordent une grande importance à lamanière dont ils sont perçus par leurs pairs, en mêmetemps qu’ils portent des jugements sur leurs relationsamicales et amoureuses,et sur leurs comportements.Lesentiment rassurant de normalité se construit à partirdes regards extérieurs,d’où lebesoinde conformité à songroupe. Avoir un comportement “déviant”, c’est-à-direnepas respecter lesnormes implicites (par exemple,“sor-tir” avec une “racaille” ou s’habiller de manière nonconformeauxhabitudes vestimentaires dugroupe,pourles adolescents deVincennes) peut entraîner unedépré-ciation. L’ami devient ainsi un repère dans l’auto-évalua-tion de l’adolescent.“Sans copains, c’est comme si tu n’étais personne.”(Grégoire, 15 ans, Lycée Gregor-Mendel.)

“Surtout ànotreâge, l’amitié est très importante.”(Annie,16 ans, Institution Notre-Dame-de-la-Providence.)“Entre jeunes, on se comprend.” (Juliette, 17 ans, LycéeJean-Jaurès.)Le groupe de pairs a une fonction de transition de lasphère familiale à la société engénéral,où l’individudoitse faire reconnaître et s’affirmer.C’est uneentitéde socia-lisation dans laquelle l’adolescent acquiert des valeurset des compétencesqui orientent son comportement/2.À mesure que s’intensifient les relations avec le groupede pairs,son influence potentielle augmente/3.Les copains sont aussi le premier terrain où l’on mesureses forces naissantes.Les garçons interrogés àMontreuilont tendance à extérioriser leurs qualités physiques àtravers leurs aptitudes sportives et leurs expériencessexuelles.Les filles font généralement leurs preuvesdansunchampd’influenceplusvaste,allant de leurs conquêtesamoureusesà leurbeauté (qui dépendd’uncertain inves-tissement personnel et financier), en passant par lenombre et la popularité de leurs amis, ou encore, pourquelques-unes,par la capacité à“ne pas se laisser faire”,notammentpar le verbe/4.Dans cettepopulation,l’écolen’est pas très valorisée et les résultats scolaires ne sontpas une source de reconnaissance vis-à-vis des copainscomme c’est le cas à l’Institution Notre-Dame-de-la-Providence. Au contraire, si un élève se consacre “trop”aux études, il court le risque de se faire critiquer.Pour les garçons du lycée professionnel, ce sont surtout

les conquêtes amoureuses et l’expérience sexuelle quipeuvent les valoriser aux yeux des autres. Pour eux,contrairement aux élèves deVincennes,pour qui la valo-risation est principalement fonction de la qualité desrésultats scolaires et des signes extérieurs de richesse(vêtements, chaussures, téléphones portables, scooter,etc.), être puceau à 18 ans serait une honte, commel’illustre cette conversation avec des élèves du lycéeGregor-Mendel :– Quelles questions tu te poses sur la sexualité ?–Avant, jem’enposais,desquestions,maismaintenant…Bah, il faut demander ça à Pinto ! Ha ! Ha ! Ha ! (Adamo,18 ans.)– Pourquoi à Pinto ?– Parce qu’il est puceau. Il dit que non,mais ça nous faitbien rigoler ! (Alain, 17 ans.)– Comment tu le sais ?– Je ne sais pas, sa façon de parler, ça se sent ! On lui ditun truc, il devient tout vert ! Tiens ! Voilà le puceau ! Tuvaspouvoir l’interroger !Ha !Ha !Dommageque t’as pasla vidéo ! (Adamo, 18 ans.)Des frontières invisibles se forment dans les normes desociabilité et les attributs symboliques commedans l’oc-cupationde l’espacepuisque chaquegroupeoccupe,s’ap-proprie et donne sens à son propre “territoire”/5. Lesjeunesdesbanlieuesdéfavoriséespratiquent des formesde convivialité centrées sur des besoins d’expression.Ceuxque j’ai rencontrés investissent surtout les espaces

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Cet article ne traitepas des relations entrepersonnes du mêmesexe, qui étaient, parailleurs, absentes denotre échantillon.

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J. Sedas Nunes,J. Machado Pais& L. Schmidt,À convivialidade e arelação com os outros,Lisbonne, ICS, 1989.

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J. G. Dryfoos, “Theprevalence of problembehaviors : Implicationsfor programs”,in R. P. Weissberg,T. P. Gullotta,R. L. Hampton, B. A. Ryan& G. R. Adams (éd.),Enhancing children’swellness, Londres, SagePublications, 1997,pp. 17-46.

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Sur le langage commemanière de s’imposerdans le groupe de pairs,et participant à uneculture de l’honneur,cf. D. Lepoutre, Cœurde banlieue. Codes, riteset langages, Odile Jacob,coll. “Poches”, 1997.

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Ce que Marc Augéappelle l’activitésymbolique.

Sociabilité et choix amoureuxdes adolescents

Marta Maia, docteur en anthropologie sociale et ethnologie, chercheuse au CRIA-IUL,Centre de recherche en anthropologie, Institut universitaire de Lisbonne, a effectué une enquêteethnologique sur la sociabilité et les relations amoureuses d’adolescents de 14 à 20 ans, scola-risés dans la banlieue Est de Paris, à Montreuil et Vincennes. Des entretiens individuels et degroupe ont été réalisés avec 78 élèves. En voici ses déductions*.

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MyrMuratet/Picturetank

* La version longue decet article est parue sousle titre “Être en groupe.L’influence des pairs surla sociabilité et les choixamoureux” dans la revueDiversité, dirigée parMarie Raynal.

La nuit, ils vivent le plus souvent dans les squats, lesendroits désaffectés qu’ils investissent durablement.Cesont des jeunes en rupture avec leur origine, leur histoire,leur filiation. Ils révèlent la pluralité de la ville, sa façadeparfois clinquante quemasquemal leur présence fanto-matique.Ces jeunesnesontpasnécessairement condam-nés à la rue comme nombre de leurs aînés devenus clo-chards, ils se sont mis en exil de leur famille, de l’école,du lycée, de l’université ou du travail. D’une grande fra-

gilité narcissique, ils sontécorchés vifs et répondentpar l’agir à la moindrecontrariété. Leur famillen’était paspoureuxun lieude reconnaissance et, demanière générale, ils don-

nent du couple parental l’imaged’unpère oud’unbeau-pèreabsent ou tyrannique,et d’unemèreà l’inverseexcu-sée ou pardonnée. Ils ont connu des maltraitances, desabus sexuels ou aumoins unmanqued’amour.À défautd’avoir été soutenus et contenus, ils fuient de partout etle sol se dérobe sous leur pas. Ils ne cessent de se mou-voir pour arrêter la chute. Ils s’agrippent à l’espace pourcontinuer à vivre :“Je bougepour bouger.Y a riend’autre.Sinon,quand jem’arrête c’est insupportable après deuxjours.“Souvent, les jeunes en errance sont en rupture de filia-tion, ils ne savent plus où ils en sont de leur généalogie,et leur confusion spatiale prolonge celle de leur senti-ment d’identité. Beaucoup prennent ou acceptent unsurnommarquant leur renaissanceàunautre statut,uneallégeance àuneautre“famille”.Manière de sedé-naîtreet de s’auto-engendrer dans le refus de ceux qui les ontmis au monde. Faire table rase du passé, et faire peauneuve à travers d’abondants tatouages, ou piercings. Lesouci est de se mettre soi-même au monde. Parfois undiscours libertairemagnifie leurparcours.Dansune formedebravade, ils dénoncent l’enfermement desautresdansles routines, les contraintes sociales, l’hypocrisie dumonde, et ils revendiquent la liberté comme un choixpersonnel,oubliant les souffrancesà l’originede l’errance.

Nomades urbainsL’errance est essentiellement urbaine, la ville étant pluspropice à la disparitionde soi dans l’anonymat.La réalitéde la zone est âpre, elle implique le froid, la faim, la pro-miscuité, lemanquede sommeil, l’alcool, les drogues, lestoxiques, les violences à l’intérieur des squats oudans larue, les relations sexuelles plus oumoins consenties,sur-tout pour les filles. Ils vivent souvent dansune constantedévalorisationde leur corps,soit à causedes événementsantérieurs (inceste, violence sexuelle ou physique, etc.),soit à cause de leurmoded’existence.Le corps semuanten simple instrument de la survie. La prostitution occa-sionnelle est parfois unmoyendepayer les produits quo-tidiennement consommés. Pourtant, si le sentimentd’identité est dissous en partie, il laisse un corps investide signes qui autorisent malgré tout son identification,manière ultime de se donner une limite, de ne pas chu-ter en soi mais de jalonner la peau d’accroches pour nepas tout à fait se perdre : tatouages,piercings, cicatricessont abondants chez les jeunes de la rue, comme pourcolmater les innombrables failles du moi-peau.Enveloppement de l’absencepournepas totalement dis-paraître.Du fait de sonmodedevie,de l’absencede soins,des conséquences de son goût pour l’alcool et autrestoxiquesdont il fait souvent unusage immodéré, le jeuneerrant est confronté à des problèmes de malnutrition,d’infections, d’accidents de la voie publique. Auxquelss’ajoutent les dérives psychotiques ou les atteintes neu-rologiquesduesauxproduits ingérés.Ce sont surtout desgarçons qui font de la rue un mode d’existence, les filless’y fontplus rares,elles tolèrentmoins lapromiscuité,sontplus vulnérables et généralement plus enclines que lesgarçons à accepter des propositions de réinsertion.Les jeunes de la ruen’ont aucune intimité,aucun refuge.Ils sont enpermanence dans undehors qui renddifficilel’élaboration d’un monde à soi. L’impossibilité d’habiterl’espace hors de l’errance, d’y trouver justement unedemeure,entraîne l’impossibilité d’habiter le temps.Cesont les circonstances qui déterminent les faits du jour.Nomades urbains, ces jeunes vivent dans les intersticesdu lien social, là où les mailles se relâchent et dessinent

“Le temps est un fleuve quim’entraîne,mais je suis le fleuve ;c’est un tigre qui me déchire,mais je suis le tigre.”J. L. Borges,Nouvelle réfutation du temps, 1947.

Errance urbaine :l’envers du décor

Depuis des années, des jeunes sac au dos, accompagnés de chiens ou de chats, parfoisen couple, parcourent les non-lieux des villes, la zone, les interstices : squats, caves, rues, quais,halls de gare ou galeries commerciales. Ils hantent les lieux publics en demandant un peu d’ar-gent. C’est leur errance, ses causes et ses motivations que nous relate David Le Breton, profes-seur de sociologie à l’université de Strasbourg*.

* Membre de l’Institutuniversitaire de France,auteur notammentde Expériences dela douleur. Entredestruction etrenaissance(Métailié, 2010).

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publics, c’est-à-dire la rue, lescentres commerciaux et les hallsd’immeubles, tandis que les ado-lescents des classesmoyennes etaisées préfèrent les espaces pri-vés (par exemple, se rencontrerles uns chez les autres), ou lesespaces publics payants commeles gymnases, boîtes de nuit,salles de cinéma, restaurants, defaçon à s’éloigner et se démar-quer de ceux qu’ils considèrentcomme“racaille”.Les formesdesociabilité sont doncplurielles,tout commel’accès aux pratiques culturelles et à la consommation,qui demeurent,dansnotre société,étroitement liées auxpositions et aux trajectoires sociales des individus/6.Les relations amoureuses des adolescents ne peuventêtre comprises que si l’on tient comptede leur entouragesocioculturel.Ainsi, les couplesmixtes apparaissent sur-tout àMontreuil,ville plusmulticulturelle queVincennesoù, d’ailleurs, une sélection s’opère quant à l’origineculturelle dupartenaire : il pourra êtreoccidental (Anglais,Italien,Américain…)mais pasmaghrébin,africain ou tsi-gane. Une hiérarchisation des populations étrangèress’opère dans l’imaginaire social des individus,alimentéepar les stéréotypes sociaux. Par exemple, un couplefranco-italien est considéré“moinsmixte”qu’un couplefranco-malien. J’ai néanmoins constaté au cours de marecherche /7que des adolescents d’origines culturellesdifférentes se révèlent souvent plus “proches”que desadolescents de même origine culturelle mais de milieuxsociaux différents, indiquant une plus forte emprise desconditions sociales quedes origines culturelles.Le réseau d’amis et le réseau des potentiels partenairesamoureux se conditionnentmutuellement.Les amis sontsouvent à l’origine des rencontres amoureuses, notam-ment à travers l’organisation de soirées /8.“Souvent je les rencontre dans des fêtes organisées pardes amis.” (Marie-Ange, 17 ans, Lycée Gregor-Mendel.)“On s’est rencontrés par l’intermédiaire d’une copine, àl’école.” (Nicolas, 16 ans, Institution Notre-Dame-de-laProvidence.)Les amis peuvent aussi encourager ou non la formationd’un couple.Cette influence est manifeste dans l’accueilplus ou moins favorable d’une relation naissante. La for-mation des couples répond aussi à une harmonie auniveauducapital beautédespartenaires,qui est unequa-lité subjectivedéterminéesocialement et culturellement.Un couple considéré esthétiquement “déséquilibré”, cequipeut aller de l’écart de taille oudepoids jusqu’à ladis-parité de styles vestimentaires, ou encore socialement“déséquilibré”par ladifférencede capital social oud’âge,sera l’objet de critiques de l’entourage.

“Moi,jevois,cellesqui sortentavecdes garçons en ce moment, il y acelles qu’on n’a rien à dire et il y acelles qui sont pasmal critiquées.Genre Béatrice : 17-26.Ouais, ellesort avec un gars de 26 ans, unPortugais… En plus, il est moche.[...] Personne ne lui parle mainte-nant. Tout le monde la critique.”(Célia, 18 ans, Institution Notre-Dame-de-la-Providence.)La sociabilité a également uneincidence sur le nombre de rela-

tions amoureuses.En effet,une corrélation semanifesteentre la précocité de l’entrée dans la sexualité et la socia-bilité, l’élargissement du cercle d’amis favorisant lesoccasions de rencontres amoureuses /9. Ainsi, les ado-lescents montreuillois, qui ont, de manière générale,une initiation sexuelle plus précoce que lesVincennois,ont aussi des réseaux de sociabilité plus larges.

La force du groupeÀ l’adolescence, la sociabilité est marquéepar un rappro-chemententre lesdeuxsexes.Le réseaudes relations inter-personnelles est alorsparticulièrement élargi et remanié.Les relations se déplacent de l’intérieur de la famille versl’extérieur, et des adultes vers les pairs, puis vers les par-tenaires amoureux.Unancrageaffectif dans lesgroupesd’amis,où senouent des lienspréférentiels,sedéveloppeà mesure que les adolescents conquièrent de l’autono-mie par rapport aux parents.Mais le contexte familial pèse lui aussi sur le choix dupartenaire amoureux.Certes, les parents n’imposent pasde fiancé(e)s à leurs enfants,mais, à travers des straté-gies de placement (le choix de l’établissement scolaire,la zone de résidence), ils exercent une influence sur leprofil du réseaude sociabilité,qui définira engrandepar-tie les choix amoureux /10. La stratégie scolaire et lechoix de la filière sont particulièrement déterminants,car chaque école et chaque filière constituent un lieu desocialisation spécifique et c’est en général dans celui-cique les adolescents réalisent leurs conquêtes amou-reuses. La pression parentale s’exerce également à tra-vers la transmission de certaines valeurs (opinions reli-gieuses et politiques,aspirations culturelles,préférencesidéologiques, appréciations diverses). Les individusapprennent ainsi à reconnaître les partenaires“fréquen-tables” /11.Ainsi, les adolescents instituent entre eux des rapports,des codes et des activités symboliques qui leur permet-tent de s’instaurer en groupes de pairs et de s’y fairereconnaître :cette formede sociabilité leur conférant uneunité et une identité qui participent à l’élaboration desoi. lMartaMaia

6/

O. Donnat, “Lastratification socialedes pratiques culturelleset son évolution :1973-1997”, RevueFrançaise de Sociologie,vol. XL, n° 1, 1999,pp. 111-119.

7/

M. Maia, Sexualitésadolescentes,L’Harmattan/ÉditionsPepper, coll. “Sexualitéet Société”, 2009.

8/

Ces soirées ontgénéralement lieuchez l’un des jeunes,en l’absence desparents. Les amis invitéss’y rendent parfois avecd’autres amis, ce quifavorise la croissancedu réseau de sociabilitéainsi que les possibilitésde rencontresamoureuses.

9/

F. Maillochon etA. Mogoutov, “Sociabilitéet sexualité”, H. LagrangeetB. Lhomond (dir.),L’Entrée dans la sexualité.Le comportement desjeunes dans le contextedu sida, La Découverteet Syros, coll.“Recherches”, 1997,pp. 81-118.

10/

M. Bozon et F. Héran,“La Découverte duconjoint. I. Évolutionet morphologie desscènes de rencontre”,Population, n° 6, 1987,p. 943-986 ; “Ladécouverte du conjoint.II. Les scènes derencontre dans l’espacesocial”, Population, n° 1,1988, pp. 121-150.

11/

P. Bourdieu, LaDistinction. Critiquesociale du jugement,Éditions de Minuit, 1979.

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Moins de 25 anset technologies numériques

Depuis 40 ans, la relation des jeunes avec les technologies numériques est devenue deplus en plus prégnante, dans la mesure où des progrès constants permettent d’offrir – en grostous les cinq ans – de nouveaux appareils, logiciels et services, de plus en plus sophistiqués. À cerythme, on ne peut plus parler de générations mais de classes d’âge. Les effets de cette évolu-tion du “virtuel”, par Jacques Perriault *, enseignant chercheur à l’université Paris 10.

Les adolescents de 2010 préfèrent le smartphone et leSMS à l’ordinateur, auquel s’étaient habitués les jeunesqui ont maintenant 25 ans. Leurs petits frères et petitessœurs naîtront dans la “réalité augmentée”. Chaquevague d’innovation rencontre de nouveaux venus, quil’adoptent et vieillissent…Au-delàdes engouements,desinvariants subsistent : les jeux informatisés qui durentdepuis un demi-siècle ; l’ordinateur qui équipe écoles etfoyers.Leurs pratiques ont forgé auquotidiendes savoir-faire qui permettent de s’intégrer dans la vie actuelle,dont pratiquement tous lesmoments, tous les actes sontparsemés de composantes numériques.

Induction et abductionQu’apprennent ces jeunes classes d’âge (les anciennesaussi en moindre mesure) de différent par rapport auxprécédentes ?Une autre façon de percevoir la réalité,enpremière approximation,mêmesi elles ne la distinguentpas toujours bien de la fiction. Bien des choses de la viepassent désormais par un écran. C’est devenu un lieuincontournable. Le manipuler sollicite et développe desfonctions qui n’étaient pas si usitées dans le passé.Un grand intérêt du jeu informatique a été et est tou-jours, pour qui le pratique, d’en découvrir les règles. Il yen a souvent plusieursmilliers,pas question de compul-ser un mode d’emploi. On fait donc, sans le savoir, deshypothèses qu’on teste et on découvre ainsi une loi dujeu.Ça ressemble fort à de l’induction,en fait de l’abduc-tion, indispensablesdans l’activité scientifique.Pas si cou-rant que ça à l’école et à l’université, qui ne l’expliquentpas aux élèves ni aux étudiants !Les joueurs acquièrent aussi la faculté de traiter les infor-mations en parallèle, en d’autres termes, de faire plu-sieurs choses à la fois en gérant des interruptions : sur-veiller l’écrande tous les côtéspourdébusquer le vaisseauspatial malveillant et déclencher en même temps descontre-attaques,c’est du traitement enparallèle de l’in-formation. Est-ce fortuit ? Cette compétence répond àune exigence de la vie moderne, où l’on est sans cesseinterrompu.Ces jeunes classes d’âgemémorisent facile-

ment des procédures, c’est-à-dire des suites ordonnéesd’actes àeffectuer pour accomplir une tâche.Veut-ondesexemples deprocédures de contrôle itératif ? Le zapping,la consultation permanente du portable, de Twitter, deFacebook.Personnene s’y attendait il y a dix ans, la géolocalisationest devenue chez eux une pratique quasi générale. Ellea commencé avec l’utilisationdes téléphones portables.Le“T’es où ?”a pratiquement supplanté le“Allô !”. Cettequestion posée à tout instant répond en fait au besoinqu’a chacun de vérifier la topographie de ses groupesd’appartenance en ligne. Les pratiques deviennent deplus en plus sophistiquées : on s’envoie dorénavant unécran de Google Earth pour se fixer un rendez-vous.Mais, par contre, les jeunes classes d’âge ignorent toutou presque du traitement de l’information numérique.Ce qui explique bien des idées fausses sur les moteursde recherche. Contrairement à ce que bien des élèvescroient, Google ne sait rien mais compare des suites decaractères ; il les filtre. Il le fait vite et souvent très bien.Ne pas savoir construire une question engendre uneréponse sans intérêt. L’École a devant elle un vaste pro-grammedepédagogie du traitement numériquede l’in-formation (et pas seulement des applications).Qu’est-cequi est réel,qu’est-cequi est virtuel dans la rela-tion entre unutilisateur et unemachine ? Lemondeoni-rique de Second Life est virtuel,mais pourtant il est bienréel,car il est composédepixels sur un écran.Et véhiculedes pratiques bienhumaines.Sur unécrande jeu,quandon tue un sujet, il se relève tout de suite après ;pas dansla vraie vie.Quelques-unsne le savent apparemment pas.Ce qui vaut pour le numérique valait déjà pour la télévi-sion. Des travaux, depuis une trentaine d’années,mon-trent en effet, et soulignent, la nécessité d’un dialoguedes parents avec les enfants pour que ceux-cimaîtrisentces distinctions, très subtiles pour eux.Mais tous considèrent que l’écran vade soi.Desmodèlesde connaissance se forgent, constitués de recettes, desavoir-faire, de sites mythiques et de croyances. Ils sontélaborésen interactionavecdenouvelles classesdematé-

* Auteur de, entre autres,L’Accès au savoir enligne, Odile Jacob, 2002 ;Éducation & nouvellestechnologies. Théories etpratiques, Nathan, 2002.

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des terrains vagues, aux significations indécises, auxusages suspendus ou détournés, rendus disponibles àleur appropriation.Sans doute,pour nombre d’entre eux, s’agit-il d’un choixde vie qui se traduit alors par unbricolage ingénieux afinde s’organiser économiquement pour rester à la marge :tressage de cheveux, réalisation de tatouages, piercings,fabrication et vente debijoux, spectacles de rue( jonglage, etc.), ventes àl’unité de canettes de bièreou d’autres produits en réa-lisant un petit bénéfice,ventedepetitesquantitésdestupéfiants (haschisch,acide,ecstasy,médicaments, etc.).D’autres, moins organisés,font lamanchedans lesrues.Ils s’installentavec leurchiendans les halls de gare ou lesrecoins des immeubles, res-tant parfois des heuresimmobilesdansuneattitudedesuppliantsen laissantunpanneauparler pour eux.Ils n’arrivent pas à sortir dela rue, prisonniers du pas-sage tant qu’ils n’ont pastrouvéunlieud’attache.Leurespace psychique n’est pasencore suffisamment éla-boré,habitable,pournourrirun sentiment d’apparte-nanceàun lieuprécis.Emportésdansune temporalitéensuspension,mais sans possibilité d’être acteurs de leurtemps, ils vont de squat en squat,de teknival en teknival.Ils sont souvent sanspapiersd’identité,n’ayant jamaisprischairdans leurexistence,leur lieuest toujourséphémère.L’erranceest àelle-mêmesapropre fin.L’existencedans laseule transition imposed’être toujoursen instance.Ilsn’ontpas trouvé leur demeure d’hommes et ils ne cessent dedifférer leurnaissance.Ilsviventdans l’entre-deuxdutempsetde l’espace,suspendusentre soi et l’autre,sans intimitépersonnelle.

L’espace au détriment du tempsPour habiter la durée de manière heureuse, il faut seconfondre à son histoire personnelle dans un sentimentd’évidenceet accepter la confrontationàsoiet à l’ambiva-lencedumonde.L’espaceestuncrand’arrêt à ladurée,carsi le tempséchappeà toute tentativede lemaîtriser,il n’enva pas de même de l’espace,pure étendue que l’individumaintient sous contrôle.On peut le parcourir à sa guisesansqu’il imposeunedirection.L’espaceest la seule forme

de laduréepour le jeuneerrant, il n’a d’autres projets quel’immédiat.La routecommandesonaction.Il lui fautavan-cerpournepass’effondrer.D’oùl’imprévisibilitéquidémentlespropos tenusquelquesheuresplus tôt.Lasaisiede l’oc-casion amène un nouveau départ, l’installation dans unsquat ou la rupturebrutale avec les anciens compagnonsaprès la découverte d’un vol, ou la naissance d’un conflit

sur un sujet futile.L’errance est une spatialisa-tiondu tempspour endésa-morcer l’irréversibilité eten faireunobjet demaîtrise.Le surinvestissement del’espace conjure la difficultédes errants à habiter leurspropres pensées. Leur moileur est insupportable, làoù lenon-moi, l’indifférencede la rue, est le seul lieu oùils se sentent moins vulné-rables. L’errance traduit lavolonté de disparaître. Lesjeunes errants se mettenttoujours hors de soi pour nerien livrer d’eux-mêmes. Ilsvivent sous le regard desautres et sont tout entiers àla surface d’eux-mêmes.L’erranceest unemanièredemettre à distance un forintérieur trop douloureux.Privilégier l’espace au détri-ment du temps, le déplace-

ment à l’encontre du projet, la déambulation au lieu dela pensée, amortir le désir en satisfaction malaisée desbesoins physiologiques journaliers sans aller au-delà.Pour nombre de ces jeunes, la rue est un sas pourreprendre leur souffle,se décharger du fardeaud’être soi,même si parfois ce refuge dure des années, il est le seullieu (car il est justement un non-lieu pour les autres) oùils peuvent rassembler la mosaïque de leur personne etse construire endisparaissant de toute responsabilité auregardde leur état civil.Dans lesnon-lieuxqu’ils hantent,nul ne les interpelle surune identitéqu’ils repoussent. Ilsse mettent en congé d’eux-mêmes pour un temps plusou moins long, échappant aux écueils d’une reconnais-sance dont ils n’ont jamais bénéficié de la part de leursproches.L’errance est unemanière debrouiller les pistesenendossant une identitéde circonstances, toujourspro-visoire, ouverte à des lignes de fuite, pour ne pas êtrereconnaissable ni pour soi ni pour les autres. L’erranceest un “exercice de disparition”, une volonté provisoireou durable de se dissoudre dans la blancheur /1. lDavid Le Breton

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Pour un prolongementde la réflexion,cf. D. Le Breton,En souffrance.Adolescence et entréedans la vie (Métailié,2007) ou un romanpolicier,Mort sur laroute (Métailié, 2007).

SandraHoyn

/Laif-RÉA

Politique du NetLe Net attire de plus en plus d’utilisateurs dont de nombreux jeunes. Sont-ils pour autant

passifs ? Sont-ils “formatés” ? Sont-ils soumis à l’ordre numérique ? Même si le “cyberjeune”n’est pas le plus démuni et le plus marginal, il n’est pas pour autant l’ombre de lui-même !Une culture, et certainement une contre-culture, s’élabore sur la Toile... Dominique Cardon,sociologue* et fin connaisseur des réseaux, expose les mille et un usages contrastés du Net.

Est-ce lemodèle élitiste qui caractérise le Net ?La méritocratie est effectivement au cœur de l’esprit del’Internet,cette fiction collective qui sous-tend son fonc-tionnement. Il est proche du modèle scientifique où laréputationest construitepar les autres et doit se ressour-cer constamment. Ça permet de défaire des hiérarchieshéritées et de faire bouger les liens entre des groupessociaux qui s’appuieraient sur la forme la plus classiquedustatut qui va fractionner la sociétéune foispour toutesà partir du moment du diplôme, qui va inscrire durable-ment lespersonnesdansdesgroupes sociauxet desdes-tins sociaux différents. Mais, en regardant de près, cemodèle des compétences est aussi très libéral. De nom-breux travauxmontrent unedynamiqueexcluante,entreceux qui ont les qualités et compétences pour agir dansunmondeen réseauet ceuxmoinsdotés socialement,lesplus timides, les moins assurés. Il faut toujours que lesméritantsajoutentà leurs talentsunesortedeprogrammeéducatif envers lesplus“petits”.Desprocéduresd’accueilde nouveaux entrants existent dans divers forums.C’estl’esprit du“Wiki-Love”, cette attitude d’ouverture incon-ditionnelle à ladiscussionqui est sans cesse rappelée surWikipédia.

Les 10-30 ans fournissent-ils l’armada de lamassification duNet ?En termessociologiques,lesusagesd’Internet sontdésor-mais extrêmement variés. Il y a d’importantes pratiquesjuvéniles, à travers les réseaux sociaux. En France, c’estSkyblog et Facebook. En volume et en temps passé, c’esteffectivement important.Mais Internet n’est pas l’outilde communication uniquement des plus jeunes,mêmesi l’on constate un effet d’âge assez fort. Il y a une telleforce des pratiques qu’on en trouve à tout âge. SurFacebook, la moyenne d’âge est aux alentours de 30 ans,donc assez âgée. Avec tous les discours sur le “virtuel”,beaucoup ont considéré Internet comme un espace dedéconnexion, d’échappée du quotidien et de fuite ima-ginaire. Or, notamment dans les pratiques juvéniles, laséparation entre la vie réelle et la vie sur leNet est ténue.C’est dansunentrelacement très étroit que l’onpassedel’une à l’autre.Plus on côtoie quelqu’undans la vraie vie,plus on entre en discussion avec lui sur les réseaux

sociaux. Ces deux mondes se couturent l’un à l’autre,mêmesi,dans certainespratiques,le jeuvidéo,lamusiqueou l’écriture, on peut rencontrer un groupe lointain, etcréer des liens distants et imaginaires qui peuvent êtredenses.Mais la majorité des pratiques réarticulent viesréelle et numérique.

Que dire alors de l’espace public que construit Internet,ce processus où on pousse lesmurs en enlevant leplancher dont tu parles ?Dans le livre, j’essaye demontrer qu’il y a undouble élar-gissementde l’espacepublic avec Internet :onaugmentele nombredegensqui peuvent prendre la parole tout entransformant la manière de parler en public, en tolérantdesmanièresplus subjectives,plus conversationnelles,etdoncplus“privées”dans l’espacepublic.En regardant leschoses de façon schématique, on peut dire qu’il existedeuxconceptionsde lanotiond’espacepublic.Ducôtédela sociologieurbaine,chez Isaac Josephpar exemple, l’es-pacepublic est celui de l’accessibilité visuellemutuelle. Ilest dominé par une métaphore spatiale opposant l’inté-rieur de lamaisonàunextérieur ouvert à tous, la rue.Ony retrouve la figuredupassant d’ErvingGoffman,cesper-sonnes que l’on croise sans les regarder, avec une“inat-tentionpolie”.Un espace oùnousnous rendonsmutuel-lement accessibles par la vue ou le partage d’un espacesonore. Il y a une autre définition,normative,de l’espacepublic, issuede laphilosophiepolitiqued’Habermas.C’estle lieuoùunesociétédémocratique,avecunepresse indé-pendante et libre, des opinions contradictoires, produitunespacededébat ensedésignant àelle-même lesques-tions qui doivent être débattues. Le paradoxe, c’est quedans l’espace public des médias traditionnels, ces deuxdéfinitionsdifférentes se recouvraient.Ceque lesmédiasrendaient visible avait aussi un caractère d’intérêt géné-ral pour le public selon les critères mis en œuvre par lesjournalistes pour trier, sélectionner et hiérarchiser lesinformations.Cequi était renduvisible était public.Dansla nouvelle architecture de l’espace public sur Internet, iln’y a plus de contrôle a priori de l’expression.N’importequipeutpublier.Le contrôle se faitaposterioripar les inter-nautes qui vont, par leurs liens, rendre visibles certainesinformationset pasd’autres.Si bienque cequi est visible

* Auteur deLa démocratie Internet,promesses et limites,Seuil, coll.“La Républiquedes Idées”, 2010.

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riel mises sur le marché et comprenant une innovation :smartphones, Facebook et autres GPS. De nouvellesvaleurs fondamentales entrent dans laCulturepar expé-riencedunumérique interposée : le cheminement, forgépar la longue pratique des jeux informatisés, qui sous-tend le nomadisme et la géolocalisation ; le collectif quise manifeste dans les réseaux, de même que la récipro-cité ; la consciencede l’existencede l’Autre et l’empathie,qui amènent à se demander si le désirmanifeste de ren-contrer cet Autre sur leweb se fonde sur une éthique dela vie en société oubien seulement sur la nécessité de lasurvie grâce à un lien social ad hoc.Cette secondehypothèse pourrait bien être la bonne.Eneffet, le développement de l’incertitude dans la société,l’effondrement des grands repères, religieux, sociétaux,idéologiques, le chômageet la recherched’emploi,et toutsimplement le désir de rencontrer l’autre ont fait très

rapidement des blogs et des réseaux sociaux des lieuxprivilégiés,non seulement pour la rencontre à distance,mais aussi pour la présentationd’un soi en recherchedeconsidération. Faute souvent d’un lien social de qualitéoù la société et le grouped’appartenancepratiqueraientla considérationde l’Autre,au point qu’il finirait par s’es-

timer lui-même, ce dernier va chercher sur Internet unesorte de “lien social flottant”. Une société de groupescomposés d’individus à distance les uns des autres, quine se serait jamais créée avant le numérique,est en trainde se constituer. Quelle sera sa relation avec la sociétéglobale, reste aujourd’hui une question sans réponse.Unespoir enfin.Les échanges sur les réseauxnumériquesappellent l’utilisation de formats compatibles entre lesdivers systèmesd’informationet decommunicationqu’ilsrelient. Cela suppose la normalisation des supports etdes formatsde l’information.Depuis longtemps,des com-munautés diverses (Iso,W3C,Mpeg,etc.) se sont consti-tuées à l’international pour traiter ces questions.Ces tra-vaux, souvent menés en dehors du cadre étatique,frappent par leur sérieux, leur efficacité et par l’impor-tance croissante qu’ils accordent aux échanges et auxdiscussions envued’un consensus.Onpeut y voir les élé-

ments d’une démarche collective qui implique les inté-resséseux-mêmes.Ce typededémarcheapparaît commeune condition nécessaire pour que les futures classesd’âge s’impliquent davantage dans le développementconcerté d’une société à forte composante numérique,toujours en train d’évoluer. l Jacques Perriault

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Membre fondateur de l’association Braves Garçons d’Afrique (BGA), fondée en 2001 dansle quartier Riquet-Stalingrad du 19e arrondissement de Paris, Bakary Sakho, médiateur social,explique ici le rôle de son“collectif”, et sa volonté de permettre aux jeunes de s’ouvrir aumonde.Il nous livre son regard sur la place des enfants issus de l’immigration dans une société françaisequi ne voit souvent que leurs problèmes, sans prendre en compte leur potentiel créatif.

“Aider à avancer”

Comment avez-vous créé votre association et dansquel but ?L’association est née en 2001,à la suite deplusieursmoisde palabres dans un local poubelles ! C’est tout ce quenous avions à l’époquepour nous réunir,nous, jeunes duquartier Riquet-Stalingrad,et nous avons créé ce“collec-tif” pournousoccuper desnôtres.Les nôtres,ça veut diretout jeune en difficulté, de n’importe quelle origine oureligion, Noir, Blanc, juif, Chinois... À chaque fois qu’unjeune se perd, qu’il est en manque de repères commenous l’avons été à certains moments de notre vie, nousvoulons l’accompagner et l’aider à avancer.Mais nous sommes loin d’être une association institu-tionnelle, en fait nous fonctionnons avec très peu desubventions.En 2010par exemple,nousn’avons rien reçuparce que nous n’avons rien demandé. C’est tellementplus simple parfois de se fédérer directement sur le ter-rain, on gagne du temps, il y a moins de réunions et uneplus grande liberté d’action.Nous travaillons avec toutes les associations du quar-tier. Et nous, les 16 membres fondateurs de BGA, habi-tons là aussi, un peu partout sur l’arrondissement, cequi nous donne notre légitimité.Nous avons à peu près53 membres actifs et 1 500 adhérents sur le secteur,en grande partie propriété d’Immobilière 3F qui y gère2 000 logements.Personnellement, je travaille avec les jeunes et leursparents. Pas besoin de subventions pour ça,mais il fautbeaucoup de temps et de disponibilité. Parce que, au-delà d’aider une maman à remplir un document admi-nistratif, il faudra peut-être aussi l’accompagner au tri-bunal, à cause d’un avis d’expulsion de son logement,d’une procédure de divorce oud’unebêtise qu’a pu faireson enfant.Mais certains cas dépassent nos champs decompétence,commeun jeunequi est parti de chez lui etqui erre dans la rue. Il faut donc le confier auxéducateursspécialisés,quenousconnaissons trèsbien.Ceux-làmêmequi, lorsque nous étions plus jeunes, venaient parfois ànotre rencontre.

Quel âge avez-vous et pour quelles raisons avez-vousdécidé de vous consacrer aumilitantisme dans cequartier ?J’ai 29 ans, et c’est mon quartier. J’ai commencé, d’unecertainemanière,àmiliter à l’âgede 14ans,avecmamère.Pour le droit au logement,parcequ’à l’époquenoushabi-tionsà8dans 50m2,un logement insalubreavecdemau-vaises isolations. Je me suis alors imprégné du militan-tisme. Les autres membres de l’association étaient unpeu dans le même cas.En avril 2000,nous avons perduundenos amis,un frèredugroupe,qui est décédéau lycée Edgar-Quinet,enpleincours, d’une crise cardiaque. Aucun problème de santé,il ne fumait pas,ne buvait pas, l’autopsie n’a rien révélé.Ça a été un tournant, nous sommes sortis de l’adoles-cencepourentrerdans lemondedesgrands.Et nousnoussommesdit :“Qu’est-cequ’onpeut fairepouraideràamé-liorer les choses ?”

Comment semanifestent les discriminations ?À l’intérieur du quartier même, les discriminations neviennent pas forcément, comme on veut le faire croire,de l’extrême-droite. Ce sont aussi des Magrébins, desAsiatiques, des juifs, qui nous renvoient à nos origines.Et entre nous, c’est la même chose : les Antillais nousrenvoient en Afrique,et eux dans les Îles françaises. J’aibeau expliquer que je suis une quatrième générationde Français ! C’est simple,dans ma famille il n’y a pas decarte de séjour.D’ailleurs, en 1780,mes ancêtres étaientdéjà français,puisque je suis originaire du Sénégal,et delaMauritanie.À Saint-Louis,on a été français bien avantlesNiçois et d’autres !Mais impossiblede le faireentendreà cause de la couleur de peau.Notre force a été denepas suivre l’exemple denos aînésquiont tenu lesmursdanscequartier,quinousont entraî-nés à un moment dans une certaine délinquance, quinous ont fait croire que l’école ne servait à rien et qu’ilfallait soit générer sa propre “économie”, soit aller tra-vailler directement. Ceux-là nous ont découragés parce

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et ce qui est public ne se superposent plus. Des informa-tions qui pouvaient être considérées comme privées,débattues dans d’obscurs forums ou blogs, sont poten-tiellement accessibles.

Que signifie la frontière public/privé sur le Net ?Les pratiques de l’Internet, et les pratiques juvénilesnotamment, sont en train de montrer qu’une définitionautoritaire qui décréterait ce qui est privé devient plusdifficile à tenir. Des gens publient des choses absolumentpersonnelles et transgressent la frontière du privé et dupublic sans le faire de façon aussi naïve et inconscientequ’on le dit. Il nous faut trouver de nouvelles manièresd’articuler le privé et le public pour comprendre ce quis’opère sur le registre suivant : “J’ai le droit de raconter mavie, de publier des choses qui me concernent ; vous avezl’air, vous, parents, éducateurs, professeurs, futursemployeurs de penser qu’il ne faudrait pas que je montredes photos de moi en train de faire la fête avec des copains,moi ça fait partie de la construction de mon identité, dema manière d’être, j’ai envie de le dire sur Internet.”

Quels sont les registres de dépréciation du Net ? Cette dépréciation est liée à mon avis à une mauvaiseinterprétation de l’espace public de l’Internet. On juge cetespace à partir des catégories de l’espace public de lapresse, de la radio ou de la télévision. Si on prend ces caté-gories pour juger l’espace public d’Internet, la qualité n’estpas toujours au rendez-vous. Mais c’est ne pas comprendrequ’émergent des choses de l’ordre de la sociabilité, de l’hu-mour, de micro-interactions importantes dans la viesociale. Le Web en a aspiré une partie qu’il rend partielle-ment visible. Dans les jugements portés sur Internet, ontrouve parfois un mépris hautain et cultivé envers ce quiest considéré comme du bavardage inutile : on voit deschoses qu’on ne voyait pas avant et qui font pourtant par-tie de la vie de chacun. Cela encourage aussi un certainpaternalisme, cette idée de vouloir juger des usages queles autres font de la liberté nouvelle qu’ils ont acquise surInternet. Même s’il faut être très attentif aux responsa-bilités éducatives envers des jeunesses, l’idée qu’il fautprotéger les gens contre eux-mêmes est quand même deplus en plus difficile à faire passer aujourd’hui.

Il devient donc impérieux de susciter des débatspolitiques autour de Net ?Nous sommes en phase d’apprentissage. Nous compre-nons encore très mal ce que nous faisons avec le Web etce qu’il nous fait. Beaucoup de débats se focalisent sur lefait qu’on peut tout publier sur Internet. En revanche, ondiscute beaucoup moins la manière dont le Web produitdes hiérarchies entre ce qui est publié. Or c’est sans douteici que se jouent les débats les plus importants sur la formepolitique de l’Internet. Savoir comment Google “ranke”

les informations est aujourd’hui décisif dans l’apprentis-sage d’Internet. Bruno Latour dirait que les algorithmesont une politique sous-jacente. Ils classent les informa-tions et ordonnent des métriques du Web de plus en plusindispensables à nos navigations. Ils enferment des prin-cipes très variés. On peut en isoler quatre. Le modèle méri-tocratique du “Page Rank” d’abord. Plus on est cité parquelqu’un qui lui-même a de la réputation, plus on grimpedans la hiérarchie. Évidemment, il présente plein dedéfauts, comme celui d’exclure les petits. En haut des hié-rarchies, on fait de l’appariement sélectif : les grands secitent entre eux et consolident leur position haute. Il existeaussi un modèle d’audience, celui des pages vues, surYoutube par exemple, les vidéos les plus cliquées. C’est lemodèle de la télévision. Il y a ensuite tout une série demétriques communautaires développées par les réseauxsociaux, où l’on circule avec des favoris du type “j’aime,j’aime pas”, “tu me cites et je te cite”, qui rend visibles uncertain nombre de thèmes. Enfin, il y a des métriques dela vitesse, le real time web, Twitter en étant l’exemple leplus connu. Le Web est un champ de lutte entre ces diffé-rentes manières de classer les informations sur lesquellesse greffent des impératifs multiples et contradictoires :surveiller que des impératifs commerciaux ne se glissentpas dans les métriques méritocratiques, que la vitessen’écrase pas la profondeur temporelle, aider les nichescommunautaires à rester visibles dans la longue traînedu Web, etc. Essayer de comprendre les rapports de forceet les conflits qui se jouent sur Internet entre ces métriquesconstitue des enjeux éducatifs qui sont essentiels.

Quels sont les enjeux pour le Net ?Préserver l’anonymat des internautes est essentiel pourne pas normaliser le Web. Il est très important de préser-ver le droit de dire tout et n’importe quoi. Il y a aussi unenjeu autour de la “neutralité du Net”, à savoir la possibi-lité d’un Internet à plusieurs vitesses. En payant le prix, on aurait une meilleure qualité de services, alors que pourl’instant, grosso modo, on est tous logés à la mêmeenseigne, quoique ceux qui suivent ça de près observentdéjà des entraves à cette neutralité. Un troisième pointimportant concerne la préservation de zones en clair-obscur. Le rêve des technologues, notamment au traversdes outils de recherche ou du Web sémantique, c’est quetout soit facilement trouvable sur le Web. Or, je crois qu’ilest important de préserver une certaine opacité. Pasoliniparlait de la disparition des lucioles. Il y a plein de petitsespaces sur Internet qui vivent bien parce qu’ils sont unpeu planqués. Si le Web fonctionne à l’audience, clos surlui-même avec des plateformes très propriétaires qui écrasent et enferment tout, alors cet éclairage trop puis-sant pourrait faire disparaître les petites lumières qui sonttoujours très présentes et actives actuellement. lPropos recueillis par Lionel Larqué, le 19 octobre 2010.

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toujours été intéressé par le combat des femmes. En 2001,j’ai organisé une des premières rencontres sur l’histoiredes femmes importantes de ce monde, dans la commu-nauté afro-antillaise. J’ai découvert Joséphine Baker trèsjeune, puis bien d’autres, Marthe Moumier au Cameroun,et aussi des femmes qui ont lutté contre l’esclavage aux États-Unis. Et j’ai organisé un premier collectif de jeunes filles parce que je trouvais que les actions deBGA tournaient beaucoup autour des garçons, ce quiest souvent le cas de l’action sociale dans les quartierspopulaires. À cela, on donnait pour excuse qu’il était dif-ficile d’avoir accès aux filles. Faux ! Les filles ne restentpas chez elles, elles sont dehors aussi. Mais pas devantles immeubles ! Elles vont, elles viennent, elles ne sta-tionnent pas. Alors, si vous voulez parler aux filles, vousdevez marcher.J’ai donc organisé un premier collectif sur ce thème, quis’appelait “Union de femmes pour l’avenir”, juste aprèsque Ni Putes Ni Soumises ait été créé. Je suis allé à l’unede leurs marches, c’est là que j’ai rencontré Fadela Amara.Il y avait dans leur groupe Samira Bellil, l’auteur de l’Enferdes tournantes. J’ai lu son livre. Je n’avais jamais rien luauparavant d’aussi proche de ma réalité, des choses quej’entends ou que je vis tous les jours. Je suis alors allé aulycée et j’ai dit au CPE (conseiller principal d’éducation) :“Voilà, il y a quelques jeunes dont je m’occupe dans votreétablissement et j’aimerais organiser une rencontre-débat avec un auteur.” Le CPE a tout de suite adhéré auprojet. J’ai fait acheter 60 livres aux élèves, j’ai eu un prix,3 euros à peu près à l’époque. J’ai dit aux jeunes : “Lisezle livre, vous vous en imprégnez, vous prenez des noteset je vous fais rencontrer l’auteur.” Et Samira Bellil, quiétait elle-même médiatrice sociale à ce moment-là, estvenue et a été très étonnée, car c’était la première fois

que des lecteurs avaient porté autant d’attention à sonlivre. Et ils lui ont posé des questions très pertinentes,dont les réponses n’étaient pas dans le livre, preuvequ’ils l’avaient lu !

Pour vous, on est jeune de quel âge à quel âge ?Moi, je ne me sentais plus “très jeune” à partir de 17 ans.Aujourd’hui, bon, on peut dire qu’au-dessous de 10 ans,ce sont encore des bébés. À partir du collège, je les consi-dère comme un peu plus grands : ils vont devenir desados, qui vont se rebeller ou pas, choisir une voie profes-sionnelle, se projeter. C’est au collège que les choses seconstruisent.Selon moi, la jeunesse commence à 11 ans, en 6e, et, actuel-lement, elle prend fin peut-être à 35 ans... J’ai entendudes gens de 35 ans me dire qu’ils étaient jeunes. Ils vontencore en boîte de nuit, ils sortent avec des filles à tout-va, ils portent des pantalons larges, de grosses chaus-sures, des boucles d’oreilles, des piercings au nez. Je plai-sante un peu, mais je connais des gens de mon âge quise cherchent encore. Pour ma part, je me suis trouvéquand on a construit BGA, j’ai compris que ma vie allaitêtre dans le militantisme, et que je n’avais pas forcémentenvie de faire “carrière”, d’accumuler de l’argent, d’ache-ter une maison, etc.Quand je me cherchais encore, j’étais entre la délinquanceet le citoyen modèle. Je faisais des bêtises faute de savoirfaire autre chose. En même temps, j’avais envie d’êtrequelqu’un d’exemplaire mais je ne savais pas commentfaire, tout simplement. C’est grâce à ma religion, l’islam,que j’ai acquis une certaine maturité et que je me suisouvert un peu à tout. Grâce à ma pratique de la religion,pas simplement la religion en tant que telle. Arrivé à23-24 ans, j’étais pratiquement un homme, je me suis

marié, j’ai fondé une famille et j’ai euun enfant. Il y avait là le désir de me pro-jeter. Tout en me disant que je n’attein-drai l’âge de la sagesse que peut-être à40-45 ans, parce que j’ai encore énor-mément de choses à apprendre...

Et votre “identité” ?Je refuse maintenant d’être considérécomme Noir, que ce soit par un Blancou par un autre Noir. À la limite, je com-prends les Maghrébins qui disent :“nous sommes des Arabes”, parce quecela correspond à une culture, à une histoire. Quand on tape “Arabe”surInternet, on trouve une civilisation.Quand on tape “Noir”, on trouve justeune couleur, qui est aussi notre couleurde peau. Et alors ? Ce n’est pas ça quinous définit ! Malheureusement, beau-

qu’eux-mêmes ont été incapables de faire des chosesintéressantes et positives. Ce qui a tiré d’affaire certains d’entre nous, c’est le sport.Moi, j’étais un basketteur, d’autres étaient dans les arts mar-tiaux ou le football. Avec cet amour du basket, je me suisretrouvé avec pas mal de Blancs. Comme j’étais assez bon,j’ai eu accès aux stages, aux formations en province, etc., etj’ai pu rencontrer des gens plus divers et plus aisés, quivivaient d’autres réalités, ça m’a projeté vers un avenir unpeu plus sûr. Le problème, c’est qu’on revient toujours surle quartier, dans lequel il y a une force qui vous maintient.

Vous aidez les jeunes de plusieurs écoles primaires etcollèges. De quoi ont-ils le plus besoin ?Souvent, leurs parents, comme l’étaient les nôtres, sontcomplètement dépassés par les événements. La scola-rité n’était/n’est pas forcément dans leur culture.Pourtant, mon père disait souvent qu’on ne peut jamaispayer à sa juste valeur quelqu’un qui vous donne de laconnaissance. Cette personne n’est pas un professeur,c’est un maître. Il disait : “Comment vous, les jeunes, pou-vez-vous manquer de respect à quelqu’un qui vous gran-dit ? Qui vous donne de la richesse ?”Mais il est évident qu’aujourd’hui, certaines écoles pri-maires, certains collèges des “quartiers” ont été aban-donnés à leur sort. On y nomme toujours des professeurs,on y met un peu d’argent, mais sans réelle volonté dedonner aux élèves une possibilité d’avenir.Comment peut-on faire passer le même brevet aux élèvesdu collège Georges-Méliès, qui est le nôtre, un des col-lèges les plus faibles au niveau national, et aux élèvesd’Henri-IV ? L’enseignement n’est pas le même, le niveaude pédagogie des professeurs n’est pas le même. Mêmechose pour le BAC ! Le lycée Bergson, juste à côté, enre-gistre à peine 50 % de réussite. Les profsfont souvent grève pour une chose ouune autre. Je comprends qu’à caused’un élève qui leur manque de respect,ils se sentent offensés, mais pourquoi,à cause d’un élève indiscipliné, en punir539 autres ? C’est là qu’est l’injustice.Et pourquoi, dans notre lycée, attend-on qu’un élève ait au moins 25 demi-journées d’absence pour convoquer sesparents ? Il y a des lycées privés dans le18e où les parents sont prévenus dès lapremière heure d’absence ! Et mêmepour un quart d’heure de retard ! Onles appelle chez eux ou sur leur por-table à leur travail. On leur met unepression pour les responsabiliser. Maispas chez nous. Et quand on convoqueune mère pour lui dire que son enfanta 25 demi-journées d’absence, elle

tombe de haut ! Parce que, tous les matins, elle le réveilleavant de partir au travail pour qu’il aille à l’école ! Et par ailleurs, comment se fait-il que tel professeur, de8 h à 10 h, arrive à tenir sa classe correctement et à don-ner son cours, alors que le suivant, de 10 h à midi, avecla même classe, n’y arrive pas ? Est-ce la faute des élèvesou des enseignants ? L’un sait intéresser les élèves, leurdonner l’envie d’être attentifs, même s’ils ne suivent pastout, tandis que l’autre en est incapable. S’il ne sait pas,il faut lui apprendre !Je travaille beaucoup sur cette question de l’accès à laconnaissance. Depuis 8 ans, une de mes activités a étéde faire en sorte que des auteurs, et aussi des réalisateursde films, viennent à la rencontre des jeunes d’ici, ou queces jeunes aillent à leur rencontre. Le film est d’uneapproche simple, et il vous garde devant l’écran. Pour lalittérature, c’est différent, il faut un minimum d’amourpour s’y plonger. Mais si le livre est bon, on ne voit pas letemps passer non plus. Enfant, j’ai été passionné parMarcel Pagnol, Le Château de ma mère, La Gloire de monpère... En allant chercher des BD à la bibliothèque, je suistombé sur ces livres à 12 ans, qui n’avaient rien à voir avecmon histoire, mon environnement, ma culture, et je lesai aimés ! Mais nous sommes dans des environnementsoù on ne donne pas aux jeunes de connaissance cultu-relle, pour qu’ils puissent tous les jours être étonnés. Laplupart des jeunes ici ne découvrent rien. Ils n’ont jamaisl’occasion de dire, le soir, en rentrant chez eux : “Tiens !Aujourd’hui, j’ai rencontré telle personne ! J’ai vu tellechose !” Non, ils ne peuvent que dire, au mieux : “J’aientendu dire que...” Ils ne vivent pas les choses.

Qu’est-ce qui peut les intéresser ?J’explique à partir de mon expérience personnelle. J’ai

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Myr Muratet / Picturetank

Alexa Brunet / Picturetank

Les flash mobs sont un phénomène relativement récent.Il s’agit de “mobilisations éclair” réunissant dans unespace public un nombre variable de personnes qui nese connaissent pas, pour une activité commune pouvantprendre diverses formes : une convergence rapide d’in-dividus suivie d’une disparition tout aussi subite, telleest la caractéristique de la flash mob.L’organisation de tels rassemblements se fait dans lamajorité des cas viades réseaux sociaux numériques telFacebook. Cette opération permet d’impliquer des cita-dins dans un processus créatif enthousiasmant, et desurprendre ceux qui n’en étaient pas informés et endeviennent les spectateurs fortuits. Des traces en sontconservées sur des vidéos et/ou des photographies prisespar les organisateurs et les spectateurs, ces témoignagesétant mis en ligne sur Internet, sur les mêmes réseauxsociaux ou sur d’autres sites comme YouTube ouDailymotion.

Freeze !Le phénomène flash mob est apparu pour la premièrefois aux États-Unis en 2003, avant de gagner l’Asie,l’Australie, puis l’ensemble du globe. Il a notamment étédéveloppé avec succès en Amérique du Nord par le col-lectif Improv Everywhere, une troupe d’improvisationthéâtrale basée à New York, qui a accompli depuis plusde soixante-dix de ces “missions”. Celles-ci se répandantde manière virale sur Internet, il est relativement diffi-cile d’établir un historique précis de la progression de latendance. Toutefois, en France, la première flash mob aeu lieu en août 2003 au musée du Louvre, non pas à l’ini-tiative d’une troupe théâtrale, mais de citadins ano-nymes /1 : une centaine de personnes se sont retrou-vées dans le hall du musée et ont marché rapidement enparlant au téléphone. Elles se sont soudain immobiliséespuis jetées au sol, avant de se relever et se disperser /2.Depuis, cette tendance ne cesse de prendre de l’ampleuren France et de se diversifier.

Il existe en fait presque autant de types de flash mobsque d’actions les caractérisant, chacune d’elle s’appro-priant le concept en lui donnant ses propres contours.Quelques catégories principales peuvent cependant êtreidentifiées.• La freeze en est la forme la plus classique. Elle consisteà s’immobiliser, à une heure donnée ou à l’écoute d’unsignal préalablement défini. Les participants conserventl’exacte position dans laquelle ils se trouvent pendantquelques minutes, avant de reprendre leur chemincomme si rien ne s’était passé. Le succès de la freezerepose sur son effet visuel surprenant et saisissant, évo-quant un musée de cire éphémère.• La flash mob chorégraphique, soit une performancepréalablement apprise par les participants, a été rendueparticulièrement populaire par le groupe de hip-hop amé-ricain Black Eyed Peas qui, le 8 septembre 2009, a surprisla présentatrice Oprah Winfrey et les téléspectateurs deson émission par l’organisation d’une telle manifesta-tion avec la complicité du public présent /3.• Autre occurrence : dans le cadre des expérimentationsMP3, les participants téléchargent depuis Internet desfichiers audio contenant des instructions qu’ils prennentsoin, alors, de ne pas écouter. Le jour de la flash mob, ilsse retrouvent au lieu et à l’heure donnée, munis de leurbaladeur MP3, découvrent alors les consignes et agissentensemble. L’un des intérêts de cet événement est la réac-tion des passants observant des dizaines de personneseffectuant soudain les mêmes gestes sans raison appa-rente.• Dernier exemple : la flash mob No Pants, qui consiste enl’action banale de prendre le métro, à ceci prêt que les par-ticipants doivent être sans pantalon, tout en essayant depasser pour des usagers tout à fait normaux et à l’aise quiauraient simplement omis de s’habiller entièrement lematin même. Cette forme de manifestation tend à deve-nir un classique, qui se déroule désormais au moins unefois par an, au mois de janvier, et simultanément dans

1/

Article du Journal du Net,29 août 2003 :http://www.journaldunet.com/0308/030829flashmobparis.shtml

2/

http://www.transfert.net/a9200

3/

http://www.youtube.com/watch?v=jGPSO5hUlpU

La flash mob, rassemblement éclair !

Dimanche 14 février 2010 : des dizaines de personnes se pressent dans la Cour Carrée duLouvre autour d’un jeune homme donnant des consignes au mégaphone : “Dès que la corne debrume retentit, vous vous immobilisez. Vous ne bougez plus jusqu’au second avertissement, puisvous vous dispersez.” Le groupe rejoint le pont des Arts où il se mélange à la foule. Soudain, lepremier signal sonore se fait entendre. Les participants se pétrifient au milieu des passants surpris,incrédules, amusés. Cinq minutes plus tard, second appel, chacun reprend sa marche et disparaît.C’était une flash mob. Récit par Marion Geney, étudiante en 5e année de l’École du Louvre.

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coup trop d’entre nous tombent dans ce piège. On montedes associations, le CRAN par exemple (collectif repré-sentatif des Noirs de France). Ils ne me représentent pasdu tout ! Je ne m’identifie pas comme Noir, je suis Africain.Je me reconnaîtrais dans un collectif représentatif desAfricains de France, des musulmans de France, des jeunesde quartiers populaires de France, des jeunes militantsde France, mais pas des Noirs ! C’est comme si on disaitl’association des Blancs de France ! Ou des Rouges ! Oudes Jaunes !C’est notre combat dans le quartier. Nous disons : “Vousêtes des jeunes de parents issus de l’immigration, maisvous n’êtes pas des immigrés”. Nous travaillons à main-tenir la véritable valeur qui définit la France : vivreensemble. Les politiques en font un programme natio-nal, c’est le grand slogan du moment. Mais ce n’est pasnouveau, ça fait partie des fondamentaux de la France !Et dans ce sens, l’amende annuelle que paient les com-munes qui ne veulent pas bâtir de logement social, onpourrait l’utiliser pour améliorer l’environnement et l’en-seignement dans les quartiers populaires, et aider lesassociations sur place à y développer leur action !

Comment transmettre cette idée de solidarité ?J’ai organisé en Afrique quatre séjours de solidarité inter-nationale. Et j’ai dit aux jeunes : “N’y allez pas en pensantque vous allez assister des gens, ou que vous allez chan-ger la face de l’Afrique avec un livre et une paire de chaus-sures ! Non, allez-y pour découvrir ce qui se passe ailleurs.”L’objectif était de sortir les jeunes des murs de la cité etde leur expliquer : “Voilà, on a des difficultés en France,d’autres ont d’autres difficultés ici. En France, quand onn’est plus utile au système, on vous donne quand mêmele RMI. 500 euros par mois. En Afrique, si tu ne sers plus à rien, c’est la mort qui te guette, parce que tu ne mange-ras même plus. Alors, nous qui avons quelque chose enFrance, vivons ! Parce qu’il y a tout dans notre pays pourréussir ! Ce nouveau local par exemple, qu’a obtenu BGA,qui aurait pensé que nous l’aurions un jour, quand nousfaisions nos réunions dans le local poubelles ?Mais la difficulté des jeunes, c’est que pour faire deschoses positives, il faut être assidu, organisé, et avoir unminimum de bases pour développer son intelligence. Ilfaut de la patience, il faut lire, il faut savoir converseravec les autres. Et ça, ce n’est pas facile quand on estdans un environnement où, à l’école, on vous traite debolos... C’est une insulte. À l’origine, un bolos est un clientqui vient acheter de la drogue, par la suite c’est devenusynonyme de larbin, tapette, quelqu’un qui n’est “pascapable de”, quelqu’un qui a peur. Et si, à l’école, tu esattentif et tu as de très bonnes notes, les garçons ou lesfilles du quartier te traitent de bolos. Parce qu’il faut êtredans le groupe des rebelles, de ceux qui disent “l’écoleça sert à rien, nous on s’en fout. Un prof, c’est pas notre

père, c’est pas notre mère, on n’a pas à être sous sonautorité”. Voilà.

Quelle est la solution ?Mettre un cadre ! Dans les activités de mon association,personne ne fait n’importe quoi. Ici il y a une discipline.Le cours de danse, par exemple, commence à 18 h, et, sic’est un stage, il faut être là à 6 h moins 5. C’est commeça : tu dois dire bonjour à tout le monde, serrer toutes lesmains, même s’il y a 50 personnes. Et une fois que le courscommence, tu dois être attentif. Si tu n’y arrives pas, tuprends la porte et tu reviens quand tu y arrives. Si tu nepeux pas faire la différence entre chez toi et chez nous,tu restes chez toi. Chez toi il y a une loi, tu la respectes outu ne la respectes pas. Chez nous il y en a une autre et tula respectes, tu n’as pas le choix. Dans les débats ici, per-sonne ne crie sur personne. Si tu te fâches contre quel-qu’un, c’est parce qu’il a trop d’arguments et ça te metdans l’aigreur. Si tu avais des arguments aussi, tu dirais :“Je ne suis pas d’accord avec toi mais je t’ai compris.”

Est-ce que les jeunes ont l’envie et la possibilité desortir du quartier ?Beaucoup de jeunes le veulent. Mais, aller de Riquet dansle 19e au quartier des Muettes à Garges, non, ce n’est paspossible, ce n’est pas “notre” territoire. La seule sortie pos-sible est les “vacances”. Moi par exemple, quand j’allaisen vacances, ce n’était pas à Nice, c’était à Argenteuil. Parceque j’ai de la famille là-bas, et on me considérait commefaisant partie de la cité. Mais quand vous allez au centrecommercial de Paris-Nord, à Sevran Beaudotte, vous n’êtespas chez vous ! Vous faites vos courses et vous repartez.Parce que si vous vous amusez à tourner autour de la citéet qu’on vous repère, vous risquez l’agression. On ne peutpas visiter d’autres quartiers. Ce serait pourtant intéres-sant de voir comment on galère ailleurs... Mais une chose est sûre à propos des jeunes, et je parled’expérience, c’est que tous ceux que nous avons puemmener dans les provinces de France, en Europe ou enAfrique, sont à chaque fois revenus grandis. Ça veut direqu’ils reviennent avec de l’amour pour leur famille, pourceux qui étaient en froid avec elle. Ils ont été séparés deleurs parents pendant 15 jours et ils ont vu leurs amis, oumoi, appeler leur mère tous les jours. Ils se sont renducompte qu’on peut vivre en harmonie avec sa famille.Grandir, c’est aussi apprendre à partager pendant levoyage et continuer une fois rentré. Mais tout ça prenddu temps, plusieurs années parfois, à travers des anec-dotes qui reviennent, des choses que l’on commence àcomprendre différemment, ou que l’on comprend enfin.C’est ça les vraies vacances. Aller en Mauritanie ou ailleurs,traverser des déserts, vivre avec les gens, manger ce qu’ily a. Être dans le monde. lPropos recueillis par Annie Zimmermann, le 7 octobre 2010.

Longtemps, le “jeune” n’a pas existé dans le cinéma français. Jusqu’à la fin de la SecondeGuerre mondiale, seul ou presque Jean Vigo a donné droit de cité à l’adolescence dans l’un deses rares films, Zéro de conduite (réalisé en 1933 mais interdit par la censure jusqu’en 1945).Comment la jeunesse a-t-elle par la suite pris place – et quelle place – dans le 7e art ? C’est ceque relate ici Thierry Jousse, critique, réalisateur *.

L’invention de la jeunesse

* Il a co-dirigé La Ville aucinéma. Encyclopédie,Les Cahiers du Cinéma,2005.

Zéro de conduite met en scène la révolte poétique maisbien réelle d’un internat contre l’autorité sous toutes sesformes : les adultes sont filmés comme des monstres, l’is-sue est dans la poésie, un peu comme une résurgencerimbaldienne dans l’univers corseté de la France de l’entre-deux-guerres et de la IIIe République, une sorte d’excep-tion anarchiste dans un monde d’adultes ou même de“vieux” dont les figures d’acteur sont Louis Jouvet, MichelSimon, Raimu, Harry Baur, Pierre Fresnay, Pierre Brasseuret beaucoup d’autres… Gabin lui-même, jeune premierpatenté des années 1930, n’a jamais été, à proprementparler, une figure de la jeunesse, même si le romantismequ’il dégage dans les films de Carné, Renoir ou Duvivieren fait tout de même un des rares corps qui échappentà cette France qui va bientôt sombrer dans le pétainisme.En réalité, le cinéma français est, à cette époque, syn-chrone avec une société française dans laquelle la jeu-nesse n’existe au fond, à droite comme à gauche, quecomme chair à éducation ou comme symbole d’un ave-nir radieux, mais jamais par elle-même.

L’amour à réinventerIl faudra donc attendre l’après-guerre pour que les choseschangent véritablement. Rendez-vous de juillet (1949) deJacques Becker ou même, dans une moindre mesure,Orphée (1950) de Cocteau symbolisent parfaitement cettenouvelle tendance contemporaine des mythologies exis-tentialistes et de Saint-Germain-des-Prés. La bohème, lejazz, la poésie, un certain engagement sont à l’ordre dujour. Les cafés deviennent des lieux majeurs, l’amour està réinventer, la jeunesse s’émancipe. Pourtant, ces deuxfilms, réalisés à la fin des années 1940, font encore figured’exception dans un paysage cinématographique dominépar une noirceur qui n’est pas très éloignée de l’ambianced’avant-guerre. Ce pessimisme appuyé s’accompagnesouvent d’une forme de défiance envers la jeunessecomme dans les films d’Autant-Lara (En cas de malheur)ou de Clouzot (La Vérité) qui mettent en scène BrigitteBardot, corps fortement érotisé qui représente à lui seulune nouvelle liberté de ton, de mœurs, de mouvement,

une nouvelle façon de bouger mais aussi une nouvellefaçon de jouer hors des codes majoritairement théâtrauxdu cinéma français. Clouzot et Autant-Lara, dont les car-rières ont débuté sous l’Occupation, sont partagés entreune fascination certaine pour cette figure de la libertésexuelle et la peur de l’ancienne génération – incarnée àla perfection par Gabin dans En Cas de Malheur – d’êtredépassé par des codes nouveaux, illisibles et déstabili-sants. D’où le parfum assez nettement anti-jeunes deces deux films et de quelques autres.Le cas des Tricheurs (1957) de Marcel Carné est sans douteplus ambigu. Dans un style qui cherche à mimer de nou-velles attitudes mais qui reste, au fond, parfaitementinféodé à des stéréotypes théâtraux d’avant-guerre, Carnétente de cerner les nouveaux comportements de la jeu-nesse d’après-guerre : amour libre, cynisme un peu anar-chiste, défiance anti-bourgeoise, goût des plaisirs éphé-mères, bohème érigée en mode de vie… Mais, avec sesmots d’auteurs et sa mise en scène très installée, il nefait, au fond, que capter cette inquiétude des adultes,cette noirceur profonde qui la nourrit et une vision arti-ficiellement fataliste de l’existence, manquant ainsi lalégèreté toute nouvelle de cette jeunesse en passe de sedébarrasser des miasmes de la guerre.

La figure du rebellePendant ce temps, c’est-à-dire dans les années 1950, lecinéma américain invente au présent la figure du rebellequi est forcément un jeune homme en colère ou en rup-ture avec le monde des parents et un certain ordre éta-bli. Marlon Brando, d’abord, dans L’Équipée sauvage (1953)de Laszlo Benedek, blouson noir, motard tendance Hell’sAngels qui terrorise le bourgeois, puis James Dean dansÀ l’est d’Eden (1954) d’Elia Kazan et surtout La Fureur devivre (Rebel without a cause, 1955) de Nicholas Ray – rebellesans cause donc, jeune homme tourmenté, insaisissable,fêlé comme tous les personnages de Nicholas Ray, sansdoute le cinéaste de cette génération le plus sensible àl’adolescence – en sont les deux représentants les plusmarquants, contemporains de l’éclosion du rock’n’roll et

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Georg Simmel,Sociologie, PUF, 1998(première édition : 1908),p. 599.

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Maurice Halbwachs, La Mémoire collective,Albin Michel, 1997(première édition : 1950).

plusieurs grandes villes dumonde comme New York,Londres, Paris, etc.De ces mobilisations, c’estle caractère festif, gratuitet désintéressé qui est misen avant : plus ludiquesque subversives, au tonplus humoristique queprovocateur. La diversitéde formes qui caractériseles flash mobs permet deles rendre d’autant plusintéressantes, innovanteset surprenantes, tout enprévenant également unecertaine lassitude de lapart des organisateurs etparticipants, qui souhai-tent généralement pour-suivre leur découverte enexpérimentant de nou-veaux types d’actions.Pour sa réalisation, la flashmob nécessite trois parte-naires principaux. D’abord,les organisateurs, auteurset producteurs de l’événe-ment – ce dernier pouvantconsister en la reprise d’unformat classique pré-exis-tant aménagé selon leurgoût ou les circonstances,ou bien en une idée nova-trice. Ils peuvent être desprofessionnels de la communication ou des comédiens,mais sont plus généralement des amateurs anonymes.Ensuite, les participants, ou flashmobbers, le plus sou-vent des jeunes allant de l’adolescence à la trentenaire.Cette tranche d’âge, très à l’écoute du buzz, est d’autantplus sensible au phénomène qu’il est “tendance” et quedes célébrités y participent. Enfin, le public, ceux qui pas-sent à cet endroit et à cette heure précise, et qui demeu-rent un élément clé de l’expérience.

Un nouveau contact dans/avec la villeCes manifestations prennent exclusivement place enmilieu urbain. Or, comme l’explique Georg Simmel /4, il est important de s’intéresser à l’aspect spatial de telsévénements, car leur environnement physique les condi-tionne souvent et renseigne sur leurs dimensions, voireleur en confère une nouvelle. Si la croissance urbaine etl’urbanisation mondiale sont des phénomènes parmi lesplus impressionnants de l’époque contemporaine, les cita-

dins semblent peiner àvéritablement habiter leursespaces, à y créer du sens.La ville demeure un com-plexe de mondes qui setouchent sans jamais s’in-terpénétrer complètement,une mosaïque autorisantles individus à se côtoyer en étrangers. Tout s’y penseen terme de flux et demouvement, de circulationou d’encombrement, avecune possible perte desrepères et d’ancrage, unecertaine anomie urbaine.Dès lors, les flash mobstendent à impulser unretour presque charnel àl’espace, permettant de lesentir à nouveau, le palper,d’en prendre tangible-ment conscience et deprendre conscience de soià l’intérieur de l’urbain. Et en choisissant des lieuxou monuments remar-quables pour les rendez-vous – la fontaine Saint-Michel à Paris, la statueéquestre de Louis XIVplace Bellecour à Lyon oude celle de Stanislas àNancy –, les organisateursde flash mobs facilitent

la rencontre avec autrui au sein du maillage des villes. De plus, ces lieux, en plus d’être pratiques et aisémentidentifiables, sont souvent prisés pour leur esthétisme.Les bâtiments urbains étant porteurs de mémoire collec-tive, comme l’a montré Maurice Halbwachs /5, en raisond’événements historiques qui s’y sont déroulés, le flash-mobber rétablit ainsi un contact avec sa ville, sa structure,son histoire. Dans le souvenir, le lieu s’associe indissolu-blement à l’événement et reste le pivot autour duquels’ordonne la mémoire des individus. Ces souvenirs per-mettent aux citadins d’insuffler aux espaces urbains denouveaux contenus, de nouvelles significations, ils lesdécouvrent ou redécouvrent et les font leurs dans leurhistoire personnelle. La flash mob, qui, un peu à la manièredu carnaval, du street artou autres spectacles de rue, pos-sède un caractère festif indéniable, semble annuler pourun temps les frontières sociales. Ancrage renouvelé auterritoire urbain, elle participe d’une réappropriation com-mune de la ville par ses usagers. lMarion Geney

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Flash mob place Saint-Michel, à Paris (février 2009) : Aude, Max et Clara.

Bruno Fert / Picturetank

représentation cinématographique digne de ce nomqu’en 2005, avec Les Amants réguliers, le chef-d’œuvre dePhilippe Garrel. En réalité, La Chinoise s’apparente sur-tout à une sorte d’ethnologie sauvage s’exerçant auprèsd’un groupe de jeunes gens jouant en communauté dansun appartement bourgeois à préparer le Grand Soir. Nivraiment pour, ni vraiment contre, Godard regarde cesjeunes avec une distance mi-amusée mi-complice, quifait échapper totalement son film au cinéma militant. Dans les années 1970, Les Valseuses (1973) de BertrandBlier, sorte de nouvel À Bout de souffle, insuffle une veineanarchiste (de droite ?) à cette jeunesse maintenantréellement émancipée. La liberté de ton, l’insolence etsurtout une sexualité débridée (ce qui n’exclut pas unecertaine frustration !) sont le quotidien du trio formé parDepardieu, Dewaere et Miou-Miou, symboles d’une nou-velle génération d’acteurs venus du café-théâtre, grandpourvoyeur, à cette époque, de nouvelles gueules et denouveaux accents toniques pour le cinéma français. Àl’autre bout du spectre, Passe ton bac d’abord (1977) deMaurice Pialat, dont l’action se situe à Lens dans l’épi-centre d’une région déjà industriellement sinistrée, estun contemporain de la crise économique, et photogra-phie une jeunesse sans horizon, minée par le chômage,l’absence d’espoirs tangibles, le tout sans prêchi-prêchaet avec un réalisme tout à fait saisissant. La décennie des années 1980 est celle du romantisme,avec comme cinéastes phare Besson (Subway, Le GrandBleu), Beineix (Diva, 37°2 le matin), Carax (Mauvais sang,Les Amants du Pont-Neuf). Romantisme qui rime avecattirance vers le vide – Le Grand Bleu en est le symptômele plus fort –, artificialité, poésie, refus du réel… Chez Carax,la forme est plus artiste et elle prend sa source chezCocteau ou Godard sans oublier la chanteuse Barbara ouLouis-Ferdinand Céline, mais on retrouve chez lui cetteexacerbation d’une quête de l’amour tumultueux etimpossible, comme chez le Beineix de 37°2. C’est Les Nuitsfauves de Cyril Collard (1992), véritable film phénomènede cette époque, qui marque la sortie de cette période etmet le sida (évoqué de manière métaphorique dans

Mauvais sang) au centre du motif. Retour au réel donc,mais sans abandonner le romantisme de la décennie pré-cédente envisagé cette fois-ci de manière beaucoup plusdirectement sexuelle que chez Carax ou Besson.

Apparition du banlieue-filmMais le véritable phénomène des années 1990-2000,c’est le banlieue-film, nouveau genre qui met en scèneles fameux jeunes du 9-3 et d’ailleurs… Après le précur-seur Jean-Claude Brisseau et son fameux De Bruit et defureur (1988), La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz l’en-visage sur un versant stylisé tendance Scorsese/SpikeLee ; État des lieux (1995) ou Ma 6-té va cracker (1996), lesdeux premiers longs métrages de Jean-François Richeten donnent une lecture plus politique, allant jusqu’à l’ap-pel à l’insurrection. C’est malgré tout L’Esquive (2003),deuxième long métrage d’Abdellatif Kechiche, qui estpeut-être le chef-d’œuvre du genre, sans doute parce qu’ilmet, dans une forme apparemment très proche du docu-mentaire, l’école et le langage au cœur de la cité sanspour autant laisser hors champ les contrôles d’identitéet autres gardes à vue répétées.Aujourd’hui, il est trop tôt pour tracer des tendances défi-nitives. Si Entre les murs (2008) de Laurent Cantet a mar-qué une nette inflexion sur la question de l’intégrationpar l’école, on peut aussi observer l’influence du cinémaaméricain, le teen movie plus ou moins retravaillé, dansdes films aussi différents que Naissance des pieuvres(2007) de Céline Sciamma, Les Beaux Gosses (2009) dudessinateur Riad Sattouf ou Simon Werner a disparu(2010) de Fabrice Gobert, trois premiers films récents etprometteurs. Quant à LOL (2008) de Lisa Azuelos avecSophie Marceau dans le rôle de la maman idéale, ilmarque le retour de la bonne bourgeoisie, après desdécennies d’absence, sur le devant de la scène. Peut-êtreun effet du sarkozysme commençant et encore triom-phant à cette époque qui paraît déjà bien lointaine ! Quisait si les années 2010 ne marqueront pas, au contraire,le retour de la politique sur la scène du cinéma de la jeu-nesse ? l Thierry Jousse

d’Elvis Presley. Tous ces personnages effraient l’Amériquedorée et triomphante des années 1950, particulièrementà cause d’un potentiel sexuel très déviant par rapportaux standards de l’époque.Au début des années 1960, c’est Warren Beatty qui pren-dra le relais, notamment dans La Fièvre dans le sangd’EliaKazan, toujours face à Natalie Wood, l’éternelle adoles-cente du cinéma américain. Le film d’adolescents va bien-tôt devenir un genre à part entière, le teen movieou filmde campus est né et trouvera sa vitesse de croisière dansles années 1980 avant d’exploser par la grâce du génialElephant de Gus van Sant qui, en évoquant conceptuel-lement la fameuse tuerie de Columbine, jette une ombredéfinitive sur le genre. En France, la révolution a lieu sur un tout autre mode, justeà la jonction des années 1950 et 1960. C’est évidemmentcelle de la Nouvelle Vague, coup de tonnerre dans le cinémafrançais, dont l’enjeu est, entre autres choses, de mettre enavant une nouvelle génération de cinéastes et d’acteurset, par la même occasion, de nouveaux personnages dontle comportement diffère radicalement de celui de leursaînés. Avec À bout de souffle (Godard), Paris nous appar-tient (Rivette), Les 400 coups (Truffaut), Le Signe du Lion(Rohmer), Les Cousins (Chabrol) ou encore Adieu Philippine(Rozier), c’est donc la jeunesse qui entre massivement dansle cinéma français ; et tout un public qui se reconnaît,comme dans un miroir nouveau. Une jeunesse enfin auto-nome, libérée de sa généalogie, qui bouge différemmentet dont la liberté n’a de comptes à rendre qu’à elle-même.On peut en effet être frappé par l’absence presque totalede référence à la famille dans les films de la NouvelleVague (Truffaut mis à part, et encore !), comme si d’unseul coup les parents, les adultes, les “vieux” avaient dis-paru de la circulation, balayés par le souffle d’une nou-velle génération qui enterre les cinéastes de l’anciennevague. Plus que tout autre, Adieu Philippineest sans doutele film symbole de la Nouvelle Vague, son point d’orgueen même temps que son cœur battant, un film plus secretqu’À bout de souffle ou Les 400 coupsmais qui reste pour-tant comme l’inscription exacte d’un présent vibrant à

tout jamais. Car c’est bien de l’invention d’un présentqu’il s’agit ici à travers les petites histoires d’un trio amou-reux écrites en prose sous l’ombre portée de la grandeHistoire, en l’occurrence la guerre d’Algérie. Rozier captela drague, les cafés, les bagnoles, les juke-box, les fillesqui marchent dans les rues, l’insouciance d’une jeunessequi ne sait pas encore qu’elle va être rattrapée par letemps qui passe et qui ne reviendra pas. C’est unensemble de petits riens qui semblent saisis sur le vif etqui prend l’apparence d’une chronique de l’air du temps.Cet air du temps, c’est celui du cinéma qui se réinventesous nos yeux, celui de Rozier, un cinéma rythmé par lesmouvements des corps, par le battement des rues, parun langage d’une fraîcheur inouïe, par une liberté enfindévoilée. Quant à la guerre d’Algérie, on peut noterqu’Adieu Philippine est un des rares films qui l’inscritdirectement au cœur de son récit, comme une sorte d’ho-rizon mélancolique et politique qui vient miner l’insou-ciance toute nouvelle de cette jeunesse.

De l’insolence au romantismeÀ partir de là, la jeunesse devient un groupe social iden-tifié, un objet d’étude pour les sociologues, d’inquiétudepour le pouvoir gaulliste et un corpus de personnagesqui ne va cesser d’irriguer le cinéma français jusqu’à nosjours. Dans les années 1960, et dans le sillage de laNouvelle Vague qui n’existe déjà plus sous sa forme ini-tiale, c’est Godard qui va être le fer de lance de cette prisede pouvoir définitive de la jeunesse à travers notammentdeux films cruciaux, Masculin Féminin (1966) et LaChinoise (1967). Masculin Féminin surtout marque, aprèsle sommet lyrique de Pierrot le fou, un retour au réel àtravers la radiographie des nouveaux comportementsd’une jeunesse partagée entre la société de consomma-tion, les yéyés et l’engagement auprès d’une gauche enpasse de se radicaliser. Jean-Pierre Léaud et Chantal Goyasont les cobayes consentants de cette expérience quiflirte avec la sociologie, la télévision et le cinéma-vérité.Quant à La Chinoise, la légende veut que le film de Godardannonce Mai 68, événement majeur qui ne trouvera de

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Entre les murs. Lol. Les Beaux Gosses.

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C’est un fait entendu, l’adolescence est avant tout le fruitd’une construction socio-historique et socio-économique,le croisement des nécessités des industries naissantesdu XIXe siècle et de l’allongement de l’éducation univer-selle, gratuite et accessible à toutes et à tous. Cet âge estdevenu au fil du temps celui du parasite, du dormeur dumatin, de l’improductif, de l’incompréhensible, du contes-tataire renfrogné, du citoyen incomplet non reconnu dansses droits – mais désormais dans ses devoirs, justiciablecomme un autre. L’adolescent reste le trou noir de l’es-pèce humaine, où se mêlent lassitude devant l’irritant etachoppement de la raison raisonnante face à des com-portements imprévus. Certes, plusieurs auteurs se sontchargés de produire une historiographie de la jeunesse,mais jeunesse et adolescence ne se recoupent pas com-plètement.David Bainbridge se coltine donc une théorie de l’adoles-cence. Mazette ! Ayant accompli sa pleine adolescence,mais surtout ayant sur elle le regard affectueux qu’onporte sur un être cher, bienveillant à son endroit, DavidBainbridge a l’avantage d’être d’abord vétérinaire, ce quipeut aider lorsque l’on n’est pas complètement sûr desavoir à quelle espèce appartient l’animal source de sesrecherches et investigations. Et le moins que l’on puissedire est que l’adolescent pourrait tout aussi bien releverd’un nouveau genre de mammifère, que ça ne perturbe-rait pas plus que ça quelques naturalistes du Muséumnational d’histoire naturelle de Paris ou de Londres.En somme, ce chercheur part de loin (lui-même autre-fois, ce qui est un pays en soi) et n’évite aucune questionqui fâche, fait sourire, irrite. Pourquoi diable cet animaldort-il si tard le matin ? Pourquoi se livre-t-il à des expé-riences dangereuses pour sa santé, à des conduites àrisque en tout genre ? Pourquoi ce sentiment diffus etimpalpable que son cerveau ne fonctionne pas commecelui de l’enfant ou de l’adulte ?Sa méthode ? Elle est (assez) simple. Elle consiste àconcaténer toutes les études touchant de près ou deloin à cet âge du mystère, quelles que soient les disci-plines en jeu. Archéo-anthropologie, sociologie, psycho-logie, sciences cognitives, biologie moléculaire, théoriede l’évolution sont convoquées comme des affluentsde ce qui deviendra la thèse défendue par l’auteur.L’adolescence est l’âge de l’humain par excellence.Survenu il y a environ 600 000 ans, cet âge de toutes lespremières fois, de toutes les expérimentations est, plusque tous les autres, celui de la genèse de toutes nos capa-cités adaptatives. C’est cet âge-là qui expliquerait en

grande partie la “réussite” de l’humain sur la planète,offrant à notre espèce un atout de réactivité sans équi-valent dans le règne animal, en tout cas chez les mam-mifères.Une autre question méritait en effet d’être posée : com-ment expliquer que l’espèce humaine passe tant detemps à grandir et atteindre sa taille adulte (20 ans enmoyenne) quand la plupart des autres mammifères neconsacre à ce phénomène, en moyenne, que 2 à 4 ans ?Que nous ayons généré cet âge de tous les bricolages, etque cet âge ait montré, dans la durée, sa pertinence àrenforcer notre espèce dans ses capacités à s’adapter,expliquerait que la période adolescente se soit allongéeprogressivement jusqu’à sévir aujourd’hui, grosso modo,environ une décade. Impact collatéral ? Puisque lesadultes doivent aider les plus jeunes d’entre nous à gran-dir près de 20 ans, et qu’une espèce comme la nôtre nepouvait biologiquement et socialement consacrer seu-lement son temps au simple jeu de la reproduction, nousacquîmes la capacité progressive à vieillir au-delà du rai-sonnable. Une victoire sur Dieu ou l’on ne s’y connaît pas.Plus stupéfiant donc : si nous avons des vieux, et que nousaspirons à payer leur retraite (l’auteur ne se prononce passur ce sujet), c’est parce que nous avons des ados. Ensomme, si nos vieux sont enfants de l’adolescence, cen’est pas comme le laisserait croire un regard un peumyope, qui constaterait que pour être vieux, encore eût-il fallu jeuner. Non, l’humain acquit la qualité de vieillirpar son adolescence.Évidemment, une partie centrale du livre traite de laquestion de la maturité sexuelle, mais nous vous lais-sons le plaisir de découvrir les ressorts biologiques,sociaux et psychologiques des jeux sexués et amoureux.Si les théories de l’évolution ont du sens, et Bainbridgeen fait une des clés de lecture de son ouvrage, le moinsque l’on puisse dire est qu’elles sont mises à rude épreuveavec le fait adolescent. Les différentes formes de plai-sirs jouent ici un rôle essentiel dans le processus évolu-tif. Elles expliqueraient une incongruité qui fait souffrirtout animal adolescent qui se respecte, à savoir que lesjeunes femmes paraissent sexuellement matures plusjeunes, alors qu’elles le deviennent vraiment plus tard,et que les jeunes garçons paraissent mature plus tardalors qu’ils le sont concrètement plus tôt. Ainsi, et c’estbien là l’essentiel, la morale est sauve. L’âge de toutesles impolitesses maintient haut et clair un respect desplus vieux. Darwin, barbu, chenu, fatigu. Mais Darwinlibéru. l Lionel Larqué

Théorie de l’adolescenceÀ propos de l’ouvrage Teenagers, a natural history, par David Bainbridge, Portobello Books Ltd, 2009.