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Extraits de "Piaskowa Góra" de Joanna Bator. Traduction du polonais par Caroline Raszka-Dewez. Merci à l’Institut du Livre de Cracovie pour nous avoir permis de publier ces extraits (www.instytutpolski.pl)
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LaMontagnedesable(extraits|trad.:CarolineRaszka-Dewez)
JoannaBatorEditionsW.A.B.(www.wab.com.pl)
Traductionpublieeavecl’aimable
autorisationdel’Institutdu
Livre(www.instytutksiazki.pl)
Joanna BATOR La Montagne de sable (Piaskowa Góra)
Wyd. W.A.B., 2009
[Chapitre VI]
S ans ôter sa cigare e de la bouche, Halina prépare le pe�t-déjeuner :
thé sucré, saucisses, pain, pour elle-même et Dominika ; par
intervalles, elle lâche nerveusement de vifs jets de fumée qui
s’effilochent dans la cuisine en s’essoufflant. « Grand-mère
Colomo�ve », c’est ainsi que l’enfant l’appelle car la locomo�ve (celle qui
a end sur le quai et qui transpire) c’est un long mot qui aime bien se
transformer sur la langue. Parfois l’enfant transforme toute seule les mots,
comme si elle faisait tourner dans sa bouche un bonbon acidulé à la framboise
qui peut blesser la langue si on ne fait pas a en�on. Bonjour, madame la
livreuse, lance-t-elle à la vendeuse de la librairie qui leur vend des contes sur
les enfants sages et les bébés �gres végétariens. Les mots transformés
amusent les adultes car ils sont alors assurés que les enfants sont pe�ts, qu’ils
ont du mal, alors qu’eux-mêmes sont grands et se débrouillent. Il ne faut pas
exagérer malgré tout sinon on risque de passer pour un enfant diminué, et les
enfants diminués ont une place moins importante et me ent leur maman
dans l’embarras auprès des autres dames.
La maman de Dominika, cependant, n’a guère l’occasion d’être dans
l’embarras, car elle ne rend visite à sa fille que le dimanche. Pour tous les
autres jours, il y a grand-mère Colomo�ve. Les mots transformés ne dérangent
pas grand-mère puisque elle-même en parlant à sa pe�te-fille mêle au
polonais des termes russes ou biélorusses, elle traîne mollement sur les
syllabes dans un accent chantant et elle glougloute en prononçant les
gingivales dentales. La langue bridée de sa jeunesse revit avec Dominika, elle
se déploie, sauvage, négligée, mais Halina doit faire a en�on, car Jadzia
n’aime pas les mots étrangers. Arrêtez de lui embrouiller la tête, maman, la
sermonne sa belle-fille. Jadzia Chmura voudrait reprendre son enfant en temps
opportun, dans l’état ini�al, avec tout au plus quelques kilos ou quelques
cen�mètres supplémentaires, mais résolument rien d’autre qui ne soit lié à la
croissance. L’enfant toutefois est très tendre, ouverte aux quatre vents, le
monde s’y déverse, transperce sa peau pour s’installer à l’intérieur, et
personne ne parviendra plus à l’en déloger. Ces souvenirs de la première heure
resteront dans la mémoire de la pe�te fille, ils referont surface ; jamais plus
Dominika ne rira autrement qu’en lançant des « ouh ! kha ! kha ! » à la mode
biélorusse.
Grand-mère Colomo�ve porte toujours un tablier en nylon, avec des fleurs et
des animaux d’Afrique, des �gres sauvages, des éléphants à trompe e et des
singes à la queue leu leu. Le bleu entre les animaux et les fleurs représente la
mer, on y voit des îles ; papa arrive et dit que ce sont les îles Bula-Bula où les
singes bondissent et les vents chauds rugissent. Les cendres des cigare es de
grand-mère Colomo�ve s’éparpillent dans la jungle, la transpercent, font des
trous dans les �gres, les éléphants et les singes, leur brûlent les yeux, grillent
leurs moustaches et puis s’éteignent dans la mer en sifflant. Grand-mère
Colomo�ve sent la jungle brûlée et les �gres aux orbites vides qui crachent de
la fumée, les singes à la queue transformée en flambeau, les éléphants aux
ventres grillés de part en part. L’enfant voudrait aller sur les îles tropicales des
mers azurées et sauver les bébés �gres, les bébés éléphants et les bébés
singes. Ce sont les îles Bula-Bula, expliquent les adultes, c’est compliqué
malheureusement d’y aller depuis Wałbrzych. Grand-mère a l’odeur des
torchons séchés près du poêle, l’odeur de l’humidité à tout prix évacuée, elle
porte des bigoudis sur la tête ; des pinces en métal dépassent de ses cheveux
comme des pe�tes cornes saillantes. L’enfant n’a pas le droit de jouer avec les
pinces, l’aver�t maman qui arrive, ni de les me re à la bouche. Tel un kayak à
la proue pointue la pince avalée voguerait le long de ses veines jusqu’à son
cœur et Dominika irait rejoindre grand-père Władek et la pe�te Paulina.
Dominika sait qu’elle a une pe�te sœur qui ne se trouve pas ici. Parfois grand-
mère Colomo�ve raconte que Paulina est dans la terre, qu’elle dort
profondément, d’autres fois qu’elle est un ange dans le ciel, elle vole comme
une hirondelle, mais comment c’est possible d’être à la fois dans deux endroits
aussi éloignés l’un de l’autre ? Dominika a beau regarder le ciel fixement, il ne
donne pas de réponse. Elle vérifie dans les pots de fleurs dont elle renverse la
terre à la recherche de pe�tes sœurs avec qui elle pourrait bien jouer une fois
qu’elles seraient ne oyées ou débarrassées de leur saleté. Peut-être sont-elles
là, recroquevillées dans le noir, a endant d’être libérées. Mais Dominika ne
trouve dans les pots de fleurs qu’un enchevêtrement blanchâtre de racines
d’où soudain surgit un ver de terre qui tombe en se tor�llant sur le tapis. La
pe�te fille se fait gronder, la terre retourne dans les pots de fleurs, les racines
des fleurs dans la terre ; le ver de terre meurt en laissant dans la tête de
l’enfant une suspicion difficile à verbaliser.
Tous les ma�ns grand-mère Colomo�ve s’assied à côté de sa pe�te-fille, elle
coupe les saucisses dont gicle un liquide trouble, elle en profite pour se
sustenter également ; elle gra e la masse charnue qui adhère à la peau et
essuie le couteau sur une tranche de pain. Avec l’âge, le besoin de s’alimenter
diminue, son corps de lézard est froid et sec, il est jauni, enfumé par la
cigare e. Jadzia donne des recommanda�ons précises à sa belle-mère. Elle
es�me important d’apporter quo�diennement à l’enfant un nombre
déterminé d’aliments. Elle-même n’est pas en état de le faire, mais on peut
faire preuve d’amour maternel même à distance grâce à des saucisses. La
réciprocité de l’enfant n’est pas encore bien développée, elle reste encore à
éduquer. Il s’agit d’ouvrir la bouche et d’avaler. L’enfant doit retourner la
pareille, mais n’a pas le droit de rendre. Le pe�t avion arrive, une cuillère pour
maman, une cuillère pour papa ; d’autres pe�ts avions arrivent pour oncle
Kazimir, pour grand-mère Zofia, de Zalesie et aussi pour la sommante tante
Basia, (excep�on faite de ce e occasion, personne ne pense à elle d’ordinaire).
Pour finir, des biplans de saucisses a errissent avec à leur bord les défunts :
une cuillère pour grand-père Władek, une pour la pe�te sœur Paulina qui est
la seule enfant de la compagnie si on ne compte pas Dominika. Les enfants de
Szczawienko, quoique vivants à la vérité, mais sales et mal élevés, ont été
jugés inappropriés par Jadzia pour sa fille, et proscrits. Grand-mère Colomo�ve
se souvient de Stefan rongeant les trous dans les murs de leur maison
tellement il était gourmand, et elle ne cesse d’inventer de nouveaux moyens
pour se montrer plus rusée que sa pe�te fille qui dit non à chaque avion de
nourriture. Le ne du non de Dominika s’élève en frémissant, et le on peine à
suivre, tressautant comme une boîte de conserve que l’on traîne sur le pavé.
La pe�te fille �re la langue, la roule en forme de trompe e en regardant grand
-mère avec des yeux dont – Dieu m’est témoin ! – on se demande bien de qui
elle peut les tenir, dans la famille. Halina se sent bien dans son rôle de grand-
mère et seule l’apparence de sa pe�te-fille l’inquiète un peu. Dominika, c’est
quoi d’ailleurs, ce prénom, qui ne vient ni de sa mère, ni de sa grand-mère, un
prénom d’enfant trouvé, et le visage qui va avec par-dessus le marché. D’où
vient donc ce e enfant sombre, ce e Gitane, pour ne pas dire autre chose,
avec sa tête toute frisée et son nez en forme de clenche de sacris�e. À l’atelier
de repassage de Herta Kowalska, au magasin d’alimenta�on en bas de la
maison, les bonnes femmes sont toutes là à observer et s’étonner, vieilles
peaux stupides : et les yeux, des yeux pareils, de qui proviennent-ils ? Et son
nez, elle le �ent de sa maman ou de son papa ? Et ses cheveux, on se
demande de qui elle les �ent, ses cheveux. Et qu’est-ce que ça peut vous
foutre de qui, meurt d’envie de leur répondre Halina, mais tous les jours avant
de sor�r de la maison elle essaie de dissimuler au moins sous un chapeau ou
un foulard les cheveux en bataille de sa pe�te-fille, puisque la dissimuler tout
en�ère sous une autre apparence n’est pas possible. C’est extraordinaire, car
Stefan était blond, n’est-ce-pas, et Jadzia, même quand elle se peinturlure la
figure, reste pâle et délayée comme un œuf pas assez cuit. Et pourtant, qu’est-
ce qu’on s’y a ache ! c’est effrayant ! Plus Halina s’y a ache, plus c’est
effrayant, car un lien aussi fort est d’autant plus difficile à rompre, du sang
peut même couler. Par deux fois déjà la grand-mère a réussi à prolonger le lien
avec sa pe�te-fille, que ses vrais propriétaires finiront bien par reprendre de
toutes les façons. La fille e s’écarte des restes de saucisses en se balançant sur
sa chaise et �re encore une fois sa langue roulée en trompe e. Personne
d’autre qu’elle n’y arrive dans la famille. Arrête de �rer la langue ou une vache
va te faire pipi dessus, la menace Halina, et Dominika rit un peu trop
généreusement à ce e plaisanterie éculée, d’un rire de complaisance, qui doit
inciter grand-mère à cesser les tortures. On a bien ri, ouh ! kha ! kha ! Ah oui !
qu’est-ce qu’on a ri ! On ouvre son bec maintenant, Halina ouvre grand la
bouche pour montrer à l’enfant ce qu’elle doit faire, et démontre par la même
occasion sa propre aversion pour les den�stes à qui il ne reste plus beaucoup
de travail à présent entre les chicots et les débris des incisives cassées. « Fais-
toi faire une prothèse dentaire. » Depuis qu’il a commencé à travailler à la
mine, Stefan tente de la convaincre, va voir Jedwabny, le privé, et moi je
me rai davantage de côté, mais Halina se contente d’agiter la main. Il faut
croire que c’était écrit ! Elle aurait tant de dents, pas une de plus, et personne
n’ira fourrager dans sa gueule pour ses vieux jours. Elle n’emportera pas de
fausses dents de l’autre côté parce qu’ils le savent bien, eux, là-bas, que
chaque individu a droit à deux lots de dents, et pas un de plus, et ils se
rendront immédiatement compte de la supercherie. Eh bien femme ! dira par
exemple saint Pierre, qu’as-tu donc à faire ainsi claquer tes dents de
porcelaine, ce n’est pas ici qu’a lieu le cas�ng. Grażyna avait ri pendant une
demi-heure à ce e boutade autrefois, ah ! qu’est-ce qu’elle avait pu rire, à en
faire péter les boutons de pivoine et �nter les vitres, pendant que Jadzia se
contente de faire claquer sa langue. Que maman ne soit pas si rétrograde,
maman ne sait-elle pas que des dents ainsi cassées sont un véritable nid à
bactéries ? Halina voit bien la grimace de dégoût de sa belle-fille, elle la voit
essuyer avec le rebord de la nappe les couverts sous la table par crainte que
les bactéries l’envahissent comme l’ont fait au parc Sobiecki les fourmis avec
sainte Fourmi de Tęczowa a achée à un arbre au-dessus d’une fourmilière par
des bandits pour que, en fin de compte, elle soit digne de son nom. Jadzia !
ce e chère Jadzia ! la femme chérie de son fils qu’il faut bichonner, car depuis
qu’elle a eu un grain à la suite de son accouchement, elle le traîne toujours
derrière son cul, son grain. Elle abandonne son enfant comme un œuf de
coucou tandis qu’elle fait le ménage ou reste plongée le nez dans un bouquin
en poussant des soupirs, et quand elle est dans un meilleur jour, elle court les
magasins comme une cinglée et dépense son argent dans des babioles et
bê�ses en tout genre au magasin de souvenirs Cepelia au point qu’elle devra
bientôt se les me re où je pense, ses vases, parce que chez elle il n’y a plus de
place. Après chaque dimanche passé à la Montagne de Sable Dominika rentre
chez grand-mère Colomo�ve toute bizarre puisqu’elle doit passer du statut
d’enfant-fille à son papa et sa maman de la Montagne de Sable à celui d’enfant
-pe�te-fille à sa grand-mère de Szczawienko, aussi se fait-elle des bosses, des
bleus, ou bien se mordille-t-elle le genou avant de redevenir elle-même. Une
fois, juste après être revenue chez sa grand-mère, elle a fait caca dans son pot
et a répandu tout le contenu partout autour d’elle, sur le canapé, les meubles,
les rideaux ; Halina a eu du travail jusqu’au pe�t ma�n à ne oyer la merde.
Pourtant, à voir sa pe�te-fille tout juste sor�e du bain donnée par Jadzia, toute
fraîche, et maintenant pleine de caca partout, elle rit tellement, que la fille e,
sur le point de pleurer, commença elle aussi à sourire et pour la première fois
sans doute ce jour-là Halina eut-elle l’impression que ce e horrible enfant
toute maigre avait quelque chose en elle de la rondele e et rayonnante
Grażyna. Elles s’en donnèrent à cœur joie avec leur rire à la ouh ! kha ! kha !
Que faire ? Grand-mère Colomo�ve s’a acha davantage encore à sa pe�te-fille
et la lui arracher à présent sera très difficile ; et quand bien même, ce qu’il y a
de pire et de meilleur en elle restera collé à la fille e, et elle, Halina, gardera
les trous et les crevasses. Dominika est a achée autant à sa grand-mère
Colomo�ve qu’à sa mère, ce qui est très compliqué, parce que la belle-mère et
la bru ne s’aiment pas, et chacune cherche à aTrer l’enfant de son côté. C’est
douloureux, la menace du déchirement est brandie. Dominika aTre à elle
chacune des deux femmes, ce qui aurait pu provoquer un rapprochement
entre la mère et la grand-mère, mais l’enfant n’a pas encore suffisamment de
forces et pour le moment l’an�pathie entre Jadzia et Halina prend le dessus.
Halina ne nourrit pas de sen�ments chaleureux envers Jadzia. Ce e dernière
donne à sa belle-mère beaucoup de direc�ves basées sur l’autorité de la
modernité de la ville, parmi lesquelles figurent les instruc�ons et les
interdic�ons concernant l’alimenta�on, les déjec�ons et les soins à donner à
Dominika. La surface et l’intérieur de l’enfant sont pareils à des intes�ns. Il faut
y être très a en�f et écouter sa belle-fille plus instruite. Les gens et les
animaux avec lesquels l’enfant entre inconsidérément en contact, toutes ces
tatas patatras baveuses rencontrées au magasin, ces chiens qui reniflent les
autres chiens sous la queue, pouah ! et qui viennent ensuite réclamer des
caresses aux enfants, lécher les pe�tes filles sans défense sur le nez, le front,
sont aux yeux de Jadzia de perfides colporteurs de bactéries. Il convient
d’essuyer aussitôt les endroits contaminés avec un mouchoir imbibé d’eau de
Cologne et tuer les cochonneries sur la surface de l’enfant. C’est à cela que
sert le vinaigre à la maison, pour ce qui est de l’extérieur, et pour l’intérieur, il y
a l’ail. Le mieux serait que, dehors, l’enfant s’abs�enne de respirer par la
bouche. Si vraiment c’est nécessaire, alors qu’elle le fasse par le nez
exclusivement. Parfois Jadzia passe à l’improviste, au milieu de la semaine,
faire une inspec�on. Elle scrute l’intérieur des oreilles de Dominika, pour
s’assurer que du miel ne s’y est pas formé en son absence, elle vérifie qu’elle
n’a pas les ongles en deuil. Comme ce e enfant se salie ! Et qu’elle n’aille pas
faire pipi je ne sais où, explique-t-elle à Halina, et si vraiment il le faut, maman,
écoutez bien, elle ne doit pas s’asseoir sur la cuve e ou alors qu’elle me e du
papier. Les autres enfants de Szczawienko sont par�culièrement dangereux
pour Dominika. Ils pourraient contaminer non seulement son extérieur bien
propre, mais aussi s’infiltrer à l’intérieur par ses yeux, ses oreilles, Dieu sait
comment encore. Jadzia le sait, elle n’ose pas y penser, mais elle y pense bel et
bien. Jadzia a vu comment s’amusent les enfants d’ici. Ils enfoncent des bâtons
dans la terre, et crachent tout autour, ils envoient de gros glaviots, font trou
pique nique douille et l’andouille doit arracher le bâton avec ses dents, « avec
ses dents », répète Jadzia, qui est-ce qui aurait envie de jouer ainsi ? Dans ses
yeux brille la colère et encore autre chose. Ces enfants boivent de l’eau non
bouillie, ils farfouillent dans leurs nez et mangent leurs croûtes, met-elle sa
fille en garde. Les enfants de Szczawienko jouent donc sans Dominika dans la
cour pleine de bactéries et ils ne savent pas ce qu’ils perdent, enfin, puisqu’ils
ne la connaissant pas plus que ça, c’est donc comme s’ils n’y perdaient rien.
Par la fenêtre ouverte l’enfant solitaire entend les rires des enfants mal élevés
de Szczawienko qui représentent ce à quoi, elle, Dominika, en revanche, doit
renoncer. De temps en temps au cours d’une promenade d’hygiène, grand-
mère Colomo�ve qui e des yeux sa pe�te-fille, et elle, aussitôt, se précipite
vers les enfants de Szczawienko qui cependant la rembarrent tellement vite
vers sa grand-mère que sa pe�te culo e blanche comme neige clignote. Les
enfants de Szczawienko, c’est une créature à plusieurs têtes, toutes reliées
entre elles. Dominika, elle, est solitaire, si on ne compte pas Paulina, qui est au
ciel ou dans la terre. Emil Tutka, le plus vieux des sept gosses de la famille
Tutka, et Emilka Buczek, sa cade e d’un an, crient quelque chose que l’enfant
ne comprend pas, ils l’appellent sale Gitane, youdi, leurs deux têtes entraînent
toutes les autres et des cailloux volent dans la direc�on de Dominika. La fille e
commence à se résigner au fait qu’elle ne leur convient pas, et elle reste sur le
côté, en serrant contre sa poitrine son pe�t seau en plas�que et sa pelle. Elle
peut très bien jouer toute seule, comme le lui a conseillé Jadzia ; à rechercher
sa sœur par exemple, ça, c’est l’idée de Dominika, son idée à elle. Elle arrache
avec sa pelle rose la terre qui résiste autour du poteau à ba re les tapis ; plus
elle résiste, plus elle creuse des trous profonds. Parfois, profitant de
l’ina en�on de grand-mère Colomo�ve, une tête du dragon au long cou
s’arrache du groupe d’enfants et sans crier gare cogne Dominika sur l’épaule
ou dans le dos. C’est sans nul doute Emil Tutka aux yeux chassieux qui font
penser à de la pâte parsemée de mie es. Il fourre sous le nez de la pe�te fille
de la chair rose et frémissante, puis je e une poignée de vers de terre sur le
sol qu’il écrase avec son pied en lançant « T’as des cadavres dans le cul. »
Dominika est incapable de répondre, elle ne connaît pas le langage approprié
pour contrer les affreux mots d’Emil Tutka, et donc ils retombent sur elle tel un
crachat. Le garçon, lui, est loin déjà, en train de la narguer. Elle ne pourra plus
le ra raper.
Au pe�t-déjeuner, en voyant la masse des saucisses, Dominika songe au
cadavre d’un énorme ascaride, maman des pe�ts vers écrasés par la chaussure
d’Emil Tutka et aussi de celui qu’elle avait trouvé dans le pot de ficus. Pauvres
pe�ts vers-soeure es, pense Dominika, qui rampent hors de la terre à la
recherche de leur mère, alors qu’elle, leur grasse maman décédée, repose,
cuite, sur son assie e. Dominika recrache le morceau qu’elle a gardé quelques
minutes dans sa bouche, Halina emporte l’assie e et sans un mot en je e le
contenu à la poubelle. Ce sera l’un de leurs secrets ; grand-mère pose la main
sur sa poitrine, puis la porte à ses lèvres en faisant mine de les fermer à clef, et
la pe�te-fille répète après elle les gestes du serment. La bouche est fermée à
clef-à clef, à double-double tour. Si elle en parle à maman les Gitans vont venir
pour l’emmener. Où ça ? Dans la forêt sombre. Et pourquoi ? Pour en faire de
la matza. Ses mains, ses jambes et puis aussi son ventre, ce sera pour faire de
la matza ? Oui. Et son popo�n et sa tête ? Aussi. Le popo�n, la tête, tout. La
tête, ce sera pour faire quoi ? De la matza ? Le popo�n pour faire de la matza,
la tête en guise de plateau et ses pe�ts os serviront de hochets aux pe�ts
Gitans ! Grand-mère Colomo�ve découpe une tranche de pain, la tar�ne avec
une grosse couche de crème fraîche qu’elle parsème de sucre, généreusement.
Le goût onctueux et sucré se déverse à l’intérieur de la pe�te fille et s’y
installe, brillant de pe�ts cristaux dans le noir. Cela ne s’oubliera pas.
Après le pe�t déjeuner, la grand-mère et la pe�te-fille s’installent par terre et
choisissent les plus beaux morceaux de �ssu pour faire des habits à la poupée.
Devant elles se dresse un mon�cule dont elles ex�rpent des fleure es à
rose es, des rivières, des arcs-en-ciel, des canneberges et des canetons légers
comme des plumes. La poupée s’appelle Paulina et elle seule intéresse
Dominika. En général elle reste assise joliment habillée sur le téléviseur ; lui
me re des nouveaux habits est une véritable fête ! La télévision ne sert
quasiment pas ; pourquoi donc tout le monde passe-t-il son temps à regarder
ce e boîte dans laquelle des gens diminués ont l’air de tristes cadavres
parlants ? Tu apprendrais ce qui se passe dans le monde, maman, tente de la
convaincre Stefan, mais elle, elle répond que s’il s’agit de bonnes choses, ils
n’en parleront pas, ils le garderont pour eux, et si ce sont de mauvaises
nouvelles, elles parviendront tôt ou tard à ses oreilles quoi qu’il arrive. Le
téléviseur sert donc de siège à la poupée, Dominika y regarde « Bonne nuit les
pe�ts », et elles sont alors assises l’une en face de l’autre. La poupée n’est pas
une simple poupée en plas�que telle qu’on peut en acheter au magasin de
jouets de la Montagne de Sable ou au Grand Magasin Universel du centre-ville.
Elle a un visage de porcelaine, de vrais cheveux, des yeux en verre très bleus et
qui bougent. Halina l’a ramenée de là-bas et l’a placée des années plus tard sur
le téléviseur inu�le ici, procurant aux deux objets un semblant d’u�lité. La nuit
Dominika se glisse fur�vement dans la pièce vide noyée dans les ombres
mouvantes jetées par le châtaignier qui pousse derrière la fenêtre. Elle a rêvé
de sa sœur à nouveau, elle avait une oreille toute pe�te, toute crémeuse,
Dominika la tétait dans le noir, du lait sucré parvenait dans sa bouche. Elle a
l’impression que la poupée aussi va bouger, comme si son immobilité de la
journée était un mensonge, et le clignement nocturne qu’elle adresse à
Dominika, la vérité. En frissonnant, l’enfant regarde sa sœur se lever
doucement, lisser les plis de sa robe, immaculée et froide ; une gou e rouge
sur ses lèvres, elle tend vers Dominika son bras terminé par des mains aux
ongles brillants pas du tout endeuillés. Toutes deux tourbillonnent de plus en
plus vite, on ne sait plus qui est qui. Dominika, derviche effréné en pyjama à
étoiles tombe sur grand-mère Colomo�ve réveillée par le bruit. Paulina
retourne sur son téléviseur et s’immobilise jusqu’à la prochaine fois. Sa
dispari�on après la mort de Halina demeurera un mystère, car personne ne
reconnaîtra l’avoir volée, alors peut-être tout simplement est-elle retournée
chez elle.
Halina elle-même ignore pourquoi ils avaient emporté ce e babiole. Władek,
peut-être, l’avait mise dans les valises, car pour sa part elle n’avait pris que ce
qui était u�le, d’ailleurs ils n’avaient pas emporté grand-chose, des chaussures
quasiment neuves, un peu de linge, la descente de lit en kilim, un superbe
géranium en fleurs. Non, le géranium, ils l’avaient laissé. C’est étrange comme
elle se souvient être restée là, debout, le pot de fleurs à la main, désorientée,
à observer par la fenêtre la cour et le chien qu’ils n’avaient pas emmené. Elle
l’avait juste détaché de sa chaîne en disant, sauve-toi, mais lui ne voulait pas
se sauver, il s’était assis près de sa niche et n’avait pas bougé d’un pouce
lorsqu’ils étaient par�s. Cadeau de mariage d’un lointain cousin de Władek, un
homme maigre aux grandes oreilles (incontestable trait de famille),
enveloppée dans un drap, la poupée avait effectué avec eux tout le voyage de
là-bas à ici. Les trains les avaient emportés avec les boîtes à musique et les
draps, les confitures et les saucissons, les souvenirs qui s’étaient figés aux
moments les plus fantasques dans leur mémoire, de plus en plus sales,
empestant de plus en plus et infestés par les puces de plus en plus
nombreuses. Avant même la fron�ère, où il s’était produit Dieu sait quoi,
quelqu’un l’avait déplacée d’un endroit à un autre (quoique Halina n’eut rien à
voir là-dedans, elle n’était pas allée à l’école et elle n’y connaissait rien à ces
ques�ons), le premier homme de leur wagon était mort. La nuit, il avait
murmuré des choses, gémi, en se tenant le cœur, les empêchant tous de
dormir, élégant, endimanché comme pour un mariage, qui se révéla être son
enterrement. Quant à ses mains on aurait dit celle d’une jeune fille, Halina se
souvient parfaitement des longs doigts du cadavre dans la main de sa
compagne, des doigts entremêlés de sorte qu’il était impossible de savoir qui
tenait la main de qui. Et sa vieille, pe�te fleur ché�ve, elle faisait pi�é, le
chapeau de travers sur ses cheveux gris, sa broche avec une pierre précieuse,
dentelles et fanfreluches. Pas même une larme ne s’écoulait de ses yeux, elle
était comme pétrifiée, elle avait l’air plus morte que celui qui était mort sur ses
genoux. Les Russes savaient bien qu’il y avait un cadavre dans le wagon, mais
pourquoi se seraient-ils embarrassés, ils ont laissé faire, et les deux vieux sont
donc restés ensemble tout l’après-midi encore, élégants et sérieux comme à la
messe dominicale, les mains entrelacées. Ce n’est qu’au moment où le train
s’est arrêté, côté polonais déjà, et qu’on vint prendre le vieux, que la grand-
mère s’est mise à crier, et encore comment ! On avait peine à croire d’ailleurs
qu’un tel cri puisse s’échapper d’un corps quasiment mort. Elle est restée, elle
et son cadavre, dans un trou paumé juste après la fron�ère, laissant derrière
eux dans le wagon une belle valise en cuir. Dans un premier temps tout le
monde fit mine de ne pas l’avoir remarquée, chacun portait ses yeux ailleurs,
quoi, quelle valise ? mais aussitôt que le train se fut mis en mouvement ils se
ruèrent tous dessus tels des chiens sur une charogne, et qui d’a raper une
fourrure, qui une chemise, qui des chausse es et des jarre�ères, et la grosse
Natka, celle qui travaillait dans un moulin, elle s’est carrément emparée de la
valise, hop-là ! et a posé son derrière dessus, parce que c’était à elle
désormais. Ils se sont quand même fait avoir s’ils pensaient trouver des biens
plus précieux comme des bijoux ou de l’argent, car apparemment, les vieux
aristocrates ne devaient plus avoir toute leur tête, il suffisait de voir en effet
comme ils avaient fait leurs valises, un enfant se serait montré plus malin : des
papiers tout juste bons à faire du feu, quelques livres, un gros album avec des
ferrures en argent, dans un cuir travaillé plus tendre encore que celui de la
valise, doux comme les fesses d’un nouveau-né. Peut-être avaient-ils caché ce
qu’ils avaient de plus précieux sur eux, allez savoir, d’une manière ou d’une
autre, c’était terminé, disparu ! Halina prit l’album que quelqu’un avait rejeté,
elle s’était mieux débrouillée même que son empoté de mari qui fut le seul de
tout le wagon à ne pas se bouger pour arracher quelque chose, ce n’était déjà
plus à personne pourtant, bon à jeter de toute façon, alors il n’était pas
ques�on de péché. Elle s’était fâchée contre Władek, parce que s’il n’avait pas
été aussi à cheval sur l’honneur, peut-être aurait-il a rapé lui-même ce e
valise avec ses mains de forgeron, et elle n’avait pas tort, parce qu’avec une
valise comme ça, qui sait, peut-être aurait-elle pris une autre direc�on plutôt
que de passer le restant de ses jours dans la maison d’un boche. Dans le train
qui se traînait vers les Territoires Recouvrés pour le recouvrement desquels
elle n’avait aucun intérêt et auquel elle n’avait aucunement contribué, Halina
Chmura, d’humeur morose, entreprit de regarder nonchalamment son bu�n.
On y voyait là les deux vieux encore vivants et bien plus jeunes et aussi un
manoir qui ressemblait à celui qu’il y avait chez eux près du bois, sauf que
celui-ci était plus grand, comme plus blanc, et puis les vieux pas du tout vieux
en costumes de mariés ou de bal, sur fond de printemps, d’été, d’hiver. Plus
loin, d’autres vieux et d’autres jeunes, tous en robe ou en costume faits sur
mesure, en train de boire le café, en fracs, avec montres, bijoux, chaussures
cirées, portant monocles et décora�ons, ombrelles. Robes à tournure,
fontanges, candélabres, chevalières, reflet des chandeliers. Ici la vieille encore
jeune, les mains pleines des fleurs qu’elle avait ramassées qui sourit, elle fait
signe à quelqu’un qu’on ne voit pas ; là, le vieux encore jeune avec un fusil et
un inconnu élancé à moustache, et à leurs pieds dans la neige une biche
aba ue. Quelle bête ! Elle aurait nourri une famille en�ère tout un hiver. Plus
loin tous deux en tenue es�vale légèrement de côté sur la plage se confondant
un peu avec la mer imprécise, et dans un champ de blé, enjoués, se tenant par
la main, de blanc vêtus. La dernière page était en�èrement couverte de
photos de jumelles aux yeux clairs, en cocardes blanches, l’une respirant la
santé, teint rose et velouté, l’autre inachevée comme délavée ; et puis plus
rien. Un �ers des pages séparées par un voile de soie protecteur était resté
vide. Sans doute les vieux pensaient-ils que là où ils allaient, ils feraient
davantage de photos, ils se feraient photographier ombrelle à la main,
fanfreluches et fines dentelles, sur les Territoires Recouvrés. À son arrivée à
Wałbrzych, Halina rangea l’album dans une armoire abandonnée par les
Allemands, trop grande à l’époque pour le contenu de leurs misérables
baluchons, mais qui se remplira par la suite à la manière dont se remplissent
les armoires des gens pauvres qui ne se débarrassent pas de leurs vêtements,
qui les conservent non par sen�mentalisme, mais par peur : si d’aventure un
rude hiver, ils avaient à faire leurs valises pour s’en aller, alors ce manteau, à
peine élimé aux coudes et aux fesses, pourrait leur être bien u�le. Durant plus
de vingt ans l’album est resté là tel un fossile bien conservé jusqu’au moment
où il fut découvert par Dominika. Une lampe de poche à la main, (présent
d’oncle Kazimir avec qui il fallait en échange jouer à hue-dada sur le cheval, un
jeu qu’en fin de compte elle n’aimait pas tant que ça), lampe dont la lumière
pouvait changer de couleur quand on bougeait une pe�te fenêtre jaune, verte
ou rouge – la plus jolie –, la fille e entrait dans l’armoire qui sentait la
naphtaline, les parfums éventés et la sueur. Elle s’y enfermait et mangeait du
sucre qui provenait d’un sac en toile qu’Halina avait mis de côté pour les
périodes difficiles : elle avait connu déjà une période difficile, pas vrai, alors
pourquoi pas une autre encore, qui pouvait lui garan�r le contraire, et dans ce
cas, mieux valait avoir un sac de sucre et quelques zlotys cachés dans
l’armoire, tout exilé vous le dira. La lumière de la lampe de poche arrachait à
l’obscurité les serpen�ns endormis des cravates du défunt oncle Władek que
Dominika n’a pas connu, les formes vides des manteaux, des robes et des
ensembles qui ne vont plus à personne, des yeux de renard, alertes, durs
comme des bonbons acidulés. Le doigt qui plonge à intervalles réguliers dans
le sac de sucre est devenu tout mou et tendre comme le daim, comme le lobe
de l’oreille de la pe�te sœur, et sans ce e chose dure venue se planter dans le
dos elle pourrait s’endormir en le suçant. Et c’est ainsi que les visages des
pe�ts vieux du train, que Halina avait eu le temps d’oublier, virent à nouveau la
lumière du jour et grand-mère Colomo�ve dut sa�sfaire la curiosité de
Dominika qui en désignant de son ongle paré d’une tache blanche les
personnages sur les photos demandait : et c’est qui, eux ?
Regarder l’album devint pour la pe�te-fille et la grand-mère une distrac�on
commune dont le rituel consistait pour la première en supplica�ons, et pour la
seconde à faire mine de se soume re à contrecœur, à rouler des yeux en
disant : quel casse-pieds ! eh bien, soit. Elles s’installent l’une à côté de l’autre
à la table, Halina repousse le vase avec le lilas ar�ficiel pour qu’il ne cache pas
la lumière ; du haut de son téléviseur Paulina les observe et Dominika tourne
les pages de l’album en s’humectant à chaque fois le doigt avec gravité et en
demandant : et là, c’est qui ? Halina prend alors une cigare e, fait claquer le
briquet, aspire ; comment ça, qui ? C’est ton arrière-grand-mère et ton arrière-
grand-père à leur mariage. L’ongle de Halina pointe la poitrine de l’arrière-
grand-père, le corset de l’arrière-grand-mère. Je te l’ai dit, c’est Leokadie
Wielkopańska, de domo Bogacka, on l’appelait Leosia. Ils vivaient dans un
grand et beau manoir. Les héri�ers vivent ainsi ; pour eux, c’est normal de ne
pas habiter dans une pauvre chaumière, ils ont du plancher au sol, des
horloges de plancher, de la nourriture à foison, et si tu avais vu tout ce qu’ils
gardaient dans des coffres, toutes les provisions. Pour cent ans, ils en avaient !
Est-ce qu’ils avaient par exemple des robes pour les pe�tes filles ? Mais bien
sûr qu’ils en avaient, comment pouvaient-ils ne pas en avoir ? Dans chaque
coffre une vingtaine pour le moins, des roses, des bleu ciel, des robes à fleurs.
Et en dentelle aussi ? En dentelle aussi, et qui descendaient jusqu’à terre, avec
des manches bouffantes couleur viole e, amande ou lilas. Et les chaussures ?
Les chaussures se trouvaient ailleurs, dans un coffre en bois rouge de Chine,
les juifs les ramenaient de l’étranger pour en faire commerce, à vendre, à
vendre, criaient-ils, et ils vendaient. Et dans les coffres des juifs on trouvait des
pe�tes chaussures or et argent, avec des boucles. Pour danser ? Bien sûr pour
danser, les chaussures dorées, c’est ce qu’il y a de mieux pour danser. Dans des
manoirs comme ceux-là on organise des bals et des par�es de chasse ; �ens,
regarde (Halina plante son ongle sur la photo d’une ravissante femme qui pose
près d’une colonne), jusqu’à terre, sa robe, t’as vu, jusqu’à terre elle arrive. Et
ici, c’est quoi ? Ici, c’est tante Teofila, elle avait des cheveux qui lui arrivaient
jusqu’à la moi�é des cuisses. Elle a épousé un colonel en uniforme. Quels
beaux cheveux, dis donc, on dirait de l’or. Et elle alors, la tante Tofila ? Teofila,
de domo Bogacka, parce que c’est la sœur de Leosia. Elle est venue en visite
chez M. et Mme Wielkopański, elle venait toujours profiter du bon air en
automne. « Je suis venue remplir mes poumons d’air frais et manger de la
crème fraîche », voilà ce qu’elle disait. Elle était très délicate. C’était
l’automne, on allait donc aux champignons, parce que le manoir était entouré
de forêts où l’on trouvait une mul�tude de champignons. La nuit, on les
entendait pousser, choui, choui. Mais pour moi ce sont les lactaires les
meilleurs. On partait et on ramassait les champignons, il en poussait tellement
qu’on aurait pu les faucher, ensuite on les faisait cuire sur la plaque à la
cuisine. Est-ce que l’arrière-grand-mère et tante Teofila les faisaient cuire, elles
aussi ? Mais bien sûr ! elles retroussaient leurs manches et elles les faisaient
cuire. Et pas grand-père ? Bah ! tu vois bien un homme en train de faire cuire
des champignons ? Ton arrière-grand-père allait à la chasse, avec l’oncle
Franek ; �ens, le voilà avec son fusil. Mais il ne tuait pas les animaux ? Non,
penses-tu ! Et le faon qui est allongé, là, il n’a pas été tué ? Il a été empaillé,
pas tué, comment pourrait-il avoir été tué ? Et la pe�te fille avec une cocarde
blanche, la jumelle, pourquoi est-ce qu’elle est si pâle, pourquoi elle disparaît ?
Elle est morte juste avant Pâques, de la tuberculose, et l’autre jumelle a pleuré
toutes les larmes de son corps, elle ne voulait plus rien manger, au point que le
vent l’a emportée. Et on n’a rien pu faire du tout du tout ? Eh non. Et où elle
est maintenant, celle qui est morte ? On lui a fait un monument à l’étranger
avec un ange, un ange doré, aussi grand que toi. L’arrière-grand-père, l’arrière-
grand-mère y déposaient tous les mardis un bouquet de fleurs fraiches. Arrière
-grand-père et arrière-grand-mère Chmura ? Arrière-grand-père Chmura, qui
avait un fils, Władek. Et Władek a eu Stefan, et Stefan t’a eue, toi. Et toi,
maintenant, tu es son arrière-pe�te-fille, Dominika Chmura. Arrière-pe�te-fille
Dominika Chmura, répète l’enfant, mais je ne lui ressemble pas. Qu’est-ce que
ça veut dire, ressembler, ne pas ressembler, fait Halina en agitant la main,
inquiète de ce e soudaine découverte de l’enfant. Sur la photo ton arrière-
grand-mère est blonde, tu vois, des cheveux clairs comme ceux d’une reine,
mais sais-tu que dans son enfance elle avait l’air d’une Gitane tout comme
toi ? Ce n’est que plus tard que ses cheveux ont éclairci. Elle les a rincé à la
camomille, elle a bu du lait, marché au soleil, et quand elle s’est mariée, jamais
personne ne s’en serait douté. De domo Wielkopańska, elle est devenue
Chmura par son mariage. Quand elle dansait dans sa robe qui traînait jusqu’à
terre, ça faisait carrément des é�ncelles. De domo ? C’est du français, parlez-
vous français ? Moi français pas parler. Ah oui, tu ris maintenant, tu lances
encore tes ouh ! kha ! kha !
Halina se rappelle, de domo, c’est précisément ce qu’on notait sur les pierres
tombales. Enfin, pas toutes bien sûr, pas sur celles en lastrico comme elle avait
fait faire pour son défunt mari, mais sur les plus grandes, les anciennes, celles
avec des anges et du marbre, qui contenaient des corps élégants comme celui
du train, avec des cercueils élégants par-dessous. Et qu’est-ce qu’il a pu coûter
cher, ce lastrico ! Une fortune ! Aussi Halina avait-elle réfléchi, fait des calculs
et elle s’était décidée pour un tombeau double, ce qui revenait moins cher que
d’en commander un deuxième plus tard. Une place libre l’a end, à la gauche
de Władek. Sa plaque aussi est prête déjà, avec l’inscrip�on « Halina Chmura,
née Czeladz, 1921-…». Il suffira de rajouter la date après.
Qui de la grand-mère ou de la pe�te-fille eut la première l’idée de compléter
les pages vides dans l’album de famille des pe�ts vieux du train ? La première
photo a y être collée fut celle de Władek Chmura, la cravate de travers et un
sourire ar�ficiel aux lèvres, prise là-bas encore, dans l’atelier de Ludek
Borowic, le moins cher des environs. Immédiatement après, parsemée de
blancs flocons de neige apparaît toute la famille, immortalisée à son
enterrement, car de l’exil à la mort il n’y eut dans la vie de Władek aucune
occasion de se faire photographier, bien qu’il reste possible qu’il ait été
immortalisé accidentellement sur les clichés de mariage à Tęczowa. Plus loin
plusieurs photographies du mariage de Jadzia et de Stefan surexposées, le
mariage civil d’abord, et puis le mariage religieux, avec la main du curé
Postronek arrachée au reste du corps, levée entre eux comme pour une prise
de karaté. Peu après Jadzia et Stefan dans la libre in�mité du couple. Près d’un
étang pas très bien rendus, allongés en maillot de bain; a ablés un jour de
fête avec Halina, pas très dis�ncts, et pour finir bizarrement verdâtres sur une
photographie en couleur à un bal de la Saint-Sylvestre à la Maison du Mineur,
en train de porter un toast au champagne sovié�que parmi les confeTs et les
serpen�ns. Dominika fait sa première appari�on dans l’album sous la forme du
ventre de Jadzia, qui pointe entre les pans déboutonnés de son manteau à
chevrons dont la véritable couleur aussi était impossible à deviner, et sur la
page suivante, consacrée en�èrement à cet évènement important, la bap�sée,
visage cramoisi au milieu des draps en dentelles. À la suite vient toute une
série de gâteaux d’anniversaire avec une rose en sucre et le même visage qui
acquiert progressivement des traits humains et s’installe durablement en
pe�te bouille soufflant un nombre croissant de bougies. Fais un vœu, disait
Jadzia, et Stefan avec un appareil de la marque Smena, faisait claquer ses
doigts, un, deux, trois, le pe�t oiseau va sor�r, pé�llant de ce trop-plein de
bonheur, de harengs et de sucré ; vous rendez-vous compte, on fête du même
coup un réveillon et un anniversaire ! Au fil du temps écoulé, lorsque Dominika
aura été emmenée sur la Montagne de Sable, à l’histoire inachevée des
aristocrates du train Halina ajoutera les photos de ses proches, et de son
écriture irrégulière notera : Jadzia et Stefan, Saint-Sylvestre 1980. Nous tous,
Noël 1981. Baccalouréat (barré et rec�fié en baccalauréat) de ma pe�te
Dominika. Grażyna et son Allemand 1989. À sa mort on découvrira l’album
presque rempli dans un état impeccable, enveloppé dans un �ssu en laine.
Dominika y placera la photo de Halina, un pansement sur le cou, vêtue d’un
pull à mo�fs appliqués venant de Turquie et sur laquelle elle regarde l’objec�f
comme si elle était pour la première fois de sa vie agréablement surprise de
son propre reflet dans le miroir.
[Chapitre XV]
A rmée de courage et d’un bâton, un hiver de la cinquième année
de guerre, Zofia sor�t de chez elle, inquiète des aboiements de
son chien, et prête à frapper une chose noire, tapie dans
l’obscurité. Oust, du balai ! lança-t-elle, pour prouver qu’elle
n’avait pas peur. Si c’est Maniek Gorgól qui est là, elle aura moins de mal à le
chasser de l’extérieur plutôt qu’en restant dans la maison dont il démolirait la
porte d’entrée d’un simple coup de pied. S’il s’agit d’un animal, elle se
débrouillera, les animaux n’a aquent pas sans raison. Je vous prie de ne pas
me frapper, répondit la chose noire, et il s’en fallut de peu que Zofia ait une
a aque car elle ne s’a endait pas à un machin aussi humain et aussi gen�l.
Qui va là ? C’est pour quoi? demanda-t-elle peu rassurée et l’ombre alors s’est
redressée. C’était un homme, un inconnu, dont la tête sombre émergeait d’un
cocon de chiffons. Je m’appelle Ignacy, dit l’ombre, bonsoir madame.
Habituellement de telles choses n’arrivent pas, et qui plus est en temps de
guerre, trouver dans son jardin un inconnu qui ne vous tranche pas la gorge,
ne vous viole pas, ne brûle pas votre maison, mais dit seulement bonsoir
madame. Zofia en resta bouche bée. Et d’où est-ce que vous venez donc ?
Vous voulez quoi ? Parlez ou je lâche le chien. Je suis juif, répondit l’ombre, je
me suis enfui. Du ghe o, de Varsovie. Oh mère de Dieu ! Zofia Maślak sen�t
ses jambes se dérober sous elle, c’était la guerre, elle était seule au monde et
elle se retrouvait avec un juif dans son jardin, et qui venait de Varsovie, par-
dessus le marché.
— Comment z-êtes arrivé jusqu’ici ? s’adressa-t-elle dans le noir où brillaient
des yeux. Qu’est-ce que vous voulez ?
C’était une histoire classique, Zofia la crut, car la même s’était produite
quelques mois auparavant quand les Allemands avaient fusillé un juif près de
la scierie. Un individu avait laissé Ignacy dans la forêt et avait ensuite disparu.
Il avait dit, a ends, on va venir te chercher pour te cacher, Ignacy avait donc
a endu, mais personne n’était venu. Il s’était mis en route, car, qui e à mourir,
autant le faire en marchant. Quand on marche, c’est comme si on avait moins
peur. Il ne savait pas combien de jours, combien de nuits il avait marché ainsi,
sans doute avait-il tourné en rond, il avait mangé des baies gelées ; une fois, il
avait trouvé un ruisseau, mais l’avait ensuite perdu, il avait mangé de la neige
qui avait un goût de fumée. La maison se trouvait en bordure du village, il avait
faim, il n’avait plus d’argent, il n’avait rien, il ne pouvait donc vouloir quoi que
ce soit. Il a regardé Zofia de ses yeux sombres, brillants de fièvre, a murmuré
qu’il s’excusait, qu’il s’en allait ; il a fait demi-tour et s’est évanoui, sa tête
venant heurter la margelle du puits. Zofia pensa à la puanteur de la chair
brûlée, aux lèvres de Maniek semblables à deux vers de terre. Elle jeta un coup
d’œil au sen�er qui menait du village à son por�llon et se prolongeait jusque
dans la forêt, il était désert, blanc, la lune telle du vif-argent y déversait ses
rayons. Il paraît que ce sont les hommes de la scierie qui ont trouvé d’abord
l’autre juif, le premier, il était allongé près des rails et n’aurait pu faire un pas
de plus. Ils étaient là à le regarder, mais à plusieurs, la peur est plus forte que
lorsqu’on est seul. Ils avaient les mains liées et pas un seul n’osa même lui
tendre un verre d’eau. Madame Cudzak a dit que le juif n’aurait pas survécu de
toute façon, il avait les pieds tellement gelés qu’ils étaient devenus noirs. Il
suppliait, achevez-moi, et quelqu’un a prévenu les Allemands, le vieux Kos
peut-être, ou Kukulka, peut-être, comme si cet « achevez-moi » les disculpait,
comme si le juif voulait effec�vement mourir, et non qu’il implorait de l’aide.
Zofia Maślak fit une fois encore appel à la mère de Dieu que d’autres causes
rendaient ce soir-là indisponible ; elle se pencha donc sur l’homme inconscient
et le traîna jusque dans la maison. Elle referma la porte derrière elle et la
clenche retomba. Elle le lava tel qu’il était sur le plancher de l’entrée avec un
chiffon imbibé de vinaigre, tressaillant à la vue du corps blessé. Elle le calmait,
chut, chut…, comme on calme un enfant, car il commençait à geindre en
essayant de dire quelque chose à l’ange penché au-dessus de lui qui se
profilait dans l’éclat de la lampe à pétrole. Il avait sur la cuisse une blessure
purulente, Zofia la ne oya, la libérant de quelques vers blancs, et versa dessus
de la vodka ; il était clair aussi qu’il souffrait de la faim depuis longtemps car
son ventre creux adhérait presque à la colonne vertébrale. Elle lui ôta ses
habits rendus rigides par la saleté et le sang, découpa avec des ciseaux sa
chemise et son pantalon, et quand sous ses yeux apparut son membre, privé
de sa collere e fripée et sans défense, elle rougit jusqu’à la racine de ses
cheveux clairs et ressen�t une pulsa�on dans le bas de son ventre. Elle avait
entendu dire que l’on faisait ce genre de chose aux juifs, elle ne savait pas quoi
précisément ; elle pensait que suite à ce e mystérieuse opéra�on ils se
dis�nguaient beaucoup plus des hommes qu’elle connaissait. Un youpin
comme ça, y suffit de jeter un œil dans son froc et tout est dit, répétait Maniek
Gorgól. Moi, j’ai qu’à regarder sa tronche et je sais ce qu’y a à savoir, lui
répondait Zofia, coupant court à ses galanteries. Non seulement le membre de
l’inconnu se trouvait là où l’on pouvait s’a endre qu’il soit, mais qui plus est,
tout comme celui de son mari, il tressaillait et augmentait de volume en
réponse au moindre toucher involontaire, quoique pas tout à fait, de sa main.
Mère de Dieu ! L’esprit de Zofia, qui ne s’aventurait jamais au-delà du marché
de Skierniewic ou du pèlerinage à Częstochowa, commençait à acquérir la
convic�on qu’il fallait décidément ne rien avoir d’autre dans la caboche que
des cro es de brebis et du pe�t-lait, comme aimait à le répéter sa mère, pour
diviser les gens selon une telle différence. Elle observa une fois encore, avec
a en�on. Y’a pas à dire, seuls des hommes ont pu l’inventer, comme tant
d’autres choses inu�les. D’après ce qu’elle voit, pour les femmes ça ne doit pas
faire de différence. Zofia vê�t l’homme d’un pantalon et d’une chemise
appartenant à Maciek et l’entraîna à la cuisine où elle mit à chauffer du lait
coupé d’eau, car il ne lui restait pas grand-chose ce jour-là. Il buvait comme
boivent les enfants, et il pleurait alors que Zofia tenait la �mbale près de ses
lèvres. La première nuit, Ignacy l’a passée sur le lit étroit, à la cuisine, sous
l’image d’un Jésus au cœur apparent couleur fuchsia, tandis que Zofia veillait,
assise sur le tabouret où elle épluchait d’ordinaire les pommes de terre, en
l’observant dans la semi-pénombre. Il va falloir lui raser ce e �gnasse, se dit-
elle quand, parmi l’épaisse chevelure noire de l’homme endormi, elle aperçut
un pou. Elle ne s’assoupit qu’au pe�t ma�n, la tête sur la poitrine, et à son
réveil, elle vit plantés sur elle les yeux de l’homme qui dans un murmure lui dit
merci madame. « Quand c’est écrit, c’est un caillou dans l’eau », répondait-elle
à ses inu�les mises en garde, car aucun enfant de Zalesie n’ignorait qu’on était
perdu s’il venait à se savoir qu’on cachait un juif. Ça vaut pas la peine d’en
parler, dit-elle en haussant les épaules ; elle le fit asseoir sur l’escabeau de la
cuisine puis, avec un grand rasoir qu’elle avait habilement aiguisé sur une
ceinture, elle lui rasa complètement la tête. Parce qu’il y a des poux, répondit-
elle quand il lui demanda pourquoi, et Ignacy, qui, gamin déjà, exigeait de
prendre un bain tous les jours, se sen�t humilié et très malheureux. Mais
qu’est-ce que je fabrique ici ? songea-t-il quand il vit dans le miroir de l’entrée
sa gueule de dibbouk au crâne enduit d’un truc vert. Faut ça contre les poux,
lui expliqua, laconique, la femme aux hanches balancées et aux gracieuses
mains rêches.
— Z-êtes de Varsovie, c’est ça ? demanda-t-elle.
Il s’appelait Ignacy Goldbaum, il avait vingt-deux ans et étudiait la médecine à
Varsovie lorsque avait éclaté la guerre, balayant son avenir telle une poignée
de cendres.
Ignacy ignorait encore alors que des trente membres de sa famille composée
d’oncles et de tantes osseux, très grands, à la vue affaiblie à force d’étudier,
seul son cousin, un rouquin de cinq ans recueilli par une famille polonaise,
survivra. Métamorphosé à s’y méprendre en un Janusz Lepianka qui durant de
longues années se demandera d’où viennent ces personnes inconnues aux
yeux sombres dans sa tête et ce qu’elles lui racontent, ce n’est que trois ans
avant sa mort qu’il fera la connaissance d’une pe�te vieille qui avait pour son
bonheur et son malheur mis en bocal puis enterré sa première iden�té. [La
guerre avait surpris Ignacy à Varsovie, où il vivait chez la sœur de sa mère,
Roïsa Boiss, une veuve très pieuse et sans enfant, immobilisée dans un fauteuil
à roule es dans un appartement de quatre pièces qui sentait l’ail et la
naphtaline.]
Extraits traduits du polonais par Caroline Raszka-Dewez