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Page 4 PARKING ENTRÉE CDI CABINET DU LIVRE D'ARTISTE B A E D Avenue Charles Tillon Allée des Cévennes Depuis avril 2007, le Cabinet du livre d’artiste est accueilli au lycée Victor et Hélène Basch dans une salle annexe au CDI. LYCÉE VICTOR ET HÉLÈNE BASCH, 15 AVENUE CHARLES TILLON, RENNES VILLEJEAN. Il est ouvert au public le mercredi après-midi hors vacances scolaires et sur rendez-vous (contact Coordinatrice du CLA : Aurélie Noury 06 60 48 76 96 ou [email protected]). SANS NIVEAU NI MÈTRE Le Cabinet du livre d’artiste est un projet des Éditions Incertain Sens. Sans niveau ni mètre. Journal du Cabinet du livre d’artiste est publié conjointement par l’équipe de recherche Arts : pratiques et poétiques de l’Université Rennes 2, le Fonds Régional d’Art Contemporain de Bretagne et l’École des Beaux-Arts de Rennes. (Le Frac Bretagne reçoit le soutien du Conseil Régional de Bretagne, du ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Bretagne. Le Frac Bretagne est membre du réseau « Platform ».) RÉDACTION : ÉDITIONS INCERTAIN SENS, La Bauduinais, 35580 Saint-Senoux www.uhb.fr/alc/grac/incertain-sens Achevé d’imprimer à 1000 exemplaires sur les presses des Compagnons du Sagittaire à Rennes, composé en Covington et Baskerville Old Fac sur papier Cyclus 80 g. Dépôt légal janvier 2008. ISSN 1959-674X. Publication gratuite. Merci à Mathieu Tremblin, David Renault et aux Impressions Pied-de-Poule. L’ART COMME PRODUCTION DE LA RÉALITÉ À l’époque de la Révolution française, le philosophe allemand Emmanuel Kant tâche de rendre compte de la réalité de l’art de son temps. Il constate qu’il lui faut comprendre d’un côté l’expérience que l’artiste fait de la « création » (concevoir et fabriquer une œuvre), et d’un autre côté l’expérience que le spectateur fait de ses œuvres (s’étonner et s’émouvoir, éprouver un plaisir, s’épanouir dans une lecture infinie de cel- les-ci). Esthétique de la création et esthétique de la réception, dirait-on aujourd’hui. Autant de la première Kant donne une solution relativement classique s’appuyant sur la notion de génie (on y reviendra), autant de la seconde il esquisse une conception entièrement originale et moderne : une œuvre d’art donne beaucoup à penser sans qu’aucun discours ne puisse en épuiser le sens. Si aucun discours ne peut être conclusif par rapport à une œuvre d’art, c’est parce qu’elle sollicite et mobilise non seulement l’entendement, mais aussi les sens et surtout l’imagination, bref l’être de l’homme dans son intégra- lité. Cette excitation de notre être que suscite l’œuvre d’art est vécue comme un plaisir particulier que Kant désigne comme esthétique. C’est ce plaisir qui permet de juger l’œuvre comme belle : la beauté n’est donc pas dans l’œuvre (et ne peut par conséquent jamais être commandée par des normes, quelles qu’elles soient), car elle repose sur un vécu. L’art est le prin- cipe de cette mobilité particulière de l’être humain, éprouvée comme plaisir esthétique : « principe qui, dans l’esprit, appor- te la vie 1 », précise Kant. La valeur de l’art est donc fondée par le philosophe sur un triple humanisme qui fait que l’expé- rience de l’art ne concerne que les hommes, tous les hom- mes, tout l’homme. Que les hommes, car ne seraient capables d’en faire l’expérience ni les anges ni même dieu puisqu’ils sont censés ne pas avoir de corps et donc de sensualité, ni non plus les bêtes, puisqu’elles sont privées de raison ; l’ex- périence de l’art a besoin de l’une et de l’autre. Tous les hom- mes, car ayant tous la même constitution (organes des sens, raison, imagination), si une œuvre plaît à l’un d’entre eux, on peut raisonnablement attendre qu’elle plaira aussi à d’autres, quoi qu’on ne puisse jamais le leur imposer. Tout l’homme enfin, car l’expérience de l’art sollicite la plénitude de sa personne, et pas seulement l’intelligence, pas seulement les sens, pas seulement la sensualité, pas seulement l’imagination, mais tou- tes ces facultés à la fois. « Les beaux-arts doivent être des arts libres en deux sens, conclut donc Kant : il ne doit pas s’a- gir, comme c’est le cas d’une activité salariée, d’un travail dont l’importance se peut apprécier, imposer ou payer selon un cri- tère de mesure déterminé ; en outre, et tout autant, il faut que l’esprit s’y sente certes occupé, mais pourtant aussi, sans viser une autre fin (indépendamment du salaire), satisfait et tenu en éveil 2 Certes, l’homme dont Kant étudie le rapport à l’art est abstrait des conditions réelles de la vie sociale ; il n’en reste pas moins que par deux fois cette expérience est ici opposée au travail salarié. Loin de Kant cependant l’idée de mépriser le travail ; pendant toute sa vie il n’a fait que travailler et l’or- ganisation de toute sa vie en fonction du travail est légendai- re. En effet, Kant fut influencé par le piétisme, courant de la religion chrétienne qui proposait une éthique très austère. Mais il y a travail et travail. Si Kant oppose ici l’art au travail salarié, c’est pour souligner que cette expérience ne se mon- naye pas, même si elle peut nous enrichir. L’art permet en effet un épanouissement de soi, une affirmation joyeuse de l’existence, une libre autoréalisation. Et c’est là sa valeur. Cependant, dans une société où le temps compte comme argent, où « tout doit servir à quelque chose », où on doit enfin « travailler plus pour gagner plus », une telle expérience apparaît comme du temps à perdre ou du temps perdu : « société utilitaire, acquéreuse, exploiteuse, dans laquelle aucune tendance consistant à faire quelque chose pour sa propre fin transcendantale ne peut être tolérée 3 », écrit le peintre américain Ad Reinhardt encore en 1964 dans un mani- feste intitulé The Next Revolution in Art. Dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, écrites en 1794, Friedrich Schiller s’appuie sur le principe kantien selon lequel l’art est une expérience épanouissante d’autoréa- lisation de l’individu. Mais il va un peu plus loin que Kant en tâchant de le confronter, précisément, avec les conditions de la vie sociale, et il constate que l’organisation du monde capi- taliste ne laisse pas de place à l’expérience de l’art, et ce parce qu’elle tend à occuper non seulement tout le temps mais aussi toute l’attention, et finalement toute l’existence de cha- cun. Les Grecs, qui ont inventé la philosophie et beaucoup d’autres choses mémorables, savaient eux-mêmes que cela n’aurait pas été possible s’ils n’avaient pas auparavant conquis le principe du temps libre. Ainsi, dans un texte consa- cré à l’esthétique, Schiller décrit le principe de l’aliénation capitaliste et découvre la fonction désaliénante de l’art. Pour qu’un individu puisse, ne serait-ce qu’en tant que spectateur, « sans préjudice pour sa profession, [se] consacrer à ses goûts particuliers, il lui faut être un esprit peu vulgaire 4 », écrit Schiller dans la lettre VI. Il lui faut « ouvrir les sens et le cœur, et disposer d’un esprit frais et entier, toute sa natu- re doit être réunie ; ce qui n’est aucunement le cas de ceux qui sont divisés en eux-mêmes par la pensée abstraite, qui sont limités par des mesquines formules comptables, ou enco- re qui sont fatigués par une attention épuisante 5 », ajoute-t-il dans un autre écrit. Ne sont donc capables de faire l’expérien- ce de l’art ni ceux qu’accable « le travail soutenu et épui- sant », ni ceux qui vivent du « plaisir dissolu », si tant est que c’est là « l’état d’esprit de la plupart des hommes » 6 , consta- te-t-il en décrivant schématiquement la société de l’époque... de la Révolution française. Mais qu’est-ce que l’aliénation ? Selon Umberto Eco, qui lui aussi réfléchit sur l'aliénation dans un texte consacré à l'art, l’aliénation se produit « lorsque le mécanisme de ce monde l’emporte sur l’homme qui devient incapable de le reconnaît- re comme son œuvre propre, c’est-à-dire lorsque l’homme ne réussit plus à faire servir à ses fins les choses qu’il a pro- duites, mais que, en un certain sens, il sert lui-même les fins de ces choses (qui peuvent s’identifier avec les fins d’autres hommes) 7 . » Condamné à la professionnalisation et une spé- cialisation que lui impose le marché du travail, l’individu n’a plus l’occasion de vivre son être dans la plénitude de ses diverses facultés : « L’homme, écrit Schiller, qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire; n’ayant éter- nellement dans l’oreille que le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession […] 8 ». Selon Schiller, la fonction désaliénante de l’art opère notamment à travers l’éducation esthétique et elle pourrait conduire à l’établisse- ment de l’« État du goût » - d’une autre civilisation - où, comme il l’espère, « aucun privilège, aucune dictature ne sont tolérés 9 », et où « tout le monde, le manœuvre lui-même qui n’est qu’un instrument, est un libre citoyen 10 ». En effet, une façon de pratiquer l’art (ou d’en envisager simplement une possibilité) implique inévitablement une vision de la société avec une place et une fonction pour l’art en son sein. Implicitement, toute réflexion esthétique - et bien sûr toute pratique novatrice de l’art - entraîne une critique sociale et, éventuellement une pratique alternative de la société. Ses remarques peuvent paraître naïves et idéalistes au sens banal du terme, tellement il paraît anachronique - voire pro- hibé - de parler aujourd’hui d’un travail épanouissant, d’un temps libre consacré à la réalisation de soi (autre chose que les loisirs achetés sur le marché du divertissement), ou du temps qui est d’abord l’existence de l’homme et qui, à ce titre, est une valeur absolue. L’art est certes source de valeur, reconnaît-on dans notre société dite libérale, en tant… qu’un investissement qui produit une plus-value intéressante sur le marché de l’art. Le colloque The Power of Criticism, qu’il fau- drait traduire comme « La force de la fonction critique de l’art », organisé en décembre 2004 par la Staedelschule de Francfort, où intervenaient des critiques d’art d’une renommée incontestable - Yve-Alain Bois, Benjamin H.D. Buchloh, Helmut Draxler ou Tim Griffin - se proposait précisément de « défier le verdict largement répandu sur la fonction critique de l’art comme une pratique plus ou mois obsolète, sans fonction et impact réels dans un monde de l’art hautement commerciali- sé et corporatiste ». Le combat est donc toujours le même : reconnaître la valeur de l’art non pas comme un « produit cul- turel », comme on dit aujourd’hui, mais comme une expérien- ce dont l’enjeu est simplement l’humanité de l’homme. La question n’est pas tant de savoir si un « produit culturel » peut donner lieu à une telle expérience, mais plutôt de savoir ce que « culturel » veut dire dans « produit culturel ». Ce qui a fasciné les philosophes allemands - Kant, Schiller, Fichte - dans la Révolution française, ce fut notamment l’audace avec laquelle la société a pris en main son destin en cherchant à le fonder non pas sur un « sens de réalisme », souvent confon- du avec le conformisme, mais sur les principes d’humanité et de justice sociale, sur un vrai projet politique de la société. À l’échelle individuelle, l’art ressemble à une telle expérience dans la mesure où il est une prise en main et une production de la réalité visant la réalisation des valeurs de l’humanisme. Umberto Eco a intitulé son essai sur la « forme ouverte » : « De la manière de donner forme comme engagement et prise sur la réalité ». En effet, l’aliénation est corollaire de la pas- sivité. L’individu fait l’expérience de l’aliénation lorsqu’il n’a pas la possibilité d’imprimer sur le monde sa volonté, son pro- jet, ses valeurs ; il le subit au lieu de se reconnaître comme son co-auteur. Dans un livre intitulé Considérations sur la Révolution française destinées à rectifier les jugements du public, Johann Gottlieb Fichte écrit en 1793 : « Toute conduite pure- ment passive est justement le contraire de la culture 11 Diverses solutions ont été proposées pour s’opposer à la cul- ture de la passivité et de l’aliénation, qui peut être l’état d’une société autoritaire, d’un système totalitaire, d’une société de consommation, etc. Celle d’Umberto Eco part du constat que l’individu n’est jamais entièrement aliéné ou entièrement auto- nome. Sa conception de la « forme ouverte » assigne donc au spectateur de l’art un rôle actif dans l’interprétation de l’œu- vre, qui l’achève en lui conférant son sens ; le cas échéant, l’interprète devient lui-même auteur. Le philosophe « anarchis- te républicain » du milieu du XIX e , Pierre-Joseph Proudhon, ainsi que bon nombre d’artistes au XX e siècle - Fluxus par exemple ou Joseph Beuys - ont prôné l’abandon de la distinc- tion entre l’artiste et le spectateur ; l’art, la créativité, dont tout être humain est capable, doivent faire partie de la vie de tous les hommes. Kant n’a pas pris en compte cette possibilité, car il se limitait - on l’a vu - à rendre compte de la réalité ; Schiller, lui, en faisait un projet émancipateur : une société fondée sur l’éducation par l’art. Dans la même lignée, Proudhon écrit : « Dix mille élèves qui ont appris à dessiner comptent plus pour le progrès de l’art que la production d’un chef-d’œuvre. […] Dix mille citoyens qui ont appris le dessin forment une puissance de collectivité artistique, une force d’idées, d’énergie, d’idéal bien supérieure à celle d’un individu, et qui, trouvant un jour son expression, dépassera le chef-d’œuvre 12 . » Enfin, la posi- tion la plus radicale est celle qui propose une articulation étroite de l’art et de la politique : l’art ne doit plus se limiter à donner une forme à la matière pour produire une œuvre d’art, mais donner forme directement à la réalité : on parlera ainsi d’une désesthétisation de l’art. La fonction désaliénante de l’art doit entraîner la réalité dans un mouvement d’éman- cipation. « Il s'agit de posséder effectivement la communauté du dialogue et le jeu avec le temps qui ont été représentés par l'œuvre poético-artistique 13 », écrit Guy Debord en 1967. La pratique artistique de Laurent Marissal s’inscrit dans cette dernière possibilité. Elle renoue directement avec la fonction désaliénante de l’art et produit la réalité en agissant sur elle à travers le sens. 1. Critique de la faculté de juger, § 49, trad. Alain Renaut, Paris, Aubier, coll. « Bibliothèque philosophique », 1995, p. 300. 2. Ibidem, § 51, p. 308, (je souligne). 3. In : Art-as-Art. Selected Writings of Ad Reinhardt, edited By Barbara Rose, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1991, p. 59. 4. Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. Robert Leroux, rev. par Michèle Halimi, Paris, Aubier, 1992, p. 125. 5. « Über naive und sentimentalische Dichtung » (1795), in : Gesammelte Werke in drei Bänden, Band III, Gütersloh, C. Bertelsmann Verlag, non daté, p. 923. 6. Ibidem, p. 922-923. 7. « De la manière de donner forme comme engagement et prise sur la réalité », Revue d’esthétique n° 42, 2002, p. 12. 8. Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, op. cit., p. 123. 9. Ibidem, p. 369. 10. Ibidem, p. 371. 11. Trad. Jules Barni, Paris, Payot, 1974, p. 116. 12. Cité par André Reszler, L’Esthétique anarchiste, Paris, P.U.F., 1973, p. 20. 13. La Société du Spectacle, § 187, Paris, Gallimard, 1992, p. 182.

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    Depuis avril 2007, le Cabinet du livre dartiste est accueilli au lyce Victor et Hlne Basch dans une salle annexe au CDI.LYCE VICTOR ET HLNE BASCH, 15 AVENUE CHARLES TILLON, RENNES VILLEJEAN. Il est ouvert au public le mercredi aprs-midi hors vacances scolaires et sur rendez-vous (contact Coordinatrice du CLA : Aurlie Noury06 60 48 76 96 ou [email protected]).SANS NIVEAU NI MTRELe Cabinet du livre dartiste est un projet des ditions Incertain Sens. Sans niveau ni mtre. Journal du Cabinet du livre dartiste est publiconjointement par lquipe de recherche Arts : pratiques et potiques de lUniversit Rennes 2, le Fonds Rgional dArt Contemporain deBretagne et lcole des Beaux-Arts de Rennes. (Le Frac Bretagne reoit le soutien du Conseil Rgional de Bretagne, du ministre de laCulture et de la Communication DRAC Bretagne. Le Frac Bretagne est membre du rseau Platform .)RDACTION : DITIONS INCERTAIN SENS, La Bauduinais, 35580 Saint-Senoux

    www.uhb.fr/alc/grac/incertain-sensAchev dimprimer 1000 exemplaires sur les presses des Compagnons du Sagittaire Rennes, compos en Covington et Baskerville Old Fac sur papierCyclus 80 g. Dpt lgal janvier 2008. ISSN 1959-674X. Publication gratuite. Merci Mathieu Tremblin, David Renault et aux Impressions Pied-de-Poule.

    LART COMME PRODUCTION DE LA RALITlpoque de la Rvolution franaise, le philosophe allemandEmmanuel Kant tche de rendre compte de la ralit delart de son temps. Il constate quil lui faut comprendre dunct lexprience que lartiste fait de la cration (concevoiret fabriquer une uvre), et dun autre ct lexprience quele spectateur fait de ses uvres (stonner et smouvoir,prouver un plaisir, spanouir dans une lecture infinie de cel-les-ci). Esthtique de la cration et esthtique de la rception,dirait-on aujourdhui. Autant de la premire Kant donne unesolution relativement classique sappuyant sur la notion degnie (on y reviendra), autant de la seconde il esquisse uneconception entirement originale et moderne : une uvre dartdonne beaucoup penser sans quaucun discours ne puisseen puiser le sens. Si aucun discours ne peut tre conclusifpar rapport une uvre dart, cest parce quelle sollicite etmobilise non seulement lentendement, mais aussi les sens etsurtout limagination, bref ltre de lhomme dans son intgra-lit. Cette excitation de notre tre que suscite luvre dart estvcue comme un plaisir particulier que Kant dsigne commeesthtique. Cest ce plaisir qui permet de juger luvre commebelle : la beaut nest donc pas dans luvre (et ne peut parconsquent jamais tre commande par des normes, quellesquelles soient), car elle repose sur un vcu. Lart est le prin-cipe de cette mobilit particulire de ltre humain, prouvecomme plaisir esthtique : principe qui, dans lesprit, appor-te la vie 1 , prcise Kant. La valeur de lart est donc fondepar le philosophe sur un triple humanisme qui fait que lexp-rience de lart ne concerne que les hommes, tous les hom-mes, tout lhomme. Que les hommes, car ne seraient capablesden faire lexprience ni les anges ni mme dieu puisquilssont censs ne pas avoir de corps et donc de sensualit, ninon plus les btes, puisquelles sont prives de raison ; lex-prience de lart a besoin de lune et de lautre. Tous les hom-mes, car ayant tous la mme constitution (organes des sens,raison, imagination), si une uvre plat lun dentre eux, onpeut raisonnablement attendre quelle plaira aussi dautres,quoi quon ne puisse jamais le leur imposer. Tout lhomme enfin,car lexprience de lart sollicite la plnitude de sa personne,et pas seulement lintelligence, pas seulement les sens, passeulement la sensualit, pas seulement limagination, mais tou-tes ces facults la fois. Les beaux-arts doivent tre desarts libres en deux sens, conclut donc Kant : il ne doit pas sa-gir, comme cest le cas dune activit salarie, dun travail dontlimportance se peut apprcier, imposer ou payer selon un cri-tre de mesure dtermin ; en outre, et tout autant, il faut quelesprit sy sente certes occup, mais pourtant aussi, sansviser une autre fin (indpendamment du salaire), satisfait ettenu en veil 2. Certes, lhomme dont Kant tudie le rapport lart est abstraitdes conditions relles de la vie sociale ; il nen reste pasmoins que par deux fois cette exprience est ici oppose autravail salari. Loin de Kant cependant lide de mpriser letravail ; pendant toute sa vie il na fait que travailler et lor-ganisation de toute sa vie en fonction du travail est lgendai-re. En effet, Kant fut influenc par le pitisme, courant de lareligion chrtienne qui proposait une thique trs austre.Mais il y a travail et travail. Si Kant oppose ici lart au travailsalari, cest pour souligner que cette exprience ne se mon-naye pas, mme si elle peut nous enrichir. Lart permet eneffet un panouissement de soi, une affirmation joyeuse delexistence, une libre autoralisation. Et cest l sa valeur.Cependant, dans une socit o le temps compte commeargent, o tout doit servir quelque chose , o on doit enfin travailler plus pour gagner plus , une telle exprienceapparat comme du temps perdre ou du temps perdu : socit utilitaire, acqureuse, exploiteuse, dans laquelleaucune tendance consistant faire quelque chose pour sapropre fin transcendantale ne peut tre tolre 3 , crit lepeintre amricain Ad Reinhardt encore en 1964 dans un mani-feste intitul The Next Revolution in Art.Dans les Lettres sur lducation esthtique de lhomme, critesen 1794, Friedrich Schiller sappuie sur le principe kantienselon lequel lart est une exprience panouissante dautora-lisation de lindividu. Mais il va un peu plus loin que Kant entchant de le confronter, prcisment, avec les conditions de

    la vie sociale, et il constate que lorganisation du monde capi-taliste ne laisse pas de place lexprience de lart, et ceparce quelle tend occuper non seulement tout le temps maisaussi toute lattention, et finalement toute lexistence de cha-cun. Les Grecs, qui ont invent la philosophie et beaucoupdautres choses mmorables, savaient eux-mmes que celanaurait pas t possible sils navaient pas auparavantconquis le principe du temps libre. Ainsi, dans un texte consa-cr lesthtique, Schiller dcrit le principe de lalinationcapitaliste et dcouvre la fonction dsalinante de lart. Pourquun individu puisse, ne serait-ce quen tant que spectateur, sans prjudice pour sa profession, [se] consacrer sesgots particuliers, il lui faut tre un esprit peu vulgaire 4 ,crit Schiller dans la lettre VI. Il lui faut ouvrir les sens etle cur, et disposer dun esprit frais et entier, toute sa natu-re doit tre runie ; ce qui nest aucunement le cas de ceuxqui sont diviss en eux-mmes par la pense abstraite, quisont limits par des mesquines formules comptables, ou enco-re qui sont fatigus par une attention puisante 5 , ajoute-t-ildans un autre crit. Ne sont donc capables de faire lexprien-ce de lart ni ceux quaccable le travail soutenu et pui-sant , ni ceux qui vivent du plaisir dissolu , si tant est quecest l ltat desprit de la plupart des hommes 6, consta-te-t-il en dcrivant schmatiquement la socit de lpoque...de la Rvolution franaise. Mais quest-ce que lalination ? Selon Umberto Eco, qui luiaussi rflchit sur l'alination dans un texte consacr l'art,lalination se produit lorsque le mcanisme de ce mondelemporte sur lhomme qui devient incapable de le reconnat-re comme son uvre propre, cest--dire lorsque lhomme nerussit plus faire servir ses fins les choses quil a pro-duites, mais que, en un certain sens, il sert lui-mme les finsde ces choses (qui peuvent sidentifier avec les fins dautreshommes) 7. Condamn la professionnalisation et une sp-cialisation que lui impose le march du travail, lindividu naplus loccasion de vivre son tre dans la plnitude de sesdiverses facults : Lhomme, crit Schiller, qui nest plus lipar son activit professionnelle qu un petit fragment isol duTout ne se donne quune formation fragmentaire ; nayant ter-nellement dans loreille que le bruit monotone de la roue quilfait tourner, il ne dveloppe jamais lharmonie de son tre, etau lieu dimprimer sa nature la marque de lhumanit, ilnest plus quun reflet de sa profession [] 8 . Selon Schiller,la fonction dsalinante de lart opre notamment traverslducation esthtique et elle pourrait conduire ltablisse-ment de l tat du got - dune autre civilisation - o,comme il lespre, aucun privilge, aucune dictature ne sonttolrs 9 , et o tout le monde, le manuvre lui-mme quinest quun instrument, est un libre citoyen 10 . En effet, unefaon de pratiquer lart (ou den envisager simplement unepossibilit) implique invitablement une vision de la socitavec une place et une fonction pour lart en son sein.Implicitement, toute rflexion esthtique - et bien sr toutepratique novatrice de lart - entrane une critique sociale et,ventuellement une pratique alternative de la socit.Ses remarques peuvent paratre naves et idalistes au sensbanal du terme, tellement il parat anachronique - voire pro-hib - de parler aujourdhui dun travail panouissant, duntemps libre consacr la ralisation de soi (autre chose queles loisirs achets sur le march du divertissement), ou dutemps qui est dabord lexistence de lhomme et qui, ce titre,est une valeur absolue. Lart est certes source de valeur,reconnat-on dans notre socit dite librale, en tant quuninvestissement qui produit une plus-value intressante sur lemarch de lart. Le colloque The Power of Criticism, quil fau-drait traduire comme La force de la fonction critique delart , organis en dcembre 2004 par la Staedelschule deFrancfort, o intervenaient des critiques dart dune renommeincontestable - Yve-Alain Bois, Benjamin H.D. Buchloh, HelmutDraxler ou Tim Griffin - se proposait prcisment de dfierle verdict largement rpandu sur la fonction critique de lartcomme une pratique plus ou mois obsolte, sans fonction etimpact rels dans un monde de lart hautement commerciali-s et corporatiste . Le combat est donc toujours le mme :reconnatre la valeur de lart non pas comme un produit cul-turel , comme on dit aujourdhui, mais comme une exprien-ce dont lenjeu est simplement lhumanit de lhomme.

    La question nest pas tant de savoir si un produit culturel peut donner lieu une telle exprience, mais plutt de savoirce que culturel veut dire dans produit culturel . Ce quia fascin les philosophes allemands - Kant, Schiller, Fichte -dans la Rvolution franaise, ce fut notamment laudace aveclaquelle la socit a pris en main son destin en cherchant lefonder non pas sur un sens de ralisme , souvent confon-du avec le conformisme, mais sur les principes dhumanit etde justice sociale, sur un vrai projet politique de la socit. lchelle individuelle, lart ressemble une telle expriencedans la mesure o il est une prise en main et une productionde la ralit visant la ralisation des valeurs de lhumanisme.Umberto Eco a intitul son essai sur la forme ouverte : De la manire de donner forme comme engagement et prisesur la ralit . En effet, lalination est corollaire de la pas-sivit. Lindividu fait lexprience de lalination lorsquil napas la possibilit dimprimer sur le monde sa volont, son pro-jet, ses valeurs ; il le subit au lieu de se reconnatre commeson co-auteur. Dans un livre intitul Considrations sur laRvolution franaise destines rectifier les jugements du public,Johann Gottlieb Fichte crit en 1793 : Toute conduite pure-ment passive est justement le contraire de la culture 11. Diverses solutions ont t proposes pour sopposer la cul-ture de la passivit et de lalination, qui peut tre ltat dunesocit autoritaire, dun systme totalitaire, dune socit deconsommation, etc. Celle dUmberto Eco part du constat quelindividu nest jamais entirement alin ou entirement auto-nome. Sa conception de la forme ouverte assigne donc auspectateur de lart un rle actif dans linterprtation de lu-vre, qui lachve en lui confrant son sens ; le cas chant,linterprte devient lui-mme auteur. Le philosophe anarchis-te rpublicain du milieu du XIXe, Pierre-Joseph Proudhon,ainsi que bon nombre dartistes au XXe sicle - Fluxus parexemple ou Joseph Beuys - ont prn labandon de la distinc-tion entre lartiste et le spectateur ; lart, la crativit, dont touttre humain est capable, doivent faire partie de la vie de tousles hommes. Kant na pas pris en compte cette possibilit, caril se limitait - on la vu - rendre compte de la ralit ; Schiller,lui, en faisait un projet mancipateur : une socit fonde surlducation par lart. Dans la mme ligne, Proudhon crit : Dix mille lves qui ont appris dessiner comptent plus pourle progrs de lart que la production dun chef-duvre. [] Dixmille citoyens qui ont appris le dessin forment une puissancede collectivit artistique, une force dides, dnergie, didalbien suprieure celle dun individu, et qui, trouvant un jourson expression, dpassera le chef-duvre 12. Enfin, la posi-tion la plus radicale est celle qui propose une articulationtroite de lart et de la politique : lart ne doit plus se limiter donner une forme la matire pour produire une uvredart, mais donner forme directement la ralit : on parleraainsi dune dsesthtisation de lart. La fonction dsalinantede lart doit entraner la ralit dans un mouvement dman-cipation. Il s'agit de possder effectivement la communautdu dialogue et le jeu avec le temps qui ont t reprsents parl'uvre potico-artistique 13 , crit Guy Debord en 1967.La pratique artistique de Laurent Marissal sinscrit dans cettedernire possibilit. Elle renoue directement avec la fonctiondsalinante de lart et produit la ralit en agissant sur elle travers le sens.1. Critique de la facult de juger, 49, trad. Alain Renaut, Paris, Aubier,coll. Bibliothque philosophique , 1995, p. 300. 2. Ibidem, 51, p. 308, (je souligne).3. In : Art-as-Art. Selected Writings of Ad Reinhardt, edited By BarbaraRose, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1991, p. 59.4. Lettres sur lducation esthtique de lhomme, trad. Robert Leroux, rev.par Michle Halimi, Paris, Aubier, 1992, p. 125.5. ber naive und sentimentalische Dichtung (1795), in : GesammelteWerke in drei Bnden, Band III, Gtersloh, C. Bertelsmann Verlag, nondat, p. 923.6. Ibidem, p. 922-923.7. De la manire de donner forme comme engagement et prise sur laralit , Revue desthtique n 42, 2002, p. 12.8. Lettres sur lducation esthtique de lhomme, op. cit., p. 123.9. Ibidem, p. 369. 10. Ibidem, p. 371.11. Trad. Jules Barni, Paris, Payot, 1974, p. 116.12. Cit par Andr Reszler, LEsthtique anarchiste, Paris, P.U.F., 1973, p. 20.13. La Socit du Spectacle, 187, Paris, Gallimard, 1992, p. 182.