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Métaphores Jean-Pierre van Noppen professeur émérite de linguistique anglaise, ULB. Il fut un temps où les philologues tenaient une position de prestige dans la société: c’étaient eux qui savaient déchiffrer et donner accès aux textes sacrés et autres écrits investis d’autorité, vecteurs d’idéologie qui conditionnaient la pensée, les valeurs et le comportement du public. Aujourd’hui, les linguistes occupent une niche plus modeste, et soulèvent moins de respect, d’admiration et d’intérêt que leurs collègues qui clonent des brebis, développent des vaccins, ou inventent des processeurs plus rapides, plus légers et (parfois) moins chers que les précédents. Même si nous baignons dans un monde qui pour la plupart d’entre nous est un véritable Niagara de paroles, les linguistes sont trop souvent considérés comme des chasseurs de fautes au stylo rouge, maniaques de l’accord du participe ou concernés davantage par la place d’une virgule ou l’intrusion d’un mot étranger dans le lexique que par l’impact du langage sur la vie. Pourtant, il reste une fonction essentielle que le linguiste peut et doit remplir dans une société libre, à savoir, d’aider le public à jeter un regard critique sur l’univers verbal dans lequel il vit: une jungle médiatique débordant de mots et images qui conditionnent, délibérément ou inconsciemment, leur cognition, leur pensée et leur action. Car même dans une société libre et démocratique, nous ne sommes vraiment “libres” que si nous pouvons faire nos propres choix, sans nous laisser emporter par les vagues d’une rhétorique aussi insidieuse qu’astucieuse, que ce soit vers le bonheur promis par une publicité qui nous pousse à consommer tel ou tel produit commercial, ou vers les présumés paradis projetés par nos politiciens. La linguistique critique cherche à nous rendre conscients des mécanismes manipulatoires sous- tendant ces discours, dans l’espoir de mieux nous en libérer. Car si pour de Saussure, 1 “le signe linguistique est arbitraire” (c’est-à-dire, le nom qu’on

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Métaphores Jean-Pierre van Noppen professeur émérite de linguistique anglaise, ULB.

Il fut un temps où les philologues tenaient une position de prestige dans la société: c’étaient eux qui savaient déchiffrer et donner accès aux textes sacrés et autres écrits investis d’autorité, vecteurs d’idéologie qui conditionnaient la pensée, les valeurs et le comportement du public. Aujourd’hui, les linguistes occupent une niche plus modeste, et soulèvent moins de respect, d’admiration et d’intérêt que leurs collègues qui clonent des brebis, développent des vaccins, ou inventent des processeurs plus rapides, plus légers et (parfois) moins chers que les précédents. Même si nous baignons dans un monde qui pour la plupart d’entre nous est un véritable Niagara de paroles, les linguistes sont trop souvent considérés comme des chasseurs de fautes au stylo rouge, maniaques de l’accord du participe ou concernés davantage par la place d’une virgule ou l’intrusion d’un mot étranger dans le lexique que par l’impact du langage sur la vie.

Pourtant, il reste une fonction essentielle que le linguiste peut et doit remplir dans une société libre, à savoir, d’aider le public à jeter un regard critique sur l’univers verbal dans lequel il vit: une jungle médiatique débordant de mots et images qui conditionnent, délibérément ou inconsciemment, leur cognition, leur pensée et leur action. Car même dans une société libre et démocratique, nous ne sommes vraiment “libres” que si nous pouvons faire nos propres choix, sans nous laisser emporter par les vagues d’une rhétorique aussi insidieuse qu’astucieuse, que ce soit vers le bonheur promis par une publicité qui nous pousse à consommer tel ou tel produit commercial, ou vers les présumés paradis projetés par nos politiciens. La linguistique critique cherche à nous rendre conscients des mécanismes manipulatoires sous-tendant ces discours, dans l’espoir de mieux nous en libérer. Car si pour de Saussure,1 “le signe linguistique est arbitraire” (c’est-à-dire, le nom qu’on donne à une chose ne reflète ni ne change la réalité qu’il représente), dans la pratique, la représentation (notamment verbale) que nous donnons d’une réalité peut profondément conditionner notre perception de celle-ci, et, par conséquent, notre façon d’y réagir.

C’est dans cette perspective que je voudrais étudier la métaphore. En effet, parmi les différents mécanismes de communication, “les métaphores ont une faculté unique de captiver et de séduire l’imagination, et par là, de faciliter la perception et la compréhension de la réalité, mais aussi de l’orienter, voire de suggérer de nouvelles dimensions de signification. (…) Au-delà de sa valeur rhétorique, le choix d’une métaphore peut être déterminant dans la communication qu’elle rend possible ou impossible. (…) Comprises ainsi, les métaphores peuvent jouer un rôle prépondérant dans l’articulation de la transformation sociale ou dans l’opposition à celle-ci.”2 C’est en ce sens que la métaphore a été reconnue comme “non seulement agréable, mais surtout utile.”3

Mais n’anticipons pas trop. Commençons par la question que posait le facteur chilien Mario Jimenez à Pablo Neruda dans le roman Une ardente patience d’Antonio Skàrmeta4: “les métaphores, c’est quoi, ces choses-là ?” La réponse du poète, “ pour t’expliquer plus ou moins imprécisément, cela consiste à dire une chose en la

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comparant à une autre” devait, sans doute, suffire pour donner à Mario la première idée d’une façon de parler qui allait lui être bien utile, mais qui, pourtant, ne se laisse pas enfermer aussi facilement dans une formule minimaliste. En fait, la définition de la métaphore comme comparaison élidée a fait long feu, et a constitué un des obstacles à sa reconnaissance comme une fonction fondamentale dans la pensée et l’expression humaines, bien plus présente dans nos habitudes linguistiques qu’on ne pourrait le croire à première vue.

Une figure omniprésente

C’est, du moins, ce qu’ont affirmé Lakoff & Johnson5, après avoir observé bon nombre d’expressions idiomatiques et figées. Par exemple, nous parlons d’activités verbales et mentales (les mots, les idées, les sentiments) en nous servant d’images empruntées (notamment, mais pas exclusivement) à notre corps et son interaction avec l’environnement. Ainsi, on peut dire “je vois ce que vous voulez dire” pour “je vous comprends” ou “j’ai du mal à saisir votre pensée” pour “je ne vous comprends pas bien”, alors qu’il n’y a rien “à voir” ou “à saisir”: on a “donné corps” aux catégories abstraites, comme si elles étaient visibles, tangibles, etc. Par le même procédé, on peut prétendre “donner” ou “faire passer” une idée, ou la “transposer en d’autres mots,” comme si les idées étaient des objets, et les mots des récipients conteneurs de sens (métaphore sur laquelle nous reviendrons plus tard). Si la métaphore est, ainsi, très présente dans notre langage, elle n’a donné lieu à un large mouvement d’intérêt académique que dans les dernières décennies du vingtième siècle; mais à ce moment-là, on a assisté à une véritable metaphormania, que j’ai tenté de documenter dans deux vastes bibliographies.6

“Une véritable metaphormania.” Avant l’apparition de nombreux débats (sur l’identification de la métaphore notamment) et l’émergence des théories cognitivo-linguistiques contemporaines,7 la métaphore était souvent discréditée comme une figure du discours à valeur purement ornementale, incapable de communiquer une quelconque vérité (notamment selon les

positivistes, pour qui la référence littérale et empiriquement vérifiable était le seul usage valable de la langue). Cette réputation peu flatteuse de la métaphore a souvent été attribuée à une lecture de la définition qu’en a donné Aristote dans sa Poétique, où elle est définie comme “ le transfert à une chose d’un nom qui en désigne une autre, par un glissement du genre à l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou bien selon un rapport d’analogie.” 8  Ce passage a donné lieu à la conviction que la métaphore est:

• une question de mots seulement ;• un “écart”du modèle “normal », c-à-d. littéral et univoque ;• une “espèce de mensonge”• basée sur la similitude ou la comparaison,• à la valeur essentiellement rhétorique ou décorative, donc dispensable.

Ces cinq questions vont nous guider dans notre réflexion.

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S’il est vrai que la métaphore se manifeste de façon perceptible au niveau verbal, les théories récentes ont suggéré que cet aspect linguistique ne serait que “la partie visible de l’iceberg cognitif,” parce que la métaphore opèrerait au niveau de la perception du monde et de la pensée avant même de trouver son expression dans les mots et phrases.

“La métaphore linguistique n’est que le sommet visible de l’iceberg cognitif.”

Mais dans les années précédant la formulation de ces théories, on a assisté à de nombreuses tentatives de définition au niveau du mot, en termes de violation des

“règles de compatibilité sélective” dans les collocations. Qu’est-ce à dire ? Le sens d’un mot peut être décrit en termes de traits sémantiques (par exemple, le mot “garçon” est défini par les traits [+ humain], [– adulte] et [+ mâle]. Les règles de compatibilité sélective veillent à ce que les mots se combinent avec d’autres mots qui

leur conviennent: par exemple, le verbe “boire” suppose, en principe, un sujet [+ animé] et un objet [+ liquide]. Mais lorsqu’on dit que “la plante boit” ou “le public boit les paroles de l’orateur”, ces règles sont violées de façon créative, pour donner lieu à une métaphore plus ou moins originale, du genre “la montagne m’a souri” ou “l’arbre m’a parlé.”

“La montagne m’a souri” : à prendre au pied de la lettre ?

Déviance et rupture

Il est donc vrai que certaines métaphores peuvent être définies en termes d’écart sémantique, mais toute une génération de linguistes ne semble pas avoir cherché plus loin. Pourtant, toutes les violations de ces règles ne donnent pas lieu à des métaphores (“une chaise est un syllogisme” ou “les vers de terre ne riment pas”), et toutes les métaphores ne violent pas ces règles (“la brebis perdue est rentrée au bercail” ou “nul humain n’est une île”). En effet, le linguiste Chomsky avait bien précisé que “les propositions qui enfreignent les règles sélectives (et qui correspondent à une intention métaphorique) peuvent souvent être réinterprétées (par analogie à des phrases correctes) si elles sont placées dans un contexte approprié.”9 Il a fallu qu’Ina Loewenberg10 le rappelle dix ans plus tard pour que le débat puisse enfin se déplacer de la langue (les principes abstraits permettant de produire des énoncés corrects) vers la parole (le sort pratique réservé à ces règles dans les contextes de la vie réelle).

Ce qu’on peut retenir de positif de ces tentatives, c’est qu’effectivement, une métaphore est le plus souvent identifiable par une “déviance”: ce que Michel le Guern11 a appelé la rupture d’isotopie, un “écart” qui la rend à première vue incongrue dans son contexte; or cette incongruité ne se mesure pas nécessairement par rapport à une norme sémantique qui serait le langage univoque, car l’écart peut

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être d’un autre ordre, notamment pragmatique: en effet, la proposition métaphorique peut tout simplement paraître fausse (“Mimi Mathy est une grande actrice”, “le lutteur sumo ne fait pas le poids”), physiquement impossible (“la tartelette aux cerises me fait de l’œil”), trop évidente pour être informative (“je ne suis pas une oie du Périgord”), non pertinente dans le contexte (“il ne ferait pas mal de descendre de son piédestal”) ou incompatible avec notre connaissance de ce qui est généralement acceptable (“j’ai dévoré trois livres ce matin”, “il va se faire manger tout cru par cette classe de sauvages”). Cette violation d’une ou plusieurs maximes du principe de cooperation (selon lequel on cherche toujours à dire et/ou comprendre quelque chose de vrai, sensé et pertinent, même si ce n’est pas le cas à première vue), 12 l’écart par rapport à ces règles déclenche une lecture alternative, qui prête à l’énoncé un sens nouveau: “Si la proposition semble incongrue à première vue, cherchez un sens qui diffère du sens littéral, mais qui s’harmonise avec le contexte.” C’est ce que nous faisons, tout naturellement, lorsque nous sommes confrontés à l’ironie (“merci de m’avoir laissé la vaisselle”), l’hyperbole (“je te l’ai dit cent mille fois”), la litote (“pas bête, cette fille”), la métonymie (“la Maison Blanche est réticente”) et, justement, à la métaphore (“la guerre est un jeu d’échecs”). Notez que cette procédure à deux étapes est une modélisation a posteriori plutôt qu’une réalité avérée: le processus humain d’identification / compréhension / interprétation est bien plus complexe et plus varié que cela, mais d’une grande efficacité13 (Gibbs 2013): il n’est pas rare que dans un contexte donné l’interprétation littérale soit moins probable que la lecture métaphorique (on ne s’interroge pas sur la taille d’un “grand” écrivain), et que le récipiendaire prenne immédiatement le raccourci vers l’interprétation alternative; notamment (mais pas exclusivement) dans le cas de métaphores “lexicalisées,” c-à-d. devenues de plus en plus conventionnelles au cours de leur “carrière” (de “la vie est un long fleuve tranquille” à “l’œil de la tempête”ou “le pied de la montagne”).

Une sorte de mensonge ?

Or si la métaphore, comme le disait Aristote, donne le nom d’une chose à une autre, l’on pourrait arguer qu’elle raconte un mensonge. L’argument ne vaut que dans une perspective positiviste où la référence univoque est la seule valable. Car la métaphore peut avoir sa propre vérité, mesurée par rapport à l’intention ou l’expérience de son auteur: ainsi, pour l’un des prétendants de Titine, la demoiselle peut être décrite comme “glaciale”, tandis que pour un autre, plus chanceux sans doute, la description comme “torride” sera tout aussi vraie, mais ne correspondra qu’à son expérience à lui. Lorsqu’on dit “mon avocat n’est pas un requin”, la proposition (négative il est vrai) peut être lue au niveau littéral sans qu’il y ait le moindre problème de vérité. Il existe même des “twice-true metaphors”, vraies aux deux niveaux, littéral et figuré: lorsque, par exemple, l’Evangile de Jean relate que Nicodème vient voir Jésus “de nuit,” la nuit peut, tout simplement, décrire l’heure nocturne de la visite; mais elle peut aussi signifier que Nicodème “tâtait dans le noir” et était “à la recherche de lumière”: deux métaphores “expérientielles”, qui projettent l’expérience spirituelle sur l’écran de l’expérience physique, où la clarté est généralement investie de valeurs plus positives que l’obscurité. La démarche peut se retrouver au niveau visuel dans le septième art: dans The Touch d’Ingmar Bergman14, les rues à sens interdit et les portes qui s’ouvrent dans le mauvais sens s’avèrent être non seulement des éléments du décor, mais aussi les métaphores d’une communication laborieuse ou impossible entre les personnages.

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La définition de la métaphore comme une comparaison élidée (“des cheveux de jais” pour “des cheveux noirs comme le jais”) est, bien qu’imprécise, largement répandue, et se maintient jusque dans certains enseignements contemporains. Cela peut se comprendre, car une forme de comparaison (analogie, ressemblance, similitude, …) sert de base plus ou moins nette à une vaste majorité de métaphores; mais la métaphore ne peut être réduite ni à cette seule relation ni à sa forme: toutes les métaphores ne sont pas des comparaisons élidées, et si métaphore et comparaison relèvent d’une même idée de similitude, leur valeur de vérité et, par conséquent, leur impact communicatif diffèrent: la métaphore employée par l’armée américaine

pendant l’opération Desert Storm, “Saddam = Hitler” est une proposition fausse, mais beaucoup plus spectaculaire que “Saddam Hussein est comme Hitler,” qui peut n’être basée que sur un nombre limité de ressemblances (les deux portaient la moustache).

Une assimilation fausse, mais combien suggestive …

Mais si l’on remplace la métaphore shakespearienne “Juliette est le soleil”15 par la comparaison “Juliette est comme le soleil,” on n’apprend rien de neuf, à moins que le tiers comparé, c-à-d. la base de la comparaison, “elle tue la lune” = “elle chasse la nuit” ne soit explicité; et même dans ce cas, le récipiendaire doit comprendre la relation sous-jacente (culturelle selon les uns, expérientielle selon les autres) entre les associations positives de la clarté par rapport aux connotations négatives de l’obscurité. Mais même ces métaphores censées être quasi universelles peuvent donner lieu à des interprétations différentes: “l’amour est un feu” peut (selon l’expérience de l’auteur et l’interprétation du récipiendaire) parler de passion ou de chaleur rassurante, mais aussi de la nécessité d’apporter du bois au feu pour qu’il se maintienne, du danger de brûlures, ou d’un feu de paille qui flambe facilement, mais qui s’éteint tout aussi vite, en ne laissant que des cendres amères.

Dans les métaphores effectivement basées sur une comparaison, la similitude peut exister antérieurement à la formulation de la métaphore (le sens de “L’Amérique est un melting-pot de cultures” est assez évident), mais aussi être créée par la comparaison elle-même, invitant le récipiendaire à percevoir la réalité sous un nouvel angle inattendu: “Que votre amour soit comme le chêne et le cyprès” signifie “ne vous écrasez pas mutuellement dans une relation fusionnelle,” tout comme “le chêne et le cyprès ne croissent pas dans l’ombre l’un de l’autre.”16 Nous voyons ici une métaphore délibérée et créative, qui invite à voir la chose dont on parle dans une perspective nouvelle. Nous reviendrons sur cette fonction exploratrice dans un instant.

Mais notons d’abord que toutes les métaphores ne peuvent pas être réduites à une comparaison ou similitude sous-jacente. Cette autre métaphore shakespearienne, “Macbeth doth murder sleep”17 (“Macbeth assassine le sommeil”), n’est pas basée sur une similitude, mais sur une configuration complexe de plusieurs transferts de sens:

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• Il y a rupture d’isotopie grammaticale entre le verbe et son objet direct, puisque murder requiert un COD [+ANIME], le plus souvent [+HUMAIN] ;

• Macbeth a assassiné Duncan dans son sommeil, et par ce meurtre, le sommeil (= repos paisible) est devenu mort violente ;

• Après le meurtre, Macbeth & Lady Macbeth sont rongés de remords et ne trouvent plus le sommeil: ils ont “tué” leur propre repos nocturne ;

• Macbeth a “tué” le “sommeil” = sa propre innocence ; et

• Macbeth a “tué” le “sommeil” = la paix dans le royaume.

Une interaction entre pensées

En effet, la métaphore joue avec le sens: elle combine deux idées de sorte à en mettre certains aspects en évidence et à en repousser d’autres vers l’arrière-plan. C’est ce que Max Black18 a appelé “l’interaction,” et Paul Ricœur19 “un commerce entre pensées, une transaction entre contextes”: la métaphore agit comme un “filtre”, un “écran” qui opère entre deux idées ou ensembles d’idées une sélection mutuelle de caractéristiques pertinentes, qui peut conduire à la construction d’un sens nouveau. Ainsi, dans “l’Université est une école,” “l’Université est une usine,” “l’Université est un temple du savoir” et “la vie est une école”, ce sont chaque fois des aspects différents de l’Université, de l’école, de la vie, de l’usine etc. qui sont sélectionnés et accentués au détriment d’autres aspects, qui sont occultés.

Prenons un exemple tout simple. Dans “Charlie est un porc”, ce ne sont pas le véritable Charlie et un véritable porc qui sont mis en interaction, mais une certaine idée ou représentation de Charlie (soulignant qu’il manque d’hygiène personnelle, fait du bruit en mangeant, etc., mais ne prêtant aucune attention à, par exemple, ses talents de violoniste ou de cinéaste) et une certaine idée ou représentation du porc (assez stéréotypée, sélectionnant son caractère malodorant et sa propension à se vautrer dans la boue, et non ses qualités alimentaires ou la forme de ses oreilles). Ce n’est que moyennant cette sélection de caractéristiques applicables aux deux, que la métaphore peut tenter d’assimiler Charlie et le porc (différents au départ, ce qui répond au principe d’incongruence), pour donner naissance à la nouvelle idée composite d’un Charlie plus dégoûtant qu’il ne l’est déjà et pas tout à fait humain, pour le ridiculiser en l’assimilant à une bête peu élégante, et même attirer sur lui les jugements d’impureté dont les porcs sont chargés dans un nombre de civilisations. Selon le même principe, lorsqu’Adolf Hitler traitait certains groupes de la population de “vermine”20 ou les colonels grecs définissaient les courants de pensée de gauche comme “une maladie parasitaire,”21 ces auteurs cherchaient à impliquer par le choix de leur métaphore l’idée qu’il s’agissait là de maux à éradiquer (ce que, dans un cas comme dans l’autre, ils se sont empressés à faire); or l’idée d’un mal à combattre n’était pas (contrairement à la variété de cultures dans le melting-pot) une donnée préexistante et observable, mais une implication créée et encouragée par la métaphore elle-même. C’est en ce sens que l’on peut dire que la métaphore peut donner naissance à un “sens nouveau”.

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Un sens nouveau

Cette faculté de créer une nouvelle signification peut être illustrée mieux encore dans le modèle connu sous le nom de théorie de la “blending ou “fusion,”22 basée sur l’idée que plusieurs “espaces mentaux” sont mis en œuvre. Illustrons: dans l’exemple “ce chirurgien est un boucher,” deux espaces correspondent à chacun des “domaines” mis en rapport dans la métaphore: l’espace “cible” correspond à la situation du chirurgien (avec la salle d’opération, ses instruments, son ambition de guérir, etc.), tandis que l’espace “source” correspond à celle du boucher (avec sa boucherie, ses couteaux et son hachoir, son but qui consiste à débiter en morceaux une bête morte, etc.). Un troisième espace, l’espace “générique”, reprend les caractéristiques de structure qu’ont en commun les espaces source et cible. Dans le quatrième espace, celui de l’“amalgame” proprement dit, qui hérite sa structure des trois premiers espaces, “émergent” des propriétés qui ne peuvent pas être expliquées par une simple corrélation des composantes des deux premiers espaces. Ainsi, dans notre exemple, l’idée de l’incompétence du chirurgien est inférée du fait que l’amalgame met en rapport les buts poursuivis par le chirurgien (soigner, guérir) avec les moyens qu’emploie le boucher.23 La signification finale d’incompétence n’était pas présente dans les données au départ, mais résulte de la confrontation des deux.

Max Black s’était déjà émerveillé de ce qu’un non-sens apparent puisse conduire à l’émergence d’un sens nouveau: il appelait cela “le mystère de la métaphore”, au grand agacement de John Searle24, qui répliquait qu’il n’y avait là rien de mystérieux, mais que la relation entre ce qui est dit et ce qui est signifié est gérée par un nombre fini de principes systématiques, parmi lesquels la similitude n’en est qu’un. Parmi les huit principes, je ne citerai que le septième et le quatrième. Le principe n° 7 cite des exemples tels que “Sam dévore les livres” et “le bateau laboure les vagues”: ces métaphores verbales montrent bien que toutes les métaphores ne sont pas des “A est B” où A et B sont des noms, et n’ont pas besoin d’être réduites à des propositions nominales pour être comprises (p. ex.: “les livres sont de la nourriture”, “le bateau est une charrue” ou “la mer est un champ”); mais il est vrai qu’une métaphore comme “le sergent aboya” peut suggérer que le sous-officier possédait quelques caractéristiques plus canines qu’humaines.

Le principe n° 4 a soulevé quelque controverse. Searle cite ici des exemples du genre “le temps s’envole”, “la remarque fut amère” ou “le problème est épineux”. Il n’y a ici pas de véritable ressemblance entre les deux termes, mais, dit-il, nous percevons une connexion “naturellement ou culturellement déterminée.” Ce à quoi Lakoff et Johnson4 répondent que ces associations ne sont ni culturelles, ni linguistiques, mais les manifestations d’un processus cognitif universel: dans la pensée humaine, “une chose est comprise / conçue en termes d’une autre” ou, en termes plus techniques, “la structure d’un domaine d’expérience est systematiquement projetée sur un autre domaine.” Cette projection peut prendre une forme “orientationnelle” (où les directions et dimensions sont investies de valeurs: “une haute opinion”, “les bas instincts”), “experientielle” (basée sur l’expérience corporelle: “être frappé par un malheur,” “les rapports entre eux se sont refroidis”) ou “ontologique”, où la métaphore donne corps ou substance à une chose abstraite, comme dans l’exemple déjà cité, “mettre des pensées dans des mots.” Cette dernière représentation, qui suggère que les mots sont des récipients de sens qui peuvent être transférés d’un émetteur à un récepteur à travers un conduit comme s’il s’agissait d’objets, est très répandue, mais ne correspond pas nécessairement à toute la réalité: en effet, ce

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modèle du transfert d’information25 ne tient aucun compte du fait que la personnalité et l’expérience de chacun des interlocuteurs, tout comme le contexte de la communication, peuvent causer d’importantes variations entre le sens donné au message par l’émetteur, et celui perçu par le récipiendaire.26

Si de telles métaphores peuvent refléter comment le monde est perçu, elles peuvent aussi, en montrant une réalité à travers l’écran d’un autre domaine, conditionner la représentation et la compréhension de la réalité du récepteur, et peuvent même, entre de mauvaises mains, être employées pour introduire un biais dans sa perception, dans l’intention de modifier sa pensée et son action. C’est ce genre de manipulation que l’analyse critique du discours27 cherchera à dénoncer (si nécessaire, car un public bien informé et conscientisé peut faire preuve d’une certaine résistance à la propagande).28

« Necessary, not just nice »

Ceci nous amène tout naturellement à nous interroger sur les fonctions communicatives que la métaphore peut remplir.

Dans sa fonction ornementale, la métaphore dit en termes imagés, et probablement plus frappants et attrayants, ce qui pourrait être communiqué de façon plus prosaïque dans une paraphrase. Lorsque Khalil Gibran15 écrivait que “La pensée est un oiseau de l’espace qui, dans une cage de mots peut déployer ses ailes, mais ne pourra pas prendre son envol,” il aurait pu tout simplement se plaindre de l’inefficacité des mots à communiquer toute sa pensée. Mais on aurait perdu tout ce que les métaphores de l’oiseau et de la cage apportent de beauté et de support à l’imagination. Ce pouvoir suggestif et attractif de la métaphore en fait aussi une figure favorite dans la presse. Quand Time Magazine affirme que “le tremblement de terre risque de réveiller le dragon qui sommeille nerveusement sous le sol californien,” l’image du dragon nerveux combine l’idée de petites secousses alarmantes à celle d’un plus grand danger destructeur provisoirement latent. Mais même des métaphores apparemment décoratives peuvent introduire un biais, en encourageant une vision particulière de la réalité par implication: si, dans la presse financière, une crise est représentée comme un “tunnel,” on peut espérer qu’il y a une sortie, une lumière au bout; si l’économie est qualifiée de “malade” elle peut être “soignée,” mais les “régimes”, la “chirurgie” et les “amputations” sont des “thérapies” qui risquent de représenter, sous une forme embellie, de pénibles sacrifices d’emplois.29

Dans leur fonction catachrestique, les métaphores sont employées pour combler une lacune provisoire ou permanente dans le lexique d’une personne ou d’une langue. Une chose “nouvelle” ou moins connue est redéfinie en termes de ce qui est connu ou plus familier. Les enfants font cela assez spontanément : ainsi, un phare sera appelé “la maison de la girafe,” des bottes des “chaussures à manches” et un ascenseur un “placard volant.” Dans le langage adulte, certaines catachrèses finiront par être lexicalisées, c-à-d. généralement acceptées dans leur sens nouveau, et ne seront plus ressenties comme métaphoriques (“il pleut des cordes”).

Mais au-delà de cette fonction bouche-trous, la représentation métaphorique par expériences familières peut être mise au service de l’expression de notions difficiles à communiquer dans un langage univoque, comme l’impression gustative laissée par

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un vin (“une éblouissante symphonie de saveurs”)30 ou l’appréciation auditive/émotive d’un morceau de musique (“un radieux concerto”).31 Dans ces derniers exemples on peut remarquer le caractère synesthésique, c-à-d. le recours au vocabulaire d’un des cinq sens pour tenter de définir ce qui est perçu par un autre, mais le transfert entre domaines peut prendre d’autres formes. La personne qui dit à son conseiller psychologique “Je voudrais bien faire un pas en avant, mais j’ai l’impression de me heurter à toutes sortes d’obstacles que je n’arrive pas à contourner, je m’engage dans toutes sortes de voies sans issue, et toutes les portes se ferment” essaie de définir en termes de mouvements dans l’espace son malaise existentiel. De même, la théographie (la branche descriptive de la théologie) peut se servir de termes spatiaux32 pour parler d’un Dieu “céleste” qui “traverse” la “distance” “entre” lui et son peuple “dans” ou “à travers” son Fils; ou définir Marie en termes familiaux, comme étant à la fois “fille” de Dieu le “Père”, “mère” de Dieu le “Fils” et “épouse” de Dieu l’Esprit.33

Mais la métaphore peut rendre d’autres services: une fois la représentation choisie, celle-ci peut aider le public (et même, parfois, les chercheurs eux-mêmes) à mieux comprendre des concepts complexes, en science notamment: si l’ADN est représenté comme un alphabet, son code séquentiel peut être compris en termes d’une syntaxe de mots que les cellules doivent lire pour produire les protéines nécessaires à la vie du corps.34

En effet, comme nous l’avons déjà suggéré, la représentation que l’on donne d’une réalité peut profondément conditionner la perception de celle-ci. C’est pour cela que la publicité, tout comme la politique, choisit soigneusement, et à grands frais, ses métaphores (verbales ou picturales35) pour susciter une réaction favorable à son produit ou sa cause.

Publicité, politique et écologie

N’insistons pas trop sur les métaphores publicitaires (pour manipulatrices qu’elles soient), produites par les agences pour investir une marque donnée d’associations désirables, pas toujours liées aux qualités présumées du produit (“Coca Cola: Open happiness,” “Pepsi: Be sociable,” “Campari is fantasy,” “Perrier c’est fou,” “Camel is adventure”), pour nous intéresser davantage aux métaphores politiques qui, elles aussi, cherchent à “vendre” des idées.

Trop consommer, c’est suicidaire !

Dans son discours inaugural en 1989, George H. Bush (père), même s’il prêchait la continuité,36 introduisit le cliché “a new breeze”, c-à-d. “un souffle nouveau,” en développant les implications de celui-ci jusqu’à en faire une métaphore filée: “tout comme la brise emporte les feuilles mortes, elle chasse les idées anciennes et fait place aux nouvelles; elle chasse le brouillard et rafraîchit le monde par la liberté; elle tourne les pages du livre de l’histoire, et permet au cerf-volant de la liberté de s’élever plus haut.” Lorsqu’en 1993, le démocrate Bill Clinton choisit la métaphore “we force the spring”, c-à-d. “nous hâtons l’arrivée du printemps,” on aurait pu croire que l’image, choisie pour annoncer un renouveau, ne différait pas trop de la “new

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breeze.” Or l’on pouvait sans trop de peine comprendre que ce “printemps” était attendu après l’“hiver” de douze ans d’administration républicaine, représentée comme un temps de froid et d’obscurité; mais le reproche restait poliment implicite.

Comme nous l’avons vu, la métaphore peut sélectionner, accentuer mais aussi occulter certains aspects de la réalité représentée. Parler de la guerre comme d’un jeu d’échecs souligne, sans doute, l’importance de la stratégie, mais suggère (souvent à tort) qu’il n’y a que deux participants, dont un seul sortira gagnant, et en donnant à la guerre un aspect quasi ludique, la métaphore occulte tous les aspects de souffrance et de pertes humaines. George Lakoff 37 a étudié les métaphores employées par le gouvernement américain pour justifier vis-à-vis du public sa première intervention dans le Golfe Persique. Parmi celles-ci, la métaphore “la guerre est une transaction commerciale, dont il faut calculer les coûts et les bénéfices” obscurcissait le fait que le coût n’était pas que financier, mais aussi humain (des vies), social (importance du budget militaire au détriment du budget social), et politique (inimitié arabe, risque de répliques terroristes). La représentation en termes de “conte de fées” (un courageux héro qui sauve la victime innocente des mains d’un méchant malfaiteur) semblait plus acceptable, à condition de voir la guerre comme une expédition punitive sanctionnant le “viol” de Koweit, et non un scénario où la victime serait l’intérêt économique des USA et d’autres nations industrielles, car ce dernier aurait trop clairement suggéré le sacrifice de vies humaines en échange d’accès aux ressources pétrolières. Le choix du premier scénario permettait, en outre, de démoniser Saddam Hussein, et de représenter la guerre comme une entreprise morale, où le “bien” combattrait le “mal,” logique binaire qui permit de donner en outre à la guerre (et à la suivante) les connotations religieuses d’une croisade.

Or la métaphore peut aussi être employée au service de causes plus nobles que la guerre. Paul Watzlawick38 a dénoncé la métaphore populaire mais dangereuse “le monde est une commodité quantifiable,” qui suggère que l’environnement est une ressource qui peut toujours offrir “plus” à conquérir, développer, exploiter, ou vendre, jusqu’au point où même le “droit” de polluer devient marchandable (“emissions trading”, “carbon credits”). Un résultat tangible de cette représentation est un manque de respect pour ce qui est “gratuit,” c-à-d. n’a pas de valeur marchande: “si l’air ne coûte rien, il peut être employé sans vergogne comme dépotoir des émanations de nos usines, voitures et fermes,”39 et tant que l’eau coule pour rien, nous pouvons joyeusement nous en servir … jusqu’à la dernière goutte. Comme alternative, il proposa de recourir à la métaphore Gaia de James Lovelock40, “le monde est un organisme naturel, c’est-à-dire non pas une “chose”, mais un organisme vivant, un système interactif et auto-régulateur, dans lequel la vie interagit avec l’environnement pour maintenir les conditions favorables à sa survie.” Si cette métaphore souligne bien l’interdépendance de toute forme de vie sur terre et le fait que la vie et l’environnement ne sont pas deux problèmes, mais un seul, elle peut néanmoins être mal comprise: “si la nature se défend elle-même pour défendre la vie, elle nous défendra bien;” alors que “la vie” n’est pas nécessairement synonyme de “vie humaine.”

Lovelock a donc dû spécifier dans une série de publications plus alarmistes41 que “Gaia est une personne malade, et sa maladie incurable s’appelle l’humanité. Gaia finira par l’éliminer pour assurer la survie de la planète.”

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La métaphore “la terre n’est pas notre propriété, nous n’en sommes que les gestionnaires,” correspond, sans doute, aux meilleures intentions, mais peut toujours suggérer que le bon économe doit faire fructifier ce qu’il a reçu. D’autres métaphores (“la terre est un tu,” “la terre est un don divin,” “la terre est notre mère,” “la terre est l’héritage que nous léguons aux générations futures,” etc.) soulignent chaque fois d’autres aspects, et induisent chacune une autre perception, voire un autre comportement. D’où, parfois, la nécessité de recourir à un multi-model discourse42, où plusieurs métaphores se complètent, mais corrigent aussi les dérives l’une de l’autre.

Le discours à modèles multiples permet d'aborder des questions complexes (dessin: Hans Møller).

En conclusion

La pensée métaphorique n’est pas intrinsèquement “bonne” ou “mauvaise;” bien conçue et bien comprise, elle peut rendre d’excellents services à la communication; elle ne peut devenir “dangereuse” que si elle occulte une partie de la réalité dans le but de nuire ou de servir les intérêts de personnes, d’états ou de corporations. Mais c’est là le destin de toutes nos communications linguistiques: la langue a un potentiel pour la coopération autant que pour le conflit43, et le choix entre les deux est un choix moral, que chacun de nous est appelé à faire.

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1 De Saussure, F.: Cours de linguistique générale, Ed. Payot, 1964, pp. 98-101.2 A.J.N. Judge: “Metaphors”, in Yearbook of International Organizations, vol. 4: World Problems and

Human Potential. München: K.G. Saur, 1985-6. ; voir aussi: “Recontextualizing Social Problems through Metaphor”, Revue Belge de Philologie et d’Histoire LXVIII (1990) n° 3, pp. 531-547.

3 Ortony, A.: “Why Metaphors are Necessary and Not Just Nice”, in Educational Theory 25 (1975), pp. 45-53.

4 Skàrmeta, A.: Une ardente patience. Paris: Seuil, 1987.5 Lakoff, G. & Johnson, M.L.: Metaphors We Live By. Chicago: Chicago U.P., 1980.6 van Noppen J.-P. et al.: Metaphor: A Bibliography of Post-1970 Publications. Amsterdam/ Philadelphia,

John Benjamins (Library and Information Sources in Linguistics, 17), 1985; van Noppen, J.-P. & Hols, E.: Metaphor II: A Classified Bibliography of Publications, 1985 to 1990. Amsterdam / Philadelphia, John Benjamins (Library and Information Sources in Linguistics, 20), 1990.

7 Voir notamment, Steen, G.: “The contemporary theory of metaphor – now new and improved” in Review of Cognitive Linguistics;, Vol. 9 Issue 1 (2011), p. 26.

8 Aristote: Poétique, 21, 1457b 7-8. trad. fr. J. Lallot et R. Dupont-Roc, Paris: Seuil, 1980.9 Chomsky, N.: Aspects of the Theory of Syntax. Cambridge, Mass.: MIT Press, 1965, p. 149.10 Loewenberg, I.: “Identifying Metaphors”, in Foundations of Language 12 (1975) n° 3, p. 320.11 Le Guern, M.: Sémantique de la métaphore et de la métonymie. Paris: Larousse Université (Coll. Langue

et langage), 1973.12 Grice, H.P. (1975) : "Logic and Conversation", in Cole, P. & Morgan, J.L. (eds.): Speech Acts (Syntax

and Semantics, vol. 3). N.Y., Academic Press, 1975, pp. 41-58. 13 Gibbs, R. : “Is a General Theory of Utterance Interpretation Really Possible ? ” Utterance Interpretation and

Cognitive Models IV, Bruxelles, ULB, 2-3 septembre 2013.14 Bergman, I.: The Touch (Beröringen). Cinematograph AB, ABC Pictures, 1971.15 Shakespeare, W.: Romeo and Juliet, II, ii, 3.16 Gibran, K.: Le Prophète. Ed. Casterman 1956, pp. 18, 60.17 Shakespeare, W.: Macbeth, II, ii, 35.18 Black, M. : “Metaphor”, in Proceedings of the Aristotelian Society, New Series, 55 (1954-55), pp. 273-

294; “More about Metaphor”, in Ortony, A. (ed.): Metaphor and Thought. London: Cambridge U.P., 1979, pp. 19-43.

19 Ricœur, P.: La métaphore vive. Paris: Éditions du Seuil, 1975.20 Jäckel, E.: Hitlers Weltanschauung. München: Deutsches Verlag-Anstalt, 1991, p. 77.21 Costa-Gavras: Z. Cinema V (US), 1969.22 Grady, J.E., Oakley, T. & Coulson, S. “Blending and metaphor”, in G. Steen & R. Gibbs (eds), Metaphor

in Cognitive Linguistics. Philadelphia: John Benjamins, 1999. 23 Cf. aussi De Brabanter, Ph.: Métaphore, concepts ad hoc et amalgames. Séminaire “Développements

récents dans l’étude de la métaphore”, École doctorale Langues et Lettres ULB, novembre 2008. 24 Searle, J.: “Metaphor”, in Ortony, A. (ed.): Metaphor and Thought. London: Cambridge U.P., 1979, pp.

92-123.25 Shannon, C.E. & Weaver, W.: The Mathematical Theory of Information. Urbana: University of Illinois

Press, 1949.26 Reddy, M.: “The Conduit Metaphor: A Case of Frame Conflict in our Language about Language”, in

Ortony, A. (ed.): Metaphor and Thought. London: Cambridge U.P., 1979, p. 293.27 van Noppen, J.-P.: “CDA: a Discipline Come of Age ?” in Journal of Sociolinguistics 8/1 (2004), pp.

105-123.28 Joseph, J. E.: Language and Politics. Edinburgh University Press (Edinburgh Textbooks in Applied

Linguistics), 2007.29 Boers, F.: “Health, fitness and mobility in free market ideology”, in: M. Maufort and J.-P. van Noppen,

(eds.): Voices of Power. Liège: Belgian Association of Anglicists in Higher Education, 1997, pp. 89-96.30 Van Heertum, C.: Metaphors in oenology : when you fill a glass of wine, you pour down metaphors.

Mémoire de licence en linguistique anglaise, ULB, 1991.31 Daloze, G.: Do words end when music begins ? Mémoire de licence en linguistique anglaise, ULB,

1989.

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32 van Noppen, J.-P.: Spatial Theography. A Study in Theographic Expression and Communication in Contemporary British Popular Theology. Thèse de doctorat en linguistique anglaise, Université Libre de Bruxelles, 1980, publ.: Ann Arbor, Mich.: UMI, 1980.

33 Eudes (St. Jean) C.J.M. (1601-1680): Salutation à Marie.34 http://www.yourgenome.org/dgg/general/code/code_1.shtml35 La question de la métaphore picturale a été étudiée par Forceville, C.: Pictorial Metaphor in Advertising.

London / NY: Routledge, 1996.36 van Noppen, J.-P.: Presidential Inaugural Addresses : A Genre Analysis. Bruxelles, ULB (Cahiers du

CeDoP : Anglais), 1995.37 Lakoff, G.: “Metaphor and War: The Metaphor System Used to Justify War in the Gulf” in Viet Nam

Generation Journal & Newsletter V3, N3 (November 1991). 38 Watzlawick, P.: Towards the Year 2000 Communication Society. Europalia Autriche, Bruxelles, 13

Octobre,1987. 39 McAllister, J.F.O.: “Warming to a Global Theme” in Time Magazine, 13 November 2006, p. 51.40 Lovelock, J. E. “Gaia as seen through the atmosphere” in Atmospheric Environment 6/8 (1972), pp. 579–

580.41 Lovelock, J. E.: The Revenge of Gaia: Why the Earth Is Fighting Back - and How We Can Still Save

Humanity. London : Allen Lane, 2006; cf. aussi Aitkenhead, D.: “Enjoy life while you can” The Guardian, April 2, 2010.

42 Ramsey, I.T.: Models and Mystery. Oxford University Press, 1964, pp. 2-58.43 Maufort, M. & van Noppen, J.-P. (eds.) Voices of Power. Cooperation and Conflict in Language and

Literature. Liège, L3/Belgian Association of Anglicists in Higher Education, 1997.