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Juste quelqu’un de bien ANGÉLA MORELLI

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Juste quelqu’un de bien

ANGÉLA MORELLI

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ANGÉLA MORELLI

roman

JUSTE QUELQU’UN DE BIEN

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© 2017, HarperCollins France SA.

HARPERCOLLINS FRANCE83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13.

www.harlequin.fr

ISBN 978-2-2803-7752-2 — ISSN 2271-0256

Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :© ROHAPPY / GETTY IMAGES / ISTOCKPHOTORéalisation graphique : BELLE MECANIQUETous droits réservés.

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.

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À mes enfants, Constance et Charles, qui supportent depuis des années les phases

d’abattement et d’exaltation de leur mère, qui a toujours un manuscrit sur le feu : les enfants, votre patience a payé, votre

nom figure en exergue de ce roman !

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« Tant que le cœur conserve des souvenirs, l’esprit garde des illusions. »

Chateaubriand

« Il la rencontrerait dans la rue, il ne la reconnaîtrait pas. »

Aragon, Aurélien

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Il y a des histoires qui commencent au crépuscule et d’autres à l’aube.

Il y a des chagrins que l’on ne peut enfouir et des bonheurs que l’on apprend à ne pas cacher.

Il y a des hommes que l’on croise, que l’on heurte, que l’on rate, et d’autres que l’on aime pour toujours.

Il y a des amours adolescentes qui ne s’oublient jamais.

Il y a des hommes que l’on met dix-sept ans à retrouver.

Il y a des comètes qui laissent derrière elles des cendres et d’autres de la poussière d’étoiles.

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Bérénice se réveilla en sursaut. Un faible rayon de soleil s’était frayé un chemin à travers le vasistas pour se loger dans son œil droit. Elle cligna des yeux et regarda autour d’elle, désorientée. À qui appartenait donc cette chambre qui n’était claire-ment pas la sienne ? Un bureau IKEA, une chaise qui croulait sous les vêtements sales, un portant sur lequel étaient jetées des fringues masculines et partout, absolument partout, des cartons de pizzas vides, des bouteilles de bière, des canettes de soda, des caleçons sales, des emballages en plastique au fond desquels traînaient des substances non identi-fiées… Ce n’était pas une chambre mais un taudis. Un léger ronflement lui parvint aux oreilles. Elle tourna la tête, ce qui la fit grimacer : une migraine sourde lui martelait les tempes. Un homme dormait à ses côtés. Enfin, un homme… un jeune homme, plutôt. La lumière matinale éclairait un visage encore poupin dans lequel se détachait un nez déjà viril. Le drap avait glissé, dévoilant un torse imberbe et musclé. Bérénice fronça les sourcils. Quelle heure

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était-il ? Que faisait-elle dans la chambre de ce garçon ? Et, plus important, quel âge avait-il ?

Un coup d’œil sur le radio-réveil en forme de Pokémon posé à même le sol lui donna la réponse à la première question. 6 h 43. Bérénice grimaça. Elle ne se rappelait pas comment elle avait échoué dans ce dépotoir avec ce garçon, qui, elle l’espérait fortement, était majeur, mais elle se doutait, au vu du mal de tête qui lui vrillait le crâne, que l’alcool avait dû être le troisième participant de la soirée. Et si elle en croyait le fait qu’elle était entièrement nue elle aussi, ils ne s’étaient pas contentés de jouer au Scrabble. Ou alors au strip-Scrabble. Elle se contorsionna avec lenteur vers le bord du lit pour se lever sans réveiller son voisin. Elle commença par poser le pied gauche à tâtons sur le sol, puis le droit, puis elle sortit du lit avec précaution.

Des souvenirs de la veille lui revinrent tandis qu’elle cherchait ses vêtements. Un bar, un groupe de mecs qui lui avaient payé des shots à la chaîne, le blondinet qui l’avait ouvertement draguée avant de l’embrasser et de lui proposer d’aller chez lui, la montée de l’escalier jusqu’au sixième en se roulant des pelles sur tous les paliers, les marches ratées en riant, l’effeuillage… si ses souvenirs étaient bons, le temps qu’ils parviennent au studio, son chemisier était entièrement déboutonné. Elle aurait d’ailleurs bien aimé remettre la main dessus. Avec une économie de mouvements autant destinée à ne pas réveiller celui dont elle avait oublié le nom

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— et la performance — qu’à ne pas aggraver sa migraine, elle rassembla ses vêtements éparpillés un peu partout. Tous, sauf son soutien-gorge. Elle le chercha des yeux tout en enfilant le reste et finit par l’apercevoir sur le bureau, posé… sur une assiette sale. Merde. Pas question de l’abandonner, c’était son préféré, le rose avec de la dentelle noire. Elle s’en saisit du bout des doigts et le fourra dans le tote bag qui lui servait de sac à main tout en se dirigeant vers la porte sur la pointe des pieds.

Au moment où elle posait la main sur la poignée, une voix ensommeillée se fit entendre dans son dos.

— Tu t’en vas déjà ?Merde. Elle prit une profonde inspiration et se retourna.— Oui, j’ai un rendez-vous. On m’attend pour

aller à la messe, improvisa-t-elle.Et je n’aurais jamais dû passer la nuit ici. Je me

ramollis. — Tu es sûre que tu ne peux pas rester encore

un peu ? demanda le jeune homme, déçu. On pourrait, tu vois…

Bérénice voyait très bien. De la même manière qu’elle voyait très bien aussi que la nuit n’avait pas dû être géniale, loin s’en faut, sinon elle en aurait gardé des souvenirs et quelques courbatures. Et puis il avait quoi, ce mec ? Vingt ans ? Dix-neuf ans ?

— Oui, je suis sûre. Et je ne suis déjà pas certaine d’avoir bien fait de passer la nuit ici, alors…

— Ah bon ? C’était pas bien ?

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— Si, si, mentit-elle sans vergogne (pas besoin de blesser son ego), c’est juste que…

— Parce que moi, j’ai adoré.— Ah, euh, OK, merci, mais…— Allez, viens, insista-t-il en tapotant le lit à

côté de lui. Popaul a très envie de te dire bonjour.Popaul ? Au secours.Avant que Bérénice ait eu le temps de décliner

pour la troisième fois, il souleva le drap.— Regarde comme Popaul se dresse pour toi.Interdite, elle le regarda sans répondre.— Allez, insista-t-il, ça ne prendra pas longtemps.— Écoute, euh, David ?— Tristan.— Tristan. Écoute, je vais être claire avec toi. Un,

ne dis jamais à une femme que ce que tu comptes lui faire ne va pas durer longtemps. C’est pas très vendeur, si tu vois ce que je veux dire. Deux, ne parle jamais, jamais, jamais de ton sexe à une femme en l’appelant Popaul. C’est… je ne peux pas te dire à quel point c’est… perturbant. Trois, je ne suis pas certaine que tu sois majeur et je n’ai pas envie de finir en prison. Je pense qu’un juge pourrait m’accorder les circonstances atténuantes pour hier soir parce que j’ai manifestement ingéré plus d’alcool qu’un marin polonais en permission, mais si je recommençais à présent, j’en prendrais pour dix ans.

— Je suis majeur ! protesta Tristan.— Mais à mon avis, pas depuis longtemps.

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— Depuis six mois.Bérénice le dévisagea, effarée.— Mon Dieu. J’ai couché avec un garçon qui

est né après la coupe du monde de 98, fit-elle en posant une main sur sa bouche.

— Mais je…— Écoute, Tristan, tu es super gentil, tu es très

mignon, et je suis sûre que tu vas devenir un homme merveilleux. Je ne peux juste pas attendre que ça se produise, c’est tout. Il faut que tu rencontres des filles de ton âge.

— Mais les filles de mon âge n’ont pas tes talents ! La nuit dernière, c’était juste, incroyable, tu vois, et…

— Je ne suis pas prof, Tristan, désolée. Je n’ai pas pour ambition de former la jeunesse, répliqua-t-elle en ouvrant la porte.

— Laisse-moi au moins ton numéro !— Je n’ai plus de portable, on me l’a volé, désolée !Sur ce, elle se glissa hors de l’appartement et

dévala les marches quatre à quatre. Six minutes et six étages plus bas, elle déboucha dans une rue baignée de soleil. Elle cligna des yeux et regarda autour d’elle. Où était-elle ? Elle sortit son téléphone de son sac et ouvrit l’application « plans ». Le petit point bleu indiquant sa position se mit à clignoter. Elle pinça l’écran afin de zoomer sur le nom de la rue. Rue Guérin. Elle dézooma afin d’avoir une vue d’ensemble du quartier. Putain. Elle était au fin fond du 16e arrondissement. Ce qui était assez

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logique puisqu’elle avait pris la ligne 9 du métro la veille au soir ; elle se rappelait être descendue à Exelmans. Elle avait choisi cette destination parce que la ligne de métro, directe depuis chez elle, lui permettait de se rendre loin sans subir de changement. En parlant de métro, il était où ? À en croire l’appli, pas très loin. Elle se mit en route d’un bon pas. L’air frais et le soleil achevèrent de dissiper sa migraine. Au fur et à mesure que sa foulée se faisait plus légère, elle sentait se dissiper la brume qui avait envahi son cerveau. Elle sortait ses écouteurs pour écouter de la musique lorsque son téléphone vibra. Juliette.

— Oui, ma biche ?— Bonjour, Jeanne Moreau, vous voulez bien

me passer Bérénice Spyros s’il vous plaît ?— Oh ! ça va, répliqua Bérénice en souriant.— Sérieusement, B., t’as fumé un régiment de

sapeurs-pompiers ou bien ?— J’ai beaucoup bu, avoua Bérénice en s’engouf-

frant dans le métro.— Et beaucoup couché ?— Si je me souviens bien, un peu.— Et c’était bien ? Dis-moi que oui, s’il te plaît.

J’ai besoin de vivre du cul par procuration.— Bof. Il était trop jeune pour vraiment savoir

ce qu’il faisait et j’avais trop bu pour jouer les initiatrices perverses, alors…

— B…, commença Juliette sur un ton vaguement réprobateur. Il avait quel âge, exactement ?

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— Euh… disons qu’il ne pourrait pas commander une bière aux États-Unis, mais vu qu’on est en France…

Juliette éclata de rire.— Et ça se passe comment la semaine prochaine ?

Tu as prévu de faire la sortie des collèges ?— Tout de suite les gros mots. Il était majeur,

c’est l’essentiel.— Ne va pas croire que je te jette la pierre, va.

Moi qui n’ai pas couché avec mon mari depuis six mois, je suis juste super jalouse que tu aies une vie sexuelle épanouie.

— Épanouie, épanouie, faut le dire vite. Disons juste que j’ai une vie sexuelle, répondit Bérénice en parvenant sur le quai. Qu’est-ce que tu fais debout si tôt un dimanche matin ?

— Il est à peine 7 heures, rétorqua Juliette en bâillant.

— Tu n’as pas fermé l’œil de la nuit, devina Bérénice en montant dans la rame.

Les portes se refermèrent derrière elle en chuin-tant. Elle se laissa choir sur un siège près de la fenêtre. À cette heure matinale et dominicale, le métro était quasi vide.

— Gagné. C’est incompréhensible. Tous les enfants de quatre mois font leurs nuits sauf le mien. Je pense que c’est un complot. Cet enfant me déteste.

— Tous les enfants de quatre mois font leurs nuits dans les livres des connasses qui t’assurent

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aussi que les nausées sont uniquement matinales et ne durent que trois mois. Dois-je te rappeler que tu as vomi non-stop pendant quatre mois et demi ?

— C’est pas faux. Il n’empêche que je suis crevée et que je ne sais pas si je vais sortir un jour de mon état de zombie au ventre flasque.

— Tu veux venir prendre un café ?— Je n’attends que ça. Ça va être l’apogée de

ma journée. Je fais le marché et je passe en fin de matinée, OK ?

— OK. Et n’apporte pas de croissants !Trop tard. Juliette avait déjà raccroché. Bérénice

se laissa bercer par le ronronnement monotone du métro, et ses pensées dérivèrent. La blague de Juliette concernant les collégiens l’avait piquée plus qu’elle n’aurait été prête à l’avouer. Elle songea aux conquêtes de ces derniers mois : elles étaient de plus en plus jeunes. Ses samedis soir ne ressemblaient plus à rien. Ces hommes interchangeables dont elle ne retenait jamais les prénoms, ces corps de plus en plus jeunes, ces étreintes souvent sans intérêt, qu’elle oubliait à peine la porte de ces appartements anonymes refermée. Elle essaya de se remémorer la dernière fois qu’elle avait eu un orgasme dans les bras d’un de ces amants de passage. Pas cette nuit, c’était certain, ni la semaine précédente, ni… Ah, voilà, il y avait eu cet Italien, comment il s’appelait, déjà ? Paolo ? Paco ? Pietro ? Elle avait souvenir d’avoir pris son pied avec lui mais c’était quand, déjà ? Il pleuvait, il faisait froid… Ah, voilà,

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c’était le jour où elle avait oublié son parapluie au cinéma. En octobre. On était mi-avril. À raison d’un amant par semaine pendant six mois, elle avait donc couché avec une vingtaine de mecs et joui… une seule fois. Génial. À ce rythme-là, elle pouvait peut-être concourir pour une médaille.

La voix préenregistrée et sans charme de la RATP annonça que le métro arrivait à Saint-Ambroise. Elle descendit, regagna l’air libre et leva le nez vers le ciel qui était intégralement bleu. Pas un seul nuage ni même une strie d’avion à l’horizon. Elle prit une profonde inspiration et ferma un instant les yeux, attentive aux bruits familiers de la rue. Quelques voitures éparses, des oiseaux, le garçon qui bavardait avec un client à la terrasse du café tout près. Sa ville. Son quartier. Elle emprunta le boulevard Richard-Lenoir en direction de Bastille, et soudain les souvenirs de la nuit et les interro-gations s’effacèrent et elle se laissa envahir par la simple joie de respirer Paris. Parvenue au niveau de la rue Bréguet et du marché dominical, elle se glissa entre les étals de l’allée centrale débordant de couleurs qui répandaient un mélange d’odeurs diverses qui pourtant se mêlaient à merveille. Poulet rôti, huîtres, fruits découpés par un camelot qui faisait l’article d’un appareil miracle censé découper n’importe quel fruit et légume en dés, en cubes, en rondelles ou en étoiles en moins de dix secondes. Elle s’arrêta devant son stand pour le regarder faire sa démonstration à grands gestes extravagants,

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amusée par son bagout. Elle sortit un billet de cinq euros de son porte-monnaie et lui acheta un petit instrument vert. Puis elle poursuivit sa promenade tranquillement, résista à la tentation d’acheter un sac à main, fit l’acquisition d’un kilo d’oranges et sortit du marché au niveau de la rue Daval. Elle traversa le boulevard et poussa la porte du Va comme j’te pousse.

Il y avait peu de monde à cette heure matinale, un ou deux habitués accoudés au comptoir. Bérénice les imita.

— Salut, ma belle.Une brune entre deux âges se pencha par-dessus

le bar pour lui faire la bise.— Salut, Nath. T’as pas le journal ce matin ?

s’étonna Bérénice en regardant autour d’elle.— Un mec me l’a piqué.Bérénice la regarda, interloquée.— On t’a volé Le Parisien ?— Comme je te le dis, répondit Nathalie en

s’affairant devant la machine à expressos. Il devait avoir une bonne raison.

— Tu trouves toujours des excuses à tout le monde.

— De toute façon, c’est pas comme s’il se passait des trucs intéressants en ce moment. Si tu veux les nouvelles, t’as qu’à utiliser ton téléphone, comme tout le monde.

Nathalie posa un café et trois sucres devant Bérénice.

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— Tu sais bien que j’ai horreur de ça. Un téléphone, ça sert à téléphoner et à éviter de se perdre, point.

— Tu es restée coincée au xxe siècle. Faut vivre avec son temps.

— Bof. J’en vois pas vraiment l’intérêt.Bérénice défit le papier qui enveloppait le premier

morceau de sucre, qu’elle déposa dans la cuillère avant de le faire lentement glisser dans la tasse. Elle renouvela l’expérience à une reprise et demie puis remballa avec soin le demi-sucre restant.

— T’es passée au marché ? demanda soudain Nathalie en apercevant le petit instrument vert que Bérénice avait placé sur le comptoir devant elle.

Cette dernière se contenta d’opiner en remuant son café.

— Ce n’est pas au moins le troisième truc de ce genre que tu achètes ?

— Le quatrième, corrigea Bérénice en portant la tasse à ses lèvres.

— Le vendeur est si mignon que ça ?— Même pas. Mais il faut bien qu’il vive, le

pauvre. Et puis ils sont tous de couleur différente. Ça fait joli sur le rebord de ma fenêtre.

Nathalie s’immobilisa, un verre à la main, et jeta à Bérénice un regard indéchiffrable. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis se ravisa et retourna à sa vaisselle.

— Tu es toute seule ce matin ?— Valérie est déjà en train de râler en cuisine.

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Sandrine prend son service à 11 h 30. À midi, c’est tajine, si ça te dit.

— Je déjeune en famille, répondit Bérénice en repoussant sa tasse vide. À demain.

Elle sortit du café, et se dirigea vers la rue Saint- Sabin. Parvenue au numéro 16, elle composa le code et poussa la lourde porte cochère qu’elle laissa se refermer derrière elle. Un porche sombre et ensuite… la lumière. Bérénice habitait une de ces impasses privées, pavées et fleuries qu’on appelle parfois des cités, dissimulées à la vue des passants par une porte. La sienne était assez courte, composée d’une allée bordée d’une dizaine de maisons de chaque côté. Ces maisons, peu hautes — un ou deux étages — avaient la particularité de présenter des façades colorées toutes différentes. Tous les styles se côtoyaient dans un joyeux mélange dépareillé. Sa maison, qui se dressait tout au bout de l’impasse, était verte et tirait sur le genre industriel, avec sa porte à barreaux. C’était une ancienne imprimerie reconvertie en appartements. Bérénice remonta l’allée lentement en respirant l’odeur des arbres en fleurs. Un silence quasi surnaturel, uniquement rompu par les pépiements des oiseaux, régnait dans cet endroit caché. Parvenue devant chez elle, elle introduisit la clé dans la serrure et poussa la porte avec précaution pour éviter de la faire grincer. Elle passa d’abord la tête à l’intérieur. La voie était libre. Elle se glissa dans l’entrebâillement de la porte.

— Bérénice ? C’est toi ?

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Merde. Elle qui avait espéré pouvoir rentrer sans se faire

remarquer… elle en était pour ses frais. Elle poussa un soupir silencieux et referma la porte derrière elle.

— Bonjour, Moune.— Bonjour, ma chérie.Sa grand-mère l’attrapa par la taille et posa un

baiser sonore sur sa joue.— Ne me dis pas que tu t’es levée juste pour

aller acheter ce… cette… ce machin ? fit-elle en apercevant l’instrument en plastique vert qu’elle tenait en main avec le sachet d’oranges.

Bérénice savait qu’il était inutile de lui mentir. Ariane avait un « radar à bullshit », comme elle le surnommait elle-même.

— Je suis passée au marché en rentrant, avoua-t-elle. Pourquoi tu es déjà debout ?

— J’ai un cours de yoga.Bérénice remarqua alors que sa grand-mère portait

un legging rose fluo, un T-shirt vert et des baskets bleues. Elle ferma les yeux, aveuglée.

— C’est une nouvelle lubie qui nécessite que tu te transformes en lampadaire ?

Ariane éclata de rire.— Je ne te permets pas, jeune fille. Et je n’ai pas

de lubies, juste des envies, disons… changeantes. Et ne crois pas que je n’aie pas compris que tu essayais de détourner la conversation. Est-ce que ta nuit a été bonne ?

Bérénice haussa les épaules.

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— Même pas.— Mais où te mènera la façon dont tu vis ? Quel

système est le tien ? se mit à déclamer Ariane, la main sur le cœur.

Et merde. Quand sa grand-mère se mettait à réciter des extraits de pièces de théâtre, c’est que la conversation prenait un sale tour. Surtout quand c’était Cyrano.

Bérénice soupira.— J’errais dans un méandre, répliqua-t-elle en

entrant dans le jeu de sa grand-mère. J’avais trop de partis, trop compliqués, à prendre…

— Mon cul, oui, l’interrompit Ariane.— Tu prends des libertés avec le texte. Rostand

doit se retourner dans sa tombe.— Laisse Rostand pourrir en paix. La vérité,

ma chérie, et ça fait quelque temps déjà que j’ai envie de t’en parler, c’est que tu fais n’importe quoi.

Bérénice ouvrit la bouche pour protester mais Ariane la fit taire en levant une main autoritaire.

— Ne va pas croire que je juge la succession de plans cul dont sont remplis tes samedis soir. Je suis une femme moderne malgré mon grand âge. J’ai brûlé mon soutien-gorge en 1968 pour que ma petite-fille puisse coucher avec qui elle veut. Ce n’est pas ça le problème. Non, le problème, poursuivit-elle sur un ton radouci, c’est que tu n’es pas heureuse. Je le vois bien. Et au rythme où tu vas, j’ai bien peur que tu aies épuisé tous les mecs

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potables de la capitale avant d’avoir compris ce que tu cherches.

Bérénice ne répondit pas. Que cherchait-elle vraiment en allant draguer tous les samedis soir dans un bar différent ? Elle aurait été bien en peine de le dire.

Sa grand-mère la considéra un instant en silence puis changea de sujet.

— Tu veux venir au yoga avec moi ?— Non, merci. J’ai du boulot.— À ta guise.Ariane enfila un trench noir sur sa tenue flam-

boyante et s’éloigna. Bérénice referma la porte derrière elle et grimpa les deux étages qui menaient à son appartement.

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ANGÉLA MORELLI

À trente-quatre ans, Bérénice n’a plus aucune certitude. Tout ce

qu’elle croyait savoir sur la vie a pris l’eau, elle multiplie les amants,

mais ne tombe jamais amoureuse et, cerise sur le gâteau, voilà

qu’elle n’arrive plus à écrire une ligne, alors que l’écriture est sa raison

d’être. Heureusement, elle peut compter sur les trois femmes de

sa vie : sa mère et sa grand-mère, avec qui elle partage une jolie

maison cachée au cœur de Paris, et Juliette, son amie d’enfance.

Mais ça ne suffit plus.

Bérénice n’a donc plus le choix. Elle doit enfin affronter les questions

qu’elle a toujours refusé de se poser et accepter de faire une place…

aux hommes de sa vie. En commençant par son père, dont elle ne

sait rien, et par Aurélien, un homme surgi du passé, qu’elle vient

de croiser et qui ne l’a pas reconnue.

Dans ce roman lumineux et réjouissant,

Angéla Morelli brosse le portrait tendre d’une femme

de son temps, qui, en cherchant à comprendre

ce qui l’unit vraiment à ceux qu’elle aime, parviendra

peut-être à devenir juste quelqu’un de bien.

Parisienne d’adoption, Angéla Morelli a gardé de son enfance dans

le Sud-Ouest un accent joyeux et le goût des histoires qui font rêver

et qui stimulent l’imaginaire. Juste quelqu’un de bien est son

quatrième roman.

62.9591.8

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