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Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée Kant, les Lumières et la Révolution française Jean Ferrari Résumé Jean Ferrari, Kant, les Lumières et la Révolution française, p. 49-59. En cette année du Bicentenaire, le jugement porté par Kant sur la Révolution française mérite l'attention. C'est en effet celui d'un témoin qui, quelques années plus tôt, a appelé de ses vœux l'avènement des Lumières par de progressives réformes et se trouve confronté à un événement inouï, d'une brutalité imprévisible, qui bouleverse l'histoire des peuples européens. Il s'interroge alors, non sur l'événement lui-même dont il condamne sans appel les excès, mais sur la manière dont ses contemporains jugent la Révolution française. Il y voit le signe d'un progrès moral de l'humanité qui donne un sens à toute l'histoire humaine. Citer ce document / Cite this document : Ferrari Jean. Kant, les Lumières et la Révolution française. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 104, n°1. 1992. pp. 49-59; doi : 10.3406/mefr.1992.4197 http://www.persee.fr/doc/mefr_1123-9891_1992_num_104_1_4197 Document généré le 12/06/2016

Kant, les Lumières et la Révolution française · Révolution française qui se réclame de la première, même si elle en dépasse très largement les ambitions et, dans son déroulement,

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Mélanges de l'Ecole française deRome. Italie et Méditerranée

Kant, les Lumières et la Révolution françaiseJean Ferrari

RésuméJean Ferrari, Kant, les Lumières et la Révolution française, p. 49-59.

En cette année du Bicentenaire, le jugement porté par Kant sur la Révolution française mérite l'attention. C'est en effet celuid'un témoin qui, quelques années plus tôt, a appelé de ses vœux l'avènement des Lumières par de progressives réformes et setrouve confronté à un événement inouï, d'une brutalité imprévisible, qui bouleverse l'histoire des peuples européens. Ils'interroge alors, non sur l'événement lui-même dont il condamne sans appel les excès, mais sur la manière dont sescontemporains jugent la Révolution française. Il y voit le signe d'un progrès moral de l'humanité qui donne un sens à toutel'histoire humaine.

Citer ce document / Cite this document :

Ferrari Jean. Kant, les Lumières et la Révolution française. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée,

tome 104, n°1. 1992. pp. 49-59;

doi : 10.3406/mefr.1992.4197

http://www.persee.fr/doc/mefr_1123-9891_1992_num_104_1_4197

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JEAN FERRARI

KANT, LES LUMIÈRES ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Kant, dont on s'accorde à reconnaître qu'il est à l'origine de notre modernité, non seulement a participé, d'une manière très personnelle, au mouvement des Lumières, mais a été un témoin privilégié de la Révolution française, un témoin certes éloigné puisqu' il n'a jamais quitté Königsberg, où il est né en 1724 et est mort en 1804, mais cet éloignement géographique ne l'a pas empêché d'éprouver le plus vif intérêt pour les événements qui se passaient en France et sur lesquels il porte un jugement qui mérite d'être rappelé en cette année du Bicentenaire.

Kant, en effet, n'est pas seulement l'auteur des Trois Crìtiques. Ce philosophe qu'on juge abstrait, dont on étudie surtout la pensée théorique, a développé une anthropologie, une philosophie du droit, une philosophie de l'histoire qui s'inscrivent dans l'immense effort de réflexion mené au XVIIIe siècle sur la nature de l'homme et les progrès de l'humanité, appelé Lumières en France, Illuminismus en Italie, Aufklärung en Allemagne. Or les Lumières ont préparé les esprits aux idéaux qui allaient être ceux de la Révolution française. «Les philosophes» du XVIIIe siècle ont accompli à cet égard un travail critique qui a permis, tant dans le domaine du savoir que dans celui de la politique, une prise de conscience et une libération : par eux l'homme occidental a découvert ses droits et mieux mesuré ses pouvoirs. Par eux le statut du sujet obéissant et soumis aux autorités religieuses et au pouvoir royal a été ébranlé. La conscience de la citoyenneté a été éveillée.

Il n'est donc pas indifférent d'évoquer ce double rapport de Kant d'abord à la philosophie des Lumières qui est celle de son siècle, ensuite à la Révolution française qui se réclame de la première, même si elle en dépasse très largement les ambitions et, dans son déroulement, en contredit quelques-uns des principes. Or ces deux aspects de la pensée kantienne sont illustrés dans deux textes fort courts.

Le premier, Réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières?, parut en 1784, cinq ans avant le début de la Révolution française. Le second est tiré du Conflit des facultés, publié 14 ans plus tard, en 1798, alors que la der-

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nière phase de la Révolution française, le Directoire, touchait à sa fin et qu'il devenait possible de porter sur elle un regard d'ensemble.

L'opuscule sur les Lumières répond à une question posée par un pasteur berlinois, Johann Friedrich Zöllner, dans un article consacré à la possibilité du mariage civil. Il s'y effrayait des abus possibles des Lumières. «Avant de vouloir éclairer, disait-il, il faut savoir ce que sont les Lumières, cela je ne l'ai trouvé nulle part. Qu'est-ce donc que Γ Aufklärung?»1. Cette question s'inscrivait dans un débat, né quelques années plus tôt, auquel Kant n'avait pas pris part, parce que, plus proche des Lumières françaises que celles de son propre pays, il n'était pas considéré en Allemagne comme un véritable «Aufklärer».

Rien n'est plus divers en effet que les Lumières, même si les philosophes qui s'en réclament ont en commun quelques grands principes comme ceux de privilégier le rôle de la raison dans les affaires humaines, de combattre l'injustice, d'instaurer la tolérance.

Ainsi en Allemagne, au moment où Kant répond à la question du Pasteur Zöllner, un authentique «Aufklärer», Moses Mendelssohn, écrit lui aussi un petit texte sur le sujet, très différent de celui de Kant. L'homme, affirme-t-il, n'est pas seulement un animal connaissant, il faut le considérer dans sa totalité vivante, ne pas mettre entre parenthèses sa situation historique, son métier, ses traditions religieuses qu'il convient de traiter avec respect. «L' Aufklärer, écrit Mendelssohn, ami de la vertu, devra agir avec prudence et circonspection et plutôt supporter les préjugés que d'en rejeter la part de vérité qui s'y trouve si étroitement liée. . . La tolérance à l'égard des préjugés est préférable à l'abus des Lumières qui conduit à l'affaiblissement du sentiment moral, à l'irréligion et à l'anarchie»2. Telle est l'attitude des Lumières allemandes3, trop souvent oubliée, parce que l'opuscule de Kant est considéré à tort comme la charte de l'Aufklärung alors qu'il est un manifeste en faveur de sa propre philosophie4.

Kant, en effet, sans s'embarrasser des divers sens du mot et du problème qu'a fait naître la question, saisit l'occasion pour définir l'esprit et les exigences du criticisme, libéré de tout l'appareil conceptuel et réduit à sa

1 Was ist Aufklärung? Beiträge aus der Berlinischen Monatschrift, wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1973, p. 107-116.

2 Op. cit., p. 444-451. 3 Yvon Belaval a pu intituler un bref article très suggestif sur la question :

L'Aufklärung à contre-Lumières, dans Archives de philosophie, 42,4, p. 631-634. 4 Réponse à la question : qu'est-ce que «les Lumières»'?, dans Kant, La philosophie

de l'histoire, traduction S. Piobetta, Paris, 1947, p. 46-55.

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seule fonction critique. L'esprit de l'Aufklärung se définit alors par le penser par soi-même et la confiance absolue en une raison audacieuse dont l'exercice implique l'ouverture d'un espace de liberté pour la parole philosophique.

«Qu'est-ce que les Lumières? écrit Kant, au début de son opuscule, La sortie de l'homme de sa minorìté, dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapere audel Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des mières»

Le propos de Kant se développe ensuite à travers une série d'oppositions, d'abord entre ceux qu'il appelle les tuteurs et le peuple qui s'y soumet, par faiblesse6, puis entre l'individu pour lequel il est très difficile de sortir du commode asservissement aux institutions et aux formules et le public capable de s'éclairer peu à peu de lui-même lorsque ses tuteurs sont eux-même éclairés7, enfin entre l'usage public et l'usage privé de la raison8.

Lorsqu'il pose en effet la liberté comme seule condition du passage de la minorité à la majorité, Kant n'entend pas autre chose que cette liberté, la plus inoffensive qui soit, déclare-t-il, dont jouit le savant devant l'ensemble du public qui lit, la seule qui soit véritablement nécessaire aux Lumières, mais qui doit être sans limite, c'est ce qu'il appelle l'usage public de la raison. Telle n'est pas la liberté qui, elle, peut-être sévèrement contrôlée, dont dispose le citoyen dans la fonction sociale qui lui est confiée. Là, il doit se soumettre sans discuter, c'est l'usage privé de la raison. Mais, si ce citoyen est aussi un savant, il peut s'exprimer librement dans des écrits qui cri-

5 Op. cit., p. 46. 6 «La paresse et lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre

d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère (naturaliter maiorennes), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu'il soit si facile à d'autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d'être mineur! Si j'ai un livre, qui me tient lieu d'entendement, un directeur, qui me tient lieu de conscience, un médecin, qui décidé pour moi de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer; d'autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c'est une chose pénible, c'est ce à quoi s'emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d'exercer une haute direction sur l'humanité».

7 Op. cit., p. 47-48. 8 Op. cit., p. 48 et sq.

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tiquent l'institution dans laquelle il sert. L'exemple privilégié de Kant, longuement développé, est ici celui de la religion. La distinction entre ce que j'appellerais la parole de conscience, celle de la religion intérieure, et la parole de convenance, celle d'un symbole imposé par une église, ne peut se comprendre que dans un contexte où la fonction ecclesiale est fortement fonctionnarisée et tout à fait comparable à celle du magistrat ou de l'officier auxquels Kant accorde les mêmes droits. Nul devoir de réserve n'est envisagé ici par Kant. Car «renoncer au progrès du savoir, écrit-il, - et la religion elle-même ne peut se soustraire au progrès des Lumières - serait violer les droits sacrés de l'humanité et les fouler aux pieds», puisque la destination de l'homme est de se débarrasser de ses erreurs et de progresser vers les Lumières9.

Or cette apologie du libre examen, cette défense de la libre pensée s'accordent assez bien avec l'ordre établi, pourvu qu'il garantisse au savant la libre diffusion de ses pensées. C'est pourquoi l'opuscule de Kant s'achève par un éloge du règne de Frédéric il, le seul maître au monde qui a osé dire : «Raisonnez autant que vous voudrez, mais obéissez»10. Et si à la question «vivons-nous actuellement dans un siècle éclairé?» Kant répond en définitive «non, mais bien dans un siècle en marche vers les Lumières», ce n'est pas qu'il juge que, pour qu'un siècle soit éclairé, il faille que la liberté de penser s'accompagne des autres libertés, mais parce que, dans les choses de la religion, «les hommes sont encore loin de se servir de leur propre entendement»11. L'extension des Lumières n'est donc pas nécessairement liée pour Kant à la conquête des libertés civiles même si celles-ci impliquent, à plus ou moins long terme, leur établissement.

L'intérêt de la position kantienne n'est certes pas dans cette sorte de complaisance à l'égard du despotisme éclairé de Frédéric II, qui reste un despotisme et auquel Kant, pourtant, fait appel contre ceux qu'il appelle les tyrans cléricaux, c'est-à-dire contre la seule tyrannie qui l'ait jamais menacé, celle qui l'aurait empêché de dire ou d'écrire ce qu'il considérait comme vrai, celle qui menaçait la liberté académique, à ses yeux le plus sûr garant du progrès des Lumières. Ce qui donne une force singulière à son propos et en fait l'originalité, c'est que ce progrès lui paraît possible et en notre pouvoir, c'est qu'il ouvre l'avenir d'une humanité qui est en marche, en progrès.

À cet égard, sa réponse à la question : qu'est-ce que les Lumières s'inscrit dans une série d'opuscules qu'il a consacrés à l'histoire en laquelle il voit l'émergence pour l'humanité d'une finalité dont les échecs ne doivent

9 Op. cit., p. 51. 10 Op. cit., p. 55. 11 Op. cit., p. 53.

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être considérés que comme des obstacles provisoires sur un chemin qui doit la conduire vers ce qu'il appelle le règne des fins, c'est-à-dire vers un état de l'humanité caractérisé par l'accord du Droit qui régit les peuples et de l'exigence morale qui révèle la transcendance de l'homme. À cette marche en avant les Lumières apportent un secours décisif. C'est la totale liberté d'expression pour le savant qui conduira peu à peu à la conquête des autres libertés. Pour transformer la société il faut d'abord transformer les esprits. Telle est l'une des tâches, rarement mise en relief, à laquelle répond l'entreprise critique.

Ainsi, comme l'a montré Michel Foucauld dans l'un de ses derniers cours au Collège de France12, en répondant à la question sur la nature de l'Aufklärung, Kant définit donc le rapport qu'à ses yeux le philosophe doit établir avec son époque. La question est une question au présent et sur le présent, une question d'actualité. «Qu'est-ce qui, dans le présent a un sens pour la réflexion philosophique?». Qu'est-ce qui, dans le présent, définit la tâche du philosophe, engage sa responsabilité propre? Le philosophe n'est pas seulement le spectateur ou l'analyste de cette marche vers les Lumières. Parce qu'il repère l'apparition d'un sens dans ce segment de l'histoire qui fait événement, et qu'il le dit, le philosophe à la fois reconnaît son appartenance à une époque donnée et définit son rôle dans la cité, un peu à la manière de Socrate rappelant aux Athéniens la mission qu'il avait le devoir de remplir parmi eux. Or cet événement qu'est l'Aufklärung, ou plutôt cette série d'événements, qui définit une marche vers les Lumières, finit par désigner l'époque tout entière. Le XVIIIe siècle est le siècle des Lumières ou siècle de la philosophie, parce que la recherche de la vérité qui est l'exigence philosophique fondamentale n'est plus entravée par des lois iniques, parce que les philosophes et les savants acquièrent la possibilité d'exprimer librement leurs pensées, parce que cette liberté de penser et de publier constitue pour Kant la condition de l'émancipation de l'homme à la conquête de sa majorité.

Or quelques années plus tard, par d'autres procédés que Kant n'avait pas prévus, un peuple entier va conquérir sa liberté aux yeux de l'univers stupéfait. Dans le Conflit des Facultés, Kant interroge cet événement et se demande avec tous ses contemporains : mais qu'est-ce au juste que la Révolution? Quelle en est la signification pour l'histoire des hommes, quel sens se lit à travers cette suite d'épisodes si contrastés, qui inspirent l'exaltation et l'horreur? En 1784, Kant prévoyait, pour l'établissement des Lu-

12 Magazine littéraire, n. 207, mai 1984, p. 34-39.

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mières et donc pour la prise en main par l'homme de son destin, une période d'apprentissage : l'humanité avait besoin d'une sorte d'éducation pour savoir se servir de sa liberté. À certains égards, mieux valait peu de liberté qu'un excès de liberté qui risquait de conduire à un nouvel esclavage. Sa perspective était résolument réformiste. Rien ne permettait de soupçonner la soudaineté et la proximité d'un événement qui allait renverser l'ancien ordre établi. Et l'aurait-il pressenti qu'il n'aurait pu que le condamner à l'avance. Car contrairement à ce que pourrait laisser supposer le titre d'un petit livre qui vient de paraître13, Kant n'a été révolutionnaire que dans sa théorie de la connaissance. En droit et en politique, il a été souvent en-deçà de certaines prises de position de ses contemporains. Qu'il suffise de rappeler qu'il condamne toute violence et particulièrement la violence révolutionnaire qui, par essence, suspend l'exercice du droit, qu'il n'admet pas la rébellion contre un pouvoir même injuste, que l'exécution de Louis XVI dans les règles lui parut un méfait inexpiable, qu'il condamne même enfin comme un crime toute interrogation sur l'origine du pouvoir qui pourrait justifier une désobéissance : «On doit obéir au pouvoir législatif actuellement existant, quelle qu'en puisse être l'origine»14.

Toutefois, malgré ces réserves fondamentales, malgré le très petit nombre de textes où il évoque la Révolution française, Kant fut considéré à son époque comme l'un de ses partisans et certains révolutionnaires ont même cru, un temps, avoir avantage à introduire sa philosophie en France pour en faire la doctrine officielle de la Révolution. Après les violences et les désordres de la Terreur, il leur paraissait nécessaire en effet de rétablir un ordre moral et des valeurs qui ne devraient rien aux principes de l'Ancien Régime15. La philosophie de Kant dont le traité sur la paix perpétuelle venait de paraître en traduction française semblait répondre à leurs vœux. Plusieurs tentatives furent faites en ce sens qui n'eurent pas de suite, sans doute parce que Kant se sentait trop âgé à l'époque pour se lancer dans cette aventure, plus sûrement parce qu'à ses yeux le philosophe devait demeurer un témoin, car seul le témoin, non l'acteur, peut porter sur un événement comme celui-là un jugement qui soit désintéressé et qui ait une portée universelle.

13 André Tosel, Kant révolutionnaire. Droit et politique, Paris, 1988. 14 Kant, Doctrine du droit, trad. Philonenko, Paris, 1971, p. 201. Mais ce même

principe, une fois la république proclamée, ne pourrait que servir les révolutionnaires en lutte contre les monarchistes qui voulaient rétablir l'ancien régime.

15 Cf. par ex. J. Ferrari, L'œuvre de Kant en France dans les dernières années du XVIIIe siècle», dans Les Études philosophiques, oct.-déc. 1981, Paris.

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Et c'est précisément en témoin que Kant, dans le Conflit des facultés16, va s'exprimer incidemment sur la Révolution française. Des trois dissertations que propose l'opuscule, la seconde examine le conflit entre les Facultés de droit et de philosophie. L'une a pour mission, rappelle Kant, de former des fonctionnaires, elle participe au pouvoir, on l'a dit, avec raison, supérieure. La seconde, inférieure, joue pourtant un rôle fondamental dans la société en ce que, par la mise en question permanente des opinions reçues, par la critique qui est sa tâche principale, elle ouvre les chemins de la liberté, elle est l'instrument du progrès.

Mais existe-t-il un progrès? Quels sont les critères qui permettent d'apprécier si la suite des événements qui constitue l'histoire des hommes a un sens positif? À quel signe reconnaître le progrès et de quel progrès s'agit-il?

Or après avoir examiné diverses théories qui lui paraissent toutes fallacieuses17, Kant croit découvrir ce signe dans la Révolution française en un bref passage qui a pour titre significatif : «d'un événement de notre temps qui prouve cette tendance morale de l'humanité»18.

Pour Kant, en effet, le critère du progrès doit être un signe de l'histoire elle-même, c'est-à-dire à la fois un signe et un événement, un événement susceptible de signifier le sens même de l'histoire humaine, c'est-à- dire capable non pas seulement d'apparaître comme un mieux par rapport à un passé immédiat - ainsi on peut dire que l'Aufklärung est un progrès par rapport au dogmatisme intolérant qui l'a précédé - , mais un événement, «un fragment de l'histoire de l'humanité», comme l'écrit Kant, ou encore une expérience qui, en tant qu'événement «indique» l'aptitude de l'humanité à être elle-même l'artisan de son propre progrès, permettant d'étendre ce jugement au passé, au présent et à l'avenir de l'humanité de telle sorte qu'il puisse être dit «remémoratif, démonstratif et pronostique»19 d'un progrès de l'espèce humaine pris dans sa totalité. Ainsi l'événement qui révèle l'homme en tant qu'être libre et cause de son propre progrès est un signe qui donne un sens au passé de l'humanité et indique la fin de toute l'histoire humaine.

Mais en quoi consiste au juste cet événement si singulier? Kant prévient tout contresens20. Ce ne sont pas les bouleversements de l'histoire,

16 Kant, Le conflit des facultés, trad. Gibelin, Paris, 1955. 17 Ce sont les conceptions terroriste (tomber dans le pire), eudémoniste

(l'individu serait capable du mieux), ebdéritiste (inertie) de l'histoire humaine. Op. cit., p. 96-97.

18 Op. cit., p. 100. 19 Ibid. 20 «Cet événement, écrit-il, ne consiste pas, par exemple, en d'importants faits

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les renversements des régimes politiques et leur remplacement par d'autres dans une ronde où les esclaves d'hier deviennent les maîtres d'aujourd'hui, qui peuvent constituer le signe du progrès de l'humanité. L'événement dont parle Kant n'est pas de cette nature bruyante : le fracas de l'effondrement des empires occulte ce qui est véritablement important et fait sens. Mais la Révolution française n'appartient-elle pas précisément à ces cataclysmes de l'histoire qui changent la face du monde, ne se caractérise-t-elle pas par ce mélange effroyable de grandeur et de misère, d'héroïsme et de crimes?

Ce qui fait sens dans la Révolution française, aux yeux de Kant, ce n'est pas la suite des événements plus ou moins tragiques qui la constituent, ce n'est pas sa nature factuelle ou événementielle, c'est quelque chose qui, en quelque mesure, lui est extérieur, mais qu'elle suscite lorsqu'elle se donne en spectacle au monde entier : c'est le jugement que portent sur elle ceux qui n'en sont pas les acteurs, et pour lesquels joue, comme au théâtre, ce phénomène de distanciation décrit par Bertolt Brecht.

Ainsi le déroulement des événements révolutionnaires n'est pas apprécié à travers ses conséquences historiques favorables ou malheureuses21. Que le peuple français conquière définitivement sa liberté ou qu'il retombe en tyrannie quelques années plus tard, ce qui effectivement se produira, et il faut rappeler que près de cent années seront nécessaires pour que la France s'installe définitivement en république, là n'est pas l'important et qui d'ailleurs voudrait assurer même définitivement la liberté d'un grand peuple à de telles conditions? La Terreur et son cortège d'atrocités sont encore dans toutes les mémoires et à l'égard de la violence révolutionnaire, Kant n'est pas loin de penser comme Rousseau qui, sur la question de savoir s'il était permis de tuer le tyran, écrivait : «Pour moi, je vous déclare que je ne voudrais pour rien au monde avoir trempé dans la conspiration la plus légitime; parce qu'enfin ces Sortes d'entreprises ne peuvent S'exécuter

ou méfaits accomplis par des hommes par lesquels ce qui était grand est devenu petit parmi les hommes ou ce qui était petit est devenu grand, et tels que, comme par magie, d'antiques et brillants édifices politiques disparaissent et d'autres surgissent à leur place comme des profondeurs de la terre. Non : rien de tout cela». Ibid.

21 «Que la révolution d'un peuple spirituel que nous avons vu s'effectuer de nos jours réussisse ou échoue; qu'elle amoncelle la misère et les crimes affreux au point qu'un homme sage, s'il pouvait espérer, l'entreprenant une seconde fois, l'achever heureusement, ne se résoudrait jamais cependant à tenter l'expérience à ce prix». Op. cit., p. 101.

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Sans troubles, et qu'à mon avis le sang d'un Seul homme est d'un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain»22.

L'événement recherché par Kant qui sera signe du procès de l'humanité est d'une toute autre nature, c'est une sorte de «fait de la raison». «C'est, écrit Kant, la façon de penser des spectateurs qui se trahit publiquement à l'occasion de ce jeu des grands bouleversements et qui, même malgré le danger des inconvénients sérieux que pourrait leur attirer une telle

partialité, manifeste néanmoins un intérêt universel, désintéressé pour les joueurs d'un parti contre ceux de l'autre, démontrant ainsi (à cause de

l'universalité) un caractère de l'humanité en général et aussi (à cause du désintéressement) un caractère moral de celle-ci, tout au moins en son fond, qui non seulement permet d'espérer un progrès vers le mieux, mais constitue même un tel progrès, dans la mesure où il peut être actuellement atteint»23. Le jugement universel et désintéressé des spectateurs de la révolution constitue donc à la fois un progrès de la conscience de l'humanité et le signe indubitable qu'un tel progrès se réalise à travers l'histoire. Le véritable événement est donc ce jugement que l'événement suscite dans l'esprit de ceux qui n'y participent pas et qui est accompagné, écrit Kant, d'une «sympathie d'aspiration qui touche de près à l'enthousiasme»24. Or l'enthousiasme n'est pas l'exaltation qui peut conduire au fanatisme: Le véritable enthousiasme, comme l'admiration chez Descartes, s'attache à un idéal, il comporte un élément moral, la perception d'un bien qui ne saurait se confondre avec un intérêt personnel. L'enthousiasme est le signe de cette disposition morale de l'humanité à un progrès dans l'histoire. Certes on pourrait objecter à Kant que tous n'ont pas jugé ainsi la Révolution française, que beaucoup en ont été les victimes ou n'en n'ont vu que les méfaits. C'est que, rétorquerait Kant, ils étaient mêlés de trop près à l'événement ou aveuglés par des préjugés tenaces. Mais tout homme éclairé par la raison - telle est l'universalité kantienne - ne pouvait juger autrement le passage d'un peuple d'une minorité asservie à une majorité responsable par l'établissement d'une constitution républicaine. Celle-là est en effet la seule qui soit compatible «avec la liberté qui convient à tous les membres d'une société, en qualité d'hommes, avec la soumission de tous à une législation commune comme sujets, la seule enfin qui donne à tous le droit d'égalité comme membre de l'État»25.

22 Lettre à la comtesse de Wartensleben du 27 septembre 1766. Correspondance complète de J.-J. Rousseau, XXX, Oxford, 1977, p. 417.

23 Op. cit., p. 100. 24 Op. cit., p. 101. 25 Vers la paix perpétuelle, trad. J. Darbellay, Paris, 1958, p. 91.

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Cette constitution républicaine, en laquelle les citoyens sont à la fois sujets et législateurs de la loi qui régit la société civile, a deux conséquences capitales aux yeux de Kant : elle ne peut qu'écarter toute guerre offensive dans la mesure où aucun peuple ne risquera sa propre destruction dans un type de guerre qui ne peut satisfaire que la vanité des princes; en second lieu une telle constitution, dans la mesure où peu à peu l'ensemble des peuples l'adopteront, doit conduire à une paix perpétuelle, faisant naître un «droit des gens inspiré par les mêmes principes rationnels que le droit civil». La guerre étant pour Kant le principal obstacle à la moralité, l'établissement de la paix perpétuelle doit être l'un des buts de tout état de droit, préparant l'accord de la morale et du droit qui est la fin de toute l'histoire humaine. Tel est en définitive l'idéal de la raison que fait espérer la Révolution française. Kant l'affirme avec véhémence :

«...Je soutiens que je peux prédire au genre humain, même sans esprit prophétique, d'après les aspects et les signes précurseurs de notre époque, qu'il atteindra cette fin et, en même temps aussi, que dès lors sa marche en avant vers le mieux ne connaîtra plus de régression totale. En effet un tel phénomène dans l'histoire de l'humanité ne s'oublie plus, parce qu'il a révélé dans la nature humaine une disposition et une faculté pour le mieux telle qu'aucun politique n'aurait pu avec toute sa subtilité la dégager de la marche des événements jusqu'à aujourd'hui. . .

Cependant, même si le but visé par cet événement n'était pas aujourd'hui atteint, même si la révolution ou la réforme de la constitution d'un peuple échouait finalement, ... cette prédiction philosophique ne perd rien de sa force. - Car cet événement est trop grand, trop lié aux intérêts de l'humanité, et d'une influence trop étendue dans le monde et toutes ses parties, pour ne pas devoir être rappelé aux peuples à l'occasion de circonstances favorables et évoqué pour la reprise de nouveaux essais en ce genre; ...»26.

Telle est la conception prophétique de l'histoire humaine que Kant propose et qui trouve sa justification dans la Révolution française.

Il conviendrait pour finir, mais le temps fait défaut, de comparer ces deux événements que sont les Lumières et la Révolution. Les premières sont une prise de parole qui prépare l'événement Révolution. La seconde est une prise de pouvoir qui engendre une prise de conscience de l'humanité, désormais assurée que l'histoire a un sens et qu'elle peut prendre en mains son destin. Si le philosophe est personnellement engagé dans les Lumières qui sont un combat spirituel pour la vérité, il n'est que témoin de l'événement Révolution française. Mais il sait découvrir dans le jugement mêlé d'enthousiasme de ses contemporains, comme nous pourrions le faire

26 Op. cit., p. 104-105.

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aujourd'hui à travers les réactions suscitées par les événements de la Place Tien'anmen, comme chaque fois que s'engage un combat pour la liberté, le signe d'une aptitude au progrès moral de l'humanité.

Ainsi Kant a proposé des événements dont il a été le témoin une interprétation qui vaut encore pour les hommes d'aujourd'hui. Le rapprochement des Lumières et de la Révolution française est alors pleinement justifié si, comme l'affirmait Condorcet «il ne suffit pas que les droits de l'homme soient écrits dans le livre du philosophe et dans le cœur des hommes vertueux, il faut que l'homme ignorant ou faible puisse les lire dans l'exemple d'un grand peuple».

Jean Ferrari