Khun Et l'Oblie de La Pratique

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Artigo que aborda a noção de prática na teoria de Thomas Kuhn

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    Roberto Frega

    Thomas Kuhn et loubli de la pratique

    Cet article examine luvre de Thomas Kuhn au prisme du rle que joue la notion de pratique dans le dveloppement de sa thorie de la rationalit scientifique. Je commence par exposer les enjeux pistmologiques de la thorie de l'incommensurabilit. Je montre ensuite comment l'intuition originale d'une conception pratique et sociale de l'incommensurabilit en vient tre remplace par une interprtation linguistique plus conventionnelle. Dans la deuxime partie de larticle jexamine la solution donne par Kuhn au problme de l'incommensurabilit et jen montre linsuffisance et je procde ensuite montrer que cest lincapacit penser la dimension pistmologique de la pratique qui empche Kuhn de donner une solution pleinement satisfaisante au problme pistmologique soulev par Structure.

    The competition between paradigms is not the sort of battle that can be resolved by proofs (Kuhn 1970: 148)

    On connat bien le rle jou par le concept dincommensurabilit dans les dbats en philosophie et en histoire des sciences1. Cest grce ce dernier que l'hgmonie des paradigmes positivistes qui ont domin lhistoire et la philosophie des sciences du moins de langue anglaise dans la premire moiti du Vingtime sicle a pu tre mise en question. Le concept dincommensurabilit doit sa notorit deux travaux contemporains l'un de l'autre mais nanmoins indpendants des philosophes des sciences Thomas Kuhn et Paul Feyerabend2. Avec un retard de prs de deux dcennies, les retentissements de ce dbat ont ensuite atteint le domaine des sciences sociales et de la philosophie pratique, o ces travaux sont devenus le point de dpart dun mouvement non moins radical de remise en question de ce qui apparaissait de plus en plus comme une conception insuffisante de la rationalit humaine et de son rle dans laction individuelle et collective3. Ce mouvement a largement contribu la notorit de Thomas Kuhn, plusieurs auteurs4 se rclamant des notions de paradigme , d'incommensurabilit , et de science rvolutionnaire pour formuler une srie d'approches innovantes, post-positivistes, interprtativistes et critiques en philosophie, se nourrissant d' une conception de la rationalit dont Kuhn avait mis nu les lments centraux, l'image par exemple du primat de la pratique et de la conception socialement ancre de la raison, qu'ils cherchrent articuler autour de nouveaux enjeux. Cette postrit de luvre de Kuhn, dont il ne sera pas ici question, constitue toutefois la toile de fond sur laquelle j'entends lire Kuhn comme un penseur des pratiques ayant inspir toute une pistmologie des sciences sociales et de la politique que dautres dvelopperont partir de la fin des annes 19705.

    Retracer l'volution de l'pistmologie kuhnienne demande que le parti pris habituel voyant en Kuhn un penseur relativiste soit mis de cot. L'importance de Kuhn rside plutt, en tout cas dans la perspective que je propose ici, dans le fait d'avoir rvl le potentiel pistmologique de la notion de pratique, mme si, comme je le montrerai, Kuhn ne sera pas la hauteur de sa propre dcouverte, puisque la pratique subira une occultation progressive dans son uvre et sera rapidement mise de cot et remplace par une interprtation plus conventionnelle des paradigmes comme ordres discursifs. Il nen reste pas moins vrai que cette dcouverte de la pratique comme dimension

    1 Voir notamment Chang 1997.2 Kuhn 1962 et Feyerabend 1962. Cf. Oberheim 2005 pour une reconstruction dtaille des origines historiques

    du concept. Cf. Bernstein 1983 pour une discussion des implications philosophiques de lanti-positivisme de Kuhn et Feyerabend.

    3 Le dbat autour de loeuvre de Kuhn dans Hiley, Bohman, Shusterman 1991 est ce titre exemplaire.4 Je pense notamment Richard Rorty, Michael Walzer, Alasdair MacIntyre, Charles Taylor et Stanley Cavell.

    Chacun de ces philosophes a revendiqu lhritage de lpistmologie kuhnienne et en a fait un ingrdient essentiel de sa propre pistmologie.

    5 Dans Frega 2009 (tr. partielle franaise Frega 2013) jexplore ces lignes dinfluence.

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    constitutive de la connaissance scientifique connatra un succs quil tait sans doute impossible de prvoir l'poque6. Kuhn aura notamment montr comment dpasser le dualisme entre rationalit et relativisme, et ce non pas par les voies devenues impraticables du fondationnalisme, mais travers la mise en valeur des ressources pistmiques des pratiques. Si la dimension pratique de la science pouvait tre invoque comme condition de sa propre rationalit, il devenait a fortiori possible de revendiquer la rationalit dautres sphres de laction humaine partir de ce mme principe: la voie tait ouverte adosse qui plus est une garantie scientifique pour rhabiliter les approches contextuelles sociales et historiques de la rationalit et de la normativit. Interroger le statut de la pratique dans luvre de Kuhn comporte donc une double signification, puisque la notion de pratique permet de mieux saisir lvolution interne sa propre pense, et dclaircir un moment important du dbat pistmologique contemporain.

    L'article est compos de huit sections. Dans la premire et deuxime sections, j'expose les enjeux pistmologiques de la thorie de l'incommensurabilit et montre comment la dimension de la pratique intervient dans Structure dans le but d'expliquer la thse de la rupture pistmologique dans des termes non idalistes. Dans les sections 3 6 j'examine deux interprtations dominantes de l'ide d'incommensurabilit chez Kuhn afin de montrer comment l'usage de cette notion a volu travers son uvre. Je montre ainsi comment l'intuition originale d'une conception pratique et sociale de l'incommensurabilit en vient tre remplace par une interprtation discursive fonde sur une conception linguistique des paradigmes. Dans la septime section j'expose et discute une solution donne par Kuhn au problme de l'incommensurabilit et je montre comment elle permet en effet de soustraire l'pistmologie kuhnienne la critique de ceux qui y voient une dfense du relativisme. Dans la huitime section je soulve certaines objections la solution kuhnienne et indique en quel sens elle demeure insuffisante, en expliquant en quoi l'oubli de la pratique est prcisment ce qui empche Kuhn de donner une solution pleinement satisfaisante au problme pistmologique soulev par Structure.

    1. Lincommensurabilit comme fait En discutant les thses de Kuhn, je suivrai la scansion chronologique propose par Howard

    Sankey dans de nombreux travaux qui ont beaucoup contribu la dfinition du concept dincommensurabilit7. Je m'en loignerai toutefois tant pour ce qui est des conclusions que de linterprtation philosophique donner de lvolution de la pense de Kuhn.

    Le concept dincommensurabilit merge de manire apparemment secondaire dans La structure des rvolutions scientifiques, dans le cadre dune explication portant sur la nature du changement dans les sciences. Le concept prend donc sa place lintrieur dun horizon conceptuel dj structur par les concepts de science normale, de science rvolutionnaire et de paradigme. Cest donc avec ce texte que les notions associes de paradigme et d incommensurabilit entrent part entire dans le dbat philosophique. Dans la prface au recueil darticles quil publie en 1977, Kuhn dcrit de manire trs rvlatrice les circonstances dans lesquelles il a rencontr la dimension paradigmatique de la science. La pertinence d'une approche de la science partir de la notion de paradigme merge en effet la suite dun problme dordre historique: comment expliquer lavnement de la mcanique newtonienne sans pour autant crditer Aristote dune ignorance flagrante des lois lmentaires de la physique (Kuhn 1977: xi-xii)? Cette problmatique exprime le sens du cheminement de la pense de Thomas Kuhn, car elle contient les deux postulats centraux qui resteront toujours au cur de sa thorie de lincommensurabilit. Dun ct, lide que des traditions scientifiques distinctes qui portent sur les mmes objets peuvent prsenter une forte discontinuit. De lautre, le postulat holiste, daprs lequel la signification des termes et des propositions dpend partiellement du contexte thorique de rfrence, si bien que leur mancipation

    6 Outre luvre de Kuhn, Wilson 1970 et Hollis-Lukes 1982 joueront un rle essentiel dans ce processus de dconstruction du paradigme positiviste dans la philosophie morale et politique, et dans l' pistmologie des sciences sociales.

    7 Voir notamment Sankey 1997a, 1997b et 1998.

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    de ce dernier ne saurait saccomplir sans reste8. Cest donc pour garder la thorie aristotlicienne dune critique injuste ses yeux, et plus gnralement pour se soustraire lillusion continuiste dans laquelle tombent les pistmologies positivistes que Kuhn va dvelopper sa thorie de la rationalit paradigmatique. La leon que Kuhn tire de ltude de lhistoire des sciences, et qui savre incompatible avec lpistmologie qui dominait son poque, est donc quen prsence d'un conflit entre des thses relevant d'univers thoriques diffrents (dans cet exemple, la physique aristotlicienne et la physique moderne), tout effort de rsolution du conflit interprtatif se heurte labsence dun cadre thorique partag. Lexprience de lincommensurabilit ne se produit donc pas cause de dfauts dans la manire de conduire lenqute (manque dinformation, fautes, mauvaise fois, etc.) mais en raison de l'absence de procdures partages sur lesquelles s'appuyer. Cest parce que Aristote et Newton se posaient des problmes diffrents partir de cadres thoriques diffrents que lide mme dun progrs linaire de lun lautre doit tre rejete comme tant dpourvue de sens. Face une controverse de cet ordre, que l'on appellera paradigmatique la suite de Kuhn, la recherche dune solution demande alors que les procdures purement rationnelles dans lesquelles on faisait consister le propre de la science appui dductif sur des postulats non controverss, application de mthodes partages, etc. soient supples par un moment persuasif qui constitue pour Kuhn un trait irrductible de la pratique scientifique elle-mme, lorsque cette dernire nest pas apprhende du point de vue des vainqueurs - cest--dire des membres de la communaut scientifique dominante, mais de celui de lhistorien capable de faire varier les perspectives danalyse. Ds lors, si lon prend au srieux cette dcouverte de Kuhn, ce nest pas tant vers le concept dincommensurabilit que vers celui de paradigme quil faut se tourner pour comprendre la rationalit de la science. Car pour Kuhn la rationalit est toujours enracine dans des contextes de pratiques des paradigmes et lincommensurabilit nest quune des issues possibles des controverses scientifiques ou non dont les hommes font lexprience lorsquils sont confronts un conflit entre des univers thoriques et pratiques concurrents.

    2. La science comme pratiqueIl est remarquable en ce sens que lide dune constitution pratico-thorique des paradigmes

    constitue linnovation majeure introduite par la dmarche kuhnienne. En se rclamant de Michael Polanyi et de Ludwig Wittgenstein, Kuhn entend substituer la notion de paradigme celles de rgle ou de loi en tant qulment structurant d' une tradition scientifique. Pour Kuhn, en effet, ce qui dfinit lidentit dune tradition scientifique ne recouvre pas un ensemble de rgles, mais une structure complexe dlments htrognes quil appelle un paradigme (Kuhn 1970: ch. 5). Un paradigme est un systme dactivit complexe orient vers la rsolution de problmes. Cette priorit de la pratique implique que les dimensions propositionnelles et formelles du savoir - rgles, lois, formules - nont quune importance secondaire et drive dans le fonctionnement de la science: les scientifiques [] napprennent jamais des concepts, des lois et des thories dans labstrait et isolment. Ds le dbut, au contraire, ils rencontrent ces outils intellectuels dans une unit historique et pdagogique antrieure [] qui les dploie par le biais de leurs applications (Kuhn 1970: 46).

    partir de cette conception de la science comme pratique de rsolution de problmes (et non pas comme entreprise de production de reprsentations dtats de faits), le paradigme est configur par lensemble des lments pratiques et thoriques qui structurent et orientent lagir dun groupe dindividus - une communaut scientifique. Un paradigme ne se donne jamais comme une structure formelle explicite, mais comme une forme de normativit immanente la pratique elle mme. Le paradigme nexiste pas en dehors des pratiques dans lesquelles il sincarne: les formes

    8 On remarquera la proximit tonnante avec la dmarche historique de Pierre Hadot: dans un cas comme dans lautre, cest un problme dexplication historique qui ouvre la voie une redfinition radicale de la discipline. Cette redfinition portera Pierre Hadot rinterprter certains textes de la tradition philosophique classique partir de la catgorie dexercices spirituels, et Thomas Kuhn formuler lhypothse dune discontinuit paradigmatique par rapport une pistmologie domine en tout cas dans les pays anglo-saxons par un modle trs continuiste.

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    denseignement travers lesquelles les novices apprennent rsoudre les problmes propres une tradition de recherche, et les pratiques routinires de rsolution de problmes qui caractrisent lexercice de la science normale. En ce sens, le paradigme nest pas un ensemble de rgles transcendant et rglant den haut la pratique scientifique, mais une forme de rationalit qui est immanente la pratique scientifique elle mme. Si la notion de rgle renvoie celle de rptition (la rgle comme ce qui permet la rptition infinie du mme), celle de paradigme implique au contraire un lment de crativit: loin de spuiser dans la simple rptition du mme qui constitue la forme de normativit propre la rgle, le paradigme se renouvelle sans cesse travers les formes multiples de sa mise en place, et notamment par le biais des nouvelles applications qui en sont faites dans des conditions nouvelles (Kuhn 1970: 35). Kuhn va jusqu affirmer quen priode de science normale la communaut scientifique procde sans rgles (Kuhn 1970: 70). Ni systme de lois ni structure de rgles, le paradigme est une ralisation scientifique concrte (Kuhn 1970: 23) qui prcde les concepts, lois, thories et points de vus qui pourront ensuite en tre abstraits. La notion de paradigme renvoie donc une conception pragmatique de la science. Ce qui explique en effet le succs dun paradigme sur ses rivaux nest pas tant sa puissance de reprsentation que sa capacit rsoudre les problmes que les autres paradigmes ne parviennent pas rsoudre (Kuhn 1970: 44). Cette dfinition est suffisamment ample pour comprendre la fois lagir cognitif orient vers la production de connaissance et lagir pratique orient vers laction. Dans cette orientation pragmatique, cest la notion de solution de problmes qui permet dunifier thorie et pratique, pense et action, au sein dune conception de la science comme entreprise cognitive oriente par une finalit pratique. Grce cette constitution teorico-pratique, le paradigme offre les ressources dont les agents ont besoin lorsquils doivent rpondre des questions telles que : quelles sont les entits qui composent lunivers denqute ? Comment interagissent-elles entre elles et avec nous ? Quelles sont les questions qui peuvent tre poses de manire lgitime ? Quels sont les instruments, les techniques et les procdures adquats pour poursuivre lenqute sur les phnomnes qui font l'objet de la recherche? Quels critres doivent tre satisfaits pour quune solution puisse tre considre comme valide?

    Le paradigme effectue une activit de modlisation directe (Kuhn 1970: 70), constituant ainsi le schma organisateur commun qui permet la science de forcer la nature dans les cases conceptuelles offertes par une ducation professionnelle (Kuhn 1970 : 5). Il le fait grce un appareillage qui est la fois conceptuel et instrumental, car le paradigme se compose de manires de faire et de voir, de schmes de rponse et de types dfinis de dmarche. Kuhn insiste plusieurs reprises sur la diffrence entre rgles et paradigmes (voir notamment Kuhn 1970: ch. 5 passim), et souligne limpossibilit de rduire les paradigmes des entits discursives: un paradigme nest ni une thorie, ni un discours, ni un ensemble fini de rgles. La version originale de la thse kuhnienne de lincommensurabilit souligne avec force cet lment indissociablement pratique et thorique, qui pointe vers la dimension matricielle du paradigme en tant que noyau gnrateur de sens et dactions qui permettent la science normale davancer et donc dorienter lagir des chercheurs dans certaines directions plutt que dans dautres. En dautres termes, un paradigme est ce qui structure la science en tant que pratique9 et non pas en tant quensemble de rsultats thoriques. Cette primaut du pratique sur le thorique est, me semble-t-il, llment le plus original et souvent mconnu de la premire conception kuhnienne des paradigmes en tant que structures qui charpentent le fonctionnement des sciences dans leur phase dite normale .

    La primaut assigne par Kuhn la dimension dite normale de la science joue un rle important dans cette orientation pratique. Cest par lobservation de la nature fondamentalement

    9 Par pratique jentends ici non pas ce qui sopposerait la thorie, mais ce qui inclut tous les aspects qui sont ncessaires la constitution et au fonctionnement dune discipline dont la modalit opratoire est celle dune pratique. Il sagit dune conception de la pratique qui se situe dans cadre de lpistmologie pragmatiste (cf. Frega 2006b et Frega 2011), mais dont on trouve les chos aussi dans les traditions de la sociologie et de lanthropologie des sciences des trois dernires dcennies. Voir Schaktzi, Knorr-Cetina, Von Savigny 2001 et Pickering 2002 pour une prsentation densemble.

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    routinire de la science que Kuhn est conduit reconnatre le rle constitutif de la pratique dans le fonctionnement de la science, conue comme un type dactivit qui se dploie partir dun appareillage complexe dlments htrognes (concepts, exemples, outils, instruments, procdures, valeurs, etc.) fonctionnant la manire d' un dispositif heuristique pour laccomplissement doprations instrumentales lintrieur dun cadre fortement orient par les exigences de rsolution de problmes codifis. Le paradigme oriente lagir des chercheurs dans leurs activits de recherche, notamment dans les oprations de dmarcation qui permettent de faire le tri entre linformation pertinente et celle qui ne lest pas, entre les preuves qui prouvent et celles qui ne prouvent rien. Le paradigme permet ainsi darticuler la thorie au domaine de ses objets ainsi que de ltendre dautres dimensions du rel non encore expliques (Kuhn 1970 : ch. 3 passim.). Comme je vais le montrer, cette conception de la science comme pratique fait son apparition dans la premire formulation du concept de paradigme dans Structure, pour ensuite disparatre dans les crits successifs en raison de difficults thoriques qui ne parviennent pas trouver une solution dans le cadre de lpistmologie kuhnienne. Limportance philosophique de luvre de Kuhn dpend donc troitement de la notion de paradigme en tant quentit compose d'lments htrognes, dordre la fois thorique et pratique. On peut entendre le rapport du paradigme la pratique en deux sens. Dabord, le paradigme se compose lui-mme dlments dordre matriel, comme les techniques, les quipements ou les matriaux qui sont employs dans le cadre de toute science dite normale. Ensuite, le paradigme na pas dexistence indpendamment des activits dans lesquelles il sincarne. Le paradigme vit en quelque sorte dans une tension entre abstraction des rgles et performativit ordinaire : le paradigme oriente la pratique scientifique, tandis quen mme temps les consquences de cette dernire rtroagissent sans cesse sur le paradigme par le biais de lensemble des confirmations et rfutations qui garantissent la fiabilit du paradigme10.

    La notion de paradigme est riche dune grande diversit d'implications philosophiques, selon quon le considre en tant que structure porteuse de la science normale o cette dernire indique la modalit ordinaire de fonctionnement de la science en tant que pratique11 ou en tant que concept rendant intelligible le changement rvolutionnaire. En ce qui concerne le premier point, il me parat fort vident que la thorie des paradigmes constitue un modle explicatif qui anticipe dau moins deux dcennies les tudes qui ont ensuite montr la structure practice-based et goal-oriented de la science12. Le paradigme est dcrit par Kuhn comme tant une structure tout la fois thorique, exprimentale, technique, instrumentale et procdurale, travers laquelle la science en tant que pratique de recherche tend le champ de validit de ses lois, cre de nouveaux phnomnes et, plus gnralement, fait crotre son emprise sur le rel. On voit ici toute la distance source de malentendus sans fin avec le dbat frivole sur lincommensurabilit comme forme dincommunicabilit entre discours ou entre entits purement linguistiques. Nous sommes ici au plus loin dune philosophie linguistique ou de la conscience, borne la seule considration du fonctionnement du langage ou de lesprit, que ce soit pour clbrer les fastes dun relativisme conversationnel la Rorty ou pour dfendre la possibilit indfinie de dpasser le dsaccord et le pluralisme dans lunit inbranlable du dire vrai. Ce que Kuhn entend montrer, cest que sil y a discontinuit dun paradigme lautre, ce nest pas parce que concepts et propositions ne se comprennent que dans le cadre dun univers discursif clos (holisme linguistique), mais parce que lorsque nous passons dun champ de pratique lautre, cest tout lappareillage dactes, dattentes, de routines et dhabitudes qui guide notre agir qui se voit transform13. Bref, comme Kuhn le dira

    10 Ce double lien est lun des traits distinctif de cette primaut de la pratique qui caractrise les premiers crits kuhnien, et qui disparatra dans la suite. On pourra entendre ici les chos de la maxime quinenne, selon laquelle our statements about the external world face the tribunal of sense experience not individually but only as a corporate body (Quine, 1953: 77).

    11 Cf. Frega 2006b, Schatzki, Cetina, von Savigny 2001, Pickering 1995.12 Voir notamment Gibbon et al 1994 et Hacking 1983.13 Ce thme, prsent comme une ligne de basse continue presque dans chaque page de Structure, est repris point

    par point et de manire synthtique dans le Postscript de 1969 et publi dans ldition revue de 1970.

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    plus tard, ce ne sont pas seulement nos mots qui changent, mais le monde lintrieur duquel ces mots prennent sens.

    A ce niveau, le concept dincommensurabilit capture une donne fondamentale des pratiques sociales, soit le fait qu'elles consistent en des systmes complexes et interdpendants gouverns par des structures multiformes et cohrentes dordonnancement. Les paradigmes sont un exemple de telles structures, car ils sont composs par un ensemble thorique et pratique htrogne, compos de principes thoriques, de lois gnrales, mais aussi de dispositifs, instruments, procdures, protocoles, valeurs, coutumes, institutions et exemples. Ils ne sont dont pas explicables dans les termes qui sont ceux du partage entre le pratique et le thorique. En affirmant que la science normale qui est en activit au moment t1 est incommensurable avec celle qui est en activit en t2, Kuhn entend donc tout dabord rendre manifeste lexistence de deux rgimes htrognes de fonctionnement de la pratique scientifique, dsactivant par l la pertinence de la question de la supriorit de lun par rapport lautre. Lincommensurabilit dnote au premier chef le rapport qui stablit entre deux structures multiformes . On remarquera que cette notion dincommensurabilit ne sera pas reprise par le dbat post-kuhnien, qui se focalisera de manire presque exclusive sur la question du choix entre thories (choice theory), suivant donc Kuhn dans ce processus doubli de la pratique.

    3. Deux dimensions de lincommensurabilitLa rflexion de Kuhn se fonde sur une pistmologie qui reconnat limportance de la dimension

    tacite de la connaissance et qui voit dans lexplicitation de cette dimension une tape essentielle dans lavancement de toute entreprise cognitive14. Do limportance quil assigne aux exemples paradigmatiques, aux procdures dinstruction et lvolution des techniques de test dans lexplication du changement scientifique. Ces lments matriels savrent en fait fondamentaux lorsquil sagit de comparer deux thories dont les implications divergent : selon Kuhn on ne comprend pas le passage dune thorie lautre sans faire rfrence aux transformations qui affectent la structure pratique de la science. Le changement selon Kuhn se fait dune pratique lautre, et non pas entre deux thories. Il est souvent rendu possible par une innovation dans la pratique elle-mme, que ce soit au niveau des techniques de test, de linvention de nouvelles expriences ou de la mise en place de nouveaux instruments (le tlescope de Galile). Toutefois, puisque le processus dexplicitation des connaissances tacites altre invitablement le contenu de la connaissance explicite, un dcalage se creuse entre la dimension thorique et la dimension pratique, sans pour autant que les agents en soient conscients (Kuhn 1974). On voit samorcer ainsi un rapport complexe entre rationalit, comprhension, et dimension tacite de la connaissance, dont la notion de paradigme cherche rendre compte.

    Malgr ces aspects en rupture vis--vis des pistmologies de lpoque, Kuhn demeure lhritier dune tradition positiviste. Cet ancrage ne lui permettra pas de se dprendre totalement de lide de la primaut du langage sur laction et de la thorie sur la pratique. Il est ds lors en raison de cette ambivalence que dans la deuxime partie de Structure Kuhn adoptera une interprtation historique de lincommensurabilit. Cette solution consistera expliquer lincommensurabilit non pas comme un lment constitutif propre lordre pratique de la science, mais plutt comme la consquence dun fait historique prcis : les obstacles psycho-sociaux qui empchent aux chercheurs daccomplir la transition dune pratique scientifique lautre. La signification pistmologique de lincommensurabilit est ainsi neutralise travers une rduction psycho-sociale: elle n'est gure plus un attribut des thories ou des pratiques scientifiques, mais un trait caractrisant lexprience des individus. Do la remarque kuhnienne bien connue selon laquelle laccomplissement de toute rvolution se fait dans lespace dune gnration, soit le temps ncessaire pour que les chercheurs

    14 Cf. Kuhn 1970 : ch. 5. Jacobs 2003 montre bien cet aspect et met en rapport lpistmologie de Kuhn avec la rflexion philosophique de M. Polanyi sur la dimension tacite de la connaissance scientifique. Kuhn consacre galement le paragraphe 4 du Postscript au rapport entre connaissance tacite et intuition.

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    forms dans l'ancien paradigme laissent le champ libre aux jeunes qui auront t forms aux pratiques de recherche qui caractrisent le nouveau paradigme15.

    Cette conception historique et psycho-sociale des discontinuits permet d'expliquer quelques unes des affirmations kuhniennes les plus controverses, et qui ont t responsables de plusieurs malentendus. Que lon pense, par exemple, laffirmation selon laquelle la confrontation entre paradigmes en comptition savre tre un choix entre modes de vie communautaire incompatibles (Kuhn 1970 : 94). Comprise de manire errone comme une thse pistmologique, cette affirmation a valu Kuhn laccusation de relativisme. Mais entendue correctement comme donnant une description de processus historiques dordre psycho-social, elle ne fait que dcrire les difficults et les pripties de la pratique scientifique du point de vue de la biographie de ses acteurs. Dans cette perspective qui nexplique pas elle seule toute la signification du terme lincommensurabilit renvoie des phnomnes psycho-sociaux tels que le malentendu, la difficult communiquer, lincapacit dpasser ses propres coutumes et habitudes lorsqu'elles prennent place dans ce moment particulier de lhistoire des sciences que Kuhn nomme des rvolutions . Il sagit dune forme dincompatibilit que lon aurait bien du mal rduire la seule divergence pistmique entre le contenu exprim dans les propositions thoriques tenues pour vraies par les reprsentants dune conception et celles soutenues par les reprsentants de lautre. tant dordre paradigmatique, lincompatibilit concerne en fait lensemble des structures multiformes manires de voir et dagir, de faire et de penser qui lient les individus aux pratiques dans lesquelles ils sont engags. Cest parce quelle concerne une forme de vie dans sa totalit que ce type dincommensurabilit doit tre expliqu dans le sens dune incapacit accomplir leffort psychologique ncessaire pour abandonner un paradigme (ainsi que la pratique scientifique et la forme de vie qui lui sont associs) et en adopter un autre, lorsque ce changement devient trop radical pour lindividu lui-mme. Cest par rapport ce contexte que Kuhn peut, ds lors, expliquer le changement de paradigme comme passage d'un mode de vie un autre.

    Il est important de bien prserver cette acception du terme incommensurabilit comme se rfrant une exprience vcue dincomprhension et dincommunicabilit, car selon Kuhn cest prcisment cette exprience qui permet dexpliciter les facteurs pratiques qui sont la base du dsaccord. En ce sens, lincommensurabilit dnoterait tout dabord une exprience. Nanmoins, lhistoire des sciences nous montre que lexistence de cette inertie empirique nempche pas que ce qui est de lordre de lincommensurable ou du relatif ne puisse pourtant pas tre dpass. En mme temps, lhistoire des sciences de Kuhn montre trs clairement que ce dpassement nest pas laffaire dun dvoilement progressif du vrai accompli par une raison dsincarne, mais est le fruit dun processus experientiel affectant les pratiques dobservation, dexprimentation, de mesure et de validation quun paradigme rend possible. Le choix entre des paradigmes concurrents savre tre un choix entre des modes de vie de la communaut qui sont incompatibles. De ce fait il est impossible que ce choix soit dtermin simplement par les procds dvaluation de la science normale, puisque ceux-ci dpendent en partie dun paradigme particulier, lequel, prcisment, est mis en question (Kuhn 1970: 103). Il sagit notamment dun processus qui engage les agents part entire et qui peut tre long et douloureux, car il les force remettre en question des aspects centraux de leur identit cognitive, sociale, professionnelle et personnelle. Cela se fait travers un processus dexplicitation de ce qui, dans la constitution dune pratique telle quun agent lincarne, demeurait encore tacite et ne permettait pas dtre mis distance et soumis au processus de la critique.

    Cette lecture de la fonction des paradigmes permet de dpasser le dualisme entre le rductionnisme thorique des philosophies des sciences positivistes et le rductionnisme psycho-social des sociologies des sciences qui cherchaient une issue lidalisme pistmique dominant la philosophie des sciences travers la mise en place dun rductionnisme social oppos et symtrique

    15 Cf. notamment Kuhn 1974: ch. 12.

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    au rductionnisme pistmique16. Cest partir de ce double dpassement quil devient possible de reconstruire lhistoire des sciences sans la rduire une succession de totalits conceptuelles (lhistoire des sciences comme histoire des thories scientifiques) ni un effet contingent des drames psycho-sociaux des savants qui la font (lhistoire des sciences comme histoire des communauts scientifiques). Il merge ainsi, dans les plis de cette discipline, une conception de la rationalit comme ntant ni une pure suite darguments ni le simple reflet de processus psychiques ou sociaux. La rationalit se prsente en effet autant dans la pratique scientifique que dans les pratiques ordinaires comme une activit rflexive du jugement immanente aux pratiques. Cest donc dans lentre-deux dune raison sans pratiques et de pratiques sans raison que se joue le dfi kuhnien li linterprtation des paradigmes en tant que pratiques.

    Cela dit, il ne faudra toutefois pas oublier que, un autre niveau, lincommensurabilit qualifie aussi un fait pistmique prcis : savoir limpossibilit de trouver une mesure commune deux pratiques de recherche dpourvues dun terrain dpreuve partag, si bien que les prtentions de lune apparaissent sans commune mesure avec celles de lautre. Kuhn insiste plusieurs reprises sur le fait que ce qui change dans le passage dun paradigme lautre, cest souvent la notion de ce qui constitue une preuve lgitime: mesure que les problmes changent, on voit aussi changer le standard qui permet de distinguer une vraie solution scientifique dune simple spculation mtaphysique, dun jeu de mots ou dun jeu mathmatique (Kuhn 1970: 103). On connat les stratgies symtriques et opposes par lesquelles on a cherch dpasser cet obstacle. Dun cot, selon la conception objectiviste, lincommensurabilit provenait dun dficit subjectif que lon pouvait surmonter grce aux ressources objectives de la raison ; de lautre cot, les conceptions subjectivistes peignaient limage inverse dun dficit objectif (il ny a pas de commune mesure) que lon prtendait dpasser grce aux ressources subjectives permettant aux individus dhabiter en mme temps plusieurs mondes, en sajustant tour tour aux diffrents rgimes de rgles qui les rgissent.

    Si lopposition kuhnienne au paradigme objectiviste est claire, son rapport au paradigme subjectiviste est plus ambigu, pour les raisons que lon vient dvoquer. Cest notamment par rapport ce dernier que Kuhn affirme lide dune discontinuit sans reste d'une pratique scientifique lautre ; une discontinuit susceptible d'tre dpasse sur le plan pratique dun nouvel apprentissage plutt que sur le plan thorique de la rfutation argumentative. En ce sens, le rsultat dune confrontation entre paradigmes ne peut jamais tre rsolu de manire non quivoque seulement travers la logique et les expriences (experiments) (Kuhn 1970 : 94). C'est pourquoi tout changement thorique dordre rvolutionnaire (cest--dire impliquant un changement de paradigme) se fonde, du moins en partie, sur un moment persuasif, travers lequel un membre issu du paradigme prexistant parvient abandonner le paradigme de rfrence et en adopter un autre, la suite dun acte de confiance. Ce moment persuasif est ncessaire pour amener lagent accepter le noyau central du nouveau paradigme partir duquel il sera ensuite possible de poser des questions nouvelles et dvaluer la validit des rponses qui y seront apportes. Cest donc seulement une fois ce passage accompli que lagent pourra valuer la prtention de supriorit revendique par les autres membres du nouveau paradigme. Lappel des critres dvaluation comme lefficacit, la cohrence ou la simplicit na en fait de lgitimit qu lintrieur dun paradigme de rfrence, celui qui leur donne sens17. En comblant la discontinuit paradigmatique par le biais du moment persuasif, le scientifique passe donc dun systme normatif lautre et sinstalle ainsi dans le nouveau rgime de normativit, avec ses critres, ses preuves, ses appuis.

    Le recours au moment persuasif exprime le besoin de cet lment irrductible au travail de la

    16 On songera ici, dune manire exemplaire, au programme fort en sociologie de la connaissance mis en place par D. Bloor la fin des annes soixante-dix. Pour plus de dtail sur les caractres symtriques et contraires de ces deux formes de rductionnisme, voir Frega 2006b : ch. 3 et 4.

    17 On remarquera la proximit avec largument wittgensteinien, voqu explicitement par Kuhn, selon lequel la comprhension ne dpend pas uniquement du partage des dfinitions, mais dun accord pralable dans les jugements (RP 242).

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    raison qui est propre aux pratiques. On a l la pleine reconnaissance du fait que le jugement de rationalit ne doit pas porter sur le rapport entre units de connaissance (propositions ou thories) car il demande, en plus, la mise en partage pralable dlments qui font partie dune constitution tacite qui dfinit le cadre dans lequel un change darguments peut se poursuivre dans lattente raisonnable de parvenir un rsultat qui pourra tre accept comme valide. Il faudra donc comprendre ce moment persuasif comme une stratgie permettant de dpasser une condition dincommensurabilit initialement rdhibitoire. Sans une telle transformation dans la constitution des pratiques, lincommensurabilit demeure et la menace relativiste pse de tout son poids. Il sagit, comme on le verra, dune menace dordre pratique plus que thorique. Nous nous situons l sur le plan persuasif, lequel correspond un changement dans les dispositions des agents et non sur le plan purement logique dune dmonstration rationnelle. Or c'est bien ce niveau l que le progrs de la recherche deviendra de nouveau possible18.

    On sarrtera encore un instant sur lexamen des implications philosophiques de cette conception de lincommensurabilit, car le malentendu sur la signification donner cet appel la persuasion a pu motiver l'accusation dirrationalisme. Il est vrai que Kuhn conteste lide selon laquelle la rationalit serait elle seule capable de balayer tout dsaccord par sa force propre. La raison nagit pas comme une force coercitive qui serait elle seule capable de contraindre chaque individu par le seul fait de sa nature rationnelle (au sens de la contrainte non contraignante dont parle Habermas). En fait, aucune des parties sera prte accepter tous les postulats non empiriques dont lautre a besoin afin daffirmer sa propre position . Il sensuit que la comptition entre paradigmes nest pas un type de bataille qui puisse se rsoudre travers le recours des preuves (Kuhn 1970 : 148). La raison, nous dira Kuhn, en est que les ressources rationnelles dont on se sert pour rsoudre des puzzles lintrieur dun paradigme sont trs diffrentes de celles auxquelles on a recours lorsquil sagit de comparer un paradigme un autre19. La question du rapport thorique entre noncs appartenant des paradigmes diffrents demande donc dtre affronte avec des outils pistmologiques qui ne peuvent plus tre ceux de la philosophie des sciences positiviste : cest une tche laquelle Kuhn tente de rpondre par lintroduction des concepts de traduction et dinterprtation, partir dune relecture des thses de Quine et de Davidson sur la traduction radicale. Cette distinction entre traduction et interprtation permettra Kuhn de mieux expliquer le fait que la thse de lincommensurabilit ne doit pas tre entendue comme le point de dpart dune pistmologie relativiste, mais davantage comme devant constituer le socle dun projet dlargissement de la conception classique de la rationalit et de ses limites. Comme je lai dit, elle sera galement le point de dpart dune prise de distance progressive vis vis du thme de la pratique. Kuhn cherchera donc se soustraire la critique qui l'accuse de relativisme en se retirant sur le terrain apparemment plus sr de la philosophie du langage. Comme je vais le montrer, cette stratgie entrinera loubli de la pratique et la reprise dune conception fort conventionnelle et bien des gards moins intressante de la science comme ensemble discursif.

    4. Lincommensurabilit entre traduction et interprtationDans la Prface Structure, Kuhn avait dj soulign que son travail ne visait pas des problmes

    dpistmologie mais dhistoriographie. Il sagissait, en effet, dintroduire la perspective historique dans la philosophie des sciences afin de corriger une conception de la science par trop idalise, qui ne prenait pas en considration les conditions relles dans lesquelles se produit le changement. Ladoption dune perspective diachronique et le dplacement de lattention de la science comme produit autosuffisant et stable (comme thorie) vers la science entendue comme processus de dcouverte enracin dans le fonctionnement de communauts de recherche concrtes (comme

    18 On pourrait parler, ce propos, du relativisme comme relevant d'un fait dexprience, plus que comme une thse dordre pistmologique. Jexplore cette piste de recherche dans Frega 2012 : ch. 5.

    19 Kuhn demeure pourtant li une conception traditionnelle de la rationalit, qui lamnera concevoir cette rationalit rvolutionnaire en termes socio-psychologiques. Cest l la rponse de lhistorien, plutt que celle du philosophe, que Kuhn nous laisse entendre, et qui se produit la suite de l'oubli de la pratique.

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    pratique) rendait possible une autre conception de la nature de la science. Ce projet prsuppose un changement de perspective, dont lhistorien se fait le porteur, sa dmarche contrastant tant avec celle du savant immerg dans un paradigme qu'avec celle du philosophe des sciences, dont le regard surplombant engendrait une indiffrence presque totale aux conditions pratiques prsidant au dveloppement scientifique. Lhistorien bnficierait, daprs Kuhn, dune distance trs particulire : il n'est en effet pas immerg dans le paradigme tudi (une tradition scientifique dpasse) mais il n'est pas non plus mancip de tout horizon contextuel (la position du philosophe des sciences classique) ni ancr dans le paradigme du savoir scientifique contemporain. Lhistorien serait ainsi le seul sujet pistmique capable de circuler rflexivement entre diffrent paradigmes de connaissance, familier avec tous mais nappartenant aucun. Lhistorien serait ainsi mme de vhiculer une perspective pistmologique forme travers un travail scrupuleux de mise en abme de ses propres schmes tacites en vue de larticulation, comme de lintrieur, du paradigme dans lequel se situe les faits expliquer .

    Cest donc dans ce cadre mthodologique prcis que saffirme lide dune discontinuit dans la succession historique des paradigmes et que lhistoire peut alors jouer le rle de cadre de description mme de rendre intelligibles les rvolutions scientifiques. Elle permet Kuhn de mettre en question la lecture continuiste du changement scientifique propre au positivisme, que Kuhn taxe dethnocentrisme avant la lettre : le philosophe des sciences ne ferait que rduire la science dhier celle daujourdhui et, en lisant celle dhier au prisme des critres de celle daujourdhui, il serait responsable dune erreur de perspective. Do linsistance de Kuhn sur le moment de la discontinuit et sur la ncessit de reconnatre que la science a soutenu un ensemble de croyances plutt incompatibles avec ce que nous tenons pour vrai aujourdhui (Kuhn 1970 : 2) mais quen mme temps le dpassement de ces doctrines ne sest pas toujours fait par rfutation ou inclusion mais souvent par abandon: abandon des thories, mais galement des manires de faire, aussi bien que des conceptions de ce qui constitue un rsultat acceptable (des conditions de vridiction au sens foucauldien). Par consquent, dans son travail, Kuhn vise reconstituer de faon immanente lunivers de sens et de lgitimit propre une totalit pratique et thorique autre . Il y a donc une ncessit mthodologique qui le pousse souligner la cohrence interne dont sont pourvues ces totalits que sont les pratiques scientifiques, comme sil sagissait des cultures que les anthropologues tudient avec la mme vise reconstructrice, afin de montrer lintgrit historique de cette science dans son propre temps (Kuhn 1970 : 3).

    La reconnaissance du fait que lide dune opposition holiste entre paradigmes serait leffet dune posture dobservation particulire celle de lhistorien par rapport au savant est donc importante car elle explicite le lien entre le jugement de rationalit et la position pistmique du sujet qui le formule: savant, historien et philosophe ont donc chacun leur propre point de vue sur la rationalit de la pratique scientifique, et chaque point de vue a pour Kuhn sa lgitimit propre, quil est possible de prserver condition den dterminer le champ d'application limit20. Mme si Kuhn nabandonnera jamais la perspective en surplomb de lhistorien, cette prcision permet de distinguer entre diffrentes stratgies de rsolution, partir du rapport diffrent qui se met en place entre agents et systmes de pratique.

    5. Du paradigme comme totalit au paradigme en tant quexempleDj dans son Postscript Structure, Kuhn avait reconnu lexistence de deux acceptions

    diffrentes du terme paradigme 21. Daprs la premire acception, dont Kuhn dit quelle serait plus globale , un paradigme dnote lensemble des gnralisations symboliques, techniques,

    20 Voir les remarques de Shapere (2001) daprs lesquelles la plupart des thses controverses de Kuhn (et dans son opinion de toute la tradition de la philosophie des sciences) seraient compromises par le fait de confondre le point de vue dun observateur externe et super partes avec celui des agents engags dans la pratique ordinaire de la recherche scientifique.

    21 Ces mmes considrations seront reprises par Kuhn dautres occasions. Cf. notamment Kuhn 1974 et la prface Kuhn 1977.

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    procdurales, axiologiques ainsi que les exemples paradigmatiques partir desquels une communaut scientifique se reconnat, et qui constituent donc la base partage qui oriente la pratique scientifique dite normale. Dj dans le Postscript (1970: 212), Kuhn propose dabandonner malgr tout cette acception, car elle aurait engendr lide errone d'une nature holiste des paradigmes. Pour parer laccusation de relativisme implique dans lide dune consistance auto-rfrentielle des paradigmes, Kuhn propose de remplacer la notion de paradigme par celle, plus prudente, de matrice disciplinaire . Lide de paradigme comme matrice disciplinaire remplace donc lide originaire du paradigme comme structure multiforme, afin de contrer les objections qui voyaient dans les paradigmes les avatars dun holisme qui ne pouvait que conduire vers un relativisme que Feyerabend navait t que trop heureux daccepter, mais que Kuhn gardera toujours distance. La solution identifie par Kuhn en 1970 consiste interprter les paradigmes comme autant de solutions exemplaires des problmes typiques (cf. Kuhn 1970: 226-230).

    Cette nouvelle interprtation permet Kuhn de prserver lessentiel de son intuition, cest--dire lide que les conditions de possibilit d'un accord en raison sont dordre thorique et aussi pratique. Lide que Kuhn prsente ici nous reconduit donc encore, bien que par une autre voie, sur le terrain des pratiques. Selon Kuhn, les membres dune communaut de recherche, avant mme de partager des connaissances disciplinaires22, se dfinissent partir de problmes typiques et de formes standards de solutions. Partager un paradigme, cest donc saccorder sur ce que cest quun problme scientifiquement pertinent et sur la nature dune solution pertinente. Les paradigmes ainsi entendus constituent des guides pour la pratique scientifique : le paradigme incarnerait alors une loi abstraite, mais saisie du point de vue de son usage dans lactivit ordinaire en tant que dispositif pour la rsolution de problmes (Kuhn 1970 : 191)23. Les lois scientifiques sont en fait apprises par le biais de leur application, travers des pratiques de mesure, dobservation, dpreuve, soit par le biais de l' usage qui en est fait en pratique. Lapprentissage de la science est toujours un apprentissage en action, et par consquent un apprentissage de manires de faire qui sont toujours mdiatises par des instruments mais galement, comme Kuhn ne cesse de le rappeler, par des manires partages de voir et de faire. La normativit propre la science est donc implicite et immerge dans sa pratique: cest par lexemple et non par le raisonnement dsincarn que le savant apprend distinguer ce qui marche de ce qui ne marche pas. Kuhn nest toutefois pas fidle jusqu'au bout cette manire de concevoir la pratique scientifique, car juste aprs avoir introduit cette deuxime conception du paradigme, il dfinit lincommensurabilit comme se produisant l o il nest pas possible de se rfrer un langage naturel que tous les deux utilisent de la mme manire et qui est adquat aux assertions des deux thories (Kuhn 1970 : 201). Lincommensurabilit devient nouveau un fait essentiellement langagier, li limpossibilit de partager un schme conceptuel (cest cela que sert un langage commun selon Kuhn) capable dassurer un cadre de rfrence et des critres de jugement communs. Faute dun tel cadre, toute possibilit de commensuration entre deux univers thoriques diffrents disparat.

    Cest cause de cette impossibilit de tenir ensemble les deux notions de paradigme et dincommensurabilit que Kuhn sera amen, par la suite, abandonner la notion mme de paradigme et reformuler la notion dincommensurabilit dans des termes essentiellement linguistiques. Ou, si lon prfre, adopter une conception langagire et non plus pratique du paradigme qui en neutralisera tout le potentiel heuristique24. Lattribution au langage de ce rle stratgique dans le traitement de la question de lincommensurabilit marque ainsi labandon de la pratique et la transformation du problme de lincommensurabilit en un problme dordre smantique25. La solution, on le verra, consiste remplacer la thse dun holisme des pratiques par celle dun holisme linguistique, dont les notions de traduction et dinterprtation se chargeront

    22 Il sagit dune priorit tout dabord mthodologique, car elle dpend des dynamiques de lapprentissage de la discipline et des rgles de cooptation des chercheurs, qui impliquent une longue familiarisation avec les problmes standards. Cest ainsi, en fait, que les comptences thoriques et pratiques sont acquises et transmises.

    23 On retrouve nouveau les traces de l'influence de Polanyi et de sa conception de la connaissance tacite.24 Il affirmera des lors que le paradigme se caractrise par une matrice linguistique, que Kuhn conoit daprs la

    conception du langage de Whorf. Sur cet aspect voir Irzik-Grnberg 1998.25 Cf. Carrier 2001, qui parle ce propos d'une incommensurabilit smantique pour distinguer cette

    conception de celle prcdemment entretenue par Kuhn.

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    dattnuer les implications relativistes. En employant des termes qui ne sont pas de Kuhn, on pourrait dire quon assiste l au passage d'une conception pragmatiste une conception hermneutique de la pratique. Le paradigme est ainsi rduit un fait de langage, et la puissante anomalie kuhnienne est ainsi rsorbe dans lidalisme pistmique de la tradition dont ce dernier provient.

    6. Traduction et interprtationPour neutraliser la menace relativiste, la dmarche kuhnienne passe par la distinction entre deux

    diffrentes pratiques linguistiques auxquelles il est possible de recourir lorsquil sagit de faire face au dfi de lincommensurabilit avec les seules ressources du langage: la traduction et linterprtation. Cette distinction poursuit le processus de neutralisation des consquences relativistes du concept de paradigme que Kuhn estime ncessaire afin de sauvegarder la crdibilit pistmologique de sa thorie, notamment suite aux critiques pres que certains philosophes des sciences avaient adress Structure et auxquelles le Postscript cherche donner une rponse26. Comme il est possible de le voir aussi travers lexamen du dbat sur lincommensurabilit en sciences sociales (Chang 1997), le concept dincommensurabilit doit tre bien distingu de celui dincomparabilit, car labsence dune mesure commune ne rend pas la comparaison impossible27. C'est une chose, en effet, de dire que deux entits sont dpourvues de mesure commune, et c'en est une autre d'affirmer quil nest pas possible deffectuer entre elles la moindre comparaison (Kuhn 1983: 36). Tandis que le relativisme prsuppose les deux, la thorie kuhnienne de lincommensurabilit accepte la premire mais pas la deuxime. Pour rendre cette diffrence explicite, Kuhn parlera dincommensurabilit locale (Kuhn 1983: 36). Ce fait permet de sauvegarder la possibilit de la mise en uvre de stratgies de recherche dun terrain commun lorsque nous sommes mis en prsence dune situation o deux thories apparaissent sans commune mesure.

    Simmisant dans le dbat post-quinen sur la traduction, Kuhn affirme notamment que des propositions appartenant deux thories incommensurables sont inter-interprtables mais non pas inter-traductibles: ma position est que linterprtation [] nest pas la mme chose que la traduction28. Pour Kuhn, la traduction dnote lopration linguistique accomplie par une personne qui connat deux langages et qui remplace les mots ou phrases dun langage dans ceux de lautre. Les langages prexistent la traduction, et cette dernire ne produit aucun changement dans les langages (Kuhn 1983: 38). Contrairement la traduction, linterprtation ne demande pas la connaissance pralable des deux langages. Linterprte a en ce sens sa disposition des ressources moins riches que le traducteur. Il est dans la position de linterprte radical esquisse par Quine. Linterprtation se prsente alors, en ce sens, comme une stratgie de commensuration qui serait la disposition des agents l o la stratgie primaire de la traduction nest pas utilisable en raison des phnomnes qui produisent lincommensurabilit, dont notamment le fait de ne matriser quun seul langage. Grce cette deuxime stratgie, lagent qui matrise le langage dans lequel la thorie A est formule peut tout de mme comprendre un nonc formul lintrieur de la thorie B dont il ne matrise pas le langage, condition daccomplir un travail dinterprtation pour lequel il nexiste toutefois pas de manuel de traduction qui garantisse de manire univoque la traduction de lnonc dans le langage d'une autre thorie.

    L' impossibilit dune traduction sans perte, associe au besoin hermneutique qui lui fait suite, dfinit ltat et la condition de possibilit de la communication (et donc de laccord et de la rationalit) dans les situations dincommensurabilit. L o les ressources plus sres de la traduction ne sont plus disponibles, la raison doit sappuyer sur les ressources plus incertaines de linterprtation pour atteindre ses buts. Daprs Kuhn, on a affaire un cas de traduction pure uniquement lorsquun terme ou une proposition appartenant une thorie correspond un terme ou une proposition dune autre tant d'un point de vue intensionnel quextensionnel. Chaque fois que

    26 Voir notamment les articles inclus dans Lakatos, Musgrave 1970.27 Kuhn 1983: 35. Plus globalement, cf. Kuhn 1983 passim.28 Kuhn 1983: 37. Kuhn insistera notamment sur le fait que ce qui distingue sa position de celle dautres auteurs

    comme Hilary Putnam, Donald Davidson et Philip Kitcher cest prcisment le fait de ne pas identifier interprtation et traduction. C'est seulement cette condition quil est possible daffirmer que lincommensurabilit nimplique pas incommunicabilit. Cf. Kuhn 1983 37-40.

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    ces deux conditions ne sont pas respectes, on se trouve dans une situation dincommensurabilit29. Cette condition est daprs Kuhn celle dans laquelle travaille dhabitude lhistorien des sciences (Kuhn 1983: 40). Ce nest pas un hasard si Kuhn dveloppe cette distinction dans le cadre dune controverse avec des philosophes des sciences, car ce qui est en jeu cest prcisment la question du statut pistmique des diffrentes formes de savoir, et de leurs points dnonciation respectifs.

    Selon Kuhn, des univers thoriques qui sont entre eux incommensurables peuvent tout de mme partager de vastes portions du langage, et ce fait permet aux agents de dcrire les objets, les rgles et les oprations sur les objets dont ils se servent dans leur dmarche. Ce partage est ce qui rend possible la comprhension. On voit donc bien que chez Kuhn la distinction entre traduction et interprtation nest pas introduite dans lintention douvrir la voie lirrationalit. Au contraire, elle entend montrer que la rationalit procde le plus souvent travers des stratgies dont on ne rend pas bien compte en recourant la reprsentation idalise du manuel de traduction quinen, nouvel avatar du mythe ancien dune rationalit purement procdurale, capable davancer d'elle-mme. Ce que la thorie de lincommensurabilit sous la figure de la distinction entre traduction et interprtation affirme, cest donc une thse portant sur la nature des processus rationnels. Elle consiste exclure le fait que la dtermination de la signification dans le passage d'une thorie lautre ait lieu sous la forme d' une activit quasi mcanique totalement gouverne par un manuel qui spcifierait, en fonction du contexte, quelle chane dun langage puisse, salva veritate, tre remplace par une chane donne dans lautre (Kuhn 1986 : 60).

    Il faut maintenant reconduire cette discussion dans le cadre de la distinction entre positions dnonciation quon a introduite dans le paragraphe prcdent. Il sagit notamment dexpliciter quelle est la position nonciative - celle du savant, de lhistorien, ou du philosophe - par rapport laquelle la question de linterprtation est pose. Kuhn nous rappelle ici le sens mthodologique de cette distinction et le fait que, tandis que chaque scientifique est comptent dans une langue spcifique, le mtier dhistorien prsuppose la matrise de plusieurs langages comme autant de conditions permettant de reconstruire de l'intrieur les diffrents dbats. Lhistorien serait au scientifique ce quest le linguiste vis--vis dun natif sexprimant dans sa langue maternelle. Force est de constater que le scientifique est expos aux limites de la traduction et de linterprtation, tandis que lhistorien en serait en quelque sorte protg. Lincomprhension serait donc une sorte de consquence ngative involontaire lie une certaine position dagent : celle du scientifique qui, du fait dtre situ dans un univers linguistique et de navoir aucun besoin (en tout cas sur le plan professionnel) dapprendre une autre langue (celle de la tradition prime) se trouve priv des ressources hermneutiques qui lui permettraient d'accder cette forme de rationalit. Au contraire, dans le cas spcifique de lhistorien (mais cela vaut galement pour toute figure pouvant tre reconduite la position pistmique du traducteur), la matrise de ces comptences de traduction devient un rquisit mthodologique pralable, et le travail de traduction une partie essentielle de sa propre manire de se rapporter la science. Ce qui tait permis lagent engag dans sa propre situation (ne pas se doter de comptences dinterprtation) nest donc plus permis lhistorien dont le discours prsuppose prcisment la capacit de transcender les cadres des paradigmes locaux.

    Cela nous permet de voir quel point cette forme de comprhension, loin dtre nave, dpend doutils mthodologiques spcifiques, dun entranement particulier et de ladoption dune attitude de dtachement vis--vis de ses propres croyances. Si donc la traduction peut encore se faire travers le processus ordinaire de reconduction soi du discours de lautre, linterprtation demande un travail plus complexe : la traduction est, bien videmment, seulement la premire ressource pour ceux qui cherchent comprendre. La communication peut tre tablie aussi sans elle. Mais l o la traduction nest pas possible, ce qui est requis ce sont les processus bien diffrents de linterprtation et de lacquisition dun langage (Kuhn 1983 : 53). Il sagit cet effet daccomplir un travail prliminaire dexplicitation et darticulation conceptuelle des prsupposs qui structurent

    29 Pour une discussion claire des rapports entre intensionnalit et extensionnalit chez Kuhn cf. Carrier 2001.

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    un point de vue. Un travail qui est accompli, au plan professionnel, par lhistorien des sciences (et par lethnologue dans dautres contextes) et dont on se tromperait si on lattendait aussi du scientifique. Il resterait ventuellement clairer la position du philosophe des sciences, mais il sagit en quelque manire dune question qui ne trouvera pas de rponse dans le cadre mthodologique des sciences historiques et sociales, pour lesquelles lide mme dun point dnonciation surplombant et indpendant de tout contexte historique ou social se voit te toute lgitimit.

    En conclusion, ce que la distinction entre traduction et interprtation nous montre, cest que lincommensurabilit ne doit pas tre comprise comme un chec dans la confrontation entre deux entits symboliques distinctes (thories, langages ou cultures), mais comme la consquence de limpossibilit qu'il y a transfrer un nonc dun univers de discours un autre tout en prservant les conditions dintensionnalit et dextensionnalit. L o limportation efficace aurait permis une valuation immdiate de la valeur de vrit de lnonc, son impossibilit impose le recours une procdure plus complexe, celle de linterprtation. Elle demande aussi le passage un plan de rsolution du conflit qui ne peut plus tre celui des agents engags, car il requiert des comptences supplmentaires dinterprtation qui ne sont accessibles qu travers un processus dauto-transcendance qui ne conduit pourtant pas vers un point de vue de nulle part neutre et universel mais au point de vue tout autant localis et spcifi quest celui constitu par la mthodologie de la recherche historique. Si Kuhn insiste pour distinguer le point de vue de lhistorien de celui du philosophe, cest prcisment en raison du fait que lhistorien serait d'aprs lui capable datteindre le point de vue dune rationalit transitionnelle capable de jeter un pont concret entre deux univers de pratique et de discours singuliers.

    7. De la rationalit de lobservateur au point de vue du sujet agentSi la distinction mthodologique entre point de vue de lagent et point de vue du spectateur et

    lintroduction de la troisime figure du traducteur-interprte constitue une tape fondamentale pour la comprhension de la rationalit des pratiques, elle nen est pas pour autant le point darrive. Puisque laction est une prrogative des agents engags dans les pratiques, cest une nouvelle comprhension de cette activit que ce passage nous amne. Lhistorien savre en effet tre lui aussi un agent engag dans une pratique, bien que dans une pratique au deuxime degr, car elle a pour objet une autre pratique, savoir la pratique de recherche scientifique qui fait lobjet de ses recherches. Son intentionnalit pistmique peut donc tre objective de la mme manire que doit l'tre celle du scientifique que lhistorien tudie. Cette distinction est importante car elle permet de neutraliser une bonne partie des objections quon a adresses Kuhn, et qui ne tiennent pas compte de cette distinction entre positions dnonciation. Il faut ce propos prendre trs au srieux la thse de Kuhn selon laquelle, mme en cas d'incommensurabilit, le passage dune tradition de recherche lautre peut encore tre considr comme tant dot dun contenu dintelligibilit qui en garantit la rationalit. Le fait que ce passage ne s'effectue pas sans perte30 ne signifie pas pour autant quil nait pas ses avantages, et quil ne soit donc pas lgitime du point de vue de celui qui laccomplit (en l'occurrence, du point de vue du savant ou du groupe de savants qui accomplissent la rvolution). Ce que la thorie de lincommensurabilit affirme, cest seulement quun tel passage, du fait de ntre pas garanti par un algorithme neutre (rationalit pure), ne peut reposer que sur un acte de volont (cest le moment de la persuasion). Ce supplment dcisionnel dont lagent assume toute la responsabilit, se fondera sur lvaluation pondre de diffrents critres en conflit plutt que sur une simple dduction formelle partir de lexamen des vidences exprimentales. Il appelle donc une rationalit dans le choix qui prsuppose une rfrence explicite au jugement dun sujet (individu ou groupe) en tant que sujet actif dun choix dont il sera possible de rendre raison seulement aprs coup, cest--dire dans les termes de la transition paradigmatique que ce choix rendra possible. En ce sens, une rflexion complte sur la rationalit du connatre et de lagir devrait nous permettre daccomplir ce passage cette fois ci paradigmatique consistant troquer le point de vue supra-historique dun sujet soustrait toute conjoncture situationnelle (philosophe, historien, ou anthropologue des sciences) pour celui de lagent agent daction tout autant quagent de

    30 Ce qui tait le cas pour lpistmologie continuiste, car le passage de la premire la deuxime thorie sexpliquait seulement parce qu'elle produisait un avantage net, la deuxime dpassant ou incluant la premire.

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    connaissance. Ce passage produit une inversion de perspective, car un vnement tel quune rvolution scientifique peut bien sembler irrationnel vu de la perspective de lhistorien, dans la mesure o il laisse se profiler sa suite un reste de questions non rsolues, de problmes incompltement expliqus, de pertes dintelligibilit, etc. Mais en mme temps, ce mme vnement peut tre considr comme un succs scientifique lorsque lagent qui l'accomplit lvalue travers des critres qui sont ceux que la nouvelle communaut scientifique se sera donne et qui se substitueront aux prcdents31. Comme tout agent engag dans une pratique, le scientifique a accs des formes de rationalit comparative dont le spectateur en surplomb ne peut pas se servir, sinon en adoptant lui-mme la perspective de lagent32.

    La tension qui intervient entre le jugement dirrationalit formul par lhistorien et le jugement de rationalit formul par lagent se dissout donc lorsquelle est reconduite cette diffrence de perspective. L o lagent juge du succs de son action partir des critres qui sont ceux de la nouvelle communaut scientifique, lhistorien sera plutt conduit montrer les aspects irrsolus et aportiques du changement. Tandis que le savant peut uniquement fonder son jugement sur les critres valables lintrieur de sa communaut de rfrence, lhistorien doit prendre ses distances vis--vis de ce jugement ethnocentrique qui explique lintelligibilit des actions par rapport leur contexte gnratif. Si le scientifique peut se contenter dun jugement qui sappuie sur la seule cohrence interne en rapport avec la tradition laquelle il appartient lhistorien est au contraire oblig de slever un horizon de rfrence plus englobant, s'astreignant de surcrot des contraintes de cohrence transculturelle. Le scientifique accepte sans le problmatiser lhorizon de son paradigme et na donc pas besoin daccder un cadre dvaluation plus vaste, car le succs de son entreprise nest valu qu partir des critres de succs que sa communaut de recherche se donne. Sil est vrai, comme Kuhn le remarque plusieurs reprises, que lon ne saurait invoquer la ralit comme si elle tait un banc dessai neutre et indpendant, il nen reste pas moins vrai que cette condition ne constitue pas non plus un pr-rquisit ncessaire lavancement de la pratique scientifique elle-mme. Si deux thories se posent des questions de nature diffrente, il est probablement inutile de sacharner chercher un banc dessai commun ; il sera alors plus profitable de sinterroger sur les questions qui intressent le plus les participants une pratique donne, pour voir si ventuellement lautre pratique est capable doffrir des solutions qui seraient prfrables.

    Il ny a donc pas de contradiction entre les conclusions divergentes de lhistorien et du scientifique33, ils poursuivent en effet des fins diffrentes, chacune lgitime lintrieur de son propre champ de rfrence. La rationalit trans-contextuelle de lhistorien peut donc parvenir des conclusions discordantes par rapport celles obtenues par un agent dont laction sinscrit entirement dans le cadre dun paradigme donn. Cela condition, videmment, que la diffrence entre les positions dnonciation soit respecte. On insistera encore une fois sur le fait que la position dnonciation occupe par lhistorien nest pas celle dune transcendance absolue par rapport au contexte, mais uniquement celle dune transcendance limite (dune trans-contextualit), son tour incarne dans le cadre limit dune autre pratique : celle de lhorizon historique dune tradition de recherche dont les objets seraient les diffrents paradigmes viss par lhistorien.

    8. Une pistmologie de la persuasion Les arguments que lon vient dexaminer ont montr la signification que Kuhn attribue aux

    vnements porteurs de discontinuit dans lhistoire des sciences, partir du constat que les dsaccords gnrs par un conflit entre paradigmes ne peuvent pas tre rsolus travers le recours lpreuve (Kuhn 1973 : 320). Il reste maintenant montrer comment cette position permettrait darticuler entre elles incommensurabilit et rationalit. A cette fin, je vais reprendre les considrations kuhniennes sur le rle de la persuasion dans la theory choice pour montrer

    31 Ce fait, dont on mesure toute la lgitimit pistmologique, est la base dune distinction assez infortune, propose par Kuhn, entre raisons objectives et raisons subjectives (Kuhn 1973 pp. 324 sq.), et plus tard entre valeurs et rgles (Kuhn 1973 pp. 330 sq).

    32 Voir Frega 2013: ch.3.33 Un argument qui pourrait bien tre transpos l'tude du rapport entre chercheurs en sciences humaines en

    gnral et acteurs sociaux.

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    quelle constitue quelque chose de plus quune simple description dun processus psycho-social partir de laquelle les scientifiques ragissent la sous-dtermination des algorithmes. Ce que Kuhn de manire sans doute malheureuse appelle persuasion , constitue au contraire une procdure entirement rationnelle34, caractrise par des rgles et des conditions de validit qui trouvent dans lide dun espace public des raisons son lieu propre darticulation et de ralisation.

    Prendre au srieux les proprits pistmiques de la persuasion nous permet de montrer que la notion de rationalit couvre un domaine bien plus ample que celui auquel Kuhn, ici en continuit avec la tradition positiviste dont il cherchait pourtant prendre ses distances35, ne cesse de la ramener, travers lide dune correspondance implicite entre rationalit et application dun algorithme formel. Malheureusement, faute de possder une pistmologie capable dexpliquer le rle des pratiques, Kuhn ne parviendra pas rendre compte de ces lments de rationalit qui gisent au cur des moments de discontinuit rvolutionnaire. Cest donc pour cette raison que, alors mme qu'il reconnat limpossibilit de rendre compte de la rationalit scientifique dans les termes de lpistmologie positiviste, Kuhn ne trouvera pas de meilleure solution que de faire appel des facteurs extra rationnels pour expliquer les vnements de discontinuit, lments qui sont pour lui essentiellement dordre psychique et social36. Si Kuhn a donc raison de critiquer l'incapacit du positivisme rsorber toute discontinuit dans un discours de progrs dans la recherche du vrai ; il n'en reste pas moins que, du fait de ne pas avoir russi se dprendre du modle classique de la rationalit, Kuhn en est rduit rechercher hors du champ de lintelligibilit rationnelle les explications de ces formes de discontinuit. Pourtant, pour comprendre les implications pistmologiques de la pratique, il aurait fallu et cest l un parcours que le pragmatisme avait entrepris dans les dcennies prcdentes sefforcer dlargir la notion de rationalit pour y inclure les procdures dont les scientifiques se servent pour combler la sous-dtermination des algorithmes.

    Chez Kuhn, toutefois, lide dincommensurabilit est lie la thse de la dpendance de la notion de vrit de celle de paradigme, de sorte que lvaluation de la valeur de vrit dune proposition est, en bref, une activit qui ne peut tre ralise qu travers la rfrence un lexique, et ses rsultats dpendent de ce lexique (Kuhn 1986 : 77). Il sensuit que les critres usuels avec lesquels on value les thories - Kuhn cite les suivants : fcondit dans les prdictions, cohrence, exactitude, ampleur de vise, simplicit - ne peuvent sappliquer qu lintrieur dun cadre donn. Pour la mthode historique, cela revient concevoir le paradigme comme un point de fuite, reconstruit a posteriori une fois que la comparaison entre deux noncs a russi. Le paradigme, en ce sens, est le dispositif qui, partir de deux ensembles thoriques donns, en rend possible la commensurabilit. Ds lors, il y aura incommensurabilit chaque fois que cette tentative chouera. Le paradigme en ce sens nest pas un schme conceptuel mystrieux, mais le produit de la recherche historique. Cette affirmation, qui quivaut soutenir que les critres de choix sont essentiellement sous-dtermins, implique daprs Kuhn que les scientifiques peuvent se trouver face des options par rapport auxquelles il ny aurait pas de solution univoque. Comme expliquer alors ce qui se passe dans les rvolutions scientifiques ?

    La rponse kuhnienne constitue la rponse dun historien fascin par la dimension individuelle de la recherche scientifique, mais nanmoins dpourvu des ressources pistmiques ncessaires pour expliquer les faits de rupture dont il avait si bien montr limportance. Il affirme donc que l o les critres de choix sont sous-dtermins, cest la psychologie individuelle qui explique la dcision dun scientifique, dcision qui est alors reporte l'ordre de ses prfrences personnelles, sa perception de la situation, son histoire et son exprience de scientifique. Lexplication thorique de la transition dune thorie lautre demande donc que lon dpasse la liste des critres partags, en considrant ainsi les caractristiques des individus qui ont effectu le choix (Kuhn 1973 : 324). Pour mieux expliquer cette ide, Kuhn introduit une distinction entre raisons objectives, lesquelles simposent de leur propre force tous les scientifiques de la mme manire, et

    34 Nous comprenons ici procdure en un sens qui nest pas simplement rhtorique mais qui inclut l'appel des arguments et des formes dvidence. Cest la raison pour laquelle le terme de persuasion me parat tre fort mal choisi.

    35 Laudan 1996 montre bien ltendue de la dette intellectuelle de Kuhn vis--vis du positivisme.36 Voir ce propos la critique de Frederick Will dans Will 1988, ch. 1.

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    raisons subjectives, qui simposent quant elles chaque scientifique dune manire diffrente, selon sa constitution psychique et son histoire personnelle. Kuhn sappuie sur cette dernire catgorie de raisons pour combler les lacunes dans la pleine dtermination des thories, si bien que tout choix individuel entre thories en comptition dpend dun mixte de facteurs objectifs et subjectifs, ou de critres partags et de critres individuels (Kuhn 1973 : 325). De la mme manire, et de faon tout aussi problmatique, Kuhn reformulera la mme ide partir dune distinction toute autant problmatique entre les rgles, entendues comme critres dactions partages, et les valeurs, entendues encore une fois comme des critres qui orientent subjectivement laction, lesquelles se limitent exprimer des particularits caractrisant quelques individus (Kuhn 1973 : 330). Il est tout particulirement tonnant que ces thses apparaissent dans un texte explicitement crit en rponse aux accusations de psychologisme et danti-rationalisme avances par les premiers critiques ds la parution de Structure.

    Largument dont Kuhn se sert pour dfendre sa thse est toujours driv de la notion de paradigme et consiste dans lide que ce qui empche la comparaison entre deux paradigmes diffrents rside dans labsence de critres dvaluation partags. Dans ces cas, en effet, tout effort pour tablir la supriorit dune thorie sur lautre choue, car aucun critre de succs suffisamment partag nest disponible. Cela ne signifie toutefois pas, prcise Kuhn, que lvaluation comparative entre thories soit impossible, mais quafin de la raliser nous devons introduire des hypothses supplmentaires qui permettent de discriminer entre les possibilits que lapplication des critres existants laisse encore ouvertes. Si, par exemple, deux thories prsentent un degr diffrent de prcision dans leurs prdictions propos de domaines diffrents du rel, cest en formulant une hypothse statuant sur la priorit des champs dapplication que nous pourrons effectuer notre choix (Kuhn 1973 : 323). Limplication que Kuhn tire de cette situation est que lorsque les scientifiques doivent choisir entre thories concurrentes, deux hommes qui partagent la mme liste de critres de choix peuvent toutefois parvenir des conclusions diffrentes (Kuhn 1973 : 324). Aussi, afin de surmonter cette impasse il faut aller au-del de la liste des critres partags pour se rfrer aux caractristiques des individus qui ont effectu le choix (ibid.). Dans ce passage apparemment anodin, Kuhn accomplit en ralit un dplacement lourd de consquences du plan normatif de la mthodologie des sciences vers le plan descriptif de la recherche historique, en cherchant dans ce dernier des rponses que le premier ne pouvait pas livrer. Kuhn entend ainsi suppler un manque grave son dire de la philosophie des sciences de son poque, en accordant une juste reconnaissance aux lments subjectifs qui entrent rgulirement dans les procdures de choix entre thories. En procdant de la sorte, Kuhn se dprend de son erreur pour tomber dans une erreur symtrique : c'est une chose, en effet, de critiquer le positivisme pour avoir rduit toute la mthodologie des sciences un algorithme capable de rendre compte du choix rationnel (Kuhn 1973 : 326); mais c'en est une autre daffirmer que lalternative cette solution rside dans l'introduction de facteurs psycho-sociologiques dans lintelligibilit des processus de dcouverte.

    Ce qui semble chapper Kuhn ici, cest que sa rponse ne constitue pas une critique pertinente du postulat central de lpistmologie positiviste. Kuhn ne semble pas sapercevoir que la limite du positivisme ne concerne pas sa valeur en tant que description empirique de la pratique scientifique, mais sa capacit rendre compte de la dimension normative de la rationalit scientifique. Si la limite du positivisme consiste, comme Kuhn le fait remarquer, dans sa conception fort restreinte de la rationalit, il aurait alors fallu proposer de la rationalit une image plus riche, plutt que de lui substituer des critres extra-rationnels qui ne font que confirmer lide reue qui fait correspondre la rationalit avec le formalisme du calcul. Au lieu de faire appel des facteurs subjectifs ou des valeurs, Kuhn aurait d se rclamer de la manire dont les scientifiques, confronts la sous-dtermination des critres, se servent de leurs capacits rationnelles pour valuer sur le plan de la rationalit scientifique et non pas sur celui des prfrences subjectives lensemble des facteurs non conclusifs qui sont leur disposition. Cest l que lide de pratique aurait pu tre d'un grand secours, dans la mesure o cest prcisment au sein de cette dimension paradigmatique de la science comme pratique que se situent les procdures dont les savant se servent pour rsoudre scientifiquement leurs dsaccords. Le recours la pratique lui aurait permis de sappuyer sur les ressources inhrentes la dimension communautaire de la science comme pratique, en montrant qu ce niveau les valeurs ont une validit normative lgitime en tant que formes de capitalisation de lexprience prcdente. Il sagit l, comme le montrent les quelques exemples donns par Kuhn,

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    dun espace bien inadquatement saisi par la mobilisation de facteurs subjectifs, car ce qui est en jeu nest pas lexpression des prfrences individuelles qui caractrisent chaque savant, mais les pratiques institues lintrieur dune tradition de recherche, et dont lautorit normative est bien suprieure celle quil est possible d'assigner aux prfrences individuelles. Le fait que pour deux agents confronts deux thories presque quivalentes, l'un prfre celle qui est mathmatiquement la plus simple et l'autre celle qui se rvle la plus facile traiter en termes informatiques exige d'tre expliqu dune manire qui permette la communaut scientifique dengager un dbat, de formuler des propositions, davancer des arguments pour ou contre, etc. Il ny a l rien de subjectif ou dirrationnel, sinon dans le sens, tout fait discutable, o l'on poserait que ne serait rationnel que ce qui sexprime dans un calcul formel. Mais il sagit l dune image de la raison dont la dmarche kuhnienne entendait prcisment se dprendre.

    Conclusions

    Dans cet article jai montr comment une certain pistmologie des pratique a merg lintrieur du discours de Thomas Kuhn sans pour autant parvenir donner tous ses fruits. Malgr cet chec, la leon de Kuhn demeure importante, car elle constituera le point de dpart pour plusieurs pistes de recherches qui, en y puisant leur inspiration, chercheront frayer des voies nouvelles pour penser la rationalit en tant que pratique sociale historiquement situe. Qu'il s'agisse de la tradition des science studies, de lpistmologie des sciences sociales de Charles Taylor ou de lpistmologie morale et politique de penseurs comme Alasdair MacIntyre, Stanley Cavell ou Michael Walzer, la rflexion de Kuhn aura permis de montrer que les pratiques, ressaisie dans toute leur inertie contextuelle, constituent de puissante ressources pistmologiques. Elle aura galement contribu montrer que le fait de se rclamer doprateurs de contextualisation tels que la tradition, la pratique, la communaut ou lhistoire nimpliquait pas forcment de destituer la raison de ses droits. Mme si Kuhn ne parviendra pas tirer toutes les consquences de la dcouverte des pratiques, son rationalisme historique aura indiqu une voie fconde que dautres aprs lui sefforceront de poursuivre.

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