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L. Chestov • Les Révélations de la mort · Partie 1 - chapitre I

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Page 1: L. Chestov • Les Révélations de la mort · Partie 1 - chapitre I

Léon CHESTOV · Les révélations de lamort · • · La lutte contre les évidences

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LA LUTTE CONTRE LESÉVIDENCE(Dostoïevski)

« Qui sait, il se peut que la vie soit la mort et que la mortsoit la vie ». • Euripide

I

« Qui sait, dit Euripide, il se peut que la viesoit la mort et que la mort soit la vie. »

« Platon », dans un de ses dialogues, faitrépéter ces paroles par Socrate, le plus saged’entre les hommes, celui-là même qui créa lathéorie des idées générales et considéra lepremier la netteté et la clarté de nos jugementscomme l’indice de leur vérité. En général,presque toujours, lorsqu’il s’agit de la mort,Socrate, chez Platon, répète, ou à peu près, lesparoles d’Euripide. Personne ne sait si la vie n’estpas la mort et si la mort n’est pas la vie. Depuisles temps les plus reculés, les hommes les plussages vivent dans cette ignoranceénigmatique ; seuls les hommes ordinairessavent bien ce que c’est que la vie, ce que c’estque la mort.

Comment s’est-il produit, comment a-t-il puse produire que les plus sages hésitent là où lesesprits ordinaires ne voient aucune difficulté ? Etpourquoi les difficultés les plus pénibles, les plusatroces, sont-elles toujours réservées aux plussages ? Or, que peut-il y avoir de plus terrible

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que de ne pas savoir si l’on est mort ou vivant ?La « Justice » exigerait que cette connaissanceou cette ignorance fût l’apanage de tous leshumains. Que dis-je : la Justice ! C’est la logiqueelle-même qui l’exige, car il est absurde qu’il soitdonné aux uns de distinguer la vie de la mort,tandis que les autres restent privés de cetteconnaissance ; ceux qui la possèdent diffèrentcomplètement, en effet, de ceux auxquels elleest refusée, et nous n’avons donc pas le droit deles considérer comme appartenant tous,indifféremment, à l’espèce humaine. Celui-là seulest un homme qui sait ce que c’est que la vie etce que c’est que la mort. Celui qui ne sait pas,celui qui, ne fût-ce que de loin en loin, ne fût-ceque pour un instant seulement, cesse de saisir lalimite qui sépare la vie de la mort, celui-là cessed’être un homme pour devenir… pour devenirquoi ? Quel est l’Œdipe qui peut résoudre cettequestion et pénétrer ce mystère suprême ?

Il y a lieu d’ajouter, pourtant, que denaissance, tous les hommes savent biendistinguer la vie de la mort et font cettedistinction très facilement, sans se tromper.L’ignorance ne vient, à ceux qui y sontprédestinés, que plus tard seulement et, si toutne nous trompe pas, toujours brusquement, onne sait d’où, ni comment. Et puis, autre choseencore : cette ignorance n’est qu’intermittente.Elle disparaît et cède la place à la connaissancenormale aussi subitement qu’elle était apparue.Euripide et Socrate, et tous ceux qui sontdestinés à porter le fardeau sacré de la suprêmeignorance, tous savent très bien, ordinairement,tout comme les autres hommes, ce que c’est quela vie, ce que c’est que la mort. Mais il leur arrived’éprouver exceptionnellement la sensation queleur connaissance ordinaire les abandonne, cetteconnaissance qui les reliait aux autres êtres, sisemblables à eux, et les mettait ainsi en rapportavec tout l’univers. Ce que tous savent, ce quetous admettent, ce qu’eux-mêmes savaient il y a

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un instant, ce que le consentement unanimeconfirmait et justifiait, cela même perd à leursyeux toute signification. Ils possèdentmaintenant leur propre savoir, solitaire,injustifié, injustifiable. Peut-on jamais espérer,en effet, que le doute d’Euripide puisse êtreunanimement admis ? N’est-il pas évident pourtous que la vie c’est la vie, que la mort c’est lamort, et que seules peuvent les confondre lafolie ou la mauvaise volonté, résolues àrenverser toutes les évidences et à introduire ledésordre dans les esprits ?

Comment donc Euripide osa-t-il prononcer,comment Platon osa-t-il répéter ces paroles quirésonnent comme un défi ? Et pourquoi doncl’histoire nous les a-t-elle conservées, cettehistoire qui détruit tout ce qui est inutile etinsignifiant ? On dira peut-être : c’est un simplehasard ! Il arrive qu’une arête de poisson, qu’unvulgaire coquillage se conservent pendant desmilliers d’années. Bien que ces paroles nousaient été conservées, elles n’ont joué aucun rôledans le développement spirituel de l’humanité.L’histoire les a pétrifiées ; elles témoignent dupassé, mais elles sont mortes pour l’avenir ;c’est ce qui les condamne pour toujours, sansappel. Cette conclusion s’impose d’elle-même. Eneffet, allons-nous, pour quelques phrases dephilosophes ou de poètes, détruire les loisgénérales de ta pensée humaine, les principesfondamentaux de notre pensée !…

Peut-être fera-t-on une autre objection.Peut-être rappellera-t-on que dans un livreancien et très sage il est dit : il vaut mieux qu’ilne soit pas né du tout ce lui qui veut savoir cequi fut et ce qui sera, ce qui est sous la terre etce qui est au-delà du ciel. Mais je répondrai alorsque d’après ce même livre, l’Ange de la Mort quidescend vers l’homme pour séparer l’âme ducorps est entièrement couvert d’yeux. Pourquoicela ? Qu’a-t-il besoin de tous ces yeux, lui qui

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voit tout au ciel et qui n’a besoin de riendistinguer sur la terre ? Je pense que ces yeuxne lui sont pas destinés. Il arrive que l’Ange de laMort s’aperçoit qu’il est venu trop tôt, que leterme de l’homme n’est pas encore échu : iln’emporte pas alors son âme, il ne se montremême pas à elle ; mais il laisse à l’homme unedes nombreuses paires d’yeux dont son corps estcouvert. Et l’homme voit alors, en plus de ce quevoient les autres hommes et de ce qu’il voitlui-même avec ses yeux naturels, des chosesnouvelles et étranges ; et il les voit autrementque les anciennes, non comme voient leshommes, mais comme voient les habitants des« autres mondes », c’est-à-dire que ces chosesexistent pour lui non « nécessairement », mais« librement », qu’elles sont, et qu’au mêmeinstant elles ne sont pas, qu’elles appa0raissentquand elles disparaissent et disparaissent quandelles apparaissent. Le témoignage des anciensyeux naturels, des yeux « de tout le monde »,contredit complètement celui des yeux laisséspar l’ange. Or, comme tous les autres organesdes sens et même notre raison sont enconnexion étroite avec notre vision ordinaire etpuisque l’expérience humaine tout entière,individuelle et collective, s’y rapporte aussi, lesnouvelles visions paraissent illégales, ridicules,fantastiques et semblent être le produit d’uneimagination déréglée. Encore un pas, et ce serala folie, semble-t-il ; non pas la folie poétique,l’inspiration, dont il est question même dans lesmanuels de philosophie et d’esthétique et quisous les noms d’Éros, de Manie, d’Extase fut tantde fois décrite et justifiée où et quand il le fallait,mais cette folie qu’on traite dans les cabanons.Alors, c’est la lutte entre les deux visions, luttedont l’issue est aussi problématique et aussimystérieuse que ses débuts.

Dostoïevsky a été certainement un de ceuxqui possédèrent cette double vue. Mais quandfut-il donc visité par l’Ange de la Mort ? Le plus

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naturel serait de supposer que cela eut lieulorsqu’au pied de l’échafaud on lui lut, ainsi qu’àses camarades, l’arrêt de mort. Il est probable,pourtant, que les suppositions « naturelles » nesont déjà plus de mise ici. Nous pénétrons dansle domaine de l’antinaturel, de l’éternellementfantastique par excellence et si nous voulons yentrevoir quelque chose, il nous faut renoncer àtoutes les méthodes, à tous les procédés quijusqu’ici donnaient à nos vérités, à notreconnaissance, une certitude, une garantie. Il estpossible qu’on exige de nous un sacrifice plusimportant encore. Il faudra, peut-être, que noussoyons prêts à admettre que la certitude n’estpas le prédicat de la vérité ou, pour mieux dire,que la certitude n’a absolument rien de communavec la vérité.

Nous reviendrons encore là-dessus ; maisnous pouvons déjà nous convaincre, d’après lesparoles d’Euripide, que certitude et véritéexistent chacune par elle-même. Si Euripide araison et si vraiment personne n’est certain quela vie ne soit pas la mort, cette vérité pourra-t-elle jamais devenir une évidence ? Si tous leshommes répètent quotidiennement à leurcoucher et à leur réveil les paroles d’Euripide,celles-ci demeureront aussi étranges, aussiproblématiques qu’au jour où ils les entendirentpour la première fois résonner au fond de leurâme. Euripide les admit, parce qu’ellespossédaient pour lui une certaine attirance. Il lesprononça, tout en sachant bien que personne n’ycroirait, même si tous les entendaient. Mais il nepouvait pas les transformer en certitude ; il nel’essaya pas et, j’ose le croire, ne le voulutmême pas. Tout le charme, toute l’attirance deces vérités consistent justement, peut-être, ence qu’elles nous délivrent de la certitude, en cequ’elles nous font espérer vaincre ce qu’onappelle les évidences.

Ce n’est donc pas lorsqu’il attendait

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l’exécution de l’arrêt que Dostoïevsky fut visitépar l’Ange de la Mort. Et ce n’est pas non pluslorsqu’il vivait au bagne. Les Souvenirs de laMaison des morts, une des plus belles œuvres deDostoïevsky, en font foi.

L’auteur des Souvenirs est encore pleind’espoir. Il souffre, il souffre terriblement. Ilrépète plus d’une fois — et il n’y a nulleexagération à cela — que ce bagne où l’on avaitenfermé plusieurs centaines d’hommes forts,bien portants, pour la plupart supérieurs à lamoyenne, encore jeunes, mais déviés et remplisde haine, que ce bagne était un véritable enfer.Mais il se souvient toujours que, hors des mursde cette prison, il y a encore une autreexistence. Le coin de ciel bleu qu’il entrevoitpar-dessus les hautes murailles lui est unepromesse de liberté. Un jour viendra, — et laprison, les visages marqués, les jurons ignobles,les coups, les gardiens, la saleté, les chaînes,— tout cela passera, et une nouvelle existencecommencera alors, noble, élevée. « Je ne suispas ici pour toujours, se répète-t-ilconstamment, bientôt, bientôt je serai là-bas. »Là-bas, c’est la liberté, tout ce à quoi songe, toutce qu’espère l’âme souffrante. Ici, c’est un lourdsommeil, un cauchemar. Là-bas, c’est le réveil,admirable, joyeux. Ouvrez les portes de laprison, éloignez les gardes, enlevez les fers, celasuffit : le reste, je le trouverai moi-même, dansce libre et bel univers que je connaissais déjà,mais ne savais pas apprécier. Que de pagessincères et inspirées écrivit sur ce thèmeDostoïevsky !

« De quels espoirs s’emplit alors mon cœur !Je pensais, je prenais la résolution, je me juraisqu’il n’y aurait plus dorénavant dans ma vied’erreurs, ni de chutes semblables à celles quis’étaient produites naguère. Je me traçais leprogramme de mon avenir et résolus de le suivrerigoureusement. Je croyais aveuglément que

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j’accomplirais tout cela, que je pourraisl’accomplir. J’attendais, j’appelais ma liberté. Jevoulais encore essayer mes forces dans denouvelles luttes. Parfois, une impatience fébrilem’étreignait… »

Avec un désir avide, il attendait le jour de ladélivrance, qui serait pour lui l’aube d’une vienouvelle ! Il était certain que l’important était desortir de prison, et qu’il prouverait alors à tous, àsoi-même et aux autres, que notre vie terrestreest un don divin. Si l’on réussit à éviter lesanciennes erreurs et les chutes, on peut trouverdéjà ici, sur terre, tout ce dont l’homme abesoin, et quitter la vie, comme la quittaient lespatriarches, « pleinement rassasié de jours ».

Les Souvenirs de la Maison des mortsoccupent une place à part dans l’œuvre deDostoïevsky ; ils ne ressemblent en rien à cequ’il écrivit avant et après. Il y a en ce livre unegrande retenue, un grand calme, et avec cela, ony sent une tension intérieure formidable, unintérêt réel, sincère pour tout ce qui s’accomplitsous les yeux de l’auteur. Si tout ne nous trompepas, ces Souvenirs sont le journal véridique del’existence que Dostoïevsky mena au bagnependant quatre ans. Il n’a rien inventé,semble-t-il ; il n’a même pas changé les noms etprénoms des détenus. Dostoïevsky était alorscertain que ce qui se déroulait sous ses yeux, siatroce, si horrible que ce fût, était pourtant bienla réalité, la seule réalité possible. Parmi lesforçats, il y en avait d’audacieux, il y en avait delâches ; les uns étaient véridiques, les autresmenteurs, les uns cruels, les autres insignifiantset nuls ; il y en avait de beaux, il y en avait delaids. Il y avait des gardiens, des sentinelles, desmajors, des porteuses de pain, des médecins,des infirmiers. Tous gens différents, mais tous« véritables », réels, « définitifs ». Et leurexistence est également réelle, « définitive » ;misérable, il est vrai, pitoyable, ennuyeuse,

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pénible. Mais ce n’est certainement pas « toutela vie » ; de même que ce petit coin bleu qu’onentrevoit par delà les murs de la prison n’estcertainement pas le ciel « tout entier ». La vievéritable, riche, pleine de signification, n’existeque là où l’homme voit au-dessus de sa tête nonplus un petit coin du ciel, mais un dômeimmense ; là où il n’y a plus de murs, mais oùs’étend un espace infini, là où la liberté estillimitée — en Russie, à Moscou, à Pétersbourg,au milieu d’hommes intelligents, bons, actifs etlibres.

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