188
LÉON CHESTOV TRADUCTION DE BORIS DE SCHLœZER Révélations les de la mort LES CAHIERS JÉRÉMIE

[Léon Chestov] Les Révélations de La Mort(BookZZ.org) (1)

Embed Size (px)

DESCRIPTION

ETUDDE

Citation preview

  • LON CHESTOV

    traduction deBoris de schlzer

    Rvlationsles

    de lamort

    LES CAHIERS JRMIE

  • Cet ouvrage a paru en langue russe sous le titre :

    LES CAHIERS JRMIEIL A TROUV MA FAVEUR AU DSERT

    Copyright: La mise en page de ce texte est gracieusement propose parLes Cahiers Jrmiedanslebutdefaireconnatrecetauteur.Cedocumentnepeutenaucuncastreutilisdemanirecommerciale.Enoutre,siluvredelauteurestdsormaispassedansledomainepublique,cenestpasencorelecaspourlesdroitsdutraducteurBorisdeSchlzer.Cepdfseradoncconsultsurunordinateurouuneimprimantepersonnellemaisnedoitpastredistribu,mmegratuitement.

    LES CAHIERS JRMIE JANVIER 2011

    www.lescahiersjeremie.net

  • INTRODUCTION

    Lev Isaakovitch Schwarzmann es n en 1866 dans une famille juive de Kiev. Il es plus connu sous le pseudonyme littraire Lev Chesov. Son uvre se concentrera dfiniti-vement sur le lopposition entre, dune part, la rvlation, telle quelle se prsente dans la pense biblique et dautre part, les difrents aspecs de la raison humaine, laquelle spanouit abondamment dans la philosophie grecque. Un recueil dtudes crites entre 1928 et 1937 (pour la plupart dj publies), fut imprim lanne de sa mort, en 1938, sous le nom de Athnes et Jrusalem ; cette ouvrage, manifese, nos yeux, avec la meilleure sagacit, ce que Chesov tentait dexprimer.

    Ces partir de 1913-1914 que Lon Chesov entreprend la rdacion de Sola Fide qui tmoigne dune nouvelle orientation de son uvre. Le manuscrit resa inachev. Il fut retrouv parmi les papiers quil laissa aprs sa mort. De son vivant, Chesov ne publiera que la seconde partie quil intitula Les Rvlations de la Mort (Paris, Plon, 1923) ; la premire partie

  • II

    les rvlations de la mort

    ne parut probablement pas parce que certaines ides avaient t reprises dans Le Pouvoir des clefs (potestas clavium), rdig entre 1915 et 1919 et imprim en 1923. Il fallut attendre 1957, vingt ans aprs sa mort, pour que les Presses Universitaires de France ditent la troisime partie du manuscrit sous le titre de Sola Fide, Luther et lglise. Lensemble du manuscrit inachev fut dit en russe en 1966 daprs la version non dfinitive retrouve.

    Dans ldition de 1958 (Plon) des Rvlations de la Mort, se trouve une prface du traduceur Boris de Schlzer. Bien que nous nayons pas dsir inclure ici les quarante pages du texte, il nous a sembl judicieux de terminer cette introducion par les premires pages quil a crites. Boris de Schlzer, qui a t un excellent traduceur, le plus assidu, tait aussi lami dune vie. Il publia dailleurs une importante tude sur Chesov au Mercure de France : Un penseur russe : Lon Chesov.

    les cahiers jrmie

    Extrait de la prface du traducteur.

    Lorsquen 1920 Lon Chesov quitta son pays pour venir se fixer en France, Paris, il tait dj lauteur de nombreux ouvrages qui avaient eu un grand retentissement en Russie o on le considrait comme lun des plus remarquables phi-losophes et critiques de son temps. Sa renomme cependant navait pas dpass les frontires ; on ne le connaissait pas ltranger, aucun de ses livres navait t encore traduit. Ces dans un numro de la Nouvelle Revue Franaise consacr

  • III

    introduction

    Dosoevsky, en 1921, quon trouve pour la premire fois la signature de Lon Chesov au bas dun fragment de ses Rvlations de la Mort. Loriginalit, la profondeur de ces pages produisirent une grande impression, et lanne suivante les Rvlations de la Mort paraissaient dans la collecion des auteurs trangers que dirigeait chez Plon Charles Du Bos. Le succs du livre auprs de la critique et du public entrana la publica-tion dautres traductions et au cours de lentre-deux-guerres luvre presque complte de Chesov (1) parut en version fran-aise : la Nuit de Gethsmani, (Pascal), lIde du Bien chez Tolso et Nietzsche, la Philosophie de la Tragdie (Dosoevsky et Nietzs-che), les Grandes Veilles, Sur les Confins de la Vie (lApothose du Dracinement), Le Pouvoir des Clefs (Potesas Clavium), Athnes et Jrusalem, enfin Kierkegaard et la Philosophie Exisentielle, le dernier livre du philosophe. Dautre part, bien quil ft loin de partager les ides de Chesov, L. Lvy-Bruhl, le direceur de la Revue Philosophique, lui accorde une large hospitalit dans cette publication o paraissent successivement dimportantes tudes de Chesov : Memento Mori (sur Husserl), Parmnide Enchan, le Taureau de Phalaris, etc. Paralllement les livres de Chesov pntrent en Allemagne o lon entreprend ldition de ses uvres compltes (quinterrompt la prise du pouvoir par Hitler), en Hollande, en Italie. La traducion de son Kie-rkegaard parat au Danemark ; celle de Sur la Balance de Job, en Angleterre. Bref, alors quen Russie Sovitique les crits de Chesov disparaissent compltement de la circulation, sa pense tant frappe dinterdit, ils obtiennent une vase audience en Occident. Leur difusion pourtant ne va pas sans rencontrer une certaine rsisance qui, en France du moins, saccentua au cours des annes prcdant immdiatement la dernire guerre.

    (1) A lexception de Sur la Balance de Job, dont Les Rvlations de la mort consituent une partie.

  • IV

    les rvlations de la mort

    Cette rsisance venait de difrents cts et tenait des raisons difrentes. Les universitaires ne pouvaient nier lru-dition de Chesov, la subtilit et la force de sa pense ; mais leurs yeux, pas plus que Nietzsche, il ntait vritablement un philosophe, ses ides manquaient dunit, ne consituaient pas un sysme quil et t possible de rattacher tel courant, telle tradition. Dautre part, lattirance quexerait Chesov sur les jeunes qui composaient certainement la grande majo-rit de ses leceurs, tenait principalement ce quils voyaient en lui un sceptique, un ironise, un dmolisseur des princi-pes les plus solides, des valeurs les plus respeces ; daprs les traducions de ses premiers ouvrages : Philosophie de la Tragdie, Sur les Confins de la Vie, etc., on stait cr limage dune sorte danarchise, auteur daudacieux paradoxes qui faisaient table rase aussi bien des croyances et de leurs dog-mes que de la science et de ses mthodes et posulats. Mais Potesas Clavium, dont les proccupations religieuses se fai-saient apparentes, ne cadrait plus du tout avec cette image simplise. Lorientation que semblait prendre la pense de Chesov apparut alors certains comme un repli sinon une trahison, ainsi que me le dit un jour Andr Malraux. Chesov, fatigu, naspirait-il pas un havre paisible ? Ne renonait-il pas ses perptuelles inquitudes, ses recherches fivreuses, passionnes, pour rejoindre aprs tant dautres le bercail ? Et cependant, de leur ct les milieux catholiques ne pouvaient accepter Potesas Clavium, la Nuit de Gethsmani et son Pascal, Athnes et Jrusalem qui aurait d plutt sintituler Athnes ou Jrusalem , car lauteur y coupait rsolument tous les ponts entre le monde grec et la Bible et voulait nous obliger choisir lun ou lautre. La pense religieuse de Chesov choquait et troublait les croyants quels quils fussent, bien davantage encore que lattitude sceptique et ngatrice (ou que lon prenait pour telle) de ses premiers crits.

  • Vintroduction

    En ralit, Chesov fut et es encore aujourdhui vox cla-mantis in deserto. Le succs de ses ouvrages, sa renomme ne doivent pas nous tromper : Chesov es lun des meilleurs prosateurs russes, et ce quapprcient principalement en lui nombre de ses compatriotes, ces lcrivain ; mme travers les traducions, il sduit par son syle la fois simple et direc, expressif, par son ton familier, par son aisance et sa sponta-nit, par sa clart aussi, clart apparente dailleurs, souvent trompeuse, car elle recle maints traquenards.

    Mais si lcrivain attire et sduit, le penseur ne peut man-quer de troubler. Il ne conclut pas, il nous laisse en suspens ; et nous ayant retir le sol sous les pieds, nous ayant dracins, il nous appelle chercher, nos propres risques et prils, ce que gnralement nous naimons gure.

    Boris de Schlzer

  • LA LUTTE CONTRE LES VIDENCES

    DOSTOEVSKY

    Qui sait, il se peut que la vie soit la mortet que la mort soit la vie.

    Euripide

    , ;

    malekTexte surlign

  • I Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie.

    Platon, dans un de ses dialogues, fait rpter ces paroles par Socrate, le plus sage dentre les hommes, celui-l mme qui cra la thorie des ides gnrales et considra le premier la nettet et la clart de nos jugements comme lindice de leur vrit. En gnral, presque toujours, lorsquil sagit de la mort, Socrate, chez Platon, rpte, ou peu prs, les paroles dEuripide. Personne ne sait si la vie nest pas la mort et si la mort nest pas la vie. Depuis les temps les plus reculs, les hommes les plus sages vivent dans cette ignorance nigma-tique ; seuls les hommes ordinaires savent bien ce que cest que la vie, ce que cest que la mort.

    Comment sest-il produit, comment a-t-il pu se produire que les plus sages hsitent l o les esprits ordinaires ne voient aucune difficult ? Et pourquoi les difficults les plus pnibles, les plus atroces, sont-elles toujours rserves aux plus sages ? Or, que peut-il y avoir de plus terrible que de ne pas savoir si lon est mort ou vivant ? La Justice exigerait que cette connaissance ou cette ignorance ft lapanage de tous les humains. Que dis-je : la Justice ! Cest la logique elle-mme qui lexige, car il est absurde quil soit donn aux uns de distinguer la vie de la mort, tandis que les autres restent privs de cette connaissance ; ceux qui la possdent diffrent compltement, en effet, de ceux auxquels elle est refuse, et

    malekTexte surlign

  • 2les rvlations de la mort

    nous navons donc pas le droit de les considrer comme appar-tenant tous, indiffremment, lespce humaine. Celui-l seul est un homme qui sait ce que cest que la vie et ce que cest que la mort. Celui qui ne sait pas, celui qui, ne ft-ce que de loin en loin, ne ft-ce que pour un instant seulement, cesse de saisir la limite qui spare la vie de la mort, celui-l cesse dtre un homme pour devenir pour devenir quoi ? Quel est ldipe qui peut rsoudre cette question et pntrer ce mystre suprme ?

    Il y a lieu dajouter, pourtant, que de naissance, tous les hommes savent bien distinguer la vie de la mort et font cette distinction trs facilement, sans se tromper. Lignorance ne vient, ceux qui y sont prdestins, que plus tard seulement et, si tout ne nous trompe pas, toujours brusquement, on ne sait do, ni comment. Et puis, autre chose encore : cette ignorance nest quintermittente. Elle disparat et cde la place la connaissance normale aussi subitement quelle tait apparue. Euripide et Socrate, et tous ceux qui sont destins porter le fardeau sacr de la suprme ignorance, tous savent trs bien, ordinairement, tout comme les autres hommes, ce que cest que la vie, ce que cest que la mort. Mais il leur arrive dprouver exceptionnellement la sensation que leur connaissance ordinaire les abandonne, cette connaissance qui les reliait aux autres tres, si semblables eux, et les mettait ainsi en rapport avec tout lunivers. Ce que tous savent, ce que tous admettent, ce queux-mmes savaient il y a un ins-tant, ce que le consentement unanime confirmait et justifiait, cela mme perd leurs yeux toute signification. Ils possdent maintenant leur propre savoir, solitaire, injustifi, injustifia-ble. Peut-on jamais esprer, en effet, que le doute dEuripide puisse tre unanimement admis ? Nest-il pas vident pour tous que la vie cest la vie, que la mort cest la mort, et que seules peuvent les confondre la folie ou la mauvaise volont,

  • 3la lutte contre les vidences

    rsolues renverser toutes les vidences et introduire le dsordre dans les esprits ?

    Comment donc Euripide osa-t-il prononcer, comment Pla-ton osa-t-il rpter ces paroles qui rsonnent comme un dfi ? Et pourquoi donc lhistoire nous les a-t-elle conserves, cette histoire qui dtruit tout ce qui est inutile et insignifiant ? On dira peut-tre : cest un simple hasard ! Il arrive quune arte de poisson, quun vulgaire coquillage se conservent pendant des milliers dannes. Bien que ces paroles nous aient t conserves, elles nont jou aucun rle dans le dveloppe-ment spirituel de lhumanit. Lhistoire les a ptrifies ; elles tmoignent du pass, mais elles sont mortes pour lavenir ; cest ce qui les condamne pour toujours, sans appel. Cette conclusion simpose delle-mme. En effet, allons-nous, pour quelques phrases de philosophes ou de potes, dtruire les lois gnrales de ta pense humaine, les principes fondamen-taux de notre pense !

    Peut-tre fera-t-on une autre objection. Peut-tre rappel-lera-t-on que dans un livre ancien et trs sage il est dit : il vaut mieux quil ne soit pas n du tout celui qui veut savoir ce qui fut et ce qui sera, ce qui est sous la terre et ce qui est au-del du ciel. Mais je rpondrai alors que daprs ce mme livre, lAnge de la Mort qui descend vers lhomme pour sparer lme du corps est entirement couvert dyeux. Pourquoi cela ? Qua-t-il besoin de tous ces yeux, lui qui voit tout au ciel et qui na besoin de rien distinguer sur la terre ? Je pense que ces yeux ne lui sont pas destins. Il arrive que lAnge de la Mort saperoit quil est venu trop tt, que le terme de lhomme nest pas encore chu : il nemporte pas alors son me, il ne se montre mme pas elle ; mais il laisse lhomme une des nombreuses paires dyeux dont son corps est couvert. Et lhomme voit alors, en plus de ce que voient les autres hommes et de ce quil voit lui-mme avec ses yeux naturels, des choses nouvelles et tranges ; et il les voit autrement que

  • 4les rvlations de la mort

    les anciennes, non comme voient les hommes, mais comme voient les habitants des autres mondes , cest--dire que ces choses existent pour lui non ncessairement , mais librement , quelles sont, et quau mme instant elles ne sont pas, quelles apparaissent quand elles disparaissent et disparaissent quand elles apparaissent. Le tmoignage des anciens yeux naturels, des yeux de tout le monde , contredit compltement celui des yeux laisss par lange. Or, comme tous les autres organes des sens et mme notre raison sont en connexion troite avec notre vision ordinaire et puisque lexprience humaine tout entire, individuelle et collective, sy rapporte aussi, les nouvelles visions paraissent illgales, ridicules, fantastiques et semblent tre le produit dune imagination drgle. Encore un pas, et ce sera la folie, semble-t-il ; non pas la folie potique, linspiration, dont il est question mme dans les manuels de philosophie et des-thtique et qui sous les noms dros, de Manie, dExtase fut tant de fois dcrite et justifie o et quand il le fallait, mais cette folie quon traite dans les cabanons. Alors, cest la lutte entre les deux visions, lutte dont lissue est aussi problma-tique et aussi mystrieuse que ses dbuts.

    Dostoevsky a t certainement un de ceux qui possdrent cette double vue. Mais quand fut-il donc visit par lAnge de la Mort ? Le plus naturel serait de supposer que cela eut lieu lorsquau pied de lchafaud on lui lut, ainsi qu ses camarades, larrt de mort. Il est probable, pourtant, que les suppositions naturelles ne sont dj plus de mise ici. Nous pntrons dans le domaine de lantinaturel, de lter-nellement fantastique par excellence et si nous voulons y entrevoir quelque chose, il nous faut renoncer toutes les mthodes, tous les procds qui jusquici donnaient nos vrits, notre connaissance, une certitude, une garantie. Il est possible quon exige de nous un sacrifice plus important encore. Il faudra, peut-tre, que nous soyons prts admet-

  • 5la lutte contre les vidences

    tre que la certitude nest pas le prdicat de la vrit ou, pour mieux dire, que la certitude na absolument rien de commun avec la vrit.

    Nous reviendrons encore l-dessus ; mais nous pouvons dj nous convaincre, daprs les paroles dEuripide, que cer-titude et vrit existent chacune par elle-mme. Si Euripide a raison et si vraiment personne nest certain que la vie ne soit pas la mort, cette vrit pourra-t-elle jamais devenir une vidence ? Si tous les hommes rptent quotidiennement leur coucher et leur rveil les paroles dEuripide, celles-ci demeureront aussi tranges, aussi problmatiques quau jour o ils les entendirent pour la premire fois rsonner au fond de leur me. Euripide les admit, parce quelles poss-daient pour lui une certaine attirance. Il les pronona, tout en sachant bien que personne ny croirait, mme si tous les entendaient. Mais il ne pouvait pas les transformer en certi-tude ; il ne lessaya pas et, jose le croire, ne le voulut mme pas. Tout le charme, toute lattirance de ces vrits consis-tent justement, peut-tre, en ce quelles nous dlivrent de la certitude, en ce quelles nous font esprer vaincre ce quon appelle les vidences.

    Ce nest donc pas lorsquil attendait lexcution de larrt que Dostoevsky fut visit par lAnge de la Mort. Et ce nest pas non plus lorsquil vivait au bagne. Les Souvenirs de la Maison des morts, une des plus belles uvres de Dostoevsky, en font foi.

    Lauteur des Souvenirs est encore plein despoir. Il souf-fre, il souffre terriblement. Il rpte plus dune fois et il ny a nulle exagration cela que ce bagne o lon avait enferm plusieurs centaines dhommes forts, bien portants, pour la plupart suprieurs la moyenne, encore jeunes, mais dvis et remplis de haine, que ce bagne tait un vri-table enfer. Mais il se souvient toujours que, hors des murs de cette prison, il y a encore une autre existence. Le coin de

  • 6les rvlations de la mort

    ciel bleu quil entrevoit par-dessus les hautes murailles lui est une promesse de libert. Un jour viendra, et la prison, les visages marqus, les jurons ignobles, les coups, les gardiens, la salet, les chanes, tout cela passera, et une nouvelle existence commencera alors, noble, leve. Je ne suis pas ici pour toujours, se rpte-t-il constamment, bientt, bientt je serai l-bas. L-bas, cest la libert, tout ce quoi songe, tout ce quespre lme souffrante. Ici, cest un lourd som-meil, un cauchemar. L-bas, cest le rveil, admirable, joyeux. Ouvrez les portes de la prison, loignez les gardes, enlevez les fers, cela suffit : le reste, je le trouverai moi-mme, dans ce libre et bel univers que je connaissais dj, mais ne savais pas apprcier. Que de pages sincres et inspires crivit sur ce thme Dostoevsky !

    De quels espoirs semplit alors mon cur ! Je pensais, je prenais la rsolution, je me jurais quil ny aurait plus dorna-vant dans ma vie derreurs, ni de chutes semblables celles qui staient produites nagure. Je me traais le programme de mon avenir et rsolus de le suivre rigoureusement. Je croyais aveuglment que jaccomplirais tout cela, que je pour-rais laccomplir. Jattendais, jappelais ma libert. Je voulais encore essayer mes forces dans de nouvelles luttes. Parfois, une impatience fbrile mtreignait

    Avec un dsir avide, il attendait le jour de la dlivrance, qui serait pour lui laube dune vie nouvelle ! Il tait certain que limportant tait de sortir de prison, et quil prouverait alors tous, soi-mme et aux autres, que notre vie terrestre est un don divin. Si lon russit viter les anciennes erreurs et les chutes, on peut trouver dj ici, sur terre, tout ce dont lhomme a besoin, et quitter la vie, comme la quittaient les patriarches, pleinement rassasi de jours .

    Les Souvenirs de la Maison des morts occupent une place part dans luvre de Dostoevsky ; ils ne ressemblent en rien ce quil crivit avant et aprs. Il y a en ce livre une grande

  • 7la lutte contre les vidences

    retenue, un grand calme, et avec cela, on y sent une tension intrieure formidable, un intrt rel, sincre pour tout ce qui saccomplit sous les yeux de lauteur. Si tout ne nous trompe pas, ces Souvenirs sont le journal vridique de lexistence que Dostoevsky mena au bagne pendant quatre ans. Il na rien invent, semble-t-il ; il na mme pas chang les noms et pr-noms des dtenus. Dostoevsky tait alors certain que ce qui se droulait sous ses yeux, si atroce, si horrible que ce ft, tait pourtant bien la ralit, la seule ralit possible. Parmi les forats, il y en avait daudacieux, il y en avait de lches ; les uns taient vridiques, les autres menteurs, les uns cruels, les autres insignifiants et nuls ; il y en avait de beaux, il y en avait de laids. Il y avait des gardiens, des sentinelles, des majors, des porteuses de pain, des mdecins, des infirmiers. Tous gens diffrents, mais tous vritables , rels, dfini-tifs . Et leur existence est galement relle, dfinitive ; misrable, il est vrai, pitoyable, ennuyeuse, pnible. Mais ce nest certainement pas toute la vie ; de mme que ce petit coin bleu quon entrevoit par del les murs de la prison nest certainement pas le ciel tout entier . La vie vritable, riche, pleine de signification, nexiste que l o lhomme voit au-dessus de sa tte non plus un petit coin du ciel, mais un dme immense ; l o il ny a plus de murs, mais o stend un espace infini, l o la libert est illimite en Russie, Moscou, Ptersbourg, au milieu dhommes intelligents, bons, actifs et libres.

  • 8II

    Dostoevsky a accompli son temps de bagne ; il a termin aussi son service militaire. Il est Tver, puis Ptersbourg. Tout ce quil attendait se ralise. Le dme immense du ciel stend au-dessus de lui. Il est un homme libre, comme tous ces hommes dont il enviait le sort lorsquil portait des cha-nes. Il ne lui reste donc plus qu accomplir les engagements quil a pris en prison vis--vis de lui-mme. Il faut croire que Dostoevsky noublia pas de sitt ses engagements, son pro-gramme , et quil fit plus dune tentative dsespre pour arranger sa vie de telle sorte que les anciennes chutes et les anciennes erreurs ne se rptent plus . Mais il semble que plus il sy est efforc, moins il y a russi.

    Il remarqua bientt que la vie libre ressemblait de plus en plus lexistence du bagne, et que le vaste dme du ciel qui, jadis, lorsquil tait en prison, lui paraissait illimit, lop-pressait et lcrasait tout autant que les votes du bagne ; que les idals qui soutenaient son me dfaillante aux jours o il vivait parmi les derniers des hommes et partageait leur sort, que ces idals nlevaient pas lhomme, ne le libraient pas, mais lenchanaient et lhumiliaient tout autant que les fers quil portait au bagne. Le ciel oppresse, les idals enchanent, et lexistence humaine entire, tout comme celle des habi-tants de la maison des morts, nest quun sommeil lourd, douloureux, rempli de cauchemars.

    Comment cela sest-il produit ? Hier encore, Dostoevsky crivait ces Souvenirs de la Maison des morts, o lexistence des forats, martyrs involontaires, lui parat un cauchemar ; la dlivrance est promise pourtant ; elle est fixe pour une certaine date dont lapproche est calcule quotidiennement daprs les pieux de lenceinte du bagne. Il suffit denlever les chanes, douvrir les portes de la prison, et lhomme sera libre, et la vie atteindra sa plnitude. Ainsi, nous le savons,

  • 9la lutte contre les vidences

    pensait Dostoevsky ; ses yeux le lui certifiaient, ainsi que tous les autres sens et mme la divine raison. Mais voici que contre tous ces tmoignages un autre soudain se dresse. Dostoevsky ne savait certainement rien des dons de lAnge de la Mort. Il avait entendu parler de cet ange, mais il ne pouvait lui venir lesprit que cet hte mystrieux, invisi-ble, voudrait partager ses dons avec un mortel. Il lui tait impossible pourtant de repousser ce cadeau, de mme que nous ne pouvons repousser les dons de lAnge de la Vie. Tout ce que nous possdons, nous le recevons, on ne sait de qui, on ne sait do. Tout cela nous a t octroy, avant mme que nous ayons eu le pouvoir de poser des questions et dy rpondre. La seconde vue fut octroye Dostoevsky qui ne la demandait pas, dune faon aussi inattendue, aussi subite que la premire. Une seule diffrence, je lai dj indi-que, mais, vu son importance, il faut encore la souligner, tandis que la premire vue, les yeux naturels appa-raissent chez lhomme en mme temps que toutes les autres facults avec lesquelles ils sont donc en accord complet, en harmonie, la seconde vision ne nat que beaucoup plus tard, et celui qui nous loctroie ne se proccupe nullement dac-cord, dharmonie. La mort est la plus grande dissonance, la rupture la plus brutale, et videmment prmdite, de tout accord. Si nous tions vraiment persuads que le principe de contradiction est le principe fondamental, comme len-seigne Aristote, nous serions obligs de dclarer : la vie et la mort ne peuvent coexister dans lunivers ; la vie seule existe, ou bien la mort.

    Mais il faut croire que le principe de contradiction nest nullement aussi fondamental quon nous le dit, ou bien que lhomme nose pas toujours sen remettre lui et ne sen sert que dans les limites du domaine o il est capable de crer lui-mme. L o lhomme est le matre, l o il gouverne, ce principe le sert bien. Deux est suprieur un ; il ne lui est pas

  • 10

    les rvlations de la mort

    gal ; il ne lui est pas infrieur. Mais la vie na pas t cre par lhomme ; ce nest pas lui non plus qui a cr la mort. Et, tout en sexcluant, elles coexistent dans lunivers, au dses-poir de la pense humaine qui est oblige dadmettre quelle ignore o commence la vie et o commence la mort, si ce qui lui parat tre la vie nest pas la mort, si ce qui lui parat tre la mort nest pas la vie.

    Dostoevsky dcouvrit subitement que le ciel et les murs du bagne, les idals et les chanes ne se contredisent nulle-ment, comme il le voulait, comme il le pensait auparavant, quand il voulait et pensait comme tous les hommes normaux. Ils ne se contredisent pas ; ils sont identiques. Il ny a pas de ciel, il ny a de ciel nulle part ; il ny a quun horizon bas et born. Les idals qui lvent lme nexistent pas, il ny a que des chanes, invisibles, il est vrai, mais qui maintiennent lhomme encore plus solidement que les fers. Et nul acte dhrosme, nulle bonne uvre ne peut ouvrir devant lhomme les portes de ce lieu de dtention perptuelle . Les vux que Dostoevsky avait forms au bagne lui paru-rent alors sacrilges. Il lui arriva peu prs ce qui stait dj produit en Luther lorsque celui-ci se souvint avec horreur et dgot des vux quil avait prononcs en entrant au couvent : Voyez, mon Dieu, je renonce dfinitivement pour vous limpit et au blasphme (1).

    Cest cette vision nouvelle qui forme le thme de la Voix souterraine, une des uvres les plus extraordinaires, non seulement de la littrature russe, mais aussi de la littrature

    (1) Lastrisque indique que la citation qui sy rapporte nest gnralement pas tra-duite dans louvrage dorigine. Cest pourquoi la partie Traductions en page 172 vous rapporte les textes en grec ou latin tel que lauteur les a cits. Chestov tenait indiquer les citations dans la langue dorigine, car, disait-il : On ne vous croira pas autrement : il est si ais de prtendre que vous avez invent ! On lui avait fait le reproche de chestoviser, de faire dire aux auteurs ce quils nont pas dit, cest pourquoi , rpondit-il, je donne toutes mes citations en grec et en latin. Pour quon ne dise pas que je chestovise. notes des cahiers jrmie

  • 11

    la lutte contre les vidences

    universelle. La plupart nont vu et ne veulent voir dans ce petit livre quune leon morale et sociale. Il y a l-bas, quel-que part, dans les souterrains, des tres misrables, malades, anormaux, frapps par le sort qui, dans leur rage impuis-sante, atteignent les dernires limites de la ngation. Ces tres, dailleurs, ne seraient que le produit de notre poque ; on nen avait jamais observ jusqu nos jours. Dostoevsky lui-mme nous suggre ce point de vue dans la note quil place en tte de luvre. Et il se peut quil ait t sincre ce moment, et vridique. Les vrits du genre de celles qui apparurent aux yeux de lhomme souterrain sont telles, de par leur origine mme, quon peut les noncer, mais quil nest pas ncessaire, quil est impossible mme den faire des vrits bonnes dans tous les cas et pour tous. Celui-l mme ne peut en prendre possession qui les a dcouvertes. Dostoevsky lui-mme ne fut pas certain, jusqu la fin de sa vie, davoir vritablement vu ce quil avait dcrit dans la Voix souterraine. Cest ce qui explique le style si trange du rcit de lhomme souterrain ; cest cause de cela que chacune de ses phrases dment la prcdente et sen rit, cest l lexplication de ces crises denthousiasme, de joie inexplicable, entrecou-pes par les explosions dun dsespoir non moins explicable. Il semble que le pied lui ait manqu et quil tombe dans un abme sans fond. Cest lallgresse du vol, la terreur de ne plus sentir le sol sous ses pieds et lhorreur du vide.

    Ds les premires pages du rcit, nous sentons quune puissance formidable, surnaturelle (notre jugement, cette fois peut-tre, ne nous trompe pas rappelez-vous lAnge de la Mort) enlve lcrivain et lemporte. Il est en extase, il est hors de lui , il court il ne sait o, il attend il ne sait quoi. Lisez ces lignes qui terminent le premier chapitre :

    Oui, lhomme du dix-neuvime sicle doit tre, est mora-lement oblig dtre un individu sans caractre ; lhomme daction doit tre un esprit mdiocre. Telle est la conviction

  • 12

    les rvlations de la mort

    de ma quarantaine. Jai quarante ans ; or, quarante ans, cest toute la vie. Il est inconvenant, bas, immoral de vivre plus de quarante ans ! Qui vit plus de quarante ans ? Rpondez-moi sincrement, honntement. Je vous le dirai, moi : les imbci-les et les chenapans. Je dirai cela en face tous les vieillards, tous ces vieillards la chevelure argente et parfume. Je le dirai en face tout lunivers. Jai le droit de le dire, parce que je vivrai moi-mme jusqu soixante ans, jusqu soixan-te-dix ans, jusqu quatre-vingts ans. Attendez, laissez-moi reprendre souffle !

  • 13

    III

    En effet, ds le dbut, il faut sarrter et reprendre souffle. Et ces mots pourraient servir de conclusion chacun des cha-pitres qui suivent : laissez-moi reprendre souffle. Dostoevsky lui-mme, et son lecteur, ont la respiration coupe par llan fougueux, sauvage des penses nouvelles qui surgissent du fond le plus secret de son tre. Il ne comprend pas ce quil prouve, et pourquoi ces penses. Sont-ce mme des penses ? A ces questions, nul ne peut rpondre. Ni les autres, ni Dos-toevsky lui-mme ne peuvent tre certains que ces questions puissent mme tre poses, quelles aient une signification quelconque. Mais il est impossible aussi de les carter, et il semble mme parfois quil ne faille pas les carter.

    Relisez cette phrase, par exemple : Lhomme du dix-neu-vime sicle doit tre un individu sans caractre ; lhomme daction doit tre un esprit mdiocre. Est-ce une convic-tion srieuse ou bien un assemblage de mots vides de sens ? A premire vue, cela ne fait mme pas question rien que des mots ! Mais permettez-moi de vous rappeler que Plotin, unanimement reconnu pour un des plus grands penseurs de lantiquit (Dostoevsky nen avait jamais entendu parler, je crois) met la mme pense, bien que sous une autre for-me. Lui aussi affirme que lhomme daction est toujours un mdiocre, que lessence mme de laction est une limitation. Celui qui ne peut pas, qui ne veut pas penser , contem-pler , celui-l agit. Mais Plotin, qui est tout aussi hors de lui que Dostoevsky, dit cela trs tranquillement, presque comme une chose qui va de soi, que tout le monde sait, que tout le monde admet. Il se peut quil ait raison : quand on veut dire quelque chose qui contredit les jugements una-nimement admis, le mieux est de ne pas lever la voix. Le problmatique, linconcevable mme, prsent comme une chose vidente en soi, est souvent facilement admis comme

  • 14

    les rvlations de la mort

    tel. Plus tard Dostoevsky fera lui-mme parfois usage de ce procd ; mais en ce moment, il est trop violemment remu par les nouvelles visions qui lassaillent et ne se possde plus. De plus, Dostoevsky ntait pas soutenu par la tradition phi-losophique sur laquelle pouvait sappuyer Plotin ; celui-ci tait le dernier dune longue ligne de grands penseurs ; il tait port par un puissant courant intellectuel, presque millnaire : ce sont les stociens, les acadmiciens, cest Aristote, Platon, Socrate, Parmnide, ce sont des matres de la parole et de la pense dont lautorit est universellement reconnue.

    Platon connaissait aussi, dailleurs, le souterrain , mais il lavait appel grotte ; il cra ainsi ladmirable parabole, fameuse dans le monde entier. Il fit si bien quil ne vint lesprit de personne que la grotte de Platon tait un sou-terrain et que Platon tait un tre anormal, maladif, un de ceux pour lesquels les autres hommes, les hommes normaux, doivent imaginer des thories, des traitements, etc. Or, il arriva Dostoevsky dans son souterrain la mme chose qu Platon dans sa grotte : ses nouveaux yeux souvrirent et lhomme ne dcouvrit plus quombres et fantmes l o tous voyaient la ralit ; il entrevit la vraie, lunique ra-lit dans ce qui pour tous nexistait mme pas.

    Jignore lequel des deux atteignit mieux son but : de Platon qui fut le crateur de lidalisme et soumit son influence lhumanit, ou bien de Dostoevsky qui exprima ses visions sous une forme telle que tous se dtournrent avec horreur de lhomme souterrain.

    Jai dit : atteignit son but ; mais je crois que je me suis exprim inexactement. Il est probable que ni Platon, ni Dostoevsky ne poursuivaient sciemment aucun but prcis, en parlant, lun, de sa grotte, et lautre, de son souterrain ; de mme quon ne peut prter un but conscient ltre qui passe du nant lexistence. Les buts ne naissent que plus tard, beaucoup plus tard ; au commencement le but nexiste pas. Lhomme est oppress par un sentiment torturant de

  • 15

    la lutte contre les vidences

    nant, sentiment qui na mme pas son appellation dans notre langue ; sentiment inexprimable, comme on dit, ou, plutt, irralis, en voie de formation. Nous pourrons jusqu un certain point en voquer limage en disant quil y a l, dans ce sentiment, la sensation trs nette que cet tat dquilibre, de parfait achvement, de satisfaction complte considr par la conscience commune ( lomnitude de Dostoevsky, tous les hommes de Platon) comme lidal de la pense humaine, que cet tat est absolument insupportable.

    Antisthne, qui se disait lve de Socrate, proclamait quil prfrait perdre la raison que de ressentir un plaisir. Et Diogne aussi, que ses contemporains appelaient un Socrate dment, craignait par-dessus tout au monde lquilibr, lachev. Il semble que sous certains rapports, la vie de Diogne nous dcouvre la vraie nature de Socrate plus compltement que les tincelants dialogues de Platon. Celui, en tout cas, qui veut comprendre Socrate, doit tudier laffreux visage de Diogne tout autant que les admirables traits classiques de Platon. Le Socrate dment est peut-tre celui qui nous parlera sincrement de lui-mme. Lhomme sain desprit, en effet, le sot aussi bien que lintelligent, ne nous parle pas en ralit de lui-mme, mais de ce qui peut tre utile et ncessaire tous. Sa sant consiste justement en ce quil met des jugements bons pour tous et ne voit mme que ce qui est bon pour tous et dans tous les cas. Lhomme sain est, pourrait-on dire, l homme en gnral . Et cest peut-tre un des paradoxes les plus curieux de lhistoire et qui devrait attirer lattention des philosophes, que Socrate, qui moins que tout autre tait un homme en gnral , exigea des gens quils le consid-rent par excellence comme lhomme en gnral et ne cher-chent rien dautre en lui. Cette pense de Socrate fut ensuite recueillie et dveloppe par Platon. Seuls les cyniques, ces prdcesseurs des asctes chrtiens, essayrent de livrer au monde le secret de Socrate. Mais les cyniques ont pass sans laisser de traces dans lhistoire.

  • 16

    les rvlations de la mort

    Ce qui caractrise justement lhistoire, cest quavec un art admirable, presque humain, conscient, elle efface les traces de tout ce qui survient dtrange, dextraordinaire dans le monde. Cest pour cela que les historiens, cest--dire ceux qui sintressent le plus au pass de lhumanit, sont si bien convaincus que dans lunivers tout saccomplit naturelle-ment et selon des raisons suffisantes . Lobjet premier de lhistoire, telle quon la comprend toujours, consiste rtablir le pass sous laspect dune srie dvnements relis entre eux par la causalit. Socrate, pour les historiens, nest et ne peut tre quun homme en gnral . Ce quil y avait en lui de spcifiquement socratique navait pas davenir et nexistait par consquent pas aux yeux de lhis-torien. Lhistorien naccorde une certaine signification qu ce qui rentre dans le cours du temps et le nourrit. Le reste ne le concerne pas. Il est mme convaincu que tout le reste disparat sans laisser de traces. Ce rsidu, en effet, qui fait de Socrate ce quil est, nest ni de la matire, ni de lner-gie, la conservation desquelles veillent les lois incres et, par consquent, ternelles. Socrate lui-mme, aux yeux de lhistorien, cest ce que rien ne protge. Il vient, il sen va. Il fut, il nest plus. Cest ce qui ne figure pas dans les comptes de lconomie, ni terrestre, ni universelle. Ce qui importe, cest Socrate homme daction , celui qui a laiss des traces de son passage dans le torrent de la vie sociale. Aujourdhui encore, nous avons besoin des penses de Socrate. Nous avons besoin de certaines de ses actions qui peuvent servir dexemples, de sa fermet, de son calme en face de la mort. Mais quant Socrate lui-mme, quelquun en a-t-il besoin ? Cest justement parce quil ntait ncessaire personne quil a disparu sans laisser de traces. Sil avait t ncessaire, il y aurait eu une loi pour le conserver. Nexiste-t-il pas une loi de la conservation de la matire, loi qui veille ce que pas un atome ne rentre dans le nant ?

  • 17

    IV

    Dostoevsky voyait aussi la vie avec des yeux dhistorien, des yeux naturels. Mais quand il reut la seconde paire dyeux, il vit autre chose. Le souterrain , ce nest pas du tout cette niche misrable o Dostoevsky fait vivre son hros, et ce nest pas, non plus, sa solitude, qui naurait pu tre plus complte sous la terre ou au fond des mers, pour parler le langage de Tolsto. Au contraire, cela il faut le rpter tou-jours, Dostoevsky recherche la solitude pour svader, pour essayer de svader du souterrain (de la grotte de Platon), o tous doivent vivre, que tous considrent comme le seul monde rel, comme le seul monde possible, cest--dire jus-tifi par la raison.

    Cest ce que nous observons aussi chez les moines du moyen ge. Ils hassaient par-dessus tout cet quilibre spi-rituel que la raison considre comme le but suprme de la vie terrestre. Lasctisme navait nullement pour objet de combattre la chair, comme on le pense gnralement. Les moines, les ermites voulaient avant tout sarracher cette omnitude dont parle lhomme souterrain de Dostoevs-ky, cette conscience commune que le vocabulaire scolaire, philosophique, dnomme conscience en gnral . Ignace de Loyola formule ainsi la rgle fondamentale des Exercices spirituels : Plus lme se reconnat spare et solitaire, plus elle devient capable de chercher et de connatre son Cra-teur et Seigneur .

    La conscience commune, lomnitude, voil lennemi princi-pal de Dostoevsky, cette conscience commune en dehors de laquelle les hommes ne peuvent concevoir lexistence. Aris-tote avait dj dit : lhomme qui naurait besoin de personne serait Dieu, lequel possde tout en soi, ou bte fauve.

    Dostoevsky, de mme que les saints qui sauvaient leur me, entend sans cesse une voix mystrieuse lui chuchoter :

  • 18

    les rvlations de la mort

    Ose ! Recherche le dsert, la solitude ! Tu y seras bte fauve, ou dieu. Rien nest certain davance : renonce dabord la conscience commune et aprs, on verra. Ou cest bien pis encore : si tu renonces cette conscience, tu seras dabord mtamorphos en bte, et ce nest que plus tard quand ? personne ne le sait quaura lieu la dernire mtamorphose, qui nest pas certaine, et dont Aristote nadmettait la possi-bilit que pour complter sa formule thorique. Nest-il pas vident, en effet, que lhomme peut se transformer en bte fauve, mais quil ne lui est pas donn de devenir un dieu ?

    Lexprience humaine, une exprience millnaire, est l pour nous confirmer les prvisions de la raison : les hommes se transforment continuellement en btes, en btes brutales, stupides et sauvages, mais il ny a pas encore eu de dieux parmi eux. Lexprience de lhomme souterrain est iden-tique. Lisez ses confessions. Il raconte chaque page sur son propre compte des choses presque incroyables, quune bte mme aurait honte davouer : En ralit, sais-tu ce quil me faut ? Que vous alliez tous au diable, voil ce quil me faut. Il me faut ma tranquillit. Mais sais-tu que pour ne pas tre drang, je vendrais immdiatement pour un kopek lunivers tout entier ! Que le monde entier prisse ou que je ne boive pas de th ? Je dirai : que le monde entier prisse, pourvu que je boive toujours mon th. Savais-tu cela, oui ou non ? Eh bien, moi je sais que je suis un chenapan, un misrable, un paresseux, un goste. Et la page suivante, de nouveau : Je suis le plus ignoble, le plus ridicule, le plus mesquin, le plus envieux, le plus bte des vers qui soient sur la terre.

    Luvre est remplie de confessions semblables. Et si cela vous plat, vous pouvez y joindre encore les superlatifs de tous les mots injurieux qui vous passeront par la tte : lhom-me souterrain ne renoncera aucun deux, acceptera tout et vous en remerciera encore. Mais attendez de triompher : lisez les livres, les confessions des plus grands saints ; tous, ils se

  • 19

    la lutte contre les vidences

    considraient comme des tres les plus horribles (toujours ce superlatif), les plus vils, les plus faibles, les plus stupides de la cration. Saint Bernard, sainte Thrse, saint Jean de la Croix, tous les saints avaient jusqu leur dernier souffle horreur de leur nant, de leurs fautes. Toute la signification du christianisme et cette soif de rdemption qui fut le mobile principal de la vie spirituelle du moyen ge, dcoulent de cette intuition. Pourquoi Dieu sest-il fait homme ? Pourquoi a-t-il fallu que Dieu devienne homme et accepte ces tortures inoues et ces insultes que rapporte lvangile ? Parce quil tait impossible autrement de sauver lhomme et de rache-ter son horreur, sa vilenie. Si monstrueuse est sa laideur, si profonde sa chute, que nul trsor terrestre ne pouvait rache-ter sa faute : ni largent, ni lor, ni les hcatombes, ni mme les uvres les plus admirables. Il fallut que Dieu livrt son unique fils, il fallut que saccomplt ce sacrifice suprme. Il tait impossible autrement de sauver le pcheur.

    Telle tait la foi des saints, telle tait leur vision, telles taient leurs paroles. Cest aussi ce que vit Dostoevsky lors-que lAnge de la Mort le quitta, aprs lui avoir laiss sans quil sen apert, une paire de ses nombreux yeux. Sous ce rapport, la Voix souterraine pourrait servir dexcellent com-mentaire aux uvres des grands saints. Je ne veux pas dire que Dostoevsky racontait sa faon ce quil avait appris des autres. Si mme il navait rien su de la vie des saints, il aurait pourtant crit sa Voix souterraine. Et nous avons toutes les raisons de croire que lorsquil crivait ce livre, il ne connais-sait pas grand-chose des uvres des saints. Cela prte une signification particulire ces confessions. Dostoevsky ne se sent soutenu par aucune autorit, par aucune tradition. Il agit ses propres risques et prils et il lui semble que lui seul, depuis que le monde existe, a vu ces choses extraordi-naires. Je suis seul et ils sont tous , scrie-t-il, pouvant. Arrach la conscience commune, rejet en dehors de luni-

  • 20

    les rvlations de la mort

    que monde rel, dont la ralit est justement fonde sur cette conscience commune, car sur quelle autre base la ralit a-t-elle jamais pu tre fonde ? Dostoevsky parat suspendu entre ciel et terre. Le sol sest drob sous ses pieds et il ne sait pas au juste ce que cest : la mort ou une seconde nais-sance, miraculeuse. Lhomme peut-il exister sans sappuyer sur quelque chose de stable ? Doit-il sanantir, si ses pieds ne se posent plus sur le sol ?

    Les anciens disaient que les dieux se distinguent des hom-mes en ce que leurs pieds ne touchent jamais la terre, car ils nont pas besoin de point dappui. Mais ce sont des dieux, des dieux anciens, dailleurs, des tres mythologiques, inven-ts de toutes pices et dont la pense scientifique moderne se moque avec raison.

    Dostoevsky sait tout cela, aussi bien quun autre, mieux quun autre. Il sait que les anciens dieux, de mme que le Dieu nouveau, ont t bannis par la raison hors des limites de lexprience possible et ne sont plus que des ides pures. La littrature russe de son temps la proclam avec toute la solennit quautorisait cette poque la censure. Dailleurs, la philosophie europenne, y compris Kant et Comte, tait la disposition de Dostoevsky, qui jamais ne lut pourtant ni Kant, ni Comte. Nulle ncessit de les lire. Les limi-tes de lexprience , cette formule du dix-neuvime sicle que notre poque recueillit comme la rvlation suprme de la pense scientifique, cette formule se dresse, telle une muraille de Chine, et soppose tous les efforts de la curio-sit humaine.

    Il existe, personne nen doutait, une certaine exprience humaine, collective ou mme cumnique, et nulle pos-sibilit datteindre ce qui est en dehors de ses limites, les-quelles sont rigoureusement dtermines par notre raison. Mais voici que cette exprience et ses limites, telles quelles apparaissaient Kant et Comte, ne sont plus aux yeux de

  • 21

    la lutte contre les vidences

    Dostoevsky que lenceinte dune prison btie pour nous par un inconnu. Affreuses taient les murailles de lancien bagne ; mais au-del de ces murailles, on pouvait pourtant entrevoir un petit coin de ciel bleu. Au-del de lexprience, il est impossible de discerner quoi que ce soit. Cest ici le terme, laboutissement. La voie est ferme, et nous lisons sur cette muraille linscription dantesque : Vous qui entrez, perdez tout espoir .

  • 22

    V

    Dans ses Souvenirs de la Maison des morts, Dostoevsky parle longuement des condamns au bagne perptuit et de leurs tentatives dsespres dvasion. Lhomme connat bien les risques quil encourt, ce quil joue sur une seule carte, et com-bien faibles sont ses chances : il se dcide pourtant. Au bagne dj, Dostoevsky se sentait surtout attir par les hommes rsolus, qui ne reculent devant rien. Il essaya par tous les moyens de comprendre leur psychologie ; mais il ny russit pas. Non par manque desprit dobservation ou de pntra-tion, mais parce quil ny a pas de solution possible. Rien ne peut nous faire comprendre la dcision. Dostoevsky pouvait seulement constater que les gens rsolus sont rares partout, au bagne aussi bien, quailleurs. Il aurait t plus exact de dire quen gnral, il nexiste pas de gens rsolus , quil ny a que de grandes rsolutions quil est impossible de comprendre, parce quelles ne se fondent sur rien et excluent tout motif. Elles ne sont soumises aucune rgle : ce sont des rsolutions et de grandes rsolutions justement parce quelles sont en dehors de toutes les rgles et, par consquent, de toutes les explications possibles. Au bagne, Dostoevsky ne sen rendait pas encore compte ; il croyait, ainsi que tout le monde, que lexprience humaine a ses limites, lesquelles sont dtermines par des principes intangibles, ternels. Mais une vrit nouvelle lui apparut dans le souterrain : ces principes ternels nexistent pas, et la loi de la raison suffi-sante qui est leur base nest quune suggestion de lhomme qui adore sa propre limite et se prosterne devant elle.

    Devant le mur, les gens simples et les hommes daction sinclinent trs sincrement. Pour eux, ce mur nest nullement ce quil est pour nous : une excuse, un prtexte se dtourner du chemin, prtexte auquel nous-mmes nous najoutons pas foi, mais dont nous sommes trs heureux de profiter. Non,

  • 23

    la lutte contre les vidences

    ils sinclinent de bon cur. Le mur possde quelque chose dapaisant pour eux, de moral, de dfinitif, quelque chose mme de mystique, peut-tre Eh bien, cest justement cet homme simple que je considre comme lhomme normal, tel quavait voulu le voir la tendre mre Nature, quand elle le faisait aimablement natre sur la terre. Jenvie au moins cet homme. II est bte, je ne le conteste pas ; mais il se peut que lhomme normal doive tre bte, quen savez-vous ? II se peut mme que ce soit trs beau.

    Rflchissez ces paroles ; elles valent la peine quon y rfl-chisse. Ce nest pas un paradoxe irritant, cest une admirable intuition philosophique. Comme toutes les penses nouvelles de lhomme souterrain , elle prend la forme dune question, non dune rponse. Et puis, il y a cet invitable peut-tre qui semble mis l tout exprs pour transformer les rponses naissantes en questions nouvelles, auxquelles il ny aura plus de rponse : il se peut que lhomme normal doive tre bte ; il se peut que cela soit mme beau. Toujours ce peut-tre qui affaiblit et discrdite la pense ; cette clart douteuse, cli-gnotante, insupportable pour le sens commun, qui dtruit les contours des objets, efface les limites des choses, tel point quon ne saisit plus o elles commencent, o elles finissent. On perd toute confiance en soi-mme ; tout mouvement vers un but dtermin devient impossible. Mais le principal est que cette ignorance apparat brusquement, non comme une maldiction, mais comme un don du ciel.

    Oh ! dites-moi, qui est-ce qui a dclar le premier, qui est-ce qui a proclam le premier que lhomme, si on lclairait, si on lui ouvrait les yeux sur ses vritables intrts, sur ses int-rts normaux, deviendrait immdiatement bon et honnte, car tant clair par la science et comprenant ses vritables intrts, il verrait dans le bien son propre avantage ; or, il est entendu que personne ne peut agir sciemment contre son intrt ; ainsi lhomme serait oblig ncessairement de faire

  • 24

    les rvlations de la mort

    le bien ? O enfant ! Enfant pur et naf ! Lintrt ! Quest-ce que lintrt ? Que direz-vous, sil arrive un jour que lintrt humain, non seulement puisse consister, mais doive mme consister en certains cas se dsirer non du bien, mais du mal ? Sil en est ainsi, si ce cas peut se prsenter, la rgle tombe en poussire.

    Quest-ce qui attire Dostoevsky ? Le peut-tre , linat-tendu, le subit, les tnbres, le caprice, tout cela justement qui, du point de vue de la science et du bon sens, nexiste pas ou ne doit pas exister. Dostoevsky est parfaitement au courant de ce qui est gnralement admis. Il sait aussi, bien quil nait pas connu les doctrines des philosophes, que depuis les temps les plus reculs le manque de respect aux rgles a toujours t considr comme le crime le plus grand. Mais voici quun soupon horrible pntre dans son me : ne se peut-il pas quen cela, justement, les hommes se soient tou-jours tromps ?

    Il est vraiment tonnant que Dostoevsky, qui ne possdait aucune culture scientifique et philosophique, ait compris si juste en quoi consistait le problme fondamental, ternel, de la philosophie. Aucun manuel de philosophie ntudie la Voix souterraine, nul ne cite mme ce titre. Pas dexpressions trangres, pas de terminologie scolaire ; le sceau acadmique y manque : ce nest donc pas de la philosophie.

    Or, si jamais la critique de la raison pure fut crite, cest chez Dostoevsky quil faut aller la chercher, dans la Voix souterraine et dans les grands romans qui en sont issus. Ce que nous a donn Kant sous ce titre, ce nest pas la critique, cest lapologie de la raison pure. Kant na pas os critiquer la raison, bien quil ait cru stre rveill sous laction de Hume de la torpeur dogmatique. Comment Kant a-t-il pos la question ? Les mathmatiques existent, les sciences naturel-les existent : peut-il exister une science mtaphysique dont la structure logique soit identique celle des sciences positives

  • 25

    la lutte contre les vidences

    dj suffisamment justifies ? Cest l ce que Kant appelait critiquer , se rveiller du sommeil dogmatique . Mais sil avait voulu vraiment se rveiller et critiquer, il aurait avant tout pos la question de savoir si les sciences positives staient rellement justifies, si elles avaient le droit dintitu-ler connaissance leur savoir. Tout ce quelles nous ensei-gnent, nest-ce pas illusion et mensonge ? Kant sest si mal rveill de son sommeil savant quil ne songe pas se poser cette question. Il est convaincu que les sciences positives sont justifies par le succs, cest--dire par les services quelles ont rendus aux hommes. Elles ne peuvent donc tre juges ; ce sont elles qui jugent. Si la mtaphysique veut exister, elle doit au pralable demander la sanction et la bndiction des mathmatiques et des sciences naturelles.

    On connat le reste : les sciences que le succs justifiait navaient acquis ce caractre scientifique que grce la srie de principes, de rgles, de jugements synthtiques a priori dont elles disposaient, rgles immuables, gnrales, ncessaires, dont nul rveil, daprs Kant, ne peut nous dlivrer. Or, ces rgles ne pouvant tre appliques que dans les limites de lexprience possible , la mtaphysique qui tend (daprs Kant) dpasser ces limites est impossible. Ainsi raisonna Kant, qui dfinit la pense scientifique de lhumanit, telle que cette pense se manifeste dans la pratique. Dostoevsky, bien quil nait eu quune ide trs vague de Kant, posa la mme question ; mais sa vision tait bien plus profonde. Kant voyait la ralit avec les yeux de tout le monde ; Dostoevsky, nous nous en souvenons, possdait ses yeux lui.

    Chez Dostoevsky, les sciences positives ne jugent pas la mtaphysique ; cest, au contraire, la mtaphysique qui juge les sciences positives. Kant se demande : la mtaphysique est-elle possible ? Si oui, continuons les tentatives de nos prdcesseurs. Si non, renonons-y, adorons notre limite. Limpossibilit est une limite naturelle ; il y a en elle quel-

  • 26

    les rvlations de la mort

    que chose dapaisant, de mystique mme. Le catholicisme lui-mme qui sappuie sur la rvlation laffirme : Dieu ne commande pas limpossible .

    Dieu nexige pas limpossible. Mais cest ici que se mani-feste la seconde vue. Lhomme souterrain, ce mme homme souterrain qui se proclamait le plus vil de tous les hommes, brusquement se dresse il ne sait pas lui-mme qui lui en a donn le droit et scrie dune voix aigre, sauvage, affreuse (tout est affreux en lhomme souterrain), dune voix qui nest pas la sienne (la voix de lhomme souterrain, aussi bien que sa vue, ne lui appartiennent pas en propre) : Faus-set, mensonge ! Dieu exige limpossible. Dieu nexige que limpossible. Vous tous, vous cdez devant le mur ; mais je vous dclare que vos murs, votre impossible nest quune excuse, un prtexte, et que votre Dieu, ce Dieu qui nexige pas limpossible nest pas Dieu, mais une vile idole, une de ces idoles utiles, petites ou grandes, au-del desquelles vous ne concevez rien, que votre pense ne dpassera jamais. La mtaphysique est impossible ! Donc, je ne penserai plus qu elle, je ne parlerai plus que delle.

    Jai un ami, messieurs. Lorsquil se prpare agir, il com-mence par vous expliquer clairement, en de grandes et belles phrases, comment il lui faut agir daprs les rgles de la raison et de la vrit. Il y a plus : il vous parlera avec passion des intrts normaux et rels de lhumanit ; il raillera la myopie des sots qui ne comprennent ni leurs propres intrts, ni la vraie vertu. Mais un quart dheure aprs, sans motif aucun, sous limpulsion de quelque chose de plus puissant que tous les intrts, il accomplira une sottise quelconque, cest--dire quil agira contrairement toutes les rgles quil avait cites, contrairement la raison et contrairement son propre int-rt ; en un mot, contrairement tout.

    Quest-ce que ce tout ? Quest-ce que cette impulsion intrieure, plus puissante que les intrts ? Tout pour

  • 27

    la lutte contre les vidences

    parler un langage scolaire ce sont les lois de la raison et lensemble des vidences . Limpulsion intrieure, cest le rsidu irrationnel qui est au-del des limites de lexp-rience possible, car cette exprience qui, daprs Kant (Kant, cest un nom commun, cest lomnitude , nous tous), est la racine de toute connaissance et dont notre science est issue, ne contient pas dans ses limites et ne veut pas contenir cette impulsion, cette chose intime dont parle Dostoevsky. Lexprience de Kant, cest lexprience collective de lhuma-nit et, seule, lexplication banale, htive, peut la confondre avec la ralit matrielle et spirituelle. Autrement dit, cette exprience prsuppose ncessairement une thorie ache-ve, cest--dire un systme de rgles, de lois, dont Kant a dit trs justement que ce nest pas la nature qui les impose lhomme, mais lhomme, au contraire, qui les dicte la ralit. Mais cest ici justement que commence la divergence entre la philosophie scolaire et les aspirations de Dostoevsky, et leur incomprhension mutuelle.

    Ds que Kant entend prononcer le mot loi , il enlve son chapeau : il nose et ne veut discuter. Qui dit lois , dit pouvoir ; qui dit pouvoir , dit soumission , car la vertu suprme de lhomme est la soumission.

    Mais ce nest videmment pas lindividu vivant qui dicte ses lois la nature. Cet individu appartient lui-mme la nature et doit donc se soumettre. Le pouvoir suprme, ulti-me, dfinitif appartient l homme en gnral , cest--dire un principe aussi distant de lindividu vivant que de la nature inanime. Autrement dit : le principe, la rgle, la loi, rgnent sur toutes choses. La pense de Kant aurait pu tre exprime ainsi, dune faon plus adquate, mais aussi moins frappante :

    Ce nest ni la nature, ni lhomme qui dicte les lois, mais les lois sont dictes lhomme, la nature, par les lois mmes. Autrement dit : au commencement fut la loi.

  • 28

    les rvlations de la mort

    Si Kant avait formul ainsi son principe fondamental, il aurait t plus prs de la conception scientifique de lunivers quil voulait justifier, ainsi que du sens commun qui donna naissance cette conception scientifique. La divergence entre la raison thorique et la raison pratique aurait t limine alors, et lidal de la philosophie aurait t atteint : agir de telle sorte que le principe de la conduite puisse tre rig en rgle gnrale. Cest la rgle donc qui justifie la conduite, de mme que cest la rgle qui exprime la vrit. La nature, aussi bien que la morale, ont t engendres par les rgles, par des principes autonomes, se suffisant eux-mmes et qui, seuls, possdent une ralit suprieure lexprience, en dehors du temps. Je le rpte : Kant na pas invent cela lui-mme ; il a simplement formul plus clairement les ten-dances de la pense scientifique. Les churs desprits libres, invisibles, capricieux, individuels dont la mythologie avait peupl le monde furent dtrns par la science et remplacs par dautres fantmes, par des principes immuables, et ceci fut proclam comme la dfaite des antiques superstitions. Telle est lessence de lidalisme ; voil ce que la pense contem-poraine considre comme son plus beau triomphe.

    Bien que Dostoevsky nait pas reu une ducation scien-tifique, il comprit avec un tact extraordinaire comment il fallait poser la question philosophique fondamentale. La mtaphysique est-elle possible comme science ?

    Mais, dabord, pourquoi la mtaphysique doit-elle tre une science ? Et puis, quelle signification a ce mot possible ? La science prsuppose, comme condition ncessaire, ce que Dostoevsky appelait l omnitude , cest--dire lexistence de jugements unanimement admis. De tels jugements exis-tent ; ils possdent une prrogative immense, surnaturelle vis--vis des autres jugements, qui ne sont pas unanimement admis : eux seuls portent le titre de vrits. Dostoevsky com-prenait trs bien pourquoi la science et le sens commun font

  • 29

    la lutte contre les vidences

    toujours la chasse aux jugements ncessaires et universelle-ment admis.

    Les faits en eux-mmes ne nous enrichissent pas, ne nous sont daucune utilit. Si nous avons remarqu quune pierre sest chauffe au soleil, quun morceau de bois flotte sur leau, quune gorge deau tanche notre soif, que ferons-nous de ces constatations ? La science na aucun besoin de faits particuliers ; elle ne sy intresse mme pas. Elle recher-che ce qui transforme miraculeusement le fait particulier en exprience . Quand jacquiers le droit de dire : le soleil chauffe toujours la pierre ; le bois ne senfonce jamais dans leau, leau tanche la soif et ainsi de suite, cest alors seule-ment que je possde une certaine connaissance scientifique. Autrement dit : il ny a connaissance que lorsque je saisis dans le fait particulier le pur principe, ce toujours invisible, ce fantme tout-puissant qui a hrit du pouvoir et des droits des dieux et des dmons exils de lunivers.

    Le monde moral nous offre le mme spectacle que le mon-de physique. Les principes y ont aussi occup la place des dieux : dtruisez les principes, et tout se confondra ; il ny aura plus ni bien, ni mal. Ainsi dans le monde physique : si les lois disparaissent, toute chose pourra donner naissance quoi que ce soit. Lide mme du bien et du mal, de la vrit et de lerreur sappuie sur lexistence dun cadre immuable, ternel. Cest justement ce que la science veut mettre en vidence lorsquelle cre ses thories. Si nous savons que le soleil ne peut pas ne pas chauffer la pierre, que le bois ne peut senfoncer dans leau, que leau tanche ncessairement la soif, sil nous est possible donc driger en thorie le fait observ, en le plaant sous la sauvegarde de la loi invisible, mais ternelle, qui jamais ne naquit et ne pourra donc jamais disparatre, alors nous possdons la science. Et il en est de mme de la morale ; elle nest fonde que sur la loi : les hom-mes doivent agir de telle faon que leurs actes manifestent

  • 30

    les rvlations de la mort

    leur parfaite soumission la rgle. Cest cette seule condi-tion que la vie sociale est possible.

    Dostoevsky comprenait parfaitement tout cela, bien quil ft si ignorant de lhistoire de la philosophie quil simagi-nait que lide de la raison pure , matre unique et omni-potent de lunivers, avait t invente en ces derniers temps seulement et cre de toutes pices par Claude Bernard. Et quen ces derniers temps aussi, quelquun, ce mme Claude Bernard probablement, avait imagin une nouvelle science, l thique , qui proclame dfinitivement que le matre unique est cette mme loi, laquelle ainsi dtrna Dieu une fois pour toutes.

    Dostoevsky place intentionnellement ses ides philoso-phiques dans la bouche de lignorant Dimitri Karamazov. Toutes les personnes cultives et mme Ivan Karamazov sont du parti de Claude Bernard , de son thique , de ses lois de la nature . Il ne put chapper la clairvoyance de lcrivain que la discipline scolaire de lintelligence paralyse en un certain sens les forces humaines et nous oblige nous limiter. Il aurait pu aussi, certainement, trouver cela dans la Bible. Mais qui na pas lu, qui ne connat pas la Bible ! Et Claude Bernard, et ceux chez lesquels Claude Bernard fit ses tudes, avaient certainement lu la Bible. Mais ira-t-on chercher dans ce livre des vrits philosophiques ? Dans ce livre, crit par des hommes ignorants, peine effleurs par la culture ? Dostoevsky ne voyait pas dautre issue. Lui aussi, aprs saint Augustin, fut oblig de scrier : Surgis on ne sait do, des ignorants ravissent le ciel .

  • 31

    VI

    Surgis on ne sait do, des ignorants ravissent le ciel ! Pour ravir le ciel, il faut renoncer au savoir, aux premiers principes, que nous avons sucs avec le lait maternel. Il y a plus. Ainsi que nous avons pu nous en convaincre daprs les phrases cites plus haut, il faut renoncer en gnral aux ides, cest--dire se mettre douter de leur puissance merveilleuse qui transforme les faits en thorie. La pense scientifique a dot les ides de la prrogative suprme : elles dcidaient et jugeaient du possible et de limpossible ; elles dterminaient la limite entre la ralit et le rve, entre le bien et le mal, entre ce quil faut faire et ce quil ne faut pas faire.

    Nous nous souvenons de la rage avec laquelle lhomme souterrain sest jet la gorge des vrits videntes, guindes dans la conscience de leurs droits souverains, intangibles. coutez encore ceci, mais cessez de croire que vous avez affaire un fonctionnaire ptersbourgeois, infime et mprisable. La dialectique de Dostoevsky, dans la Voix souterraine aussi bien que dans ses autres uvres, supporte la comparaison avec la dialectique de nimporte lequel parmi les grands philosophes europens, et quant laudace de la pense, jose dire que peu de gnies peuvent lui tre compars. Pour ce qui est du mpris de soi-mme, je le rpte, il le partage avec les plus grands saints.

    Je continue au sujet des gens aux nerfs solides ces messieurs shumilient immdiatement devant limpossible. Impossibilit, donc muraille de pierre. Quelle muraille de pierre ? Mais les lois naturelles, videmment, les conclusions des sciences naturelles, les mathmatiques. Essayez de discu-ter ! Pardon, vous dira-t-on, impossible de discuter : deux et deux font quatre. La nature ne se soucie pas de votre autori-sation ; elle ne se proccupe pas de vos dsirs et de savoir si ses lois vous plaisent ou non. Vous tes oblig de laccepter

  • 32

    les rvlations de la mort

    telle quelle est, ainsi, par consquent, que tous ses rsultats. Le mur est un mur, etc., etc. Mais, mon Dieu ! quai-je fai-re avec les lois de la nature et de larithmtique, si ces lois, pour une cause ou pour une autre, ne me plaisent pas ? Je ne pourrai naturellement pas briser ce mur avec mon front, si je nai pas les forces suffisantes pour le dmolir ; mais je ne me rconcilierai pas avec lui pour la seule raison que cest un mur de pierre et que mes forces ny suffisent pas. Comme si cette muraille tait un apaisement et suggrait la moindre ide de paix pour la raison quelle est btie sur deux fois deux font quatre ! Oh, absurdit des absurdits ! Il est bien plus difficile de tout comprendre, de prendre conscience de toutes les impossibilits et de toutes les murailles de pierre, de ne sincliner devant aucune delles si cela te dgote, darriver, en puisant les combinaisons logiques les plus inluctables, aux conclusions les plus affreuses sur le thme ternel de ta propre responsabilit (bien que tu voies clairement que tu nes nullement responsable), de te plonger voluptueusement, en consquence, dans linertie, en grinant silencieusement des dents, et de penser que tu ne peux mme pas te rvolter contre qui que ce soit, car il ny a personne et il ny aura jamais personne ; que cest une farce, probablement, une tricherie, que cest un simple galimatias, on ne sait quoi et on ne sait qui. Mais malgr toutes ces choses incomprhensibles vous souffrez, et moins vous comprenez, plus vous avez mal.

    Il se peut que vous soyez dj fatigu de suivre la pense de Dostoevsky et ses efforts dsesprs pour renverser les vidences invincibles ? Vous ne savez pas sil parle srieu-sement ou sil se moque de vous. Peut-on, en effet, ne pas sincliner devant un mur ? Peut-on opposer la nature qui fait son uvre sans songer vous, notre moi , petit et faible, et qualifier dabsurdes les jugements qui nient cette possibilit ?

  • 33

    la lutte contre les vidences

    Mais Dostoevsky se permet justement de douter que notre raison ait le droit de juger du possible et de limpossi-ble. La thorie de la connaissance ne pose pas cette question, car, sil nest pas donn la raison de juger de la possibilit et de limpossibilit, qui donc pourra en juger ? Alors, tout serait possible et tout serait impossible. Et Dostoevsky, comme sil se moquait de nous, avoue par-dessus le march quil ne dispose pas des forces ncessaires pour renverser la muraille. Il admet donc une certaine impossibilit, une cer-taine limite ? Pourquoi donc affirmait-il, il ny a quun ins-tant, le contraire ? Mais alors, nous tombons dans le chaos absolu, pas mme dans le chaos, mais dans le nant, o avec les rgles, les lois, les ides, disparat la ralit tout entire ! Il semble bien quau-del de certaines limites, il faille aussi prouver cela. Lhomme, dlivr de latroce emprise des ides, sengage dans des rgions si tranges, si peu connues, quil doit lui sembler quil a quitt la ralit et quil est entr dans le nant ternel.

    Dostoevsky ne fut pas le premier vivre ce passage infi-niment terrible dune existence une autre et se trouver dans lobligation de renoncer la stabilit que nous donnent les principes . Quinze cents ans avant lui, Plotin, qui avait essay, lui aussi, de survoler notre exprience, raconte quau premier moment on a limpression que tout disparat, et lon ressent alors une peur folle devant le pur nant. Jajouterai que Plotin na pas tout dit, quil a cach le plus important : telle nest pas seulement la premire tape ; telle est aussi la seconde, et toutes celles qui suivront. Lme, rejete hors des limites normales, ne peut jamais se dlivrer de sa ter-reur, quoi quon nous raconte des joies extatiques. La joie ici nexclut pas la terreur. Ces tats sont organiquement lis lun lautre : pour quil y ait joie sublime, il faut quil y ait terreur atroce.

  • 34

    les rvlations de la mort

    Un effort vritablement surnaturel est ncessaire pour que lhomme ait laudace dopposer son moi lunivers, la nature, la suprme vidence : le tout ne veut pas se proccuper de moi, mais je ne veux pas compter avec le tout .

    Que le tout triomphe ! Dostoevsky trouve mme une sorte de volupt nous faire part de ses dfaites incessantes et de ses malheurs. Nul avant lui, et nul aprs lui na jamais dcrit avec cette abondance dsesprante toutes les humiliations, toutes les souffrances dune me crase par les vidences. Il ne peut se calmer avant de sarracher lui-mme cette confes-sion : Est-ce que lhomme qui a pris conscience de lui-mme peut vraiment se respecter ? Qui peut, en effet, respecter limpuissance et la petitesse ? On offense lhomme souterrain, on le chasse, on le bat. Et lui, il semble ne rechercher que loc-casion de souffrir encore et davantage. Plus on loffense, en effet, plus on lhumilie, plus on lcrase, plus il est proche du but quil poursuit : svader de la grotte , de cette contre ensorcele o rgnent les lois, les principes, les vidences, hors de lempire idal des gens sains et normaux. Lhomme souterrain est ltre le plus malheureux, le plus misrable, le plus pitoyable. Mais lhomme normal, cest--dire lhomme qui vit dans ce mme souterrain, mais ne souponne mme pas que cest un souterrain et est convaincu que sa vie est la vie vritable, suprme, sa science, la science la plus par-faite, son bien, le bien absolu, quil est lalpha et lomga, le commencement et la fin de tout, cet homme-l provoque dans la rgion souterraine un rire homrique.

    Lisez comment Dostoevsky dcrit les gens normaux, et demandez-vous alors ce qui vaut mieux : des convulsions douloureuses dun rveil douteux, ou de la stabilit morne, grise, billante dun sommeil certain. Lopposition dun seul lunivers tout entier ne vous paratra plus aussi paradoxale alors. Malgr toute labsurdit apparente de cette opposition, elle est moins absurde que lapothose de lomnitude, de ce

  • 35

    la lutte contre les vidences

    juste milieu sur le seul terrain duquel purent se dvelopper notre science et notre bien .

    Le biographe dAristote (lorsque Dostoevsky nomme Claude Bernard, il a en vue, de facto, Aristote) lappelle exa-grment modr . En effet, Aristote fut le gnie, le chantre incomparable de lomnitude, cest--dire du juste milieu et de la modration. Cest lui, le premier, qui tablit fermement le principe : la limitation est lindice de la perfection. Il cra le systme idal, le systme type de la connaissance et de lthique. Lorsque, au moyen ge, les limites de lexprience parurent stendre, en fait, linfini, la pense humaine se raccrocha nergiquement la philosophie dAristote ; ce ne fut pas un hasard, une concidence. Aristote tait indispensa-ble aux thologiens, de mme que lorganisation de lempire romain tait indispensable la papaut. Le catholicisme tait et devait tre un ensemble complexe de contradictions : priv de laction modratrice dAristote et des jurisconsultes romains, il naurait jamais obtenu la victoire sur la terre.

    Cest justement ici, peut-tre, quil y a lieu dindiquer que Dostoevsky nest pas isol dans la littrature russe. Avant lui et mme au-dessus de lui, il faut placer Gogol. Toutes les uvres de Gogol, le Rvizor, les pousailles, les mes mortes, et mme ses premiers rcits qui dcrivent dune faon si gaie, si colore, la vie ukrainienne, ce ne sont que les mmoires dun homme souterrain. Aprs la lecture de Gogol, Pouchkine scria : Mon Dieu, quelle triste chose que la Russie ! Mais ce nest pas uniquement la Russie qua en vue Gogol : cest lunivers tout entier qui lui parat ensorcel. Dostoevsky le comprenait bien, lui qui disait : Les uvres de Gogol nous crasent sous le poids des questions insolubles quelles nous posent.

    Quel ennui de vivre, messieurs ! Ce cri de dtresse que Gogol parat avoir laiss chapper malgr lui ne se rapportait pas la vie russe. Il est ennuyeux de vivre non parce quil y

  • 36

    les rvlations de la mort

    a trop de Tchitchikov, de Nosdrev, de Sobakivitch (2). Pour Gogol, Tchitchikov, Sobakivitch ce ntaient pas eux , ce ntaient pas ces autres quil sagissait dlever jus-qu soi. Il nous la dit lui-mme et ce ntait pas une humilit hypocrite, mais lexpression dune affreuse vrit que cest lui-mme, et non les autres quil a dcrit et ridiculis dans le Rvizor, les mes mortes. Les livres de Gogol seront ferms notre comprhension, tant que nous nous refuserons admettre cette confession de Gogol. Non les plus mauvais parmi nous, mais les meilleurs, ne sont que des automates vivants quune main mystrieuse a remonts et qui nosent jamais et nulle part exprimer leur propre ini-tiative, leur propre volont. Certains, mais ils sont trs peu nombreux, ont la sensation que leur vie nest pas la vie, mais la mort. Mais ceux-l mmes, semblables aux fantmes de Gogol, ne sont capables que de svader de temps autre, aux heures nocturnes, hors de leurs tombeaux, pour venir troubler leurs voisins endormis par leurs cris dchirants : Jtouffe ! Jtouffe !

    Gogol lui-mme se voyait tel que son Vi, dont les pau-pires pendaient jusqu terre et qui ne pouvait pas les sou-lever, ne ft-ce qu peine, ne ft-ce que pour entrevoir ce coin de ciel quentrevoyaient mme les misrables habitants de la Maison des morts. Ces uvres resplendissantes desprit et dhumour sont en ralit de terribles tragdies ; sa propre existence lui, Gogol, fut aussi une tragdie. Lui aussi fut visit par lAnge de la Mort qui lui octroya ce don maudit de la seconde vue. Mais ce don nest-il pas une bndiction et non une maldiction ? Sil tait possible de rpondre cette question au moins ! Mais cest en cela que consiste la seconde vue : on se pose des questions auxquelles il ny a pas

    (2) Personnages sinistres et grotesques des mes mortes. note du traducteur

  • 37

    la lutte contre les vidences

    de rponse, et justement parce quelles exigent des rponses immdiates.

    Des lgions de dmons et desprits puissants taient inca-pables de soulever les paupires de Vi. Gogol aussi ne peut ouvrir ses yeux, bien que son tre tout entier tende vers ce seul but. Il nest capable que de se torturer, de subir le mar-tyre et de se livrer aux mains de ce bourreau moral, le Pre Mathieu (3) ; il nest capable que de dtruire ses meilleures uvres et dcrire de folles lettres ses amis.

    Il semble que dans un certain sens cette soif de souffrance, cet extraordinaire asctisme spirituel soient plus utiles que son admirable production littraire. Il nexiste peut-tre pas dautre moyen de se librer du pouvoir de lomnitude. Gogol nemploie pas ce mot. Gogol navait pas entendu parler de Claude Bernard et il navait jamais souponn certainement quAristote et ensorcel lunivers au moyen du principe de la contradiction et des autres vidences. Gogol navait reu aucune ducation et tait tout aussi ignorant que les pcheurs galilens et les charpentiers dont parle saint Augustin. Et malgr cela, ou bien cause de cela, justement, il ressent encore plus douloureusement que Dostoevsky le pouvoir absolu que possdent sur lunivers entier la raison pure, et les ides que cra lhomme normal, modr, et que dveloppa et proclama la philosophie thorique qui accepta lhritage dAristote.

    (3) Le confesseur de Gogol. note du traducteur

  • 38

    VII

    Jai dj eu loccasion dindiquer que cest chez Plotin que nous trouvons la meilleure, autrement dit la plus complte dfinition de la philosophie. A la question : quest-ce que la philosophie ? Il rpond : ce qui importe le plus .

    Avant tout, cette dfinition dtruit, sans y songer mme, semble-t-il, les barrires qui, depuis lantiquit dj, spa-raient la philosophie des sphres voisines de la religion et de lart : lartiste, le prophte cherchent en effet, eux aussi, ce qui importe le plus . De plus, la dfinition de Plotin non seulement ne soumet pas la philosophie au contrle et la direction de la science, mais elle oppose les deux. La science est objective, indiffrente ; elle ne se proccupe pas de ce qui est important ou non. Elle contemple froidement les innocents et les coupables, ne connat ni piti, ni colre. Mais l o il ny a ni indignation, ni piti, l o lon contem-ple indiffremment les innocents et les coupables, l o tous les phnomnes ne sont que classs et non qualifis, l il ne peut y avoir de distinction entre limportant et linsignifiant. Il sensuit que la philosophie, dfinie comme ce qui importe le plus , nest en aucun sens la science. Jirai plus loin. Elle doit ncessairement sopposer la science et prcisment lorsquil sagit de sa souverainet.

    La science prtend la certitude, luniversalit, la nces-sit de ses affirmations. Cest l sa force, sa signification his-torique, sa grande sduction. Ils se trompent grandement, ces savants qui simaginent quils ne font que rassembler et dcrire des faits . Les faits en eux-mmes ne sont daucune utilit la science, mme des sciences telles que la zoologie, la botanique, lhistoire, la gographie. La science a besoin de thorie, cest--dire de ce qui transforme miraculeusement ce qui fut une fois, ce qui aux yeux ordinaires apparat comme contingent en ncessaire. Dnier ce droit souverain la

  • 39

    la lutte contre les vidences

    science, cest la renverser de son pidestal, cest la rendre impuissante. La description la plus simple du fait le plus ordinaire suppose dj la prrogative suprme, la prrogative du dernier jugement. La science ne constate pas, mais elle juge. Elle ne reflte pas la vrit, mais elle la cre selon ses propres lois, autonomes, quelle-mme a cres. Autrement dit, la science, cest la vie devant le tribunal de la raison. Cest la raison qui dcide de ce qui doit tre et de ce qui ne doit pas tre. Elle en dcide, il ne faut pas le perdre de vue un instant, daprs ses propres lois, sans tenir nul compte de ce quelle nomme humain, trop humain .

    La matire et lnergie sont indestructibles, mais Socrate et Giordano Bruno sont destructibles, ainsi dcide la raison. Et tous sinclinent sans mot dire, personne nose mme soulever la question : pourquoi la raison a-t-elle dict cette loi, pour-quoi se proccupe-t-elle si paternellement de sauvegarder la matire et lnergie et oublie-t-elle Socrate et Bruno ! Et lon songe encore moins poser une autre question. Admettons que la raison ait proclam cette loi rvoltante, en ne tenant nul compte de ce qui est sacr pour les hommes, du ce qui importe le plus ; mais o a-t-elle donc pris les forces nces-saires pour accomplir cette dcision ? Et de faon si dfinitive, que pas une seule fois depuis lexistence du monde il nest arriv quun seul atome disparaisse sans laisser de trace, et que non seulement un kilogrammtre, mais un milligram-mtre dnergie se soit vanoui dans lespace ? Voil vrita-blement un miracle extraordinaire ! Dautant plus, quen fin de compte, la raison elle-mme nexiste pas. Essayez de la trouver, de lindiquer : cela ne vous russira pas. Elle accom-plit des miracles, comme un tre trs rel ; mais elle na pas dexistence. Et nous tous, qui sommes habitus douter de tout, nous admettons trs tranquillement ce miracle. La science, cre par la raison, sait bien nous payer en retour : de faits dnus de toute valeur, elle cre l exprience ,

  • 40

    les rvlations de la mort

    grce laquelle nous devenons les matres de la nature. La raison a men lhomme jusqu la cime dune haute monta-gne et lui faisant admirer lunivers entier, elle lui a dit : Tout cela, je te le donnerai si, tombant mes pieds, tu madores. Lhomme adora et obtint ce qui lui avait t promis ; pas tout, cependant.

    Depuis lors, le premier devoir de lhomme est dadorer la raison. Il nous est impossible de concevoir quil en puisse tre autrement. En ce qui concerne Dieu, il existe un com-mandement : Aime ton Seigneur de tout ton cur, de toute ton me. La raison se passe de commandement : les hommes laimeront deux-mmes. La thorie de la connaissance chante les louanges de la raison, mais personne na laudace de la questionner et nose encore douter de ses droits souverains. Le miracle de la transformation des faits en exprience a vaincu et sduit tous les esprits : tous admettent que la raison juge, et nest elle-mme soumise aucune juridiction.

    Dostoevsky vit bientt, grce sa seconde vue, que lex-prience dont les hommes font dcouler leur science est une thorie et non une ralit. Et que nul succs, nulle conqute, nul miracle mme, ne peuvent justifier la thorie. Il posa la question : Lomnitude, la conscience commune (cest delle que naquirent les vidences), a-t-elle droit aux hautes prrogatives dont elle sest empare ; autrement dit : la raison a-t-elle le droit de juger dune faon autonome, sans en rendre compte personne, ou bien navons-nous affaire, dans ce cas, qu une prise de possession que les sicles ont sanctifie ?

    Ainsi, dans le procs entre la conscience commune et lin-dividu vivant, il apparat Dostoevsky quil y a une ques-tion, non de fait, mais de droit : Lomnitude sest empare du pouvoir ; il faut le lui enlever et pour cela il faut cesser avant tout de croire au bon droit de ladversaire et se dire que ce qui fait la force de ce dernier, cest notre foi en sa puissance. Les lois naturelles et leur immuabilit, les vrits et leurs

  • 41

    la lutte contre les vidences

    vidences ne sont peut-tre quune suggestion, une sugges-tion pareille celle que subit un coq, si lon trace autour de lui un trait la craie. Le coq ne pourra sortir de ce cercle, comme sil sagissait dun mur et non dune ligne. Si le coq savait raisonner et exprimer ses penses en paroles, il aurait cr une thorie de la connaissance, disserterait sur les vi-dences et considrerait le trait de craie comme la limite de lexprience possible. Si cest ainsi, il nous faut donc lutter contre les principes de la connaissance scientifique, non plus au moyen darguments, mais en employant dautres armes. Les arguments pouvaient servir tant que nous admettions les prmisses dont ils dcoulaient, mais puisque nous ny croyons plus, il faut chercher autre chose.

    Deux fois deux quatre, messieurs, ce nest dj plus la vie, cest la mort. En tout cas, lhomme a toujours craint ce deux fois deux quatre , et moi, jen ai encore peur jus-quaujourdhui. Il est vrai que lhomme nest proccup que de rechercher ce deux fois deux quatre ; il traverserait des ocans, il risquerait sa vie pour le dcouvrir, mais pour ce qui est de le trouver, de le dcouvrir rellement, je vous jure quil en a peur. Mais deux fois deux quatre, cest, mon avis, une simple impudence. Deux fois deux quatre nous dvisage insolemment ; les poings sur les hanches il se plante en tra-vers de notre route et nous crache au visage. Jadmets que deux fois deux quatre est une chose excellente, mais sil faut tout louer, je vous dirai que deux fois deux cinq est aussi une chose charmante.

    Vous ntes pas habitus de semblables arguments contre les thories philosophiques, vous tes mme offenss peut-tre, quen parlant de la thorie de la connaissance, je cite ces passages de Dostoevsky. Vous auriez raison, et ces argu-ments seraient vraiment dplacs, si Dostoevsky navait pas soulev la question de droit. Mais deux fois deux quatre , la raison avec toutes ces vidences, ne veulent justement pas

  • 42

    les rvlations de la mort

    admettre quon discute la question de droit ; sils ladmettent, ils perdent leur cause. Ils ne veulent pas tre jugs ; ils veulent tre juges et lgislateurs, et quiconque refuse de leur conc-der ce droit, ils lui lancent lanathme, ils le retranchent de lglise humaine, cumnique. Ici cesse toute possibilit de discussion ; ici commence une lutte dsespre, mortelle.

    Lhomme souterrain est priv au nom de la raison de la protection des lois. Les lois, nous le savons, ne protgent que la matire, lnergie, les principes. Il se trouve que rien ne veille sur Socrate, Giordano Bruno et tout homme, grand ou petit. Et voil que cet homme misrable, humili, pitoyable, ose se dresser pour la dfense de ses prtendus droits. Et voyez, il se trouve que le regard de ce misrable petit fonc-tionnaire est plus profond, plus perant que celui de bien des savants clbres. Gnralement, le philosophe combat le matrialisme et se sent trs fier sil russit runir quelques arguments plus ou moins probants contre ses adversaires. Mais Dostoevsky, qui nest pas all plus loin que Claude Bernard, ne daigne mme pas discuter avec les matrialis-tes : il sait que le matrialisme est par lui-mme impuissant, quil ne rsiste que grce lidalisme, aux ides, cest--dire cette raison qui nadmet rien au-dessus delle. Mais com-ment sy prendre pour renverser ce tyran ? Quelles mtho-des imaginer ? Noubliez pas que tous les arguments sont des arguments rationnels qui nexistent que pour soutenir les prtentions de la raison. Il ny a quun moyen : railler, invectiver et opposer un non catgorique toutes les exigences de la raison. la raison qui cre les rgles et bnit les gens normaux, Dostoevsky rpond :

    Pourquoi tes-vous si inbranlablement, si solennellement convaincus que seul le normal est ncessaire, le positif, en un mot ce qui donne le bien-tre ? La raison ne se trompe-t-elle pas ? Il se peut fort bien que lhomme aime autre chose que le bien-tre. Naime-t-il pas tout autant la souffrance ?

  • 43

    la lutte contre les vidences

    Il arrive parfois que lhomme aime la souffrance jusqu la passion. Cest un fait. Nulle ncessit de se rfrer lhistoire universelle. Questionnez-vous vous-mme, si seulement vous avez vcu. Quant mon opinion, moi, je vous dirai quil est mme inconvenant de naimer que le bien-tre. Est-ce bien, est-ce mal, je nen sais rien, mais il est parfois trs agrable de briser quelque chose. Je ne dfends pas ici la souffrance ou le bien-tre, mais je suis pour mon caprice et pour quil me soit garanti, quand il le faut. Dans les vaudevilles, par exemple, les souffrances ne sont pas admises, je le sais. Elles ne sont pas admissibles, non plus, dans les palais de cristal : la souffrance est un doute, une ngation, mais que serait un palais de cristal dont on pourrait douter ? Or, je suis sr que lhomme ne renoncera jamais la vraie souffrance, cest--dire la destruction et au chaos.

    En face de cette argumentation, les preuves les plus subti-les, labores au cours de milliers dannes par les thories de la connaissance, doivent toutes svanouir. Ce nest plus la loi, ce nest plus le principe qui exigent et obtiennent des garanties, cest le caprice, le caprice qui, par sa nature mme, comme tout le monde le sait, ne peut prtendre, ni octroyer, ni recevoir des garanties quelconques. Nier cela, cest nier lvidence ; mais cest justement contre les vidences, comme je lai dj dit, que lutte Dostoevsky. Nos vidences ne sont que des suggestions, de mme que notre vie, il le rpte tout le temps, nest pas la vie, mais la mort. Et si vous voulez com-prendre Dostoevsky, vous devez vous souvenir toujours de sa thse fondamentale : deux fois deux quatre est un principe de mort. Il faut choisir : ou bien renversons le deux fois deux quatre, ou bien admettons que la mort est la conclusion de la vie, son tribunal suprme.

    Cest l la source de la haine de Dostoevsky contre le bien-tre, lquilibre, la satisfaction, et cest de l que dcoule son paradoxe fantastique : lhomme aime la souffrance.

  • 44

    les rvlations de la mort

    On peut tout affirmer de lhistoire universelle, tout ce qui peut passer par la tte la plus chauffe ; mais on ne peut prtendre quelle soit raisonnable : ds le premier mot, la langue vous fourchera.

    Mais ici il faut arrter lhomme souterrain : il a commis une erreur de fait, qui dailleurs naffaiblit pas, mais fortifie, au contraire, son argumentation . On peut dire que lhis-toire universelle saccomplit conformment aux rgles de la raison, et la langue de celui qui laffirmera ne sera pas frappe de paralysie ds les premiers mots. Combien de gens lont affirm ! On a crit de gros volumes sur ce sujet, des ouvrages si loquents, si probants ! On a cr une philosophie de lhis-toire, o lon dmontrait presque mathmatiquement quil y a une certaine ide rationnelle la base de tout le dvelop-pement historique. Hegel a conquis limmortalit grce sa philosophie de lhistoire, et qui donc, aprs Hegel, prou-vera quelque difficul