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Tous droits réservés © Santé mentale au Québec, 1981 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 26 mai 2020 00:56 Santé mentale au Québec La Baïsse Une communauté thérapeuthique pour psychotiques The Baïsse, a therapeutic community for psychosis Marcel Sassolas Où va la psychiatrie ? Volume 6, numéro 2, novembre 1981 URI : https://id.erudit.org/iderudit/030113ar DOI : https://doi.org/10.7202/030113ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Revue Santé mentale au Québec ISSN 0383-6320 (imprimé) 1708-3923 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Sassolas, M. (1981). La Baïsse : une communauté thérapeuthique pour psychotiques. Santé mentale au Québec, 6 (2), 143–160. https://doi.org/10.7202/030113ar Résumé de l'article L’auteur décrit le fonctionnement et l’évolution d’une communauté thérapeutique nommée « La Baïsse ». Fondée en 1979, elle accueille 7 patients psychotiques et un stagiaire. La première partie décrit les principes sur lesquels la communauté est fondée, et la deuxième partie décrit la structure, les participants et les trois étapes à travers lesquelles les patients passent. L’auteur conclut que l’expérience est positive.

La Baïsse : une communauté thérapeuthique pour psychotiques · Marcel Sassolas* Depuis 1966, l'équipe chargée des soins psychia-triques extra-hospitaliers à Villeurbanne, Santé

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Page 1: La Baïsse : une communauté thérapeuthique pour psychotiques · Marcel Sassolas* Depuis 1966, l'équipe chargée des soins psychia-triques extra-hospitaliers à Villeurbanne, Santé

Tous droits réservés © Santé mentale au Québec, 1981 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 26 mai 2020 00:56

Santé mentale au Québec

La BaïsseUne communauté thérapeuthique pour psychotiquesThe Baïsse, a therapeutic community for psychosisMarcel Sassolas

Où va la psychiatrie ?Volume 6, numéro 2, novembre 1981

URI : https://id.erudit.org/iderudit/030113arDOI : https://doi.org/10.7202/030113ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Revue Santé mentale au Québec

ISSN0383-6320 (imprimé)1708-3923 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleSassolas, M. (1981). La Baïsse : une communauté thérapeuthique pourpsychotiques. Santé mentale au Québec, 6 (2), 143–160.https://doi.org/10.7202/030113ar

Résumé de l'articleL’auteur décrit le fonctionnement et l’évolution d’une communautéthérapeutique nommée « La Baïsse ». Fondée en 1979, elle accueille 7 patientspsychotiques et un stagiaire. La première partie décrit les principes surlesquels la communauté est fondée, et la deuxième partie décrit la structure,les participants et les trois étapes à travers lesquelles les patients passent.L’auteur conclut que l’expérience est positive.

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LA BAISSEUne communauté thérapeutique pour psychotiques

Marcel Sassolas*

Depuis 1966, l'équipe chargée des soins psychia-triques extra-hospitaliers à Villeurbanne, Santémentale et Communautés, s'est particulièrementintéressée au traitement au long cours des troublespsychotiques dans la communauté. Elle a créé, en1968, un service d'hospitalisation à domicile quinous a donné les moyens de proposer aux patientsdes rencontres avec nous, dont le rythme et la formepuissent s'adapter aux nécessités fluctuantes deleur pathologie et de leur évolution (Hochmannet Sassolas, 1971; Hochmann, 1971). En 1971,nous avons ouvert le Foyer du Cerisier (Beetschen,1974; Duvivier, 1974; Sassolas, 1977 et 1979).Cet enfant commun des patients et des soignantsse voulait à la fois lieu de rencontre pour un grou-pe d'utilisateurs et lieu d'habitation pour cer-tains d'entre eux. Il est à l'origine de deux desstructures actuelles utilisables dans le cadrede ces prises en charge extra-hospitalières : lelieu de jour du Cerisier ouvert en 1974 (Dili,1977; Sassolas, 1980), et la Maison de la Baisseouverte en décembre 1979.

La première partie de cet article, écrite audébut de l'année 1979, tentait une réflexion surla finalité et les moyens d'action de notre équipedans ce domaine difficile, et souvent décevant,des soins aux patients psychotiques. Rédigé àusage interne, il constituait un préambule à lacréation d'un lieu de vie pour patients psychoti-ques et un projet précis pour cette création. C'està partir de ce projet que fut ouvert à la fin decette même année le lieu de vie de la Baisse, oùvivent actuellement sept résidents (Alombert,1981; Boutin, 1981; Sassolas, à paraître; la

Baisse, 1981). Réalisation riche de promesses,qui n'aurait sans doute jamais vu le jour sans ledynamisme et l'acharnement de notre ami Rolandlattoni-Gagné, directeur de notre association,aujourd'hui hélas disparu. Elle est largement sonœuvre, il a participé à l'élaboration et à la discus-sion du projet, il a su en faire une réalité, puisil a accompagné avec vigilance ses premiers pas.En filigrane, dans tout ce que nous pouvons direou écrire aujourd'hui sur ce lieu de vie, il fautlire les sentiments d'amitié qui nous liaient à lui,et de reconnaissance qui nous lient à son souvenir.Ses attaches familiales québécoises justifientdoublement que son nom soit évoqué.

À l'issue de ce texte initial, nous tenterons uneconfrontation entre ce qu'il soulignait ou annon-çait, et ce que nous pensons aujourd'hui de cesdeux premières années de fonctionnement.

L'APPROCHE DE TROUBLES PSYCHOTIQUESÀ VILLEURBANNE, DANS LE CADRE DEL'HOSPITALISATION À DOMICILE :RÉFLEXION ET PROJETS (1979)

Le traitement des troubles psychotiques

Le traitement des troubles psychotiques estune entreprise de longue haleine, lorsqu'il prétendà autre chose qu'à l'extinction forcée des symp-tômes, et se donne pour objectif de favoriserl'évolution de la personnalité du patient. Celle-ci aété bloquée par les processus affectifs inconscientsdont la symptomatologie psychotique en est lereflet et la solution.

Cette solution élaborée par le patient est coû-teuse. Il convient, dans un premier temps, de larespecter et de l'utiliser, et non de l'attaquer defront à coups de neuroleptiques ou de condition-nements. Ce sont des conditions pour que s'ins-

* L'auteur est psychiatre à Santé mentale et Commu-nautés, Villeurbanne, France.

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taure, entre le patient et les thérapeutes, cetterelation suffisamment investie dont les avatars,l'évolution et l'élaboration progressive constitue-ront l'essentiel du traitement. Toutes les acquisi-tions de la psychanalyse dans le domaine de lapsychose, au cours des vingt dernières années,confirment en effet que de tels troubles sontaccessibles à une thérapie fondée sur une com-préhension psychanalytique des fonctionnementspsychiques, même si son déroulement n'a appa-remment rien à voir dans son protocole avec lacure analytique classique. Dans cette perspective,c'est la relation née entre le patient et le théra-peute qui est le levier d'une possible évolutionintra-psychique du patient.

La situation de soins doit répondre à deuxcritères :1. Elle doit favoriser la création et le maintien

d'une relation entre le patient et nous, malgrétout ce qui y fait obstacle :- son angoisse, sa méfiance, son repliement sur

soi, sa passivité, ses tendances interprétativesmégalomanes ou persécutives, ses pulsionsdestructrices qui s'exercent contre lui-même,contre ceux qui sont affectivement impor-tants pour lui, contre ce qui est source dechangement et d'angoisse, c'est-à-dire contrele traitement lui-même.

- notre incompréhension et notre peur devantses comportements irrationnels et les faillitesde son moi; notre angoisse devant les pro-jections qu'il fait sur nous de tout ce qu'ilne peut contenir en lui, et qu'il vit commemauvais; notre sentiment d'être à la foisenvahis, vidés, niés dans notre existenceet notre identité, refusés et mis en échecdans nos capacités créatrices.

- les réactions affectives fâcheuses de l'entou-rage qui est pathologiquement protecteuret fusionnel avec le patient, ou exagérémentrejetant et agressif à son égard.

2. Elle doit permettre à cette relation instituéeentre le patient et nous, d'être source de chan-gements intra-psy chiques chez lui, essentielle-ment dans deux directions :- par une diminution de sa vulnérabilité nar-

cissique excessive. Celle-ci l'amène à vivreles frustrations inhérentes à toute relationet à toute situation, comme des blessures

qui lui sont délibérément infligées. Il y réagitpar le retrait et la fuite de la réalité, par descomportements délirants, ou par des passa-ges à l'acte. L'analyse patiente de ces mouve-ments de retrait et de fureur, devant lesfluctuations de sa relation avec nous pourraprogressivement diminuer cette vulnérabiliténarcissique. Le témoignage permanent del'intérêt que nous lui portons quels quesoient les déboires de notre relation aveclui, contribuera aussi à augmenter et ren-forcer son estime de soi particulièrementfragile.

- par l'acquisition progressive d'une meilleurecapacité de maîtrise de ses mouvementsaffectifs profonds, jusqu'ici vécus commeune menace de chaos et d'éclatement inté-rieur. C'est en faisant l'expérience, dans sarelation avec nous, que ce qui se passe enlui n'est en réalité destructeur ni pour lui,ni pour nous, qu'il peut se concevoir commecapable d'éprouver des affects, de les conte-nir à l'intérieur de lui, de les exprimersans dommage ni pour lui, ni pour autrui.Cela revient à remplacer peu à peu l'échap-pée dans les activités délirantes ou les pas-sages à l'acte par la mentalisation et l'ex-pression verbale. Ici encore, le rôle duthérapeute est essentiel. C'est grâce à lastabilité et à la fiabilité de sa présence(physique et émotionnelle), que le patientpeut se laisser aller à vivre comme siens sesmouvements affectifs profonds, jusqu'iciétouffés ou projetés. C'est grâce à sa capa-cité de ressentir empathiquement ce qui sepasse, et à son souci de reconstituer le senscaché de certaines situations, pour les res-tituer au patient, qu'il permet à celui-cid'élaborer progressivement lui-même sonvécu intérieur, de le vivre enfin comme sien.

Les divers aspects de la situation de soins

Pour y parvenir avec moins de difficultés,envisageons le cas le plus simple, celui dans lequella relation entre le patient et le thérapeute va desoi, s'instaure et se maintient sans difficultésinsurmontables pour le patient, pour le thérapeuteet pour l'entourage, tout en étant productrice de

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changement intra-psychique chez le patient. Nousvenons de définir la situation analytique classique.Un certain nombre de patients psychotiques sonten effet susceptibles d'être abordés avec quelqueschances d'évolution positive, par la voie d'une psy-chothérapie analytique isolée. Ils sont cependantrares.

Souvent, une telle relation duelle, proche et co-difiée dans l'espace et dans le temps (lieux et heuresfixes), est pendant longtemps insupportable aupatient psychotique. Il doit alors se défendre,par des mouvements incessants de retrait, de fuite,ou même de rupture (qui alternent avec de brusquesretours, et des exigences inattendues de proximité),contre des angoisses terrifiantes d'effraction deson moi pendant les séances, et de destruction duthérapeute à chaque séparation. L'essentiel pourle thérapeute (qu'il soit infirmier, psychologue oumédecin), est de garder le contact avec lui, à tra-vers des rencontres informelles, fugitives et souventintermittentes. À la longue seulement, celles-cideviendront une relation stable, exploitablecomme une relation psychothérapique.

Dans beaucoup d'autres cas, cette relationduelle stable ne peut se maintenir que si le patienta la possibilité de faire appel— parallèlement àelle - à d'autres soignants. C'est le principe de labipolarité thérapeutique, dont maints auteurs ontsouligné l'intérêt. Celui-ci introduit une dichotomieassez stricte entre la réalité intérieure du patient(dont il a à traiter avec son psychothérapeute), etsa réalité tout court, dont est censé s'occuperl'autre thérapeute (à travers par exemple, la pres-cription de médicaments, de repos, la délivrance decertificats, etc.).

Cet intérêt réside moins dans cette distinctionfonctionnelle de deux pôles, que dans l'existenced'un tiers à côté du thérapeute. Ce tiers a poureffet de transformer radicalement une situation àdeux en une situation à trois, et constitue le meil-leur garant contre l'omnipotence réciproque dupatient et du thérapeute, source fréquente d'enli-sement fusionnel de la situation thérapeutique.Dans notre pratique, ce deuxième pôle, complé-mentaire du pôle psycho thérapeutique, s'incarnesouvent dans une équipe de soutien à laquelle lepatient sait pouvoir faire appel à tout moment(ce qui ne signifie pas d'ailleurs qu'il utilise beau-coup cette possibilité). Ainsi se sent-il soutenu

face à l'émergence d'angoisse parfois très intense,et peut-il faire l'économie du passage à l'acte(dont le plus habituel dans de tels cas est la rup-ture de la relation psychothérapique, ou la fuitevers une autre institution soignante). L'existencede ces interlocuteurs plus accessibles rend accepta-bles, pour le patient et son entourage familial, lesfrustrations inhérentes à la situation psychothé-rapique, et permet une véritable participation desinterlocuteurs naturels du patient (parents ou con-joint) au travail élaboratif entrepris.

Lorsque les processus psychotiques sont préva-lents dans le fonctionnement mental d'un patient,la création et le maintien de la relation avec lethérapeute deviennent plus problématiques. Lors-que cette relation parvient cependant à exister, ellecourt de plus en plus le risque d'être stérilisée, etde devenir une relation stéréotypée vide d'affects,c'est-à-dire de se chroniciser sans être sourced'aucun changement intra-psychique chez le pa-tient. À ce moment-là l'existence d'un autre pôleque le pôle psychothérapique classique se révèleindispensable, et que s'avère essentielle pour nousla médiation du groupe. Le groupe a l'intérêtd'offrir au patient des alter-ego plus proches queles thérapeutes, des possibilités d'échanges affecti-vement plus neutres, et une situation où il se sentmoins l'objet de l'attention ou de l'attente dequelqu'un.

Cependant, il est bien connu que la situation depsychothérapie de groupe classique favorise l'appa-rition d'angoisses de type psychotique, angoissesde persécution, de fusion ou de morcellement. Ilest donc indispensable d'aménager cette situationen fonction de la pathologie des patients psycho-tiques. On peut sans doute le faire de diversesfaçons. L'essentiel, et le difficile, est de présenterà travers ces aménagements, la potentialité psycho-thérapique du groupe, c'est-à-dire sa possibilitéd'être source de changement intra-psychique chezle patient. Après deux ou trois ans de tâtonnements,nous avons mis en place à Villeurbanne un modede fonctionnement groupai qui semble répondre àcet objectif. L'antidote aux effets psychotisants dela situation de groupe y est constitué par l'immer-sion de celui-ci dans la réalité la plus familière quisoit, la vie quotidienne. Quoi de plus banal, demoins inquiétant, que de se retrouver comme chezsoi, dans un lieu connu, quitté trois jours plus tôt,

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mettre le chauffage en marche, sortir faire lescourses pour le repas, préparer celui-ci en fonctionde ses goûts du moment, manger en parlant detout et de rien, musarder à l'heure du café, se déci-der enfin à laver la vaisselle, passer le temps quireste à rêver, jouer aux cartes ou bavarder?

Mettez tout cela au pluriel (cette situationconcerne 6 à 10 patients et 2 soignants). Intro-duisez dans cette situation banalisée à l'extrême,d'autant plus spontanément investie qu'elle faitécho aux investissements premiers de chacund'entre-nous - ceux de la nourriture, de la maison,de la famille — introduisez donc un nombre précisde paramètres fixes qui la rendent à la fois fiableet porteuse éventuelle de sens (entre autres, com-me dans le protocole analytique, des horaires pré-cis, des limites rigoureuses dans le temps et l'espace,un contrat stable régissant les échanges d'argent,une présence régulière et fiable des mêmes théra-peutes), et voici une situation de groupe où lesrisques psychotisants sont faibles, les apportsnarcissiques nombreux, et les possibilités d'élabo-ration psychothérapiques préservées. Depuis troisans, un certain nombre de patients psychotiquesbénéficient de cette psychothérapie à double foyer.Elle est constituée par deux séances hebdomadairesde psychothérapie analytique individuelle, et deuxséances hebdomadaires de groupe, désignées sousle terme de séances de "lieu de jour" (au Foyer duCerisier). Pour les uns, la participation au lieu dejour a précédé l'instauration d'une psychothérapieindividuelle régulière ; pour les autres, c'est à l'in-verse, devant une situation psychothérapique figéeet vidée d'affects, que la participation au groupe aété proposée.

Dans la plupart des cas, cette participation aulieu de jour a eu un effet très dynamisant sur ledéroulement de la psychothérapie individuelle.Elle provoque l'irruption d'un matériel intensé-ment mobilisé par le vécu de ces séances de groupe.Réciproquement, l'élaboration de ce qui est vécudans le groupe avec une intensité émotionnelle ris-quant de déborder les capacités de maîtrise du pa-tient, est facilitée par l'existence du pôle psycho-thérapique individuel. Cette psychothérapie àdouble foyer n'est possible et fructueuse que s'ils'agit d'une seule démarche thérapeutique et nonde deux psychothérapies séparées et parallèles. Lesthérapeutes de groupe et les thérapeutes individuels

font partie de la même équipe soignante. Les pa-tients le savent et le voient. De plus, deux réunionsd'équipe hebdomadaires inscrivent cette unicité dutraitement dans la réalité. Dans les psycho thérapiesindividuelles, le thérapeute peut comprendre cer-tains mouvements apparemment insolites du vécudu patient (transférentiels entre autres), par réfé-rence aux événements récents qui se sont passésdans le groupe. Et cela même si le patient a besoinde se défendre, par divers moyens de défensepsychotique, comme la projection par exemple,contre la perception d'un lien éventuel entre cequ'il évoque dans la séance et les affects intensesmobilisés en lui par les événements d'une récenteséance de groupe.

De la même manière, la connaissance par lethérapeute individuel de particularités biogra-phiques du patient, dont celui-ci n'a pas forcémentfait état dans le groupe, lui permet d'apporter auxthérapeutes de groupe (confrontés par exemple àune situation conflictuelle dont ils apprécient malles implications personnelles pour ce patient) deséléments essentiels pour la compréhension de sesréactions, et par contre-coup des leurs face auxsiennes.

Les traitements de longue durée

Les trois éventualités thérapeutiques que nousvenons d'évoquer en fonction de la plus ou moinsgrande prévalence des mécanismes psychotiquesdans le fonctionnement mental du patient ontpour caractéristique commune, d'être des traite-ments de longue durée. Longue durée qui se con-çoit facilement pour peu que l'on soit familiariséavec les énormes résistances au changement quemobilise chez de tels patients toute tentativethérapeutique. Ces résistances sont liées à la fina-lité a-conflictuelle de la psychose, dont les proces-sus inconscients ont pour objectif de protéger lepatient contre l'émergence d'un conflit intra-psychique, contrairement aux mécanismes névro-tiques qui sont des tentatives de solution auxconflits intra-psychiques.

Cette notion de durée évoque aussitôt le spec-tre de la dépendance, de la chronicité, de la péren-nité d'une prise en charge fixée. L'antidote à cerisque est la discontinuité du traitement. Contrai-rement à une prise en charge résidentielle (hospita-

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Hère en particulier), elle introduit des ruptures etdes manques dans la relation entre le patient etl'institution soignante. L'investissement par le pa-tient d'une telle situation de soins le confronteinévitablement à ces trous dans la réalité de sa rela-tion avec nous, trous qui le renvoient à d'autresmanques, réels ou imaginaires, qui ont marqué savie affective. Ainsi est sans cesse soulignée par ladiscontinuité même de la relation thérapeutique,et bien souvent dans la douleur et les conflits, lafinalité psychothérapique (et non orthopédique)de sa relation avec nous.

Le risque qui guette en effet les thérapeutes destroubles psychotiques (risque d'autant plus grandque cette activité est plus investie par eux), est decéder au vertige de la réparation, et de créer unesituation de soins qui vienne suppléer par son exis-tence même, aux manques du patient. La véritabledémarche thérapeutique est d'amener peu à peu lepatient à la capacité de ressentir ses manques sansêtre détruit par la haine que soulève en lui la recon-naissance de leur existence (au lieu de les déniercomme il faisait jusqu'ici dans sa folie). Cela sup-pose, comme préalable pour les thérapeutes,d'avoir accepté leurs propres manques, d'avoir in-tégré leur propre haine et leur propre culpabilité,afin d'être capables de supporter la souffrance despatients, leur revendication affective déçue et leurhaine sans y répondre aussitôt par des activitésexclusivement réparatrices. Cette discontinuité dessoins a un autre avantage. Elle distingue nettementdans la vie du patient les moments de traitementdu reste de sa vie (ce qui n'exclut en rien d'ailleursla possibilité pour ce reste d'être thérapeuti-que) inscrivant par là, dans la réalité, notre con-viction qu'il n'est pas réductible à l'identité dumalade.

Ainsi peuvent être sauvegardés ses investisse-ments antérieurs (relationnels, sociaux, culturels,professionnels). Ainsi peuvent être favorisés denouveaux investissements affectifs (en particulierpar le biais du groupe), ce qui limite d'autant lesrisques d'investissement exclusif du traitement, etde dépendance maligne à notre égard. Ainsi letraitement peut s'insérer comme un apport narcis-sique supplémentaire dans le tissu fragile de la vieprofessionnelle et sociale du patient, sans l'endom-mager ni le rompre, comme le fait trop souventune hospitalisation.

Cependant, cette prise en charge discontinuesuppose, pour être poursuivie avec profit, que lepatient dispose d'un milieu de vie naturel favora-ble. Notre expérience depuis plus de 10 ans dansce domaine le confirme. Tous les patients qui onttiré bénéfice de cette prise en charge discontinue(sous une des trois formes évoquées ci-dessus),bénéficiaient d'un milieu familial (parental ou con-jugal) favorable. Tous ceux avec qui elle a échouésont ceux qui vivaient seuls, ou dans une famillerejetante, pathogène ou conflictuelle à l'excès.Dans de tels cas, le malade s'est chronicisé : soità l'hôpital psychiatrique dont il ne parvient pasà sortir, faute d'un milieu de vie substitutif à l'ex-térieur; soit dans sa famille, où la collusion de sarésistance au changement et des bénéfices incons-cients retirés de sa pathologie par son entourageont définitivement figé la situation.

Seule l'existence d'un milieu de vie substitutif,qui ne soit ni l'hôpital ni la famille, pourrait don-ner à de tels patients une chance d'échapper à lachronicité, et permettre une éventuelle mise enœuvre du traitement psychothérapique approprié,sous l'un des trois aspects évoqués plus haut. Encomparant les résultats positifs obtenus par lebiais de la psychothérapie à double foyer, et leséchecs enregistrés dans nos essais de lieu théra-peutique résidentiel, nous en sommes venus àséparer nettement dans notre esprit et dans laréalité de notre projet thérapeutique, ces deuxnotions complémentaires mais distinctes de milieude vie substitutif et de traitement. Avant de pré-ciser quelles sont les conséquences concrètes decette distinction, il faut souligner à quel point lacomplémentarité des deux notions est essentielle.Créer des milieux de vie substitutifs pour de telspatients, sans se donner les moyens d'élaborer etde réaliser en même temps pour eux les modalitésd'un traitement serait renoncer à toute perspectiveévolutive. Ce serait aussi les installer dans la chro-nicité et mettre l'asile hors les murs, en le rempla-çant par des foyers pour handicapés mentaux. Detelles institutions sont sans doute envisageablespour des patients dont le handicap est fixé et défi-nitif, comme les mongoliens et les arriérés pro-fonds ; mais pour ceux dont nous évoquons le casici, une telle perspective orthopédique est à élimi-ner sans ambiguïté, à moins de vouloir stérilisertoute recherche dans le traitement de la psychose.

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De même, chercher à rendre plus efficaces lesmodalités psychothérapiques des troubles psycho-tiques — comme nous le faisons à Villeurbanne de-puis plusieurs années - et renoncer à en fairebénéficier tous ceux que l'absence d'un milieu devie adéquat condamne à la chronicité hospita-lière ou familiale, ce serait restreindre stupide-ment les indications d'une telle prise en chargepsychothérapique qui, si difficile et problématiquequ'elle soit aujourd'hui, n'en reste pas moinsla seule éventualité évolutive proposable à detels patients. Pour être fructueux et cohérent^ unprojet de traitement des troubles psychotiquesdoit donc s'appuyer sur une prise en chargepsychothérapique appropriée et un milieu de vieadéquat.

Bien entendu, lorsque le milieu de vie naturelexiste, la première idée est d'essayer de le modifiers'il semble pathogène. Cependant, les psychothé-rapies familiales se sont avérées jusqu'ici non seule-ment difficiles mais décevantes. Rares sont les casoù cette démarche entraîne une réelle mobilisationdes investissements réciproques dans le groupe fa-milial. Le plus souvent, les rencontres avec lafamille du patient ont pour résultat d'accroître latolérance de l'entourage, de renforcer la positiondu patient dans le groupe familial (les soignantsétant vécus comme ses alliés), et d'y privilégier lacommunication verbale des affects, plutôt que leurexpression agie, ce qui n'est pas négligeable. Mais sidans la famille le patient est investi de façon patho-logique, comme c'est très souvent le cas (un parent,par exemple, vivant le patient non comme un sujetdistinct mais comme un prolongement narcissiquede lui-même), seul un remaniement profond de cesinvestissements peut débloquer la situation. Seul,un traitement personnel approfondi entrepris alorspar ce parent pourrait amener un tel remaniement,démarche qui est loin d'être toujours envisageable.Dans la plupart des cas, une telle situation évoluevers l'issue inverse, c'est-à-dire non pas vers laremise en question du fonctionnement psychiqued'un ou plusieurs membres de l'entourage familialdu patient, mais vers la remise en question de cetteprise en charge ou du maintien du patient dans safamille. Lorsque se font jour de telles conduites derejet vis-à-vis du patient et (ou) du traitement,qu'elles soient déclarées ou au contraire larvéesou même niées, une alternative au maintien du

patient dans sa famille devient nécessaire. Jusqu'iciil n'y en a guère qu'une, l'hôpital.

Est-il donc si difficile d'en imaginer et d'enfaire fonctionner d'autres? Les diverses structuresintermédiaires mises sur pied ici ou là depuis unedizaine d'années, sous forme de foyers, apparte-ments de post-cure, communautés thérapeutiques- y compris la nôtre, celle du FOYER du CERI-SIER ouvert en 1971 - ont eu le premier mérited'exister, c'est-à-dire de mettre les désirs, hypo-thèses et illusions de leurs créateurs, à l'épreuve dela réalité. Proposer à un patient psychotique unmilieu de vie adéquat relève de la quadrature ducercle, puisqu'il s'agit de satisfaire ses besoinsarchaïques d'être soutenu et contenu - commeun nourrisson par sa mère — tout en sauvegardantet en renforçant ses potentialités d'être un individudistinct, capable d'éprouver comme siens sesaffects, de confronter ses désirs à la réalité, etd'agir sur celle-ci pour les satisfaire. Deux écueilsmenacent sans cesse toute institution de ce genre.Le premier est une défaillance de la fonctionmaternante de "holding", qui amène le patientà se vivre abandonné face au chaos de sa vie inté-rieure et aux aléas de la réalité extérieure, et àêtre bientôt submergé par une angoisse qu'ilcherche à éponger dans des passages à l'acte. Ledeuxième est au contraire un fonctionnementtrop maternant, qui en protégeant sans cesse lepatient contre toute émergence de conflit etd'angoisse — au niveau de la vie quotidienne parexemple - ne lui permet pas de s'expérimenteren tant que sujet désirant et conflictuel en facedes soignants, des autres patients et du mondeextérieur, c'est-à-dire le disqualifie en tant quesujet.

Le fonctionnement d'un tel milieu de vie nepeut être qu'un compromis permanent et un équi-libre instable entre ces deux tendances, une navi-gation incertaine entre ces deux écueils qui ris-quent sans cesse de le transformer en un milieupsychotisant.

Le lieu de vie

À la lumière de notre expérience au FOYER duCERISIER depuis 1971, de celle des commu-nautés thérapeutiques londoniennes d'ARBOURS,et du foyer thérapeutique créé par le D r P.C.

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Racamier à Besançon, nous envisageons le fonc-tionnement d'un tel milieu substitutif (désignédésormais ici sous le terme : lieu de vie) de lamanière suivante :SANTÉ MENTALE et COMMUNAUTÉS assure lagestion du fonctionnement de ce lieu de vie (conçupour 8 personnes), à partir de deux sources de re-venus : le loyer payé mensuellement par chaqueutilisateur, et la participation de la SÉCURITÉSOCIALE. Les utilisateurs ont pour interlocuteurgestionnaire un membre du personnel adminis-tratif de SANTÉ MENTALE et COMMUNAUTÉS,et non un soignant, ce qui a l'avantage de clari-fier les rôles respectifs et d'éviter des ambiguités.SANTÉ MENTALE et COMMUNAUTÉS, à partirdes revenus évoqués ci-dessus, assume les frais delocation ou d'achat de la maison ou de l'apparte-ment, le chauffage, etc., et le paiement du personnelparticipant au fonctionnement de ce lieu de vie.La présence en tiers de ce pôle de réalité gestion-naire entre les utilisateurs et leurs interlocuteurssoignants est essentielle. Quels que soient lesconflits entre les patients et les soignants, ils nepourraient ainsi en aucun cas, mettre en périll'existence du lieu même, ni la présence du patienten ce lieu. Ainsi, l'institution pourra être investiepar les patients comme un lieu fiable, comme unemère à la santé solide, capable de subir les attaquesde son enfant sans voir son existence mise enpéril. Rappelons que le FOYER du CERISIER,dans son fonctionnement initial, donnait auxpatients la possibilité de compromettre l'exis-tence de l'institution en ne payant pas leurs loyers,puisque ceux-ci étaient sa seule source de revenus.Il en est de même dans les foyers privés dont lefinancement est assuré par les familles des patients.Ceux-ci peuvent faire agir par leurs parents leursfantasmes destructeurs envers l'institution, etmettre ainsi réellement son existence en périlpar le biais des difficultés financières.

Une fois ce lieu de vie proposé, il reste à enstructurer le fonctionnement, en essayant d'éviterles deux pièges évoqués ci-dessus, l'abandon quidéstructure le patient et la surprotection qui ledisqualifie. Le patient risque d'être abandonnélorsque la réticence légitime des soignants devantses désirs régressifs de dépendance et de passivitéles amène à surestimer ses capacités à gérer seul savie émotionnelle, relationnelle et matérielle

(c'est ce qui s'est passé au FOYER du CERISIERdans ses premières années de fonctionnement).Le patient risque d'être disqualifié en tant quesujet lorsque la légitime inquiétude des soignantsdevant ses carences et ses angoisses, les amène àminimiser sa capacité d'affronter les situationsconflictuelles ou angoissantes, et à s'interposersans cesse entre ces situations et lui. Les commu-nautés londoniennes d'ARBOURS ont trouvéun mode de fonctionnement qui semble réaliserun heureux compromis entre ces deux attitudesextrêmes et permettre au patient de n'être niabandonné, ni disqualifié. C'est un mode de fonc-tionnement du même type que nous nous propo-sons d'adopter pour le lieu de vie.

Le compromis que nous venons d'évoquers'incarne dans la personne de deux stagiaires,qui, avec six patients, vivent dans le lieu de vie,tout en ayant comme eux leurs activités à l'exté-rieur. Les stagiaires ont un point commun avec lespatients. Chacun d'eux est là pour lui, pour saformation, comme chaque patient est là pour lui,pour sa santé, à la différence des soignants qui,dans de telles situations, ne sont pas censés être làpour eux mais pour les autres.

Cette équivalence de situation (qui n'est pasune égalité) favorise les possibilités structurantesd'identification des patients aux stagiaires, commeles identifications angoissantes mais formatricesdes stagiaires aux patients. De tels processusd'identification ont une grande valeur réparatricepour le narcissisme des patients, sans doute davan-tage que les identifications aux soignants, souventvécus comme un modèle inaccessible de parentstout-puissants. Le rôle des stagiaires est doncd'être là participants à part entière à la vie dugroupe dans leur identité privilégiée de bienportants supposés. L'essentiel est leur présence,qui sera d'autant plus rassurante qu'ils serontperçus plus fiables dans leurs réactions émotion-nelles face aux situations de la vie quotidienne.

Mais, pour que ces stagiaires puissent ,se vivresans angoisse ni culpabilité comme participants àla vie du groupe et non comme soignants, encorefaut-il que cette communauté ait des interlocuteurssoignants, et un système de régulation des con-flits. Deux membres de l'équipe soignante sont lescorrespondants extérieurs du lieu de vie : vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un des deux peut

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être joint par téléphone si un problème personnelou de groupe nécessite le recours à un tiers exté-rieur. Une fois par semaine, chacun d'eux participeà une réunion avec tous les habitants du lieu devie (qui ont donc à leur disposition deux réunionsde régulation hebdomadaires). Les objectifs de cesréunions sont : de faciliter la communication entreles personnes vivant sous ce même toit, mais dontles difficultés relationnelles sont autant d'entravesaux ébauches de vie communautaire; d'être unlieu d'expression et de régulation des conflits nésde la cohabitation quotidienne ; et enfin, d'être unorgane de décision en ce qui concerne la vie internedu lieu de vie (utilisation des locaux, de l'argentmis en commun pour la nourriture). Ce pouvoir dedécision s'exercera en particulier dans les deuxsituations extrêmes d'exclusion d'un habitant dontle comportement s'avérerait incompatible avec untel mode de vie, et d'admission d'un nouveau venu.Dans les deux cas, il est essentiel pour que les habi-tants du lieu de vie ne soient pas disqualifiés entant que sujets, qu'ils aient le pouvoir effectif dedire "non, nous n'acceptons pas de vivre aveccelui-là". En d'autres termes, personne n'aie pou-voir de leur imposer l'entrée ou le maintien de quel-qu'un dans le lieu de vie, contre leur gré.

Cependant, l'expérience du FOYER DU CERI-CIER nous a appris qu'il n'est pas toujours possi-ble aux patients d'assumer leur propre protectionpar un tel refus, en raison des connotations agres-sives d'une telle décision, et de la culpabilitéqu'elle suscite. Souvent les mécanismes d'identi-fication projective réciproque amènent à percevoirl'autre comme quelqu'un qu'il faut réparer, fut-ceau prix de sa propre destruction Dans de tels cas,où les patients sont dans l'incapacité psychiqued'être celui qui dit non, leur laisser le pouvoir dedécision exclusif revient à les abandonner à unesituation dont l'issue risque d'être la destructionréciproque. D'où la nécessité de donner aux deuxcorrespondants extérieurs, garants de la sécuritédes habitants du lieu de vie, la possibilité d'assumerce rôle du ''mauvais" en leur donnant le droit dedire non, même lorsque les habitants ont dit oui.En d'autres termes, si les deux correspondantsn'ont pas le pouvoir d'obliger les habitants à coha-biter avec quelqu un contre leur gré, ils peuventpar contre s'opposer à l'entrée ou au maintien dequelqu'un dans le lieu de vie.

Voici donc situés ce cadre de vie et sa struc-ture, et définis les principes de son fonctionne-ment. Faut-il ajouter que notre rôle s'arrête làet que la trame quotidienne de l'existence deshabitants de ce lieu de vie est leur affaire, pas lanôtre? Car il ne s'agit pas de créer une institutiontotalisante, prenant en charge tous les aspects dela vie du patient, mais seulement de leur proposerun lieu où vivre, ce qui ne signifie pas que leur viedoive se résumer et se réduire à lui. Les loisirs, letravail, les études, le traitement, autant d'ailleurspossibles à investir. Parmi ceux-ci, ainsi que nousl'avons développé plus haut, la relation thérapeuti-que a un rôle dynamisant primordial. Rappelonsune fois encore qu'elle implique d'autres lieux (dis-pensaire et lieu de jour) et d'autres interlocuteurs(d'autres thérapeutes). Ce principe de la disconti-nuité de la prise en charge dans le temps et dans leslieux est le contrepoint - et le contrepoids — né-cessaire au principe fondamental de la continuitéde la relation thérapeutique : toujours les mêmesthérapeutes, mais pas tout le temps, ni dans tousles lieux.

À ce prix peut être sauvegardé le potentiel thé-rapeutique de la relation entre le patient et nous,et évitée son évolution vers une relation totalisante,exclusive et fusionnelle, vers un état de "dépen-dance maligne".

À partir de ce projet, avec l'accord et le soutiende la Sécurité Sociale et de la Municipalité de Vil-leurbanne, notre association a acheté, réparé etaménagé une maison située à Villeurbanne, rue dela Baisse (d'où son nom). Elle comporte, sur deuxétages, neuf chambres individuelles indépendantes,deux salles de bain, une cuisine, une salle deséjour, une salle réservée à la télévision, une courintérieure. Son aspect général est confortable etsympathique.

Simultanément, nous avons négocié avec lesresponsables de l'enseignement de psychologieclinique à l'Université de Lyon un accord permet-tant à des psychologues en formation d'effectuerun des stages cliniques de leur cursus à la Maisonde la Baisse.

Qu'en est-il aujourd'hui de ce lieu de vie, prèsde deux ans après qu'il ait accueilli ses premiers ha-bitants le 1er décembre 1979?

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PREMIER REGARD SUR DEUX ANSDE FONCTIONNEMENT

Un lieu solide qui résiste

L'existence de ce lieu de vie n'a en aucunmoment été mise en péril depuis son premier jour.Si je souligne avec quelque soulagement la fiabi-lité et la solidité de ce lieu, c'est pour avoir expéri-menté dans notre travail au Foyer du Cerisier -cette structure intermédiaire de la premièregénération — à quel point de tels lieux sont vulné-rables et menacés, aussi bien par la destructivitédu dedans que par celle venue du dehors.

Voici un bref exemple de situation critique oùle danger venait à la fois du dedans et du dehors.Une résidente se mit à vivre une relation intimeavec un homme extérieur à la maison, et à lerecevoir aussi bien dans sa chambre que dans lespièces communes, ce qui après tout était bien sondroit. Cet étranger - qui l'était doublement,d'ailleurs, puisqu'il ne s'agissait pas d'un français —fut bientôt perçu comme un risque potentiel pourle lieu de vie, dans la mesure où lui et son amie nese privaient pas d'évoquer ses passages à l'acteantérieurs, en particulier vis-à-vis d'institutionspsychiatriques. Un beau jour, la résidente annonçaau reste de la communauté avoir donné ses clefsà cet ami, qui pourrait désormais entrer dans lamaison, même en son absence. Au cours de laréunion de régulation qui suivit, un des aspectsdu règlement intérieur lui fut alors rappelé par unestagiaire : chaque résident est libre de recevoir quibon lui semble, mais est responsable des actes deson invité comme des siens propres. Était-elled'accord pour se considérer responsable de ce quecet ami pourrait faire dans la maison en sonabsence? À l'issue d'échanges parfois vifs, au coursdesquelles les résidents purent exprimer leurinquiétude vis-à-vis de cette situation, l'intéresséecommença à réaliser que ce geste apparemmentanodin - confier ses clefs à un ami - grouillaiten réalité de sous-entendus, d'autant plus que lapersonnalité de cet ami avait tout à la fois uneconnotation agressive (vis-à-vis de la maison)et séductrice (envers une autre résidente dont ellese montrait volontiers jalouse). Sans que la règleintérieure ait à aucun moment fonctionné commeun interdit - ce que cette résidente eût ressenti

à la fois comme une humiliation et une provoca-tion - elle a pleinement joué son rôle de régula-tion. Sans disqualifier quiconque, elle signifiaitque la vie relationnelle dans ce lieu est régie parune certaine convention de fonctionnement. Àl'issue de cette réunion, la résidente revint sur sonprojet. La relation privée entre son ami et elle sepoursuivit sans poser de problèmes particuliers,puis prit fin. On peut légitimement supposer quecette résidente était sur le point de faire mettreen actes par l'institution son propre désir —encore inadmissible consciemment pour elle àce moment-là — de rupture avec cet ami encom-brant. Ce type de démarche — chercher à trans-former un problème purement personnel en unavatar institutionnel — est un des risques perma-nents d'un tel lieu. Un des rôles de la réunion derégulation est justement de déjouer de tels risques.

Dans la brève péripétie que je viens d'évoquer,la loi interne rappelée par la stagiaire d'abord,par les correspondants ensuite, n'a pas seulementfonctionné comme moyen de régulation de la viesociale en ce lieu, mais aussi comme signe. Signequ'une attention est portée non seulement à l'évé-nement concret - les clefs données à un ami -mais à l'impact qu'il peut avoir sur chacun deshabitants, et le sens qu'il peut revêtir. C'est sansdoute à l'existence de tels signes que malgré despériodes de crise parfois éprouvantes vécues partel ou tel résident, ce lieu n'a jamais été mis enpéril. Grâce à ces signes, ils ne s'y sont pas sentisabandonnés, même si parfois ils se sont plaints del'être. Le mode de fonctionnement pourtantpourrait laisser craindre un tel vécu d'abandon.

La réalité du dispositif

Au niveau de la plate réalité, ce fonctionne-ment est caractérisé par une prévalence incontes-table des manques et des absences sur les apportset les présences. En effet, les sept résidents quivivent là ont plusieurs interlocuteurs institution-nels : deux stagiaires, deux correspondants, unresponsable médical, un directeur administratif,une secrétaire. Mais la caractéristique essentiellede ces interlocuteurs est davantage d'exister qued'être là. Jugez plutôt.

• Les deux stagiaires n'ont aucune obligationprécise de présence, chacun module celle-ci selon

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les aléas de sa vie personnelle, selon son investisse-ment de la situation, selon son empathie ou soninquiétude. Mais ils existent, vivent des relationstrès proches et très personnelles avec les résidents,les rencontrent souvent en dehors de la maison,parfois passent un week-end ailleurs avec eux,se préoccupent d'eux, consacrent chaque semaineune heure de leur temps à parler d'eux et de leursrelations réciproques avec le responsable duprojet, entretien dont l'existence est connue desrésidents.

• Les deux correspondants sont les seulsmembres de l'équipe soignante à venir régulière-ment au lieu de vie, chaque mardi à partir de18 heures, pour la réunion de régulation et lerepas qui la suit. En dehors de cette soirée aucund'eux (et aucun autre membre de l'équipe soi-gnante) ne vient au lieu de vie à moins d'y êtreappelé : c'est un lieu privé. Une soirée c'est bienpeu — mais ces deux correspondants existent.Chaque résident les connaît personnellement pourles avoir rencontrés avant son entrée; chacunpeut faire appel à eux à tout moment, de jourcomme de nuit; chacun, à l'occasion de la réu-nion hebdomadaire, est témoin de leur façon deprendre en compte l'impact affectif sur tel ou telrésident des incidents ou des décisions, et deréagir de façon cohérente par rapport au projetannoncé.

• Le responsable de ce projet - en l'occur-rence moi - ne vient à la Baisse qu'à l'occasion duchangement de stagiaires, c'est-à-dire deux outrois fois par an selon la durée des stages. La der-nière réunion de régulation à laquelle participentles stagiaires avant leur départ est l'occasiond'une évaluation plus globale des problèmesvécus par le groupe des résidents pendant la duréede ce stage, et d'un repas de fête. Le côté excep-tionnel de cette réunion et soirée est souligné parla présence de celui qui incarne la cohérence et lacontinuité du projet, et par la présence des anciensstagiaires et résidents régulièrement invités à cetteoccasion. Deux ou trois fois par an, c'est bien peu;mais cette présence épisodique ne m'empêche pasd'exister dans la tête des résidents, d'autant plusque j'ai rencontré chacun d'eux personnellementplusieurs fois avant son entrée, seul et avec safamille. Ces entretiens familiaux peuvent se renou-veler durant les premiers mois du séjour si cette

démarche s'avère nécessaire, dans le cadre dudispensaire d'hygiène mentale, qui est le pôlesoignant de notre dispositif, le lieu des consulta-tions et des psycho thérapies. Sur demande je peuxrecevoir un résident lorsqu'il s'estime confrontéà un problème personnel vécu à la Baisse, dontl'évocation n'est pas du ressort de sa relationpsychothérapique habituelle. C'est essentiellementpar rapport aux projets de quitter le lieu de vieque je suis éventuellement consulté.

• Les deux autres interlocuteurs incarnent lepôle administratif. Une fois par mois, la secré-taire chargée des relations avec les résidentsvient percevoir les loyers. Deux fois par an, ledirecteur de notre association vient présenter auxrésidents le bilan financier du semestre écoulé.C'est l'occasion pour eux non seulement d'êtreinformés de l'évolution des dépenses dont ils sontdirectement responsables (chauffage, électricité,téléphone) mais aussi de discuter des répartitionsdes loyers (selon les ressources de chacun). Maisces deux interlocuteurs, même peu présents,existent : pour tout problème matériel l'un oul'autre peut être joint très facilement. Le direc-teur, en particulier, est le garant du confort ma-tériel de la maison et de l'intégrité de celle-ci.C'est donc avec lui que se négocient les rembour-sements des frais occasionnés par d'éventuelspassages à l'acte vis-à-vis de la maison. Ceux-cin'ont concerné jusqu'ici qu'un seul résident, quivient en quelques semaines de briser son armoireet plusieurs vitres. L'existence de ce négociateurde réalité a permis que ces passages à l'acte nesoient pas traités seulement comme le souhaitaitle résident sur le plan matériel de leurs consé-quences, mais aussi avec nous sur le plan de leursignification par rapport à lui-même soit la jouis-sance de l'acte destructeur - la dilapidation instan-tanée dans celui-ci des économies avec lesquellesil pourrait accéder à d'autres plaisirs. Ce futaussi traité par rapport aux autres résidents (dansun mouvement d'exclusion réciproque et alter-née : contesté par les autres dans sa présence aulieu de vie, il répond par ces passages à l'acte quiont sur eux un effet d'intimidation) et par rapportà la loi (dans une identification narcissique à latoute puissance supposée des soignants, l'amenantà se vivre de façon quasiment omnipotente àl'abri de toute possibilité d'exclusion).

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Les éléments du dispositif comme moyens,signes et repères

Dans ce dispositif, les absences l'emportentlargement sur les présences. Mais celles-ci sontcodifiées, fiables, intégrées à un ensemble organiséet stable dont chaque élément fonctionne à troisniveaux : comme moyen, comme signe et commepoint de repère.

1. Comme moyen permettant au lieu de viede fonctionner. Ainsi les stagiaires qui partagent lavie quotidienne, les correspondants qui assistent àla réunion hebdomadaire de régulation, la secrétairequi perçoit les loyers, le directeur qui représentele propriétaire des lieux et le responsable médicalqui assure la cohérence du projet jouent chacunun rôle précis et spécifique dans ce dispositif.

2. Comme signe de non-abandon psychique.Le terme d'abandon psychique, que j'emprunteà Madame Joyce Mac Dougall, désigne ce que peutvivre un enfant, objet de la part de sa mère d'unesollicitude intense pour son vécu corporel, d'unintérêt massif pour toute douleur ou malaisephysique, accompagnés d'une méconnaissancetotale de ses états affectifs, d'un désintérêt voired'une véritable négation de sa vie psychique.On peut le concevoir comme une forme particu-lière de "double-bind" ou de situation paradoxale,les attitudes de sollicitude pour le confort corporelétant simultanément et secrètement démentiespar la perception qu'a l'enfant du désintérêtprofond pour son vécu affectif qui accompagneces attitudes. Il me semble, qu'à l'inverse, lesdivers dispositifs qui caractérisent le fonctionne-ment du lieu de vie sont perçus comme autant designes de non-abandon psychique, signes quirendent supportables et structurantes les situationsd'absence et de manque vécues par les résidentsau niveau de la réalité. Ces signes ont le grandintérêt de baliser une voie médiane entre les deuxécueils majeurs évoqués dans la première partie,l'abandon et la disqualification. C'est ainsi que lesrésidents n'ont recours qu'à de très rares occa-sions à la possibilité de téléphoner à l'un oul'autre d'entre nous, de jour comme de nuit.Lorsqu'ils le font, il semble que le simple fait deconstater que nous sommes effectivement dispo-nibles pour les écouter nous parler de ce qu'ilsressentent ait un effet d'apaisement de la tension,

sans qu'il ait été à aucun moment nécessaire devenir effectivement les rencontrer à ce moment-là. Notre rôle - celui des stagiaires quand ils sontlà, celui des membres de l'équipe soignante dispo-nibles par téléphone — est comparable à la fonc-tion de pare-excitation dévolue à la mère paisible(ou à l'analyste bienveillant) dont la seule présenceamortit la dangerosité imaginaire des mouvementspulsionnels du sujet.

Récemment un résident a traversé une périodeéprouvante où ses capacités de maîtrise et d'inté-gration des fantasmes violents prévalents en luià ce moment-là semblaient atteindre un pointcritique. Une nuit, après avoir menacé verbalementles autres résidents, il passa plusieurs heuresenfermé dans sa chambre à agresser le lieu de vieet ses habitants par le bruit de sa musique et deses vociférations revendicatrices. Malgré son refusque soit fait appel à un membre de l'équipe soi-gnante, le stagiaire finit par lui signifier son inten-tion de mettre au courant un d'entre nous de lasituation Aussitôt que le correspondant fut aubout du fil, le résident se calma, et une conversa-tion s'établit entre lui (enfermé dans sa chambre)et le correspondant (chez lui) par l'intermédiairedu stagiaire (au téléphone) : "non, qu'il ne sedérange pas, je sens que je suis en train de mecalmer, je vais pouvoir dormir". À ce moment-là,le bruit fait par ce résident était l'émergencesonore de sa détresse dont les véritables destina-taires étaient les membres de l'équipe soignante,alors loin de lui comme l'était dans son enfancesa mère sans cesse malade et absente. De la mêmemanière, il avait expulsé de ses souvenirs et de savie mentale toute revendication et tout ressenti-ment envers cette mère mauvaise parce que nonfiable - tout en accusant de façon projectived'autres résidents, à ce moment-là, d'insultercelle-ci — de même, il avait besoin de tenir les soi-gnants à l'écart de ses appels à l'aide pour lesprotéger contre le ressentiment violent qui lesaccompagnait. Le geste du stagiaire prenant àson compte l'appel aux soignants avait valeurd'interprétation. C'était faire un lien entre ladétresse sous-jacente à la violence verbale et sesvéritables destinataires, les soignants absents.

Les autres dispositifs qui caractérisent le lieude vie, au même titre que cette possibilité defaire appel aux membres de l'équipe soignante

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évoquée à travers l'exemple précédent, fonction-nent chacun sur un double registre : moyen pourremplir une fonction, et signe de non-abandon psy-chique, comme pourrait l'être un réseau de précau-tions prises par des parents dans la nécessité de seséparer de leurs enfants, pour que cette séparationleur soit moins inconfortable matériellement, etmoins douloureuse moralement. L'existence de ceréseau de dispositifs permet aux résidents de réussircette acrobatie de vivre là. Acrobatie qui n'est pasune fin en soi, mais le moyen par lequel peu à peule résident pourra supporter de vivre le manque etl'absence, d'intégrer ce vécu-là, au lieu de le fuirdans la projection, le déni ou le délire. Les institu-tions traditionnelles sont comme la mère psycho-tisante évoquée plus haut. Elles dissimulent l'aban-don psychique dans lequel elles laissent en fait lespatients sous une prise en charge intensive de leurcorps organique qu'elles nourrissent, abritent,occupent. Ce n'est pas là que le patient a quelquechance de prendre un jour conscience de sa reven-dication cachée et jamais assouvie, d'être aimé etreconnu comme sujet porteur de désirs et de souf-frances, et non comme un corps accablé de besoins.Le psychotique fait tout pour nous convaincre qu'iln'est que ce corps organique et social accablé de be-soins qu'il faut prendre en charge afin de détournernotre attention — et la sienne - de son vrai problè-me, qui n'est pas là, mais dans sa lutte de tous lesinstants pour se débarrasser des contenus insuppor-tables de sa vie psychique.

3. Comme points de repère structurant l'uni-vers des résidents, délimitant dans tousles possiblesde la vie leur appartenance actuelle à cette unitésociale particulière régie par un ensemble de règles,celles que nous leur avons proposées, et celles quele groupe s'est peu à peu données. Ces points derepère fonctionnent comme des bornes dans letemps. Les présences ou absences des stagiairesdans la semaine, la réunion de régulation du mardi,la venue mensuelle de la secrétaire percevant lesloyers, la soirée bilan marquant le changement destagiaires, la réunion semestrielle de gestion - quoiqu'il se passe ou ne se passe pas, quel que soit lecontenu de ces rencontres — sont investis par lesrésidents comme autant de moments-repères, debornes temporelles par rapport auxquelles ils peu-vent se situer. Losqu'on connaît la tendance spon-tanée de la psychose à l'intemporalité, on mesure

mieux l'impact essentiel de ces moments dans leurfonction salutaire mais souvent douloureuse derappel de la temporalité. Le changement périodiquedes stagiaires, en particulier, est un événement par-ticulièrement riche en répercussions sur le vécu desrésidents, en raison des liens souvent intenses quilient tel ou tel stagiaire à l'un ou l'autre d'entreeux. D'emblée nous avons redouté l'impact dou-loureux sur les résidents de cette succession deprésences temporaires. Ce qui s'est passé jusqu'icinous a cependant confirmé l'intérêt de cette for-mule, moins confortable certes qu'une présencepermanente et inchangée pour ceux qui la vivent,mais beaucoup plus fructueuse ; ces séparations sontcertes source de souffrance et de réactions défensi-ves, mais le fonctionnement du lieu de vie rend cessouffrances tolérables et ces réactions défensivesanalysables. Les unes et les autres peuvent êtrealors l'occasion d'insights féconds pour celui quiles vit. De la même manière que le temps, l'espaceest structuré par le fonctionnement du lieu de vieen territoires spécifiques et différents : la chambredont seul le résident a la clef; les lieux communsoù tous les résidents ont accès, et eux seuls (avecleurs éventuels invités); le dispensaire désignécomme lieu de soins, où chacun a accès selon lesmodalités du contrat qui le lie à tel ou tel interlo-cuteur personnel, consultant ou psychothérapeute.Le reste de l'espace à investir est illimité. On dé-couvre cependant que les portions d'espace investispar les résidents le sont souvent par rapport à cesespaces significatifs que je viens d'énumérer : le res-taurant favori de l'un d'entre eux devenu le lieu derencontre privilégié du groupe lors des sorties en vil-le ; la rue du dispensaire devenue un jour le lieu dujaillissement de la colère d'un résident; la maison decampagne des amis d'un stagiaire devenue séjour deweek-end ; le domicile de l'ami d'une résidente uti-lisé comme étape lors d'une sortie de ski en groupe.

Comme le lieu de vie n'a pas vocation de remplirtout le temps du patient, ni être son seul territoire,les points de repère temporels et spatiaux quirythment son fonctionnement délimitent autantde lacunes, de manques, de vides, dont la persis-tance préserve l'investissement possible d'autreslieux, d'autres moments. Ces autres investissementsle plus souvent se font essentiellement par rapportau lieu de vie, investi comme élément de base parrapport auquel s'ordonnent les autres aspects de la

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vie du résident : en opposition, en complément, enjuxtaposition. L'appartenance au lieu de vie jouealors le rôle d'un facteur organisateur, qui struc-ture l'univers du résident. Nous avons eu l'occasionde constater que le lieu de vie a joué ce rôle struc-turant pour certains patients qui n'y ont pas vécuen fait, ou seulement une brève période d'essaisans lendemain. L'existence de cet ailleurs possibleà côté de l'hôpital ou de la famille a alors donné aupatient la possibilité de se situer lui, avec ses désirset ses réticences par rapport à son mode de vieactuel, et parfois, avec l'aide de ses thérapeutes, dedonner un sens à la fois à cette vie actuelle et à sesprojets de changement.

La place du résident en ce lieu

C'est renvoyer à une des questions de fond po-sées par le fonctionnement de ce lieu - écho del'interrogation fondamentale sous-jacente à la pa-thologie psychotique - celle de la place de chacunpar rapport à lui-même, par rapport aux autres, parrapport à ce lieu. Derrière la question banale etcependant complexe de la place réelle du patienten ce lieu - decomposable en trois actes : y entrerou pas, y rester ou pas, en sortir ou pas - se profileune série d'interrogations où s'enchevêtrent le passéet le présent, l'imaginaire et le réel. Ce sont entreautres celle de la place de ce lieu investi commeentité vivante dans l'imaginaire du sujet. Essayonsde nous y retrouver dans cet écheveau compliqué,en considérant la présence du résident au lieu devie dans ces trois actes qui la rythment, et la cons-tituent comme événement susceptible d'avoir unsens : l'entrée, le séjour, la sortie.

1. y entrer ou pas ?

La procédure élaborée comporte trois étapes :

a) Première étapeLe candidat rencontre les correspondants du

lieu de vie à qui il exprime sa demande. Ceux-cilui expliquent le fonctionnement de la maison etlui indiquent l'étape suivante : rencontrer le respon-sable du projet. Cette première rencontre décanteconsidérablement la situation, puisque moins d'uncandidat sur deux prend ensuite rendez-vous avecmoi. Cette première rencontre n'est cependant passeulement informative. Elle a pour objectif essen-

tiel d'aider le candidat à discerner dans la mesuredu possible ce qu'il en est de son désir à lui, et cequ'il en est du désir de ses interlocuteurs habituelsquant à ce projet ouvert devant lui en soulignant laprévalence à nos yeux de son propre désir. Un jeunehomme hospitalisé depuis plusieurs mois à l'hôpi-tal psychiatrique nous est adressé par son médecin.Comme ce patient n'est pas concerné directementpar ce projet, il vient à cette première rencontreaccompagné par un infirmier, en présence de qui alieu ce premier entretien informatif. Le correspon-dant insiste sur le caractère personnel de cette dé-marche, et propose ensuite un autre entretien aucandidat seul. Plusieurs semaines se passeront avantce deuxième entretien, intervalle pendant lequelles soignants habituels de ce patient essaieront avecinsistance et irritation de nous convaincre du bien-fondé de leur désir de le voir vivre en ce lieu,tandis que de notre côté, nous essaierons de lesconvaincre du bien-fondé de notre procédure,jugée par eux tatillonne et irréaliste. Étape tran-sitoire pourtant et autant plus nécessaire dansl'histoire de ce patient que c'est son père, vivantà Paris, qui l'avait confié à ce service hospitalierlyonnais.

Réduire l'événement au seul aspect pragmatiquede sa place réelle sur l'échiquier du dispositif soi-gnant, n'était-ce pas dénier l'existence du problèmenon résolu de sa place dans l'imaginaire familial, etcelui non moins résolu de la place de ces interlocu-teurs soignants (lieux et personnes) dans son ima-ginaire à lui? Notre procédure a pour objectif depermettre qu'il soit posé. Ainsi ce patient pritrendez-vous avec moi à plusieurs reprises, sansjamais venir à ceux-ci. L'existence de cette doubledémarche (prendre rendez-vous et ne pas y venir)soulignait bien, d'une part, l'importance de ce pro-jet pour lui et pour ses soignants, d'autre part lacomplexité de cette situation pour lui. Pendant sixmois nous n'avons plus entendu parler de lui. Ré-cemment il vient d'écrire au correspondant qu'ilavait rencontré (depuis le service parisien où il estdésormais hospitalisé) pour demander le prix duloyer. Celui-ci lui a répondu en lui donnant l'infor-mation demandée et en le remerciant de lui avoirainsi donné de ses nouvelles. Le patient lui a aus-sitôt écrit à nouveau en évoquant son projet deprendre rendez-vous avec moi. Qu'en sera-t-il decette candidature ?

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b) Deuxième étape

Au cours de l'entretien que j'ai alors avec toutcandidat résident, c'est de lui, davantage que de lamaison, que nous parlons. Mon rôle est cependantde souligner la spécificité du projet, Vivre là n'estpas une fin en soi, mais un moyen pour favoriserson évolution personnelle - d'où le caractère tem-poraire de ce séjour et l'importance d'une relationprivée entre lui et un thérapeute, dans laquelle ilpourra parler des avatars personnels de sa vie en celieu, auprès de qui il pourra trouver de l'aide en casde difficultés. C'est situer sa présence là dans unecertaine perspective, dire quel sens elle a pour nous.Il n'est pas superflu avec des patients fonctionnantsur le registre psychotique de souligner par des pa-roles, et par des actes — et d'incarner par des per-sonnes - ce qui est prévalent à nos yeux, la viepsychique.

La famille du patient participe ensuite à un oudes entretiens ultérieurs dans lesquels les implica-tions relationnelles de ce projet sont évoquées. Enfait l'essentiel pour la famille comme pour le pa-tient est que, dans ces rencontres, l'existence d'unprojet cohérent soit incarnée dans une personneréelle. C'est par rapport à cette perception concrètede son existence, de sa réalité, que pourra prendresens pour le résident Xabsence du responsable dansle lieu de vie ; que ce responsable existe — au mêmetitre que les correspondants - fait que la non-présence des soignants désignés comme tels au lieude vie s'inscrit dans l'imaginaire du résident noncomme un vide, un trou, mais comme une absence.Or le vide renvoie à l'inorganisé et au terrorisant dela période la plus archaïque de la vie psychique,celle que l'existence de la mère perçue dans sesalternances de présence et d'absence va ensuite or-ganiser, transformant le vide en absence et la terreuren souffrance. Le vide renvoie à la non-existence,au non-sens ; l'absence renvoie à l'existence de soiet de l'autre, et ouvre accès au sens.

c) Troisième étape

Une fois notre accord obtenu pour venirvivre à la maison de la Baisse, le candidat prendcontact directement avec les résidents. Le plussouvent invité à dîner une ou plusieurs fois, il aaussi l'occasion d'apprécier si ce mode de viel'attire ou le rebute. En fait, quel que soit sondiscours antérieur, c'est là que va trouver à se

dire à la fois son désir et son effroi soit direc-tement, soit de façon projective. Une candi-date très partagée entre son désir de maintenirinchangée la relation fusionnelle dans laquelleelle se noie littéralement en sa mère, et celui devivre sur un autre mode se présenta dès le premierjour sous un aspect physique séduisant, maisavec le discours le plus rebutant possible : "Jesuis schizophrène, je ne fais jamais rien, je restecouchée toute la journée, ma mère me nourritcomme un bébé". La coutume s'est instauréed'une période d'essai d'une semaine, à l'issue delaquelle les résidents et le candidat font le point.On découvre alors que les candidats les pluspressés et les plus impatients sont souvent ceuxqui cherchent à étouffer dans une mise en actesprécipitée leur profonde ambivalence devant cechangement dans leur mode de vie. Une candidatequi, jusqu'ici, n'avait quitté sa famille que pourles murs de l'hôpital psychiatrique força la mainaux résidents en s'installant de façon apparemmentdéfinitive dès sa première visite. Mais, après avoirdormi une nuit et participé à une réunion oùtout se passa sans aucune difficulté, elle disparutpour réapparaître huit jours plus tard (durée dela période d'essai) et annoncer son intention devivre ailleurs, ni à l'hôpital, ni chez ses parents,ni au lieu de vie mais chez une autre parente.Nous ne considérons pas de telles situations com-me des échecs, mais comme une participationeffective et transitoire de notre équipe aux pro-cessus d'élaboration en cours chez le patient,même si nous ne le revoyons jamais - un peucomme sur un tout autre registre un candidatanalysant peut tirer profit d'un entretien sanslendemain avec un analyste qui lui aura permis demieux cerner les arrières-plans et les implicationsde sa demande d'analyse.

Une fois la présence du candidat au lieu de vie,entrée dans les faits, commence une périoded'adaptation souvent problématique.

2. y rester ou pas?

L'installation d'un résident à la maison de laBaisse constitue un changement, vécu parfoiscomme une rupture, dans sa vie relationnelle etaffective, et ce changement remet en questionl'équilibre antérieur. On conçoit que cette désta-

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bilisation entraîne parfois une recrudescence del'angoisse et des défenses psychotiques par les-quelles le résident va chercher à se protéger contreles stimulations psychiques induites par ce change-ment. Douze personnes ont vécu ou vivent encoreen ce lieu. Six d'entre elles ont traversé une pé-riode de crise survenue le plus souvent dans lespremières semaines de leur séjour, parfois plustardivement. Parmi ces six personnes, trois ontpu traverser, dépasser et élaborer cette crise sansque celle-ci ne remette leur présence en question.Les trois autres ont du quitter la maison au pleincœur de la crise, et n'y sont pas revenues. Lasurvenue de telles crises liées à la déstabilisationde la situation antérieure dépend à la fois descaractéristiques de celle-ci, et de celle du lieu devie. La déstabilisation est d'autant plus nette quele hiatus est plus grand entre les deux modes devie. En arrivant dans la maison de la Baisse, lerésident est sollicité en tant que sujet, propriétairede ses désirs et de ses actes, dans une relationde réciprocité avec d'autres sujets, et accueillidans un cadre structuré ressenti comme bon,c'est-à-dire susceptible d'un investissement plus oumoins intense. Ceux qui ont achoppé sur le pre-mier point - être sollicité en tant que sujet -vivaient jusqu'ici chacun à sa manière une exis-tence de non-sujet, une relation symbiotique detype parasitaire soit avec un parent soit avecune institution investis l'un ou l'autre comme unepartie d'eux-mêmes. Ils ont vécu la transplanta-tion comme un arrachement, une amputationdans un vécu terrorisant de vacuité interne. Lapremière s'en est défendue par un carrousel derelations sexualisées qui ne sont pas parvenues àcombler ce vide interne, puis par un état d'excita-tion qui l'a conduite à l'hôpital; la seconde parl'éclosion d'un vécu persécutoire à tonalité agres-sive dirigée contre l'hôpital dans lequel elle vivaitjusqu'ici; la troisième par un authentique accèsmaniaque. Il est intéressant de noter que ces troispatients ont été parmi les premiers à venir aulieu de vie, et qu'ils n'avaient pas eu le temps,dans une phase préparatoire comme nous la con-cevons aujourd'hui, d'élaborer aucune relationavec nous (pour eux l'absence était vide), ni nousde prendre la juste mesure de ce que risquait dereprésenter dans leur vie un aussi radical change-ment. Les trois autres résidents ayant vécu une

période de crise intense mais différente dans sesmanifestations vivaient avant leur arrivée (ils'agit de trois hommes) à la maison de la Baissedans un état de famine affective chronique. Peut-être était-ce faute d'avoir trouvé jusqu'ici le parentou l'institution ayant accepté un mode d'investis-sement aussi particulier, ou peut-être parce qu'ilsse défendaient de leur désir avide d'être nourriet aimé, ou de se nourrir de la substance d'autrui,par une attitude fuyante comparable à celle quel'on retrouve dans l'anorexie vis-à-vis de touterelation proche ou affectivement investie? Pourceux-ci l'entrée à la maison de la Baisse a entraînéune très vive stimulation de leur avidité vis-à-visde cet objet vécu comme bon, et des symptômesqui manifestent directement celle-ci (attitudesmégalomaniaques de possession exclusive deslieux) ou qui expriment une défense contre elle(repliement sur soi quasiment autistique). Dansce cas l'interruption temporaire de la présencedu résident dans le lieu de vie (en tant que sourced'excitations difficilement intégrables) a eu àchaque fois un effet bénéfique, le retour provi-soire dans la famille ou à l'hôpital étant proposéau résident comme moyen de réduire son excita-tion psychique et les problèmes relationnelsqu'elle posait.

C'est lors des négociations internes suscitéespar l'émergence chez un résident de comporte-ments ressentis comme nuisibles par les autresque se pose avec le plus d'acuité cette problé-matique de la place à laquelle chacun a droit. Lecontrat initial prévoit que le groupe des résidentsa le droit de refuser la présence d'un d'entre euxdevenu insupportable, l'exclusion dans ce cas nepouvant être prononcée qu'avec l'accord descorrespondants. Dans de telles périodes de crisela réunion de régulation devient volontiers le lieude négociations entre deux pouvoirs : celui desrésidents souhaitant l'exclusion d'un des leurs, etcelui des correspondants essayant de trouverdes solutions de compromis, prenant sans cesseen considération non seulement les nuisancessuscitées par le résident remis en question, mais lessouffrances sous-jacentes à celles-ci. À posteriori,on découvre toujours que la non-exclusion a étéressentie par les plus violents partisans du rejetcomme une mesure particulièrement rassurantepour eux. À travers les attaques répétées pour

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remettre en question la place de cet autre parmieux, c'est en fait la solidité de leur propre placedans le lieu de vie qu'ils étaient en train de tester...Lorsque la crise peut être traversée et élaborée,non seulement par le patient dans ses implicationspersonnelles, mais par le groupe dans sa dimensionrelationnelle, la place de chacun devient plusconfortable. C'est à l'occasion de telles périodesde maturation qu'apparaît avec le plus de nettetél'impact positif de l'appartenance à ce lieu pourceux qui y vivent.

À cette occasion des manifestations (délirantespar exemple) jusqu'ici dénuées de sens pour lepatient — et souvent pour nous — peuvent être,dans leur apparition, reliées à des mouvementsrelationnels précis vécus par lui avec les autresrésidents, avec le lieu lui-même (comme appeld'investissement), avec l'équipe soignante. Dèslors ce qui était vécu jusqu'ici dans l'obscurité,la terreur et le non-sens peut commencer à pren-dre sens pour le sujet. Dès lors aussi des mouve-ments pulsionnels jusqu'ici réprimés — en parti-culier dans le domaine de revendications sexuelleset agressives - peuvent se faire jour, leur émer-gence étant moins ressentie comme un risquemortel d'éclatement et de chaos. Les correspon-dants, le responsable médical, le directeur adminis-tratif sont alors là comme autant de garants dela loi interne (celle qui justement déclare la vio-lence agie contre soi, les autres ou la maison,hors-la-loi) qui protègent le lieu de vie contre lesrisques d'éclatement et de chaos.

En dehors de ces périodes difficiles, comments'organise la vie en ce lieu, comment chacun ytrouve-t-il sa place? Dans un travail intéressantrédigé à l'issue d'un an de séjour dans ce lieu devie, un stagiaire a défini le groupe des résidentscomme une fratrie d'orphelins condamnée à vivrele manque parental (et non à subir son obturationcomme c'est le cas dans les institutions tradition-nelles) et ainsi acculée à se donner à elle-même cequi ne viendra jamais du dehors (Boutin, 1981).Situation acrobatique vécue jusqu'ici non sansdifficulté ni sans échecs, mais rendue possiblepar ce réseau de signes, cette structuration symbo-lique de la situation évoquée plus haut. Sansvouloir entrer dans le détail de la vie quotidiennede ce lieu, et faire le catalogue des dispositifs defonctionnement internes au groupe inventés par

les résidents eux-mêmes, évoquons l'existenced'une caisse commune où chacun verse sa parti-cipation pour les frais des repas pris en commun,et pour une réserve d'épicerie; et celle d'unecaisse de secours financée par une participationde chaque résident, qui prête à court terme àquiconque est en difficulté d'argent momentanée.Ces deux dispositifs régissent les échanges d'ar-gent, eux-mêmes centrés sur la nourriture. L'ora-lité occupe en effet une place centrale dans lesrelations de cette fratrie, occasion d'un mater-nage transversal, qui n'est pas toujours réciproqued'ailleurs. Le fonctionnement interne est suffi-samment souple pour permettre à chacun selonles moments de moduler sa participation à lavie de groupe pour des temps successifs de retraitou de proximité, de cohésion ou d'affrontement.

3. en sortir ou pas?

En insistant tout à l'heure sur les modalitésd'entrée, je soulignais à quel point il nous sembleimportant de laisser s'épanouir toutes les implica-tions intra-psychiques du désir d'entrer, du fan-tasme d'entrer, de ne pas limiter ce moment àsa seule réalité. Il en est de même de la sortie.Ainsi ceux qui sont sortis sans que jamais n'aitété dit leur désir ou leur crainte de sortie ont vécusans doute là une expérience dénuée de sens,ont manqué une possibilité d'élaboration intra-psychique : ce sont les trois résidents partis enétat de crise, et un autre parti après quelquessemaines d'une présence insaisissable. Deuxrésidents ont quitté la maison après qu'ait puêtre vécues entre eux et nous - et eux et lesautres résidents - un certain nombre de chosessignificatives pour eux, l'un après six mois deprésence, l'autre après un an. Le premier, venu aulieu dépressif et suicidaire après une longue pé-riode où s'étaient peu à peu détruits tous ses lienspersonnels antérieurs, a pu réinvestir d'autreslieux et d'autres personnes. La seconde, quin'avait jamais vécu hors de la protection fusion-nelle parentale (sinon lors de séjours hospitaliers),a investi une relation amoureuse du même type —avec un homme plus âgé doté déjà d'une famille -qui constitue une étape très positive sur le chemind'une plus grande autonomie. Quant à ceux quivivent encore à la maison de la Baisse (trois

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depuis deux ans, deux depuis un an, un depuis sixmois), l'idée de sortie et de départ est une desdonnées fondamentales de leur relation avec nousliée à la précarité stimulante et angoissante de leurprésence en ce lieu.

CONCLUSION

Au terme de ce regard porté sur la Maison dela Baisse, deux ans après sa création, peut-onesquisser un bilan et parler de l'avenir? L'impactsur les utilisateurs peut être jugé globalementpositif. Parmi les douze patients qui y ont sé-journé, ou y vivent encore, sept en ont retiré unnet bénéfice, et quatre aucun bénéfice.

Ces quatre échecs concernent des résidentsayant vécu une crise de déstabilisation suffisam-ment grave pour remettre leur présence en ques-tion au bout de quelques semaines, ou de quel-ques mois. L'amélioration progressive de notremode d'approche de la phase préliminaire et dela phase initiale du séjour a rendu de telles crisesplus rares et moins dommageables chez les rési-dents entrés au cours de la deuxième année defonctionnement.

Quant aux critères permettant de considérerque pour sept utilisateurs sur douze ce mode devie a eu un impact positif, ils concernent d'unepart les modifications perceptibles dans le fonc-tionnement mental des intéressés (meilleurecapacité d'insight, plus grande capacité d'intégra-tion du vécu affectif et des excitations psychiques,moindre recours aux mécanismes défensifs anté-rieurs : délire, projection, retrait, rupture de larelation), d'autre part les changements dans lavie relationnelle (enrichissement du réseau rela-tionnel, moindre dépendance à l'égard des parentsou des institutions hospitalières, plus grandecapacité d'autonomie personnelle).

Le fonctionnement du lieu de vie a lui aussiévolué. Nous ne l'avons jamais voulu figé une foispour toutes. C'est l'analyse patiente des diffi-cultés rencontrées qui s'est révélée le meilleurmoteur d'éventuels changements. Le témoignagedes stagiaires — psychologues en formation del'Université de Lyon - a, dans ce domaine, unevaleur irremplaçable, au même titre que les direset les actes des résidents. Ces stagiaires restentassociés à la vie de la maison après leur départ,

à travers leur retour périodique aux soirées-bilans,à travers les liens privés que certains d'entre euxconservent avec des résidents. Ils s'intègrent ainsià ce qui est en train de devenir une histoire com-mune. Mais ils sont associés aussi à notre réflexioncritique sur ce mode d'approche nouveau de lapsychose, et à nos projets.,

La pertinence de ce regard venu du dedansvient, par exemple, de nous amener à modifier undes éléments du dispositif initial. Jusqu'ici, lesstagiaires me rencontraient chaque semaine pourévoquer avec moi, responsable du projet, les dif-ficultés éventuelles rencontrées dans leurs relationsavec les résidents. À la réflexion, cette rencontrequi avait pour fonction de rassurer aussi bien leresponsable que les stagiaires, s'est avérée présenterun risque : celui de pervertir le projet, en amenantles stagiaires à se vivre — parfois à tort, parfoisavec raison - comme des intermédiaires entre lesrésidents et l'équipe institutionnelle, et en fai-sant de cette rencontre un lieu de passage del'information pouvant parfois court-circuiter laréunion de régulation. Il vient donc d'être décidé,à l'issue d'une réunion de travail avec tous lesanciens stagiaires, que l'interlocuteur hebdoma-daire de ceux-ci sera, désormais, extérieur àl'équipe institutionnelle, ce qui devrait permettreaux stagiaires, et à cet intervenant, d'analyseravec plus de liberté les problèmes relationnels enjeu au lieu de vie (le responsable médical restantpar ailleurs disponible pour rencontrer les sta-giaires à leur demande, comme il peut recevoir,à sa demande, un résident). Ainsi serait mieux pré-servée et soulignée l'identité des stagiaires, person-nes partageant avec les résidents un espace privé, etnon, membres clandestins de l'équipe soignante.

Les ex-stagiaires sont aussi associés à nos pro-jets, parmi lesquels celui d'un deuxième lieu devie fonctionnant sur le même principe (qui verrasans doute le jour dans les premiers mois de 1983),et celui d'un lieu d'accueil temporaire. L'objectifde celui-ci serait d'accueillir, pour des séjoursn'excédant pas quelques semaines, des personnesdont les troubles débordent temporairement leurpropre capacité de maîtrise et la capacité de priseen charge de leur environnement habituel (familleou ... lieu de vie). La réalisation de ce projetrepose sur les mêmes principes fondamentaux quenos réalisations antérieures :

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• primauté à l'impact relationnel plutôt qu'àl'attaque médicamenteuse.• utilisation des capacités de soutien et de com-préhension réciproques des patients entre euxdans le cadre d'un tout petit groupe.• vie dans un cadre familier semblable au cadrede vie d'une famille.

• participation matérielle et financière des pa-tients à la vie de la maison.• présence d'une équipe disponible et fiable.

Ainsi pourrait se compléter de façon cohé-rente notre dispositif thérapeutique. Mais cettecréation se heurte à beaucoup d'obstacles, dans lamesure où l'existence de ce nouveau rouagepermettrait, a long terme, à ce dispositif de soinsaux psychotiques dans la communauté de devenirune authentique alternative à la psychiatrie clas-sique centrée sur l'hôpital.

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SUMMARY

The author describes the functioning and evolution ofa therapeutic commune called "La Baisse". Founded in1979, it houses 7 psychotic patients and one "stagiaire".The first part describes the principles upon which thecommune is founded, and the second part describes thestructure, the participants and the three stages throughwhich the patients go. The author concludes that theexperience is a positive one.