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La Bible et l’Historien À propos du livre La Bible dévoilée d’Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman (éditions Bayard, réédité collection Folio) Isy Morgensztern Sociologue, philosophe, Ancien enseignant à l’Université de Toulouse le Mirail Cinéaste producteur et coauteur des films tirés du livre pour la télévision J’ai rencontré Israël Finkelstein et Neil Silberman en 1999. A l’époque ils étaient encore en train de rédiger le manuscrit du livre. C’est vous dire que les films qui en ont été ti rés ont mis beaucoup de temps à s’élaborer et que ça a été une affaire relativement complexe. On les a terminés il y a à peu près six mois. On a donc mis six ans à les faire. J’ai travaillé pendant pratiquement cinq ans avec Finkelstein. Je ne suis pas archéologue, je ne suis pas historien, mes diplômes sont en sociologie et en philosophie, mais le travail de terrain, la rencontre, ma connaissance de la Bible, font que je pense pouvoir assumer ici le rôle que Finkelstein aurait assuré s’il était venu lui -même. Le livre sera évidemment au cœur de ce que je vais vous raconter, mais je vais un peu élargir le sujet. Ce que je vais ajouter c’est une introduction et une conclusion. 1. La Bible et ses conceptions de l’Histoire L’introduction me paraît nécessaire, de même que dans les films, afin de redire en quelques mots, avant de s’interroger sur le travail de l’historien lui -même, de quoi il est question quand on parle de l’Ancien Testament ou de la Bible Hébraïque. Une Histoire qui suit un « temps-progrès » L’Ancien Testament a un statut très particulier. C’est un livre historique, et d’une certaine façon c’est un excellent sujet que vous m’avez demandé de traiter ce soir, parce qu’en fait la notion même d’Histoire commence avec l’Ancien Testament. Avant, et à côté, et autour, on peut considérer qu’on n’a que des chroniques, c’est-à-dire des événements rapportés, mais pas une mise en perspective telle qu’un matériau historique puisse s’en dégager. La différence entre des chroniques et de l’Histoire est un peu au cœur de notre sujet. J’en parlerai au fur et à mesure. Les chroniques, c’est un scribe qui, auprès d’un roi, rapporte les événements, et en particulier les batailles et les grands actes politiques du pouvoir. C’est ce qu’on voit pour la Mésopotamie et pour l’Égypte. Et d’une certaine façon il n’y a pas de mise en perspective, pas de “tissage” et de rapport au temps tels qu’on puisse parler d’Histoire. La Bible, par contre, a cette caractéristique, et on va voir pourquoi, d’être le premier livre qui

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La Bible et l’Historien À propos du livre La Bible dévoilée

d’Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman

(éditions Bayard, réédité collection Folio)

Isy Morgensztern

Sociologue, philosophe,

Ancien enseignant à l’Université de Toulouse le Mirail

Cinéaste producteur et coauteur des films tirés du livre pour la télévision

J’ai rencontré Israël Finkelstein et Neil Silberman en 1999. A l’époque ils étaient encore en

train de rédiger le manuscrit du livre. C’est vous dire que les films qui en ont été tirés ont mis

beaucoup de temps à s’élaborer et que ça a été une affaire relativement complexe. On les a

terminés il y a à peu près six mois. On a donc mis six ans à les faire. J’ai travaillé pendant

pratiquement cinq ans avec Finkelstein.

Je ne suis pas archéologue, je ne suis pas historien, mes diplômes sont en sociologie et en

philosophie, mais le travail de terrain, la rencontre, ma connaissance de la Bible, font que je pense

pouvoir assumer ici le rôle que Finkelstein aurait assuré s’il était venu lui-même. Le livre sera

évidemment au cœur de ce que je vais vous raconter, mais je vais un peu élargir le sujet. Ce que

je vais ajouter c’est une introduction et une conclusion.

1. La Bible et ses conceptions de l’Histoire

L’introduction me paraît nécessaire, de même que dans les films, afin de redire en quelques

mots, avant de s’interroger sur le travail de l’historien lui-même, de quoi il est question quand on

parle de l’Ancien Testament ou de la Bible Hébraïque.

Une Histoire qui suit un « temps-progrès »

L’Ancien Testament a un statut très particulier. C’est un livre historique, et d’une certaine

façon c’est un excellent sujet que vous m’avez demandé de traiter ce soir, parce qu’en fait la

notion même d’Histoire commence avec l’Ancien Testament. Avant, et à côté, et autour, on peut

considérer qu’on n’a que des chroniques, c’est-à-dire des événements rapportés, mais pas une

mise en perspective telle qu’un matériau historique puisse s’en dégager. La différence entre des

chroniques et de l’Histoire est un peu au cœur de notre sujet. J’en parlerai au fur et à mesure.

Les chroniques, c’est un scribe qui, auprès d’un roi, rapporte les événements, et en particulier

les batailles et les grands actes politiques du pouvoir. C’est ce qu’on voit pour la Mésopotamie et

pour l’Égypte. Et d’une certaine façon il n’y a pas de mise en perspective, pas de “tissage” et de

rapport au temps tels qu’on puisse parler d’Histoire.

La Bible, par contre, a cette caractéristique, et on va voir pourquoi, d’être le premier livre qui

non seulement rapporte des événements, mais en fait des événements historiques. Ma thèse est

que nous n’avons d’Histoire en Occident que parce que nous avons l’Ancien Testament. C’est

l’origine même de l’idée même d’Histoire.

La rédaction de la Bible s’étale sur une dizaine de siècles. C’est énorme, et évidemment ça

différencie à 180 degrés la Bible Hébraïque du Nouveau Testament, dont la période de rédaction

est relativement courte, un siècle et demi, et du Coran, qui, même si sa rédaction est beaucoup

plus longue que l’affirme l’orthodoxie musulmane, s’est faite là encore au minimum en un siècle

et demi. Dans le Coran nous avons des récits dans lesquels il n’y a pas d’Histoire. Ni le Nouveau

Testament ni le Coran ne sont des livres historiques.

Seul l’Ancien Testament est un livre historique. La mise en perspective, le “tissage” des

événements qui sont relatés dans l’Ancien Testament, pour la première fois dans la chronologie

de l’humanité, fait Histoire, parce qu’il y a un début, un milieu et une fin. Il y a une Genèse, il y a

le corps du récit, et il y a une sorte de fin faute de combattants. Le livre s’arrête parce qu’il n’y a

plus personne pour le continuer. Mais par le travail qui est fait par les chrétiens et avec

l’Apocalypse on a une sorte de parcours bouclé, un temps-progrès. C’est la première fois qu’on

rencontre cette notion de temps-progrès.

Il y a encore aujourd’hui dans des pays et des civilisations d’Orient un côté « ça va, ça vient »,

c’est-à-dire un temps cyclique, et même parfois des temps régressifs. Le meilleur de ce que l’on

peut espérer est derrière nous. Beaucoup de gens fonctionnent comme ça. La Bible, elle, installe

la notion de temps-progrès, c’est-à-dire une Genèse, puis un corps, la maturité du propos, et un

aboutissement, une fin. Le récit peut éventuellement redémarrer par la Parousie, ou la venue du

Messie pour les Juifs, mais pas d’où il est parti. Il est hors de question de revenir au Paradis

d’origine où étaient Adam et Ève, avec simplement un couple primordial. Cette notion (de temps-

progrès) qui est très importante dans tout le dispositif occidental, vient de la Bible.

Une composition tardive et apologétique

Bien entendu, comme on peu le soupçonner, ni le début ni la fin de la Bible hébraïque n’ont

été écrits au début et à la fin. Ce qui a été écrit en tout premier lieu c’est le milieu, c’est-à-dire le

“déroulé” historique, qui raconte les épopées, Juges et Rois, et la Loi. Là, la Bible rapporte des

chroniques qui paraissent du même ordre que celles de Mésopotamie et d’Égypte. Cette partie du

texte biblique est ce que, dans les pays chrétiens, on lit le moins. Les Rois, les Juges, les

Chroniques, tous ces textes, avec des énumérations absolument incroyables de personnages qu’on

ne connaît pas, avec des engendrements incroyables, toute cette partie-là est la partie qui a été

rédigée en premier.

Puis on lui a adjoint un début, en Exil, sur un modèle calqué pour une grande part sur le

modèle mésopotamien. Les récits des débuts de la Bible ont des équivalents en

Mésopotamie. C’est le Déluge, l’Arche de Noé, les histoires de Paradis, qui pointent un lieu de

rédaction qui est différent de celui du corps du texte. Le corps du texte est écrit autour de

Jérusalem, le début est écrit en Exil, plus tard.

Et puisqu’il y a un début qui s’ajoute plus tard, la fin aussi viendra plus tard. L’idée de boucler

le “déroulé” historique et d’en faire un document historique et religieux est venue avec la fin de

toute chronique possible, c’est-à-dire avec l’Exil. C’est en Exil, et c’est donc avec des problèmes

philosophiques et non pas des problèmes factuels, concrets, que le corps central de la Bible, qui

était un ensemble de récits historiques (Josué, Samuel I, Samuel II, les Rois, les Chroniques) s’est

trouvé enveloppé avec un début (les quatre premiers livres) et, par le biais des Prophéties (des

livres qui ont été ajoutés par la suite) clos avec une sorte de fin, c’est-à-dire un aboutissement an-

historique (le Cantique des Cantiques, Esther, les rouleaux, des livres de ce type).

La Bible n’a pas été écrite par des historiens même si elle rapporte des événements

historiques. Elle n’a pas été écrite par des gens qui avaient le souci de rapporter des faits mais par

des gens qui avaient le souci de donner un sens à des faits, par des rois, des prophètes et non pas

des chercheurs de vérité. Il faut garder cette chose à l’esprit. Les rédacteurs de la Bible ne sont

pas des chroniqueurs qui visent à rapporter la vérité, ce ne sont pas des journalistes non plus. Ils

cherchent les événements qui ont une pertinence dans la logique qui est la leur.

Un peuple comme acteur

Le personnage principal de l’Ancien Testament, ce qui le différencie du Nouveau et du Coran,

c’est le peuple. La Bible Hébraïque raconte l’Histoire d’un peuple et de son alliance avec Dieu.

Le personnage principal, c’est donc une collectivité, c’est « nous ». Dans le Nouveau Testament

ce sont des individus isolés, un petit groupe, et le récit s’adresse à chacun. En tous cas à des

personnes privées. Quant au Coran c’est relativement étrange mais il prend dans les deux.

L’accent est porté sur une sorte de population indistincte qui est composée de chacun et de tous.

Pour l’Ancien Testament, et cela joue beaucoup dans la notion d’Histoire, le personnage

principal est un peuple. Et les rois sont le jouet du déterminisme divin, les Prophètes sont les

analystes d’événements inéluctables. Il y a donc un peuple qui a passé une alliance avec Dieu et il

y a toute une série d’événements qui sont pilotés par Dieu. Il n’y a pas d’autonomie des

événements dans l’Ancien Testament. Là encore, pour des historiens qui analysent les faits à

partir d’événements concrets il y a quelque chose qu’il faut garder à l’esprit : la Bible est la

manipulation de l’Histoire par Dieu. Dieu utilise les différents protagonistes pour récompenser

son peuple ou au contraire le punir.

Les batailles ne sont pas décrites comme un combat entre des forces antagoniques mais elles

sont une conduite menée par Dieu lui-même, comme dans Josué, par exemple, pour donner aux

fils d’Israël le pouvoir sur la Terre Promise. Et à ce moment-là, très concrètement (pour ceux qui

ont le texte en tête), c’est Dieu qui mène la bataille. C’est lui qui massacre une quantité pas

possible de gens en faisant pleuvoir des pierres sur eux, c’est lui qui arrête le soleil pour que la

journée dure plus longtemps et que la bataille puisse se terminer au profit des Israélites.

Des récits et des sources multiples

Il y a donc dans l’Ancien Testament une conception de l’Histoire qui n’est absolument pas

celle qu’on est en droit d’espérer quand on lit la description d’un événement. C’est pour cette

raison que j’ai fait toute cette introduction. Il y a un peu de ménage de fait. La raison pour

laquelle tel ou tel événement est cité est beaucoup plus importante que l’événement lui-même. Et

au fond, bien des événements repris dans la Bible n’ont tout simplement jamais eu lieu. Ils ne

sont que le résultat de la volonté de les inscrire dans un usage de l’Histoire par Dieu au profit de

Son peuple.

Il faut le savoir et il faut y penser, parce qu’on va voir les difficultés qu’ont eues les historiens

quand ils se sont appliqués à la lecture de ce qu’ils estimaient être des comptes rendus

d’événements. Par exemple lorsque certains événements sont cités deux fois de manière

totalement différente. Prenons les plus connus d’entre eux. Il y a deux récits du Déluge,

incompatibles, en tous cas pour quelqu’un qui les aurait vus. Une fois il n’est question que de sept

couples d’animaux et une fois de couples d’animaux de la totalité de la création dans l’Arche de

Noé.

Il y a aussi deux récits de la création de l’homme et de la femme, l’un tout de suite après

l’autre. L’un dit que l’homme et la femme sont créés comme un seul être, androgyne, et juste

après l’autre dit que la femme est sortie de la côte d’Adam. Je laisse à ceux que ça intéresse le

soin de chercher pourquoi la version la plus célèbre, celle qui a fait florès, c’est celle de la femme

qui est sortie de la côte d’Adam, alors que dans le texte biblique les deux sont côte à côte

absolument à égalité.

Il y a énormément de doublons, simplement parce que la Bible a été composée à partir de

sources différentes et que le souci du rédacteur qui a conjoint ces sources était de conserver les

versions provenant de ces sources. On est ici dans un coupé-collé stratégique et politique.

J’espère que vous ne croyez pas que les gens ne se rendaient pas compte que ces événements

étaient traités de façon inconciliable. Ils s’en rendaient compte, mais cela leur était complètement

indifférent. Le but n’était pas de rendre compte de ces événements, le but était d’avoir la version

de telle lignée de prêtres et celle de telle autre lignée de prêtres, puisque l’alliance était faite entre

ces deux lignées. La Bible regorge de couples de ce type.

Voyez Moïse et Aaron : Moïse mène, comme Aaron, le peuple vers la Terre Promise, mais il y

a incontestablement une lecture mosaïque de la totalité du texte biblique, en gros une lecture qui

dit du bien de Moïse, écrite par des prêtres mosaïstes, et une lecture aaronide. Ce n’est pas très

difficile à voir, il suffit de sauter à chaque fois les passages qui disent du bien de Moïse et de

conserver les passages qui disent du bien d’Aaron. Ensuite cela a été tricoté. Avec les ordinateurs

c’est facile à expliquer : c’est du coupé-collé. Une fois c’est Moïse qui fait ce qui est bien, une

fois c’est Aaron. Il s’en est fallu de peu, cela dépend en fait du rédacteur, pour que, par exemple,

Aaron soit celui qui rapporte la Loi aux Hébreux et pas Moïse. Et on parlerait de Aaron sur le

mont Sinaï. Cette logique-là, il faut la garder présente à l’esprit.

Ni psychologie ni sociologie

Autre point important : la Bible hébraïque ne comporte pas de héros et ne comporte ni

psychologie ni sociologie. Il n’y a aucun intérêt porté aux états d’âme, aux décisions, aux

remords, aux atermoiements personnels psychologiques ou sociologiques des personnages.

Les personnages exécutent un plan qui est le plan de Dieu, ou ne l’exécutent pas. S’ils ne

l’exécutent pas cela se passe mal, mais ils ont cette liberté, et s’ils l’exécutent cela se passe bien.

En tout état de cause, pour nous qui sommes habitués à des héros, comme dans l’Iliade ou dans

l’Odyssée (qui sont à peu près contemporains de la rédaction des textes de la Bible), ou comme

dans nos romans, ou comme dans toute l’historiographie qui fait appel aux décisions prises par

des souverains, ou pour nous encore qui sommes habitués à de la sociologie, c’est-à-dire à traiter

l’Histoire en prenant comme cause des mouvements migratoires, de grands déplacements

“tectoniques” tels que Braudel les décrivait, la Bible hébraïque est dénuée de tout cela.

Les versets sont très courts, on est dans une logique qui dit : « ça a eu lieu », « ça n’a pas eu

lieu », « ça a été fait », « ça n’a pas été fait », « les conséquences les voici ». Il n’y a pas de héros,

il n’y a pas de moteur de l’Histoire autre que Dieu. Cela ne sert à rien d’étudier la psychologie de

Moïse. Il y a des gens qui le font. On voit bien qu’il est un peu « soupe au lait », comme Dieu lui-

même : ce sont deux caractériels tous les deux. Mais en aucun cas ce n’est la description d’un

personnage.

De même le peuple hébreu qui est le personnage principal a comme seul caractéristique d’être

le peuple de l’Alliance. Les gens qui sont massacrés, et il y en a beaucoup, c’est parce qu’ils ont

accompli des gestes contraires à l’Alliance, pas parce qu’ils sont mauvais ou bons. Il n’y a pas de

réflexion de ce genre dans l’Ancien Testament. La notion d’erreur et à l’inverse de juste

appréciation de l’état des choses recouvre la psychologie et la sociologie des personnages.

Le passé et le futur, l’accompli et l’inaccompli

Encore un point important, l’Ancien Testament, la Bible hébraïque, ne connaît pas le temps

présent. Elle ne connaît que deux temps : l’inaccompli et l’accompli. On pourrait dire également

le passé et le futur. L’inaccompli étant ce qui reste à faire, le futur, et l’accompli étant ce qui a

déjà été fait, le passé. Il y a donc un jeu avec le temps de l’événement que l’on voit très bien

lorsqu’on lit les prophéties : il ne sert à rien de se gausser des Prophètes parce qu’ils prophétisent

quelque chose qui a déjà eu lieu. Ils considèrent que l’Histoire telle qu’elle se déroule correspond

à un plan divin qui n’est pas encore accompli, donc puisqu’il n’est pas encore accompli, ce qu’ils

décrivent et qui a peut-être déjà eu lieu (par exemple la chute de Jérusalem ou les malheurs du

royaume d’Israël), ils peuvent le mettre au futur. C’est quelque chose qui aura lieu (qui devait

avoir lieu) parce qu’il fait partie de ce plan divin. Ainsi l’hébreu biblique ne connaît pas le présent

mais seulement deux temps : l’accompli et l’inaccompli. Mais ce serait trop simple, parce qu’on

peut penser qu’ainsi on peut au moins faire un tri entre ce qui a eu lieu et ce qui reste à faire. Mais

l’hébreu biblique possède quelque chose de spécifique de plus, lié à l’idée même de temps a-

chronolgique : la lettre « v », le « vav », le renversif (c’est comme ça qu’on l’appelle en

grammaire) qui est traduit par « et » en français. Dans la Bible vous avez souvent : « et il

l’aperçut», « et il se rendit ». Un « et » comme si on complétait une phrase précédente. Mais

« et » ne vise absolument pas à compléter une phrase précédente. Il est destiné à renverser le

temps. Ce qui est passé devient futur et ce qui est futur devient passé. On brouille volontairement

la chronologie. Traduire en français l’Ancien testament nécessite d’être “joueur”, de tenter sa

chance. On suppose que cela est à venir ou bien on suppose que cela a eu lieu. Mais le texte ne

permet pas toujours de trancher.

Évidemment, les gens savaient bien qu’il y avait des choses qui avaient eu lieu et d’autres qui

restaient à venir. Ils avaient eu une enfance, ils vivaient, ils pensaient qu’ils allaient plutôt mourir

à la fin de leur vie qu’au début, mais dans la rédaction du texte biblique il y a une volonté

délibérée d’éviter une chronologisation. Et l’utilisation du « vav » renversif, surtout par les

Prophètes, vise à éviter que la Bible ne soit prise pour un document historique. Elle donne du sens

et ce sens peut être trouvé dans le passé pour le futur, dans le futur pour le passé, et il n’y a pas de

connexion de cause à effet chronologique. Il y a des actes justes et des actes ratés.

2. La Bible et les historiens modernes

C’est ce matériau que les historiens proprement dits vont devoir traiter quand ils vont

apparaître. Avant d’arriver à Israël Finkelstein et Neil Silberman, le premier de ces historiens est

Flavius Josèphe, un chef militaire juif. Les « Juifs » à cette époque sont les habitants de la Judée,

donc de Juda, c’est un nom tardif qui ne figure dans la Bible que dans le livre d’Esther et qui est

donné aux fils d’Israël en exil originaire de Judée.

Le précurseur : Flavius Josèphe

Flavius Josèphe est contemporain de la crucifixion. Il est né dans les années 30 ou 40 après

Jésus et c’est l’époque où Rome essaye de venir à bout de la révolte des Judéens en Terre Sainte.

C’est un personnage étonnant. Il défend des places fortes contre les Romains, il est un général

juif. Mais il se rend compte qu’il est à la tête d’une bande de fous furieux et que la raison, l’ordre,

la perspective, sont du côté des Romains et de “l’Occident”. C’est pour ça que j’en parle, c’est

très important dans ce qui va suivre. Donc il trahit.

Il y a un très beau texte de Pierre Vidal-Naquet sur Flavius Josèphe qui s’appelle Éloge de la

Trahison, en introduction d’une édition en français de “La Guerre des Juifs contre les Romains”

qui soutient le bien-fondé de la démarche de Flavius Josèphe, qui s’appelait Joseph Ben Natatias,

et qui, lorsqu’il passe du côté des romains, change de nom, se fait appeler Flavius Josèphe et

devient chroniqueur des armées romaines. Et c’est en tant que chroniqueur des armées romaines

qu’on lui doit des livres qui concernent les historiens.

Le premier c’est La Guerre des Juifs contre les Romains qui est une chronique factuelle des

combats que les Romains mènent contre les Juifs. C’est la première fois qu’on a ça. L’autre c’est

Les Antiquités Juives, qui écrit sous forme de livre d’Histoire l’Ancien Testament. Ainsi l’Ancien

Testament, d’un seul coup, par la grâce de Flavius Josèphe, devient un livre d’Histoire, le livre

d’histoire ancienne des Juifs. Flavius Josèphe fait ce que tout le monde fait encore jusqu’à

aujourd’hui, il dit : d’abord il y a eu Abraham, ensuite il y a eu les Patriarches, puis les Rois,

entre-temps il y a eu Moïse, et il suit pas à pas la Bible comme un livre d’Histoire. Et il dit : voilà

le passé de mon peuple, sans à aucun moment faire œuvre d’historien à proprement parler. Il n’en

a ni les sources, ni documents ni les possibilités. Il n’y a pas dans Les Antiquités Juives

d’informations que n’ayons pas dans la Bible.

Flavius Josèphe est important parce que d’un seul coup le passé des Juifs est identifié au passé

biblique. Lorsque les chrétiens vont intégrer l’Ancien Testament dans le corpus qui va former la

Bible chrétienne, ils vont le faire à deux titres : au titre d’une promesse faite à une population

dont ils s’estiment, eux, les dépositaires, dont ils viennent hériter, mais aussi au titre du fait qu’il

y a eu un peuple dont ils sont les continuateurs en élargissant à l’ensemble du monde, juif et non

juif, le message donné à Jésus. L’Ancien Testament devient aussi le livre d’Histoire du monde

chrétien en gestation.

Ce double parcours, historique et religieux, avec le primat cependant donné à l’Ancien

Testament comme un livre de religion, c’est-à-dire un livre d’éthique et non pas un livre

d’Histoire, va durer, en dépit des innombrables incohérences historiques de l’Ancien Testament,

tant qu’il n’y aura pas à nouveau des historiens, c’est-à-dire tant que nous n’entrerons pas dans la

période que l’on peut appeler la période moderne.

Il se fera jour parfois quelques remarques sur les incohérences du texte en particulier en

’Espagne. Ça paraît évident puisque l’Espagne sous domination musulmane est un pays de raison

qui utilise pour penser les outils de l’aristotélisme. Et un Juif du nom de Abraham Ibn Ezra, de

manière un peu déguisée, mais lisible quand même, osera trouver étranges un certain nombre de

contradictions qui sont à l’intérieur du corpus biblique. Pour des raisons de survie personnelle (il

écrit au XIIe siècle après J-C à Tolède) ses remarques resteront ésotériques dans des textes

cryptés mais on les comprend. Il laisse entendre qu’il y a trop d’incohérences dans l’Ancien

Testament pour que l’on ait affaire à des événements rapportés par des témoins.

L’initiateur : Spinoza

Mais celui qui va faire le travail le plus important et dont nous sommes aujourd’hui d’une

certaine façon les héritiers, c’est Spinoza. Spinoza connaît très bien l’Ancien Testament, pour des

raisons évidentes, puisqu’il est membre de la communauté juive d’Amsterdam, et il écrit dans son

Traité philosophico-politique qu’il y a trop de problèmes logiques dans ce texte pour qu’on puisse

l’accepter comme un document raisonnable. Il fait le pas qui va nous amener vers Finkelstein et

Silberman. Il pense que le meilleur moyen de s’éloigner de la “superstition” (le mot est de lui),

c’est-à-dire de la religion telle que décrite dans l’Ancien Testament, c’est de contester le caractère

historique de la Bible. Il donne toute une série d’exemples dont le plus connu est que Moïse ne

peut pas avoir écrit la Thora comme les Juifs le prétendent puisqu’il y décrit sa propre mort et

précise même où il meurt. Et Spinoza dit qu’à partir du moment où il y a des incohérences telles,

cela rend caduc l’Ancien Testament tout entier comme document “raisonnable”.

Il fait une opération qui va ouvrir la modernité, avec Descartes (mais Descartes s’intéresse peu

à l’Ancien Testament). Il dit que les faits sont des faits et qu’ils doivent être avérés, mais surtout

que ce sont les faits qui permettent de bâtir une éthique. Une éthique ne se construit pas à partir

de choix narratifs mais à partir du réel. Aujourd’hui on est encore dans la logique ouverte par

Spinoza, “dedans”, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire dans les conséquences de ce transfert

entre une éthique humaine (puisque l’éthique a priori concerne les hommes), dictée par la parole,

c’est-à-dire qui vient d’une décision qui est le choix privé de l’humanité ou tout au moins de

certains de ses membres (on appelle ça une religion) et une éthique fondée sur le réel. Pour

démolir le “vieux monde”, Spinoza va dire : non, la parole morale ne vaut rien si elle n’est pas

confirmée par les faits. Il faut appliquer à l’Ancien Testament les méthodes que nous appliquons

pour comprendre la réalité. Les méthodes que nous appliquons pour comprendre la nature.

Mais qu’est-ce qui peut résister à un traitement pareil ? La nature, jusqu’à aujourd’hui,

interrogée deux fois de suite de la même façon donne deux fois de suite la même réponse. C’est

beaucoup, mais c’est tout. Elle est muette et organisée. Spinoza prend donc la décision de tenir un

discours d’ordre, de liberté et de morale s’appuyant sur l’ordre naturel et transfère l’obligation de

raison et d’ordre (l’éthique) de la personne parlante au Monde. La science va dire, aussi, le vrai

humain.

Nous en sommes encore là aujourd’hui. Le monde est un chaos sans nom où chacun vient

raconter ce qu’il veut, y compris moi ici, mais le réel ne fait pas ça. Si je me lève un matin en

disant : « je ne veux pas aller travailler, soleil ne te lève pas ! », le soleil est totalement indifférent

à mon injonction. Il se lèvera. Donc la manière dont le réel est organisé en lui-même, est

indifférent au discours qu’on porte sur lui. C’est ce que dit Spinoza, et puisque la Bible, quoique

source d’ordre et de raison, est incohérente, cela démolira la Bible. Et cette démolition a porté ses

fruits. Il n’y a rien à dire. Nous sommes les enfants libérés du joug de la superstition.

A la suite de Spinoza. Le XIXe siècle

Ce travail de Spinoza va être curieusement sans suite pendant de nombreux siècles. Des

historiens vont s’emparer de la Bible mais pour de tous autres objectifs. Il va y avoir au XIXe

siècle des gens qui vont tenter de sauver la Bible par les faits, selon une logique qui consiste à

dire : s’il y a deux ou trois choses essentielles qui sont vraies dans l’Ancien Testament, alors

l’Ancien Testament est vrai. C’est-à-dire que les parties peuvent sauver le tout, et non pas “le tout

est engagé par l’absence de crédibilité de certaines de ses parties” ce qui était le raisonnement de

Spinoza. Ces historiens vont travailler sur l’Ancien Testament avec l’idée que ce texte recèle des

faits vérifiables. Et ils vont donc tenter de les vérifier et de les organiser de façon cohérente. Et

sauver ainsi le cœur de la Bible, le principal, du moins l’espèrent-ils, en la rendant acceptable

pour des esprits rationnels.

Les Allemands au XIXe siècle ont fait beaucoup de travail dans cette direction. Ce sont ceux

qui se sont le plus consacrés à la Bible comme à un document qu’on peut “attaquer” avec les

outils de la raison aussi bien dans l’analyse et la datation des textes que dans la recherche des

sources. Ils ont dit : il est évident qu’à partir du moment où il y a des histoires qui sont racontées

deux fois, il y a deux sources. Et Wielhausen, un bibliste allemand, a identifié plusieurs sources :

une source yahviste et une source élohiste, un courant qui tenait que Dieu s’appelait Yahvé et un

courant qui tenait que Dieu s’appelait Elohim.

Si vous lisez vous-mêmes la Bible vous verrez qu’il y a des actions qui sont faites au nom de

ou sous le regard d’un Dieu qui s’appelle Elohim et des actions qui sont faites au nom de ou sous

le regard d’un Dieu qui s’appelle Yahvé. Il y a deux noms de dieu dans la Bible, parfois plus.

C’est toujours le même dieu mais il est nommé au moins sous deux noms différents. Et les récits

yahvistes sont souvent des doublons de récits élohistes, et les récits élohistes des doublons de

récits yahvistes.

L’on sait depuis longtemps, et Finkelstein et Silberman ont repris et développé cette thèse, que

cela provient fait qu’il y avait deux royaumes sur le territoire de Canaan : le royaume d’Israël au

Nord et le royaume de Juda autour de Jérusalem au sud. C’est comme si l’Histoire de la

francophonie figurait dans un livre commun écrit à la fois par des Belges et des Français : une

fois c’est le roi des Belges qui a le mérite des actions entreprises et une fois c’est le roi de France.

Et parfois, comme c’est la même action, ils disent qu’ils y sont allés tous les deux mais le

racontent de deux manières différentes. Il y a donc des sources qui correspondent à des décideurs

différents. Ce travail d’analyse a été fait par des historiens qui ont montré comment la Bible était

un document composite et pas un document unique. Un travail de démontage, de mise à plat des

sources, continue de nos jours.

Cet examen critique s’est étendu grâce à l'archéologie dite biblique et à l’étude des sources

extérieures aux faits, aux évènements rapportés par le texte biblique. Et a provoqué rapidement un

abandon de ce qui n’était pas défendable. Très vite, avec des histoires telles qu’Adam et Ève

rapportées à Darwin, avec l’histoire du Déluge mise en regard de la découverte de récits

similaires en Mésopotamie, tout le début de la Bible va se trouver entaché du nom infamant de

« légende ». La Bible hébraïque va commencer à prendre l’eau.

Avec le temps, les découvertes et les travaux de recherche, ce curseur “légendaire” va

progresser dans le texte et dans “le temps”. Plus les archéologues et historiens vont avancer dans

leurs recherches, plus ils vont transformer des faits historiques en légendes. La contribution

d’Israël Finkelstein et de Neil Silberman, nos historiens contemporains, en fin de parcours, est de

dire : le curseur allait jusque là à peu près jusqu’à Abraham, on imaginait qu’Abraham était

historique, il va falloir maintenant remonter le curseur un peu plus haut dans le texte et aller au

moins jusqu’à David. Il faut, si on s’en tient à la chronologie biblique, faire un saut de plusieurs

siècles. Abraham est donné dans la chronologie biblique comme ayant vécu au XVIIIe siècle

avant J-C. Pour un personnage qui n’a peut-être pas existé, ou en tous cas dont on ne rapporte

aucun fait, peu importe la date. David, par contre, qui est un personnage qui a existé (on a des

preuves archéologiques), est situé au IXe siècle. On a donc neuf siècles entre les deux dans le

récit. Il faut pousser le curseur légendaire d’autant. Au milieu, il y a Josué, avec la conquête de

Canaan par Josué et les fameuses trompettes de Jéricho au XIIe siècle avant J-C. Tout ça est de la

légende.

Donc le curseur est monté jusqu’à David. La partie biblique légendaire est devenue de plus en

plus importante. Le travail des historiens a consisté essentiellement, qu’ils l’aient voulu ou non, à

monter le curseur jusqu’au moment où on arrive à des faits vérifiables par l’archéologie ou par

des sources extérieures, telles que des rois ou des événements qui sont signalés par des sources

extérieures.

Autre manière d’user de la Bible : des historiens vont faire un travail absolument autre,

inverse peut-on dire, idéologique. Par exemple Heinrich Gretz, Juif allemand du XIXe, un

historien “spiritualiste” qui va tenter de sauver l’idée que l’Histoire du peuple hébreu est une

Histoire qui a un sens, qui va quelque part. Et que La Bible fait partie de ce parcours, elle

l’inaugure. Elle est le point de départ d’une constance, celle de l’esprit du judaïsme, qui imprègne

l’histoire des Juifs. Marcel Simon, lui, va analyser l’Histoire du peuple hébreu à l’époque du

Christ comme un transfert de Vérité des Juifs aux chrétien, tenant cependant pour historique le

texte biblique.

Puis vient un historien du nom de Baron, qui écrit une Histoire d’Israël en dix-huit volumes,

une Histoire relativement factuelle, mais qui a comme principe là aussi la permanence de la

notion même de peuple juif, de la Bible à nos jours. Également un dénommé Doubnov qui, lui, va

faire une Histoire sioniste, c’est-à-dire une histoire selon laquelle le peuple hébreu avait une terre

à l’époque biblique et il faut qu’il en retrouve une s’il veut renouer avec une vie “normale” qui

soit fondée. L’Histoire des Hébreux (des Juifs) se bouclera à la condition qu’ils récupèrent la

Terre de Canaan. Il y a toute une période de l’Histoire du peuple juif qui est “anormale”, qui est

la période où il est en Diaspora, en Exil. Doubnov est contemporain des grands mouvements

nationalistes du XIXe siècle.

Et puis d’autres, avec un regard d’historiens moins “téléologique” mais conservant à la Bible

telle qu’elle est le rôle de “socle historique” dans l’histoire peuple juif. Cecil Roth, un Juif sud-

africain, par exemple, dont le livre est un des bons livres d’Histoire du peuple juif (si on omet la

période biblique) si vous devez en acheter un. On le trouve en livre de poche. Une autre démarche

très particulière, avant d’arriver à Finkelstein et Silberman, c’est la série des livres de Léon

Poliakoff, qui ne visait pas à être une Histoire du peuple juif et donc qui n’intègre pas l’Ancien

Testament, ou très peu, mais qui est une Histoire de l’antisémitisme. Et pour des raisons que vous

pouvez deviner, c’est un des meilleurs livres d’Histoire du peuple juif : précis, documenté,

factuel, et qui couvre pratiquement la période qui va des premiers actes antisémites cités dans la

Bible (l’histoire d’Esther) jusqu’à nos jours. C’est probablement, en termes de documents le

meilleur livre d’Histoire sur le peuple juif.

3. Aujourd’hui : l’archéologie

À partir des années 1850, apparaît donc l’idée qu’il est possible de sauver par l’archéologie et

l’histoire la Bible des mains des mécréants et de prouver qu’elle est historique, puisque, petit à

petit, sous les coups des laïques elle part en morceaux. Pour contrer cette entreprise de

destructions par la raison et les faits, des pasteurs, essentiellement américains et anglais, quelques

allemands, vont parcourir la Terre Sainte, une Bible dans une main et une pioche dans l’autre. Ils

vont inaugurer ce qu’on appelle l’archéologie biblique. Ils vont chercher dans le sol la preuve que

la Bible dit vrai.

Les premières trouvailles

Et évidemment ils vont trouver. Parce que leur méthode consiste d’abord à retrouver les lieux.

Or la quasi-totalitéé des lieux cités dans l’Ancien Testament existent et les noms ont très peu

changé. Les premiers à s’être livrés à ce travail ont établi une carte de la Terre Sainte où il y avait

pratiquement deux mille noms de lieux qui n’avaient pratiquement pas changé depuis la Bible. Ils

étaient arabisés dans leur prononciation mais ils étaient identifiables. Ils ont donc une carte de la

Terre Sainte biblique. Premier stade.

Avec cette carte et la pioche ils fouillent. Et ils trouvent. Ils disent : à Bershéba il y avait

d’après la Bible une ville juive, à Gézer il y avait un site, à Méguido il y avait un tell. Ils fouillent

et ils trouvent à chaque fois des vestiges. Et il y a toute une période totalement euphorique où la

terre confirme l’Ancien Testament. On trouve pratiquement des traces de presque tous les

événements qui se déroulent en Terre de Canaan (les grands mythes, le déluge, Adam et Ève ne

se passent pas en Terre de Canaan), pratiquement tous les noms cités correspondent à des endroits

qui sont identifiables et qu’on retrouve. Donc on considère que l’affaire est bouclée, que l’Ancien

Testament est sauvé, confirmé par les archéologues et les historiens.

Et de fait au début du XXe siècle on aboutit à une sorte d’euphorie, c’est le mot : la Bible est

bien un document historique. Et le mouvement sioniste de retour des Juifs en Palestine sur la

Terre de Canaan, entre les années 1900 et la création de l’État d’Israël, va donner des noms

bibliques à toutes sortes de lieux, parce que l’ancien lieu biblique se trouve là. Ils vont arpenter la

terre avec la Bible et quand ils créent un nouveau village ils lui donnent le nom du village

biblique.

L’historien d’un coup, est heureux d’avoir pu laïciser le document biblique et d’avoir pu le

transformer en une sorte d’Histoire à la Michelet. Les enfants des écoles israéliennes utilisent la

Bible comme livre d’Histoire. Ils disent : « il y a eu Abraham, qui venait d’Irak, il était l’ancêtre

du peuple hébreu, puis nous sommes allés en Égypte et nous en sommes revenus », avec autant de

sérieux que nous pour Vercingétorix. Nous savons bien que l’histoire de Vercingétorix a été

écrite au XIXe siècle par les « hussards noirs » de la République pour inculquer aux enfants des

écoles la notion de nation française. Mais on ne sait pas exactement si l’histoire de Vercingétorix

s’est passée comme elle est racontée et si la rencontre entre lui et César est aussi proche de la

réalité que rapportée dans les livres d’Histoire. Le parallèle est assez exact. Vercingétorix et

Abraham : même combat ! Ils occupent la même fonction : des faits anciens, qui se sont déroulés

“sur place” et fondent une identité collective.

Finkelstein et Silberman et les nouveaux archéologues

Qu’est-ce qui s’est passé avec Finkelstein et Silberman et les nouveaux archéologues ? Il s’est

passé qu’ils ont tout repris à zéro. Et que, surtout, ils ont retourné le problème de 180 degrés.

C’est-à-dire qu’ils n’ont pas cherché à vérifier la Bible avec de l’archéologie, mais à reconstruire

au contraire le paysage archéologique et historique complet en oubliant qu’il existe un livre qui

s’appelle la Bible.

Et ils ont repris les fouilles. Pas eux uniquement, c’est tout un ensemble. C’est la différence

entre la première archéologie biblique et les archéologues scientifiques qui travaillent à partir des

années soixante : ce sont des équipes, importantes, couvrant de nombreuses spécialités

scientifiques, qui travaillent en coordination en Israël, en Égypte, en Mésopotamie et dans tout le

Proche Orient.

Ne tenant pas compte de la Bible, ils ne débutent pas leurs fouilles à une date particulière. Ils

commencent dès qu’il y a des traces. Ils trouvent d’abord des occupations du dixième millénaire

avant J-C dans des grottes. Et ils remontent jusqu’à peu près à l’époque romaine. Et ce qu’ils

découvrent, sans lire la Bible, en essayant de mettre entre parenthèses le texte biblique, c’est un

paysage qui ne colle pas du tout avec le texte biblique. Ils découvrent un paysage, certes, il y a

des gens qui ont habité, il y a eu des événements, il y a eu des guerres, il y a eu des chroniques

qui rapportent des faits, mais tout cela ne correspond pas aux narrations bibliques.

Il y a bien eu des pharaons en Égypte comme dit la Bible, mais ce n’est pas les bons aux bons

moments. Il y a bien sûr des princes, des tyrans et des empereurs en Assyrie et à Babylone, mais

ce n’est pas les bons aux bons moments. Bien entendu il y a des rois sur des territoires comme la

Judée ou en Israël plus au Nord, mais ils ne correspondent pas du tout à la description que la

Bible en donne. C’est soit une autre période, soit une mise en perspective tendancieuse.

C’est simple : vous prenez quelque chose et vous pensez ensuite exactement le contraire de ce

qu’en dit la Bible et vous avez toutes les chances pour que ce soit cela qui tombe juste. Par

exemple, quand la Bible dit « les rois du Nord, d’Israël, Achab, Omri, étaient des rois maudits »,

en fait c’étaient de très bons rois dont le roi de Damas dit le plus grand bien. Pourquoi cette

situation ? Parce que le texte a été écrit par les rois de Juda, du Sud, qui sont, eux, de petits

roitelets qui en profitent pour faire un carton sur les rois du Nord. Donc on a des faits, on a des

événements, on a par exemple des migrations, “similaires” à celle d’Abraham, mais pas du tout à

l’époque mentionnée, ou pas dans la bonne direction.

Puis on avance, et là je suis tout à fait dans le cœur des travaux de Finkelstein et de

Silberman : si l’on excepte les récits légendaires de la Création et du début de la Genèse on

s’aperçoit que les narrations qui suivent trouvent un écho dans les fouilles et dans l’histoire, et

semblent parfois correspondre à des évènements ; mais qu’elles sont en quelque sorte décalées.

Certains des faits rapportés n’ont pas eu lieu mais le décor est juste, certains ont eu lieu mais pas

à l’époque indiquée par le texte biblique. Lorsqu’on discerne de manière à peu près lisible

certains faits rapportés et qu’on se tourne vers le texte biblique comme document contenant des

indices factuels et pas comme un livre religieux, cela ne correspond pas, ou pas bien.

La Bible raconte qu’Abraham a traversé la Terre de Canaan (à une époque dite être le XVIIIe

siècle avant J-C) avec une caravane de chameaux, alors que les chameaux n’ont été domestiqués

qu’au Xe siècle avant J-C. Il y a une gap de huit siècles. Puis Abraham voit des villes tenues par

des Philistins, Gézer en particulier, or les Philistins sont arrivés sur la côte beaucoup plus tard. On

le sait parce qu’ils sont arrivés aussi en Égypte et en Anatolie, donc il y a des preuves, ce sont

« les peuples de la mer » il y a des travaux archéologiques qui connaissent l’existence de ces

peuples depuis longtemps. Il y a de petits documents cunéiformes qui annoncent l’arrivée des

peuples de la mer à Tyr et à Chypre, mais au XIe siècle avant J-C, pas au XVIIIe. D’autres

événements pointent pour Abraham une époque de rédaction du récit qui est le VIIe avant J-C.

C’est-à-dire onze siècles plus tard que la narration de la Bible.

Les conclusions des dernières découvertes

Donc le soupçon vient très clairement, en lisant les textes, sur le fait qu’on a un regard de

rédacteur et non pas un regard sur des événements constatés directement. On a une narration et

non pas quelque chose qui a été rapporté par des témoins. Ce qu’on constaté pour Abraham, on

l’a vu également pour Moïse. Et il n’y a pratiquement plus aucun archéologue qui pense

aujourd’hui que les Hébreux sont sortis d’Égypte. Il y avait en Égypte des Sémites, c’était un

pays qui accueillait de l’immigration, mais il n’en est sorti ni six cent mille comme le dit la Bible,

ni soixante mille, ni même six mille. Peut-être qu’une tribu, les Lévites, a pu venir un moment

d’Égypte. Peut-être que quelqu’un du nom de Moïse était à leur tête. Mais ce n’est pas mesurable

ou identifiable par l’archéologie. Historiquement c’est un non-évènement.

On est donc dans l’écriture d’un événement qui a eu lieu longtemps avant, ou on est même

peut-être dans une écriture d’événements totalement inventés. Cela n’a dû poser aucun problème

d’inventer des narrations, parce que, comme je l’ai dit, les gens à cette époque n’attendaient pas

du réel qu’il fonde une morale. Cette question ne se posait pas à l’époque. S’ils ont pu inventer

des récits, il ne faut pas penser qu’ils avaient dans la tête l’idée qu’ils manipulaient l’Histoire. Pas

du tout. Ils racontaient des récits qui leur permettaient d’avoir un programme. Ils faisaient la

jonction entre un récit et ce qu’il leur fallait faire. Entre un récit et l’éthique.

On a bien connu ça. C’est ce qu’on appelle fabriquer de l’idéologie. On raconte une histoire et

après il faut l’accomplir. L’histoire devient un programme. Par parenthèse c’est un peu le

problème qu’il y a actuellement avec l’islamisme, pas l’islam mais l’islamisme. Puisque récit il y

a, c’est le Coran, c’est un programme, et il faut l’accomplir. Il a fallu beaucoup de temps au

judaïsme et au christianisme pour séparer récit et programme. Pour l’islam ce n’est pas encore fait

partout. Pour la bonne raison qu’ils n’ont pas le droit de le faire. Ils ne peuvent pas dissocier le

récit du programme.

Pour en revenir à l’époque de la rédaction de l’Ancien Testament, au VIIe siècle, au cœur

historique de l’Ancien Testament, ils n’ont aucun problème pour inventer des histoires. Le roi

Josias s’apprête à une guerre, probablement avec l’Égypte, parce qu’il souhaite agrandir son

royaume et que les Égyptiens ne le laisseront pas faire, c’est absolument évident. Alors il va

inventer une histoire qui va donner du courage à la population. Et cette histoire raconte qu’ils ont

déjà défait une fois par le passé les Égyptiens. Pas militairement parce que même ça c’est difficile

à croire, y compris par des gens qui vont aller se battre. Mais avec l’aide de Dieu, oui. Le Dieu

d’Israël est plus fort que le Dieu d’Égypte.

C’est ce que nous raconte l’histoire du conflit entre Charlton Heston et Yul Brunner

magnifiquement filmé par Cecil B. de Mille. C’est un conflit entre deux Dieux et leurs

représentants, c’est-à-dire Moïse et le Pharaon. Le Dieu d’Israël est plus puissant que le Dieu

égyptien, donc on va y arriver. Dieu est avec nous. Il n’y a aucun problème pour inventer une

histoire de ce genre. Il faut garder ça présent à l’esprit.

Ce qui s’est réellement passé

Le travail d’Israël Finkelstein et de Neil Silberman a consisté à déceler tous les indices qui

pointent une rédaction à une époque où elle est possible, et non pas l’idée que des gens rapportent

des faits. Ils disent : ce sont des gens qui rédigent une histoire. Que dans cette histoire il y ait des

faits avérés, bien entendu, et plus on est proche de l’époque de la rédaction, c’est-à-dire le VIIe

siècle avant J-C, plus on parle d’événements que les gens peuvent avoir connus, donc moins on

invente. Mais au fond, les gros événements qui dateraient de bien avant, (Abraham, Moïse, c’est

du XVIIIe, XVIe, XIIe avant J-C), tels qu’ils sont racontés dans la Bible, ont été rédigés au VIIe

siècle avant notre ère…

Salomon n’est probablement pas le grand roi dont tout le monde parle, mais une “copie” d’un

roi d’Israël, soit Achab, soit Omri, dont on a volé la figure pour se l’approprier. Le royaume de

Juda qui écrit l’Histoire de David et de Salomon est un petit royaume. La ville Jérusalem de

l’époque est une petite bourgade de montagne.

Je vais utiliser une métaphore même si elle peut paraître un peu “osée”. Aujourd’hui,

quelqu’un qui écrirait à Paris un roman dont il espérerait qu’il rencontre un certain écho en

France, à mon avis se trouverait un cousin, voire même un événement fondateur, à New York. De

même, au VIIe siècle avant J-C, il valait mieux avoir de la famille en Égypte ou en Mésopotamie

lorsqu’on habitait le petit village de Jérusalem. Ces grands voisins fournissent les cadres narratifs,

c’est clair. Par contre les narrateurs n’avaient pas besoin d’être là-bas.

Ce qui explique, par exemple, que dans toute la description, fort longue, du séjour des

Hébreux en Égypte il y a des tas de détails donnés, comme des noms de ville, mais ces villes

n’existaient pas à l’époque où les Hébreux étaient supposés être en Égypte. Elles n’ont fait leur

apparition qu’au VIIe siècle. Elles aussi pointent une époque de rédaction autour du VIIe siècle.

Les gens racontent ce qu’ils voient : ils voient une ville bâtie par Ramsès qui est contemporaine

du VIIe siècle.

Dans le texte biblique, lorsque la confrontation entre Moïse et le Pharaon est décrite, le

Pharaon n’est jamais nommé. Il n’a pas de nom. Pourtant, s’il y a vraiment quelque chose qui

était connu à l’époque c’est bien le nom du Pharaon. Donc volontairement, pour éviter qu’il y ait

une datation de ces textes, le Pharaon est appelé simplement « Pharaon ». Aujourd’hui, vous

diriez « le Président des États Unis », sans dire lequel.

Ces techniques d’écriture pointent quelque chose qui n’a évidemment rien à voir avec la

volonté de rapporter l’Histoire, mais avec la volonté de constituer un corpus théorique et

idéologique qui permette à des gens de se percevoir comme une nation.

Le travail de Finkelstein va aller, dans ces deux directions, pointer l’époque de l’écriture

possible de ce cœur historique de l’Ancien Testament et tenter de comprendre les raisons de cette

rédaction à cette époque. Probablement autour de l’époque du roi Josias, un roi pas très connu,

mais dont on a tout lieu de penser que, non seulement il a existé, mais que ce qui est raconté dans

la Bible lui est vraiment arrivé. On a des preuves historiques, provenant de sources externes,

jordaniennes et assyriennes, sur des rois qui l’ont précédé. Son grand-père, par exemple,

Ezechias, figure dans des sources épigraphiques. Dans la stèle de Mecha, qui est conservée au

Louvre, il est indiqué des rois qui sont antérieurs à Josias. Un jour on trouvera la preuve que

Josias a existé. Il y a encore des pièces manquantes mais pour cette époque on est sorti de la

légende.

On a tout lieu de penser que ces textes ont été rédigés au VIIe siècle et pour des raisons

purement idéologiques. Un auteur comme Friedmann, qui a écrit un livre intitulé Qui a écrit la

Bible ? , va encore plus loin. Il dit qu’on peut identifier l’auteur du cœur historique de la Bible

hébraïque et que c’est probablement le prophète Jérémie. Là on rentre dans des arguments

stylistiques. Ce qui est attribué au prophète Jérémie se retrouve stylistiquement dans d’autres

textes. Et il était le prophète de Josias. Il y avait à la cour de Jérusalem un roi, Josias, plusieurs

prophètes, dont un qui a fait l’Histoire et qui est Jérémie, et un scribe. On a retrouvé un sceau

avec le nom de ce scribe. On rentre dans l’Histoire factuelle, concrète. Il est possible que le seul

des trois qui ait su écrire, c’était le scribe. D’où le fait qu’on ait retrouvé des sceaux uniquement

du scribe. Mais on est ici dans des documents, des textes bibliques, dont on a tout lieu de penser

qu’ils sont historiques.

Finkelstein et Silberman ne souhaitent pas rentrer dans ce qui est un travail de bibliste, c’est-à-

dire dans l’étude des styles, l’étude des textes, l’étude de la langue, et donc dans leur livre et dans

les films il n’y a rien sur l’hypothèse de l’auteur des textes dits “deutéronomistes”. Est-ce que

c’est un homme ? Est-ce que c’est une femme ? Mais c’est très bien examiné, par contre, avec

beaucoup d’aplomb, par Friedmann dans son livre.

Quel rôle encore pour la Bible ?

À quoi peut encore être utilisée la Bible ? La Bible comme livre d’Histoire joue encore un rôle

très puissant dans deux secteurs. Je le signale simplement en passant, parce que cela nous

mènerait à une autre conférence.

1. En premier lieu, elle sert aux Juifs religieux.

Le judaïsme est une religion révélée dans l’Histoire, pour reprendre une phrase de Max

Weber, ce qui n’est pas le cas du christianisme, ni d’une certaine façon non plus du Coran. Le

Coran n’est pas daté, il n’y a pratiquement pas dans le Coran d’événements datables. Il y a des

histoires, mais il n’est fait allusion ni à des rois ni à de grands événements historiques qu’on

pourrait identifier. Non pas que le Coran soit mystérieux quant à sa date, mais il n’est pas dans le

monde. Il ne prend pas soin de rapporter de quoi il est question en dehors du pré carré de ceux qui

vont porter cette nouvelle religion. Quant au Nouveau Testament, « il faut rendre à César ce qui

est à César », mais il s’intéresse très peu à la vie de César.

Ces deux religions ne sont pas des religions historiques comme je le signalais au début. Les

personnages principaux ne sont pas le peuple, et l’Histoire n’est pas manipulée par Dieu.

Dans l’Ancien Testament, le personnage principal est le peuple, et l’Histoire est manipulée par

Dieu. Et donc les Juifs religieux ont besoin que la Bible soit un document historique. Mais là où il

faut faire aussi un tournant à 180 degrés, c’est que l’Histoire telle qu’elle est perçue par les Juifs

religieux dans l’Ancien Testament est une Histoire an-historique. C’est-à-dire qu’ils prennent au

sérieux la métaphorisation de tous les événements et n’ont aucun problème, et le Talmud

fonctionne également de cette façon, à faire dialoguer des périodes qui ne se sont jamais

rencontrées. Ils mettent délibérément le sens hors de tout cadre chronologique. Vous pouvez

répondre à quelqu’un, lorsque vous citez un verset ou un passage du Talmud, par un verset ou

passage qui aurait été écrit dix siècles avant.

Dans le Talmud, qui est une des créations les plus puissantes et les plus originales du

judaïsme, on ne se préoccupe pas de savoir quand les choses ont été dites. Et pendant la fête de

Pâques le chef de famille dit à ses enfants que chacun doit se considérer comme étant

personnellement sorti d’Égypte ce jour-là. Il n’est pas fait allusion au fait qu’il y ait ou qu’il n’y

ait pas eu une sortie d’Égypte. La vraie question n’est pas là. Il y a une forme de libération qui est

“dite” par la sortie d’Égypte, qui est celle du moment où un peuple s’est fait peuple en recevant la

Loi. Et cette chose-là est an-historique.

Et curieusement, en dépit du fait que le judaïsme est une religion historique, et totalement

inscrite dans l’Histoire, elle est une religion qui n’a pas de temps-progrès, dans laquelle la notion

même de messie, qui est celle d’aboutissement à la fin des temps, de parousie, donc de retour à

l’historique, n’implique pas de progrès vers le messie qui soit linéaire (tous les textes du Talmud

traitant de la question du messie disent que le messie peut venir immédiatement ou dans deux

mille ans). Donc la sortie de l’Histoire n’est pas une sortie chronologique.

C’est ce qui peut expliquer l’absence de réaction des milieux religieux en Israël au livre de

Finkelstein et Silberman. Cela leur est tout simplement totalement indifférent. Ils pensent qu’on

s’intéresse à des sottises, pas plus. Or ils sont les meilleurs connaisseurs de tous les événements

portés dans l’Ancien Testament. Donc il y a un usage non historique de l’Histoire qui est

important, parce qu’il nous ramène à la distinction que Spinoza a ouverte entre les faits et leur

interprétation. On est dans un univers où les faits ne valent que s’ils sont interprétables.

La période moderne ne s’est pas ouverte pour eux, ils n’ont jamais été spinozistes. La

modernité ne les a jamais atteints. On peut s’interroger sur ce type de comportement an-

historique. Ils sont habillés comme au XVIIIe siècle en Autriche. Mais ça n’a aucune importance.

Ce n’est pas pour rappeler quelque chose, ce n’est pas pour situer un événement. C’est tout

simplement pour pouvoir se reconnaître entre eux à partir d’un acte fondateur. Pour eux, les

événements historiques viennent révéler un déjà-eu-lieu, le fait que quelque chose, un plan divin,

était à l’œuvre que chaque événement vient mettre au jour. Mais qu’un autre événement viendra

dévoiler plus tard de manière plus explicite, ou moins explicite.

2. Le deuxième usage de la Bible, je vous en ai déjà parlé, c’est pour les Israéliens. C’est

intéressant parce que nous avons bien connu ça, nous les Français, après la Révolution française :

l’Histoire sert à fabriquer une nation. L’ensemble des gens qui sont blonds et qui descendent des

Gaulois, ont eu des ancêtres gaulois. L’État d’Israël s’est créé dans une logique nationaliste. Il n’a

pas été créé par des religieux. Récemment il y a eu un voyage de Juifs ultra orthodoxes qui sont

allés voir le Président de l’Iran pour lui demander de détruire Israël. C’est dire s’ils ne sont pas

sionistes. C’est évidemment exagéré mais ils existent. Ils ne sont pas nés des circonstances

actuelles. Ils sont an-historiques.

Mais pour ceux qui sont quand même dans l’Histoire, ce pays a été créé dans la logique des

luttes de libération nationale, sur le modèle de la Révolution française. Un peuple doit avoir un

territoire et une idéologie, et un passé commun. Et alors, l’archéologie et l’Histoire, soit donc la

Bible, est utilisée comme livre d’Histoire. C’est le pays qui a le plus d’archéologues par tête

d’habitant. Il y a en Israël une quantité d’archéologues absolument incroyable. Les sociétés

d’archéologie fleurissent parce qu’il en vient du monde entier : il y les chrétiens aussi qui

viennent. C’est la terre la plus fouillée au monde.

Et les enjeux sont tels que les jeunes Israéliens ont la Bible comme livre d’Histoire alors que

80 % sont laïques. Il y a aussi en Israël la plus grosse concentration de bouddhistes par tête

d’habitants. Donc ils ne sont pas tous Juifs de par leur appartenance à la foi juive. On se fait des

idées sur cette population, on n’est pas bien informé. Mais ils ont comme matériau historique

fondamental, qui leur sert de Géographie et d’Histoire, l’Ancien Testament. C’est un usage qui

est a-religieux, qui ne prend que les noms : les lieux, les rois, les généalogies.

Est-ce que les thèses de Finkelstein et de Silberman ont déstabilisé ce travail ? Pas du tout. Un

des aspects de leurs thèses est que, puisque les Hébreux ne sont jamais allés en Égypte, puisqu’ils

n’arrivent pas avec Abraham du nord de la Mésopotamie, puisque qu’ils ne font pas partie des

peuples de la mer comme les Philistins qui ont envahi le territoire de Canaan, c’est-à-dire que

puisqu’ils ne sont venus ni du nord ni du sud; ni du nord, ni de l’ouest, ils sont probablement pour

une part venus de l’est, de la Jordanie actuelle, et pour une autre part ils sont autochtones. On

découvre en terre de Canaan, à partir du VIIIe siècle avant J-C, de nombreux documents écrits en

hébreu. Les Israéliens habitent donc au bon endroit, à l’endroit où on a parlé la même langue

qu’eux. On retrouve là des morceaux d’Histoire qui fondent leur Histoire.

La manière dont la population israélienne vit son destin aujourd’hui, petit pays coincé entre de

vastes empires, est exactement celle que, géographiquement, ont décrite Finkelstein et Silberman.

C’est un couloir occupé par des tribus sur des collines, entre l’Égypte et la Mésopotamie, qui

passaient régulièrement par la côte et ignoraient donc même l’existence des habitants des collines.

Égypte et Mésopotamie étaient deux empires qui se battaient entre eux, les Mésopotamiens

allaient jusqu’au sud ou les Égyptiens remontaient jusqu’au nord en suivant la côte. Il y avait une

population dans les collines autour de Jérusalem que ces deux empires ignoraient. C’est la

population qui a écrit la Bible.

Et un jour donc le roi Josias est descendu dans la plaine, à Meguido, là où passaient les

empires. Et il a dit au pharaon : vous êtes ici chez moi, vous ne passez pas. Et la Bible dit : et il

est mort ! La Bible traite en un verset la mort de Josias qui est un non-événement absolu pour les

deux grands empires.

Et l’ironie est de découvrir, après tant de siècles, que ce livre a été écrit par des gens qui

habitaient dans un couloir et qui ont pu vivre tranquilles tant qu’ils ne se mêlaient de rien et que

personne ne s’occupait d’eux, mais qu’à partir du moment où ils se sont un peu développés, ils

ont été conquis. Le royaume d’Israël au Nord est conquis par l’Assyrie. Le royaume de Juda au

sud est devenu non pas un État tampon mais un véritable État entre les deux empires. Il a alors

cru qu’il pouvait reprendre les territoires du nord et il a été liquidé.

Cette Histoire-là, je la trouve un peu ironique parce que, au fond, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils

ont écrit un livre, et c’est tout. Mais c’est beaucoup. Et aujourd’hui nous avons encore le Livre.

Je propose d’arrêter là et de passer à vos questions.

Débat

Un participant - Quelque chose m’a surpris dans votre introduction. Vous dites que dans la

Bible il n’y a pas de héros ni de psychologie. Je prends simplement l’exemple de David. C’était

un héros dans tous les sens du terme. Il est le héros d’une construction littéraire qu’on peut

appeler un conte merveilleux, avec des épreuves de toutes sortes. Et c’est un héros guerrier dont

on vante les exploits. Quant à la psychologie, la sienne me semble intéressante parce que l’auteur

le représente comme partagé, exprimant beaucoup de sentiments, comme dans son amour pour

Jonathan. Il y a un poème lyrique qui exprime bien ce qu’il ressent. Ensuite quand il perd le fils

de Bethsabée, ou quand il perd Absalon où on le décrit pleurant. Il y a quand même une volonté

de lui donner une psychologie.

Isy Morgensztern –Pour moi, David, c’est un personnage. Ce n’est pas un héros dans le sens

grec du terme, comme les rois dans l’Histoire de France, dans la mesure où ce n’est pas lui qui

manipule l’Histoire. Il est au service d’un dessein que sa psychologie, qui semble être celle d’un

être de chair et de sang ne modifie pas.

Et vous me permettez de préciser mon avis, à savoir que, évidemment, la vie d’un personnage,

c’est comme dans les brochures où on met « haut en couleur », ou « vivant ». Il est possible que

David ait existé et qu’il ait été comme ça : une sorte de chef de bande, un voyou sympathique qui

faisait des razzias. On le voit très bien ainsi. Mais j’employais le mot « héros » comme on

l’emploie en général : pour des gens qui font levier sur l’Histoire. Il ne fait pas levier sur

l’Histoire. Et c’est l’avis de ceux qui travaillent sur la Bible.

Évidemment, ceux qui travaillent l’historiographie chrétienne accordent une autonomie au

sujet, et je crois que c’est une bonne chose (ne croyez pas que je glorifie l’Ancien Testament). On

vient de là. Sinon on n’existerait pas. On ne serait que des tribus. Puisque sujet et autonomie il y

a, il y a une tendance à mettre l’accent là-dessus. Mais si on y regarde attentivement, David ne

fait pas l’Histoire : l’Histoire le fait.

Une participante – Je voulais poser une question sur le Temple de Jérusalem. À vous

entendre les découvertes de Finkelstein et Silberman n’ont pas provoqué de vagues en Israël,

mais en France, quand on en parle, cela provoque toujours des remous. Est-ce que vous pourriez

être un peu plus précis ?

I.Morg. – Non, malheureusement, pour une raison qui est indiquée dans le livre et dans les

films : on ne peut pas fouiller l’Esplanade du Temple ou (autre nom du même endroit) Esplanade

des Mosquées. Et à mon avis, on ne la fouillera pas avant un certain temps. Si Temple il y a eu, et

c’est dit dans le film, et si ça avait été un énorme Temple, il y aurait eu des traces. L’archéologue

israélien qui est interrogé en même temps qu’Israël Finkelstein montre des restes d’ouvrages

immenses, qui sont plus anciens que ce qu’on pensait être la date du Temple. Et il dit : quand on a

des monuments il reste toujours quelque chose. Le fait qu’il ne reste rien n’est pas la preuve que

cela n’ait pas existé, mais c’est un gros soupçon. On parle ici du Temple de Salomon. Après,

évidemment, il y a eu un autre Temple qui, lui, a existé.

La thèse de Finkelstein est que Salomon n’est qu’un petit roitelet pour lequel on n’a aucune

source qui le signale. On a un document qui a été trouvé à Tel Dan dans le nord d’Israël qui

signale un roi de la lignée de David, mais le fils de David, Salomon, n’est signalé dans aucun

document. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas existé. Si on a quelque chose qui signale

l’existence de David, un jour, peut-être on trouvera quelque chose qui signalera l’existence de

Salomon.

L’archéologie telle qu’elle est pratiquée recoupe des sources de toutes sortes. La taille de

Jérusalem, qui reste celle d’un village, n’autorise pas l’idée d’un Temple qui serait plus grand que

la ville elle-même. Si Salomon a existé, c’était un petit roi, qui occupait un petit territoire. Et puis

après, toutes les spéculations sont possibles. Je partage tout à fait l’opinion de Finkelstein sur

l’histoire de Salomon : ils ont copié les rois du royaume d’Israël et le grand royaume, c’est le

royaume du Nord. Ils ont dit : ces gens-là sont terribles, pas sortables, pas vivables, Achab est un

voyou. Pourquoi ? Parce qu’il pratique des cultes idolâtres.

Ils se sont approprié la dimension de ces rois-là. C’est à Samarie qu’ont été retrouvées les

preuves archéologiques de rois qui étaient riches et puissants : bijoux en ivoire, etc. Et un palais

énorme. À 100 kilomètres de Jérusalem. C’est le royaume du Nord, le royaume du grand frère. Il

y avait deux royaumes, un petit et un grand, et c’est le petit qui a écrit l’Histoire. C’est Juda. Et il

s’est approprié tous les mérites du grand ; Cette thèse est aujourd’hui relativement acceptée. Et je

crois qu’elle ne fera que se préciser.

Pour le Temple, on ne sait rien. Pour l’anecdote, lorsque le Premier ministre de l’époque,

Ehud Barak, à Camp David, fait une ultime proposition à Clinton et à Arafat pour un accord de

paix concernant Jérusalem, il a eu une idée de génie qui lui a été soufflée par les archéologues. Et

je regrette absolument, d’abord qu’il n’y ait pas eu un accord de paix, mais que cela n’ait pas été

appliqué. Il a dit : nous, les Juifs, nous allons garder le sous-sol, et vous l’Esplanade. C’est la

seule idée raisonnable, parce que sur l’Esplanade il y a deux mosquées. Par contre, s’il y a des

traces du Temple, elles sont en dessous. Je ne connais pas la réponse d’Arafat, parce qu’ils n’ont

pas été jusque là. Les négociations ont échoué. Mais c’est une piste. À ce moment-là, si un jour il

est possible de fouiller sous l’esplanade, peut-être retrouvera-t-on les traces d’un petit temple.

Une participante – Il y a une thèse qui justifie la fuite d’Égypte par l’histoire d’Akhenaton,

ce pharaon qui aurait prôné le premier le monothéisme. Et à sa chute, quand Thèbes a repris le

pouvoir, les partisans d’Akhenaton auraient décidé de quitter l’Égypte. Et ce seraient eux qui

seraient venu en Israël et y auraient introduit le monothéisme. Que faut-il en penser ?

I.Morg. – La décision de créer une religion monothéiste n’est pas une décision métaphysique.

C’est une décision politique. Et la thèse de Finkelstein et Silberman est que, à un moment donné,

le roi Josias a eu besoin, dans le cadre d’une réforme, d’unifier avec son royaume du Sud les

réfugiés du royaume du Nord, envahi par les Assyriens, et qui s’amassaient autour de Jérusalem.

Il y avait là une population disparate, avec des immigrés, un Temple, ça c’est clair, la Bible le

décrit très longuement. Il fallait réunifier tout cela et en premier lieu centraliser le culte à

Jérusalem, et détruire tous les autres lieux de culte hors de Jérusalem. C’est la réforme de Josias.

Réforme qui avait déjà été entamée par son grand-père Ezéchias. Il y a des preuves

archéologiques (pas tout à fait irréfutables mais quand même) de la destruction des lieux de culte

ailleurs qu’à Jérusalem. Donc : centralisation du culte, centralisation du peuple, et pour le coup,

centralisation du pouvoir. Et le monothéisme est une émanation de cette triple centralisation.

C’est donc une création politique.

Toute autre idée qui dirait que la religion naîtrait de la religion, c’est-à-dire d’un concept

religieux, par exemple du fait qu’ils adoraient le soleil, tombe. Il y a une grande différence entre

un Dieu créateur comme le Dieu de la Bible, qui crée une humanité où tout le monde est frères et

sœurs, qui crée donc la notion même d’humanité et reste en dialogue avec elle, et le soleil, qui

réchauffe et c’est tout. Et Akhenaton n’est pas un Dieu créateur et pas un Dieu en dialogue avec

l’humanité.

Et dernier point, les seuls qui paraissent venus d’Égypte pourraient être les Lévites. Ils n’ont

pas reçu de territoire dans le partage de la Terre de Canaan. Comme il n’y a pas eu de conquête

de Canaan, le partage est un partage entre des gens qui sont déjà sur place. Est-ce que ces gens

déjà sur place ont invité des prêtres qui avaient séjourné en Égypte, qui y avaient fait des études, à

devenir leurs prêtres, c’est-à-dire est-ce qu’ils se sont payé des prêtres un peu corrects ? Ce n’est

pas impossible.

Mais comment reconstituer ça ? Tout ce qui est papyrus a subsisté uniquement en Égypte

grâce à la sécheresse du climat. Et sur cette masse immense de vestiges, il n’y a qu’une seule

occurrence, une seule mention sur des millions, qui concerne Israël. C’est une bataille que le

pharaon Merneptah a menée, et où il donne une liste de peuples qu’il a liquidés. Et il dit : « leurs

semences n’existent plus ». Et dans la liste il y a Israël. Au XIIe siècle avant JC. Ces empires

étaient extrêmement administratifs. Ils couvraient leurs murs d’inscriptions officielles. Ils

relataient tout. Il semblerait donc qu’il y avait un peuple, qui était plutôt dans le nord, en Galilée,

qui a été battu militairement, et qui s’appelait Israël. C’est la seule occurrence.

Par contre il y a énormément de Sémites signalés en Égypte. Peut-être qu’un jour on trouvera

en Égypte où les papyrus sont conservés quelque chose là-dessus. Dans la Terre de Canaan, où

c’est humide, on retrouve les sceaux mais plus les textes. On ne trouve que les textes sur des

pierres. Et les seuls sur des pierres qu’on ait retrouvés ne vont pas du tout dans cette direction :

c’est le nom de Yahvé (« Yaho ») écrit dans les montagnes du sud, dans le Néguev et le Sinaï.

Donc il y avait un Dieu qui s’appelait comme ça dans le sud. Tout ça ne mène pas vers

Akhenaton.

Il y a quelque chose d’énervant, aussi, dans cette hypothèse, dans cette histoire-là, c’est que

les Hébreux n’auraient pas été capables de l’écrire eux-mêmes. C’est-à-dire d’inventer eux-

mêmes un monothéisme. Comme ils ne l’ont pas inventé, d’après moi, religieusement mais

politiquement, et que c’est devenu une religion à cause de l’exil, je ne vois pas pourquoi il

faudrait aller chercher ailleurs. Cela ne ressemble ni à l’Égypte ni à la Mésopotamie. Les deux

grands empires qu’ils ont à leurs côtés fournissent les détails mais pas le cœur du dispositif. La

Bible ne ressemble pas du tout à ce qu’on connaît de l’Égypte ou de la Mésopotamie.

Un participant – J’ai deux questions. Je crois qu’il y a une galerie qui a été creusée le long du

mur de l’esplanade du Temple et on y aurait trouvé des traces du premier Temple.

I.Morg. – Du second, pas du premier. Mais il est possible qu’il y ait eu un premier Temple.

Rien ne s’y oppose. Le seul vrai problème, c’est la Bible elle-même : tel qu’il est décrit, c’est un

palais absolument énorme. C’est pour cela que c’est difficile à accepter. Un Temple pareil

n’aurait pas pu passer inaperçu. La description qui en est donnée en fait un bâtiment splendide,

d’une taille inouïe. Et ça, ça paraît hautement improbable.

Il est possible qu’il y ait eu un premier Temple à Jérusalem et qu’un jour on en retrouve des

morceaux, mais pas d’un Temple aussi immense. Le problème sera aussi d’identifier ces

morceaux comme étant ceux d’un Temple et pas simplement d’une bâtisse ordinaire.

Dans la ville d’Arad au nord du Néguev on a trouvé un temple du VIIIe-VIIe siècle. C’est un

petit temple. Et vu le coin on imagine que c’est un temple israélite, puisque la région était peuplée

par des Israélites Et il y a deux pierres levées, ce que la Bible signale. Mais cela ressemble peu à

l’idée qu’on se fait de Yahvé. Il n’y a pas d’inscriptions, pas de représentations physiques, mais

ce sont deux pierres levées. C’est tout.

À Gézer, qui est un site de fouilles et un tell à côté de Tel Aviv, il y a tout un alignement de

pierres levées un peu comme à Carnac. On y a retrouvé un taureau de bronze. On pense tout de

suite au Veau d’Or. À cette époque ils adoraient des taureaux.

On ne peut rien dire pour ce qui pourrait encore être découvert. Mais on sait ce qui est déjà

découvert et qui a un sens. Toutes ces inscriptions ne figurent pas sur des temples. De toutes

façons, c’est un Dieu an-iconique, non représenté et non représentable :que pourrait-on

découvrir? Comment savoir si le temple qu’on trouve était dédicacé à Yahvé ? La logique

voudrait que Yahvé ait été un Dieu national, et qu’à partir du moment où les Hébreux sont partis

en exil se soit posée la question de transformer ce Dieu national en Dieu créateur pour tous. Du

moment où ils ont rajouté la Création, ils ont fait créer le monde par ce Dieu. En fait on est passé

d’une religion nationale à une religion de l’humanité. Ensuite le christianisme l’a ouverte à tous.

Mais comment savoir par l’archéologie quels étaient les sentiments religieux des gens ?

Le participant – Ma deuxième question est la suivante : est-ce que par l’archéologie on en

sait un peu un plus sur les relations entre les deux royaumes ?

I.Morg. – Ah oui. La thèse de Finkelstein et Silberman est qu’il y avait deux royaumes et que

jamais il n’y en a eu qu’un seul. L’Histoire de ce royaume unique qui fait scission et des deux fils

de Salomon qui se séparent n’est qu’un rêve. Les deux royaumes sont absolument lisibles sur le

terrain. Et puis dans la Bible le royaume d’Israël est copieusement injurié, parce que c’est le

royaume riche. Il est riche, il est proche de l’actuel Liban et de l’Assyrie, et ils ont beaucoup de

dieux de la fécondité. Ceux qui sont plus métaphysiciens vivent sur un tas de cailloux à

Jérusalem. On a une très bonne vision sur les deux royaumes. Il y a énormément de restes

archéologiques. Les rois des deux royaumes sont confirmés par des sources extérieures. Il y a des

stèles qui mentionnent un roi de Damas qui a battu un roi d’Israël, et ailleurs un roi de Juda. Une

stèle parle d’une bataille contre le roi d’Israël et le roi de Juda. Il cite les deux en disant qu’il a eu

des ennuis avec tous les deux.

Le problème c’est le royaume unifié. Dans la mesure où la stratégie politique du roi Josias est

de conquérir le territoire d’Israël qui a été mené en exil par les Assyriens, il se donne comme

prétexte de « reconquérir l’empire », mais c’est un argument idéologique : il n’y a jamais eu

d’empire. C’est un peu comme si la Belgique disait : on va reconquérir le Premier Empire, celui

qui incluait la France et la Belgique …

( interruption dans l’enregistrement - une question est posée sur les manuscrits de la Mer

Morte)

I.Morg. - ……… les manuscrits de la Mer Morte sont à peu près contemporains de l’époque

du Christ. Leur découverte a été un choc énorme parce que les textes bibliques retrouvés sont très

similaires à l’Ancien Testament. Ce qui veut dire que le texte biblique était déjà fixé à l’époque

du Christ, ce dont on n’était pas sûr jusque là.

L’autre événement, c’est qu’on a cru pendant un moment qu’il y avait dans les textes

retrouvés des règles de comportement d’une secte, de gens qui pratiquaient une religion dans le

désert. Mais il faut être prudent : on ne sait pas très bien si c’est une bibliothèque organisée là à

cause de la guerre avec les Romains, auquel cas on a tous les livres de toute la région qui ont été

entreposés là, et dans ce cas-là on ne peut rien savoir sur les bibliothécaires. Et ce n’est pas la

bibliothèque d’une seule secte. Si vous lisez tous les livres de la bibliothèque de Toulouse, vous

ne saurez rien sur les Toulousains.

Mais ça pouvait aussi être la bibliothèque d’un groupe particulier. Et dans ce cas, on a cru

qu’il s’agissait des Esséniens, c’est-à-dire quelque chose qui passait par Saint Jean Baptiste et qui

pouvait mener à Jésus. Et c’est pour ça qu’ils ont été pendant très longtemps cachés. L’École

biblique de Jérusalem voulait les étudier à fond pour voir si on pouvait y trouver des traces de la

naissance du christianisme et de l’aventure de Jésus.

Maintenant on les connaît mieux. Il y a eu des histoires absolument incroyables, des histoires

policières, avec des vols, des procès, mais ils sont maintenant disponibles, y compris pour les

Juifs américains qui sont des gens très teigneux, et il semblerait que l’hypothèse essénienne soit

douteuse. Et Neil Silberman a écrit un livre sur les manuscrits de la Mer Morte dans lequel il

parle plutôt de fanatiques d’un genre très proches d’Al-Quaïda (ce sont ses termes), c’est-à-dire

des intégristes, et pas des Esséniens proches du christianisme.

Je ne m’y connais pas assez pour en parler. J’ai lu beaucoup de choses sur ce sujet. C’est un

problème en soi. Il manque trop d’éléments. On ne sait pas si c’est un groupe humain et les thèses

de ce groupe humain, ou si c’est une bibliothèque de gens qui ont mis à l’abri dans le désert tous

les documents qu’il y avait à l’époque en Terre Sainte. À l’époque la Terre Sainte était sous

occupation romaine et il fallait mettre les livres en sûreté.

Pour les prophéties, je crois que, honnêtement, cela n’évoque rien.

Une participante - J’aurais voulu avoir votre sentiment sur l’analyse de Régis Debray dans

son livre Dieu, un Itinéraire. Son regard de médiologue vous paraît-il intéressant ?

I.Morg. – Absolument. Nous nous connaissons et nous avons eu l’occasion d’en parler. Il a

raison sur beaucoup de points par rapport aux archéologues.

Seulement, avec l’Histoire, avec l’archéologie, on ne fait pas de l’être ensemble. Il n’existe

pas d’éthique des faits. Constater que quelque chose a eu lieu ne dit pas comment se comporter.

Le souci de Régis Debray, c’est la construction d’une éthique, c’est de ne pas laisser la société

française se déliter sans un dispositif d’« être ensemble », sans un système de valeurs. C’est ainsi

que, par exemple, il est devenu partisan d’enseigner l’Histoire des religions à l’école. C’est mon

cas aussi. Je pense qu’il faut enseigner l’Histoire des religions à l’école.

Mais je ne sais pas bien ce qu’il pense (et je ne sais pas s’il le sait lui-même, parce que ce

n’est pas toujours clair dans ce qu’il dit) sur ce que je crois personnellement : qu’il faut raconter

les récits religieux comme des Récits, et dire aux élèves : attention, ce n’est pas un Programme.

Par exemple le Petit Chaperon Rouge, il ne faut pas le tuer, ce n’est qu’une histoire. Mais c’est

important qu’il y ait des récits collectifs.

L’absence de récits collectifs crédibles est un handicap, c’est-à-dire des récits dans lesquels on

puisse reconnaître des tourments qui sont les siens, des problématiques qui soient les siennes, que

ce soit avec le christianisme, le judaïsme, ou même l’islam. Sans cela, on arrive à une autonomie

du sujet telle que plus rien n’est possible, puisqu’on est des sujets autonomes, avec des psychoses,

et rien ne vient nous coudre ensemble.

Régis Debray s’est beaucoup intéressé au christianisme orthodoxe et aux icônes. La

médiologie vient un peu des travaux qu’il a fait sur les icônes. Mais pour moi ce sont des fausses

pistes. Tout ça n’a rien à voir avec l’archéologie. L’archéologie ce sont des faits : ça a eu lieu, ça

n’a pas eu lieu.

Un participant – Sur Qoumran et les Esséniens, j’ai assisté à la conférence d’un dominicain

qui avait fouillé le site, et il pensait que c’était des Esséniens. Il disait aussi que dans les ruines il

y avait beaucoup de grandes citernes et de lieux d’ablutions. Lui aussi pensait que c’était plutôt

des intégristes. Mais pour lui, la raison de l’enfouissement était que c’était un endroit où il y avait

des copistes des textes anciens et que les rouleaux retrouvés contenaient des erreurs et que

comme on ne pouvait pas détruire un texte sacré on les portait dans des grottes.

I.Morg. – Je vois très bien à quoi vous faites allusion. Des textes religieux ne pouvant pas être

détruits sont stockés. C’est pour cela qu’on en a retrouvé en Égypte étalés sur six siècles.

Mais sur le statut de Qoumran je ne peux pas dire plus que ce que j’ai dit. Je crois que tant

qu’on ne retrouvera pas d’autres sources d’information on ne pourra pas trancher. Je crois que là

il y a impasse, pour l’instant.

Un participant – Vous avez parlé des Lévites et vous avez dit qu’il n’y avait pas de traces de

leur sortie d’Égypte et que donc ils n’avaient pas existé. Mais qu’il n’y ait pas de traces, pour

moi, ne veut pas dire qu’ils n’aient pas existé.

I.Morg. – C’est une question de quantité. Six cent mille hommes en armes, dit la Bible, c’est-

à-dire deux millions de personnes. L’Égypte à l’époque comportait trois millions d’habitants. La

sortie deux millions de personnes dans un pays de trois millions d’habitants, non seulement cela

aurait laissé des traces, mais cela aurait été pour l’Égypte un effondrement économique total et

absolu. Admettons que ce soit une exagération. Mais le problème n’est pas là. Même si c’est

soixante mille, même si c’est six mille, cela reste une sortie en masse. Cette sortie en masse est

difficile à croire parce que l’Égypte n’est pas un simple boulevard, c’est un empire, avec des

postes-frontière tous les cinquante kilomètres qui signalent les passages de bédouins qui font des

razzias : il en rentré cinq, il en est sorti trois. On a conservé tout cela. Il n’y a visiblement pas

d’émigration massive, voire même de petits départs.

Là où il y a peut-être quelque chose, c’est que les Lévites soient partis avec l’affaire

d’Akhenaton et aient été accueillis avec des groupes de migrants. Il y avait beaucoup de Sémites

qui travaillaient en Égypte et il y avait des retours au pays. L’histoire de Joseph en Égypte est

crédible. Ils allaient en Égypte quand il y avait des sécheresses ou des famines. La Terre de

Canaan et le désert du Sinaï sont des pays plus que secs. Ils allaient louer leur main d’œuvre. Ça,

les sources égyptiennes le confirment. Et le film montre des types sémites dans les peintures.

Les lévites n’étaient pas des pasteurs et, dans la répartition des terres aux douze tribus, ils ne

sont pas territorialisés. On ne va donner des terres à des prêtres puisque leur boulot est d’aller être

prêtres partout. L’hypothèse peut tenir. Mais on manque de preuves.

Une participante – Est-ce que ces recherches ne vont pas ébranler la foi des croyants ? Vous

avez évoqué les intégristes qui ne bougent pas, mais les autres, les simples croyants ?

I.Morg. – Non. Ce sont deux séries causales autonomes. La population religieuse en Israël est

minoritaire, mais elle est en augmentation. Or Finkelstein est patron du département

d’archéologie de l’université de Tel-Aviv et il a eu l’équivalent d’un Nobel en archéologie, le

Dan David Price. C’est quelqu’un d’officiel dans le pays, ce n’est pas un marginal. Et puis c’est

un petit pays. Les gens savent. Et pourtant il y a de plus en plus de gens religieux.

Un participant – Pour rester dans l’Israël moderne, vous avez dit que les élèves des écoles

lisent la Bible comme un livre d’Histoire. Est-ce que vous établissez là une corrélation avec les

fondamentalistes américains et est-ce que vous n’y voyez pas une forme de reconnaissance dans

la Bible d’un phénomène historique ?

I.Morg. – Non. Là encore c’est absolument le contraire. A l’école la Bible est étudiée comme

un livre d’Histoire, pas comme un livre de religion, puisque les écoles publiques sont laïques. Il

n’y a pas de prière à l’école en Israël.

Les fondamentalistes américains, quant à eux, considèrent qu’il y a une mission du peuple

américain, qu’ils assimilent au peuple hébreu de la Bible. Donc on est dans la logique religieuse :

un dialogue avec Dieu qui débouche sur une mission.

Les jeunes israéliens, pour ce que je sais d’eux, ne se reconnaissent aucune mission. C’est la

population la plus hédoniste et la plus individualiste que je connaisse.

Un participant – Est-ce qu’il existe dans l’Ancien Testament quelque chose qui permettait de

pressentir l’avènement du Nouveau testament ? Est-ce que Flavius Josèphe a eu connaissance de

l’existence du Christ ?

I.Morg. – À votre première question, évidemment la réponse est oui. Le Nouveau Testament

est une relecture de l’Ancien. En particulier les Prophéties qui sont reprises presque telles quelles.

La mort de Josias correspond, à deux petits rois près, à la fin de la dynastie davidique. Il n’y aura

plus de rois de la lignée de David qui vont régner sur les Juifs. Mais cela va paradoxalement créer

l’espoir d’un retour d’un roi de la lignée de David sur les Juifs. Cette figure va être reprise pour

Jésus. Le messianisme juif et le messianisme chrétien ne sont pas les mêmes mais quand même

c’est la même idée : un espoir futur.

Pour Flavius Josèphe, il y a dix lignes sur Jésus dans Les Antiquités Juives, qui ont l’air d’être

une interpolation de copiste absolue. Ce livre parle de la période du Christ et en dehors de cela il

ne cite jamais Jésus. Ce n’est pas exactement le même style que le reste du livre. Donc c’est un

coupé-collé. Donc peu crédible, une interpolation, même s’il y a des chercheurs qui estiment ce

passage authentique. C’est tout. On n’a rien d’autre de cette époque.

C’est un sujet délicat. Personnellement je crois que des trois personnages ; Josué, qui est censé

avoir conquis Canaan ; Josias ; et Jésus, qui est le Christ et qui est de la lignée de Josué et de

Josias, le seul qui ait vraiment existé c’est le roi, c’est Josias. Les deux autres sont des figures

littéraires. Celle qui le précède, c’est clair, c’est ce que montre Finkelstein : la conquête de

Canaan n’a pas eu lieu, ils se sont inventé un ancêtre pour raconter leur installation dans le pays.

Et de même qu’il y a eu des gens pour écrire l’Ancien Testament, il a eu des gens pour écrire le

Nouveau. Donc il y avait des chrétiens. Il y a des gens qui se sont séparés du judaïsme et qui ont

créé le christianisme.

Ma tendance c’est de penser que ceux-là ont, comme les Juifs à l’époque de Josias, eu besoin

de récits et qu’ils ont créé la figure littéraire de Jésus en reprenant la filiation Josué, Josias, Jésus.

Et pour moi, de toutes façons, cela ne change rien, parce que ce qui est important c’est qu’il y a

eu les chrétiens. Évidemment quand on est religieux ça change beaucoup de choses.

Qu’on ait repris le texte de l’Ancien Testament pour écrire le Nouveau, cela ne fait aucun

doute. Il y a une population “d’esprit chrétien” (judéo-chrétien) à l’époque de Jésus, qui se

détache petit à petit du judaïsme. Et l’histoire de Jésus, cela ressemble tellement à une narration, à

une reprise textuelle de passages de l’Ancien Testament, à des réponses apportées à des passages

de l’Ancien Testament. Mais ça c’est une autre histoire. Je crois que pour Jésus aussi on est dans

une logique narrative.

Un participant – Est-ce qu’on pourrait savoir quelle est l’opinion des scientifiques juifs ?

I.Morg. – Il y a la série que vous pouvez trouver en librairie qui s’appelle Corpus Christi et

ensuite Les Origines du Christianisme, faites pour ARTE, où il y a des universitaires juifs qui

interviennent. Et ceux qui interviennent analysent le texte du Nouveau Testament comme un

document historique, qui rapporte la vie des Apôtres et de Jésus. Il y a là des savants juifs qui

estiment que Jésus est un personnage historique. Mais là on est vraiment dans le domaine de

l’opinion. On n’est pas du tout dans le domaine des faits.

Je suis très attaché à l’idée que, pour se sortir d’une situation pour laquelle il n’y a pas de

solution, les gens écrivent des histoires. Ils en ont écrit pour l’Ancien Testament, ils en ont écrit

pour l’islam. Il n’y a aucun doute là-dessus. Donc je ne vois pas pourquoi ils n’auraient pas fait ça

pour le christianisme.

Une participante – Que faites-vous alors du fait que l’histoire du Nouveau Testament ait été

écrite par des témoins et par des personnes ayant vécu avec Jésus ?

I.Morg. –À partir du moment où vous estimez que ce sont des témoins, je comprends ce que

vous dites. Mais quand on travaille sur les textes, il est difficile de les considérer comme des

témoins directs. Énormément de faits rapportés sonnent comme étant rapportés par des gens qui

habitaient loin. Ils sont rapportés, mais pas bien. La fête des Palmes est rapportée comme se

passant à Pâques alors que, même encore aujourd’hui, nous savons qu’elle a lieu en novembre. La

manière dont Jésus est accueilli à Jérusalem correspond une fête qui a lieu en octobre et qui existe

encore. Il y a toute sorte d’éléments de ce genre qui font qu’on se pose la question de la nature

des témoins. Même les trois Évangiles synoptiques ne se recouvrent pas exactement. On manque

de faits extérieurs. Mais c’est une discussion pour laquelle je n’ai pas de compétence particulière.

La participante – Cela n’a pas été écrit au moment des faits.

I.Morg. – C’est sûr. Ça c’est pour les faits. Mais pour les témoignages…

La participante – Les mêmes événements peuvent être rapportés de manière différente par

plusieurs personnes. Prenez un accident dans la rue, sur quatre témoins vous pouvez avoir quatre

récits différents. Ce qui n’enlève rien à la réalité de l’événement.

I.Morg. – Je voudrais juste donner des faits qui permettent de juger. Lorsqu’on connaît bien

l’Ancien Testament on voit que beaucoup d’actes de Jésus visent à mettre ses pas dans les pas de

l’Ancien Testament. Comme sa naissance à Bethléem dans une lignée davidique. Si vous n’avez

pas la foi, vous y voyez le travail qui est fait par des littérateurs pour organiser un récit qui

permette de suivre ou d’être dans la continuité de l’Ancien Testament. Comme si vous écriviez la

suite du livre précédent. Cette idée-là a le mérite d’une certaine logique.

Après, les témoignages, c’est une question de foi, parce qu’on n’a pas de sources extérieures.

Et je ne sais pas si un jour on aura des sources extérieures, c’est-à-dire des gens qui rapportent ces

événements ailleurs que dans le Nouveau Testament. Alors que dans l’Ancien Testament, et c’est

le thème de notre rencontre d’aujourd’hui, on peut parler de la Bible et de l’historien parce qu’il y

a des sources extérieures.

La grande révolution qui a été accomplie par les archéologues, c’est d’avoir mis ensemble des

sources extérieures, c’est-à-dire d’avoir été chercher en Assyrie, en Égypte, dans différents pays,

et dans le sol, des sources qui ne tiennent pas compte de ce que raconte la Bible, et qui puissent

dessiner un paysage qui est un paysage factuel.

La participante – Je ne trouve rien d’étonnant à cela parce que le groupe d’hommes qui sont

autour de Jésus ce ne sont que les douze apôtres. C’est vraiment une poignée. Il est alors normal

qu’aucun écrit à statut historique n’y fasse allusion. Jésus a été crucifié parmi d’autres. Je ne

trouve pas cela anormal.

I.Morg. – C’est pour ça que je dis que je ne suis pas la bonne personne. Je n’ai que mon avis.

Ce que j’ai rapporté sur l’Ancien Testament, j’espère le plus fidèlement possible, ce sont les

travaux de gens tout à fait compétents. Là non.

Un participant – Je voudrais signaler que les Évangiles ont été écrits quand même longtemps

après la mort de Jésus et en aucun cas par des témoins directs. La meilleure preuve en est qu’ils

ont été écrits (ou tout au moins nous sont parvenus) en grec alors que la langue véhiculaire de

Jésus, de son époque et de son milieu, était l’araméen. Déjà cela implique une grande distance.

Mais de toutes façons ont connaît la date de rédaction des Évangiles par des études comparatives

diverses, je n’entre pas dans les détails, et, des quatre synoptiques, le plus proche des événements

n’est pas antérieur à 70 après J-C. Étant donné la durée de vie à l’époque et les moyens de

transmission, c’est une distance déjà considérable. Il y a très certainement eu des transmissions de

témoignages, mais on ne peut pas dire que ce soient les témoins eux-mêmes qui les aient

transcrits.

Un participant – Vous avez dit que la Genèse et Noé, toute cette partie la plus ancienne, a été

écrite plus tard. Est-ce qu’on a des dates là-dessus ?

I.Morg. – On n’a pas de dates d’écriture proprement dites, mais le fait qu’on ait retrouvé ces

légendes et ces récits dans des sources mésopotamiennes… (brève interruption de

l’enregistrement) …le peuple d’Israël est en exil à ce moment-là à Babylone. Donc selon toute

vraisemblance ils ont été écrits au moment où il est était à Babylone. Ce sont des récits

universalistes, qui ne mettent pas en scène les Hébreux. Les premières mises en scène des

Hébreux ont été rédigées avant. L’histoire des Hébreux commence avec Abraham. Tout ce qui est

avant Abraham (Adam et Ève, Caïn et Abel, Noé), ce ne sont pas les Hébreux, les “fils d’Israël”,

c’est l’humanité. À quelle date ? Honnêtement c’est ouvert. Peut-être IIIe, peut-être IIe siècle

avant J-C.

La tradition dit que ces textes sont « très anciens », et que le dernier texte qui ait été introduit

dans la Bible c’est le Cantique des Cantiques au IIe siècle. Mais cela sent l’idéologie parce que le

Cantique est le seul texte de la Bible où ne figure pas le nom de Dieu. Il y a deux textes dans la

Bible qui ne citent pas le nom de Dieu, c’est le Cantique des Cantiques et Esther. Esther, on peut

l’admettre : le mot esther veut dire « caché ». Donc le nom de Dieu pourrait être caché. Le

Cantique des Cantiques, on ne sait pas trop pourquoi il est dans la Bible. Le Talmud en parle. Le

Talmud débat de la raison pour laquelle le Cantique des Cantiques est dans la Bible. Il y a des

textes qui n’ont pas été retenus.

Un participant - Il y a un facteur qui vient conforter la thèse de Finkelstein et dont ils ne font

pas du tout mention. C’est le simple fait que l’écriture hébraïque n’est pas apparue avant le IXe

siècle avant J-C. On voit l’évolution à partir du phénicien, avec des ostraca et différents

documents, mais l’hébreu ne dispose d’une écriture qu’à ce moment-là. Donc les textes de la

Bible ne pouvaient pas être mis par écrit puisqu’il n’y avait pas d’écriture.

I.Morg. – C’est une des pièces essentielles du dossier. Elle est peu traitée dans le livre, c’est

vrai. Un jour, en discutant avec Finkelstein, je lui ai demandé pourquoi ce n’était pas développé.

Est-ce que les Hébreux savaient écrire, est-ce qu’ils savaient lire ? Quelle langue écrivaient-ils et

parlaient-ils ? L’inscription qu’il y a dans le tunnel de Siloé est en hébreu. Et on est au VIIIe

siècle. Est-ce que l’hébreu était alors couramment répandu ? Et il me dit : il y a quelqu’un qui est

très fort là-dedans, il est professeur à l’université de Los Angelès, il s’appelle Schneidewind, il a

écrit une livre qui s’appelle How the Bible became a Book, « comment la Bible est devenue un

livre ». J’ai pris l’avion avec un caméraman et j’ai été le voir, et c’est dans le film. Le livre doit

être publié en français. Il traite exactement de ça. Quelle langue parlaient les Hébreux ? Est-ce

que cette langue était populaire ou seulement réservée à une classe de lettrés ?

Il y a une thèse, qui est celle de Silberman et de quelqu’un qui s’appelle Baruch Halpern, qui

est magnifique. Elle dit qu’il y a eu au VIIe siècle une révolution démocratique. La Bible signale

une alliance entre Josias le roi et des gens nommés le Peuple de la Terre et cette alliance se fait

sur la base d’un livre, qui l’oblige lui autant que le peuple : le livre de l’Alliance, signalé dans la

Bible. “Et il (Josias) lit le livre de l’Alliance à la population”. Et l’Alliance est scellée. Un roi va

dépendre d’une alliance scellée avec son peuple et pas uniquement de son bon vouloir.

Ça ne veut pas dire que les gens savaient lire. Mais dès cette époque-là on trouve des ostraca

de gens qui utilisent l’hébreu à des fins purement domestiques. Il y a notamment un gars qui se

plaint au roi qu’on lui a volé ses affaires. C’est un texte qui est sur un tesson du VIIe siècle, et en

hébreu. Cela nous ouvre des horizons absolument inouïs, parce que c’est la langue de la Bible et

il s’en sert pour envoyer une plainte. Il dit au roi : j’avais posé mes affaires en un endroit, on me

les a volées, c’est un soldat de votre armée qui a fait ça. Et il y a d’autres documents comme ça.

Donc il y a une révolution démocratique. Oui, les gens utilisent l’écriture pour des choses

domestiques au VIIe siècle, et pas avant. Et donc la mise par écrit de la Bible semble être

l’événement majeur de l’Histoire de l’humanité de cette époque, c’est Schneidewind qui le dit, il

en remet une couche, mais on peut en faire état. La révolution qu’accomplit l’Ancien Testament

c’est le fait qu’un document écrit fasse autorité. Avant, il n’y a pas de document écrit qui fasse

autorité. Il y avait des documents écrits qui racontaient des histoires, mais ils ne faisaient pas

autorité. Il n’y avait pas de contrats.

Il y a bien eu le code d’Hammourabi, mais le code d’Hammourabi ne fait pas autorité. C’est le

contre-exemple absolu. Il rapporte des jurisprudences, il rapporte différents actes, mais ce n’est

pas un document d’alliance comme la Bible. La Bible propose une alliance, elle propose un

contrat à tous, y compris au roi, ce qui est ahurissant, et qui n’est pas dans le code

d’Hammourabi. Avec la Bible, les lois qui figurent dans le Deutéronome (le cinquième livre du

Pentateuque, de la Thora) s’appliquent aussi au roi. On est bien dans un contrat. Hammourabi

dit : voilà les lois que j’ai édictées. La Bible dit : voici les lois qui vont s’appliquer à tout le

monde.

Et la thèse de Finkelstein, c’est que c’est la première fois (pour des raisons de faiblesse : un

petit pays, un petit roi) qu’on passe un accord démocratique avec le Peuple de la Terre, même si

ce ne sont pas les paysans, ce sont les propriétaires terriens. Ce n’est pas un roi puissant, ce n’est

pas Pharaon, et il propose de lever une armée à des gens qui vivent sur des territoire que les

Égyptiens ou les Assyriens peuvent conquérir, et il fait alliance avec eux. Dans le Deutéronome il

est très clairement indiqué que ce livre, Le livre des Lois, est le livre de l’Alliance.

Que cette alliance soit écrite, que ce soit un contrat et une convention, cela m’a tellement plu

que je l’ai mis dans le film. Et Schneidewind dit : la révolution absolue du VIIe siècle avant notre

ère est une révolution démocratique dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Une sorte de

floraison. Floraison de l’écriture, floraison de la lecture, et alliance grâce à l’écriture et à la

lecture. Donc pour la première fois, apparition d’un pouvoir négocié, donc démocratique et non

pas de droit divin. Il y a là quelque chose qui prête à réflexion sur le statut de l’écriture. Et donc

le rôle de la Bible.

Un petit mot encore. Chez Platon, écrire, c’est sténographier. Ça ne sert à rien. L’autorité n’est

que dans la parole. Ils se promènent de long en large et ils discutent comment réformer la société.

Et ils écrivent des livres comme La République (que je ne souhaite pas à mon pire ennemi d’avoir

à mettre en œuvre). Et dans ”La République”, Platon dit qu’il n’y a aucune autorité à la chose

écrite. L’écriture n’est que de la sténographie.

Et c’est repris dans la tradition juive. La tradition juive, curieusement, et en dépit de tout ce

qu’on dit, « le peuple du livre », que moi-même j’ai utilisé pour le film, est un peuple de tradition

orale. La Bible n’existe pas si elle n’est pas commentée. C’est ce que dit le judaïsme religieux.

Vous ne pouvez pas étudier tout seul, vous devez avoir des maîtres qui vous commentent. Et en

plus si vous lisez le Talmud (c’est très compliqué) vous ne pouvez pas le lire tout seul. On est

dans la puissance et l’autorité de la parole.

Il est dit qu’il y a deux révélations qui ont été faites à Moïse sur le Sinaï : le texte écrit et la

tradition orale. Il n’y donc absolument aucune primauté de l’écrit, en dépit de la beauté de

l’expression « peuple du livre ». Mais il y a un document qui fait autorité, et la transcription de ce

document qui fait autorité, ce que Heinrich Heine a appelé “la patrie portative”, connaîtra un

destin absolument énorme.

Le monde anglo-saxon l’a intégré. Ce sont des pays avec une législation quasiment révélée.

On ne comprend pas très bien le rapport à la loi des États Unis si on ne comprend pas leur lien

avec l’Ancien Testament. La loi est d’abord et avant tout un texte écrit immuable qui vaut parole

divine. En France non, il y a du verbe, “Au commencement était le Verbe” et ce verbe dépend du

locuteur. Avec le verbe on est monté à la tribune de l’Assemblée Nationale en 1793 et on a fait la

Révolution. Avec la Loi et le texte ils ont passé une Alliance.

11 mars 2006

(Cette conférence a été présentée à l’antenne commingeoise du GREP à Saint-Gaudens le 18

mars 2006. On trouvera ci-après une transcription des parties du débat commingeois qui ne font

pas (pas trop) double emploi avec le débat toulousain)

Débat commingeois

Un participant – Lorsque vous avez parlé de l’épisode de Massada, vous avez eu cette phrase

: c’étaient des Hébreux, ce n’étaient pas encore des Juifs. Pourriez-vous expliciter ?

Isy MORGENSZTERN – Je voulais qu’on soit attentif au fait que les Juifs ce sont à l’époque

les habitants de la Judée et pas ceux que nous dénommons aujourd’hui les Juifs. Les Assyriens

qui les ont emmenés en exil les appelaient les Judéens. On a toute une série de problèmes avec la

terminologie « Juif » qui est une appellation moderne, il n’y a pas encore de judaïsme constitué à

l’époque de Massada, il est en formation, on n’en est qu’aux débuts du Talmud. Pour des raisons

plus pédagogiques qu’historiques je réserve donc le terme « Juif » à la période qui suit

l’émergence du christianisme et il me semblerait plus juste avant cette période de parler de

judéens (qui seraient des proto-Juifs). Le terme « Hébreu » est très peu employé dans la Bible.

Son usage récurrent est récent et utile, car il permet de situer une population qu’on cherche à

distinguer des « Juifs ». Ca a été tenté pour les citoyens juifs d’Israël, pays également appelé

« l’Etat Hébreu ». La Bible parle surtout des Fils d’Israël (ce qui crée une autre confusion car il y

avait également un royaume d’Israël distinct du royaume de Juda) et des Fils de Juda. Le seul

livre de la Bible qui parle des Juifs est le livre d’Esther, dont l’action se déroule à Babylone (et où

l’on parle pour la première fois de la « haine des Juifs », ce qui sera nommé au XIXe siècle

« l’antisémitisme » : l’Histoire est ainsi faite qu’à partir du moment où il existe des « Juifs », il y

a des « antisémites »). Et je ne dis pratiquement jamais Palestine concernant la terre de Canaan,

non pas que j’aie quelque chose contre l’Etat palestinien à venir, mais parce que c’est le nom que

les Romains ont donné à la terre des Philistins, et qui a été repris par les premiers sionistes juifs

(avant que le nom d’Israël ne s’impose). Il existe de nombreux timbres et objets divers en hébreu,

dans les années qui précèdent la création de l’Etat d’Israël, où figure la mention Palestine. Pour la

génération de mes parents, on allait en Palestine. Ce n’est donc pas une dénomination arabe, ni

juive, mais romaine. Mais il vaut mieux éviter d’utiliser ce nom pour parler de la Terre Sainte

antique car c’est une source de confusion supplémentaire. Bref, les questions de dénomination ne

sont pas simples parce que ce qu’elles visent à nommer n’est pas simple, n’en déplaise aux esprits

fanatiquement méthodiques.

Un participant – On parle couramment des « trois religions du Livre » pour désigner les

religions juives, chrétiennes et musulmanes : pour moi cela voulait dire que, par rapport aux

autres religions (basées sur la tradition orale), ces trois religions s’étaient, dès leur début,

appuyées sur un Livre. Si cela semble être le cas des chrétiens et des musulmans, peut-on dire

qu’au moment de la première « compilation » de la Bible, sept siècles avant J.C, la religion juive

était déjà fixée, ou est-ce la rédaction du Livre qui a permis de la fixer ?

Dans le même ordre d’idées, on présente ces trois religions comme monothéistes, (en

entendant qu’il s’agissait d’un progrès considérable par rapport aux polythéismes) : cette notion

du Dieu unique est-elle déjà aboutie lors de cette écriture des premiers textes ?

I.Morg. – C’est une très bonne question. D’abord pour moi le monothéisme est un progrès par

rapport aux polythéismes, car cela veut dire : nous sommes tous frères et sœurs nés d’une même

mère et d’un même père (d’un même Dieu). Cela ne suffit pas à résoudre nos problèmes, mais

cela fait de nous, occupants de la planète Terre, une même famille. Le polythéisme présente peut-

être des avantages (le philosophe Michel Onfray lui trouve des charmes qui m’avaient échappé),

mais ne fait pas de nous, êtres humains, des gens égaux entre eux parce qu’égaux devant la source

d’un engendrement spécifique, un couple primordial et la divinité.

À l’époque de la rédaction du texte biblique, il n’y a pas de monothéisme, il y a une réforme

josianique qui dit : un seul lieu de culte (Jérusalem), un seul peuple (et non plus des Israélites et

des fils de Juda), et un projet avec un seul Dieu (ou un Dieu principal ?) qui est un Dieu national.

Ce n’est pas encore un Dieu universel : il s’appelle Yahvé (il a plusieurs noms dont Elohim, le

seigneur et Yahvé. Il y a des traces archéologiques d’inscriptions dans le désert du Sud parlant

d’un Dieu, Yaoh, Yahvé donc, aux voyelles près). Au VIIe siècle, il y a le Dieu des Hébreux ou

fils d’Israël, et d’autres dieux à l’entour : chaque peuple a son dieu, chaque fonction aussi. Ce

n’est qu’aux Ve et IVe siècle, avec l’exil, et les derniers prophètes, qu’apparaît l’idée du Dieu

Universel.

Et donc la rédaction des premiers documents du cœur de l’Ancien Testament, au VIIe siècle,

n’est pas monothéiste mais nationale et centralisée : elle regroupe les histoires qui sont dans la

Bible (chroniques des Rois et des Juges,..), leur associe le cinquième livre de la Torah

(Pentateuque) et le Deutéronome dans une sorte d’histoire deutéronomiste : on est dans de

l’idéologie historique, çà ressemble à ce que Michelet a fait au XIXe siècle. La Bible est un

ouvrage construit comme un oignon : c’est le milieu qui a été écrit d’abord, la partie historico-

idéologique, le Deutéronome, et Josué et les chroniques des rois et des Juges, c’est probablement

ce que Josias appelle « le Livre de l’Alliance ». Et quand les Judéens sont partis en Exil ils ont

ajouté un début à la Bible pour l’universaliser, des histoires qui valent pour tous (la Création, le

Déluge… et ce jusqu’à Abraham qui est le premier Hébreu). Puis on a ajouté d’autres récits ou

textes plus « religieux » (Psaumes, Cantique des Cantiques…) plus tardifs, et qui contribuent eux

aussi à universaliser le texte. On a donc un noyau nationaliste et politique, et lors de l’Exil (ils

n’ont alors plus de pays) on va l’universaliser en ajoutant des « peaux » nouvelles par-dessus un

cœur historique qui va, sinon tomber dans l’oubli, du moins passer au second plan. Les judéens et

leurs descendants (les Juifs) seront alors beaucoup plus marqués par les récits exiliques (la Loi

qui est donnée dans le désert, les Psaumes..). Et ce seront, bien plus tard, les Israéliens qui vont

redonner corps à la lecture historique (listes de rois…) de la Bible, comme étant leur histoire

ancienne, celle qui est censée s’être déroulée sur leur territoire.

Un participant – En fait, les gens qui ont rédigé la Bible ont écrit pour ne rien dire : la

description du Tabernacle, de la construction du Temple, Esdras qui retourne rebâtir le temple… :

ce sont des rêveurs !

I.Morg. – Je ne sais pas si ce sont des rêveurs, ils se sont inspirés de choses existantes : par

exemple, les tabernacles existaient en Assyrie, et ils se les sont appropriés ; il y a des modèles de

temples qui ont servi pour la description du Temple de Salomon, édifice absolument inouï, d’une

splendeur incomparable : ce sont des temples plus petits sur le même modèle, en Assyrie aussi,

mais pas à Jérusalem, c’est clair.

Le participant – De la même manière, les gens qui ont écrit les récits du Nouveau testament

sont des rêveurs : Paul est un rêveur, il a inventé le personnage de Jéshua, issu du judaïsme : et on

peut se demander pourquoi il y a à la fois une telle rupture et un tel lien entre la Nouvelle et

l’Ancienne Alliance. Je pense que les noms de MM Finkelstein et Morgensztern (que je respecte

beaucoup par ailleurs) seront oubliés depuis longtemps que l’on parlera encore de Jeshua : il a

transformé tant de vies.

I.Morg. – Vous avez raison, mais nous ne parlons pas de la même chose : bien sûr que nos

noms seront oubliés alors qu’il restera des gens pour espérer quelque chose de Jésus. Mais le

thème de ce soir, c’est « La Bible et l’Historien », et je dis qu’historiquement la preuve de

l’historicité de Jésus reste à faire, et non pas le contraire. Et j’ai essayé de montrer que si Jésus

n’est pas un personnage historique, (non plus que les « héros » de l’Ancien Testament), il faut

abandonner cette chimère de vouloir fonder un rapport au religieux sur des faits, et c’est tout. Or

nous sommes dans un système de pensée où, si les choses n’ont pas eu lieu, elles ne valent rien :

et cela permet de comprendre votre irritation.

Je ne suis pas fabricant de religions mais d’histoires (je fais des films). Et quand des gens me

font des reproches, je leur fais remarquer que je n’ai fait que des films, et que n’importe qui peut

venir après moi avec un autre film qui raconte une autre histoire. Par exemple, j’ai fait un film sur

un peintre abstrait, et si j’ai pu faire saisir aux gens l’émotion et le sens qu’il y a dans cette

abstraction, j’ai rempli un besoin humain : pour autant, je ne propose pas aux gens d’organiser

leur existence en fonction du fait que ces oeuvres représentent des objets identifiables. Ce qui est

important c’est de montrer qu’une oeuvre peut produire un imaginaire collectif commun. Il me

manque peut-être de croire que Dieu existe : à partir du moment où je pense que les livres

religieux sont des créations humaines, je suis bien obligé (avec d’autres) de me demander

pourquoi ces objets ont été créés. La seule chose pour laquelle je plaide, c’est que la foi n’est pas

quelque chose de ridicule : le fait que des hommes aient produit ces documents est un signe de

dignité. Et dans la France laïque, c’est du travail complexe que de dire que la Bible est un livre

digne, comme le Nouveau Testament, comme le Coran (bien que plus curieux) : çà ne veut pas

dire qu’ils sont vrais !

Le participant – Je suis d’accord avec vous qu’il ne faut pas fonder ce que j’appelle la foi sur

des preuves scientifiques. Mais il y a chez l’homme un besoin indéniable de métaphysique.

I.Morg. – Je ne veux pas rentrer dans une discussion trop absconse : je dirai plus simplement

qu’on a besoin de surplomb. J’ai beaucoup d’affection pour les religions, mais aussi pour l’art, la

peinture, et je pense que le surplomb se fait à partir de récits. Je me méfie des surplombs créés à

partir de programmes. Je disais à mes enfants : attention, le Petit Chaperon rouge n’est pas

« destiné » à être mangé. C’est une histoire. Mais il faut la raconter, et bien, avec tous les détails

les plus terribles possibles, sans édulcorer, pour qu’elle produise tout son effet. Il faut faire en

sorte que les récits puissent produire du surplomb métaphysique. Et politiquement j’ai beaucoup

travaillé dans la région pour créer un espace intégrable à l’Europe en matière de télévision, en

cherchant à faire surgir un imaginaire collectif européen (en pure perte à l’époque je dois le dire).

Et quand j’ai rejoint Arte, çà ne m’intéressait pas de faire une télé culturelle, je voulais faire une

télé européenne : et çà manque toujours cruellement aujourd’hui, il n’y a pas de récit collectif fort

permettant d’y accrocher des projets communs (tout en sachant que de tels récits peuvent ne pas

être vrais). On ne peut pas fonder un projet sur le constat que des évènements anciens paraissent

les rendre nécessaires. C’est réactionnaire.

Un participant – Je voudrais souligner que la Bible est utilisée de nouveau aujourd’hui

comme un instrument dogmatique et politique : par exemple on voit le créationnisme revenir en

force aux USA et en Australie (et gare à qui s’y oppose), ainsi que la recherche systématique dans

les deux Testaments de réponses aux problèmes d’aujourd’hui. Et certains hauts gouvernants du

monde y font explicitement référence : la Bible est donc un ouvrage politique. Voir aussi le poids

des rabbins intégristes en Israël.

I.Morg. – La transformation d’un récit en programme est toujours délicate, mais pas de

programme du tout parce que pas de récit, c’est la certitude d’aller dans le mur. Alors, c’est vrai

que l’Etat d’Israël a été beaucoup plus laïque à ses débuts qu’aujourd’hui, et c’est vrai aussi pour

les Palestiniens, l’islamisme y prend du poids comme l’ont montré les dernières élections. Il ne

faut donc pas systématiquement transformer les récits en programmes, mais disposer de récits qui

permettent, à un moment, d’être programmatiques. Cela signifie-t-il que de cette façon on évitera

les guerres et les convulsions de l’histoire ? J’en doute : je crois que les récits accompagnent les

événements, et je ne crois pas que les gens qui se veulent détachés de tout récit, qui sont athées et

brutalement factuels, soient des gens plus faciles à fréquenter, car pour eux seul le résultat

compte, et on n’a même pas la possibilité de trouver avec eux un terrain de discussion narratif

puisqu’ils ne recherchent qu’une certaine forme d’efficacité. Mais entre les cyniques et les gens

qui disent qu’ils ne feront que ce qui est dit dans les récits, il y a un juste milieu à trouver. La

laïcité exagérée, qui a refusé tout statut au récit, nous a rendus impuissants.

Une participante – Avez-vous travaillé avec Mordillat et Prieur sur l’aventure Corpus

Christi, cette série présentée sur Arte, et qui rappelle un peu votre propos.

I.Morg. – Non je n’y ai pas participé, mais je les connais, et c’est une très belle série. Notre

démarche, sur La Bible Dévoilée a été résolument différente (j’en ai parlé longuement avec

G.Mordillat). Le christianisme a cette chance inouïe (et je le dis sans ironie) d’être une religion

littéraire, c’est-à-dire qu’elle parle au cœur et à l’âme de ceux qui en sont membres, et c’est une

histoire d’individus et pas de peuple. L’Ancien Testament est un récit de peuple et d’Histoire, et

l’approche utilisée pour Corpus Christi aurait été impossible, voire ridicule pour l’Ancien

Testament. Ce livre doit se réfléchir comme la création d’un peuple, une création politique. On a

affaire à deux religions très différentes (judaïsme et christianisme), et je ne vous parle pas de la

troisième. Suite à la diffusion de La Bible Dévoilée, France 5 m’a passé commande d’une série

sur les trois religions, et cela pose la question de savoir comment formellement traiter l’Islam.

Un participant – Il existe dans la tradition littéraire occidentale des grands « livres

initiatiques» qui ont été lus par des millions de personnes, qui ont certainement contribué à

façonner une pensée ou une philosophie commune, et dont les personnages fictifs sont devenus

plus réels que bien des personnages historiques. Par exemple, Faust, Don Quichotte, ou plus

prosaïquement Dr Jekyll… À partir du moment où vous ramenez les Livres Saints à de simples

récits sans réalité historique, qu’ont-ils de plus que ces ouvrages littéraires initiatiques ?

I.Morg. – Je ne dirais pas cela, car, quelle que soit la qualité d’un roman (auquel on peut

s’identifier : Madame Bovary a servi de modèle a bien des dames de province, et l’Église a

interdit pour cette raison la diffusion de ce roman et des romans en général) il n’a pas pour objet

de produire de l’« être ensemble », sauf peut-être quelques romans russes épiques qui visaient à

donner une âme au peuple russe. Or cet objectif, produire de l’être ensemble, c’est la transmission

au domaine narratif d’une impossibilité technique. Tant qu’il est possible d’agir, on avance, mais

qu’on se heurte à une impossibilité et il faut trouver une autre voie. Par exemple, nous sommes

mortels, et on bute là sur quelque chose d’angoissant et qu’on ne peut pas (jusqu’ici) traiter

techniquement. Alors on passe au récit, et la gestion de la mort devient le domaine de la religion

ou du roman. De même pour les histoires d’amour, qui sont un matériau narratif qui n’est pas

traitable uniquement de façon technique, on n’est jamais sûr d’avoir une histoire d’amour qui

marche, il faut donc le traiter narrativement. Et dans ce domaine de l’« être ensemble », c’est pire

: comment faire en sorte qu’une collectivité se perçoive comme telle ? Cela pose énormément de

problèmes, dont on reste peut-être moins conscient en France car c’est le pays des individualités.

J’ai fait un film sur Courteline, dont le théâtre a fait beaucoup rire en France, car c’est l’homme

seul, armé du Cogito, qui a toujours raison contre les institutions, c’est très français. Mais

Courteline est mort dépressif et alcoolique. Comment traiter des problèmes qui exigent pour être

pris en charge qu’il y ait de l’être ensemble ? Çà ne peut pas simplement se négocier comme du

politique, ou comme une assemblée de colocataires qui va mettre dix ans pour rétablir l’électricité

dans le couloir. C’est de l’être ensemble modeste et c’est déjà très compliqué à faire avancer !

Mais au niveau d’un peuple les problèmes à traiter sont d’une autre envergure, et l’approche

politique, par la négociation et le compromis, ne peut pas être efficace. Les grands récits ont pour

fonction, au-delà de ce qui est maîtrisable par des gens isolés, de produire des programmes d’«

être ensemble ». Ces programmes peuvent être dangereux, mais sans de tels programmes cela

peut être pire. Le discours dominant aujourd’hui est plutôt du genre « il vaut mieux pas d’« être

ensemble », « que chacun se débrouille tout seul ». C’est l’autonomie du sujet, la victoire du

cartésianisme, de Spinoza et de la Révolution française. Et on ne veut pas renoncer à l’autonomie

du sujet, du corps, de la relation décidée : tout le monde peut fréquenter tout le monde, chacun

peut se pacser avec qui il veut, c’est le triomphe du contractuel, des relations basées sur la

négociation interpersonnelle. Mais quand il s’agit de faire du collectif, il faut des grands récits,

qui permettent qu’il y ait de l’ « être ensemble » : et c’est bien ce qui nous nous manque, et qui

plombe l’Europe qui n’a pas aujourd’hui ce type de récit, ce qui la rend vulnérable et la laisse

atomisée. Les seuls grands récits que l’on ait, c’est Napoléon et Hitler, qui ont voulu unifier

l’Europe par la force. Même lorsqu’il a été question de dire que l’Europe avait un passé chrétien

dans la Constitution, cela n’a pas été accepté, alors que ce n’était qu’une phrase sans grande

portée (cela n’obligeait personne à aller à l’église !). Et pourtant cela énonçait une vérité : pour

moi qui ne suis pas chrétien, c’est là quelque chose que je reconnais évidement.

Donc ces grands récits religieux, s’il fallait les comparer à quelque chose d’autre, ce serait au

marxisme, ou au culte de l’Être Suprême de la Révolution : des choses qui, proposées à d’autres

que ceux qui les ont conçues, permettent qu’on s’y rallie. Les valeurs de la Révolution française,

(portées par Napoléon peut-être, mais pas seulement, puisqu’en Amérique du Sud cela s’est fait «

spontanément », sans conquête des armées françaises) ont alors été adoptées par des gens qui

n’étaient pas Français : il y a donc un universel possible, ce sont des récits qui produisent du

collectif. Et il y a belle lurette qu’on n’a plus écrit, en France ou ailleurs, un roman qui produise

un tel résultat : le romanesque n’est plus épique mais intimiste. Cela peut pourtant revenir, non

pas que je sois optimiste, mais parce que les problèmes deviennent mondiaux (pollution, rapport à

la terre..) et sont de moins en moins solubles techniquement. Il va donc bien falloir créer de

grands récits pour s’en sortir. Mais je ne suis pas sûr que je verrai cela de mon vivant !

Un participant – Et comment expliquez-vous qu’un obscur roitelet d’Israël ait eu le génie de

bâtir une histoire qui, près de trois mille ans plus tard, continue toujours à faire sens et à jouer ce

rôle que vous lui prêtez de permettre de vivre ensemble. C’est vraiment inouï !

I.Morg. – Ce qu’il a fait volontairement c’est d’offrir un tel récit d’être ensemble aux Judéens,

et après ce sont les circonstances qui en ont fait un tel monument. On a eu une expérience « en

double aveugle » : 130 ans auparavant, le royaume d’Israël (les dix tribus) avait été déporté en

Mésopotamie et il n’en resta rien, on ne les a jamais retrouvées, on n’a retrouvé aucune trace de

cette population qui s’est donc dissoute dans l’Empire mésopotamien. Inversement, lorsque

quelques dizaines d’années après Josias, Jérusalem est conquise et les Judéens emmenés à

Babylone, ils sont équipés d’un récit collectif national. Cyrus (pour diverses raisons, l’histoire a

ses ironies) les autorise à revenir 50 à 60 ans plus tard, après les avoir laissés vivre en

communauté (c’était du communautarisme). Ceux qui reviennent sont les enfants de ceux qui ont

vécu à Jérusalem, ils réalisent là un rêve (c’est déjà du sionisme). Va alors s’instaurer un va-et-

vient entre les exilés et ceux qui sont rentrés, qui va produire, non pas une religion universelle

mais un judaïsme élargi.

Il faut ajouter, et c’est ma thèse (paradoxale : je dois reconnaître que tout le monde ne la

partage pas) est que ce judaïsme « élargi » aurait pu sombrer avec les Juifs au moment de

l’occupation romaine et de la diaspora s’il n’y avait pas eu le christianisme pour lui redonner un

certain souffle, le christianisme qui a bâti un dispositif qui tend à universaliser le judaïsme en le

métaphorisant, en disant par exemple que la vraie circoncision ne compte pas, que seule compte

la circoncision du cœur, en disant que l’intention prime sur l’acte et en condamnant le formalisme

des pharisiens qui prient trois fois par jour mais sans y mettre aucune conviction.

Ceux qui vont devenir chrétiens et ceux qui vont devenir à ce moment-là « Juifs » vont se

séparer sur une différence d’analyse des raisons de l’échec du judaïsme. Pour les futurs Juifs, il

n’y a plus de pays, ils sont en exil, l’alliance qu’ils avaient passée avec Dieu pour les siècles des

siècles ne les a pas sauvés. Ceux qui vont devenir Juifs disent : on s’y est mal pris quelque part, il

y a eu une erreur technique due à une incompréhension de certains aspects de l’alliance, et il faut

repenser tout le processus pour retrouver l’erreur, comme un ingénieur qui refait l’historique de

l’exploitation d’une machine pour comprendre pourquoi elle a cassé. Et cela va donner la Mishna

et le Talmud. On fait du texte juridique qui analyse les circonstances et recrée ainsi une nouvelle

religion très technique, qui est censée savoir quel usage du monde elle peut avoir, et dont les Juifs

sont les techniciens. Dans ce sens, ils sont un peuple élu, un peuple d’ingénieurs, de techniciens

du monde. Mais ils ne représentent plus alors qu’une petite minorité, une école. C’est le savoir

qui va déterminer qui est Juif, puis le fait d’être né de gens qui ont le savoir.

Le christianisme, à cause de sa confrontation avec les gentils (les païens), mais aussi à cause

d’une divergence d’analyse, considère que le problème n’est pas dans la technique mais dans la

façon de s’y prendre, dans l’état d’esprit. Jésus dit aux Juifs qu’en réalité ils n’y ont jamais cru :

ils font ce qu’il faut mais cela n’a pas de valeur car il y manque la densité de l’intention, l’amour.

Et je ne voudrais froisser personne, mais s’il y a bien quelque chose dont on ne parle pas dans

l’Ancien Testament, c’est de l’amour, ou très peu, dans quelques textes prophétiques, mais ce

n’est jamais central. Alors que l’amour est bien un élément essentiel de la logique du Nouveau

Testament qui crée ainsi de l’« être ensemble » de manière fusionnelle. L’ensemble des gens qui

ont le même type d’intentions, qui ont la même âme, vont constituer une communauté, qui est

donc destinée à s’ouvrir à toute l’humanité. Et le christianisme va pouvoir s’universaliser. Et cette

séparation s’opère entre le Ier et le IIIe siècle, une fois que le judaïsme talmudique est installé, et

que le christianisme s’est répandu chez les gentils.

Isaac Bashevis Singer, un écrivain que j’admire, raconte volontiers cette histoire juive, qui

donne bien, à mon sens, l’esprit du judaïsme : un enfant rentre de l’école et dit à son père :

« Papa, Papa, l’instituteur a voulu me donner une gifle ». « Mais comment sais-tu qu’il voulait te

donner une gifle ? ». «Mais parce qu’il l’a fait ! »

On est là dans le Talmud, qui dit par exemple : il n’y a pas de femme à moitié enceinte, on ne

l’a jamais vu, ou elle l’est ou elle ne l’est pas, ou cela a été fait, ou cela n’a pas été fait. Au

contraire le christianisme est dans l’intention, dans la culpabilité, le bien et le mal, l’état d’esprit :

et à ce titre il est plus facilement universalisable. Alors pourquoi cette doctrine complètement en

rupture avec le judaïsme a-t-elle emporté l’Ancien Testament dans ses bagages ? La discussion

reste ouverte. Pendant toute une période, plus personne ne connaissait l’existence de l’Ancien

Testament (à part les Juifs auxquels personne ne faisait plus attention : le christianisme, après son

alliance avec Rome, était la religion officielle de l’Empire, l’Eglise était triomphante, et les Juifs

n’étaient qu’un peuple des bords de l’Euphrate et en diaspora, à la marge de l’histoire). Ces

notions d’intention, d’amour, de culpabilité, d’âme individuelle, sont très évanescentes et

n’existent absolument pas dans l’Ancien Testament (il n’y a pas de héros ni de psychologie dans

l’Ancien Testament, il n’y aurait pas eu de roman si le Nouveau Testament n’avait pas existé, on

lui doit beaucoup de ce côté-là, et pas seulement la religion !). L’âme individuelle est née d’une

rencontre avec la philosophie grecque (Platon, Philon..). Alors pourquoi a-t-on mis au début du

nouveau livre (le Nouveau Testament) ce gros pavé qu’est l’Ancien Testament ? Probablement

pour avoir quelque chose sur quoi appuyer tout ce bâtiment littéraire. Un problème de fondation.

Avoir un socle, une Terre, pour accéder au Ciel. A partir de là, les chrétiens ont amené partout

avec eux cette connaissance des Juifs. Et on sait historiquement qu’en de nombreux endroits des

gens se sont se sont convertis au Judaïsme parce qu’on était venu les convertir au christianisme en

utilisant la Bible ! Alors c’est vrai qu’en tant que monothéismes il y a énormément de choses

communes entre judaïsme et christianisme, mais à l’intérieur du monothéisme, quel grand écart

entre ces deux religions ! Cette séparation s’est faite pour d’excellentes raisons : les gens d’alors

étaient certainement au moins aussi intelligents que ceux d’aujourd’hui, ils faisaient les choses

avec énormément de concentration et d’attention, ils mesuraient les effets de leurs choix. Et on

trouve dans le Talmud des signes très clairs de refus du christianisme, de ce qu’il implique (et pas

des histoires qu’il raconte) : refus de métaphoriser l’action…

Et pour situer l’Islam par rapport à ces deux religions, lui qui est venu en troisième, il a

considéré que les deux autres avaient échoué (sinon pas besoin de nouvelle religion) parce

qu’elles ont mal joué chacune leur partition. Pour l’Islam les Juifs n’ont pas fait assez dans la loi,

et pas sérieusement : c’est pourquoi la Charria surjoue la loi, (les Juifs prient 3 fois par jour, les

musulmans 5, les Juifs se lèvent à l’heure où l’on distingue un fil bleu d’un fil blanc, les

musulmans plus tôt, à l’heure où l’on distingue un fil noir d’un fil blanc) alors que les Juifs eux-

mêmes métaphorisent certaines lois après les avoir décortiquées pendant des lustres (par exemple

a-t-on le droit de manger un œuf pondu pendant le Shabath : ce problème n’est toujours pas

résolu, et on continue d’en débattre car on en espère une relation féconde au réel, comme un

scientifique, on attend la réponse “définitivement” juste ). Pour les musulmans tout est déjà

tranché, c’est oui ou non, on surjoue la loi. Et de la même façon, l’Islam surjoue le christianisme

dans sa pureté spirituelle (un dieu en 3 personnes est impossible car cela fait des intercesseurs, de

même que les prêtres : le musulman est en relation directe, quasi-mystique, avec la divinité) mais

le problème est que c’est la même personne qui surjoue les deux attitudes, une très forte

spiritualisation, accompagnée d’une très forte « concrétude » des comportements. Et ce grand

écart là les fait crier très fort ! Et je ne sais pas comment ils pourront traiter ce problème : à partir

du moment où vous considérez que deux choses qui étaient contradictoires ont échoué parce

qu’elles n’ont pas assez poussé chacune ce qui les différenciait, et que vous voulez réussir une

nouvelle « synthèse » vous devenez bipolaire et donc instable avec des passages brutaux d’un

côté à l’autre. A propos du Ramadan j’ai fait pour Arte un film sur le jeûne dans les trois religions

monothéistes : pendant le ramadan, (30 jours !) les musulmans ne mangent pas du tout, ils

n’avalent même pas leur salive, ils exagèrent ce qui, à leurs yeux est mal fait par les chrétiens en

carême (pas de viande) ou les Juifs (peu de jours de jeûne mais on peut boire) . Et cette

exagération se traduit par le fait que, une fois le jeûne terminé, (la nuit), ils mangent de manière

très festive (et quasi-boulimique !) : cette façon d’exagérer dans les deux cas les oblige à occuper

à une vitesse folle et successivement deux espaces contradictoires : il faut saisir cela pour

comprendre cette manière déstabilisante pour nous qu’ils ont d’être à la fois là et là, c’est qu’ils

ont un matériau qui les oblige à y être.

Un participant – L’homme fait de la métaphysique comme il respire, sans en être toujours

conscient, et il peut y avoir des dérives qui font partie de sa nature profonde. Mais je voulais vous

demander ce que vous pensez de la prophétie (d’Isaïe ou de Jérémie) qui dit qu’Israël deviendra

une pierre pesante, une pierre d’achoppement pour toutes les nations. Il semblerait, à la lumière

des événements actuels, que cette prophétie soit en train de s’accomplir.

I.Morg. – Cette prophétie ne s’adressait pas à nous mais aux exilés qui avaient besoin de

penser qu’Israël allait devenir un territoire hors norme pour tenir. Et c’était au moment où le

judaïsme tendait à une certaine universalisation. Israël était un nom qui recouvrait de nombreuses

réalités, comme je l’ai déjà dit : le peuple juif, le royaume d’Israël (qui n’était pas le royaume de

Juda), et l’État d’Israël d’aujourd’hui (qui aurait du s’appeler plutôt État de Juda). Et je pense que

les prophéties n’ont pas pour mission de s’accomplir, mais de permettre la concrétisation d’un

projet préexistant. Il y a un sujet qui me tient à cœur (çà pourrait faire l’objet d’une autre

conférence) c’est le messianisme, y compris le messianisme laïque (par exemple en France la

période où on croyait dans le communisme et où on espérait la réalisation de grands projets…).

La vision messianique du judaïsme n’est pas destinée à prévoir l’avenir, elle est une indication de

ce qu’il faut mettre en œuvre pour qu’il y ait un « être ensemble » meilleur demain qu’hier. Et les

Juif religieux ne se servent absolument pas des prophéties de la Bible pour ce faire, il leur est

même interdit par la religion de les utiliser pour prévoir quoi que ce soit (même si cela est

transgressé régulièrement).

Il y a eu plusieurs cas historiques d’utilisation des prophéties messianiques : par exemple Isaac

Abravanel, qui était ministre des finances d’Isabelle la Catholique. Quand les Juifs d’Espagne ont

été expulsés il fut tellement choqué par l’évènement et d’être du nombre des expulsés qu’arrivé

en Italie il considéra qu’on assistait aux prémisses de la fin du monde, dont il a calculé la date

d’après les prophètes. Ses conclusions furent qu’elle aurait lieu quatre ans plus tard…. et il a vécu

assez longtemps pour voir que la fin du monde n’avait pas lieu, ce qui l’a assez perturbé ! Il a

reconnu ensuite avoir eu tort d’utiliser les prophéties pour ce genre de prédictions.

Le 18 mars 2006