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La Biologie de Lamarck : textes et contextesPietro Corsi
Université Paris1 – Panthéon-Sorbonne
Les historiens des théories de l’évolution pré-darwiniennes, et notamment de l’œuvre
théorique de Jean-Baptiste Lamarck, se sont rarement penchés sur la question du statut de la
« biologie » dans le corpus du naturaliste français. Un examen rapide des auteurs ayant
consacré des études importantes à son œuvre nous révèle que la plupart considèrent comme
acquis son rôle dans l’ouverture d’un nouveau domaine disciplinaire - la biologie - destiné à
transformer de façon radicale les sciences de la vie du XIXeme siècle.1 Et cela en dépit de
textes lamarckiens assurément très ambigus et qui, à ce titre, auraient précisément mérité une
attention critique plus soutenue. En effet, les rares fois où celui qui a été considéré comme le
prophète de cette révolution scientifique, a utilisé le mot « biologie » – dont il n’est pas le
créateur – ce fut pour dire que le projet de fondation de cette discipline lui paraissait encore
bien loin d’être établi.2
Le constat n’est pas nouveau. En 1944, dans la préface qu’il donne à une édition d’un petit
manuscrit lamarckien intitulé « Biologie », Pierre-Paul Grassé note des changements
importants et des contradictions dans les rares passages où, justement, le terme « biologie »
est employé.3 Pour être plus précis, c’est entre 1801 et 1802 qu’on peut souligner un
changement considérable dans cet usage. Dans l’Hydrogéologie (publiée en janvier 1802 et
rédigée entre 1800 et 1801), et dans le manuscrit en question (rédigé probablement en 1800,
1 Voire, à titre d’exemple, G. Barsanti, « Lamarck and the Birth of Biology, 1740-1810”, dans S. Poggi et M. Bossi, Romanticism in Science. Science in Europe, 1790-1840, Dordrecht, Kluwer Academis Publishers, 1994, pp. 47-74.2 Sur l’origine du mot « biologie » et ses usages bien avant Lamarck, voire R. Richards, The Meaning of Evolution, Chicago, University of Chicago Press, 1992 et G. Müller, « First use of biologie », dans Nature, 302, 28 avril 1983, p. 744., 3 P.P. Grassé, « ‘La Biologie’. Texte inédit de Lamarck », dans La Revue scientifique, 82, 1944, pp. 267-276. Grassé proposait une date de composition entre 1812 et 1815. Une comparaison du lexique du manuscrit avec le corpus lamarckien (par exemple, l’utilisation du mot « induration », qui disparaît du vocabulaire du naturaliste après 1802) ; le fait que Lamarck annonce vouloir développer des thèmes pleinement discutés à partir des Recherches ; une proximité lexicale et thématique avec les Mémoires de physique et d'histoire naturelle, autorisent une datation autour de l'année 1800. Il faut aussi remarquer que dans le manuscrit Lamarck affirme son idéal d'exposition par déduction de principes, auquel il renoncerait dans «Biologie» pour privilégier un style d'argumentation fondé sur l'observation du règne animal. Or, c'est l'idéal qui est mis en oeuvre dans les Recherches, et c'est la deuxième option, plus pédagogique, qui est choisie dans la Philosophie zoologique. Si on retient la datation proposée par Grassé, il faudrait aussi assumer que Lamarck, toujours sensible à l'autocitation, aurait oublié toute référence à ses ouvrages théoriques majeurs. «Biologie» est donc une ébauche qui renvoie au début du grand projet de constitution d'une grande «physique terrestre» ; la composition de l'Hydrogéologie, la rédaction du discours d’ouverture au cours de 1801, et la solution des problèmes théoriques discuté dans cet article, l'auraient convaincu qu'il fallait oser, avec les Recherches, l'adoption d'une exposition hypothético-déductive.
conservé à la bibliothèque centrale du Muséum d’histoire naturelle, et maintenant consultable
sur le site www.lamarck.net), Lamarck affiche une assurance théorique qui n’est pas
dépourvue d’un certain triomphalisme. Dans la préface à l’Hydrogéologie, l’auteur annonce
en effet son intention de fonder une « Physique terrestre » capable de dévoiler les lois
responsables de phénomènes jusqu’à présent considérées comme inaccessibles à l’esprit
humain :
« Une bonne Physique terrestre doit comprendre toutes les considérations [… ] relatives à l’atmosphère terrestre ; ensuite toutes celles […] qui concernent l'état de la croûte externe de ce globe, ainsi que les modifications et les changements qu'elle subit continuellement ; enfin celles […] qui appartiennent à l'origine et aux développements d'organisation des corps vivants. Ainsi toutes ces considérations partagent naturellement la physique terrestre en trois parties essentielles, dont la première doit comprendre la théorie de l'atmosphère, la Météorologie ; la seconde, celle de la croûte externe du globe, l'Hydrogéologie ; la troisième enfin, celle des corps vivants, la Biologie ».4
Ce texte exprime et exalte l’extrême satisfaction éprouvée par Lamarck d’avoir résolu un
problème aigu qui jusque-là accompagnait tous ses ouvrages physico-chimiques, depuis les
ébauches de ses Recherches sur les principaux faits physiques (1794, mais esquissées dans
les années 1770), jusqu’aux articles et ouvrages physico-chimiques publiés à un rythme
soutenu à partir de 1794. Rêvant de pouvoir réduire tous les phénomènes observables dans la
nature aux propriétés de la matière ou, plus précisément, aux propriétés des quatre états
fondamentaux sous lesquels elle se présente – air, eau, terre, feu -, Lamarck se heurtait au
problème crucial du rôle de la vie dans un système de philosophie naturelle strictement
matérialiste. Selon Lamarck, le mouvement lui-même aurait dû être expliqué grâce aux
propriétés de la matière : le naturaliste n’était pas satisfait du dualisme classique matière-
mouvement. L’entreprise s’avérait fort difficile et Lamarck affichait jusque-là une modestie
méthodologique digne de son newtonisme résolu.5 Newton avait déjà constaté l’existence
d’un principe actif - attraction ou gravité - dont on pouvait observer l’action dans l’ordre de
l’univers. De son côté, Lamarck avait constaté la présence d’un autre principe actif aux
pouvoirs étonnants : la vie, capable de produire des composés chimiques qu’on ne retrouvait
que chez les organismes vivants. Partant de ce constat, il exprimait la thèse extrême que tous
les produits chimiques, et donc même les minéraux et les roches, étaient le résultat d’un
inexorable processus de dégradations successives de molécules complexes assemblées par la 4 J.-B. Lamarck, Hydrogéologie, ou Recherches sur l’influence qu’ont les eaux sur la surface du globe terrestre ; sur les causes de l’existence du bassin des mers, de son déplacement et de son transport successif sur les différens points de la surface du globe ; enfin sur les changemens que les corps vivans exercent sur la nature et l’état de cette surface, Paris, chez l’Auteur, Agasse et Maillard, an X (1802), pp. 7-8. 5 Y . Conry, "Une lecture newtonienne de Lamarck est-elle possible ?", dans Lamarck et son temps. Lamarck et notre temps, Paris, J. Vrin, 1981, pp. 37-57.
force vitale. Lamarck ne se doutait pas qu’un jour on aurait pu montrer que l’attraction et la
vie n’étaient que des conséquences nécessaires de l’existence de la matière.6
Autour de l’année 1800, il s’était convaincu que la dichotomie nature-vie pouvait trouver une
composition tout à fait originale. Avant cette date, il considérait la nature comme le règne de
la décomposition et de la dégradation successive des composés abandonnés par la vie. Toutes
les parties composantes regagnaient tour à tour leur liberté, dans un processus inexorable de
retour à l’état d’éléments premiers. Un hiatus immense existait alors entre la nature et la vie.
Ce hiatus avait pour conséquence cruciale qu’aucune combinaison de molécules ni de
conditions matérielles favorables n’auraient jamais pu générer à elles seules la vie. Les
phénomènes vitaux existaient en fait depuis toujours, tout comme la matière. Et depuis
toujours, la force vitale rassemblait les éléments constitutifs des organismes - éléments que la
nature dispersait bientôt, après la mort de ces derniers.7 Un organisme était ainsi vu comme
une véritable « machine » chimique. De même, il n’y avait pas de génération spontanée, ni
d’action possible de l’environnement sur le vivant, ni même de transformations des
organismes. La vie, ainsi que l’attraction, étaient parties constituantes, actives et nécessaires
du système du monde.
J’ai décrit ailleurs le contexte dans lequel Lamarck envisage sa nouvelle proposition, en
soulignant d’une part les échanges qu’il entretenait avec d’autres auteurs tels que Jean-
Claude Delamétherie - un auteur qui l’invitait à renoncer à son « vitalisme » méthodologique
et à développer plutôt un matérialisme radical -, et d’autre part son embarras évident et
intéressé devant la prolifération de « Théories de la Terre. » Ces systèmes explicatifs
présentaient alors la vie comme le résultat d’une génération spontanée ayant eu lieu au sein
d’un Océan primitif où toutes les substances minérales se trouvaient en suspension.8
La « Physique terrestre » élaborée par Lamarck entre 1799 et 1800 constitue donc aux yeux
de son inventeur la solution au problème qu’il se posait jusque-là. Cette physique devient en
6 L. J. Burlingame, Lamarck's Theory of Transformism in the Context of His Views of Nature, 1776-1809, thèse de Ph. D., Cornell University, 1973; R. W. Burkhardt, The Spirit of System: Lamarck and Evolutionary Biology, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1977; P. Corsi, Lamarck, Genèse et enjeux du transformisme, 1770-1830, Paris, CNRS Éditions, 2001.7 J.-B. Lamarck, Réfutation de la théorie pneumatique ou de la nouvelle doctrine des chimistes modernes, présentée, article par article, dans une suite de réponses aux principes rassemblés et publiés par le citoyen Fourcroy dans sa philosophie chimique ; précédée d’un supplément complémentaire de la théorie exposée dans l’ouvrage intitulé : Recherches sur les causes des principaux faits physiques, auquel celui-ci fait suite et devient nécessaire, Paris, Agasse, an IV (1796), p. 359 : « Les êtres en qui réside le principe de la vie, ont à eux seuls la faculté, par le moyen des fonctions de leurs organes, de former des combinaisons directes, c'est-à-dire d'unir ensemble des élémens libres, et de produire immédiatement des composés. Sans doute les végétaux et les animaux, par le résultat des fonctions de leurs organes, composent eux-mêmes leur substance, et par conséquent forment eux seuls les matières qu’on en extrait, sans les dénaturer. Sans doute aussi, aucun instrument de l'art ne peut imiter les compositions qui se font dans les machines organisées des plantes et des animaux. »8 P. Corsi, Lamarck, 2001, ch. 3. G. Gohau, Histoire de la géologie, La Découverte, Paris 1987.
effet capable de préserver le statut particulier de la vie - seule force responsable de la
production de molécules complexes – tout en admettant la génération spontanée et la
transformation des organismes dans le temps. Ces transformations font suite à des
changements permanents de l’atmosphère et de la surface terrestres, des changements qui
eux-mêmes font l’objet de recherches de la part de Lamarck en météorologie et en
hydrogéologie. Enfin, dans ce cadre et en dernière instance, le mouvement devient
responsable de toute forme d’agrégation et de composition chimique. A la surface de la
Terre, l’action du feu, l’élément le plus actif de la théorie lamarckienne de la matière, assure
une production constante de mouvement. Ainsi, par exemple, le seul fait que la Terre tourne
autour de son axe toutes les vingt-quatre heures, et présente tour à tour au soleil des zones
diverses de son atmosphère et de sa surface, produit des phénomènes d’expansion et de
condensation des masses gazeuses l’entourant, et donc du mouvement. Les forces physiques
générées par le mouvement de la Terre deviennent responsables de la translation des bassins
de l’océan autour de la surface du globe ; l’action des agents et mouvements atmosphériques
(pluies, neige et donc rivières, vents, etc.) entaille la surface des terres émergées, où la vie
accumule sans cesse des masses énormes de débris organiques. D’autres formes de l’élément
feu, telles que la chaleur, l’électricité ou le magnétisme, sont présentes partout à la surface de
la Terre. Or, la théorie de la génération spontanée élaborée par Lamarck prévoit que la
production de formes de vie est constante partout où des globules de matériaux maintenues
ensemble peuvent englober une molécule de gaz ou d’air. L’action de la chaleur – un fluide
impossible à contenir et qui traverse tous les corps – peut alors engendrer un mouvement
d’expansion de l’air ou du gaz contenu dans la molécule, et réciproquement, la diminution de
la température peut provoquer une contraction du même fluide. En d’autres termes, on a ici la
production d’un mouvement susceptible, dans certains cas, de favoriser la production de
nouveaux composés, d’instaurer un mouvement vital capable de combiner des molécules de
plus en plus complexes. C’est la raison pour laquelle Lamarck peut affirmer que la
génération spontanée est un phénomène quotidien dans des lieux et sous des conditions
appropriés. Il affirme aussi que, très rarement, une génération spontanée est capable « d’aller
plus loin » et de donner naissance à un organisme capable de se reproduire et de se
perpétuer : autrement dit, il est impossible d’obtenir des composées chimiques nouveaux car
ceux-ci ne sont capables de se maintenir que dans des conditions suffisamment stables de
mouvement organique, c’est-à-dire à partir du moment où irritabilité et orgasme vital sont
actifs. Les générations spontanées existent seulement grâce aux fluides dispersés dans la
nature ; aussi des classes d’animaux très simples existent-elles uniquement parce qu’elles
sont soutenues par les fluides électriques ou caloriques les traversant et rendant possibles
leurs mouvements vitaux, leur alimentation et leur reproduction. Les textes de Lamarck ne
laissent ni doute ni espace à des interprétations considérant sa biologie comme la réalisation
du rêve de délivrer les sciences du vivant de l’empire du réductionnisme physico-chimique. Il
n’y a aucune différence entre les lois physiques qui agissent dans les êtres organisés et en
dehors d’eux :
« La nature ne complique jamais ses moyens sans nécessité : si elle a pu produire tous les phénomènes de l'organisation, à l'aide des lois et des forces auxquelles tous les corps sont généralement soumis, elle l'a fait sans doute, et n'a pas créé, pour régir une partie de ses productions, des lois et des forces opposées à celles qu'elle emploie pour régir l'autre partie. Il suffit de savoir que la cause qui produit la force vitale dans des corps où l'organisation et l'état des parties permettent à cette force d'y exister et d'y exciter les fonctions organiques, ne sauroit donner lieu à une puissance semblable dans des corps bruts ou inorganiques, en qui l'état des parties ne peut permettre les actes et les effets qu'on observe dans les corps vivans. La même cause dont je viens de parler, ne produit, à l'égard des corps bruts ou des matières inorganiques, qu'une force qui sollicite sans cesse leur décomposition, et qui l'opère effectivement et successivement, en se conformant aux affinités chimiques, lorsque l'intimité de leur combinaison ne s' y oppose pas. Il n' y a donc nulle différence dans les lois physiques, par lesquelles tous les corps qui existent se trouvent régis ; mais il s'en trouve une considérable dans les circonstances citées où ces lois agissent. »9
A nouveau, en revenant sur ses propres théories d’avant 1800, Lamarck insiste sur le fait que
les animaux les plus simples, ainsi que tous les végétaux, existent seulement grâce aux fluides
et aux forces physiques présentes dans l’environnement :
« Or, il n'est plus possible d'en douter ; cette cause qui anime les corps qui jouissent de la vie se trouve dans les milieux qui environnent ces corps, y varie dans son intensité, selon les lieux, les saisons et les climats de la terre, et elle n'est nullement dépendante des corps qu'elle vivifie ; elle précède leur existence et subsiste après leur destruction ; enfin, elle excite en eux les mouvemens de la vie, tant que l'état des parties de ces corps le lui permet, et elle cesse de les animer lorsque cet état s'oppose à l'exécution des mouvemens qu'elle excitoit. Dans les animaux les plus parfaits, cette cause excitatrice de la vie se développe en eux-mêmes et suffit, jusqu'à un certain point, pour les animer ; cependant elle a encore besoin du concours de celle que fournissent les milieux environnans. Mais dans les autres animaux et dans tous les végétaux, elle leur est tout-à-fait étrangère ; en sorte que les milieux ambians peuvent seuls la leur procurer. »10
La Physique terrestre lamarckienne, aux yeux de son auteur, est donc capable d’expliquer
tous les phénomènes qui se produisent sur notre planète, de réduire aux propriétés de la
matière (et de tous ses états) les phénomènes les plus variés : des vicissitudes cycliques et
probablement éternelles de la croûte terrestre, aux variations apparemment chaotiques de
l’atmosphère ainsi qu’aux processus chimiques opérés par la vie – une vie dont la présence
est d’ailleurs absolument nécessaire au déroulement des cycles géologiques. Le problème 9 J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, ou Exposition des considérations relatives à l’histoire naturelle des animaux ; à la diversité de leur organisation et des facultés qu’ils on obtiennent ; aux causes physiques qui maintiennent en eux la vie et donnent lieu aux mouvemens qu’ils exécutent ; enfin, à celles qui produisent les unes le sentiment et les autres l’intelligence de ceux qui en sont doués, Paris, Dentu, 1809, 2 vol. : 1, pp. 96-97.10 Ibid., vol. I, p. 367.
nouveau qui découle de cette théorie physique (et que Lamarck n’abordera jamais
directement), réside dans la difficulté à concilier d’une part les arbres de la vie (vie végétale
et vie animale, et les différents arbres produits par les différents types de générations
spontanées ; des arbres qui, de fait, semblent avoir un commencement et une direction), et
d’autre part une histoire cyclique de la Terre, une histoire qu’on soupçonne éternelle ou du
moins indéfinie. Ce problème semble être implicitement admis par Lamarck : il donne
l’impression de vouloir y répondre en répétant sa conviction que des « équivalents » des
fossiles présentés parmi les plus anciens (les ammonites, par exemple) doivent encore vivre
aujourd’hui dans des endroits inaccessibles (comme le fond des océans) ou bien lorsqu’il
s’oppose à toute explication de la disparition des espèces pour des causes indépendantes de
l’action de l’Homme. Mais il s’agit ici de questions qui se poseront (quand elles se poseront,
car certaines ne seront tout simplement pas abordées) plus tard dans l’œuvre du savant.11
Autour de l’année 1800, faisant fi de toute prudence ou de toute modestie, Lamarck se laisse
aller à la satisfaction et à l’orgueil. Dans le manuscrit «Biologie, ou considérations sur la
nature, les facultés, les développements et l’origine des corps vivans », Lamarck n’hésite pas
à comparer ses propres découvertes aux résultats obtenus par Newton :
« Il étoit beaucoup plus aisé pour l’homme de déterminer le cours des astres, et de reconnoitre les distances, la grosseur, les masses et les mouvemens des planètes qui appartiennent au Système de notre Soleil, que de résoudre le problème relatif aux corps vivans. Pour obtenir la solution du problème qui concerne les astres, il falloit découvrir cette loi universelle ou plutôt ce fait générale et constant qu’on nomme attraction ou pesanteur universelle, qui a fourni toutes les lumières nécessaires, et l’on sçait que le génie sublime de Newton sçut saisir ce grand fait et en faire une démonstration évidente. Aussi maintenant nos connaissances en astronomie sont elles très avancées, tandis que celles qui concernent le développement de l’organisation et des facultés des Corps vivans le sont encore trop peu, quelque grand que soit l’intérêt qui doit exciter nos recherches à cet égard. Peut-être la solution de ce dernier et important problème tient-elle à la connoissance d'une seule loi générale qu'à force d'observations et d'attention l'homme parviendra quelque jour à découvrir. Qui est-ce qui peut assurer que jamais on ne pénétrera ce mystère? Ce grand sujet a fait depuis longtems l'objet de ma pensée et de mes méditations. Il a dirigé toutes mes observations dans l'étude des diverses branches de la physique et de l'histoire naturelle auxquelles je me suis appliqué ; il m'a guidé dans toutes mes recherches ; et quoique je sois peut-être infiniment loin du but qu’il falloit atteindre, je crois utile de consigner maintenant les résultats que j'ai aperçus.»12
Prises de distance ?
En Juillet 1802, paraissent les Recherches sur l’organisation des corps vivants. Le projet
affiché maintenant se veut beaucoup plus modeste. Lamarck prétend publier le Discours
11 P. Corsi, Lamarck, 2001, Ch. 6.12 Une partie de ce texte est reprise dan Philosophie Zoologique, I, p. 374 ver.
d’ouverture du cours de 1801, dans « une feuille volante et fugitive » pour le seul usage de
ses élèves, « afin qu’on n’abusât point de ce qu’on auroit pu mal saisir. » La plume a semble-
t-il couru le papier trop vite, et voilà un ouvrage comme « sorti de lui–même. » Lamarck
avait en effet décidé d’utiliser les recherches déjà réalisées pour sa Biologie : « parce que,
considérant que je suis extrêmement surchargé de travaux relatifs aux Sciences physiques et
naturelles, et remarquant néanmoins que ma santé et mes forces sont considérablement
affoiblies, j’ai craint de ne pouvoir exécuter ma Biologie, à laquelle je ne projette de mettre la
dernière main qu’après avoir publié mes observations sur la Météorologie, qui feront le
complément de ma Physique terrestre .»13
La même justification est donnée en 1809 dans la préface de la Philosophie zoologique,
ouvrage qui constitue une sorte de nouvelle édition des Recherches parues en 1802. Cette
fois-ci, il ne s’agit pas d’un retard dans l’exécution du plan initial de rédaction de la Biologie,
mais d’une renonciation définitive à celui-ci. Pour composer sa Philosophie zoologique,
Lamarck informe d’emblée le lecteur : « j'ai fait usage des principaux matériaux que je
rassemblois pour un ouvrage projeté sur les corps vivans, sous le titre de biologie ; ouvrage
qui, de ma part, restera sans exécution.»14 Faut-il croire Lamarck et accepter les raisons qu’il
avance – l’âge et le manque de temps - pour justifier l’abandon de son grand projet d’une
biologie, ou est-il plus intéressant de s’interroger sur les vraies raisons motivant ce choix ?
Car, on le voit, le contraste est net entre la nouvelle œuvre offerte et les ambitions affichées
entre 1800 et 1801. A bien y regarder, l’âge et la mauvaise santé de Lamarck ne l’ont pas
empêché d’aborder, à partir de 1802, un gigantesque projet de description des invertébrés
fossiles des environs de Paris. Les résultats de ces recherches constitueront 33 mémoires
publiés en l’espace de quatre ans : un travail monumental qui lui vaudra bientôt une réputation
internationale.15
Dans mon ouvrage sur Lamarck, j’ai essayé d’explorer l’hypothèse d’un échec théorique du
grand naturaliste, ou, pour le moins, de son incapacité à résoudre des difficultés internes à
l’exécution de son projet. Une analyse systématique de la structure expositive des Recherches
sur l’organisation des corps vivans et du premier volume de la Philosophie zoologique a
permis de mettre en évidence un problème de fond que Lamarck avoue lui-même. Les parties
de la biologie publiées dans les Recherches relèvent sans doute des énoncés théoriques avec
13 J.-B. Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivans et particulièrement sur son origine, sur la cause de ses développemens et des progrès de sa composition, et sur celle qui, tendant continuellement à la détruire dans chaque individu, amène nécessairement sa mort ; précédé du Discours d’ouverture du cours de zoologie, donné dans le Muséum national d’Histoire Naturelle, Paris, Maillard, 1802, p .vi.14 J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, vol. I, p. xviii15 G. Laurent, Paléontologie et évolution en France de 1800 à 1860, CTHS, Paris, 1987.
lesquels s’ouvre l’ouvrage de 1802. L’adoption d’un style d’exposition, qu’on pourrait
qualifier d’« hypothético-déductif », nous donne une idée très claire de ce que la biologie
aurait dû être et que l’auteur annonçait par ailleurs dans l’Hydrogéologie : un véritable
traité de physique. A la suite du discours préliminaire, les Recherches s’ouvrent sur l’énoncé
de six principes généraux présentant les propriétés fondamentales des fluides organiques.
Ceux-ci, en analogie avec les fluides qui parcourent et transforment l’atmosphère ainsi que la
surface du globe terrestre, ont la capacité de se « frayer des routes, des lieux de dépôt et des
issues » ; de créer « des canaux et par suite des organes divers » ; de faire varier « ces canaux
et ces organes, à raison de la diversité soit des mouvemens, soit de la nature des fluides qui y
donnent lieu » : « enfin d’agrandir, d’allonger, de diviser et de solidifier graduellement ces
canaux et ces organes par les matières qui se forment et se séparent sans cesse des fluides qui
y sont en mouvement, et dont une partie s’assimile et s'unit aux organes, tandis que l’autre est
rejetée au-dehors ».16
La physique des fluides organiques a donc l’ambition d’expliquer la formation successive de
toutes les fonctions organiques et de toutes les transformations et variations que la vie a
connues et présente encore aujourd’hui dans les classifications des êtres vivants. Cette
physique doit, en particulier, nous fournir le cadre théorique nécessaire pour expliquer
l’apparition, les uns après les autres, des systèmes d’organes de plus en plus complexes, c’est-
à-dire des structures anatomiques et physiologiques caractérisant les grandes divisions des
êtres organisés. Après avoir élaboré, au début de la deuxième partie des Recherches, sa
doctrine des générations spontanées – point crucial de la physique terrestre lamarckienne qui
permet dorénavant de dépasser le dualisme nature-vie existant dans la pensée de l’auteur
avant 1800 – le naturaliste applique ensuite les principes de la dynamique des fluides
organiques pour rendre compte de l’apparition de la première ébauche d’organe se
développant après une génération spontanée : le canal alimentaire. Ces fluides agissent pour
former « l’organe le plus simple de la digestion [qui] doit être nécessairement un sac plus ou
moins allongé, une poche tubuleuse, en un mot, un tube plus ou moins simple, à une seule
ouverture ; et c’est en effet ainsi que se trouve conformé le canal alimentaire et intestinal de
tous les animaux de la classe des polypes ».17 En d’autres termes, ce que la théorie biologique
prévoit grâce au raisonnement « physique », l’anatomiste et le zoologiste peuvent l’observer
dans la nature. Le même type d’argumentation est utilisé pour expliquer l’apparition de la
faculté de se reproduire : par simple division au début, puis grâce à la formation progressive
16 J.-B. Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivans, 1802, pp. 8-9.17 J.-B. Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivans, 1802, p. 112.
d’organes – ou de parties de la masse gélatineuse - spécialisés dans la production de
« bourgeons » ou de « gemmes », et enfin dans la formation des organes spécifiques de la
reproduction sexuée. C’est à ce point que la recherche théorique, ainsi que le travail de
comparaison avec les structures organiques déjà connues, s’arrêtent : « A l’égard de cette
progression dans l’organisation qui indique la marche réelle qu’a suivie la nature, je
suspendrai pour le moment tout développement et toute recherche ultérieure. »18 Si Lamarck
clôt son discours de la sorte, il ne le fait pas sans préciser que resterait sans fondement toute
interprétation de sa pensée visant à considérer les produits des générations spontanées comme
des organismes avec lesquels la nature recommencerait tous les jours sa progression vers des
formes de plus en plus complexes.19
Les générations spontanées qui se forment partout où les conditions sont favorables, sont les
êtres vivants à la fois les plus récents et les plus anciens :
« En effet, nous sentons que si les premières ébauches des corps vivans se forment de nos jours avec tant d’abondance et de facilité dans les circonstances qui y sont favorables, elles doivent être néanmoins, par suite de l’ancienneté des causes qui peuvent les faire exister, les corps vivans les plus anciens de la nature. Il est certain que ces animalcules éphémères qui depuis l’antiquité la plus reculée, reçoivent et perdent successivement l’existence par intervalles peu éloignés, doivent être plus anciens dans la nature que tous les animaux, car ils n’en dépendent nullement. »20
Les produits de générations spontanées ne sont pas, en effet, des animaux : ce sont des
animalcules ou des ébauches d’animalité. Ensuite, quelques-unes seulement de ces ébauches
ont eu, à une époque fort reculée et indéterminée, la chance de vivre suffisamment longtemps
pour rendre possible l’action de la dynamique des fluides. Si la nature avait produit seulement
des générations spontanées, « l’état de cette surface du globe terrestre seroit bien différent de
ce qu’il est. »21 Les générations spontanées ne suffisent pas pour mettre en place le
mécanisme physico-chimique capable de produire des combinaisons de plus en plus
complexes. Elles ne suffisent pas davantage à édifier, par exemple, des montagnes de débris
calcaires formées de restes d’invertébrés, ni même des strates de charbon puissantes de
centaines de mètres : pour les façonner, il faut de véritables animaux et des végétaux et, de
plus, en grande quantité. Encore une fois, le problème de l’apparition de ces formes de vie se
pose avec force. Si les générations spontanées sont les ébauches de vie les plus anciennes,
elles ne peuvent pas expliquer une dynamique géologique réclamant la présence d’être vivants
déjà bien développés, seuls capables de changer la surface des continents et le fond des mers.
18 J.-B. Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivans, 1802, p. 120.19 P. J., Bowler, Evolution. The History of an Idea, Berkeley, Ca., University of California Press, 1984.20 J.-B. Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivans, 1802, p. 122.21 J.-B. Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivans, 1802, pp. 114-115.
Les principes théoriques de dynamique de fluides organiques énoncés avec assurance dans les
pages d’ouverture des Recherches sont tous repris dans la Philosophie zoologique et formulés
à peu près avec les mêmes mots.22 En dépit des prises de distance soulignées plus tôt, la
biologie n’est donc pas absente : bien au contraire. Toutefois, un changement significatif
concernant le pouvoir explicatif de la théorie doit être constaté. Si, en 1802, la présentation de
la dynamique de fluides responsable de la formation du canal alimentaire et des mécanismes
reproductifs était en quelque sorte l’un des points forts de l’accord entre théorie et
observation, en 1809, les prétentions théoriques connaissent un recul significatif. Lamarck
reprend la substance de la discussion entamée en 1802 sur la formation d’organes ou de
systèmes d’organes par la simple répétition aux mêmes androits de phénomènes de circulation
de fluides organiques (ce qu’il appelle « habitude »), mais il se refuse à présenter les données
d’observations citées (la structures des polypes, ou des invertébrés qui se reproduisent par
gemmation) comme des conséquences et/ou des vérifications des énoncés théoriques :
« Si la nature ne crée directement la vie que dans des corps qui ne la possédoient pas ; si elle ne crée l'organisation que dans sa plus grande simplicité ; enfin, si elle n'y entretient les mouvemens organiques qu'à l'aide d'une cause excitatrice de ces mouvemens ; on demandera comment les mouvemens, entretenus dans les parties d'un corps organisé, peuvent donner lieu à la nutrition, à l'accroissement, à la reproduction de ce corps, et lui donner en même temps la faculté de former lui-même sa propre substance. Sans vouloir donner l'explication de tous les objets de détail qui concernent cette œuvre admirable de la nature, ce qui nous exposeroit à des erreurs, et pourroit compromettre les vérités principales que l'observation a fait apercevoir […] »23
Il est important de souligner, qu’en 1809, l’honneur de la preuve est réservé… à la preuve
elle-même, à l’observation des structures animales réellement existantes. Ce sont elles qui
nous font entrevoir les mécanismes possibles de leur formation, mécanismes qui sont
d’ailleurs énoncés avec la plus grande prudence : les structures ne sont plus déduites de la
théorie, mais présentées comme faits d’observation susceptibles de suggérer un mécanisme
probable de formation. Le changement est sans doute au niveau de détails, compte-tenu du
fait que – comme cela deviendra une véritable habitude de Lamarck - des pages entières des
Recherches sont reproduites dans la Philosophie Zoologique, et que tous les arguments
« biologiques » sont eux aussi discutés avec précision. Le renoncement déclaré pour la
biologie n’empêche pas que les principes directeurs de cette discipline soient mis en avant
dans l’ouvrage de 1809, et cela même si, nous l’avons vu, contrairement à ce qui est expliqué
22 Voire par exemple Philosophie zoologique, vol. I, pp. 373-374.23 J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, vol. II, pp. 116-117.
dans les Recherches, ils sont plutôt déduits de l’observation et ne constituent pas des principes
de raisonnement physique capables de guider et de donner du sens à l’étude des êtres vivants.
Une raison interne à la théorie biologique pourrait être assez forte pour expliquer cette
soudaine prudence : le caractère par trop présomptueux de l’exposé théorique de 1802. Celui-
ci se déclarait en effet capable de tracer un véritable schéma physique des apparitions
successives de systèmes d’organes de plus en plus spécialisés, depuis la capacité de
régénération propre au tissu des animaux les plus simples, jusqu’à l’apparition du cerveau
humain. Même si les animaux ne forment pas une échelle unique et linéaire de complexité
croissante, les systèmes d’organes caractérisant chaque grande « masse » d’organismes
(polypes ou radiaires, insectes ou vertébrés…) montrent, selon Lamarck, une « marche »
évidente vers des niveaux de complexité de plus en plus élevés, où des fonctions multipliées
sont confiées à des organes de plus en plus spécialisés. Or, c’est précisément cette linéarité
dans le développement de « grandes masses » qui est mise en cause par les recherches en
anatomie de Cuvier, ainsi que par les propres observations de Lamarck.24 Citons un seul
exemple indiquant ce problème et proposant un début de solution :
« J’ai dit plus haut que, dans sa plus grande simplicité, le système nerveux paroissoit avoir sa masse médullaire principale divisée en plusieurs parties séparées qui chacune contiennent un foyer particulier pour les nerfs qui vont s'y rendre ; que dans cet état, ce système ne pouvoit être propre à produire les sensations, mais qu'il avoit la faculté de mettre les muscles en action : or, ce système nerveux très-imparfait, qu'on prétend avoir reconnu dans les radiaires, existe-t-il le même dans les vers? C'est ce que j'ignore, et néanmoins ce que j'ai lieu de supposer, à moins que les vers ne soient un rameau de l'échelle animale, nouvellement commencé par des générations directes. Je sais seulement que, dans les animaux de la classe qui suit celle des vers, le système nerveux, beaucoup plus avancé dans sa composition et ses développemens, se montre sans difficulté et sous une forme bien prononcée. »25
Le même type de problème concerne l’apparition chez les annélides d’un « plan
d’organisation » reposant sur une structure fragmentée constituée de parties identiques
répétées un certain nombre de fois (une de ces parties correspondant à notre moderne
« métamère. » ) Cette organisation, décrite encore une fois par Cuvier pose le problème de
son origine. La solution que Lamarck propose représente l’un des éléments les moins connus
et pourtant l’un des plus fascinants de sa pensée. Les annélides seraient la conséquence d’une 24 J.-B. Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivans, 1802, p. 39 : « J’ai déjà dit (1) que par cette graduation nuancée dans la complication de l’organisation, je n’entendois point parler de l’existence d’une série linéaire et régulière considérée dans les espèces et même dans les genres une pareille série n’existe pas. Mais je parle d’une série assez régulièrement graduée dans les masses principales, c’est-à-dire dans les principaux systêmes d’organisation reconnus, qui donnent lieu aux classes et aux grandes familles observées ; série très-assurément existante, soit dans les animaux, soit dans les végétaux, quoique dans la considération des genres et sur-tout dans celle des espèces, elle soit dans le cas d’offrir en beaucoup d’endroits des ramifications latérales dont les extrémités sont des points véritablement isolés. »25 J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, vol. II, pp. 118-119.
génération spontanée survenue à l’intérieur d’un autre animal et, pour cela, soumise à des
contraintes mécaniques qui auraient « forcé » l’animal qui en était sorti à croître par des
répétitions de sa structure originelle. Les vertébrés et les êtres humains auraient donc leur
origine dans des vers parasites dotés, à cause de la localisation particulière de leur production,
d’une structure tout à fait différente de celle des animaux provenant de générations spontanées
produites dans des eaux tièdes ou dans des circonstances purement physiques.26 Ces derniers
montrent en effet une tendance à se développer suivant les pressions centrifuges exercées sur
les tissus périphériques par les fluides contenus dans leur partie centrale : leur symétrie est
radiale, comme dans l’étoile de mer, et ils ne présentent jamais ni symétrie bilatérale ni
métamérie.
Les difficultés théoriques indiquées plus haut, puis les données anatomiques et zoologiques
citées à l’instant et qui, à première vue, semblent limiter la portée explicative de la biologie de
1802, sont-elles suffisantes pour faire renoncer Lamarck au projet de fondation de la nouvelle
discipline telle qu’il l’entend ? En effet, après 1802, la « biologie » est placée au second plan,
et c’est maintenant la classification des êtres vivants qui suggère les voies suivies par la nature
pour faire varier presque à l’infini ses productions organiques. Il est pourtant vrai qu’à
chacune des difficultés rencontrées, Lamarck trouve une solution, et que l’idée d’une pluralité
de racines pour les différentes structures organiques (les « masses ») que les vivants nous
montrent peut facilement s’accommoder aux nécessités de la biologie lamarckienne. Il s’agit
toujours d’une explication fondée sur les propriétés et la dynamique des fluides organiques.
Les raisons de l’abandon du projet « biologie » ne seraient pas uniquement « internes » au
développement des recherches et des réflexions du naturaliste ; c’est ce qui est suggéré dans
des passages plutôt surprenants du premier volume de l’Histoire naturelle des animaux sans
vertèbres, publié en 1815. Lamarck semble y oublier les propos tenus entre 1800 et 1809. En
introduisant l’objet de son étude - les corps vivants - l’auteur explique qu’ils « offrent en eux
et dans les phénomènes divers qu’ils présentent, les matériaux d’une science particulière qui
n’a même pas de nom, [et] dont j’ai proposé quelques bases dans ma Philosophie Zoologique,
et à laquelle je donnerai le nom de Biologie ».27 Quelques pages plus haut, c’était le terme
26 J. Farley, The Spontaneous Generation Controversy from Descartes to Oparin, Baltimore et London, The Johns Hopkins Press, 1975; P. Corsi, Lamarck, 2001; ; S.J. Gould, « A Tree Grows in Paris: Lamarck’s division of Worms and Revision of Nature”, dans The Laying Stones of Marrakech: Penultimate Reflections in natural History, New York, Harmony Books, 2000, pp. 115-143. Pour le débat contemporain sur les parasites et les conditions de formation responsables de leur structure, voir P. Corsi, “Before Darwin: Transformist Concepts in European Natural History”, dans Journal of the History of Biology, 38, 2005, pp. 67-83.27 J.-B. Lamarck, Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, présentant les caractères généraux et particuliers de ces animaux, leur distribution, leurs classes, leurs familles, leurs genres, et la citation des principales espèces qui s’y rapportent ; précédée d’une introduction offrant la détermination des caractères essentiels de l’animal, sa distinction du végétal et des autres corps naturels ; enfin, l’exposition des principes
« biologiste » qui avait déjà fait son apparition – et cela pour l’unique fois dans tout le corpus
lamarckien - avant même, donc, l’annonce de la constitution de la soit-disant « nouvelle »
discipline. Le travail propre du « biologiste » (qui est avant tout un physicien) est de
considérer avec attention l’action des fluides « subtiles, incontenables [sic], pénétrants et
impondérables » :
« ce sont précisément ces fluides subtils qu’il nous importe le plus ici de considérer ; car ce sont ceux qui dans notre globe, produisent les phénomènes les plus étonnans, les plus curieux, les moins connus ; ce sont ceux qui, par leur action sans cesse renouvelée, constituent la cause excitatrice des mouvemens vitaux dans tout corps organisé en qui ces mouvemens sont exécutables ; en un mot, ce sont ceux que le biologiste ne saurait se dispenser de prendre en considération, s’il veut entendre quelque chose au phénomène de la vie, et saisir la cause des autres phénomènes que la vie, dans les animaux, peut amener successivement, en compliquant de plus en plus leur organisation. » 28
Il ne s’agit pas seulement d’une discipline à fonder ou d’un « métier » dont on décrit les
tâches, c’est aussi une « Philosophie biologique » que Lamarck propose de développer :
« une Philosophie biologique partout d’accord avec les observations connues ; on reconnaîtra facilement que les différens phénomènes que nous offrent les corps vivans, sont tous véritablement physiques ; que leurs causes mêmes sont déterminables, quoique difficiles à saisir ; en un mot, on sentira que la seule voie à suivre, pour avancer nos connaissances dans cette intéressante partie de la nature, ne peut être autre que celle de donner la plus grande attention aux caractères cités des corps vivans, et aux considérations que j’y ai ajoutées. »29
Comment donc concilier l’ensemble de toutes les citations concernant le projet d’une
« biologie » ? Comme nous l’avons vu, les déclarations de 1802 et 1809 visant à convaincre le
lecteur que Lamarck avait abandonné ses recherches à cause de son âge ou de son état de
santé, étaient trompeuses. Elles ne l’empêchaient pas d’essayer de convaincre le même lecteur
que seule la biologie, science physique par excellence, pouvait expliquer toutes les fonctions
de la vie – intelligence humaine incluse – et la formation de toutes les structures organiques et
plans anatomiques que les deux règnes, l’animal et le végétal, nous montrent. La deuxième
partie de la Philosophie zoologique, consacrée au développement du système nerveux et à la
formation des capacités cognitives humaines, est un véritable essai de biologie au sens
lamarckien du terme. Dans l’article « Idée », publié dans le deuxième édition du Nouveau
Dictionnaire d’histoire naturelle (et comme à plusieurs endroits dans d’autres articles du
dictionnaire ainsi que dans son dernier ouvrage, le Système analytique des connaissances
fondamentaux de la zoologie, Paris, Déterville, 1815-1822 , 7 vol., vol. I, p. 49; cf. aussi p. 50.28 J.-B. Lamarck, Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, vol. I, pp. 42-43.29 J.-B. Lamarck, Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, vol. I, p. 63.
positives de l’homme), Lamarck insiste sur le caractère « biologique » des facultés
intellectuelles :
« L'idée n'est assurément point un objet métaphysique, comme beaucoup de personnes se plaisent à le croire ; c'est, au contraire, un phénomène organique et conséquemment tout à fait physique, résultant de relations entre diverses matières, et de mouvemens qui s'exécutent dans ces relations. » 30
Loin d’être abandonné, le projet d’une biologie connaît dans la Philosophie zoologique et
dans les derniers ouvrages de Lamarck des applications et des approfondissements
remarquablement importants et fascinants. Et cela même si le mot biologie disparaît à
nouveau après 1815, pour ne plus jamais revenir. Il y a ici, il me semble, une ultérieure
complication et une nouvelle « contradiction » à expliquer : l’étude des propriétés des fluides
organiques, le fluide nerveux en particulier, s’étend à celle de l’Homme et de ses facultés,
mais la discipline physique qui rend possible cette étude n’est plus citée, ni, bien évidemment,
« officiellement » développée.
« Céder à la nécessité »
La comparaison avec un autre projet abandonné par Lamarck, celui de la météorologie, va
nous permettre de souligner des pistes de recherche susceptibles d’éclaircir notre problème.
La météorologie constituait la première discipline du domaine de recherche que Lamarck
avait appelé la « physique terrestre ». Le grand ouvrage sur le sujet que le naturaliste avait
annoncé n’a finalement jamais vu le jour. En revanche, Lamarck avait consigné dans les
pages des Annuaires météorologiques, parus à partir de 1800, ses réflexions sur les
changements de l’atmosphère, sur les difficultés qu’il avait rencontrées et les échecs que ses
prévisions météorologiques de longue durée éprouvaient année après année. Les Annuaires
furent un succès public, essentiellement en province, et le projet d’une statistique
météorologique nationale avait reçu l’appui de Jean-Antoine Chaptal, Ministre de l’intérieur
de 1800 à 1804. Une correspondance météorologique fut mise en place, et, pendant une
année, Lamarck eut à sa disposition un employé du ministère pour gérer d’abord les envois de
questionnaires (500 ont été imprimés ainsi aux frais de l’Etat) et ensuite les réponses à ces
derniers, réponses qui continuèrent à parvenir même après la fin officielle du projet.31 La
30 J.-B. Lamarck, « Idée », dans Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle, 2eme ed., vol. XVI, 1817, p. 79.31 L.J. Jordanova, The Natural Philosophy of Lamarck in its Historical Context, thèse de Ph. D., Cambridge University, 1976 et Lamarck, Oxford, Oxford University Press, 1984 ; Burckhardt, The Spirit of System, 1977 ; J.-B. Lamarck, « Météorologie », dans Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle, 2eme ed., vol. XX, 1818, pp. 444-471. Voire aussi G. Pueyo,, "La météorologie à la société centrale d'agriculture sous le Directoire et sous le Consulat", Comptes rendus des séances de l'Académie d'agriculture de France, 1981, pp. 1505-1511 et "Les observations météorologiques des correspondants de L. Cotte", Comptes rendus des séances de l'Académie
publication des Annuaires continua jusqu’en 1810, quand « celui qui gouvernoit alors » lui
ordonna de mettre fin à une entreprise qui n’était pas digne d’un membre « d’un corps
généralement considéré ». « Accoutumé depuis long-temps à céder à la nécessité », Lamarck
se soumit à l’ordre reçu.32 La narration de cet épisode, qu’il vécut fort douloureusement, fut
confiée à un dictionnaire largement diffusé en France et en Europe. Elle permit à Lamarck de
se venger de l’injustice subie et dans le même temps de revendiquer, aux yeux des pouvoirs
publics de la Restauration, un rôle de victime du régime napoléonien. Le même article lui
donna aussi l’occasion de faire remarquer, dans une note qui ne cite pas le nom de Cuvier,
comment ce dernier, auteur du Rapport historique sur le progrès des sciences naturelles, avait
été jusqu’à mentir pour attaquer encore davantage les recherches météorologiques d’un
éminent collègue déjà persécuté et accablé par ailleurs.33
Mais ce qui nous intéresse le plus dans le récit de cet épisode, ce sont les expressions utilisées
par Lamarck pour annoncer la fin de ses Annuaires :
« Voici le dernier numéro de l'Annuaire Météorologique qu'il m'est possible de publier ; mon âge, la foiblesse de ma santé, et mes affaires, me mettent malgré moi dans la nécessité de cesser de m'occuper de cet Opuscule périodique ».34
Comme dans le cas de la biologie, et presque avec les même mots, la déclaration de
renonciation est suivie, d’abord d’une défense soutenue de la validité du projet initial, et
ensuite d’une réapparition de thèmes météorologiques dans les nouveaux textes que Lamarck
écrit, à savoir les articles du Nouveau dictionnaire, publiés après la chute de Napoléon.
Devenu aveugle en 1819, juste après la rédaction desdits articles, Lamarck est maintenant
indubitablement vieux et malade. Le travail de rédaction des volumes de l’Histoire naturelle
des animaux sans vertèbres absorbe dorénavant tout son temps ; les articles de ces volumes,
d'agriculture de France, 1982, pp. 658-663 et pp. 1429-1435. - Fierro, A., Histoire de la météorologie, Denoël, Paris, 1991. T.S. Feldman, "The history of meteorology, 1750-1800: a study in the quantification of experimental physics", Ph. D. Dissertation, University of Columbia, 1984 et "Late enlightment meteorology", in T. Frangsmyr , J.L. Heilbron, et R. Rider., The quantifying spirit in the eighteenth century, University of California Press, Berkeley, 1990, pp. 13-177. Dans son travail de maîtrse pour l’Université Paris 1, « La météorologie de Lamarck », M. F. Petit-Perrin a reproduit de documents qui attestent une utilisitation jusqu’en1810 du système de rélevé de données météorologiques proposé par Lamarck.32 J.-B. Lamarck, « Météorologie », 1818, pp. 475-476. Voire aussi Arago, F., Histoire de ma jeunesse, Christian Bourgeois, Paris, 1985 (1854), p.135. « Celui-ci n’était pas un nouveau venu : c’était un naturaliste connu par de belles et importantes découvertes, c’était M. Lamarck. Le vieillard présente un livre à Napoléon. “ Qu’est-ce que cela ? dit celui-ci. C’est votre absurde météorologie, cet ouvrage qui fait concurrence à Matthieu Laensberg ; cet annuaire qui déshonore vos vieux jours. Faites de l’histoire naturelle et je verrai alors vos productions avec plaisir. Je ne prends ce volume que par considération pour vos cheveux blancs. – Tenez ! ” Et il passe le livre à un aide de camp. Le pauvre Lamarck, qui, à la fin de chacune des paroles brusques et offensantes de l’Empereur, essayait inutilement de dire : “ C’est un ouvrage d’histoire naturelle que je vous présente ”, eut la faiblesse de fondre en larmes. » 33 J.-B. Lamarck, « Météorologie », 1818, p. 476.34 J.-B. Lamarck, Annuaire météorologique pour l'an 1810, à l'usage de ceux qui aiment la Météorologie et qui se livrent aux observations atmosphériques, N° 11, Paris, Treuttel et Würtz, p. 1.
comme d’ailleurs la plus grande partie de son dernier ouvrage - le Système analytique - sont
composés d’extraits d’ouvrages précédents dont l’assemblage n’évite pas de façon
sourcilleuse ni les contradictions ni les répétitions.
Est-il possible d’interpréter les vicissitudes de la biologie lamarckienne dans des termes
politiques et institutionnels analogues à ceux que l’épisode du projet « météorologie » a mis
en lumière ? Plusieurs indices nous autorisent à une telle interprétation et suggèrent de
nouvelles recherches sur les sciences naturelles pendant le Consulat, l’Empire et la
Restauration. Nous avons déjà attiré l’attention sur la rapidité de la transition entre les espoirs
énoncés en 1800-1801 et la prudence de la préface aux Recherches de 1802. Publiée en
janvier 1802, l’Hydrogéologie, qui annonce le projet de la physique terrestre, a été rédigée
entre 1800 et 1801. La première partie des Recherches (publiées en juillet 1802), et contenant
l’énoncé des lois qui gouvernent l’action des fluides organiques, a été composée après les
cours du printemps 1801, c’est-à-dire au moment où Lamarck décide de mettre par écrit le
contenu des exposés qu’il donne à ses auditeurs, et cela, comme nous le faisions remarquer
plus tôt, « afin qu’on n’abusât point de ce qu’on auroit pu mal saisir. » La préface aux
Recherches a été écrite avant l’impression de l’ouvrage, probablement à la fin du printemps
1802. Il est très difficile de croire que des raisons d’âge et de santé – démenties par l’intense
activité d’organisation de la correspondance météorologique et par la publication, durant la
même période, des mémoires sur les invertébrés fossiles du bassin de Paris – puissent justifier
un changement si radical, un bouleversement survenu en l’espace de six mois entre la préface
de l’Hydrogéologie et de celle des Recherches. Il paraît donc utile de considérer d’autres
changements extérieurs au travail de recherche du naturaliste. Ces changements, fort
dramatiques et de grande ampleur, sont ceux qui se produisent à la même époque, dans la
politique, la société et la culture françaises. Et il convient de s’interroger quant à leur possible
influence sur les choix rhétoriques et théoriques de Lamarck.
La consolidation du pouvoir du premier Consul, l’opposition croissante au matérialisme et à
l’athéisme, considérés comme les fers de lance intellectuels de la tourmente révolutionnaire,
la forte reprise de la propagande chrétienne et le retour des émigrés, contribuent à créer un
climat culturel peu favorable aux sciences en général, et en particulier aux disciplines qui
mettent en cause, directement ou indirectement, les vérités révélées. L’idée chère aux
autorités du Directoire et à des nombreux scientifiques impliqués dans les événements
révolutionnaires, que les sciences à elles-seules peuvent garantir le bien-être de la nation et
celui des individus, est de plus en plus ouvertement remise en question. Le succès du Génie
du Christianisme de René de Chateaubriand est une conséquence, plutôt que la cause –
comme son auteur aimait le croire – du changement en question. La fréquentation aux cours
de Lamarck atteint son maximum en 1802 (132 auditeurs), pour baisser considérablement à
partir de 1803.35 Les Recherches de 1802 sont le dernier ouvrage théorique publié par
Lamarck avant la Philosophie zoologique de 1809. Sur la liste des grands projets affichés par
Lamarck entre 1800 et 1802, la biologie semble oubliée. Ne paraît pas un mot non plus au
sujet de la « Physique terrestre », et quant à la grande « Météorologie », elle se retrouve en
quelque sorte diluée dans les préfaces et introductions des Annuaires. Lamarck, en bon
professeur du Muséum qu’il est, semble se consacrer corps et âme au travail pour lequel il est
payé : la classification des invertébrés.
La reprise qui caractérisa les années 1790 de thématiques transformistes, inspirées par
Lucrèce et Benoît de Maillet, au sein du débat général sur l’histoire de la Terre, s’efface
presque complètement après 1802. A tel point que les historiens ont par la suite pris trop au
sérieux les déclarations de Lamarck affirmant la nouveauté de ses idées et la solitude
prophétique dans laquelle il les aurait formulées.36 En 1802, les mots employés par Lamarck
pour désigner les nouvelles disciplines composant sa Physique terrestre sont en eux-mêmes
susceptibles de provoquer des soupçons quant aux sympathies politiques de leur auteur. Le
débat sur la langue des sciences qui avait pourtant animé les colonnes de la presse périodique
des années 1790 (aussi bien dans la Décade Philosophique, le Magasin encyclopédique, le
Journal de physique, que dans les Annales de Mines), et qui parcourait les préfaces d’autant
d’ouvrages et de mémoires, semble connaître, lui-aussi, un déclin soudain et plutôt rapide.37
Cuvier, qui avait proposé des dizaines de nouveaux termes pour désigner des parties
anatomiques venant d’être décrites, des classes et des genres d’animaux en passe d’être
établis, laisse entendre, à partir de la préface au premier volume des Leçons d’anatomie
comparée, que la question des néologismes ne l’intéresse tout bonnement pas : les nouveaux
termes savants – pour la plupart d’origine grecque - utilisés dans l’ouvrage en question ne
sont pas de son fait, mais sont dus au travail de son collègue (et co-auteur ), André-Marie-
Constant Duméril. Cuvier avait pourtant lui-même théorisé la supériorité des racines grecques
dans l’invention de nouveaux mots scientifiques, à l’image de la nomenclature chimique
proposée par Lavoisier et ses collaborateurs.38 Et en dépit de cette distanciation, opérée en 35 Voire la liste des auditeurs aux cours de Lamarck, dans P. Corsi, Lamarck, 2001, pp. et au site www.lamarck.net : en particulier, l’étude statistique sur la fréquentation aux cours, par R. Bange, ici publié. 36 P. Corsi, “Before Darwin”, 2005, pp. 67-83.37 P. Corsi “After the Revolution: scientific language and French politics, 1795-1802”, dans M. Pelling et S. Mandelbrot, The Practice of Reform in Health, Medicine, and Science, 1500-2000: Essays for Charles Webster, Ashgate, Aldershot, 2006, pp. 223-245.38 Cristoph Heinrich Pfaff, Lettres de Georges Cuvier, L. Marchant, ed. (Paris, 1858), p. 163, 25 June 1790: ‘Nomina generica nova, e graeco potius desumpsi, quam e latino sermone, non ad vanam eruditionem
1800, on lui reprochera, dès 1802, d’avoir porté atteinte à la langue française en y introduisant
des néologismes aussi désagréables et barbares que, par exemple, le mot « gastéropodes. »
Pendant la décennie révolutionnaire, on avait essayé de changer les noms d’un nombre
incroyable de choses (les jours de la semaine et les mois, les poids et les mesures…), de
transformer en profondeur le langage des métiers, des artisans et finalement du peuple.
Quasiment quotidiennement, on proposait de nouveaux termes pour indiquer la naissance de
nouvelles disciplines, naissance censée marquer la rupture radicale avec le passé : ainsi
apparaissent les termes technologie et biotechnologie, cristallographie et cristallotechnique,
pasigraphie, phrénologie ou organologie. On avait même prétendu substituer l’idéologie à
l’étude, traditionnellement réservée à la philosophie et à la théologie, des capacités
intellectuelles et des qualités morales humaines. L’utilisation de la langue grecque pour
proposer des nouveaux termes scientifiques ou philosophiques pouvait attirer la malveillance
de ceux qui considéraient, aux côtés de Chateaubriand, que ces pratiques linguistiques étaient
un indice fort de propensions jacobines.39 L’année 1802 ne paraît donc pas la plus propice à la
fondation de nouvelles discipline ni à leur baptême sous des noms d’origine grecque. Elle
n’est pas davantage le bon moment pour entonner des déclarations triomphantes affirmant que
la biologie va démontrer le caractère physique de tout acte organique et intellectuel. Il va sans
dire, compte tenu de cette atmosphère, que le mot « biologie », très proche dans sa
construction du mot « idéologie » - terme profondément honni du Premier Consul – n’est pas
non plus des mieux choisis. On disait à Paris, au printemps 1802, que le général Bonaparte
avait empêché l’introduction de la langue grecque dans les programmes des Lycées,
établissements destinés à remplacer les Ecoles centrales, et avait fait savoir que les
établissement scolaires privés devraient, eux aussi, éviter de l’enseigner.40
Le succès sans précédent de la première édition du Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle,
confié aux soins du verbeux et pieux Julien-Joseph Virey (qui ne perdait jamais une occasion
d’exalter le rôle de la providence divine dans la nature), et la réimpression des écrits de
Buffon, présentés comme l’exemple idéal de modération et de style (« à la française » – il n’y
avait pas un mot « barbare » dans ses pages !) ne contribuaient sans doute pas à rendre plus
ostentationem, nam me graecarum litterarum radiorem quam deceret esse fateor, sed quia voces compositae latini sermonis indoli repugnant, uti jamdudum observavit Horatius.’39 R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, (2 vols, Paris, [1951] 2000),1, p. 142 : ‘Cette manie de gréciser et de latiniser notre langue n’est pas nouvelle […] De nos jours elle a ressuscité par la science; nos révolutionnaires grands Grecs par nature, ont obligé nos marchands et nos paysans à apprendre les hectares, les hectolitres, les kilomètres, les millimètres, les décagrammes’.40 Johann-Friedrich Reichardt, Un hiver à Paris sous le Consulat (1802-1803), par les soins de T. Lentz, (Paris, 2003, p. 198.Sur le climat scientifique et culturel du Consulat, voir l’excellente étude de J.-L. Chappey, La Société des Observateurs de l’Homme (1799-1804). Des anthropologues au temps de Bonaparte, Paris, 2002.
populaire le matérialisme à peine masqué des Recherches de Lamarck et de sa biologie
naissante.41
La stratégie privilégiée par Lamarck consiste alors à renoncer aux déclarations de principe et
à adopter un style que l’on peut qualifier de pédagogique. Ce style va faire ressortir de la
description du règne animal la nécessité d’une explication de la formation successive des
formes organiques et des propriétés du système nerveux qui sera formulée en terme de
dynamique des fluides organiques. La décision de publier la Philosophie zoologique, ouvrage
dans lequel cette stratégie est mise à l’œuvre, est probablement due à la fondation de
l’Université impériale, et à l’espoir de bien vendre un ouvrage qui, comme le titre le suggère,
est présenté comme un manuel de cours. Lamarck annonce donc que sa biologie ne verra
jamais le jour, et l’applique pourtant avec courage et détermination à l’explication de
domaines politiquement et théologiquement sensibles comme, par exemple, l’intelligence
humaine. Espère-t-il que la croissante tension entre l’Empire et le Saint-Siège de Rome qui
caractérise les années 1808 et 1809 finira par affaiblir les catholiques français ? Quoi qu’il en
soit, l’ouvrage ne connut aucun succès et, à la mort de Lamarck en 1829, 530 copies
invendues furent retrouvées chez-lui.
La reprise, en 1815, du projet d’une physique du vivant usant de termes comme « biologiste »
et « philosophie biologique », peut s’expliquer par les promesses, faites lors de la première
Restauration, d’une plus grande liberté d’expression. Toutefois, Lamarck dut rapidement
comprendre que le matérialisme et l’athéisme n’étaient pas les bienvenus pour les instances
politiques et culturelles dominantes et, en premier lieu, pour certaines d’entre elles, les
anciens grands seigneurs scientifiques de l’Empire toujours solidement attachés à leur place et
aussi, ses plus fidèles ennemis, Cuvier et Laplace. Lamarck peut bien se plaindre de la
censure subie lors de la publication de ses annuaires météorologiques, mais son projet de
réduction des phénomènes vitaux et psychologiques aux lois physiques de la dynamique des
fluides organiques reste de toute manière, politiquement et scientifiquement, inacceptable.
Cela ne l’empêche pas de remettre en place la même stratégie de contournement que celle
utilisée sous l’Empire : dans les articles écrits pour la deuxième édition du Nouveau
41 Pierre Denys de Montfort, in Sonnini de Manoncourt, ed., Histoire naturelle, 87 (an X, 1802), p. 35: ‘On ne voit chez Buffon ni mammaux, ni plantigrades, ni gastéropodes’; pp. 22-23. Dans son excellent travail de thèse consacré à Bory de Saint Vincent, en cours de rédaction, Hervé Ferrière reproduit une lettre de L. Dufour adressée à son ami qui venait de faire paraître son Voyage dans les quatre principales îles des Mers d'Afrique (1804). Dufour s’en prends aux thèses cosmogoniques et transformistes de Bory, en lui rappellant que les climat intellectual est profondement changé : : « toute la prétraille et la bigotinaille, tous canailles, vont vous assommer du poids de leur sainte critique », et, ajoute-t-il, « savez-vous que vos opinions sur l’origine du globe sont fondées sur le même principe que celles de M. Lamarck ? Et vous n’ignorez pas la réputation de ce dernier sur ce rapport » , Archives de l’Académie des Sciences, Dossier biographique de Léon Dufour, Lettre 18040420.
Dictionnaire, pour la plupart consacrés aux facultés intellectuelles humaines, le mot
« biologie » n’apparaît pas une seule fois. En revanche, après la Restauration, et comme après
le tournant de 1802, le mot « Dieu » occupe une place de plus en plus éminente sous sa
plume, (sans pour autant dépasser la trentaine de citations au total.) Mais, dans le même
temps, Lamarck émet avec insistance une réserve de taille : on ne peut rien dire sur Dieu. Car,
n’étant pas un objet physique, « Il » est donc hors de portée des connaissance positives de
l’Homme.42 Toute idée concernant des êtres spirituels est déclarée sans fondement. La matière
est éternelle et aucune molécule ne peut être ni créée ni détruite. Nous retrouvons Lamarck en
train de répéter, au soir de sa vie, presque mot pour mot, les mêmes idées que dans les
Recherches sur les principaux faits physiques écrites dans les années 1770.A la Restauration,
après le fol espoir né en 1815 de connaître une plus grande liberté d’expression – espoir vite
déçu - la principale préoccupation de Lamarck semble être d’éviter l’accusation d’athéisme et
de matérialisme. Cette crainte le pousse alors à faire référence à un Dieu créateur de la
matière et à des « principes métaphysiques. » Ces précautions n’empêchent certainement pas
le lecteur attentif de comprendre que seules les lois physiques de l’univers peuvent nous
permettre de comprendre les phénomènes nous entourant et ceux qui se déroulent au sein des
êtres vivants.
L’exemple de la biologie de Lamarck que nous venons de présenter nous invite à élargir
l’horizon problématique des études menées sur les sciences pendant l’Empire et la
Restauration. D’abord parce que l’attention des chercheurs est majoritairement tournée vers
les mathématiques et les sciences physiques de cette époque. Ensuite, parce qu’en dehors de
travaux centrés sur quelques figures de la science institutionnelle telles que Cuvier ou Etienne
42 J.-B. Lamarck, « Nature », dans Nouveau Dictionnaire, vol. 22, 1818, p. 388 : « Néanmoins, quoiqu'il soit réduit à ne pouvoir se procurer des connoissances positives que relativement aux objets physiques qui sont à sa portée, il ne sauroit douter qu'il ne puisse exister d'autres objets qui constituent des vérités auxquelles il ne peut atteindre ; car, ne pouvant raisonnablement assigner aucune direction à la volonté du suprême auteur de toutes choses, dont la puissance est sans doute infinie, il ignore nécessairement ce que Dieu a voulu, ce qu'il lui a plu de faire, et, à cet égard, ne peut rien assurer, rien nier. Enfin, comme il ne lui est pas donné de pouvoir connoître aucune des vérités dont il s'agit, mettre ses suppositions à leur place, seroit évidemment une folie, » et Système analytyque, 1820, p. 8 : « De l’Être suprême dont je viens de parler, de Dieu enfin, à qui l’infini en tout paraît convenir, l’homme a donc conçu une idée indirecte, mais réelle, d’après la conséquence nécessaire de ses observations. Par la même voie, il s’en est formé une autre tout aussi réelle, qui est celle de la puissance sans limites de cet Être, que lui a suggérée la considération de la portion de ses œuvres qu’il a pu contempler. L’existence et la toute-puissance de Dieu composent donc toute la science positive de l’homme à l’égard de la Divinité ; là se borne tout ce qu’il lui a été donné de pouvoir connaître de certain sur ce grand sujet. Beaucoup d’autres idées néanmoins furent appropriées par lui à ce sujet sublime ; mais toutes prirent leur source dans son imagination. »
Geoffroy Saint-Hilaire, le petit nombre d’études portant sur les savants et auteurs oeuvrant en
sciences naturelles, nous a empêché d’apprécier, à sa juste valeur, l’impact des événements
politiques sur les productions et les idées d’une plus large population de naturalistes. De fait,
nous mesurons encore mal le rôle des bouleversements de la société de l’époque, aussi bien
sur les savants les plus fortunés et aujourd’hui les plus connus, que sur la foultitude de
personnages les entourant : leurs « obscurs » collègues travaillant en dehors du Muséum
national d’histoire naturelle ou de l’Académie des sciences, les auteurs de dictionnaires,
d’ouvrages de « vulgarisation » ou de manuels scolaires, les innombrables naturalistes
amateurs. Les changements de régime et de politique culturelle ou religieuse durant le
Consulat, l’Empire et la Restauration, ont souvent trouvé leur contrepoint sous la plume des
naturalistes dans des changements de vocabulaire, de priorités théoriques, de choix de
stratégie rhétorique et même de présentation des idées. La biologie de Lamarck ne constitue
pas une exception.