LA BONNE NOUVELLE DU JOUR !

Aujourd’hui, découvrez la nouvelle M. P et le vent, tirée du recueil Le Vent et le lion de James McBride.

Pour vous aider à vivre ces temps étranges plus facilement, nous vous proposerons régulièrement de découvrir les textes de nos auteurs, grâce à une nouvelle à télécharger sur notre site : soit les nouvelles inédites de Craig Johnson, soit des nouvelles tirées des recueils de James Mc Bride, Pete Fromm, David Vann, entre autres.

Ce qu’en disent les libraires : Des nouvelles au goût d'enfance. Une certaine magie malgré la violence quotidienne. Pleines de fantaisie et d'empathie, ces nouvelles sauront, à cet instant où l'automne pointe le bout de son nez, réchauffer cœurs et âmes.

Decitre - Grenoble On croise dans ce livre des personnages hauts en couleur et souvent décalés qui se retrouvent parfois dans des situations un peu particulières mais toujours saupoudrées d'un humour délicieux. Chaque résolution d'histoire est une petite surprise !

Vivement dimanche - Lyon Bonne lecture !

DU MÊME AUTEUR, CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Mets le feu et tire-toi, Gallmeister, 2017 ; totem n°145L’Oiseau du Bon Dieu, Gallmeister, 2015 ; totem n°81Miracle à Santa Anna, totem n°54

James McBride

LE VENTET LE LION

Nouvelles

Traduites de l’américainpar François Happe

CollectionAMERICANA

Ouvrage publié sous la direction de Philippe Beyvin

Titre original : Five-Carat Soul

Copyright © 2017 by James McBrideAll rights reserved including the right of reproductionin whole or in part in any form

This edition published by arrangement with Riverhead Books, an imprint of Penguin Publishing Group,a division of Penguin Random House LLC.

© Éditions Gallmeister, 2019,pour la traduction française

e-pdf ISBN 978-2-404-00847-9ISSN 1956-0982

Photo de l’auteur © Chia MessinaIllustration de couverture © Owen GentConception graphique : Aurélie Bert

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Chapitre 1

La 24e heure

JE suis un lion. Je vis dans un zoo. Mais autrefois, j’étais un lion libre, et je l’ai jamais oublié.

Il y a de ça bien des années, avant que je sois capturé et amené ici, j’ai connu un lion qui avait mangé un Homme. Il s’appelait Box. J’ignore comment il en était venu à porter ce nom, vu que les lions ont leurs propres noms, à des fins qui leur sont propres, et ce nom-là était pour moi une cause de perplexité. Box est un nom Humain, vous voyez, et il est tout à fait raisonnable de supposer que c’est un Humain qui le lui avait donné. Quelle que soit la façon dont ça s’est passé, et que Box ait eu une raison particulière de le dire ou de ne pas le dire, c’est pas mes oignons, car la plupart des lions savent que bien souvent, ce qui vient de l’Homme n’a pas d’utilité, et aucune bête dans la jungle va se mettre à renifler quelque chose qui ne sert à rien, surtout quelque chose d’aussi important qu’un nom, parce que les lions, ils ont des noms bien à eux, et à personne d’autre. Du genre : Le Singe L’a Roulé, ou Sa Femme Rend Pas Visite, ou Pue Des Pieds, ou bien Lui Faites Pas Confiance Car Elle a un Fils, ou encore Tête Orange et plein d’autres trucs comme ça. Par exemple, les Humains m’appellent Hal. Mais mon vrai nom, c’est Ça Va, Ça Vient. Aucun animal ayant toute

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sa tête oserait m’appeler Hal, à moins d’avoir envie que je me tape ses boyaux au déjeuner. Mais Box, il s’est fait coller ce nom-là sur le dos, d’une manière ou d’une autre. Ça a été sa première erreur, je crois – prendre un nom donné par un Homme alors qu’il avait déjà le sien, qui lui venait de sa mère.

Tiens, au fait, j’ai jamais su le vrai nom de Box. J’ai jamais fait la bêtise de le lui demander non plus, parce que Box, c’était le vieux lion traditionnel. Il était plutôt rigide, pas du genre à bousculer ses vieilles habitudes. Ni à se laisser emmerder par qui que ce soit.

Du fait qu’il voulait pas démordre de sa routine, Box était incapable de s’adapter. Il aimait pas ce qui sortait de l’ordinaire. Fallait pas lui parler de springboks, de rhino-céros, d’autruches, de singes et toutes ces cochonneries. Ce qu’il voulait, lui, c’était du sang et des boyaux, pas de fioritures. Du zèbre. Du serpent. Ce qu’il arrivait à attraper. C’était comme qui dirait un lion à l’ancienne. Il ne tuait pas beaucoup, mais ce qu’il tuait, il le dévorait. Et ce qu’il dévorait surtout, c’étaient des bêtes déjà grandes, comme ça les petites, plus rares, avaient le temps de grossir et de devenir meilleures à manger. Il ne gaspillait rien, pas plus le temps qu’autre chose. Alors quand il m’a vu passer, un jour – j’étais encore un petit lionceau à l’époque –, et qu’il m’a dit “Assieds-toi une minute. Faut que je te parle”, je me suis assis pour l’écouter. Parce que Box, valait mieux ne pas l’ignorer.

Bon, j’ai entendu raconter bien des histoires quand j’étais lionceau et que je me promenais en liberté là-bas, dans les plaines d’Afrique, et un paquet d’entre elles étaient rien que des mensonges, vu que dans ce domaine les Animaux sont pas différents des Hommes. L’histoire démarre d’une certaine façon et cinq jours plus tard, il y a des branches et des feuilles qui ont poussé, et puis en moins de temps qu’il faut pour le dire, c’est devenu une montagne avec des grottes et des rochers partout, tellement que vous pouvez

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plus voir où ça commence ni où ça finit alors que vous êtes assis dessus.

Mais cette histoire-là, c’est Box en personne qui me l’a rapportée, et Box était pas du genre à mentir.

Je vous répète ce qu’il m’a dit.Un jour qu’il se promenait dans la jungle, il fut attaqué

par un chasseur. L’Homme le prit en défaut. Box était passé juste à côté de lui. Il avait rien senti, ni rien pressenti. Rien du tout. L’Homme avait bondi d’un buisson derrière Box, tenant une lance qui avait déjà sur elle l’odeur du lion mort. Il tenait Box à sa merci. Le vieux Box était foutu, déjà refroidi d’avance. Il pouvait plus rien faire.

Box savait que sa grosse tête allait bientôt être accrochée à un mur dans la tanière de l’Homme pour l’éternité tandis que le type n’arrêterait pas de s’excuser auprès de Box et de toute sa parenté pour lui avoir ôté la vie et tout le bataclan, parce que c’est comme ça que ça se passait avec les chas-seurs d’avant. Ils vous expédiaient dans le Grand Sommeil et remerciaient votre famille par la suite en priant et tout ça, pour que vos âmes puissent vivre ensemble éternelle-ment, et pendant ce temps-là, ils se servaient de vos griffes comme assiettes pour y déposer leurs brindilles qui fument.

Box était coincé, alors il se dit “C’est une bonne journée pour mourir.” Puis il se tourna vers l’Homme et se prépara à fermer les yeux pour toujours.

Mais cet Homme savait des tas de choses. Trop. Au lieu de lancer sa sagaie quand Box se tourna vers lui, il s’adressa à lui en Parler-Pensée. Et devinez ce qu’il lui dit ? Il lui dit ceci :

— Je sais que ce n’est pas ta 24 e heure.Alors là, le vieux Box en resta baba. Je sais pas ce qui l’a

le plus soufflé. Entendre un Homme s’exprimer en Parler-Pensée, qui est le langage des Animaux, ou bien un Homme qui parle de la 24e heure. Box n’avait jamais vu ça, ni l’un ni l’autre. Mais qu’un Homme se mette à causer de la 24e heure lui fit voir la situation sous une lumière différente.

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Vous voyez, un lion ne mange qu’une heure par jour. Les 23 heures restantes, généralement on dort, on cherche à se divertir ou à baiser. C’est notre truc à nous. Les lions, c’est les Ordres Supérieurs, c’est comme ça que s’appellent tous les Animaux. Être un Ordre Supérieur, la plupart du temps, c’est une vraie partie de plaisir, à part une ou deux règles qu’il faut respecter. Pour ce groupe d’Ordres Supérieurs – je parle des lions –, la règle de la 24e heure, c’est la ligne de démarcation. Vous voyez, nous sommes inoffensifs 23 heures par jour. Vous pouvez faire tout ce que vous voulez autour du Roi de la Jungle tout au long de ces 23 heures : organiser un bal, écrire des lettres à votre tata, enlever vos vêtements et vous mettre à danser tout nu, on s’en fiche. Mais pendant la 24e heure, cette heure uniquement, nous on mange, et faut pas vous trouver dans les parages à ce moment-là. Vous pouvez aller jouer aux cartes, ou rendre visite à votre tante Thelma de l’autre côté de la forêt, ou bien faire tout ce que les humains font et qui sent mauvais pendant ce temps-là.

Box, qui était vieux jeu, restait estomaqué par cette his-toire. Il ne savait vraiment pas quoi faire. D’abord entendre un Homme bavarder en Parler-Pensée de cette manière. Ensuite l’entendre discuter de la 24e heure. Tout ça flanqua une frousse bleue à Box. Alors il dit :

— Pardon ?— Tu m’as bien entendu, répondit l’Homme dans un

Parler-Pensée des plus clairs. Je sais que ce n’est pas ta 24e heure. Et tu sais comment je le sais ? Je t’ai pisté, Box. Tu es encore dans les 23 heures que tu consacres à la promenade, au sommeil, à la recherche d’eau, de divertissement, d’une lionne à baiser, et tout le reste. Alors je ne vais pas te tuer, parce que je ne veux pas de ta tête maintenant. Ce que je veux, c’est ta tête de la 24e heure, quand tu es en chasse, car je suis moi-même un grand chef. Et je recherche quelque chose d’aussi puissant que moi. Donc, je vais te laisser vivre. Je vais même te suggérer deux ou trois petits trucs à faire pendant

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tes 23 heures. Parce que tu vois, j’ai beaucoup voyagé et je sais des tas de choses. Et je peux te conseiller.

Après avoir donné une petite tape amicale sur l’épaule de Box, il lui tourna le dos.

C’est à cet instant que Box lui sauta dessus.Il fit tomber l’Homme. Il attrapa sa lance avec ses dents

et enfonça la pointe dans le sol de manière à laisser le bâton bien droit. Puis il prit le chasseur dans sa gueule et, le balançant de droite à gauche, il le frappa violemment contre la lance. Il battit l’Homme avec son propre bâton. Et il battit le bâton avec l’Homme. Et quand il en eut terminé, il le projeta par terre et se mit à le déchiqueter, il lui ouvrit le ventre, et d’un coup de griffes sur le visage, il le tua. Puis il le mangea, une bonne partie du moins, et dormit deux jours d’une traite, sans se réveiller.

Bien des fois j’ai pensé à Box, tandis que j’étais là, dans cette cage, à faire les cent pas, nuit et jour, année après année, réfléchissant à toute cette histoire. Ce chasseur n’avait fait aucun mal au vieux Box. L’Homme le tenait à sa merci et il ne l’avait pas tué. Il avait même proposé de le conseiller sur la manière de profiter de son temps libre. Et malgré cela, le vieux Box l’avait tué.

Vous savez pourquoi ?Parce qu’il s’était senti insulté, voyez ? Si l’Homme était

reparti sans rien dire, Box aurait poursuivi son chemin dans la jungle et se serait occupé de ses affaires. Mais il avait fallu que cet Homme se retourne et dise à un Ordre Supérieur, un lion adulte, ce qu’il avait en tête. Box n’avait pas du tout envie d’entendre cet humain le définir, lui dire qui il était, quels étaient ses plans, et ce qu’il était censé faire de ses 23 heures libres, ni comment l’Homme avait fait pour savoir tout ce que Box était censé faire pendant ces 23 heures. C’était à Box de faire ce qu’il lui plaisait de ces 23 heures. Et tant que l’Homme ne faisait pas l’imbécile au cours de cette 24e heure magique, cette heure unique où rien dans le monde n’est à l’abri d’un lion qui doit manger,

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il n’avait rien à craindre. Mais il s’était mêlé des affaires de Box en parlant de ces 23 autres heures, lui disant ce qu’il pourrait faire de son temps, comment il était censé dormir et tout le reste. Il avait considéré la 24e heure de Box comme si c’était la sienne. Eh bien, Box n’avait pas aimé ça. Il s’était dit que si l’Homme se croyait important au point de décider de sa 24e heure, il pourrait bientôt avoir aussi envie de lui dire comment compter ses 23 heures libres, et puis lui dire comment occuper sa 22e heure, et la 21e et ainsi de suite. Alors Box l’avait liquidé, il l’avait battu avec son propre bâton et l’avait expédié au pays du Grand Somme, parce qu’il savait que l’Homme ne tarderait pas à lui dire ce qu’il devait faire de l’unique heure pendant laquelle il mangeait et de toutes les autres heures.

Plus tard, j’ai demandé à Box :— Un Homme, quand il parle, ça ressemble à quoi ?Car, en ce qui me concernait, je ne m’étais jamais entre-

tenu avec un Humain.— Difficile à supporter.— Et quel goût ça a ? j’ai aussi demandé, car j’en avais

jamais mangé non plus.Il m’a répondu :— Ça a le goût de poulet.

JE me souviens comment je me suis fait capturer. J’étais tapi dans les hautes herbes, je guettais une antilope-chevreuil qui s’était un peu éloignée de son troupeau. J’essayais de trouver un autre angle d’approche pour bondir avant qu’elle ne détecte mon odeur portée par le vent, car ces créatures sont capables de sentir un pet à trois cents mètres de distance et elles sont rapides comme l’éclair. J’étais recroquevillé, à quatre pattes, prêt à jaillir – et puis j’ai entendu un “pan !”, et je me suis retrouvé ici.

C’était pas si terrible, se faire prendre comme ça, com-paré à la façon dont certains pensionnaires d’ici se sont

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fait mettre le grappin dessus. Ma copine Elle Se Gratte le Derrière – c’est le jaguar noir femelle qui vit de l’autre côté du couloir, en face de moi – elle dit qu’ils l’ont poursuivie pendant quatre jours au cours d’une tempête, au Brésil, avant de pouvoir l’attraper. Ils lui ont tiré huit fléchettes dans le cul, à ce qu’elle prétend.

— J’aurais pu m’en sortir, s’il y avait pas eu la dernière, qu’elle dit.

Mais on peut pas trop faire confiance à Gratte. Elle aime se pavaner et raconter des craques, en plus elle se lèche et se gratte sans arrêt aux mauvais endroits pendant qu’elle nous sort ses bobards et tout ça. Ils lui ont tiré dessus quatre fois, pas plus, moi je dis. Je suis un lion. Je sais de quoi je parle, bon sang.

L’un des inconvénients qu’il y a à être dans cet endroit, mis à part le plus évident, c’est que l’ordre hiérarchique qui existe dans la nature est complètement chamboulé. Ici, vous avez des pigeons qui disent à des singes ce qu’ils doivent faire. Vous avez des girafes qui passent des accords avec des tigres. Vous avez des anguilles, des poissons, des dindes, des canards, toutes sortes d’Étrangers qui vivent à côté les uns des autres et ils sont tous prêts à dénon-cer leur voisin pour une croûte de pain. Ici, personne n’a d’utilité dans la vie. Les Ordres Supérieurs, quand ils n’ont pas d’utilité, ils sont comme les Hommes : ils deviennent dangereux, souvent pour eux-mêmes, ce qui fait que la vie dans ce zoo n’est pas une partie de plaisir, parce que quand on vous sort de votre élément naturel, votre esprit s’égare. Rester à glander et raconter des conneries, c’est pas un problème pour l’Homme, parce que lui, il peut ignorer son cœur et s’aveugler avec toutes sortes de tromperies et de cruautés, déformant ainsi la vérité pour obtenir ce qu’il veut, faisant taire certaines parties de son esprit afin de laisser régner le mal. Mais aucun Animal ne peut faire ça, parce que les Animaux, ce sont les Ordres Supérieurs, et nous on s’exprime par le Parler-Pensée, ce qui ne laisse pas

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beaucoup de place pour se tortiller dans tous les sens quand il s’agit de vérité et de conséquence.

Oui, parfaitement, on s’exprime. Oh, je sais, vous avez des savants et des machines, des chercheurs qui étudient ça, des gens qui plongent dans des bassins avec des baleines, et d’autres qui sanglotent sur le cou des chevaux et tout ça, en murmurant à leur oreille sans arrêt, et qui se mettent le doigt dans l’œil avec leurs propres salades en s’imaginant qu’ils nous parlent. Nous on s’occupe pas de toutes ces foutaises. On parle par l’esprit.

Enfin, quand on est libres.En cage, c’est une autre paire de manches. L’esprit

fonctionne pas bien. Tiens, j’ai eu un Homme qui est venu pendant quinze ans dans ma cage pour m’apporter de la viande pourrie et enlever les trucs naturels que je laissais, eh ben j’ai rien appris de lui. Et il a rien appris de moi. On a rien échangé. La seule chose qu’il m’a donnée, c’est sa peur. Et moi je lui ai donné mon ambivalence. Quand il a quitté cette cage pour toujours, il a pleuré, mais je n’ai rien ressenti. Il passait des heures à essayer de colorer mes Pensées-Formes avec les siennes, mais je ne le comprenais pas, parce qu’il n’avait pas d’utilité particulière, et aucun Animal ne peut comprendre quelque chose qui n’a pas d’utilité. J’avoue que mes pensées ont été polluées par les siennes, dans une certaine mesure. Et même, je marchais un peu comme lui, et parfois, je venais à la porte de la cage quand il arrivait, car je m’étais habitué à lui. Mais je gardais toujours une petite part de moi pour moi-même. Ça me permettait de rester libre à l’intérieur, de me sou-venir de certaines choses, telles que Box et ce qu’il disait sur l’Homme, et je pouvais entendre toutes les autres Pensées-Formes que les Animaux expriment parfois ici sur leurs gardiens, parce que même si ça manquait de naturel, on parlait. Le silence, c’est quelque chose qui n’existe pas dans un zoo. D’ailleurs, c’est ce qu’il y a de pire ici. C’est pas la cage ni la nourriture. C’est le bruit. Vous avez des

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chouettes qui se mettent à hurler en voyant leur reflet dans un miroir. Vous avez des chimpanzés qui s’égosillent à propos de pièces pleines de pélicans morts, des rats libres qui braillent comme des dingues et lancent des menaces parce qu’ils courent en liberté. Vous avez des mères qui brament le nom de leurs enfants disparus depuis vingt lunes. Tout le monde cherche à gagner quelque chose, tout le monde est prêt à tuer son voisin pour un morceau de viande avariée, tout le monde essaie de sortir, de rentrer, de circuler, d’aller ailleurs, l’esprit tellement tendu que le Parler-Pensée général devient une sorte de grondement et on a du mal à le comprendre aussi clairement qu’en pleine nature. Le résultat, c’est que votre esprit ne peut plus penser correctement à l’instant où vous mettez les pieds dans le zoo, parce que le bruit du chagrin est insupportable. Alors vous coupez le son. C’est ce qui s’est passé avec moi, comme avec tous ceux qui sont ici.

Jusqu’à l’arrivée de M. P.Je sais pas pourquoi il est venu ici. D’après une rumeur

qui m’est parvenue, il aurait travaillé dans un cirque avant de débarquer ici au zoo, mais Elle Se Frotte La Tête – c’est une vieille fille gorille – affirme qu’elle se souvient que, petit enfant, M. P venait en visite au zoo alors qu’elle-même n’était qu’un bébé gorille. C’est pas impossible, vu que Frotte est le plus vieil Animal du zoo et cette femelle est très respectée dans cet endroit car elle est pas portée au mensonge. Elle a dit que le vrai nom de M. P, c’est Peter, et qu’à l’époque il n’était qu’un minuscule gamin pâlichon avec des cheveux qui poussaient sur sa tête comme de l’herbe jaune, et que tout petit, il connaissait déjà les attitudes, les gestes et les expressions faciales des Animaux avant même de savoir quel Animal il singeait. Il hurlait comme une banshee et ronronnait comme un bébé léopard, le tout en Parler-Pensée. “Il était doué en langues”, dit Frotte. Ces deux-là discutent beaucoup ensemble. Frotte, elle a un petit penchant pour les Malodorants.

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Les Malodorants, c’est les Humains. Au fait, je ne sais pas pourquoi on les appelle Malodorants, pas plus que je sais pourquoi nous on est les Ordres Supérieurs. Ça a quelque chose à voir avec le fait que les Animaux utilisent le Parler-Pensée alors que les Malodorants s’expriment avec leur langue qui dit une chose pendant que leur cœur en dit une autre. Un jour, M. P m’a raconté cette histoire au sujet d’un Malodorant nommé Adam et de sa femme qui avaient accepté une pomme donnée par un serpent, et ça avait bousillé le monde des Malodorants à tout jamais. Mais Irving, un boa constricteur qui vit ici, au zoo, s’est senti insulté et il l’a mal pris.

Enfin, quel que soit l’endroit d’où il est venu, M. P est tombé sur une montagne d’emmerdes en débarquant ici.

Vous voyez, à ce moment-là, on observait une sorte de silence-parler général qui était né d’une dispute entre une grenouille mâle nommée Il Flaire la Viande, et une baleine femelle qui vit là-bas, plus loin, dans le Monde Aquatique. Son vrai nom, c’est Elle Souffle Encore Plus d’Huile, mais nous on l’appelle simplement Souffle de l’Huile, pour faire court.

Ça fait un bail que je connais Souffle de l’Huile, et Flaire aussi, même si je n’apprécie pas beaucoup les grenouilles globalement. Je fais pas partie de ces lions mangeurs de grenouilles. C’est juste que j’ai jamais beaucoup aimé les grenouilles, les crocodiles et les créatures aquatiques quand j’étais en liberté. Je n’ai mangé une vraie grenouille vivante qu’une seule fois dans ma vie ; j’étais tombé sur ce mâle par hasard au bord d’un étang appelé Rencontre-des-Eaux. Je l’ai avalé en vitesse avant que sa femme me voie. J’en avais jamais consommé avant ça. J’ai pas été emballé par le goût non plus. Que des os, une peau toute ridée, presque pas de viande. J’avais déjà mangé des mor-ceaux de chemises qui m’avaient semblé meilleurs que ça. Mais n’empêche, je lui avais rendu service, parce qu’il a Changé d’Âme, ce qui arrive à tous les Animaux. Quand

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vous vous faites dévorer et que vous partez pour le Grand Somme, vous revenez dans le corps d’un autre Animal, généralement situé un peu plus haut dans la chaîne ali-mentaire. Ça arrive à toutes les Créatures. Bon, comme on pouvait s’y attendre, quelque temps après l’avoir gobé, je me trouvais à nouveau au bord de Rencontre-des-Eaux et là j’ai vu une grenouille d’une couleur différente et plus grosse qui me dévisageait et qui m’envoyait une Forme-Pensée disant :

— Tu m’as avalé tout près de ma femme, là-bas sur cette rive, la dernière lune.

Je lui ai répondu :— Je veux bien croire que c’est vrai, mais ça ne me dit

rien de te manger maintenant.Elle a dit :— Eh ben, tant mieux pour toi, parce que cette fois,

j’ai une peau empoisonnée qui te donnerait de l’urticaire pendant huit jours et huit nuits, espèce de gros enfoiré.

C’était une petite bestiole très culottée, assise à la sur-face de l’étang, hors de portée. Elle s’est retournée et a plongé dans les eaux profondes en me lançant une autre Forme-Pensée par-dessus son épaule qui disait :

— Je m’en tire bien, parce que cette fois, j’ai une femme meilleure que la précédente.

Puis il a saisi ma Forme-Pensée qui lui disait que je n’avais ni femme ni lionne.

C’est pour ça que je ne suis pas mieux disposé envers les grenouilles que ne l’est un chien envers les chats. Mais Flaire était divertissant – c’était un farceur – et Souffle de l’Huile et lui se chamaillaient déjà depuis un bon bout de temps. Comme la plupart des choses désagréables, leur dispute a été provoquée par un truc venant de l’Homme.

Flaire avait eu vent d’une histoire au sujet d’un Malodorant nommé Jonas qui avait été avalé par une baleine et qui avait vécu à l’intérieur de son ventre, man-geant toute la nourriture de la baleine, jusqu’au moment où

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un gigantesque Malodorant appelé Dieu était descendu et avait fait sortir ce Jonas. Puis la baleine était morte.

Bon, vous je sais pas, mais moi, c’est la chose la plus drôle que j’aie jamais entendue.

Les Animaux, ça vit et ça meurt tout le temps, mais la bouffe qui est déjà dans le ventre, ça c’est sérieux. Personne dans les Ordres Supérieurs, pas même le plus petit poisson ne laisserait quelqu’un se glisser dans son estomac pour lui piquer sa nourriture. C’est absurde.

Flaire a commencé à taquiner Souffle de l’Huile avec ça, et il en a même fait une chanson intitulée Malodorant dans la Bedaine. Rien ne vaut une chanson pour entraîner un Ordre Supérieur ; il s’est mis à la coasser un après-midi et comme on l’a tous trouvée chouette, on s’est mis à chanter tous en chœur, ce qui a provoqué un boucan de tous les diables :

Malodorant dans la Bedaine,Qui mange, qui boit et qui pueMalodorant dans la BedaineDébarrasse-toi de ça par le culMalodorant dans la BedaineTout ce que t’as dans l’estomacIl se l’envoieEt c’est pas marrantQuand ton Malodorant est si coulantQu’il peut même pas trouver ton fondement.

Oui, bon, je sais, c’est bête, mais on est dans un zoo. Moi-même, je rugissais ce truc, sans m’imaginer que ça pouvait blesser quelqu’un, quand d’un seul coup, un grondement assourdissant a interrompu la chanson et m’a envoyé valser par terre. Comme un énorme rocher qui me serait tombé sur le crâne. Une vive sensation de douleur s’est répercutée dans mon corps tout entier. J’ai roulé sur le sol de ma cage, beuglant comme un lionceau. Je me suis dit que j’avais été transpercé par une lance, ou pire encore, que

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je venais de me faire tuer par une de ces lances magiques de l’Homme qui tonnent, mais je n’avais rien senti entrer et je ne voyais pas de sang. Je savais pas ce que c’était, mais en tout cas, ça venait de l’intérieur de ma tête. C’était une Forme-Pensée, mais énorme. Plus puissante. Comme un coup de tonnerre qui se prolongeait.

Ça venait à peine de s’arrêter qu’une deuxième Pensée-Rugissement m’a frappé encore plus violemment que la première, m’envoyant encore bouler au sol. Ce bruit me fendait le crâne d’une manière horrible, et se répandait sur moi comme de l’eau bouillante. Je me tortillais dans tous les sens pour essayer de me dégager, roulant sur le dos, ce qui n’est pas rien, car dans le monde des Lions, où le moindre soubresaut veut dire quelque chose, se rouler sur le dos signifie que vous abandonnez, vous renoncez, vous en avez assez, vous êtes fichu. Mais ça ne s’arrêtait pas. Ce foutu vacarme continuait. Et pendant ce temps, les Malodorants devant ma cage regardaient en riant, pensant que je faisais toutes ces singeries pour les amuser.

Au bout de quelques secondes, le bruit a cessé.Je suis resté étendu sur le côté, un peu sonné. Puis je

me suis senti assailli par un torrent de Pensées-Formes normales, tandis que partout dans le zoo, les Animaux se mettaient à hurler, tous pris de panique en même temps. La volière était en ébullition, remplie de gloussements et de hurlements et les bêtes en liberté, les Souris, les Rats, les Oiseaux, les Insectes et même quelques Paons qui se pro-menaient dans les allées du zoo ont commencé à déguerpir ventre à terre en direction de la sortie. De l’autre côté du couloir, ma copine Gratte était sur le dos, également dans la position “je capitule”, les pattes en l’air.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?Elle a dit ça en envoyant une petite Forme-Pensée.

Une toute petite, car même cette abrutie de bouffeuse de chauve-souris carrément toquée qui passait son temps à fanfaronner, eh bien, elle avait la frousse.

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Ensuite, j’ai entendu Flaire, la grenouille, brailler dans son affolement :

— C’est Souffle de l’Huile ! Elle est devenue complète-ment dingue dans son bassin !

Et ça n’a pas manqué, le bruit est revenu, et il a résonné si fort dans ma tête que je me suis égratigné le nez avec mes propres griffes et je me suis retrouvé à nouveau par terre. C’était Souffle de l’Huile, effectivement, mais avec une force que je n’avais jamais entendue auparavant. Les Formes-Pensées des Baleines sont d’une puissance telle qu’on ne peut même pas les décrire. Les Baleines sont des créatures gigantesques, ce qui laisse beaucoup d’espace pour les insultes.

J’ai entendu Frotte, la vieille fille gorille s’écrier :— Flaire, qu’est-ce que tu as fait ?Flaire a bien essayé d’arranger les choses en envoyant

de petites Formes-Pensées de grenouille disant qu’il était désolé. Souffle de l’Huile a répondu par une nouvelle explo-sion auprès de laquelle les deux précédentes n’étaient que de la roupie de sansonnet. Je vous le répète, une Forme-Pensée comme ça, j’en avais jamais entendu parler. Il n’y avait pas de représentation mentale. C’était quelque chose que vous ressentiez au plus profond de vous-même.

À nouveau, Flaire a essayé de s’excuser et Souffle de l’Huile a lâché une déflagration qui m’a transpercé avec une telle violence que j’ai failli me vider de mes matières naturelles sur le sol et j’en suis resté allongé sur le flanc, le dos recourbé et les pattes repliées. Quand enfin elle a baissé un peu le ton, tout le zoo s’est emporté contre Flaire et s’est mis à l’insulter.

— Flaire, espèce de taré, demeuré de têtard trouillard…— Flaire ! Va te jeter dans la gueule de Souffle de

l’Huile immédiatement. Allez, dépêche-toi !— Flaire, je vais t’avaler au dîner !Ça, c’était Peux Pas Trotter, un éléphant. Trotter ne

mange pourtant pas de grenouilles en temps normal.

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Tout le zoo s’en prenait à Flaire. Tout le monde braillait et faisait un foin terrible. Quand ça s’est un peu calmé, Gratte, qui était étendue sur le dos, dans sa cage en face de la mienne, m’a regardé et m’a envoyé une Forme-Pensée disant :

— Bon, alors, Ça Va, qu’est-ce que tu comptes faire ?Évidemment. Ici, c’est seulement en cas de problème

que je suis le Roi de la Jungle.Bon, je pouvais pas rester là sans réagir. Tout le monde

l’avait entendue me poser la question et je sentais qu’ils avaient tous l’esprit braqué sur moi. Alors je me suis relevé, j’ai rassemblé toute mon énergie et j’ai lancé le rugissement en Forme-Pensée le plus puissant que je pouvais pousser. J’y suis même allé d’une touche d’intimidation complé-mentaire en y ajoutant l’image d’une petite baleine à moitié dévorée – qui n’était pas des plus réussies, vu que je me souviens pas avoir jamais vu de baleine, et encore moins en avoir mangé. Pas plus que je me souviens avoir jamais Changé d’Âme et être devenu baleine, mais bon, j’ai fait de mon mieux. Je me suis ramassé sur mes pattes arrière et j’ai lâché ma Forme-Pensée, suivie d’un gros rugissement des plus classiques, gueule grande ouverte, pour que ça résonne le plus loin possible. J’ai fait retentir ces deux grondements aux quatre coins du zoo, conformément à mes prérogatives, comme chaque Animal ici le sait, étant données ma posi-tion et mes responsabilités en tant que Roi de la Jungle et tout le saint-frusquin.

Bon, j’avais à peine refermé mon clapet que Souffle de l’Huile a répliqué avec un coup de poignard haute fréquence encore plus terrible que les trois premiers réunis et toutes les bêtes à quatre pattes se sont mises à tourner en rond, essayant d’attraper leur queue. En ce qui me concerne, je me suis retrouvé à nouveau étendu par terre, poussant des gémissements frénétiques et cette fois, j’ai vraiment vidé mes matières naturelles sur le sol, avec même une crotte ou deux. J’ai pas pu m’en empêcher, ce qui n’a pas beaucoup d’importance puisque de toute façon je n’ai pas à les enfouir

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JAMES McBRIDE

dans le sol ici, mais c’était quand même gênant vu que c’était moi qui avais causé ce désagrément supplémentaire.

D’ailleurs, j’ai pas été le seul à laisser échapper mes matières, parce que ça hurlait partout à cause de la dou-leur. Je me souviens m’être dit “C’est une bonne journée pour mourir”, c’est ce que disent tous les Ordres Supérieurs quand les ennuis s’abattent sur eux par paquets de trois, ou bien quand ils sont sur le point de passer l’arme à gauche à la suite d’une bêtise, ou après avoir croqué l’Animal qu’il fallait pas, ou avoir fait le malin avec l’Homme, à qui il faut pas se fier quand il a dans les mains sa griffe magique qui fait boum. C’était terrible parce que Souffle de l’Huile avait vraiment mis le paquet.

Heureusement, la déflagration n’a duré qu’une minute ou deux, mais c’était bien suffisant. Après ça, j’ai bouclé mon esprit. Et tout le monde en a fait autant. Et tous, on s’est mis à n’avoir que des pensées profondes – c’est du Parler-Pensée personnel que les autres peuvent pas deviner.

Et on est restés coincés comme ça un bon moment.Si on essayait de parler entre nous, elle nous assom-

mait. Si on essayait de lui parler, elle nous assommait. Je m’efforçais de trouver un moyen d’apaiser Souffle Encore Plus d’Huile, comme par exemple demander à un vieux grand-père Rat Libre qu’on appelle Né Gros et qui a une petite dette envers moi, de se glisser dans la maison des grenouilles, coller un bon vieux une-deux à Flaire et l’expé-dier ad patres. Mais les Bêtes en Liberté s’étaient éclipsées depuis longtemps quand Souffle de l’Huile a commencé son cirque, et Né Gros, ainsi que toute sa famille de rats, avait filé comme les autres.

C’est juste à cette époque-là que M. P a débarqué.La première fois que je l’ai vu, c’était la nuit. Il venait

toujours la nuit. La seule fois où je l’ai vu le jour, c’était à la fin, quand les choses ont salement dérapé. Mais géné-ralement, M. P était un Malodorant nocturne, pas comme les autres.

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M. P ET LE VENT

Il se tenait devant la cage de Gratte, portant les pelures vertes avec des rabats qui couvrent tout le temps les Malodorants qui travaillent au zoo. C’était un petit Malodorant, plutôt âgé pour un gardien de zoo, avec une paire de verres supplémentaires sur les yeux que les Humains utilisent pour les aider à bien voir. Il s’est faufilé sans bruit jusqu’à la barrière devant la cage de Gratte, il est passé par-dessus et il a collé sa tête entre les barreaux – ce qui est un truc dingue à faire si cette espèce de panthère noire est de mauvaise humeur – puis il a dit :

— Salut, là-dedans !Gratte l’a regardé, puis elle m’a lancé un coup d’œil

avant de le regarder à nouveau.— Salut, là-dedans, M. P a répété.En Forme-Pensée. Parfaitement claire. Il a pas dit un

mot en Langage Humain. Juste des pensées.Gratte a cligné des yeux plusieurs fois de suite.Alors M. P a dit :— Comment ça va aujourd’hui ?Sur ma vie, je vous jure que ça s’est passé comme ça, et

si je mens, vous pouvez mettre le feu à ma queue et l’étirer pour me la passer autour des épaules. C’était la première fois que j’entendais un Malodorant s’exprimer en Parler-Pensée. J’avais du mal à le croire, alors je me suis redressé sur mes pattes de derrière et appuyé contre les barreaux de ma cage pour regarder. Je ne me souciais même pas de la douleur que cette position me causait dans les pattes.

Il avait une voix de Forme-Pensée comme j’en avais jamais entendue avant. Elle ressemblait pas à celle d’un Animal. On la sentait légère et aérienne. Les formes qu’il faisait étaient un peu brouillées et grossières, comme celles que ferait un petit lionceau. Il était là, la tête entre les barreaux, souriant et mon-trant les dents, tandis qu’il parlait Animal. C’était une chose incroyable, du jamais vu, un Malodorant qui discutait sans bouger les mâchoires, montrant juste les dents et débitant son Parler-Pensée de bébé rudimentaire.

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JAMES McBRIDE

Gratte le regardait fixement, figée, clignant simplement des yeux.

Je sentais que tout le monde prêtait l’oreille.— N’aie pas peur, dit M. P à Gratte. Est-ce que tu

pratiques le Parler-Pensée ?Évidemment, j’ai tout de suite vu que Gratte se trouvait

dans une situation difficile. Si elle disait quelque chose en Parler-Pensée, Souffle Encore Plus d’Huile pourrait envoyer une décharge capable de faire tomber les dents de tout le monde dans les parages. D’un autre côté, personne n’avait jamais parlé à un Malodorant jusque-là, et c’était un truc extraordinaire.

Alors ce qu’elle a fait, elle a hoché la tête.M. P a relevé la réponse tout de suite. Il a dit avec une

grande gentillesse :— Faut pas être timide. Je m’appelle monsieur P. Je

viens d’arriver ici. Et toi, tu t’appelles comment ?Gratte l’a scruté à nouveau pendant une minute, puis

elle s’est passé une patte sur le visage et elle a regardé ail-leurs. Cette femelle jaguar, c’est une sacrée peau de vache quand elle veut.

M. P l’a observée et il a poussé un profond soupir.— Que c’est triste ! J’avais bien entendu dire que

certains Ordres Supérieurs vivent dans des zoos depuis si longtemps qu’ils ont oublié le Parler-Pensée. Mais je ne croyais pas que c’était vrai. Mais… ça semble si tranquille ici… (Il a jeté un regard malheureux vers Gratte.) Quel dommage ! Une créature si belle, si séduisante !

Cette diablesse vaniteuse de Gratte a souri.M. P s’est mis à rire.— Allez, dis-moi maintenant. Tu t’appelles comment ?Plus tard, il y en a quelques-uns qui ont critiqué Gratte

pour ce qu’elle avait fait, parce qu’on est des Animaux, des Ordres Supérieurs vivant selon les Ordres de la Vie, et on a des obligations envers les choses et les bêtes qui ont une utilité, et personne a jamais dit que ça incluait le fait de

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M. P ET LE VENT

parler aux Malodorants par l’esprit. Ça semble pas naturel, d’ailleurs si ça l’était, les Malodorants auraient été capables de produire des Formes-Pensées depuis belle lurette. Mais je crois que Gratte ne savait pas ce qu’elle était sur le point de faire. Et pas un d’entre nous ne le savait, et comme je l’ai dit à Gratte par la suite, à sa place j’aurais fait la même chose.

Alors voilà ce qu’elle a fait : elle a contracté son visage, les poils de son dos se sont dressés, et en fermant les yeux elle a murmuré son nom. Tout doucement.

Je me suis préparé.Il ne s’est rien passé.M. P a dit :— Quoi ?Gratte a ouvert les yeux. Voyant qu’elle était encore

entière, elle a ouvert son esprit pour envoyer une deuxième Pensée-Image avec son nom dedans. Elle n’avait pas encore fini que Souffle de l’Huile nous expédiait un nouveau coup de poignard. J’ai eu l’impression qu’une centaine de lances s’enfonçaient dans mes yeux et ça a été le noir complet pendant une minute.

Quand je suis revenu à moi, j’ai vu M. P étendu sur le dos, se tenant les oreilles devant la cage de Gratte. Il avait été soulevé et carrément projeté par-dessus la barrière. J’entendais des hurlements en provenance de tous les coins du zoo et malgré le martèlement dans ma tête et le flou de ma vision, j’ai aperçu Gratte en train de se rouler sur le sol de sa cage et j’ai compris qu’elle devait bien regretter ce qu’elle avait fait.

J’ai essayé de mettre la tête dans le coin de ma propre cage, espérant soulager ma douleur, la queue se balançant en l’air et le derrière découvert, mais ça ne m’a fait aucun bien. Souffle Encore Plus d’Huile avait donné libre cours à sa rage et elle continuait.

Finalement, elle a arrêté et à ce moment-là, M. P qui était sur le dos, s’est assis. Les verres supplémentaires qu’il avait devant les yeux avaient été arrachés. La toison sur

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le sommet de son crâne était toute hérissée. Il s’est relevé lentement, se déplaçant d’abord à quatre pattes comme un Animal jusqu’à ce qu’il ait trouvé ces fenêtres pour ses yeux. Il les a posées sur son nez, s’est mis debout et a secoué la tête pour s’éclaircir les idées.

— Doux Jésus. C’était une baleine ?Gratte s’est gardée de produire une autre Forme-Pensée.

Elle a hoché la tête.M. P est parti.Je sais pas ce qui s’est passé entre M. P et Souffle Encore

Plus d’Huile cette nuit-là. Frotte, la fille gorille, nous a raconté plus tard que M. P avait enfilé une drôle de peau pour couvrir son corps nu de Malodorant et qu’il a plongé dans le bassin de la baleine pour une conversation à cœur ouvert. Ensuite, il est allé voir Flaire, qui avait tout déclen-ché, et il s’est entretenu en privé avec lui, d’une manière dont les Malodorants sont seuls capables, j’imagine.

J’ai jamais su ce qui s’était dit entre eux, car les Malodorants ont une façon de faire les choses qu’Aucun Animal ne peut vraiment comprendre. Mais le lendemain, M. P. est revenu et il a crié au zoo tout entier, avec de grosses Formes-Pensées qu’on pouvait tous sentir :

— À partir d’aujourd’hui, la chanson Malodorant dans la Bedaine, c’est terminé. C’est vraiment trop puéril et cruel de traiter ainsi l’une des vôtres. Vous n’avez donc aucune fierté ? Est-ce que vous êtes des Hommes ou bien des Ordres Supérieurs ?

Alors ça, ça a fait mouche, et on est tous tombés d’accord sur le fait qu’on était des Animaux, tous des Ordres Supérieurs, descendants de l’Ordre des Choses le plus Élevé, et on a présenté nos excuses à Souffle Encore Plus d’Huile, qui les a acceptées, et on était tous heureux et enthousiastes parce que de toute notre vie, on n’aurait jamais d’ami plus intéressant que celui qu’on venait de se trouver.

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Chapitre 2

Les Ordres Supérieurs

CE qu’il y avait de bien avec M. P, c’était pas tant que ce Malodorant pratiquait le Parler-Pensée, mais qu’il pensait comme un Animal. Par exemple, la première chose qu’il m’a dite quand il est passé me voir la nuit suivante, c’est :

— La tienne, elle est grande comment ?Ça, c’est une chose qu’aucun Malodorant dirait de but

en blanc. Ce qu’il voulait savoir, c’était la taille de ma cage.— Vingt et un pas pour le grand côté et cinq pour le

petit, que j’ai répondu.— Combien de pas par jour ?— Soixante-sept mille six cent quatre-vingt-dix-huit

pendant la saison froide, moins quand il fait chaud.— Pas mal. Et la bouffe ?— Infecte.— Tu n’as pas de supplément de l’extérieur de temps

en temps ?Inutile de lui raconter des histoires, puisque le Parler-

Pensée ne permet pas de mentir – enfin, si, mais tout le monde sait que c’est un mensonge au moment même où on le dit, et on nous pardonne plus ou moins, même si tout le monde sait qu’on a menti, mais là, ça ne servait à rien de sortir un mensonge, il s’en rendrait sûrement compte, vu qu’il avait l’air de bien connaître les Ordres Supérieurs.

— Deux souris que j’ai attrapées, et aussi un rat qu’on appelle Né Gros, mais je l’ai relâché parce qu’il m’avait

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promis de m’attraper un chien. Il a bien réussi à le faire venir dans le zoo, mais la bestiole n’a jamais voulu entrer dans ma cage. Ce chien, il se tenait juste là où vous êtes et il s’est moqué de moi. Je me suis fait mal au nez en essayant d’agripper cette saleté de cabot. Je me suis jeté contre les barreaux. J’avais tellement faim… (Je me suis interrompu pour me gratter.) La vie est pas facile quand on en est réduit à mendier un foutu clébard.

M. P s’est mis à rire.— Ça te servira de leçon. N’oublie pas que tu violais

l’Ordre.— J’aimerais bien vous voir vivre ici ; ils sont pas géné-

reux avec la nourriture. J’étais affamé. Sans compter que cet abruti de chien, ça aurait pu lui plaire de revenir sous la forme d’un lion.

M. P m’a regardé en souriant.— Peut-être. Mais… l’Ordre.Il y a des fois où cette affaire d’Ordre me tape un peu

sur les nerfs, mais il avait raison. Je ne pouvais pas manger ce chien parce que ça aurait semé la pagaille dans l’Ordre. On peut pas se mettre tout simplement à dévorer n’importe quoi, comme les Malodorants qui mangent leur prise après l’avoir fait brûler au-dessus d’un feu et puis qui respirent des brindilles qui fument qui leur font tourner la tête et les rendent fous. On est pas des Humains quand même. Les Ordres Supérieurs ont des règles, et il faut les suivre.

La règle principale, c’est que dès qu’on a consommé un Animal, il Change d’Âme et revient sous la forme d’un Supérieur plus élevé. Il obtient une promotion, voyez, du fait qu’il s’est fait déchiqueter par vos mâchoires. Donc, le petit poisson qui se fait manger revient sous la forme d’un poisson plus gros, et les poissons plus gros qui se font bouffer reviennent en tant que requins, qui reviennent en tant que baleines, qui reviennent en tant qu’oiseaux, puis en tant que créatures terrestres, comme les souris, les singes, les gorilles, les girafes, les éléphants

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M. P ET LE VENT

et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’ils arrivent au lion. Quand vous avez atteint mon niveau, vous êtes tout en haut et la fois d’après, vous dégringolez tout en bas de l’échelle, et pour vous, c’est retour dans l’eau, mon pote, et de là vous remontez petit à petit jusqu’aux créatures aériennes, puis vous vous retrouvez à nouveau parmi les créatures terrestres. Changer d’Âme, c’est pas simple, et la plu-part des Animaux n’aiment pas penser à ce qu’ils étaient avant de Changer, parce que ça sert à rien. En plus, être pourchassé jusqu’à ce que vous soyez à bout de souffle, vous faire arracher la gorge et expédier dans le Grand Sommeil par un autre Animal, c’est une idée qui vous donne la frousse si vous vous y attardez un peu trop, alors vaut mieux oublier tout ça jusqu’au moment où ça vous arrive. En ce qui me concerne, j’ai fait trois fois la culbute du haut de la pyramide jusqu’en bas, si mes souvenirs sont bons. C’est quelque chose qui ne m’emballe pas vraiment, parce que devenir un petit poisson signifie qu’à partir du moment où vous commencez à respirer, c’est le sauve-qui-peut permanent. T’as intérêt à te bouger mon petit gars, à prendre tes nageoires à ton cou, à détaler, à te magner le train et ficher le camp avant que quelqu’un s’amène, parce que d’après les souvenirs que j’ai gardés de la vie Aquatique, tout le monde y mange tout le monde. La plupart des poissons minuscules, pas plus gros que mon œil, se font avaler cinq minutes après le petit déjeu-ner avant même qu’ils aient commencé à déguerpir, ce qui signifie que vous passez par la case Grand Sommeil trois ou quatre fois avant de revenir sous une forme suf-fisamment respectable pour survivre un petit moment. C’est pas marrant de Changer d’Âme. Ça fait mal.

Évidemment, les Ordres Supérieurs embrouillent tout sans arrêt, comme quand une belette tue un chien de chasse, ou quand des zèbres font la peau à une hyène blessée en la piétinant et s’arrangent pour la mordre discrètement au passage, ou quand un hippopotame règle son compte

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à un alligator. Mais empiéter sur un domaine d’activité autre que le vôtre vous attire toujours des ennuis. Un jour, pendant une rude saison sèche, j’ai trucidé un jeune élé-phant nommé Il Aspire des Feuilles. En plus, c’était mon ami, il avait presque mon âge. Il m’avait même persuadé de goûter deux ou trois de ces grandes feuilles qu’il aimait mâchonner, mais les temps étaient durs et on était assis là, à échanger des Pensées-Formes ; il s’était éloigné de son troupeau et il n’y avait personne dans les parages, sa peau était luisante et paraissait si moelleuse, il avait l’air si bon que j’ai pas pu résister. Avant de le zigouiller, je lui ai dit que j’étais désolé, mais l’éléphant, c’est pas mauvais. Un peu salé, mais pas amer.

Bon, quelques saisons plus tard, j’étais en train de dis-cuter le bout de gras avec un jeune lion, un certain Sans Repos Généralement. C’était l’après-midi, on était assis sur la rive de Rencontre-des-Eaux, et on essayait de décider s’il faisait trop chaud pour aller chasser ou s’il fallait rester là et attendre qu’une lionne s’amène et fasse le travail pour nous, quand tout à coup, Sans Repos Généralement se tourne vers moi et dit :

— Ça Va, je suis Il Aspire des Feuilles.— Naaan. C’est impossible, je lui réponds.— Je t’assure. Tu m’as trucidé juste à côté de ce bana-

nier, là-bas.Et il fait un signe de tête en direction de l’endroit exact

où je l’avais étripé à l’époque où il était jeune éléphant.Je l’examine attentivement. C’était un lion sacrément

grand. Fort. Et jeune. Plus jeune que moi. Avec des muscles aux jambes durs comme de la pierre. Je ne pouvais pas l’affronter. J’étais gras et appétissant pour lui. Je n’avais aucune chance.

J’ai reculé et me suis accroupi, la carcasse toute trem-blante.

— Je suis désolé, Sans Repos, je lui ai dit. C’était une saison difficile. Mais c’est une bonne journée pour mourir.

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M. P ET LE VENT

— Oh, laisse tomber, mec, qu’il m’a répondu. Mon père était un emmerdeur, et j’attendais l’occasion de me tirer de là.

Donc parfois, vous pouvez vous en sortir à bon compte quand vous n’avez pas respecté l’Ordre des Choses, mais je n’ai jamais raconté ça à M. P, étant donné que c’était un Malodorant et qu’il s’en ficherait complètement. Je lui ai dit :

— J’aurais pas eu envie de manger ce chien si les Malodorants d’ici étaient un peu plus généreux avec la viande avariée.

— Je ne te fais pas de reproche, m’a dit M. P. Je ne suis pas Dieu, tu sais.

— J’ignore qui est ce Malodorant, mais s’il vous plaît, ne me parlez plus jamais de lui. Souffle Encore Plus d’Huile ne l’aime pas.

— Tu as des projets pour ce soir ?— Nan. Faut que je dorme. Je pars demain matin. Je

vais faire une tournée de deux mois dans la jungle pour y tuer des Animaux. Comme le font les Malodorants.

— Dommage. On se retrouve tous devant la cage de Frotte ce soir pour un “Fashion Me”. Tout le monde est invité.

J’ai failli en tomber à la renverse, mais comme il était nouveau, je suis resté assis en silence et j’ai rien laissé paraître. Je n’ai pas réussi à atteindre l’âge que j’ai, même ici, dans un zoo, en me conduisant comme un imbécile. Mais là, son annonce était plus tentante qu’un quartier de viande fraîche. Un “Fashion Me”, c’est une sorte de défilé de mode, voyez ? Aucun Animal ne peut résister à l’envie de se montrer aux autres Animaux. Mais encore une fois, j’ai rien laissé paraître ; j’ai pris un air détaché pour demander :

— Devant la cage de Frotte ?— Oui. Tout le monde est invité. Toi. Gratte. Tout

le monde. Devant la cage de Frotte, dans la Maison des Singes.

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— Je sais où Frotte habite, que je lui ai dit.— Bon, alors, tu viens ?— Vous dites que c’est un “Fashion Me”. Ici ? À l’inté-

rieur du zoo ?— Exactement.— Vous plaisantez. Comment je fais pour sortir ?— J’ai les clés, a répondu M. P en faisant cliqueter un

trousseau de clés comme ceux que portent les Malodorants au zoo. Mais chasse interdite, hein ? il a ajouté d’un ton sec. Je suis sérieux, là. Et que du Parler-Pensée. Pas de rugissement sonore.

— Nom de Dieu, j’ai rugi tout haut.— Je viens de dire pas de rugissement sonore. Tu veux

que ça se sache ?— Nan, nan. Faut pas que ça se sache.— N’oublie pas. Chasse interdite.Il m’a regardé fixement d’un air sévère.— Bien sûr, camarade, j’ai répondu. Je ne peux pas

manger d’Ordre Supérieur ici. Plus personne ne voudrait me parler.

Il a hoché la tête en souriant. Je lui ai demandé :— Je peux y aller quand ?— Maintenant.— Tout de suite ?— Oui. Tout de suite.— Eh ben alors, qu’est-ce qu’on attend ?J’ai bondi jusqu’à la porte de ma cage. Et puis tout

d’un coup, j’ai réalisé. Je me suis arrêté net et je me suis rassis.

— Bon sang, monsieur P, ça fait neuf ans que je suis dans cette cage. Laissez-moi une minute, le temps de me ressaisir.

— Prends ton temps, mais j’ai d’autres Animaux à voir. Si tu veux sortir ce soir, tu n’as qu’à appeler Paraît Vieux. Je lui ai donné un double des clés.

Paraît, c’est un singe. Après ça, M. P est parti.

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M. P ET LE VENT

Je suis resté assis un moment, puis j’ai jeté un coup d’œil à Gratte. J’ai rassemblé une Forme-Pensée que je lui ai envoyée.

— Hé, Gratte. T’as entendu ça ?— Ouais, elle a répondu en se grattant.— Je peux sortir, ma belle.— Ouais. Moi aussi.On est restés silencieux un instant.— Hé, je lui ai dit sur un ton enjoué. On peut aller se

balader dans le zoo, toi et moi.— Ouais.— On peut sortir de ces cages tout de suite.— Ouais.— Quand on veut. Y a qu’à appeler Paraît, il ouvre

les portes et on est dehors. Toi et moi. On va pouvoir se balader. Tout équipés. On a encore toutes nos dents. Sentir l’herbe, renifler un peu partout…

— Ouais.— Regarder les oiseaux.— Ouais.— Repérer quelques cachettes, peut-être.— Ouais.— Chasser un petit peu. On fera comme si M. P

avait rien dit. On chassera un petit truc. Une souris ou deux…

— Ouais, elle a répondu.J’avais le cœur qui battait tellement fort que je le sentais

dans mes pieds.— Bon, alors, jaguar, qu’est-ce que tu attends ?— Mais je t’attends, lion.— Nom de Dieu. Paraît ! j’ai rugi de toute la force de

mon Parler-Pensée.— Oui, chef.Sa voix de Forme-Pensée me parvenait faiblement, dans

le lointain.— Amène-toi par ici et fais-nous sortir, Gratte et moi.

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— Va falloir patienter cinq minutes, Ça Va. Je suis occupé avec la serrure de Frotte.

— Je te donne trois minutes, pas plus, mon gars, sinon je me farcis ta peau noire. Et mon nom, c’est Ça Va, Ça Vient. Monsieur Vient, pour toi. Compris ?

— Bien, monsieur Vient. J’arrive tout de suite.Ce qu’il y a de bien dans le fait de savoir qu’on va sortir,

c’est qu’on peut à nouveau être le Roi. Les autres font attention quand ils savent que vous n’êtes plus derrière des barreaux.

GRATTE et moi, on avait pas de difficulté pour savoir où il fallait aller, vu que Frotte envoie des Images-Pensées de la Maison des Singes dans tout le zoo depuis une éternité. Mais voir un endroit dans des Images-Pensées et s’y rendre dans un zoo une fois que vous êtes libre et hors de votre cage, c’est deux choses différentes. Si vous n’avez rien qui vous y encourage et si vous n’avez pas le cœur bien accro-ché, vous pouvez pas y arriver. Je n’avais jamais connu une tristesse aussi grande que celle qui m’a envahi quand j’ai passé le nez en dehors de la Maison des Lions pour la première fois et que je me suis rendu compte que le lieu où je vivais n’était pas du tout un zoo, mais plutôt une prison que l’Homme avait construite pour lui-même.

La vue des arbres, des allées, la désolation qui flottait dans l’air à travers tout le zoo nous a figés sur place à la porte. Impossible de bouger, parce que le zoo offre un spectacle d’une laideur incroyable. L’odeur – celle des toilettes des Animaux, qui ne peuvent pas aller là où leurs besoins naturels se mélangeraient à l’air, au sable et à la terre, d’où chaque chose est issue – avait disparu. À la place, l’empreinte de l’Homme était partout. Un mélange d’objets rigides et de lumières, des sentiers qui menaient à des barrières solides et fixes, et tout était ordonné, numéroté, placé ici et là dans l’ordre et par séries. Des cages. Des boîtes. Des carrés. Des lignes. Des Animaux enfermés ici. Des Hommes enfermés

M. P ET LE VENT

là. Rien n’était circulaire. Tout conduisait à quelque chose, avec des pointes, des barrières et de l’ordre. À ce moment-là, j’ai compris que l’Homme est enfermé, comme les Animaux. Il est pas libre. C’était ça, le pire, je me suis dit, alors que j’étais là, immobile et que je ressentais l’immense tristesse qui étouffait cet endroit. À cet instant, j’ai eu pitié de l’Homme, tandis que son épouvantable puanteur me frappait les narines. Tout ce que j’avais devant moi était planifié. Propre. Allez par ici. Allez par là. Abritez-vous ici. Vous avez une lumière là. Pas de buttes. Pas de terre. Pas de rochers. Pas de plaines. Pas de plaisir. Tout était lisse, à l’exception d’une plante par-ci par-là. La vie souterraine avait disparu, évacuée pour toujours. Je n’avais jamais éprouvé une aussi grande tristesse. Ça nous a littéralement sciés, Gratte et moi. On avait une frousse telle qu’on ne pouvait plus faire un pas. On s’est attardés sur le seuil de la Maison des Lions, n’osant pas nous en éloigner.

Paraît Vieux, le singe, était assis en haut de la porte, juste au-dessus de nous, et en nous voyant hésiter, il nous a dit :

— Je sais. Ça demande un peu de temps pour s’y habi-tuer.

— Est-ce que l’Homme vit comme ça partout dans le monde ? je lui ai demandé.

— J’sais pas, monsieur Vient. Mais faut que j’aille en libérer d’autres.

Et il a disparu.Gratte et moi, on est restés à l’entrée, à tout examiner,

et finalement, elle a passé la tête à l’extérieur, puis elle a posé une patte dehors et elle a dit :

— Ça a l’air normal.J’ai eu un peu honte, je l’ai écartée pour sortir à l’air

libre et elle m’a suivi. On a passé quelques instants là, toujours secoués, parce que le côté sacré de la liberté, c’est quelque chose que vous ressentez, vous ne le voyez pas nécessairement, mais là, il était carrément absent.

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On avait peur de bouger, mais j’ai fini par faire quelques bonds pour aller me cacher derrière un fourré et elle m’a suivi. Tout le long du chemin jusqu’à la Maison des Singes, on s’est tapis derrière les buissons et les arbres, parce que la puanteur de l’Homme devenait de plus en plus épouvantable à mesure qu’on avançait, et ça aussi, ça signifiait attention, danger.

Mais ça valait le coup quand on est arrivés chez Frotte, et j’ai dû garder la tête baissée, vu que je suis un lion et tout ça, parce que j’avais pas envie que les Ordres Supérieurs voient le Roi pleurer comme Peux Pas Trotter, l’éléphant, et toutes ces bêtes sensibles pathétiques telles que ces hippopotames qui sanglotaient comme une bande de bébés et qui sentaient bon, du fait qu’ils étaient loin de leur trou d’eau. Toutes les Bêtes nous avaient attendus, sachant qu’un défilé de mode, c’est pas de la petite bière, et que le Roi de la Jungle se doit de présider. Les lions, c’est le dessus du panier quand il s’agit de montrer comment on sait grogner, renifler, péter et rugir, tout en exhibant notre fourrure brillante, mais la plupart des autres ne sont pas loin. Tous ces Animaux qui se tenaient autour de nous étaient gonflés à bloc et prêts à se pavaner et plastronner. Ils étaient d’espèces différentes, mais cela n’avait aucune importance. Un “Fashion Me”, c’est pour tout le monde. Bien sûr, la plupart du temps, la parade se limite à votre espèce, mais on avait eu quelques “Fashion Me” multi-espèces aussi, autrefois, dans la jungle, généralement en cas d’urgence, par exemple lorsque l’Ordre était chamboulé par une créature qui avait franchi les limites d’un côté ou de l’autre, comme la fois où un babouin nommé Grognard s’était mis à tuer tout ce qui passait à sa portée parce qu’un Malodorant lui avait tiré dessus mais ne l’avait pas complètement trucidé. On s’est mis à plusieurs pour le poursuivre et l’attraper. Je me souviens, on venait de le clouer au sol et on s’apprêtait à l’endormir pour de bon, et à cet instant, je me suis senti désolé pour lui, je lui ai dit :

— Y a rien de personnel, Grognard.

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M. P ET LE VENT

Il a levé les yeux et il m’a répondu, de façon très claire :— Je comprends, Ça Va.Puis il est mort et on l’a mangé.Bon, quoi qu’il en soit, c’était noir de monde. Il y avait

des flamants roses, des girafes, des paons, des cerfs, des loups et l’unique tigresse, Boudeuse, venue de la Maison des Lions, et Pousse-Moi, le seul ours polaire à avoir fait le déplacement et qui était en nage. De ma vie j’avais jamais vu autant d’Ordres Supérieurs réunis en un même endroit. Il y avait là des Animaux que j’entendais discuter en Parler-Pensée depuis des années mais que je n’avais jamais aperçus. Ça me donnait une faim de loup de voir les zèbres gambader un peu partout, car j’ai un petit faible pour ces bêtes à la chair délicieuse, mais j’ai respecté ma promesse à M. P et j’ai pas levé la plus petite griffe.

M. P se tenait plus loin dans un coin et il n’a rien dit quand les Ordres Supérieurs sont entrés dans la Maison des Singes. Il s’est contenté d’observer tandis que Frotte accueillait tous les invités.

C’était chez elle, c’était elle l’hôtesse et elle le faisait savoir à tous, allant de l’un à l’autre, comme une louve à deux pattes, saluant les différents Ordres Supérieurs qui arrivaient par deux ou trois. Elle s’est avancée vers Gratte et moi et elle nous a dit :

— Soyez les bienvenus, mon frère et ma sœur.— J’ignorais que tu étais aussi vieille, Frotte, je lui ai

répondu.J’avais jamais vu de gorille aussi vieux. Frotte est tel-

lement vieille qu’elle a perdu pratiquement tous ses poils. Elle ressemblait presque à un Malodorant.

— T’es pas si jeune que ça non plus, qu’elle a répliqué.— Mais moi je suis séduisant.— Et moi, je ne suis pas séduisante ? a demandé Frotte

en se grattant. Je sais que je suis séduisante, mon chou.Et elle a émis une Forme-Pensée comme savent le faire

les gorilles, dans laquelle elle se montrait toute belle, en

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JAMES McBRIDE

train de manger une jeune pousse couverte de fourmis, avec une fourrure brillante et paraissant jeune. Tout le monde s’est mis à rire. Ça fait des années qu’elle nous sert la même Forme-Pensée d’elle-même.

Je n’étais pas sûr de beaucoup aimer voir tous ces Ordres Supérieurs éclater de rire aussi librement autour de moi, vu que je suis le Roi et tout ça, et qu’en principe, je suis censé inspirer la terreur, mais Frotte a rétabli l’ordre. Elle s’est dressée sur ses pattes de derrière, bien droite comme un Malodorant, elle a étendu ses bras de grand singe et elle a lancé :

— Venez tous ici. Approchez et regardez Ça Va, Ça Vient. Venez voir de près à quoi ressemble le Roi de la Jungle. Il a été un bon Roi. Il a jamais crié après personne, ni rien.

Alors, les autres animaux se sont approchés, même les zèbres et ils m’ont reniflé un peu et je les ai reniflés aussi. Ça faisait tout drôle de sentir ces zèbres, parce que, bon Dieu, l’odeur était irrésistible. Il y avait là toute une famille. Le père s’appelait Ne Me Tue Pas ; ils se sont tous rassemblés autour de moi et ils m’ont flairé un bon coup, et c’était un test pour moi, avec toutes ces choses délicieuses à portée de griffe, mais c’était chouette aussi, d’une certaine façon. C’était comme si on était tous frères et sœurs à cet instant et après, je m’étais si bien habitué à les avoir là, à côté, pendant une minute ou deux, que j’ai eu l’impression que je ne pourrais plus jamais manger un zèbre sans avoir le sentiment de manger une partie de moi-même.

J’ai dit à Ne Me Tue Pas :— Vous sentez rudement bon, tous.— À qui le dis-tu ! a répondu un des petits.C’était le fils de Ne Me Tue Pas. Un petit gars futé,

et il avait pas froid aux yeux, parce que ensuite il est allé renifler Gratte. Cette vieille femelle jaguar a eu l’air carrément soufflée. J’ai vu que ça ne lui plaisait pas plus

M. P ET LE VENT

que ça et qu’elle luttait contre l’envie de planter ses dents dans le cou du petit et fourrer les restes dans un arbre quelque part pour se les enfiler dans le gosier plus tard. Mais elle n’a pas oublié où elle se trouvait, elle a fait profil bas et elle est restée fidèle à sa promesse au sujet de la chasse. Elle l’a reniflé à son tour et lui a demandé son nom.

— Monsieur Nelson Whippie, a lancé fièrement le petit zèbre.

Gratte a froncé les sourcils.— Mais… tu n’es pas le fils de Ne Me Tue Pas ?— Si, c’est bien mon papa, mais il m’a donné le nom

de M. P maintenant, a répondu le petit animal. Et lui, il s’appelle Monsieur Ne Me Tue Pas, comme Monsieur P, tu piges ? Dis, est-ce que je peux mettre mon sabot dans ta gueule pour voir si tu as des dents ?

— Si tu fais ça, je referme la mâchoire pour voir si tu as des sabots.

— Du calme, Gratte, je lui ai soufflé.Elle s’est un peu détendue et elle s’est excusée. Mais ça

avait du mal à passer. Elle m’a jeté un coup d’œil et m’a dit :— Bon sang, ce vieux M. P est monté en grade. Dans

pas longtemps, tous les Ordres Supérieurs vont s’appeler M. P et ils vont marcher sur deux jambes. Pourquoi faut-il que l’Homme prenne toujours le contrôle de tout ?

Mais M. P ne prenait le contrôle de rien du tout. Il ne l’a pas entendue. Il était à l’écart, seul, dans un coin de la Maison des Singes, observant la scène du haut d’une branche d’arbre, dans l’une des cages ouvertes, et il avait ce petit sourire caractéristique des Malodorants. Je voyais qu’il était heureux de nous regarder, d’être parmi nous, et il n’avait pas besoin de le dire. Bien sûr, c’était un Malodorant, il puait tant que vous ne pouviez pas rester près de lui très longtemps. Mais au plus profond de son cœur, c’était un Animal, sans aucun doute. J’ai jamais regretté ce que je lui ai fait plus tard.

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Chapitre 3

Le Vent

AU cours des quatre années que M. P a passées ici au zoo, il y avait des fois où Paraît s’amenait devant ma cage avec les clés pour me laisser sortir et je lui disais que ça ne m’intéressait pas, mais ça n’arrivait pas souvent. Je passais presque toutes les nuits à la Maison des Singes avec tous les Animaux réunis autour de la cage de Frotte, et on se grattait les uns les autres en écoutant les récits de M. P.

Il aimait s’asseoir sur une branche dans un arbre, comme un gorille, et il agitait ses petites pattes en l’air quand il racontait ses histoires. C’étaient des contes fantastiques mais on avait du mal à les entendre tous, parce que dès qu’il en avait fini deux ou trois, il fallait qu’il parte ramener la paix au Monde Aquatique, où les créatures se révoltaient et menaçaient de mettre la pagaille quand elles ne pouvaient pas comprendre chacun de ses mots. La seule qui l’enten-dait, c’était Souffle Encore Plus d’Huile – elle avait des oreilles assez grandes pour capter son Parler-Pensée – et elle retransmettait ses histoires aux poissons qui ne le sai-sissaient pas. Mais elle en a eu vite marre et elle a arrêté, du fait que ça l’empêchait d’en profiter elle-même. C’était pas un travail facile, vu que ces histoires étaient fantastiques, mais au bout d’un moment, ceux qui se plaignaient, là, dans les profondeurs, ont menacé de libérer un des leurs, dans l’aquarium des requins, un type nommé Cruche, qu’a pas toute sa tête. Ils ont menacé de lâcher Cruche sur tous

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M. P ET LE VENT

les autres requins du bassin pour qu’il les bouffe tout crus, parce que c’est un démon féroce et assoiffé de sang. Un tel débordement n’aurait pas manqué d’attirer les soupçons de l’Homme.

Alors M. P est retourné là-bas et il s’est débrouillé pour arranger les choses avec Souffle. Cette baleine, c’est un gros vieux bébé.

Ça valait le coup, je crois, car M. P était ravi de racon-ter des histoires autant que nous on adorait les écouter. Quand il était bien lancé, il agitait les bras et les jambes en même temps, tandis que ses yeux se mettaient à briller et son pelage supplémentaire, qu’il appelait habits, flottait autour de lui et l’engloutissait presque. C’était un petit Malodorant, même d’après leurs critères, mais les histoires qu’il racontait étaient énormes. Et bien sûr, la plupart parlaient de l’Homme.

Il nous a appris, par exemple, que les Malodorants se marient deux ou trois fois dans leur vie, qu’ils détestent ceux d’entre eux qui ne leur ressemblent pas exactement, qu’ils parlent des langues différentes et que les brindilles fumantes qu’ils aiment tant aspirer finissent par les tuer. Il nous a aussi appris que la plupart de ceux qui viennent au zoo ont peur des Ordres Supérieurs, même des souris. On a tous éclaté de rire en entendant ça.

— Ces Malodorants, ils sont tordants ! a hurlé Gratte.— Mais pourquoi ils ont peur de bêtes aussi petites

qu’une souris ou qu’une grenouille comme Flaire la Viande ? a demandé Frotte.

— À cause des microbes, a répondu M. P.— Les microbes ! s’est exclamée Frotte. Rien que sur la

langue, ils ont plus de microbes qu’un chien. Ça n’est pas possible.

Flaire, qui était assis là, avec nous, est intervenu :— C’est vrai, il ment pas.Et il nous a raconté qu’un jour il était entré dans une

maison de Malodorants et quand l’un d’eux l’avait vu, il

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JAMES McBRIDE

s’était enfui. Ensuite, le Malodorant avait essayé de l’attra-per en installant un piège avec une petite barre métallique qui était censée se refermer brusquement sur son nez, mais Flaire ne l’avait pas touchée parce qu’il n’aime pas le beurre de cacahuète. Ça nous a fait rire encore plus.

— Riez si vous voulez, nous a lancé M. P, mais il y a encore bien des choses que vous devriez savoir.

Il nous a dit que certains Malodorants tuaient des Ordres Supérieurs mais ne les mangeaient pas. Au lieu de ça, ils bourraient la tête de plumes et de plein d’autres trucs.

— Puis ils l’accrochent au mur dans leur maison pour que tout le monde puisse la voir.

Et là, tous les Animaux présents se sont tus. Moi j’ai ajouté :

— C’est quelque chose que je savais déjà.— Je préférerais qu’un Malodorant me mange et fasse

bouillir mes os, plutôt que me garder chez lui, s’est écriée Frotte. Même si j’ai déjà Changé d’Âme.

— Quelle importance ? a grogné Gratte.— Ça a beaucoup d’importance quand tu vieillis, a

répondu Frotte.— Il y a aussi des bons côtés, dit Gratte. Si je devais

manger le Malodorant Bouche de Travers qui vient net-toyer ma cage tous les jours, quand ils accrocheront ma tête, ils accrocheront la sienne aussi en même temps, vu que je l’aurai mangé.

— Pourquoi tu mangerais un Malodorant ? que je lui ai demandé.

— Si eux veulent accrocher ma tête quelque part, pour-quoi pas ?

— Ne vous excitez pas, a répliqué M. P. Tout d’abord, les Malodorants ne font pas tous ça.

— C’est lesquels qui le font ? a demandé Gratte.— Certains. La plupart ne viennent pas ici au zoo.— Je préfère ça, a lâché Gratte. Ça ne serait pas une

bonne chose de leur faire la guerre de toute façon.

271

M. P ET LE VENT

On est tous tombés d’accord sur ce point. Car à ce moment-là, M. P nous a expliqué que seul un imbécile se battrait contre l’Homme. L’Homme se souvient de tout le mal qu’on lui a fait, tandis que pour un Ordre Supérieur, tant que ça ne concerne pas la nourriture, s’il faut courir partout pour se venger de votre voisin à cause de ce qu’il vous a fait dans le passé, eh bien, vaut mieux oublier tout ça et faire une bonne sieste. Les Animaux ne s’organisent jamais. Les Malodorants, nous a dit M. P, ils notent leurs petites haines sur des morceaux de papier qu’ils font cir-culer. Et ils laissent ces papiers à leurs petits, et aux petits qui suivent leurs petits, comme ça, ils n’oublient jamais la haine du temps passé.

C’était une idée plutôt déprimante et ça nous a tous rendus sacrément moroses. Alors M. P nous a raconté des histoires drôles sur la façon dont les Malodorants aiment se distraire. D’après ce qu’il nous a dit, ça leur plaît bien de lancer un ballon et donner des coups de pied dedans et ensuite ils se font tous tomber par terre pour essayer de l’attraper. Parfois c’est des petites balles blanches, parfois elles sont grosses et marron. Il arrive aussi que deux Malodorants se mettent dans un petit carré et s’amusent à se taper dessus avec de belles pattes en peau de vache. Des fois aussi, pour se détendre, ils prennent plaisir à s’allonger au soleil pour que leur peau sans poils devienne jolie et bien sombre.

— Attendez un instant, j’ai crié. Faut être idiot, ou un serpent froid, pour s’étendre au soleil.

— Je vous assure que c’est vrai.Et dans son esprit, M. P a dessiné une Forme-Pensée

représentant une femelle Malodorante allongée sur une plage sous un soleil brûlant.

— Ça s’appelle bronzer, qu’il a dit.— Ça s’appelle un mensonge, j’ai répliqué. Vous nous

avez dit avant que les Malodorants Blancs, qui sont pas vraiment blancs, pas comme Pousse-Moi, l’ours polaire, là (le pauvre bougre était en nage – il venait tous les soirs –,

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JAMES McBRIDE

fasciné comme les autres), n’aimaient pas les Malodorants Noirs, qui sont pas vraiment noirs, pas comme Gratte. Et maintenant vous nous dites que les Malodorants Blanc-Rose s’étendent au soleil pour ressembler aux Malodorants Noir-Marron alors qu’ils ne les aiment pas ? Pourquoi quelqu’un irait faire une chose pareille ?

— C’est compliqué, a répondu M. P.— Ils ne doivent pas s’aimer beaucoup, j’ai dit.— C’est vrai, a confirmé Frotte. Laissez-moi vous

rapporter ce que j’ai vu avant de venir ici.Assise sur une branche basse de son arbre, elle nous a

raconté comment elle avait été capturée dans la jungle il y a très longtemps, alors qu’elle était toute petite. Ils l’ont ramenée dans la tanière d’une Malodorante Blanc-Rose. À l’intérieur, il y avait une Malodorante Noir-Marron qui travaillait, elle nettoyait la tanière et brûlait la nourriture pour la Malodorante Blanc-Rose. Cette Malodorante Noir-Marron a élevé Frotte, elle lui a donné son nom et lui a tout appris. Et puis peu de temps après, les deux Malodorantes sont mortes et Frotte a été envoyée au zoo.

— Mais avant sa mort, la Malodorante Noire-Marron détestait l’autre fallait voir ça, a continué Frotte. Dès que la Blanc-Rose avait le dos tourné, elle parlait d’elle comme d’un Être Humain.

— Ça n’est pas si terrible, a remarqué M. P.Il ne savait pas que c’est la pire chose que l’on peut dire

à propos d’un Animal.— Ce n’est pas tout, a poursuivi Frotte. Cette

Malodorante Noir-Marron qui m’a élevée, elle était vraiment superstitieuse et elle avait toutes sortes d’os et de poudres qu’elle gardait dans un petit sac autour de son cou. Parfois, la nuit alors que j’étais assise toute seule dans ma cage, je la voyais s’agenouiller près de son lit, croiser les mains et…

Elle s’est interrompue. Elle a regardé autour d’elle d’un air pensif et tout d’un coup elle a lancé :

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M. P ET LE VENT

— Oubliez tout ça. (Elle s’est accroupie, une expression de frayeur sur le visage.) Changeons de sujet.

Mais maintenant tous ceux qui étaient assis en demi-cercle autour d’elle étaient fascinés et tous se sont mis à pousser des hurlements de protestation.

— Finis ton histoire, Frotte !— T’arrête pas comme ça, Gorille. Allez, déballe !Frotte a jeté un regard circulaire, effrayée.— Je ne peux pas !Gratte, qui était allongée sur une haute branche, au-

dessus de la tête de Frotte, s’est laissée balancer, accrochée par les pattes de devant.

— Frotte. Souviens-toi de la fois où tu m’as demandé de crier comme un chimpanzé pour que ce grand Singe Mingo qu’ils avaient amené ici pour s’accoupler avec toi se détende et se mette à rire ? Je l’ai fait, oui ou non ?

— Son visage était tellement laid qu’il aurait pu faire cailler une vache entière, a répliqué Frotte. Je suis bien contente de ne pas m’être accouplée avec lui.

— C’était aussi un peu grâce à moi, a remarqué Gratte.— Comment ça ?— J’ai dit que je le tuerais. Alors le zoo s’est débarrassé

de lui.— Gratte, j’ai protesté, t’es aussi menteuse qu’un chien.

T’as jamais pipé mot à un Malodorant où que ce soit avant l’arrivée de M. P ici.

Cette foutue femelle m’a ignoré. Elle était aussi fuyante et insaisissable que de la morve et elle hésitait pas à mentir comme un arracheur de dents pour obtenir satis-faction.

— Sois sympa, Frotte, elle a dit. Finis ton histoire. J’aime quand ça se termine bien.

— Eh ben là, tu ne vas pas aimer.— Pourquoi ?— Je ne peux pas dire pourquoi… Je n’aurais jamais dû

parler de ça.

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JAMES McBRIDE

— Je te donnerai une caisse de bananes, a alors lâché M. P, parce que lui aussi, il tenait absolument à entendre le reste.

Le visage velu de Frotte s’est plissé en une moue dubi-tative.

— Même pour une centaine de bananes, je n’ai pas envie de la raconter. Je ne sais pas ce qui m’a pris de parler de ça.

— Ça peut pas être si terrible que ça, je lui ai répondu.— C’est ni bien ni mal. Mais il y en a ici qui vont me

haïr si je vous dis tout.— Te haïr ?M. P était allongé par terre sur le flanc, juste sous la

branche de Frotte et en entendant ça, il s’est relevé et il lui a gentiment caressé le dessus de la tête. Il était dingue de cette vieille Frotte. Et elle avait un petit faible pour lui aussi.

— C’est l’Homme qui éprouve de la haine. Pas les Animaux. Ça fait trop longtemps que tu es dans ce zoo, Frotte. Qui pourrait haïr cette bonne vieille Frotte ? Te haïr parce que tu as peur de quelque chose ? Mais on a tous peur de quelque chose. N’oublie pas que les peurs que tu gardes en toi te diminuent. Mais quand tu les extériorises, elles disparaissent.

— Comment ça ?— Une fois extirpées, tu peux les voir, tu peux t’en

occuper. Tu peux affronter ce qui est visible. C’est pour ça que tu les fais sortir à l’air libre.

— C’est justement de ça qu’il est question, elle a répondu. L’air.

Quand j’ai entendu ça, j’ai eu un mauvais pressentiment et j’ai voulu ouvrir mon clapet à ce sujet, mais en moins de temps qu’il faut pour le dire, elle a pris une profonde inspiration et elle a lancé :

— Venez tous ici, plus près.Tout le monde a fait cercle autour d’elle et elle a mur-

muré :

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M. P ET LE VENT

— Cette Malodorante Noir-Marron, tous les soirs elle s’agenouillait près de son lit, les mains jointes, et elle parlait au Vent.

Patatras ! Un silence stupéfié s’en est suivi. Aucune Forme-Pensée. Aucun grognement, aucun ronchonne-ment. Rien. Mais la vague de peur qui s’est mise à déferler sur nous était aussi perceptible que le brouillard dans la forêt. J’ai senti les poils de mon dos se hérisser. Je me suis écrié :

— Bon, ça suffit. J’ai écouté toutes ces histoires et maintenant, j’en ai assez. Frotte, tu es âgée et tu ne dois plus avoir toute ta tête pour parler de Qui Tu Sais.

— Je vous assure que c’est vrai, a insisté Frotte.Au moment où elle a dit ça, j’ai senti le sol trembler et

j’ai vu Pousse-Moi, l’ours polaire, s’en retourner vers son bassin. Il en avait assez entendu. Plusieurs Animaux l’ont regardé partir et ont eu l’air prêts à le suivre.

— C’est pas possible, a lâché Gratte hargneusement. En plus, tu sais que le simple fait d’en parler est une insulte à l’Ordre.

— Très juste ! j’ai entendu quelqu’un dire.Et Pas à Pas, un guépard, a bondi depuis les derniers

rangs des Animaux réunis pour atterrir devant Frotte. Je connais Pas depuis son arrivée au zoo. Je vous garantis qu’il y a mieux à faire que tomber amoureux de lui. Ce salopard a un cœur gros comme un petit pois arrivé à maturité. Cette créature abjecte mangerait les siens.

Il s’est approché de Frotte, grinçant des dents, la queue recourbée, les yeux lançant des éclairs et les poils de sa nuque dressés, et il a balancé :

— Je devrais te virer à coups de griffes dans le cul pour avoir parlé de Qui Tu Sais.

— Un instant, mon gars, je lui ai dit.Je me suis levé pour m’interposer entre lui et notre

gorille.— Écarte-toi, Ça Va. Tu sais qu’elle a tort.

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JAMES McBRIDE

— Dans la jungle, oui. Pas ici.— La loi, c’est la loi, lion.— J’ai pas besoin d’une loi pour te transformer en chair

à pâté.— Y en a beaucoup ici qui sont d’accord avec moi. Il

y a le règlement et il y a le sang. (Il s’est tourné vers les Animaux derrière lui.) Pour lequel des deux il est, ce lion ?

Ils devaient être trente ou trente-cinq là, devant nous, à nous observer, Frotte et moi, et aucun d’eux n’avait l’air content.

Vous voyez, quand on est un Ordre Supérieur, il y a pas beaucoup de lois à respecter, mais de ce petit nombre, Frotte avait violé la plus importante. Quand vous apparte-nez à l’Ordre Supérieur, vous êtes autorisé à communiquer avec presque tout ce qui vit, si vous voulez, même si certains Animaux se débrouillent mieux que d’autres. C’est pas facile de parler avec l’Eau, mais les poissons y parviennent plutôt bien. La Pluie est difficile à atteindre, mais je connais un serpent qui a réussi à le faire une fois. Le Soleil, c’est pratiquement impossible. Les Plantes, c’est facile, si vous êtes du genre herbivore et que, comme nous les carnivores, ça ne vous fait rien de mâchonner vos amies, et, bien entendu, la plupart des Ordres Supérieurs peuvent lire le Parler-Pensée des autres Ordres Supérieurs. En termes de difficulté, je mettrais l’Homme en tête de liste, parce que l’Homme est un menteur et un imbécile. Mais au-dessus, il y a le Vent.

Il n’est pas possible de parler avec le Vent. Le Vent est différent de tout ce qui existe sur terre. On peut très bien se blesser en essayant de parler avec le Vent. Le Vent peut entendre tout ce que vous dites ; la moindre tension de votre cœur, la plus petite tache sur votre âme, ne peuvent pas rester secrets pour lui. On enseigne à toutes les créatures, depuis leur naissance jusqu’au Grand Sommeil, que le Vent n’a aucun besoin d’elles pour lui-même, parce que le Vent est sacré, c’est la toute-puissance. Le Vent contrôle tout, le

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M. P ET LE VENT

soleil, les arbres, les fleurs, l’eau, la vie elle-même. C’est le Vent qui apporte tout. Le beau temps. Le mauvais temps. Le soleil. La pluie. On ne peut pas vivre sans eau. On ne peut pas vivre sans nourriture. Mais c’est pas une catas-trophe de mourir par manque de l’un ou l’autre, parce que la vie n’est jamais définitivement terminée. Vous sombrez dans le Sommeil et vous revenez. Mais que vous soyez en vie ou bien mort, endormi ou non, vous existez à l’intérieur du Vent, et quand vous êtes plongé dans le Grand Sommeil il vous transporte dans sa poche jusqu’au moment où il décide de vous redéposer sur terre sous la forme de la Prochaine Chose. Vous ne pouvez pas être la Prochaine Chose tant que le Vent ne l’a pas décidé. Quand j’étais tout petit, les vieux lions avaient coutume de dire que si vous menez une existence droite et irréprochable, le Vent vous redéposera dans cette vie sous la forme de l’Animal que vous désirez, vous pourrez même être à nouveau un lion, directement, sans avoir à tout recommencer à partir du Bas. Si vous faites un rêve pour demain, confiez-le au Vent. Si vous avez gardé un rêve du passé, confiez-le au Vent. Mais ne mentionnez jamais le Vent, car personne ne revient d’avoir essayé de le traiter à la légère. Vous n’êtes plus rien si le Vent se met en colère contre vous. Vous n’êtes plus que du vide, à tout jamais. Fini. Oublié à tout jamais.

Frotte avait franchi la ligne jaune, et tous les Animaux réunis ici le savaient. C’était pour cette raison qu’ils res-taient là, nous entourant, Frotte et moi, prêts à tuer. Et ils l’auraient fait, je crois bien, si j’avais pas prévenu ce sale guépard, Pas, que j’accepterais aucune contestation de sa part à propos de Frotte. Ça les a un peu refroidis, vu qu’ils étaient dans ce zoo depuis pas mal de temps et qu’ils n’étaient pas disposés à se battre et essayer de survivre en plein territoire appartenant à l’Homme, où aucun d’eux ne connaissait la moindre cachette ni le moindre terrain de chasse, et je crois que c’est la seule chose qui les a empêchés de sauter sur ma carcasse.

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Pas a remarqué qu’ils tardaient à réagir à ses paroles et ça l’a calmé. Il a lâché :

— Bon, d’accord, lion. Mais souviens-toi que mainte-nant, tu traînes une casserole, toi aussi. En parlant de Qui Tu Sais, Frotte nous a tous mis dans de sales draps. Ça m’est égal de revenir sous forme de poisson ou de souris, mais j’ai pas envie de sortir du cercle et de n’être plus rien pour l’éternité.

— Il n’y a peut-être pas de crainte à avoir, je lui ai répondu avant de me tourner vers les autres. Frotte a juste dit ce qu’elle a vu, et y a pas d’insulte à dire ce qu’on croit avoir vu. C’est évident qu’elle s’est trompée, c’est tout. C’est ça, hein, Frotte ?

— Si je mens, que je revienne dans un petit poisson, a répliqué Frotte

Bon, ça n’a pas arrangé les choses. Quelques Animaux ont commencé à s’en aller. D’autres se sont mis à grogner. Tandis qu’ils nous quittaient et prenaient la direction de leurs cages en broyant du noir, Frotte leur a lancé :

— Est-ce que j’ai déjà menti ? Au cours de toutes ces années passées ici ?

Personne n’a rien dit, mais parmi ceux qui s’éloignaient, certains ont ralenti le pas, parce que Frotte est la plus vieille créature dans ce zoo. L’un d’eux s’est retourné pour rétorquer :

— Il y a toujours une première fois, Frotte.Ça l’a carrément sciée. En se frappant le front elle s’est

exclamée :— Carnivores ! Liquidez-moi ! Expédiez-moi dans le

Grand Somme immédiatement. (Elle s’est laissée tomber de sa branche dans un bruit sourd et elle s’est étendue sur le dos, les yeux fermés.) Allez, venez tous. Tuez-moi main-tenant. C’est une bonne journée pour mourir. Mangez mes jambons et tout le reste. Partagez-moi équitablement. Et que je revienne dans un petit poisson.

Les Animaux qui s’en allaient se sont immobilisés. Plusieurs se sont retournés.

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M. P ET LE VENT

Frotte a continué à parler, toujours allongée sur le dos.— Allez, dépêchez-vous. Je n’ai pas toute la journée. Je

suis bonne à manger.Pas le guépard et quelques autres mangeurs de viande,

y compris Gratte, se sont mis à grogner en s’avançant vers Frotte.

— Je ne comprends pas, a dit M. P nerveusement.Il les regardait, terrifié, tandis qu’ils se rapprochaient

d’elle de plus en plus.Je me suis interposé entre les mangeurs de viande et

Frotte et j’ai grondé.— Attendez un peu une minute.— C’est la loi de la jungle, m’a répondu Gratte en se

léchant les babines, les yeux rivés sur Frotte étendue par terre.

— On est pas dans la jungle ici, Gratte, que je lui ai lancé sur un ton hargneux. Le premier d’entre vous qui touche à Frotte rentre chez lui en trois morceaux.

— C’est pas toi qui fais la loi ! a répliqué Pas.— Tais-toi et laisse-moi réfléchir un instant, sinon je

t’arrache les boyaux.C’était un peu une menace en l’air, vu qu’ils étaient

plusieurs, là, avec deux petits tigres et leur mère, assez imposante, Pas lui-même, le guépard, Gratte, qui se défend pas mal quand elle est en colère, et deux ou trois éléphants qui avaient l’air très contrariés. S’ils me sautaient dessus tous ensemble, je pourrais rien faire contre eux. Même un lion a des limites.

Comme vous pouvez le voir, on était dans une situation plutôt délicate. Frotte pensait que personne la croyait et elle voulait qu’on la supprime, pour qu’elle puisse plonger dans le Grand Somme avec honneur, ce qui est naturel pour un Ordre Supérieur qui se sent insulté ou qui veut tout sim-plement cesser de vivre pour une raison quelconque. Si un Ordre Supérieur demande à mourir, vous êtes obligé de lui donner satisfaction. Mais moi j’étais pas prêt à voir Frotte

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tirer sa révérence. En plus, on était en territoire inconnu, vu qu’on était là à discuter du Vent dans un zoo au lieu d’être dehors, à courir en liberté. Et ça, pour moi, ça faisait une grande différence.

J’ai pris une profonde inspiration et j’ai rugi en Parler-Pensée, aussi fort que je pouvais :

— Hé, Souffle Encore Plus d’Huile !J’ai essayé de paraître aussi poli que possible en criant

vers le Monde Aquatique.— Quoi ?Ses Formes-Pensées étaient d’une puissance formidable.— Écoute, Souffle, rends-moi un service. On envisage

de discuter de Qui Tu Sais. Est-ce que tu voudrais bien… euh, tu vois, si jamais tu entends quelque chose de dingue en Parler-Pensée venant de l’extérieur, tu pourrais envoyer un grand coup de tonnerre ? Façon de… euh, expliquer les choses, intervenir pour nous aider ?

— OK, tonna Souffle.C’est une baleine très raisonnable quand elle ne se sent

pas insultée.Je me suis dit que Souffle pourrait dire au Vent qu’on

cherchait pas les ennuis. Je me suis retourné vers les autres :— Que personne ne touche à ce grand singe. Frotte,

relève-toi et révèle-nous ce que tu sais. Il doit bien y avoir autre chose à dire, sinon tu n’aurais pas commencé à nous raconter ça. Je laisserai personne te liquider sur une simple supposition.

Frotte s’est redressée et, constatant qu’elle n’était pas déchiquetée, elle a dit :

— Qu’est-ce qu’il y a à ajouter ? Comme je l’ai dit, cette Malodorante Noir-Marron s’agenouillait près de son lit tous les soirs, elle joignait les mains et pendant un bon moment, elle parlait à ce Malodorant qu’ils appellent Dieu. Elle s’adressait à lui quelque temps, puis elle se mettait à marmonner à toute vitesse dans la langue des Malodorants, faisant toutes sortes de bruits bizarres et agitant les mains. Je

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M. P ET LE VENT

ne pouvais pas comprendre ce qu’elle disait avec sa bouche, mais en Parler-Pensée, elle disait : “Edward ! Edward !”

— Ho-la-la !Ils avaient tous le souffle coupé.— Et elle faisait ça pendant un sacré bout de temps, a

ajouté Frotte.— Pourquoi ? a demandé Gratte.— Je ne sais pas. Mais elle faisait ça tous les soirs, et

une fois, le Vent est venu dans la chambre et il lui a parlé. Il a ouvert la fenêtre dans un grand fracas et il a hurlé à son oreille, en Parler-Pensée : “ARRÊTE CES CONNERIES !” Il a parlé si fort que ça a dû lui faire exploser le cerveau, parce qu’elle est morte sur le coup, juste là, sur le lit, les mains jointes.

“Et puis le Vent m’a regardée et il m’a dit : ‘Des ques-tions ?’

“‘Non, monsieur’ que je lui ai répondu. ‘Moi c’est Frotte, et je suis de passage ici contre ma volonté. Comme vous pouvez le voir, je suis dans une petite cage. J’ai rien à voir avec tout ça et c’est pas moi qui vous ai appelé.’

“Alors il a regardé autour de lui dans la pièce un instant, puis d’un clignement d’œil, il a balayé tout ce qu’il y avait aux murs. Ensuite, il m’a regardée et m’a demandé : ‘Tu as le cœur pur ?’

“‘Oui, monsieur’, j’ai répondu.“‘Je peux vérifier ?’ il a demandé.“Je lui ai dit : ‘Vérifiez tout ce que vous voulez.’“‘Pas la peine, qu’il m’a répondu. C’est déjà fait. Tu veux

sortir d’ici ? Je vais abattre les murs avec mon souffle et tu pourras sortir.’

“Je lui ai fait remarquer : ‘Il fait terriblement froid dehors, monsieur le Vent.’

“‘Je soufflerai du chaud.’“‘Je suis très loin de chez moi, monsieur.’“‘Avec mon souffle, je te renverrai chez toi. Jusqu’en

Afrique.’

282

JAMES McBRIDE

“Alors je lui ai dit : ‘Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, je crois que ma famille ne voudrait plus de moi, maintenant que j’ai été contaminée par les Malodorants. Et moi je ne voudrais pas répandre ma maladie parmi d’autres Ordres Supérieurs. Je pense qu’il vaut mieux que je reste ici en attendant de Changer d’Âme.’

“Il m’a répondu : ‘Tu es un bon singe. Tu auras une longue vie prospère et tu reviendras dans un Ordre Supérieur au niveau que tu voudras.’

“Puis il s’est engouffré par la fenêtre et il a disparu. Ils sont venus chercher cette Malodorante Noir-Marron et ils m’ont amenée ici. Et ça, c’est la vérité telle je la connais, et si c’est pas vrai, que je revienne dans un petit poisson.”

Un long silence a succédé à son histoire.— Dieu du ciel ! s’est exclamé M. P.— Je préférerais que vous ne mentionniez pas son nom,

je lui ai lancé vivement. Souffle Encore Plus d’Huile ne l’aime pas.

Mais j’étais tout aussi assommé.On est tous restés là sans rien dire une minute.

Finalement, Gratte a pris la parole :— Bon sang, Frotte. Je savais pas que tu avais ce don.

Parler avec le Vent. Bon sang.On était tous impressionnés.Une brise fraîche a balayé la Maison des Singes, faisant

bruire les feuilles à l’extérieur. Je me suis mis à frissonner. C’était le Vent qui parlait et à cette idée, on est tous devenus nerveux. Bientôt ce serait le matin et maintenant le Vent était peut-être en colère, ou peut-être pas, mais de toute façon, il était temps de partir. On s’est séparés, chacun prenant la direction de sa cage. J’ai emmené Paraît sur mon dos pour qu’il puisse fermer la porte à clé derrière moi.

— J’ai entendu assez d’histoires pour un bon moment, j’ai murmuré. Ça m’a donné mal à la tête.

— Moi aussi, a répliqué Paraît. Ça fout les jetons. Tout ce truc à propos du Vent.

M. P ET LE VENT

Il est resté assis une minute à l’extérieur de ma cage, l’air pensif.

— Hé, Ça Va ?— Ouais ?— Tu peux dire à Souffle Encore Plus d’Huile d’arrêter

maintenant ? Tout son Parler-Pensée m’a donné mal au crâne aussi.

Je l’avais oubliée. Elle continuait à vrombir. Pas éton-nant que j’aie du mal à penser clairement.

— Hé, Souffle ! je lui ai hurlé.— Oui, elle a claironné.— Tu peux arrêter maintenant. Merci.— De rien.Il y a eu comme un gémissement aigu quand elle a

envoyé son redoutable Parler-Pensée. J’ai toujours bien aimé cette baleine. C’est vraiment une créature puissante et sympathique. Si jamais je rencontre le Vent un jour et que j’ai l’occasion de faire mon choix, je demanderai à revenir dans l’un de ces cétacés.

284

Chapitre 4

Frotte s’en va

APRÈS cela, M. P n’a plus jamais voulu parler des Malodorants. Il voulait parler au Vent. Même après avoir entendu l’histoire à donner la chair de poule racontée par Frotte, il y tenait encore. Il savait déjà parler aux Ordres Supérieurs. Maintenant, il voulait encore plus. C’est le problème avec les Malodorants. Ils ont cette chose que les Animaux n’ont pas. L’ambition.

Il était vraiment obsédé par cette idée et il en parlait tout le temps. Évidemment, nous on avait pas envie de se mêler de ça. Pas seulement parce qu’on avait peur, mais les Animaux, vous savez, se désintéressent assez rapidement de tout ce qui n’a pas de rapport direct avec le fait de s’envoyer quelqu’un ou quelque chose dans leur petit gosier. Mais lui, il voulait pas laisser tomber.

On se réunissait devant la cage de Frotte, on reniflait à droite et à gauche, on se racontait des blagues et cinq minutes n’étaient pas passées que M. P, assis sur une branche à côté de Frotte, remettait ça avec le Vent.

— Parlons d’une seule voix, qu’il disait. On va s’organi-ser. On va constituer des groupes d’étude. Et des comités. On va étudier différentes façons de parler au Vent.

— Nan, ça va bien comme ça, monsieur P, on lui répondait.

— On pourrait chanter des chansons qui feront venir le Vent.

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M. P ET LE VENT

— Nan. Y a pas de chameaux ici, monsieur P. C’est eux les meilleurs chanteurs.

— Et si on rédigeait un message. Comme une lettre ?— C’est quoi, ça ? demandait quelqu’un, puis ils chan-

geaient de sujet. Dites, vous connaissez l’histoire avec la souris, l’éléphant et la noix de coco ?

Bien sûr, ça ne faisait pas taire M. P. Quand il était lancé, rien ne pouvait l’arrêter. En fin de compte, on en a eu tellement marre de l’entendre se lamenter là-dessus qu’un soir, un petit groupe d’entre nous est allé chez Frotte et on a fait un essai. Juste histoire de dire bonjour au Vent et faire quelques remarques amicales. Vous voyez, on aimait bien M. P et on a voulu lui faire plaisir, parce que c’était un Malodorant et par conséquent, il était ignorant de certaines choses. On espérait que le Vent en tiendrait compte.

C’était une idée stupide dès le départ, on le savait, mais on a quand même tenté le coup. Il y avait moi, Gratte, Frotte, Pousse-Moi l’ours polaire, Pas le guépard et puis quelques autres. Même Souffle Encore Plus d’Huile a mis la main à la pâte. On a fait des efforts pendant trois heures entières, installés autour de la cage de Frotte, mais il ne s’est rien produit, à part le mal de tête qu’on a attrapé à cause de Souffle Encore Plus d’Huile, dont les hurlements faisaient plus de bruit que le barrissement de quinze élé-phants réunis. J’ai fini par dire :

— Ça sert à rien. J’ai la tête qui va éclater. De toute façon, j’ai aucune raison d’entrer en contact avec le Vent. Pour parler avec lui, il faut avoir un passé exemplaire. C’est sûrement cette histoire de chien que j’ai voulu manger.

M. P était assis par terre, l’air morose. Il a soupiré :— Je ne vois pas pourquoi il ne répond pas.— On devrait pas faire ça, a lancé Gratte.Elle a bâillé, puis elle nous a dit qu’elle allait se coucher.

On est sortis un par un de la cage de Frotte pour prendre une bonne nuit de sommeil et tout oublier. Mais M. P est resté avec Frotte. Il a essayé de parler au Vent toute la nuit,

286

JAMES McBRIDE

et au bout d’un moment il a dû réussir à convaincre Frotte de l’aider à nouveau parce qu’on les a entendus tous les deux appeler. Frotte appelait le Vent “Monsieur” et M. P l’appelait “Vent”, ce qui montre assez bien la différence entre les Malodorants et les Animaux. Ça porte malheur d’appeler les gens par leur vrai nom, sauf si vous êtes en colère contre eux. Par exemple, en Parler-Pensée, mon vrai nom, c’est Sir Harold Cornelius II de la Troisième Génération des Lions Nimphius du Serengeti, mais tout le monde m’appelle Ça Va, Ça Vient, et pour les Malodorants, je suis Hal, l’abréviation de Harold.

Ils ont continué comme ça un moment, jusqu’à ce que quelqu’un leur dise d’arrêter ce boucan parce que ça l’empê-chait de dormir.

Le lendemain, Paraît s’est amené à ma cage pour me dire que Frotte se sentait pas bien, alors Gratte et moi, on est passés chez elle dès qu’on a pu, dans la soirée. Ils étaient presque tous là quand on est arrivés, et j’ai pas eu besoin de regarder deux fois la tête qu’ils faisaient pour comprendre que quelque chose n’allait pas.

Frotte était étendue par terre, sur le dos. Ses yeux étaient exorbités et jaunes, et on aurait dit que quelqu’un avait aspiré tout l’air qu’elle avait dans la poitrine. Penché au-dessus d’elle, M. P lui caressait le visage, et il avait pas bonne mine non plus. Son visage de Malodorant était allongé et tendu, d’un blanc presque pur, sa peau flasque ne tenait pratiquement plus sur lui et il puait comme puent les Malodorants quand ils se sont pas lavé le cuir.

En me voyant arriver, tout le monde s’est écarté.— Tout est de ma faute, a dit M. P.— Frotte est malade, j’ai répondu. C’est pas quelque

chose de nouveau.— Oh, mon Dieu, oh mon Dieu.— S’il vous plaît ne mentionnez pas son nom. Souffle

Encore Plus d’Huile ne l’aime pas.M. P m’a ignoré.

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M. P ET LE VENT

— Vouloir parler au Vent ! Oh, Seigneur Jésus… regar-dez ce que je lui ai fait.

Et en baissant les yeux sur Frotte, il a envoyé en Parler-Pensée le message le plus étrange que j’aie jamais perçu. Ce n’étaient pas des mots, juste une Forme-Pensée com-parable à celles que les requins savent émettre, sauf qu’elle était plus douce. On ne pouvait pas l’entendre, mais on pouvait la sentir en quelque sorte, comme si quelque chose à l’intérieur de sa poitrine était en train de fondre et de se dissoudre.

Je me suis avancé jusqu’à Frotte et je l’ai reniflée.— Bon, ton odeur est normale. Tu te sens bien, ma

vieille ?— Justement, je me sens vieille, a répondu Frotte.— Mais tu es vieille.— Comment tu peux savoir mon âge ? T’es pas censé

demander à une dame gorille quel âge elle a.— Je l’ai jamais fait. Mais ça serait bien de le savoir

maintenant.— Assez vieille pour me sentir fatiguée, Ça Va. Bon

sang, qu’est-ce que j’ai sommeil. Il y a un bruit dans mes oreilles. Si fort. Tu l’entends aussi ? Ça fait wouuushhhh !

— J’entends rien.— Viens, mets ta tête près de la mienne. Écoute.J’ai approché ma tête tout près de la sienne et j’ai écouté.— J’entends rien, Frotte.— C’est le Vent.— Comment ça se fait que je l’entends pas, moi ?Elle a ignoré ma question et elle m’a demandé :— Tu penses que je suis sur le départ ?Elle m’a regardé avec ses grands yeux de singe et elle a

cligné des paupières plusieurs fois.— Difficile à dire. Ton Parler-Pensée me parvient

toujours clairement. Ton odeur est normale.— Oui, mais… tu crois que je vais revenir dans l’Ordre

que je veux ?

288

JAMES McBRIDE

— Tant que tu dis à personne ce que c’est, je vois pas pourquoi ça se ferait pas. Il y a aucune raison pour que ton ami tienne pas sa promesse.

Je ne voulais pas appeler le Vent par son nom.Je me suis assis sur mon arrière-train un moment

et j’ai jeté un coup d’œil autour de moi, et bien sûr, ils avaient tous le regard fixé sur moi, puisque je suis le Roi. Pratiquement tout le zoo était là. Pousse-Moi, l’ours polaire, cette méchante créature de Pas le guépard, Flaire la grenouille, et Gratte, qui essayait de faire comme si elle s’en fichait. Je pouvais même sentir les gémissements de Souffle Encore Plus d’Huile, qui prêtait l’oreille et retransmettait les nouvelles aux autres poissons – tous attendaient que je prenne la parole. Je supporte pas quand tout le monde me regarde fixement de cette façon. C’est la chose la plus impolie qu’un Ordre Supérieur puisse faire, regarder fixement, et j’étais sur le point de pousser un rugissement pour les sortir de ma tête quand M. P a fait une chose des plus étranges.

Il s’est mis à crier très fort en Parler d’Homme.Tous les Animaux se sont regroupés autour de lui.— Allons, monsieur P, a dit Flaire. Il y a rien d’extraor-

dinaire là-dedans. Si Frotte part pour le Grand Sommeil, elle va revenir.

— C’est vrai, est intervenu Pousse-Moi. C’est un nouveau départ pour elle. J’aimerais bien avoir un nouveau départ, moi, avec la chaleur qu’il fait dans ce foutu zoo.

— Moi aussi, a ajouté Gratte. J’ai tous ces trous, là où ils m’ont tiré dessus. Je suis la femelle jaguar la plus ventilée du monde. Je brûle d’avoir un nouveau corps. (Elle s’est interrompue pour se gratter.) Dis, Frotte, tu penses vraiment que tu t’en vas ?

Frotte n’a pas pu s’empêcher de sourire. Elle paraissait presque endormie et toute flasque.

— Oui. Je crois que je m’en vais.En murmurant cela, elle a touché la main de M. P.

M. P ET LE VENT

— Frotte. (Il a sangloté son nom dans les deux langues, le Parler d’Homme et le Parler-Pensée.) Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?

— Oh, allons, a répondu Frotte. Vous n’avez rien fait de mal, monsieur P. Mais vous devriez vous en tenir au Parler-Pensée. Parce que tout le monde ne comprend pas le Parler d’Homme ici. On ne peut pas être dans deux mondes à la fois, vous savez, mon amour.

Elle avait raison à ce sujet. Car juste à cet instant, elle a fermé les yeux. Mais si son corps n’a pas bougé, le reste de Frotte a quitté le zoo. Le reste s’est échappé. Et son Parler-Pensée s’est envolé, comme toujours dans ces cas-là, à l’exception du tout dernier mot qu’elle avait prononcé, qui, lui, est resté suspendu longtemps au-dessus de nous, comme un nuage, puis, au bout d’un long moment, il s’est estompé et a disparu.

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JAMES McBRIDE

Chapitre 5

La Guerre

ÇA demande énormément d’énergie pour lire sur les lèvres d’un Humain. La plupart des Animaux – c’est-à-dire des Ordres Supérieurs – y parviennent pendant une minute, mais ça vous épuise complètement, alors j’ai pas pu tout suivre quand les Malodorants sont venus et ont fait toute une histoire au sujet de Frotte, mais j’en ai suffisamment entendu pour saisir l’essentiel.

Bon sang, qu’est-ce qu’ils étaient tristes. Tous les Malodorants qui nettoient les cages et nous harcèlent, ceux qui sont venus au zoo avec des caméras, des carnets et toutes sortes de trucs idiots pour prendre des notes à l’intention d’autres Humains qui ne connaissent pas le Parler-Pensée, ils étaient tous catastrophés. J’ai trouvé ça bizarre, vu que Frotte n’avait jamais eu beaucoup d’attirance pour les Malodorants. Bien sûr, quand ils lui donnaient de la glace et de la nourriture de Malodorant, elle la mangeait, parce que c’était un Animal, et les Ordres Supérieurs, ils aiment vraiment manger, mais elle n’avait jamais eu de penchant pour eux pour la simple raison qu’elle vivait dans un zoo. Les Malodorants défient l’entendement. Ils vous enferment dans un zoo toute votre vie, ils vous donnent à manger de la glace et de la nourriture de Malodorant qui a un goût horrible, ils vous lavent avec des tuyaux d’arrosage, et après ils pleurent quand vous retrouvez la liberté. Je crois qu’ils resteront toujours un mystère pour moi.

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M. P ET LE VENT

C’est pour ça que certains d’entre nous ont eu beaucoup de mal à comprendre M. P. Les gens du zoo en habits blancs sont venus chercher le corps de Frotte et l’ont transporté dans les bâtiments où ils l’ont découpé pour accrocher sa tête au mur, ou pour l’empailler, ou faire je ne sais quoi avec ce qu’il en restait, mais après on a plus vu M. P. On a envoyé Né Gros, le rat, pour le suivre et s’assurer qu’il ne faisait pas de bêtise, mais Gros a dit que M. P se contentait de marcher à l’extérieur du zoo pen-dant des heures et des heures et au bout d’un moment, Gros a laissé tomber parce qu’il avait mal aux pieds et il y avait trop de chats dans les parages.

On ne savait pas quoi faire. Bien sûr, Paraît avait toujours les clés, donc on pouvait sortir le soir quand on voulait. Mais le vieux bonhomme nous manquait et on avait envie de le voir revenir. C’était vraiment un Malodorant intéres-sant. En ce qui concernait Frotte, elle ne nous manquait pas et on n’était pas du tout tristes, même si c’était sympa de parler à ce singe, elle était marrante et sage aussi. Mais c’est comme ça que ça se passe quand on est un Ordre Supérieur. Et Frotte était une sacrée veinarde. Elle avait le choix, vu que le Vent lui avait offert cette chance.

Finalement, environ une semaine après le départ de Frotte, une rumeur est parvenue à la Maison des Lions selon laquelle M. P était de retour au zoo. C’était une nouvelle toute chaude, littéralement chaude, même, étant donné qu’il est arrivé au cours de l’après-midi, quand on était tous bouclés dans nos cages, avec des Malodorants partout.

— C’est bien, a dit Gratte, et elle s’est levée en bâillant, montrant ses dents pour faire peur aux Malodorants qui la regardaient bouche bée devant sa cage. Je me pose quelques questions sur les Malodorants, maintenant que j’en sais un peu plus sur eux. Tu vois les deux, là ? (Et avec son esprit elle a désigné deux Malodorants mâles qui se tenaient par la main tout en l’observant. Elle les a regardés s’embrasser.)

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JAMES McBRIDE

Ces deux-là, c’est des mâles, ils se donnent la patte et ils échangent leur salive. Et les autres Malodorants, autour d’eux, on dirait que ça leur plaît pas. Qu’est-ce que tu en penses, Ça Va ?

— T’as rien vu tant que t’as pas vu deux girafes mâles se peloter dans la forêt, Gratte.

— Oh, j’en ai vu. Des chimpanzés aussi. Si touchants. Ça me donne envie de mmmm…

Et là, elle a fermé les yeux en soupirant.— Envie de quoi ?— Tu sais bien…— Tu ne trouves pas ça bizarre, toi ? je lui ai demandé.

Deux mâles qui font ça ?— Pas du tout, elle a répondu d’un air mélancolique en

ouvrant les yeux. Des chimpanzés, des girafes, l’Homme. Quelle différence ça fait ? C’est de l’amour, lion. De l’amour véritable. Pas de l’amour de zoo. L’amour véritable n’a rien à voir avec les espèces. L’amour véritable vit dans le cœur d’une créature. Regarde notre vieille Frotte. Est-ce qu’elle n’éprouvait pas de l’amour ?

Eh ben, ça m’a scié de l’entendre parler comme ça et à cet instant, j’ai vu cette femelle jaguar sous une lumière complètement différente. Gratte, c’était pas la créature la plus facile à fréquenter, avec sa tendance au mensonge, et puis il y avait le fait qu’elle était un jaguar et moi un lion, alors, bon, je l’avais toujours vue simplement comme une emmerdeuse et une amie. Mais ça faisait des années qu’on se regardait à travers cette allée et qu’on se racontait des blagues et des mensonges, et la combinaison du spectacle de ces deux mâles humains en train de frotter leur nez l’un contre l’autre, avec l’exaltation causée par le retour soudain de M. P au zoo et le dernier mot que Frotte avait laissé flotter dans l’air avant de mourir, eh bien tout ça a provo-qué en moi une révélation. J’ai vu Gratte en train de me regarder et j’ai dit :

— Ça alors, Gratte !

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M. P ET LE VENT

Elle a répondu :— Quoi, ça alors ?Je n’ai pas su trop quoi dire, parce que mes instincts

naturels m’avaient abandonné à l’instant où j’étais arrivé dans ce zoo des années auparavant, mais maintenant je les sentais monter en moi à toute vitesse. Alors j’ai dit :

— Assieds-toi une minute pendant que je rugis en Parler d’Homme pour que ces deux Malodorants se retournent et que je puisse les étudier, ils me donnent des idées.

— À quel sujet ?— Tu sais bien ce que je veux dire, mam’zelle. Assieds-

toi une minute pendant que je leur apprends une chose ou deux sur ce qu’est un lion. Il y a encore une chose ou deux que le Roi de la Jungle peut apprendre à l’Homme sur nous autres les Ordres Supérieurs. Ils sont pas les seuls au monde à pouvoir dire deux choses en même temps, tu sais. Je peux leur montrer des tas de trucs qu’on sait faire, nous les lions.

— Quoi par exemple ?— Comment on pousse un rugissement dans l’air pour

annoncer qu’on est dans les parages, et comment ce même rugissement serait susceptible de faire savoir à une autre créature, d’une façon détournée, un peu à la manière des lions, qu’on pourrait – juste pourrait, hein, même si on est un lion et tout – éprouver des sentiments particuliers pour cette créature, même si elle n’est pas un lion.

Gratte s’est assise, l’air ravie, j’ai ouvert la gueule pour faire sortir un énorme rugissement du fond de ma gorge et juste avant que j’envoie de l’air, un des deux Malodorants mâles s’est retourné pour me regarder et s’est mis à hurler en tendant le doigt. Les autres Humains autour de lui se sont mis à hurler aussi. Puis l’odeur forte d’un Malodorant m’est parvenue de derrière et j’ai pivoté. M. P se tenait là, près de la porte arrière de ma cage, et il n’avait pas l’air plus amical que ça. Sa main non plus n’avait pas l’air très amicale, car elle tenait une de ces lances magiques qui tuent en faisant boum.

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JAMES McBRIDE

— Vous devriez frapper avant d’entrer, je lui ai dit en Parler-Pensée. Vous étiez où ? On s’est fait du souci pour vous. C’est pour quoi faire cette lance magique ?

— C’est un fusil. Son Parler-Pensée était ténu et per-çant. L’Homme s’en sert pour tuer.

— Moi, je me sers de mes dents, je lui ai répondu. Vous voulez que je tue quelqu’un pour vous ?

— Je veux revenir dans un lion.— Pour ça, je ne peux pas vous aider.— Tue-moi, Ça Va.— Quoi ?— Ce que j’ai fait à Frotte, je ne peux pas le supporter.

Tue-moi, s’il te plaît.Rapides comme l’éclair, les messages en Parler-Pensée

ont bondi d’un bout à l’autre du zoo. J’entendais tout le monde brailler et beugler en même temps, sans compter les Malodorants qui hurlaient à l’extérieur de ma cage.

Je me suis assis tout doucement et j’ai dit :— Je regrette, monsieur P, mais je ne mange pas les

Malodorants.— Alors, je te tuerai d’abord.— Allez-y, je vous en prie. Je veux sortir d’ici. Mais

détruisez ma tête après, s’il vous plaît, pour que personne ne puisse l’empailler et l’accrocher au mur.

— Je savais que tu refuserais de m’aider. Pour l’amour de Dieu ! Tu ne comprends pas. Aucun d’entre vous ne com-prend. Frotte n’est plus là. Ce sentiment de culpabilité… je ne peux pas le supporter… Tue-moi. S’il te plaît…

— Monsieur P, parlons…— Non !Tout à coup, il a braqué son fusil au-dessus de ma tête

et il l’a pointé directement vers Gratte, qui nous regardait dans sa cage de l’autre côté de l’allée, et il a fait feu. Gratte a pris la balle juste entre les deux yeux et je vous jure, elle était morte avant de toucher le sol.

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M. P ET LE VENT

Bon, je vais vous dire comment un zoo change un Ordre Supérieur. Si ça s’était passé à une autre époque et si Gratte et moi on s’était trouvés dans la jungle et que Gratte ait pris la balle entre les deux yeux, même avec les sentiments nouveaux que j’avais pour elle, j’aurais dit “C’est une bonne journée pour mourir”, et j’aurais continué à m’occuper de mes affaires, en espérant qu’elle revienne à un niveau plus élevé dans l’Ordre si elle avait mené une vie irréprochable. Mais j’avais passé bien des lunes à observer cette femelle jaguar de l’autre côté, et même si je n’étais pas d’accord avec sa tendance au mensonge, même si je n’avais jamais regardé les huit trous où elle affirmait avoir été touchée huit fois, c’était une amie, et, depuis quelque temps, un peu plus qu’une amie. Et c’est pas marrant de voir une amie mourir, même si vous savez qu’elle est libre maintenant. Je crois que j’avais attrapé un peu de la maladie des Malodorants, car je suis devenu complètement fou.

Je me suis retourné vers M. P en disant :— Vous venez de faire le neuvième trou dans la peau

de Gratte.Et avant de m’en rendre compte, j’avais bondi sur lui et

je l’avais liquidé. Je lui avais déchiré la gorge, arraché un bras, puis j’avais fait rouler sa tête à l’autre bout de ma cage.

Ça s’était passé tellement vite que vous n’auriez pas eu le temps de tout décrire. Les Malodorants poussaient des cris de terreur devant ma cage et les Animaux hurlaient en Parler-Pensée. J’ai entendu Pas le guépard brailler un avertissement : un groupe de Malodorants se dirigeait vers moi avec d’autres lances magiques qui tonnent, c’était la guerre maintenant et il fallait se battre, puis quelqu’un beugla que Trotter et les autres éléphants, ainsi que Pousse-Moi, l’ours polaire, avaient démoli leurs cages pour s’échapper et venaient me rejoindre, pendant que Souffle Encore Plus d’Huile se déchaînait dans le bassin des baleines, essayant de disloquer une paroi. La guerre était déclarée.

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JAMES McBRIDE

Je n’ai pas eu deux secondes pour penser à quoi que ce soit, deux Malodorants se tenaient déjà devant ma cage avec de grandes lances qui tonnent. J’ai poussé un seul rugissement pour les avertir, puis j’ai vu leurs lances envoyer un éclair de feu sur moi dans un bruit de tonnerre. Et je suis tombé dans le Grand Sommeil.

Quand je me suis réveillé, j’ai senti de l’air souffler à travers moi, mais je ne voyais rien.

— Ah, zut ! j’ai lancé. C’est bien ma veine. Je suis revenu dans un petit poisson.

Je savais que je venais de naître et que mes yeux n’étaient pas encore ouverts, mais j’ai quand même essayé d’agiter mes petites nageoires, détalant instinctivement pour éviter d’être avalé par un gros poisson. J’ai eu beau me démener, j’ai pas bougé d’un pouce, et je ne voyais toujours rien, alors je me suis écrié :

— Bon sang, c’est encore pire. Je suis aveugle. Je suis une chauve-souris.

Puis j’ai entendu une voix dire :— Relève simplement la tête le plus haut possible et

respire le plus fort possible et tu verras tout.— Nom d’une pipe. C’est toi, Gratte ?— Ouais.— Eh ben, quelle affaire ! Mais comment je peux savoir

que tu ne mens pas ? T’es où ?— Fais ce que je te dis, pour une fois.Alors j’ai dressé la tête aussi haut que je pouvais et j’ai

respiré aussi fort que je pouvais, et mes yeux se sont ouverts et en regardant en bas, j’ai vu que j’étais à la maison. Ma vraie maison. En Afrique. L’endroit appelé Rencontre des Eaux, la tanière où j’avais dormi et attrapé ma première proie. Le grand arbre où ma mère m’avait appris à chasser, les montagnes et les plaines où j’avais couru autrefois. Tout était là. Intact.

— Tiens, je suis un oiseau. Un oiseau en Afrique. C’est pas si mal.

M. P ET LE VENT

— T’es pas un oiseau.— C’est toi, Frotte ?— C’est pas un bourdon, mon chou, ça c’est sûr.— Que je sois pendu. T’es où ? Où est Gratte ?— Par ici.À ce moment-là, j’ai vu la Forme-Pensée de Gratte et

celle de Frotte et j’ai dit :— Bon sang, votre Parler-Pensée est drôlement bizarre.— Pas plus bizarre que le tien, a répliqué Gratte.— Arrête de me répondre avec insolence. Tu sais à qui

tu parles, jaguar ?— Du calme. Tu n’es plus le Roi de la Jungle.— Écoute-moi bien, j’ai grogné. Tu ne sais pas que

j’ai liquidé M. P pour toi ? Et pourtant c’était un bon Malodorant. Il aurait dû être un Animal.

— Eh bien, merci, a dit une autre voix derrière moi.Je me suis retourné, et il y avait là M. P, en train de me

faire un large sourire. J’étais bien content de le voir. Je lui ai dit :

— Je croyais que vous vouliez être un lion.— Ce que je suis me plaît bien, il a répondu.Alors je me suis souvenu de quelque chose. Quelque

chose de très important.— Ça y est, j’y suis maintenant ! j’ai crié. Retournons au

zoo et voyons si on peut pas y semer la pagaille. Formons un ouragan et allons chercher le reste de la bande pour qu’ils nous rejoignent.

J’ai pris une profonde inspiration et nous voilà partis.C’est vraiment chouette d’être le Vent ! Vous pouvez

faire tout ce qui vous passe par la tête.