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rivista di filosofia on-line WWW.METABASIS.IT
novembre 2007 an II numéro 4
LA CATASTROPHE, DU RECIT MYTHIQUE A L’IRREPRESENTABLE
par Jean-Jacques Wunenburger
La notion de catastrophe, entendue comme bouleversement brutal, violent et tragique,
appartient significativement à deux registres, l’un celui des événements réels de l’histoire
naturelle ou humaine, l’autre, celui des récits descriptifs ou fictionnels, dont elle constitue
un moment fort de renversement1 . Dans les deux cas, celui des événements et celui de
leurs narrations, la catastrophe vise un moment particulièrement intense de rupture et de
désordre, qui engendre des conséquences nouvelles ou imprévues. Cette connexion
peut nous inviter déjà à saisir que tout événement catastrophique se prolonge en un récit
qui peut en reproduire la structure dramatique. D’ailleurs existe-t-il une vraie catastrophe
indépendamment d’un récit qui en est fait ? Une catastrophe donne lieu à un récit qui ne
peut être que celui de survivants, les autres en ayant été victimes et donc demeurant
muettes à jamais. La catastrophe oscille donc entre un événement fulgurant qui ne donne
parfois lieu à aucune restitution lorsque tous les témoins en sont victimes (dans le cas
d’un accident d’avion) et un récit prolifique, médiatisé, qui englobe observateurs, experts
voire futures victimes possibles, qui souvent n’ont guère pris part à l’événement. Cet
intervalle entre une expérience sans récit et un récit sans quasi d’expérience permet de
comprendre que la perception, la représentation, la valorisation, la signification d‘une
catastrophe sont très variables et exposées à de nombreuses incertitudes. On peut
essayer de mettre en évidence en tout cas quelques procédures de narration qui oscillent
elles-mêmes entre une quête de signification exacerbée, permise souvent par les mythes,
et une sorte de sidération silencieuse devant un fait sublime qui est en même temps un
fait horrible. Entre le trop plein et le déficit de récit et de sens, la catastrophe se tient bien
entre les pôles opposés du langage et de la pensée.
1- La construction mythique
1 « Dans son sens commun, la catastrophe a les dimensions d’un désastre collectif, voire cosmique ; elle implique une destruction subite, instantanée, qui détermine une discontinuité dans les faits, une frontière irréversible. Dans son sens littéraire, la catastrophe..est dramatique, dernière péripétie qui dénoue par un coup de théâtre une situation apparemment sans issue ». André Riotte, Musique et catastrophe, in Confrontations, Cahier N° 7, printemps 1982, Aubier.
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Qu’elles proviennent de causes naturelles ou de causes humaines, les catastrophes par
leur ampleur suscitent un récit de leur perception qui cherche généralement à en saisir en
même temps les causes et le sens. Toute catastrophe doit prendre place dans une
représentation globale qui, par après coup, la rend intelligible, à défaut d’avoir permis son
anticipation. Face à une catastrophe le mythe se présente généralement comme une
structure narrative qui développe une intelligibilité globale, qui permet de dire non pas
seulement comment cela s’est passé mais aussi pourquoi cela s’est passé ainsi.
L’apport du mythe à un événement catastrophique serait bien illustré par le traitement des
cyclones par Plutarque. Dans la Vie de Pélopidas (21,5), Plutarque évoque les désordres
climatiques en mettant en scène le dieu Typhon (déjà mentionné par Hésiode), à
l’intérieur d’une construction mythico-narrative d’un personnage violent et destructeur,
origine des maux naturels. J. Boulogne2,dans son étude, montre bien quelques
procédures d’élaboration d’un mythe permettant de prendre en charge l’événement de la
catastrophe météorologique. En l’occurrence, le mythe de Typhon accède à une réelle
opérativité du fait de la superposition de plusieurs strates : celles du mythe égyptien de
Seth, divinité du mal, et des éléments de la mythologie grecque consacrés à la brutalité ;
celle d’une figure intermédiaire, démonique, et les attributs cosmologiques de la
monstruosité. « La transformation du nom de typhon en terme générique et son emploi
quasi synonyme de celui des Géants et des Titans montrent qu’il s’agit, aux yeux de
Plutarque, de plusieurs dénominations d’une même réalité caractérisée par une brutalité
déchaînée et une insolence sans frein, et plus précisément encore par un total irrespect
envers les valeurs universelles »3. Le mythe de Typhon chez Plutarque ne se contente
plus d’évoquer une simple force destructrice aveugle mais la relie à des intentions
maléfiques puisqu’il serait une force destructrice rebelle acharnée à la perte de Zeus.
Néanmoins, malgré cette radicalisation, et parallèlement à Empédocle, le mythe laisse la
porte ouverte à une espérance puisque la violence naturelle peut bien être combattue et
dépassée par les forces d’Eros, ce qui permet de combattre la fatalité de la nature. Si
Typhon est bien du côté du mouvement violent et destructeur, il se trouve chez Plutarque
2 J. Boulogne, « Typhon, une figure du mal chez Plutarque », in M. Wathee-Delmotte et P.A.Deproost, Imaginaires du mal, UCO-Le cerf, 2000, 3 J. Boulogne, idem, p 44
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parfois contenu dans sa malfaisance et donc jugé dépassable dans ses effets
dévastateurs.
La version de Plutarque du mythe météorologique de Typhon nous montre donc combien
un imaginaire mythologique des catastrophes naturelles se voit chargé de donner un
sens et une interprétation aux phénomènes naturels, à l’intérieur d’une vision
cosmologique de l’ordre et du désordre, avec une dimension clairement morale. Le mythe
permet ainsi de rendre compte de la nécessité du désordre du monde, de sa fonction
cosmique (relations entre les dieux) et aussi de la relative espérance dans le triomphe
d’une force d’amour positive. « Le personnage de Typhon revisité au moyen de Seth
donne à Plutarque la possibilité de définir le Mal, non pas comme identique à la perte de
l’unité originelle, ou à la privation de forme ou encore à la matière, mais comme un
mouvement de résistance, dû à un manque d’amour, des dissonances contre leur mise
en harmonie»4.
Ce traitement mythique des causes de catastrophes naturelles, qui permet de les insérer
dans un grand récit explicatif et justificatif, destiné à soulager ou consoler les victimes, a
survécu à travers les âges. On en retrouve des versions stéréotypées dans les versions
journalistiques des catastrophes, dont les impératifs de communication rapide et
spectaculaire facilitent le recours et le retour aux trames mythiques. Il n’est pas rare de
voir ainsi la presse reprendre l’imaginaire des catastrophes en véhiculant et en
entretenant soit le fantasme d’un châtiment divin, dans la veine eschatologique, soit
l’image d’une décomposition alchimique préludant une renaissance. « Si l’on ne peut pas
totalement renoncer à une interprétation mythique des phénomènes naturels, n’est-ce
pas peut-être tout simplement parce que le mythe continue d’avoir une fonction
éthique essentielle? »5.
2- L’expérience du sublime
Il reste que la violence disproportionnée d’une catastrophe, son intensité inouïe, ses
conséquences inimaginables conduisent à éprouver les limites du récit mythique dans sa
4 Idem p 52 5 Voir Françoise Revaz, « Les catastrophes naturelles », in A. Detwiler et Cl. Karakasch, Mythe et science, Presses polytechniques et universitaires romandes,, 2003, Neuchatel, p 109.
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capacité à prendre en charge l’événement. La réalité, par son ampleur et sa brusquerie,
déjoue les catégories d’une histoire linéaire et semble échapper à toute restitution par la
parole ou l’image. Cet excédent de la violence de la catastrophe ne pourrait-il pas dès
lors être mis en rapport avec la catégorie du sublime, telle que l’esthétique romantique l’a
développée ?
Le sublime, chez E. Kant, se distingue ainsi du beau en ce qu’il désigne un sentiment
subjectif éprouvé devant une réalité disproportionnée tant en grandeur (immensité de
montagne), qu’en intensité (puissance d’une chute d’eau). Il nous touche en se
présentant comme source d’un plaisir mais aussi comme affect de peine, étant
inséparable d’une crainte respectueuse devant ce qui nous affecte. Il ne peut de plus se
développer que parce que le sujet se trouve bien à l’abri du danger suscité par les
phénomènes qui l’impressionnent. Dans l’expérience du sublime l’imagination esthétique
se représente dès lors cet excédent par rapport à l’Idée rationnelle de la réalité qui se
manifeste. Seul le sublime permet de nous présenter ce qui nous dépasse, en nous
touchant par ce qui vient dépasser toute représentation de quelque chose de déterminé
et de limité. La vision de la catastrophe représenterait ainsi une forme d’illimité, une
présentation de ce qui est à vrai dire irreprésentable, ou à la limite du représentable.
«L’imagination sublime touche la limite, et ce toucher lui fait sentir « sa propre
impuissance ..»6. « L’émotion esthétique du sublime « est la sensibilité de
l’évanouissement du sensible »7 ; en ce sens, la catastrophe émeut l’observateur
indemne, par de la peine et du plaisir dans la mesure même où le spectacle ne peut
entrer dans les cadres limités du récit habituel. L’extra-ordinaire de ce qui arrive devient
ainsi l’occasion d‘une approche esthético imaginative qui tente de présentifier
l’irreprésentable. Certes, cette sidération syncopée devant un spectacle de catastrophe
n’est pas accessible et donné à tous les témoins et observateurs, qui ne peuvent tous
devant la violence atteindre à une sorte de visée esthétique. Mais on aurait sans doute
tort de négliger combien, malgré l’horreur, une catastrophe peut néanmoins susciter chez
ceux qui s’en repaissent par des textes et images, une sorte de jouissance morbide que
suscite cette présentation exceptionnelle de ce qui dépasse précisément la raison et
même l’imagination reproductrice. 6 J.L. Nancy, L’offrande sublime in J.F. Courtine et alii, Du Sublime, Belin, 1988, p 62-63 7 idem p 63.
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3-Le catastrophisme post-moderne
La mythologisation comme l’esthétique du sublime ont connu de constantes réactivations
dans la représentation des catastrophes et dans les média qui les propagent. Les
témoignages et reportages sur les catastrophes recourent aisément, soit à une
dramatisation narrative qui retrouve les grandes opérations du mythe, soit à
l’esthétisation du sublime en favorisant une sorte de voyeurisme ambigu devant ce qui
écrase la sensibilité. Il semble que notre époque d’éclatement des registres et référents
culturels ait tenté d’explorer un autre traitement encore de la catastrophe. D’un côté la
catastrophe se voit entraînée par un imaginaire apocalyptique qui fait déjà l’objet d’une
surenchère inédite par les moyens de la publicité, du spectacle, de l’écologie, etc. De
l’autre côté, les catastrophes donnent lieu à des opérations d’anticipation et de simulation
qui tentent de les maîtriser, avec souvent des effets inattendus. Ainsi donc la catastrophe
serait prise entre une surdétermination imaginaire et une rationalisation technico-
scientifique ; mais que devient-elle finalement dans l’expérience du monde de l’homme
contemporain ?
L’imaginaire apocalyptique
Les catastrophes ont sans doute atteint avec la concentration démographique et la
complexité des infrastructures techniques des proportions bien plus impressionnantes
qu’à l’ère pré-industrielle. Cette ampleur des catastrophes actuelles a démultiplié leur
impact émotionnel et intellectuel sur les populations et fait de la catastrophe un moment
fort de mobilisation des opinions, sensibilités, mentalités de l’homme actuel. La
catastrophe devient ainsi une ressource précieuse pour les fabricants de spectacle, en
premier lieu du cinéma, alimentant ainsi une « subculture du désastre »8 dans une
version de fin des temps. Comme le souligne le sociologue P.H. Jeudy « le plaisir
provoqué par les films catastrophes, l’importance accordée à la lecture des événements
les plus terrifiants, l’amplification réalisée par les médias à propos des grandes scènes de
destruction (accidents ou suicides collectifs) participent aussi de cette hypothétique 8 P.H.Jeudy, »les mésaventures d’une subculture du désastre ou la théorie catastrophique » in Confrontation, op.cit., p 113
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subculture »9. Cette amplification qui fait basculer le catastrophique dans une sorte de
catastrophisme onirique – pour se faire plaisir et peur, pour rien- peut prendre une forme
typique et syncopée que J. Baudrillard a décrit comme pure fissure du réel. A l’opposé
des images prototypes du passé, marquées par une origine céleste des catastrophes, il
propose de voir le catastrophisme post-moderne évoluer sous la forme d’un
« sismisme ». « C’est une forme aujourd’hui plus proche, plus évocatrice, de l’ordre de la
fission et de la propagation instantanée, de l’ordre de l’ondulatoire, du spasmodique et de
la commutation brutale » « Le ciel ne vous tombe plus sur la tête, ce sont les territoires
qui glissent. Nous sommes dans un univers fissile, banquises erratiques, dérives
horizontales». Ainsi la catastrophe ne serait plus un accident marginal et exceptionnel
mais une structure d’événement largement promu au rang de référent apocalyptique
surplombant ou de paradigme même de tous les accidents, dysfonctionnements et
crises ; la catastrophe deviendrait ainsi un type d’évènement herméneutique à partir
duquel serait pensée la totalité du réel.
Anticipation et simulation scientifiques
Une autre manière pour la catastrophe d’occuper une place centrale dans la culture
résiderait dans la mainmise technique et scientifique de la catastrophe pour parvenir à
l’enrayer, ou au moins en réduire les effets. La crainte de la catastrophe a engendré un
dispositif d’expertise chargé d’anticiper et de simuler les catastrophes possibles ou
probables, afin de pallier les risques et d’apporter un sentiment de sécurité aux
populations exposées. Pourtant cette procédure issue de la volonté de maîtrise n’est-elle
pas à la source de dérives et de surprises ? Dérives d’abord. On sait combien la prévision
justifie de nos jours un prélèvement et un traitement d’informations qui confèrent des
pouvoirs exorbitants aux experts et aux responsables de l’ordre public. Vouloir déjouer ou
diminuer les menaces conduit à mettre sur pied des organisations totalitaires de contrôle
et de régulation des actions. Le terrorisme, comme nouvelle forme de catastrophe, illustre
bien le processus d’accroissement de la sécurisation qui se paye au prix de la
confiscation des libertés et des risques. « C’est ainsi que prennent corps de violents
simulacres de la catastrophe. Ils créent en même temps une nouvelle réalité : le
9 idem
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tremblement de terre au cinéma, durant lequel toute la salle vacille, la mise en scène
globale du terrorisme, la création et la reproduction de la délinquance comme moyen de
production pour un être réel de l’effroi quotidien, banal et omniprésent, etc. Puis il y a
encore la mise en scène d’un effroi plus général et plus abstrait : la menace totale,
abstraite, de l’apocalypse. Elle peut s’expérimenter inlassablement selon deux variantes
apparemment antagoniques : le pouvoir organisé en système mondial, matérialisé en
pouvoir étatisé dans les potentiels brutaux de la destruction et qui menacent d’un
anéantissement atomique total ; l’autre variante, c’est le pouvoir qui s’est organisé en
« révolution » dans les différentes oppositions aux Etats et qui, non seulement met en
scène sa propre variante de la menace atomique (énergie nucléaire) mais qui, en outre,
offre tout un répertoire de catastrophes : aliénation, subsomption réelle des sujets par la
machine capitaliste etc. »10 . Il est remarquable d’ailleurs que ces stratagèmes pour
maîtriser la catastrophe conduisent généralement à multiplier la violence interne aux
ordres sociaux. J. Baudrillard note avec humour que les plans d’évacuation mis au point
aux Etats-Unis pour prévenir les tremblements de terre de Californie « déclencheraient
une telle panique que les effets en seraient plus désastreux que ceux de la
catastrophe elle-même»11, ce qui conduit à se poser la question : « tous les systèmes de
prévention et de dissuasion ne jouent-ils pas comme foyers virtuels de
catastrophes ? »12.
Ainsi donc la catastrophe apparaît d’abord comme un type d’événement excessif qui
mobilise différentes stratégies de représentation qui oscillent entre le mythe et l’émotion
esthétisée, entre langage et affect. Mais cette prise en charge qui favorise aussi bien une
justification éthico-religieuse qu’une extase devant l’horrible ou l’horreur connaît de nos
jours une translation étrange. En devenant l’évènement matriciel sur lequel se greffent les
technologies du spectacle comme la volonté de puissance des techniques et des
sciences, la catastrophe devient un paradigme de sociétés qui cherchent à échanger le
réel contre un surréel, l’excès catastrophiste- pour finalement mieux asservir les hommes
au réel par un jeu de mirages et de peurs. 10 M. Makropoulos, « Fragments pour une nouvelle théorie de la réalité », in Confrontations, Op.cit. , p 89 11 J. Baudrillard, « La forme sismique », Op cit., idem p 12 12 idem. PH. Jeudy note d’ailleurs que paradoxalement les préventions de risques ont tendance à accroitre le sentiment de fatalité des populations concernées Voir p 116
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© Metábasis.it, rivista semestrale di filosofia e comunicazione. Autorizzazione del Tribunale di Varese n. 893 del 23/02/2006. ISSN 1828-1567
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