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LA CHINE DANS LE MONDE MODERNE A reconnaissance de la Chine communiste par la France a soulevé dans le monde entier discussions et polémiques, accusations et louanges. Beaucoup ne voient dans cet immense pays qu'une colossale masse d'hommes intelligents et misérables, donc dangereux, pour conclure à la nécessité contra- dictoire tantôt de l'isoler, tantôt de l'aider et de l'ouvrir au progrès. Toute conclusion sérieuse devrait pourtant s'appuyer en dehors des considérations tactiques mouvantes et d'une impression super- ficielle de puissance, sur la connaissance des données permanentes du peuple chinois. Ce sont simplement quelques-unes de ces données que nous Voudrions évoquer très schémaiiquement ici. Que représente, d'abord, la Chine dans l'évolution de l'huma- nité ? Que nous apprend sur elle, sur sa structure mentale et ses forces potentielles, l'histoire de son développement ? Toutes les Sociétés organiquement jeunes, dites « primitives », mortes ou encore vivantes, ont été dominées non pas seulement par une conscience très vive des forces cosmiques — par un instinct « religieux » très fort — mais par la peur des forces « naturelles » et « surnaturelles », qu'elles identifiaient plus ou moins dans leurs manifestations terrestres et qu'elles « déifiaient » et propitiaient sous les formes les plus diverses. A mesure que l'homme prenait mieux conscience de ces forces et de lui-même ; ainsi, dans les grandes vallées fluviales à climat relativement tempéré, où les conditions étaient les plus favorables à la stimulation et à la fécondité de son effort, il tentait de dominer LA REVUE X" 22 1

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LA CHINE DANS LE MONDE MODERNE

A reconnaissance de la Chine communiste par la France a soulevé dans le monde entier discussions et polémiques, accusations et louanges. Beaucoup ne voient dans cet

immense pays qu'une colossale masse d'hommes intelligents et misérables, donc dangereux, pour conclure à la nécessité contra­dictoire tantôt de l'isoler, tantôt de l'aider et de l'ouvrir a u progrès.

Toute conclusion sérieuse devrait pourtant s'appuyer en dehors des considérations tactiques mouvantes et d'une impression super­ficielle de puissance, sur la connaissance des données permanentes du peuple chinois.

Ce sont simplement quelques-unes de ces données que nous Voudr ions évoquer très schémaiiquement i c i .

Que représente, d'abord, la Chine dans l'évolution de l'huma­nité ? Que nous apprend sur elle, sur sa structure mentale et ses forces potentielles, l'histoire de son développement ?

Toutes les Sociétés organiquement jeunes, dites « primitives », mortes ou encore vivantes, ont été dominées non pas seulement par une conscience très vive des forces cosmiques — par un instinct « religieux » très fort — mais par la peur des forces « naturelles » et « surnaturelles », qu'elles identifiaient plus ou moins dans leurs manifestations terrestres et qu'elles « déifiaient » et propitiaient sous les formes les plus diverses. A mesure que l'homme prenait mieux conscience de ces forces et de lui-même ; ainsi, dans les grandes vallées fluviales à climat relativement tempéré, où les conditions étaient les plus favorables à la stimulation et à la fécondité de son effort, il tentait de dominer

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cette peur originelle, de se débarrasser de sa souffrance, de trouver la voie d'un bonheur possible. Sorties de leur phase embryonnaire, indifférenciée et sacrale, les sociétés humaines cherchent donc, en tâtonnant, leur route ; essayant d'innombra­bles formes ; édifiant des « civilisations » sans lendemain, dont certaines, parfois, laissaient en héritage quelques bribes utilisa­bles de connaissance ou de beauté.

Et, presque en même temps, au cours du premier millénaire avant notre ère, lorsque les sociétés humaines les plus avancées, après s'être fixées au sol, après avoir appris à domestiquer les animaux, à maîtriser la technique des métaux les plus répandus, à définir, accumuler et communiquer leur pensée par l'écriture, trois voies fécondes se dessinèrent, en trois points différents du globe. La première, peut-être la plus ancienne, puisqu'elle apparaît déjà formulée avec le Rig-Veda, a été négative : Pour s'affranchir de la peur et de la souffrance, la pensée indienne nie toute réalité à la sensation et à la conscience, au « Moi », toute congruence de la « raison », des fonctions logiques de l'homme, avec la substance de l'Univers. Elle orienta l'homme vers l'évasion, hors du monde sensible, vers l'approfondissement de son être cosmique, vers la culture des mécanismes organiques et mentaux suscepti­bles d'abolir la sensibilité de l'être terrestre lui-même. Même quand elle a essayé de se débarrasser du mysticisme diffus et souvent monstrueux, héritage des premiers âges, qui avait proliféré dans un tel cadre, avec sa forêt de dieux, de génies et d'ascèses ; quand, avec le Bouddhisme, elle tenta de « séculariser » et d'huma­niser la voie menant au salut, à l'abolition de l'être terrestre, au « Nirvana », elle conserva ses conceptions de base sur lesquelles, rapidement, la vieille mythologie traditionnelle se mit de nouveau à foisonner.

En niant ainsi la réalité de la vie terrestre, l'Inde n'a pu exercer aucune action sur elle. Et, malgré des apports extérieurs nombreux, malgré l'Islam, malgré de grandes facultés intellec­tuelles d'abstraction, elle a stagné dans son mysticisme intemporel et une inertie résignée, où se sont épuisés ses dons et son énergie.

La seconde voie a été tracée en Chine et formulée clairement par Confucius et Mencius, au moment où les penseurs grecs, à la jonction de l'Asie et de l'Europe, en amorçaient une troisième. Ceux-ci crurent d'instinct, dès le début, à la réalité de la vie ter­restre, et professèrent l'identité de nature, l'homogénéité de la raison et du sensible et la possibilité d'agir par la raison sur ce « réel » tel qu'il apparaît à notre conscience. Très tôt, ils ont essayé d'analyser et de démonter les mécanismes logiques de l'intelligence comme les apparences diverses de la réalité.

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Le christianisme, en supposant implicitement une évolution progressive de l'homme et de sa conscience, à travers une évolu­tion parallèle des Sociétés, vers l'absolu de Dieu ; en concevant la pensée humaine comme homogène, non seulement au sensible, mais à Dieu lui-même, comme capable, par l'effort, de tendre vers Lui et de se confondre en Lui, vint féconder les conceptions de l'Univers réalistes mais statiques des Grecs. Conceptions statiques qui devaient, du reste, un moment, obscurcir la théologie chré­tienne.

Et quand il eut ainsi posé la foi dans la raison, relative dans le temps mais asymptote à l'absolu ; et la foi dans l'action tem­porelle inspirée par l'amour et la charité, pour libérer l'homme de la contrainte de ses besoins matériels, construire des sociétés humaines plus fraternelles et permettre ainsi à l'esprit de tendre plus fortement vers Dieu ; quand l'effort, le travail aussi bien manuel qu'intellectuel, eurent été sanctifiés, intégrés à la prière ; quand les forces naturelles eurent été dépouillées de tout carac­tère irrationnel, désacralisées — ce que n'avaient pu accomplir ni l'Inde, ni la Grèce ni même la Chine, — et que l'autorité divine eût été sépafée de « César », de l'autorité sociale, les bases de la civilisation occidentale furent mises en place ; le dynamisme de la pensée humaine créatrice libéré, en même temps qu'étaient posés les fondements de la liberté1 1 maxima des individus au sein des Sociétés, liée à leur degré de conscience et à leur responsabilité personnelle.

La voie pour vaincre la souffrance et arriver à l'épanouissement de l'être humain au sein des Sociétés, au bonheur relatif de sa vie terrestre, était à la fois de comprendre les forces naturelles et leurs mécanismes, pour les dominer et les asservir ; et de prati­quer une éthique d'amour et de charité déposée dans nos âmes, en chacune de nos consciences : Synthèse réaliste et mystique des trois composantes de l'homme — cosmique, sociale et charnelle — au-delà du mysticisme désincarné de l'Inde, comme du pragma­tisme purement charnel et terrestre de la Chine,.

La voie chinoise, en effet, a été diamétralement opposée à la voie hindoue : elle prend comme base, comme donnée fonda­mentale, le réel sensible et l'homme en société. Sans nier la composante cosmique de l'être ; en postulant que la raison est homogène au réel, que « la nature ne forme qu'un seul règne » ; en admettant l'utilité de propitier les forces cosmiques — « le Ciel » —, elle professe qu'il est hors de portée de la raison de

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le comprendre et vain de prétendre à l'absolu, de cultiver le mysticisme. « Vous ne savez pas ce qu'est la vie, comment sauriez-vous ce qu'est la mort. Vous ne savez pas comment servir les hommes : comment sauriez-vous servir les Dieux ? » disait Confu-cius. L'homme ne peut connaître sur terre qu'un minimum de souffrance, qu'un bonheur relatif ; et il ne peut trouver ce bonheur que dans un juste équilibre, un « juste milieu » entre les forces composantes de l'individu et de la Société face aux forces natu­relles. Equilibre entre l'individu et ses passions, la famille, le village, l'Empereur, médiateur du ciel et de la Terre, que seule l'observation de la vie par les sages et la consécration par l'expé­rience peuvent permettre de définir. La morale, par suite, au lieu d'être inspirée, aimantée par un absolu spirituel dont la conscience de chacun est à la fois le dépositaire et le critère, n'est qu'une codi­fication minutieuse des règles d'équilibre social et individuel, un ritualisme externe cernant les actes et les paroles. Ritualisme qu'il appartient au sage de suggérer au pouvoir social et au pouvoir de faire respecter par la discipline, la culture, le dressage des habi­tudes.

A l'inverse de la morale chrétienne, dont est née l'éthique occi­dentale et qui, fondée sur la personnalité et la conscience indivi­duelle, est intentionnelle, la morale chinoise fondée sur les actes et l'équilibre des forces est « contraventionnelle ». Si la seconde limite étroitement la liberté externe de l'être social, sans s'occu­per des mouvements internes de l'intelligence et des passions, de la personnalité de l'individu, la première entend élever et polariser la volonté consciente de la personne en lui laissant la plus grande liberté externe, dans la seule mesure où les passions individuelles ne contrarient pas cette polarisation de la conscience et où la société n'est pas lésée : A l'inverse de l'Occident chrétien, la loi et la coutume édictées par la société recouvrent, en Chine, — comme en Russie marxiste — toute la morale...

Et malgré les apports mystiques du taoïsme, du christianisme — nestorien, puis catholique et protestant — et de l'Islam, la pro­fonde influence du bouddhisme ésotérique et altruiste du « Grand Véhicule », qui adoucit le dur pragmatisme confucéen, le Chinois est resté l'homme de la Terre, de la sensation et de l'empirisme. Toute l'admirable culture chinoise, son art raffiné — les cérami­ques Song ou Ming, les peintures de Lin Lang ou de Van Ve, la poésie ou la pensée — sont fondés sur l'observation et l'analyse aiguë des données sensorielles. Aussi bien, la civilisation de la Chine n'a pas dépassé ces données sensorielles par un effort d'ima­gination et d'abstraction : Non seulement elle n'a jamais démonté les mécanismes de sa pensée, mais le raisonnement créateur

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conduisant à la synthèse, le raisonnement inductif, lui est resté quasi étranger. Et son intelligence, qui n'a jamais aspiré forte­ment vers le cosmique, vers Dieu, n'a guère cherché l'absolu, ni dépassé l'apparence...

Sans mysticisme vigoureux, sans aspiration vers l'absolu, sans facultés très développées d'abstraction et aussi d'imagination, sans grande curiosité pour tout ce qui n'est pas elle-même, isolée et orgueilleuse, la Chine ne portait pas en soi un dynamisme suffisant pour faire évoluer rapidement son énorme masse, pour mouvoir l'inertie de sa matière humaine, briser les scléroses amassées par la vie. Faute d'un tel moteur, après être sortie des formes sociales et mentales du tribalisme et avoir fixé très tôt ses conceptions fondamentales de la société et de l'homme, elle s'est enfermée jusqu'au X X e siècle dans son ritualisme et ses représentations mentales statiques : Dans l'évolution des sociétés humaines vers une complexification croissante des représentations mentales, elle était restée, à la fin de l'Empire Mandchou, à une étape intermé­diaire entre les sociétés les plus jeunes organiquement, de formes familiales et tribales, et les sociétés dont l'âge organique était le plus avancé, les sociétés modernes occidentales.

Les premières présentant encore des fonctions sociales à peine ou peu différenciées, un individu sans existence propre, distincte de sa fonction, souvent sans nom personnel, un langage rudimen-taire et purement concret, sans écriture, sans possibilité d'accu­muler la pensée ni les forces de production.

Les secondes étant hautement différenciées, complexes ; avec des fonctions et des organes de plus en plus nombreux, spécialisés, exigeant des moyens intellectuels de plus en plus abstraits et perfectionnés ; dont le langage, grâce à l'écriture alphabétique, permet la traduction de toutes les idées ; où l'écriture mathémati­que dé plus en plus souple et variée permet de suivre toutes les abstractions.

La Chine, dès la fin du XVIII e siècle, après la tentative d'ouver­ture et de rénovation du Grand Empereur Khang-Hi, contemporain de Louis XIV, s'était ainsi lentement décomposée sur place, enfer­mée sur elle-même, sans air, immobilisée dans ses structures sclérosées, ayant dépassé le stade féodal, mais sans avoir achevé son unité nationale. L'irruption de la civilisation occidentale au XIX e siècle n'avait fait qu'accélérer sa décomposition. En détrui­sant les fondements de l'autorité et de l'ordre traditionnels, en affaiblissant la force de la morale confucéenne au moment même où l'introduction d'une économie monétaire moderne et d'une vie urbaine plus intense accroissait les déséquilibres et les tensions,

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décuplait les tentations des passions humaines... Et les conceptions de la démocratie occidentale du XIX e siècle, correspondant à un certain degré de conscience individuelle et d'homogénéité sociale et à une certaine conception de la société et de l'homme fondée sur la conscience et la personne, étaient incapables de fonder un ordre nouveau dans une telle société encore peu individualisée, ignorant la personne, hétérogène par le langage écrit et parlé comme par les composantes ethniques, passive, pleinement soumise à des tra­ditions statiques : Elles ne pouvaient ni inspirer une morale solide, ni instaurer une autorité sociale suffisamment forte pour achever l'unité et l'homogénisation, en imposant, notamment, un langage commun ; pour briser les scléroses ; pour réorganiser et assainir l'appareil de l'Etat ; pour rétablir une discipline sociale, mettre les élites et les masses au travail.

Le communisme lui a apporté précisément, après une suite de convulsions et d'aventures — notamment une semi-tutelle occi­dentale — qu'appellent toujours la faiblesse des Etats et le relâ­chement des disciplines humaines, ce que les conceptions libérales n'avaient pu lui donner : Une autorité émanant non du « Ciel », mais de l'Histoire, absolue et sans partage ; une conception de l'Univers, comme le Confucéisme, mais, sur le plan terrestre à court et moyen terme, — dynamique et non plus statique, dont le dépositaire était un parti unique, héritier du mandarinat, déte­nant la suprême sagesse ; et dont le chef occupait la fonction de l'Empereur, entre le Ciel et la Terre, entre l'Idée et l'Action ; un ritualisme moral plus strict encore que le confucéisme ; une conception de l'homme purement terrestre et sociale, se refusant à reconnaître l'existence et la valeur du moi, de la personnalité individuelle et de son infinie et irréductible diversité ; professant qu'une sorte de personnalité-type peut être créée par l'éducation et la culturel justifiant l'effort maximum des individus sous l'im­pulsion de l'Etat, leur privation limite pour accumuler l'épargne et le capital productif.

Et cette autorité, d'emblée, s'impose aux périphéries encore à peine colonisées, au Tibet, en Mongolie intérieure comme au Sin-kiang, selon les vieilles méthodes assimilatrices rigoureuses de l'Empire chinois. Elle brise d'un coup les scléroses ; elle fait régner l'ordre et la discipline morale ; elle impose à tous un effort surhumain ; elle unifie la langue ; elle s'efforce de généraliser l'écriture alphabétique : Au prix d'indicibles souffrances, elle achève l'unité nationale, libère le pays de toute tutelle extérieure, détruit le règne de la faim chronique et de la misère inhibante, ouvre l'avenir au pays.

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Il n'est pas douteux que la Chine est maintenant remise en marche, avec une volonté farouche de rattraper son retard.

Mais la rapidité de sa marche, de sa croissance, dépendra, au moins autant que des circonstances et de sa volonté, de ses données naturelles.

Données géographiques et géologiques, d'abord : L'étendue, la diversité et le cloisonnement de son territoire, rendent difficiles les communications et les relations entre les régions et les hommes, qui ont gêné, au cours de son histoire, son homogénisation et son organisation. Les moyens de transport et de communication mo­dernes ont, sans doute, transformé profondément les relations humaines et les moyens d'action de l'Etat. Mais, comme par le passé, la Chine sera soumise à la contradiction de centraliser pour unifier et mouvoir sa masse physique et de décentraliser pour atteindre l'efficacité : Jadis l'autorité de l'Empereur s'arrêtait au village ; la volonté doctrinaire du marxisme de centraliser et de planifier toute la vie des « communes rurales » première manière, — dont le principe était juste — a été la cause essentielle de leur échec, ainsi que leur cadre trop vaste et leur déshumanisation supprimant toute vie familiale. Et la conception même de planifi­cation totale du communisme, qui implique une centralisation poussée, gênera considérablement l'efficacité de l'action écono­mique, surtout dans un pays très formaliste, où les traditions administratives portent à la lenteur et à l'esprit tatillon. De plus, bien que l'exploration des ressources minières semble encore assez peu avancée, il paraît bien qu'à l'inverse de la Sibérie russe, au nord des montagnes et des déserts qui les séparent, (mise à part la Mandchourie), les gisements minéraux, dans la grande cuvette chinoise, soient émiettés, peu concentrés : ce qui ne constitue pas un élément très favorable au développement optimum d'une indus­trie lourde à l'échelle mondiale.

En second lieu, données démographiques : Le taux d'accroisse­ment de la population, avec une natalité débordante — difficile à réfréner, dans l'état actuel des techniques contraceptionnelles et du degré d'évolution de la masse chinoise, encore très attachée à ses conceptions familiales, avec la disparition des famines et des épidémies, annule en grande partie les progrès de la production. Alors que les efforts de peuplement et de mise en valeur en Mand­chourie, en Mongolie intérieure, au Sin-Kiang, seront malgré tout assez lents en raison de la faible capacité d'investissement matériel, tant dans l'agriculture que dans l'industrie. Cette capacité dépend,

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en effet, en majeure partie, des activités agricoles représentant encore 80 % environ des activités économiques nationales, de la productivité de l'agriculture, de l'épargne, qu'elle peut procurer au pays. Or, l'expérience prouve, en Russie comme à Cuba notam­ment, et l'expérience des communes « première manière » l'a confirmé en Chine, que toute planification rigide et centralisée appliquée à l'agriculture ne peut conduire, après des succès initiaux, dus à la disparition des structures sclérosées et à la mise à l'échelle des techniques modernes, qu'à une productivité médiocre : A fortiori, dans un pays aussi divers que la Chine, aux climats et aux sols très différents, aux variations climatiques extrêmes imprévisibles, il est impossible de prétendre régler effica­cement les prévisions humaines ; et de tirer pendant longtemps un rendement intensif d'un paysan profondément attaché à sa terre, sans stimulant personnel. Tant que la Chine s'enfermera dans la doctrine marxiste, même si les privations sont draconien­nes, l'épargne procurée par le travail agricole du pays atteindra vite son plafond et sera relativement faible par rapport à sa masse, mesurant ainsi les investissements industriels comme les investis­sements ruraux.

De plus, cet accroissement trop rapide de la masse chinoise non seulement constitue à notre époque un handicap de la croissance économique, mais ne confère même plus un poids politique pro­portionnel : Le facteur masse, qui a pu paraître prédominant dans le monde du XIX e siècle, est en train de reprendre sa vraie place avec les techniques de plus en plus perfectionnées, exigeant un encadrement de plus en plus qualifié, avec l'automation et les synthèses organisatrices de plus en plus hautes, que supposent les dimensions et la complexité des entreprises modernes. Avec l'arme atomique, la puissance militaire elle-même a cessé de dépendre du nombre des soldats... La vie moderne en société exige de plus en plus de dominer la technique par la synthèse. De tout temps, les groupements humains n'ont pu évoluer, sortir de leur inertie, que grâce aux élites qu'ils étaient capables de sécréter. Mais il suffit de moins en moins, pour qu'une nation « croisse » et « progresse » à un rythme rapide, que la masse puisse produire quelques hom­mes de qualité : Pour faire lever la pâte humaine, de nos jours, il faut non seulement produire des élites, mais en produire en quan­tité suffisante et selon toute la gamme des activités humaines, depuis le savant et le philosophe, jusqu'au praticien des techni­ques et des machines. La puissance et la prospérité d'un peuple dépendront de plus en plus, non pas seulement des données du sol et du sous-sol, du travail et de la discipline sociale de tous, mais de la valeur et du nombre de ses élites et de ses cadres, spéciale-

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ment aux échelons les plus élevés, de leurs facultés de synthèse, indispensables pour pouvoir organiser la complexité de la vie actuelle, utiliser sans danger les forces naturelles...

A ce point, nous retrouvons le plus lourd handicap, peut-être, de la Chine : Ses données psychologiques. Son histoire montre, nous l'avons vu, que si son intelligence est remarquable, pour observer, exprimer, exploiter les données sensorielles, sur le plan empirique, elle présente, par contre, de faibles capacités d'abstrac­tion et même d'imagination, une curiosité limitée. Elle est restée prisonnière de son écriture concrète, idéographique ; elle n'a jamais pu élaborer qu'un langage mathématique rudimentaire, ni exploi­ter, généraliser, ses découvertes empiriques comme la poudre ou l'aimantation ; ni s'élever jusqu'au raisonnement inductif. Sans doute, l'adoption d'une écriture alphabétique et du langage mathé­matique occidental libérera-t-il ses facultés logiques : Mais l'avenir seul pourra dire si ces individualités douées, capables des plus hautes abstractions et de synthèses, seront produites en nombre suffisant par rapport à l'ensemble pour stimuler et mouvoir le pays avec assez de force pour lui permettre de croître au rythme des nations occidentales de pointe.

* De toute façon, il faudra du temps pour produire ces élites et

leur pensée traversera nécessairement, au sortir de son étape confucéenne purement empirique et statique, une période intermé­diaire d'adaptation, avant d'entrer de plain-pied comme le Japon dans le rythme de la pensée moderne.

Les sociétés occidentales les plus en avance en arrivent tout juste, maintenant, à un âge organique, où l'abstrait est de plus en plus cohérent au concret ; où elles commencent à comprendre la valeur approximative des idées et des calculs, des théories et des formules et leur relativité dans le temps et dans l'espace ; où, par suite, le passage de la pensée abstraite au réel par l'action volontaire s'opère avec moins d'erreurs, moins de déchets et de souffrances. A l'opposé, les sociétés les moins avancées, comme les Sociétés tribales de l'Afrique Noire, ne savent pas encore utiliser efficacement les représentations abstraites que leurs élites com­mencent à peine à déchiffrer dans des langages étrangers. Ces démarches abstraites de la pensée des jeunes élites des jeunes Sociétés dans un langage étranger n'engrènent encore que très partiellement sur le réel ; elles ne déterminent que pour une faible part leur volonté et leur action, qui se meuvent encore, en majeure partie, sur le plan des habitudes, de l'affectivité, de la represen-

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tation des exemples concrets. Les démarches logiques de ces jeunes élites, d'une grande mobilité, ne peuvent encore entraîner une action continue ; l'usage des théories et des idées est encore pour elles surtout un jeu de l'esprit...

Entre ces deux extrêmes du spectre mental du monde moderne, la pensée chinoise, également ouverte par l'Europe à l'usage du langage abstrait, est certainement assez forte pour déterminer l'action volontaire ; mais elle ne sera sans doute pas assez mûre, dans sa phase actuelle, pour comprendre la relativité des théories et des idées. Si l'Occident commence à devenir plus conscient de ses démarches intellectuelles et de son action, à diriger de plus en plus son action, par cette conscience, arrive à l'âge adulte ; si, pour les jeunes sociétés les moins avancées, la pensée abstraite et les idées ne sont guère encore qu'un jeu intellectuel sans rap­port nécessaire avec l'action, la Chine est entrée dans une phase transitoire « d'adolescence » où l'idée revêt une valeur absolue et veut s'incarner avec rigueur. Elle tendra donc à se réaliser de façon violente, à s'enfermer dans les théories qu'elle vient d'em­brasser avec la ferveur d'un néophyte, avec une étroitesse « dogma­tique », comme les en accusent les communistes soviétiques. Elle se heurtera ainsi aux dures limites de la réalité, en infligeant à son action de sévères échecs comme ceux du bond en avant et des communes, si elle ne s'évade pas du monde étriqué où elle s'est enfermée, si elle ne revient pas d'instinct à son empirisme tradi­tionnel tout en utilisant les méthodes de connaissance modernes.

Mais, comme les Etats-Unis avec la démocratie libérale, la Chine est prise entre deux nécessités contradictoires : Elle a besoin des valeurs absolues du marxisme-léninisme pour fonder son action intérieure et extérieure, pour imposer à l'anarchie native de ses nationaux l'effort et la discipline morale indispensables à sa crois­sance, comme pour entraîner dans son sillage les nations sous-développées ; alors que, d'autre part, l'efficacité de cette action à l'intérieur commande une adaptation constante du schéma doctri­nal et une grande souplesse d'exécution. Un jour ou l'autre, la distance croissante entre la théorie et l'organisation, les méthodes pratiques, créera des distorsions de nature à gêner l'action de l'Etat communiste.

A ces éléments, il faut encore ajouter de très faibles capacités d'exportation et la tendance séculaire à se fermer, à la fois par l'incitation naturelle de sa situation géographique et de sa masse capable de satisfaire elle-même ses besoins essentiels, mais aussi par un certain manque de curiosité et d'imagination, par orgueil, par une certaine difficulté à comprendre les autres peuples, qu'elle méprise au fond d'elle-même, sous le masque de son extrême poli-

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tesse. De telle sorte qu'elle ne pourra recevoir, de toute façon, même si elle remplace l'apport russe par l'apport européen et japonais, qu'une aide extérieure réduite pour renforcer les capa­cités de son épargne et accélérer la formation de ses cadres. D'au­tant plus que ces faibles capacités seront encore réduites par les investissements extérieurs destinés à servir sa volonté de prestige et de puissance à l'égard du Tiers Monde.

Si un très grand nombre de ces nations sous-développées, sur­tout en Afrique, ont des personnalités encore embryonnaires, aux contours mouvants et aux structures mal soudées, la Chine possède une des personnalités les plus fortes du monde. Mais aussi une des plus étroites et des plus rigides. Ce qui, au total, gênera sa croissance : Tout comme la croissance de l'Europe, à notre époque, est gênée par le corset maintenant trop étroit à l'échelle des tech­niques des frontières nationales historiques et par les scléroses déposées par l'histoire ; alors que les Etats-Unis sont entrés de plain-pied dans l'ère moderne à l'échelle adaptée à ses techniques et sans scléroses de classes ou d'habitudes érigées en droits.

De ces données, diverses conclusions peuvent se dégager. On peut, d'abord, considérer que le régime communiste a tiré défini­tivement la Chine de sa longue stagnation ; qu'il l'a remise en marche ; qu'il est, sauf accident ou imprudence majeure, solide­ment implanté et que le pays occupera désormais, inévitablement, dans le monde, avec sa masse et son intelligence, une place de plus en plus importante.

On peut ensuite avancer que pendant toute la période actuelle de transition « dogmatique » — même si ce dogmatisme ne pro­voque pas de nouvelles épreuves intérieures trop dures —, la Chine, partie d'un niveau de vie très bas (largement inférieur à 100 $ par habitant, alors que le Japon dépasse 600 $ et la Malai­sie 300 $ ) et mue par des forces relativement insuffisantes, aura une croissance assez lente, malgré une exceptionnelle capacité de travail intellectuel et manuel, une patience et une endurance peu communes. Infiniment plus lente que celle du Japon, parti d'une natalité et d'un niveau de vie équivalents dans le passé, mais favo­risé par des structures, des méthodes et une psychologie profon­dément différentes, comme par des facteurs d'accélération occa­sionnels puissants.

On peut, enfin, penser avec un minimum de chances d'erreur que, pendant toute cette période de transition, sa vie pour elle-même et pour ses voisins sera tendue et dangereuse. La Chine a

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toujours été dangereuse par son orgueil et sa rigidité, son réalisme sans scrupules et sa dureté, derrière sa souplesse apparente, sa politesse raffinée et la séduction de sa brillante intelligence ; par sa difficulté à se situer au milieu du monde extérieur.

Mais elle le sera plus encore pendant cette période dogmatique, où elle s'ouvre au monde moderne avec des rancœurs et des haines, des ambitions où se mêlent le passé et l'avenir, au service d'une doctrine empruntée à l'extérieur, qu'elle veut faire sienne avec d'autant plus de fanatisme qu'elle n'est habituée ni aux idées abs­traites, ni à la complexité de la vie internationale et de ses dangers.

Il serait illusoire de penser que la Chine actuelle se laisserait influencer, quant à sa ligne stratégique, par des paroles et des discussions, de la bonne volonté ou des promesses ; et se confor­merait avec sincérité aux rites de l'O.N.U. au lieu d'essayer de les utiliser à des fins personnelles. Illusoire de penser que les mouve­ments à long terme de la politique étrangère chinoise peuvent être infléchis, en dehors de la logique interne du régime, ses nécessités et ses ambitions, autrement que par l'expérience extérieure, la démonstration par les faits des erreurs de direction ou de juge­ment.

S'il est donc de bonne stratégie pour l'Occident de reconnaître l'existence de la Chine communiste, de fonder ses plans sur cette existence et d'établir des rapports de fait normaux avec elle, il ne s'ensuit pas, au point de vue tactique, qu'il soit opportun pour les pays occidentaux de la reconnaître d'emblée en droit, diplo­matiquement, comme l'a fait la France, et encore moins de la patronner à l'O.N.U. Non pas seulement sans se concerter avec les pays alliés ayant des intérêts en Extrême-Orient, comme les signataires du traité de l'O.T.A.S.E. en sont expressément tenus, mais sans avoir discuté préalablement avec elle un modus vivendi comportant des engagements réciproques. Pékin, en raison de son divorce avec Moscou, même si la disparition de Khrouchtchev en atténue la rigueur (1), a un besoin impérieux de l'Europe et du Ja­pon industrialisés pour trouver certains matériels et certains appro­visionnements indispensables ; il est placé, actuellement, en position de demandeur à leur égard ; il sait qu'il doit se résigner à payer le prix, s'il ne peut les opposer les uns aux autres ou trouver parmi eux des complaisances. La Chine de toujours et plus

(1) Si, comme il est probable, cette disparition provoque une d é t e n t e — sans doute p a s s a g è r e — et la reprise des relations é c o n o m i q u e s avec la Russie, la Chine ne voudra certainement pas d é p e n d r e d'elle seule pour les produits et les aides techniques dont elle a besoin et s'efforcera de main­tenir une ouverture suffisante sur le Japon et les pays indus tr ia l i s é s d'Eu­rope.

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encore la Chine communiste, interprétera tout avantage, toute concession gratuite comme une faiblesse, comme la reconnaissance de sa force, de l'intérêt ou de la crainte qu'elle inspire et en tirera la conclusion qu'elle pourra, dans l'avenir, exploiter cette faille et cette faiblesse, accroître son intransigeance et son audace, selon la ligne qu'elle a choisie... Tout geste de bonne volonté sans contre­partie, de confiance sans garantie, offre de grands risques de constituer un pari perdu.

Certes, des arguments peuvent être fournis pour justifier tacti-quement, dans certains cas particuliers, un tel pari . Joué avec réalisme et en étroit accord entre alliés, il serait peut-être suscep­tible, au surplus, de ménager une base d'évolution des rapports de l'Occident et de la Chine ?

Mais ce serait, en toute hypothèse, pour les pays occidentaux, aggraver singulièrement les risques que d'assortir le rétablissement de rapports normaux, accompagnés ou non de reconnaissance diplomatique, d'une aide économique proprement dite, comportant notamment, des dons ou des crédits à long et moyen terme. Il est souhaitable de commercer au comptant et dans les conditions de crédit commercial habituelles — en excluant, bien entendu, les matières ou matériels stratégiques — et d'apporter une aide tech­nique et culturelle, dans la faible mesure, sans doute, où elle serait demandée, afin d'ouvrir la Chine sur l'extérieur, sur le monde non communiste, et d'étudier de près son comportement. Toute aide, par contre, qui hâterait sa croissance en lui permettant d'anticiper sur ses propres capacités d'épargne et d'investissement avant que l'âge et l'expérience n'aient atténué son dogmatisme, son exaltation et sa volonté de puissance, risquerait, au contraire, de prolonger ce dogmatisme et cette volonté.

Il peut être de bonne politique, au point où elle en est arrivée, et à condition pour les Occidentaux de ne pas agir en ordre dis­persé en se livrant à la surenchère, de favoriser une évolution de la Russie. Celle-ci, en effet, maintenant sortie du « sous-développe­ment », industrialisée, soumise à la poussée irrésistible de forces individuelles un moment masquées ou contenues, devra, volens nolens, à mesure que son économie deviendra plus complexe, même si les successeurs de Khrouchtchev essaient de se raidir dans la doctrine, tendre vers une économie de consommation et de loisirs, décentraliser, faire une place de plus en plus large aux mécanismes d'équilibre comme le marché ou de stimulation comme le profit, ainsi qu'à tous les réflexes normaux de l'homme en société : « Libéraliser ». Et il en est de même, a fortiori, pour la plupart de ses satellites européens.

Mais il serait peu sage, dans la phase actuelle de son évolution,

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surtout après l'explosion de sa première bombe atomique, d'agir identiquement à l'égard d'une Chine plongée pour longtemps encore dans le sous-développement, qui aura besoin, longtemps encore, de l'intransigeance de la doctrine pour mobiliser, disci­pliner ses masses, fanatiser les masses du tiers Monde, inquiète du « révisionnisme » russe et des conséquences qu'il peut entraîner pour elle, en particulier pour ses élites intellectuelles et l'autorité de l'Etat.

GOUVERNEUR GÉNÉRAL CHAUVET.